N° 5054

______

ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 17 février 2022.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

en conclusion des travaux d’une mission d’information (1)

sur la préparation à la haute intensité

ET PRÉSENTÉ PAR

Mme Patricia MIRALLÈS et M. Jean-Louis THIÉRIOT,

Députés.

——

 

(1)   La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mission d’information sur la préparation à la haute intensité est composée de :

– Mme Patricia Mirallès et M. Jean-Louis Thiériot, rapporteurs ;

– MM. Christophe Blanchet, François Cormier-Bouligeon, Jean-Jacques Ferrara, Fabien Gouttefarde, Bastien Lachaud et Jean-Charles Larsonneur, membres.


—  1  —

SOMMAIRE

___

 Pages

Synthèse pour lecteur pressé.................................

Liste des propositions

Préambule

Première partie : La haute intensité, une dimension structurante des conflits futurs             

I. Un horizon géopolitique qui ne cesse de s’assombrir depuis les années 2000 

A. La poursuite des grandes tendances identifiées dans les exercices de prospective stratégique depuis 2008             

1. Les menaces d’actions violentes sur le territoire national

2. Les risques naturels, technologiques et climatiques

3. Les interdépendances

4. Les « risques de la faiblesse »

5. Les « menaces de la force » : le retour des États puissances et le réarmement

B. Une accentuation et une diversification des menaces

1. La généralisation de la compétition stratégique et la remise en cause du cadre international             

2. Des modes d’actions hybrides sous le seuil du conflit armé et de la dissuasion

3. Un recours soudain et désinhibé à la force

4. Des ruptures porteuses de changements stratégiques majeurs

II. La perspective du retour de conflits de haute intensité

A. Une probabilité ténue mais croissante

1. Le spectre trompeur de la guerre totale

2. La confusion avec « l’hypothèse d’engagement majeur »

3. La nécessité d’envisager un affrontement d’un genre nouveau

B. Les implications concrètes d’un conflit de haute intensité

1. Un épais brouillard des intentions

2. La fin d’un relatif confort opératif

3. Une forte attrition en hommes et en matériel

4. Une incertitude quant à la durée de la confrontation et quant à la victoire militaire 

5. Une population civile à la fois victime et instrument de la guerre

C. Trois illustrations pour comprendre les enjeux

1. Fait accompli aux marges de l’Érèbe

2. A strong ally stretched thin

3. Tentation par moins soixante degrés

Deuxième partie : notre outil de défense, bien qu’en pleine réorientation, saurait-il faire face à un conflit de haute intensité ?             

I. Un outil de défense expéditionnaire tourné vers la lutte anti-terroriste

A. Le « bonzaï » français : un modèle cohérent, crédible, mais expéditionnaire et dont la singularité est menacée             

1. Un modèle d’armées certes échantillonnaire

2. Une capacité à entrer en premier sur un théâtre et des aptitudes au combat largement démontrées             

3. Des compétences préservées

4. Une organisation matricielle dictée par un souci d’efficience

5. Une singularité menacée

B. Un modèle en cours de réorientation et de modernisation

1. Le renforcement de la fonction connaissance et anticipation depuis 2015

2. La réparation et la modernisation de l’existant

3. L’axe « à hauteur d’homme »

4. La modernisation et l’innovation

5. Une dissuasion modernisée

II. La haute intensité éclaire d’un jour nouveau les enjeux de la défense

A. Les enjeux pour l’outil de défense

1. L’anticipation : « gagner la guerre avant la guerre »

2. La réactivité : « on n’aura pas six mois »

3. L’interopérabilité : « la coalition est la seule force à pouvoir faire face dans la durée » 

4. La masse : « tenir l’heure de plus »

5. L’épaisseur : « gagner la guerre à la fin de la guerre »

6. L’arbitrage entre rusticité et technologie (High-Low Mix)

7. La synchronisation des effets

8. Les compétences

9. Les forces morales

B. Des enjeux pour la Nation dans son ensemble

1. La mobilisation de tout l’appareil diplomatique

2. La BITD(E) et plus largement la politique économique et d’innovation

3. La résilience de la Nation

4. La bataille des cœurs et des esprits

Troisième partie : l’outil de défense doit être adapté au prix d’un effort financier résolu             

I. À format constant, des ajustements sont déjà impératifs

A. Conserver la supériorité informationnelle

1. Développer des infrastructures plus que jamais indispensables

2. Se doter de systèmes d’information et de commandement innovants et autonomes 

3. Acquérir des capteurs mieux protégés et plus discrets

4. Accentuer l’effort dans l’intelligence artificielle et le quantique

5. Renforcer les moyens de lutte contre la désinformation en opérations

B. Augmenter le degré de préparation des forces armées conventionnelles

1. Reconstituer les stocks de munitions et les potentiels pour atteindre les normes d’entraînement LPM             

2. Organiser davantage de grands exercices interalliés

3. Densifier notre présence à l’est de l’Europe

C. Poursuivre la modernisation engagée

1. Préparer les futurs standards du Rafale en attendant un SCAF de plus en plus hypothétique             

2. Financer le prochain porte-avions et se préparer à sauver les projets de lutte anti-mines, de futurs missiles de croisière et de la patrouille maritime             

3. Renouveler le segment lourd et développer la robotisation dans les forces terrestres 

4. Poursuivre la numérisation des soutiens et de la maintenance

D. Conserver des ressources humaines adaptées

1. Trouver de nouvelles modalités de recrutement et de partage de compétences

2. Poursuivre les efforts dans le sens d’une meilleure fidélisation

3. Veiller au maintien d’un haut niveau d’entraînement

4. Conforter les forces morales

E. Préparer l’avenir

1. Conduire des réflexions urgentes

2. Devenir une puissance spatiale de premier rang

II. Un effort autrement plus élevé sera nécessaire pour amener le modèle au niveau requis par la haute intensité             

A. Organiser la remontée en puissance de l’industrie

1. Planifier la remontée en puissance et le passage à une économie de guerre

2. Constituer des stocks ciblés

3. Réduire notre dépendance extra-européenne

B. Changer les formats des forces navales et aériennes

1. Augmenter le format de l’aviation de chasse

2. Augmenter le format des forces navales à moindre coût

3. Utiliser tout le potentiel de la robotisation pour acquérir de la masse

C. Compléter les capacités aéroterrestres

1. Compléter les capacités de frappes dans la profondeur

2. Améliorer la défense sol-air

3. Renforcer les capacités de génie divisionnaire

4. Protéger l’ensemble des véhicules et reconstituer le système d’armes du maintenancier             

D. Combler les lacunes dans les soutiens et la logistique

1. Honorer le socle d’emploi militaire des services de soutien

2. Accompagner l’augmentation des risques par des évolutions du soutien santé

3. Renforcer les capacités logistiques

E. Conforter la résilience de la Nation

1. Créer des opérateurs de stockage mutualisé

2. Rénover la défense opérationnelle du territoire

3. Fixer un cap aux réserves

4. Faire partager les enjeux de défense

Conclusion

Examen en commission

Contribution de M. Bastien Lachaud, député, membre de la mission d’information             

Annexe : auditions et déplacements des rapporteurs

1. Auditions

2. Déplacements


—  1  —

   Synthèse pour lecteur pressé

Depuis la guerre du Donbass et celle du Haut-Karabakh, les nations occidentales se préparent à vivre des conflits plus durs après des décennies de combat asymétrique. C’est dans ce contexte que la notion de haute intensité a fait son retour dans le discours des autorités militaires. Alors que l’outil de défense français est en pleine modernisation et réorientation, la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale a souhaité mesurer la pertinence de la trajectoire choisie à l’aune de la possibilité d’un conflit de haute intensité.

Ont été désignés rapporteurs de cette mission d’information Mme Patricia Mirallès, députée de l’Hérault (1re) pour le groupe La République en Marche, et M. Jean-Louis Thiériot, député de Seine-et-Marne (3e) pour le groupe Les Républicains. Ont en outre été désignés membres de la mission d’information, avec la possibilité d’assister aux travaux, MM. Christophe Blanchet (Modem), François Cormier-Bouligeon (LaREM), Jean-Jacques Ferrara (LR), Fabien Gouttefarde (LaREM), Bastien Lachaud (LFI) et Jean-Charles Larsonneur (Agir).

La mission d’information sur la préparation à la haute intensité a donné lieu à une cinquantaine d’auditions, à deux déplacements et plusieurs contributions écrites. Elle se conclut par une synthèse ambitieuse, incluant trois scénarios fictifs destinés à mieux faire comprendre au grand public les dynamiques des conflits contemporains et en particulier ceux de haute intensité, ainsi que trente-deux propositions.

Les rapporteurs font état de la dégradation de l’environnement géopolitique depuis 2008. Ils soulignent l’accélération et la diversification des évolutions observées dans les livres blancs et les revues stratégiques, y compris les plus récentes qui apparaissent déjà dépassées. Ils appellent de leurs vœux une réflexion ambitieuse sur une grande stratégie pour la France, une stratégie intégrée qui dépasse le seul champ des armées mais qui offrent à celles-ci des termes plus clairs pour redéfinir les contrats opérationnels, de toute évidence caducs.

L’hypothèse d’un conflit de haute intensité ne peut plus être exclue. En toute rigueur, elle n’est pas non plus la plus probable. Mais elle constitue un repère structurant pour guider les décideurs dans l’orientation de l’appareil de défense et de sécurité. Les rapporteurs concluent du développement sans précédent de pratiques dites « hybrides » (manipulation l’opinion publique par de fausses nouvelles, attaques cyber non revendiquées, recours à des acteurs par procuration, arsenalisation des dépendances, notamment économiques, instrumentalisation du droit) que le renforcement des capacités de renseignement restera un impératif pour dissiper ce qu’ils appellent « le brouillard des intentions ». Au plus vite. Car c’est notamment dans ce brouillard que la violence pourra prospérer.

Les rapporteurs ont listé cinq caractéristiques des conflits de haute intensité : outre le brouillard des intentions, ils signalent :

– la fin d’un relatif confort opératif, avec la perte de la supériorité aérienne et la généralisation des pratiques de brouillage des signaux électroniques et satellitaires sur les théâtres ;

– une forte attrition en hommes et en matériel, en rupture avec les données de la planification depuis trente ans ; révélée par des conflits comme celui du Haut-Karabakh ou des exercices interalliés comme Warfighter (1 700 morts) ou Polaris (400 marins tués ou disparus) ;

– une incertitude quant à la durée de la confrontation, le conflit pouvant s’éterniser, traverser d’autres phases ;

– une population civile à la fois victime et instrument de la guerre, par le truchement des réseaux sociaux et d’autres outils d’influence.

La perspective d’un conflit de haute intensité éclaire donc d’un jour nouveau les évolutions souhaitables de la défense. Les rapporteurs ont identifié neuf enjeux pour vaincre dans les conflits de haute intensité :

– l’anticipation, autrement dit le « gagner la guerre avant la guerre » du chef d’état-major des armées ;

– la réactivité, puisqu’il apparaît qu’on n’« aura pas six mois » ;

– l’interopérabilité, pour continuer à pouvoir intervenir avec des alliés qui seuls pourront apporter toute la masse nécessaire ;

– la masse pour permettre dès aujourd’hui un meilleur entraînement, donner de la résilience et éviter d’être étiré sur plusieurs fronts au prix de la victoire ;

– l’épaisseur, autrement dit notre capacité à durer ;

– l’arbitrage entre technologie et rusticité, autrement dit le mix capacitaire ;

– la synchronisation des effets, censée être permise par le « combat collaboratif » ;

– les compétences, dont les armées auront besoin ;

– les forces morales, des militaires et de la Nation dans son ensemble.

Les rapporteurs consacrent d’autres développements à l’analyse du modèle d’armée actuel. Tourné depuis trente ans vers des expéditions anti-terroristes, il est en pleine réorientation. Le rapport rend hommage aux armées qui, bien qu’échantillonnaires, ont eu le génie de conserver une cohérence, une crédibilité, une capacité à entrer en premier et des compétences permettant à tout moment de remonter en puissance. La Revue stratégique de 2017 a précédé une loi de programmation militaire (LPM) ambitieuse amorçant une « réparation » de l’appareil de défense par un effort financier de 197,8 milliards d’euros sur cinq ans, plus de 295 milliards d’euros sur sept ans, rigoureusement respectée depuis son adoption en 2018. En revanche, si la loi de programmation militaire évoque une « réparation » jusqu’en 2025, suivie d’une « modernisation », un renforcement éventuel n’est envisagé qu’après 2030.

C’est pourquoi les rapporteurs estiment que la hausse de l’effort de défense doit être poursuivie et accentuée. Le respect des marches à trois milliards prévues par la LPM est un minimum et l’effort devra se poursuivre au-delà de 2025. Organisant leurs propositions en deux temps, ils proposent, en premier lieu, de poursuivre la modernisation engagée pour améliorer la cohérence du modèle d’armée actuel, et en second lieu, de prendre quelques grandes mesures pour garantir la supériorité opérationnelle à horizon 2030.

Tout au long de cette réflexion, ils ont mesuré l’importance de faire connaître ces enjeux au plus grand nombre. Leur rapport se veut une modeste contribution à l’information de leurs concitoyens et à l’animation du débat public sur l’avenir de la défense, ainsi qu’au débat capacitaire et budgétaire qui ne manquera pas de se tenir après les élections présidentielles et législatives du premier semestre 2022.

Liste des propositions

1. – Élaborer un nouveau livre blanc, et plus généralement doter la France d’une grande stratégie intégrée.

2. – Conserver l’objectif d’un modèle d’armée cohérent, crédible, permettant d’être nation-cadre, et la priorité au maintien de la supériorité informationnelle.

3. – Développer une politique ambitieuse d’interopérabilité, en utilisant l’intelligence artificielle pour favoriser l’échange de données, en organisant davantage d’exercices interalliés, en recherchant la participation de nos alliés européens à nos opérations, en assurant une veille juridique et technologique, en particulier à l’égard des États-Unis pour anticiper les évolutions capacitaires.

4. – Consentir un effort financier immédiat pour :

– la reconstitution des stocks de munitions et des stocks initiaux de projection ;

– l’entraînement et la numérisation des soutiens ;

– les infrastructures numériques ;

– la constitution de « plots » prépositionnés d’équipements pour les forces terrestres.

5. – Honorer le socle d’emplois militaires dans les services de soutien.

6. – Intégrer les soutiens aux prochains exercices interarmées de grande ampleur comme Orion 2023.

7. – Poursuivre le renouvellement des deux composantes de la dissuasion.

8. – Augmenter le format de l’aviation de chasse à 215 appareils et porter le nombre de ravitailleurs à 22.

9. – Porter à 18 le nombre de frégates de premier rang en s’appuyant sur le programme européen European Patrol Corvette.

10. – Utiliser tout le potentiel de la robotisation pour acquérir de la masse en poursuivant le développement des drones terrestres, aériens et de surface et en facilitant la qualification des drones aériens embarqués.

11. – Développer une large gamme de systèmes de lutte anti-drones pour les forces terrestres et les forces aériennes, permettant un équilibre entre rusticité et haute technologie.

12. – Planifier la prise en charge de blessés en nombre avec les hôpitaux civils et organiser des exercices, par exemple en marge d’Orion 2023.

13. – Renforcer les capacités nécessaires à la défense sol-air basse altitude (radars, systèmes d’armes sol-air).

14. – Préparer le renouvellement du segment lourd et la robotisation des forces terrestres.

15. – Renforcer les capacités de frappes dans la profondeur.

16. – Se préparer à combler les lacunes du génie, notamment divisionnaire.

17. – Reconstituer le système d’armes du maintenancier (dépanneur Leclerc, porteur polyvalent lourd de dépannage, magasins, des containeurs mobiles).

18. – Devenir une puissance militaire spatiale de premier rang en poursuivant la recherche de redondance grâce au secteur civil et le développement de patrouilleurs spatiaux.

19. – Créer une cellule à vocation interministérielle chargée de planifier une remontée en puissance de l’industrie de défense et un passage en économie de guerre, avec la direction générale de l’armement, et pré-contractualiser sur la base de scénarios.

20. – Lancer un appel d’offres pour la constitution d’opérateurs privés de stockage stratégiques mutualisés (dont poudre, composants électroniques, produits de santé, produits alimentaires de base) avec la garantie de l’État.

21. – Engager, dès le début de la prochaine législature, des missions d’information sur les relations civilo-militaires, la guerre cognitique, les sociétés militaires privées, les conditions de la décentralisation de la prise d’initiative dans les armées.

22. – Susciter une réflexion au niveau européen sur la lutte contre les lois extraterritoriales ainsi que sur l’amélioration du droit des affaires européen et la constitution de stocks stratégiques.

23. – Appuyer la politique promue par le commissaire en charge de l’industrie et de la défense d’augmenter la part de semi-conducteurs produits en Europe.

24. – Créer une cellule chargée spécifiquement de suivre et d’influencer les processus d’élaboration des normes internationales susceptibles d’affecter la défense.

25. – Encourager le développement de capacités de transport stratégique au niveau européen, notamment le projet d’avion-cargo européen.

26. – Renouveler la défense opérationnelle du territoire en s’appuyant davantage sur les réserves.

27. – Poursuivre la rénovation de la formation militaire supérieure en développant les compétences juridiques.

28. – Compléter la formation éthique et historique des soldats pour mieux les préparer à des conflits plus durs.

29. – Protéger les familles de militaires contre la désinformation, en s’inspirant des pratiques en vigueur dans les forces spéciales, en particulier en développant le lien entre les bureaux « environnement humain » et les familles.

30. – Créer des mécanismes de solidarité par bassins géographiques, anticiper des dispositifs de prise en charge des enfants en urgence pour les couples de militaires.

31. – Conforter les forces morales en renforçant les représentations populaires des armées et des conflits futurs, en poursuivant les efforts en faveur du renforcement du lien armées-Nation et en formant effectivement les professeurs aux enjeux de défense.

32. – Encourager la montée en puissance du SNU financé par des moyens ad hoc et capitaliser sur son potentiel de sensibilisation de la jeunesse aux enjeux de Défense.


—  1  —

   Préambule

Depuis 1945, la France évolue dans un système international qu’elle a contribué à façonner et qui lui permet de préserver les libertés de ses citoyens et d’atteindre des performances économiques permettant un progrès social.

Cet ordre international est aujourd’hui contesté par des puissances révisionnistes, insatisfaites d’un système qui leur confère des garanties de sécurité ou de développement jugées insuffisantes et des normes philosophico-politiques jugées « décadentes ». Les puissances dites occidentales, sorties victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, ont jusqu’alors défendu le statu quo, en attendant une évolution des puissances révisionnistes longtemps perçue comme inéluctable sous l’effet de la croissance économique, grâce à une alliance politico-militaire vieille de soixante-dix ans, des moyens militaires pour l’instant sans équivalents et la dissuasion nucléaire. Leurs adversaires, maîtres de l’approche indirecte, contre-attaquent avec des moyens sous le seuil du conflit armé – arsenalisation des dépendances, guerre informationnelle – tout en investissant de manière croissante dans la puissance militaire. Leur recherche de rapports de force s’est étendue à des puissances du bloc occidental qui empruntent aux mêmes modes opératoires pour obtenir des gains. Ce faisant, elles contribuent à la déliquescence des instances de dialogue multilatéral, confinées à l’impuissance, et réduisent par là même les opportunités de dialogue et de désescalade.

Forte de son expérience de deux guerres mondiales, la France doit agir sur deux plans parallèles : elle doit favoriser le dialogue et tous les mécanismes y concourant tout en se préparant à affronter des conflits durs, notamment pour dissuader ses adversaires potentiels d’avoir recours à la force.

C’est dans ce contexte que s’est imposée l’idée d’une mission d’information sur la préparation à un conflit de haute intensité à la commission de la Défense nationale et des forces armées. Dans le même temps, la conférence des présidents de l’Assemblée nationale a décidé la création d’une mission sur la résilience nationale qui rejoint pour partie les préoccupations des rapporteurs. Afin que ces travaux se complètent, les rapporteurs ont choisi d’axer leur propos sur la préparation de l’appareil de sécurité et de défense à la haute intensité, afin de contribuer par une modeste brique à l’édification de la prochaine loi de programmation militaire.

Au terme d’une cinquantaine auditions, les rapporteurs dressent un panorama des menaces actuelles et s’attachent à caractériser la haute intensité. Avec le souci constant d’éviter de contribuer à une course aux armements délétère, ils ont analysé la probabilité que survienne un conflit conventionnel de grande ampleur. Bien que ténue, cette probabilité augmente. En proposant trois scénarios schématiques de conflits de haute intensité, les rapporteurs montrent qu’un dérapage, une erreur d’appréciation, ou des pratiques dissimulées peuvent conduire à des conflits militaires d’ampleur. Ils souhaitent ainsi contribuer modestement à la compréhension des enjeux des conflits futurs par une majorité de leurs concitoyens.

Portant un regard lucide sur notre outil de défense, en pleine réorientation au prix d’un effort inédit depuis les années soixante, les rapporteurs listent ensuite les efforts qui restent à faire en deux temps : d’abord, la poursuite de la modernisation engagée par la loi de programmation militaire 2019-2025 pour conforter un modèle d’armée cohérent et crédible ; ensuite, le renforcement de ce modèle pour faire face à un conflit de haute intensité.

La première phase, durant laquelle il faudrait également prendre quelques mesures préparatoires urgentes pour la deuxième, nécessite un effort d’ores et déjà prévu par la LPM : une hausse du budget de la défense de trois milliards d’euros par an jusqu’en 2025.

D’après les travaux des rapporteurs, cependant, cette hausse devra se poursuivre bien au-delà de 2025, au moins au même rythme, pour renforcer notre outil de défense et gagner une épaisseur indispensable aux futurs conflits de haute intensité.


—  1  —

   Première partie :
La haute intensité, une dimension structurante des conflits futurs

I.   Un horizon géopolitique qui ne cesse de s’assombrir depuis les années 2000

En 1994, après la chute du mur de Berlin, la France a décidé une adaptation majeure de sa stratégie et de son outil de défense, en professionnalisant ses forces armées et en constituant une capacité de projection extérieure plus adaptée au nouveau contexte stratégique.

En 2008, sept ans après le 11‑Septembre et le début de « la guerre contre le terrorisme », le président de la République Nicolas Sarkozy, préfaçant le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, décrivait la politique de défense et de sécurité de la France comme étant « à la croisée des chemins ». Il évoquait un monde devenu plus imprévisible, en proie à des crises non résolues dans lesquelles intervenaient des acteurs non étatiques, ainsi qu’un clivage entre sécurité intérieure et sécurité extérieure « effacé » du fait de la mondialisation et de l’émergence de nouveaux risques sanitaires ou écologiques. Le livre blanc fixait en outre les cinq fonctions de l’appareil de défense et de sécurité : connaissance et anticipation, prévention, dissuasion, protection, intervention.

En 2013, outre qu’il rappelait la dimension économique de la sécurité nationale, le nouveau livre blanc élaboré à la demande du président de la République François Hollande soulignait la remise en cause des instruments internationaux de régulation des conflits et de prolifération des armements, l’irruption des « menaces de la force », avec le retour de la rivalité entre puissances militaires, et des « risques de la faiblesse », liés à la déliquescence d’États incapables d’exercer leur souveraineté.

Les bouleversements intervenus depuis 2013, en particulier les attaques djihadistes perpétrées sur le territoire national et l’intervention de la France au Sahel à la demande des autorités maliennes, ont conduit le président de la République Emmanuel Macron à demander la rédaction d’une Revue stratégique de défense et de sécurité nationale au ministère des Armées dès son élection en 2017. Cette revue a fait état d’un contexte stratégique « en dégradation rapide et durable » du fait de la remise en cause du système international, de nouvelles formes de conflits et de multiples facteurs de crises. Les ruptures technologiques sont particulièrement mises en exergue, tout comme l’autonomie stratégique, enjeu pour une puissance d’équilibre comme la France, soucieuse de conserver son rang de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies avec des moyens réduits et aux prises avec des dépendances accrues.

A.   La poursuite des grandes tendances identifiées dans les exercices de prospective stratégique depuis 2008

Les tendances identifiées dans les livres blancs depuis 2008 se sont toutes, depuis, accentuées ou réalisées.

1.   Les menaces d’actions violentes sur le territoire national

La lutte anti-terroriste a profondément inspiré la réorientation de l’appareil de défense et de sécurité français à partir de 2001 et, plus encore après 2015. Comme le souligne l’Actualisation stratégique publiée en 2021, « le phénomène djihadiste continuera de poser un défi sécuritaire global. De nature tant religieuse ou idéologique que sociale, politique et économique, les facteurs structurels qui favorisent la montée de groupes djihadistes sur les théâtres sont multiples et n’ont pas disparu. » En dépit de la disparition du pseudo-califat en 2019, l’organisation État islamique est redevenue une organisation clandestine aux côtés d’autres mouvances affiliées à Al-Qaïda. Ces organisations sont solidement enracinées en Afrique et en Asie et poursuivent leur œuvre d’influence via les réseaux sociaux. Elles garderont donc une capacité à inspirer des attentats sur le territoire national, à l’instar de l’odieux assassinat de Samuel Paty en 2020.

Outre le terrorisme d’inspiration djihadiste, la « subversion violente » ([1]) constitue une autre source de préoccupation majeure. Comme l’a signalé le coordonnateur du renseignement et de la lutte contre le terrorisme récemment, « nous voyons monter en puissance la mouvance d’ultradroite, et ses configurations ne ressemblent pas à celles que nous connaissions depuis quarante ans. […] Depuis bientôt quatre ans, nous voyons des individus, qui ne faisaient pas forcément partie de ces mouvements historiques, s’inscrire directement dans des logiques de clandestinité et de passage à l’action violente. Ils fréquentent assidûment les réseaux sociaux, baignent dans les théories complotistes et d’ultradroite qui y circulent. Nous pensons qu’ils pourraient se constituer à terme en groupes à velléité d’action terroriste – ces cinq dernières années, six groupes, très structurés, ont ainsi été démantelés. Nous craignons qu’au sein de ces groupes, des individus isolés ne passent à l’action : on l’a vu récemment aux États-Unis. » La crise sanitaire, en réveillant des peurs, « a pu pousser certains de nos compatriotes, en nombre limité, à adhérer sur les réseaux sociaux à ce type de théories, voire à s’engager dans des groupuscules d’action violente. »

2.   Les risques naturels, technologiques et climatiques

Les risques naturels, technologiques et climatiques ont fait irruption dans le livre blanc de 2008 aux côtés des risques pandémiques. Après l’ouragan Irma dans les Antilles en 2017, les inondations dans le Gard, l’explosion du 3 août 2020 dans le port de Beyrouth, ou les feux de forêts en 2020, la pandémie de Covid‑19 a une nouvelle fois éprouvé les limites des capacités civiles et justifié une intervention des forces armées qui reste somme toute limitée par la réduction de leur format après 2008. La pandémie a d’ailleurs mis en évidence la fragilité des capacités de la santé publique dans la plupart des États, depuis les mécanismes d’alerte jusqu’aux systèmes de santé en passant par les stocks de masques. Ailleurs dans le monde, les risques naturels stimulent des déplacements de population qui renforcent à leur tour les tensions sur certaines ressources (territoire, eau, énergie, produits alimentaires) ou peuvent être instrumentalisés comme l’illustrent les situations constatées en Libye, en Turquie et aux frontières de la Biélorussie récemment.

Comme l’a rappelé M. Philippe Gros, maître de recherche de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), les conflits conventionnels ne représentent que l’un des défis majeurs à relever à moyen et long terme pour les appareils de défense et de sécurité : « la gestion d’un rythme accru d’évènements catastrophiques peut fort bien excéder les capacités de la sécurité civile actuelles et impliquer une refonte de la mission des armées à cet horizon. » En cas de succession de catastrophes naturelles de grande ampleur liées au réchauffement climatique, M. Gros a mis en exergue de possibles effets de seuil sur les capacités de la sécurité civile qui pourraient pousser le gouvernement à confier certaines missions aux forces armées sous le commandement du chef d’état-major des armées (CEMA), comme primo-intervenantes, évidemment dans le cadre de la chaîne de commandement civile, mais plus uniquement en renfort de la sécurité civile. Par exemple, en raison de l’absence de certaines capacités au ministère de l’Intérieur (le transport tactique ou les hélicoptères de manœuvre), la solution d’une bascule de missions aux forces armées pourrait être préférée à une montée en gamme de la sécurité civile, plus coûteuse et difficile à entreprendre.

3.   Les interdépendances

La mondialisation des échanges, des flux et des technologies est citée dans tous les livres blancs depuis celui de 2008 qui soulignait qu’elle créait aussi bien des solidarités qui peuvent « renforcer la stabilité planétaire » qu’être à l’origine de nouveaux rapports de force.

Après la crise financière de 2007-2008, la crise de la Covid-19 a spectaculairement illustré les effets de la mondialisation des flux de circulation des personnes et la dépendance induite par la globalisation des chaînes de production et de valeur. La France dépend souvent, pour ses fournitures courantes (matériel informatique, composants électroniques, masques, produits sanitaires), de fabricants monopolistiques installés à l’étranger.

La France et l’Europe restent et resteront à l’avenir de plus en plus dépendantes pour leur approvisionnement en gaz de pays extérieurs à l’espace européen, qu’il s’agisse de producteurs historiques (Russie), de puissances énergétiques renouvelées (États-Unis) ou de pays de transit (Turquie). En ce qui concerne l’approvisionnement en pétrole brut de la France et de l’UE, le golfe arabo-persique demeure une région critique. En effet, les producteurs du Moyen-Orient (Arabie saoudite, Irak, Iran, Émirats arabes unis, Koweït) assurent un tiers de la production pétrolière mondiale et ont une incidence décisive sur son prix.

La maîtrise des grandes routes maritimes par lesquelles transite le commerce mondial est évidemment un enjeu, tout comme, désormais, les fonds marins où passent les câbles sous-marins de fibres optiques par lesquels transitent 99 % des données numériques mondiales.

4.   Les « risques de la faiblesse »

Le livre blanc de 2013 a consacré l’expression « les risques de la faiblesse » pour décrire une situation dans laquelle des États « faillis » se révéleraient incapables d’exercer leur souveraineté, c’est-à-dire « de contrôler leurs frontières, d’assurer la sécurité de leur population et de maintenir l’ordre sur leur territoire. » Et de noter que cette incapacité altérait « les bases mêmes de l’ordre international sur lequel nous fondons notre propre sécurité ».

L’Actualisation stratégique de 2021 reconnaît que ces risques se sont encore amplifiés et étendus géographiquement depuis 2013. L’Afrique demeure ainsi le « foyer de crises ouvertes » favorisées par une pression démographique croissante et le changement climatique, « les crises au Proche et Moyen-Orient se transforment sans s’atténuer » depuis les printemps arabes, et l’Afghanistan est retombé aux mains des Talibans après quatre décennies d’interventions armées occidentales.

5.   Les « menaces de la force » : le retour des États puissances et le réarmement

L’effort mondial de défense a amorcé une baisse pendant une décennie, entre 1991 et 1999, après la chute du mur de Berlin. Il a repris néanmoins dès l’année 2000 et plus encore après 2001. En effet, outre les investissements américains dans la « guerre contre le terrorisme », « une géographie conflictuelle majeure se dessine, depuis la Méditerranée orientale jusqu’à l’Inde » dès 2008 qui s’accompagne d’un réarmement général et d’un « système de sécurité collective [qui] apparaît fragilisé ». La compétition entre puissances régionales se double ainsi d’une prolifération « d’armes prohibées ou régulées par les traités internationaux ». La poursuite de programmes nucléaires et l’acquisition de missiles balistiques s’accompagnent, pour certains États dotés, de doctrines d’emploi opaques.

Si les rapports entre puissances dans le sous-continent indien se sont apaisés depuis 2008, les printemps arabes de 2011 n’ont fait que renforcer la rivalité des principaux États du Proche et du Moyen-Orient, en particulier l’Iran dont le programme nucléaire n’a pu qu’être temporairement ralenti. L’Actualisation stratégique de 2021 parle désormais d’un « enhardissement » des puissances régionales en Méditerranée, notamment l’Iran mais aussi la Turquie qui, bien que membre de l’Alliance atlantique, n’hésite pas à défier ses alliés, conteste l’ordre international aux côtés d’autres puissances révisionnistes et joue un rôle trouble en Libye, en soutenant militairement le gouvernement d’entente nationale et en violant l’embargo sur les armes.

Après une courte période de détente suivant la chute de l’Union soviétique, la Russie a substantiellement durci ses rapports avec les pays occidentaux, accroissant ses exercices militaires et utilisant « l’arme énergétique dans les rapports internationaux ». Le livre blanc de 2008 jugeait alors qu’une « démarche commune des pays européens pour proposer à la Russie une coopération à la fois ambitieuse et équilibrée » serait judicieuse. Depuis, l’appui russe au régime de Bachar al-Assad a démontré la capacité de Moscou à tirer son épingle du jeu des crises régionales et son annexion de la Crimée son recours complètement désinhibé au rapport de force et au fait accompli. Par ailleurs, son utilisation des médias traditionnels et des réseaux sociaux pour influencer ou déstabiliser ses compétiteurs s’ajoute à des attaques cyber et militaires perpétrées par des acteurs non étatiques gravitant autour des cercles du pouvoir, et ont tôt fait de démontrer qu’une relation équilibrée et lucide avec Moscou ne pouvait se dispenser du rapport de force à l’heure actuelle.

L’essor de la Chine fut aperçu en 2008 mais essentiellement sous l’angle économique, en dépit d’un accroissement des dépenses militaires. En 2017, elle est devenue le premier partenaire économique du continent européen et le premier bailleur de fonds de l’Afrique. Mais surtout la rivalité stratégique entre la Chine et les États-Unis est désormais clairement établie avec l’ambition exprimée par Xi Jinping que la puissance chinoise dépasse celle des États-Unis en 2049, au moment du centenaire de la République populaire de Chine, mettant un terme au « siècle des humiliations ». Comme le souligne l’Actualisation stratégique de 2021, la Chine est devenue un « rival systémique » pour l’Union européenne tout en demeurant un compétiteur économique et parfois un partenaire diplomatique de premier plan. Le durcissement de la diplomatie chinoise (phénomène des ambassadeurs « loups guerriers », instrumentalisation du droit…) emprunte aux méthodes d’influence du régime russe et est en passe de les surpasser dans leur ampleur et leur nocivité.

Les logiques de compétition pour l’accès aux ressources et le contrôle des espaces stratégiques, matériels et immatériels ne sont plus le propre des États et concernant désormais aussi des organisations terroristes ou criminelles ou des multinationales.

B.   Une accentuation et une diversification des menaces

Outre ces tendances confirmées et accentuées, la compétition stratégique apparaît désormais renouvelée par trois phénomènes préoccupants :

– la remise en cause accélérée du droit international dans toutes ses dimensions ;

– le recours généralisé à des modes d’action hybrides sous le seuil du conflit armé ;

– un nivellement opérationnel et technologique qui accompagne des risques d’escalade grandissants.

1.   La généralisation de la compétition stratégique et la remise en cause du cadre international

Débridée, la compétition entre grandes puissances les amène à délaisser le droit pour des rapports de force recherchés dans tous les domaines.

a.   Un abandon du droit au profit du rapport de forces

Depuis 2017, l’ordre international s’est délité de manière accélérée et les institutions qui le sous-tendent sont affaiblies. Il est miné par les effets de la compétition stratégique et d’un recours généralisé au rapport de force par les acteurs internationaux.

La Chine et la Russie contestent désormais les normes internationales qualifiées « d’occidentales » quand les États-Unis ont pris plusieurs décisions, depuis 2017, remettant en cause les institutions et les accords multilatéraux. Outre la suspension par la Russie, en 2007, de sa participation au traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) et sa violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine ([2]) et, partant, de l’architecture de sécurité européenne en 2014 ([3]), le retrait américain du traité Ciel Ouvert, qui permettait une « observation aérienne mutuelle » des forces et activités militaires, en 2020 ou encore le blocage actuel de toute refonte du Document de Vienne, qui organise la transparence sur les forces militaires, confirment le délitement progressif des cadres de régulation existants des armements. La fin du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI), en août 2019, du fait de sa violation par la Russie, a acté la disparition du seul instrument bilatéral de maîtrise des armements, amplifiant le risque d’une nouvelle course aux armements en Europe. Le traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) porté par des organisations non gouvernementales est entré en vigueur le 22 janvier 2021 après sa ratification par 50 États mais il ne s’applique qu’aux États signataires, dont aucune puissance nucléaire. Ce faisant, il fait courir le risque d’une remise en cause du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) qui, lui, prévoyait un processus réaliste de limitation des armements et de renforcement de la confiance mutuelle entre puissances nucléarisées.

Le ministère des Armées n’hésite plus désormais à parler d’un « risque de déclassement irrémédiable voire d’un effacement du continent européen dans les affaires du monde. » ([4]) En dépit des efforts de la France pour donner plus de consistance politique à l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) et encourager la constitution d’une Europe-puissance, les dépenses des Européens pour leur défense ont à peine atteint le niveau qu’elles avaient en 2008 et le manque de réflexion stratégique à l’échelle du continent reste préoccupant, bien que l’adoption d’une « boussole stratégique » européenne à l’horizon mai 2022 ait vocation à y remédier.

La contestation de l’ordre international conduit désormais les puissances à une compétition tous azimuts qui s’étend à tous les champs possibles de confrontations.

b.   Des incertitudes croissantes sur les alliances

Dans ce contexte, les alliances dont la France est partie sont déterminantes. Comme l’a admis un officier, « on ne saurait pas faire Barkhane sans les Américains aujourd’hui ». En dépit de l’idée commune qui veut que la France soit intervenue seule au Sahel au début, Washington fournit à l’opération Barkhane de précieuses capacités de renseignement et de surveillance – notamment grâce à ses drones –, du ravitaillement en vol et du transport logistique.

Comme le souligne l’Actualisation stratégique de 2021, la politique de sécurité américaine connaît toutefois une réorientation de long terme déjà engagée sous la présidence Obama et formalisée dans plusieurs documents officiels. Washington entend réduire ses engagements sur les théâtres perçus comme secondaires, comme l’a montré le retrait non concerté d’Afghanistan récemment, pour se concentrer sur sa rivalité stratégique avec la Chine. L’administration Trump a par ailleurs multiplié les signes de défiance à l’égard des organisations multilatérales donnant alors l’impression de mêler intérêts commerciaux et intérêts de sécurité selon une logique transactionnelle. Comme l’a pointé un expert des relations internationales entendu par les rapporteurs, « la participation des États-Unis est passée de confortable présupposé à inquiétante variable. »

Plus récemment, la remise en cause surprise du contrat liant le gouvernement australien et Naval Group pour la fourniture de sous-marins dans le cadre d’un partenariat de sécurité plus large avec la France, au profit d’un partenariat tripartite entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni a montré que ces États n’avaient pas d’états d’âme à porter atteinte aux intérêts de leurs alliés si leurs intérêts commerciaux étaient en jeu.

Enfin, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (« Brexit ») a inauguré une période de flottement dans la coopération bilatérale militaire franco-britannique, qui reposait pourtant sur des fondements extrêmement solides et demeurait très prometteuse. Les difficultés à faire converger les Européens sur une même « boussole stratégique » ne doivent pas être mésestimées.

2.   Des modes d’actions hybrides sous le seuil du conflit armé et de la dissuasion

Certains de nos compétiteurs, étatiques ou non, usent principalement de « stratégies hybrides », c’est-à-dire combinant des modes d’action militaires et non militaires, directs et indirects, légaux ou illégaux, mais toujours ambigus, conçus pour rester sous le seuil estimé de riposte ou de conflit ouvert. Comme l’a souligné le président de la République, « la frontière entre compétition et confrontation, qui nous permettait de distinguer le temps de paix du temps de crise ou de la guerre, est aujourd’hui profondément diluée. Elle laisse place à de multiples zones grises où, sous couvert d’asymétrie ou d’hybridité, se déploient des actions d’influence, de nuisance voire d’intimidation, qui pourraient dégénérer. » ([5])

a.   Des agressions difficilement attribuables

En haut du « spectre hybride », l’utilisation de groupes armés non étatiques rend ainsi possibles des agressions armées dissimulées ou du moins non assumées. La remise en cause de l’intégrité du territoire de la Géorgie depuis 2008 après une intense campagne de distribution de passeports russes aux résidents des deux enclaves russophones procède de ce type de pratiques, tout comme la guerre du Donbass depuis 2014. Après la Centrafrique, l’avènement du groupe militaire privé proche du pouvoir russe Wagner au Mali est un facteur de déstabilisation durable de la région. Comme l’expliquait le général d’armée Didier Castres, dans une récente tribune, « ces stratégies sont fondées sur quelques principes simples et désormais observés : l’irrevendicabilité (« plausible deniability », déni plausible) ou le fait de nier la responsabilité d’une action, la réversibilité des actions, la désinhibition dans l’emploi de la force, la mise en œuvre de stratégies qui combinent tous les leviers de la puissance et un engagement qui reste sous le seuil estimé de réaction des concurrents potentiels. » ([6])

La globalisation de la compétition implique également l’extension des champs de la conflictualité, y compris dans les domaines qui se prêtent aux agressions ambiguës comme le cyber ou l’espace extra-atmosphérique. En témoignent les opérations menées par les États dans l’espace extra-atmosphérique, qui prennent la forme de comportements irresponsables voire dangereux, d’activités « inamicales » ou encore de démonstrations de puissance (tirs antisatellites, manœuvres de rapprochement, brouillage de systèmes de positionnement…).

Les fonds marins deviennent aussi le terrain de rapports de force (seabed warfare), avec notamment l’enjeu clef des câbles sous-marins, par lesquels transitent près de 99 % des données numériques mondiales. Parfois coupés ou espionnés, ces câbles – leur fabrication, leur entretien – ont été désignés comme une priorité pour les entreprises chinoises encouragées à investir massivement dans ce secteur. D’après un récent rapport de l’IRSEM, « ces développements sont également congruents avec le déploiement par Pékin d’un système de surveillance de l’activité sous-marine offrant de meilleures capacités de détection des sous-marins, notamment américains, en mer de Chine méridionale. » ([7])

b.   L’instrumentalisation du droit

L’instrumentalisation du droit (Lawfare), par la promotion unilatérale de normes, la réinterprétation de normes existantes ou l’emploi extensif de sanctions extraterritoriales, constitue aussi un des nombreux leviers de puissance disponibles pour atteindre des objectifs stratégiques et économiques.

Certains compétiteurs habillent leurs revendications d’habits juridiques. C’est ce que la Chine fait en clamant des « droits historiques » sur la mer de Chine, de tels droits étant incompatibles avec la convention des Nations Unies sur le droit de la mer de Montego Bay. En 2021, une loi sur la police maritime a permis aux garde-côtes chinois de faire usage de la force dans les zones maritimes qu’ils ont définies unilatéralement comme les leurs. La Turquie est, avec les États-Unis, l’un des rares États à ne pas être partie à la convention de Montego Bay, ce qui s’explique par sa volonté de maintenir le cadre juridique résultant de la convention de Montreux (1936) relative à l’exercice de la libre circulation dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore, ainsi qu’en mer Noire. Elle a récemment signé un mémorandum d’entente avec la Libye, le 27 novembre 2019, qui a délimité des zones de juridiction maritime totalement contraires au droit de la mer en vigueur.

L’usage du droit comme arme de guerre ne se borne pas au droit international. Dans le rapport précité, l’IRSEM ([8]) a rappelé que la journaliste française Valérie Niquet était poursuivie pour diffamation par Huawei France pour avoir dit, dans une émission télévisée, dont l’animatrice et la société de production sont également poursuivies, que « Huawei est directement sous le contrôle de l’État et du PCC qui a une vraie stratégie de puissance. » Les procédures « bâillons » également appelées poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (Strategic Lawsuit against Public Participation) existent aux États-Unis depuis les années 1980 et ne sont d’ailleurs pas l’apanage des États-puissances. Leur emploi généralisé dissuade toute critique et contribue à l’affaiblissement de la résistance de la société cible, ce qu’avaient déjà entièrement théorisé les cadres du KGB à l’époque de l’Union soviétique.

L’extraterritorialité, c’est-à-dire la possibilité pour des lois étrangères de s’appliquer ailleurs en violation de la souveraineté des autres États, est devenue la manifestation de nouveaux rapports de force. L’extraterritorialité de certaines lois américaines a fait l’objet d’un rapport, en 2016, par nos collègues Pierre Lellouche et Karine Berger ([9]), quand le Premier ministre Édouard Philippe a demandé, en juin 2019, à notre collègue Raphaël Gauvain des recommandations pour « rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale ». ([10]) Une loi sur la sécurité nationale de Hong-Kong adoptée par Pékin le 30 juin 2020 criminalise les violations de la loi commises par n’importe qui, n’importe où dans le monde, en violation du principe de territorialité et de souveraineté des autres États. Ont pu ainsi être inquiétés des étudiants hongkongais ayant manifesté leur soutien à des militants pro-démocratie sur les campus australiens, américains, canadiens ou européens ou sur les réseaux sociaux. Cette loi s’applique à tous, partout, en Chine mais aussi dans tout pays tiers qui pourrait laisser les autorités chinoises agir sur leur sol. Le professeur de droit Donald Clarke termine ainsi une analyse de l’article 38 : « je ne recommande pas la Thaïlande si vous êtes dans la ligne de mire du gouvernement de la République populaire de Chine. » ([11])

c.   L’exploitation des vulnérabilités de l’adversaire ou « la mort par mille coupures »

La posture d’intimidation stratégique de la Russie repose sur des capacités militaires mais aussi une palette d’outils non militaires : désinformation, propagande, moyens d’action clandestins. Plus ou moins discret, le travail de désinformation, démultiplié par l’hyperconnectivité et l’intelligence artificielle, débouche aujourd’hui sur une forme de subversion sourde, qui vise à accroître les tensions internes de la société ciblée, à l’influencer et à en favoriser la paralysie politique en semant la confusion. Le caractère très évolutif de ces manœuvres informationnelles, et leur perfectionnement, rendent le phénomène difficile à caractériser et à attribuer. Le champ informationnel, investi par les moyens numériques, est devenu une part clef des conflits, touchant les forces, les institutions et les populations. Les mesures actives (aктивные Мероприятия) théorisées par les cadres du renseignement soviétique ou encore l’approche indirecte chère au capitaine Basil Liddell Hart ([12]), incluant la désinformation, les contrefaçons, le sabotage, les opérations de discrédit, la déstabilisation de gouvernements étrangers, les provocations, les opérations sous fausse bannière, les manipulations destinées à fragiliser la cohésion sociale, ont depuis fait florès et sont employées par quantité d’acteurs.

Le rapport de l’IRSEM précité a ainsi mis en évidence le changement de nature de la stratégie d’influence chinoise, devenue au fil du temps plus machiavélienne sur le modèle de la posture russe. Il décrit les actions conduites par Pékin à l’égard des diasporas, des médias, de la diplomatie, de l’économie, de la politique, de l’éducation, des think tanks et en termes de manipulations de l’information, entre autres leviers, et l’adoption du concept léniniste de « Front uni » déjà cité dans La maladie infantile du communisme (1920).

d.   Les attaques cyber

Les attaques cyber se sont généralisées depuis 2008, date à laquelle le domaine « cyberdéfense » faisait officiellement l’objet d’une reconnaissance en tant que concept dans le livre blanc. L’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) fut créée l’année suivante. La fonction cyber n’a été consacrée comme une priorité nationale qu’à l’occasion de la publication du livre blanc de 2013.

Début 2019, le ministère des Armées affirmait subir en moyenne plus de deux attaques par jour. En 2014, l’organisation du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) a fait évoluer sa doctrine, indiquant qu’une attaque dans le domaine cybernétique était susceptible de déclencher une réaction des Alliés au titre de l’article 5 du traité.

Selon M. Philippe Gros (FRS), des attaques cybernétiques de grande envergure sur des systèmes civils mal protégés comme les systèmes de contrôle et d’acquisition des données énergétiques ou ceux de la santé sont tout à fait envisageables. D’autres interlocuteurs de la mission mettent en avant les risques d’attaques contre le système bancaire.

3.   Un recours soudain et désinhibé à la force

Les nouveaux conflits sont à l’image de ceux qui les perpétuent : opportunistes. L’affrontement concerne alors tous les milieux (terre, air, mer, espace exo-atmosphérique, cyberespace) et tous les champs (électromagnétique, informationnel, perceptions).

Pour M. Élie Tenenbaum, directeur du centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales et coordonnateur d’un observatoire des conflits futurs, « outre le retour stratégique de la Russie et l’émergence de la Chine, certaines puissances régionales se ménagent des marges de manœuvre grâce à un accès devenu plus facile à certaines technologies, comme celle de l’information, utilisées par l’Iran, le Venezuela, le Pakistan, la Corée du Nord. Chacun a un mix capacitaire différent du nôtre qui pourrait nous mettre en difficulté. » Selon M. Philippe Gros (FRS), « contrairement à une conception courante, la plupart des États ou acteurs non-étatiques constituant des émergents militaires ne connaissent pas un accroissement net du volume de leurs moyens sauf pour certains comme l’Algérie, et sauf peut-être de façon générale dans le domaine naval, car beaucoup de ces émergents étaient historiquement des puissances terrestres. C’est bien la modernisation continue et rapide de ces capacités qui est le marqueur de cette émergence. »

La base industrielle et technologique de défense (BITD) turque manifeste beaucoup d’ambitions, appuyées par un chiffre d’affaires de 50 milliards de dollars contre 8 il y a encore dix ans. « La Turquie s’émancipe sur tous les segments » a fait observer M. Élie Tenenbaum.

Plusieurs conflits récents (Ukraine, Syrie, Irak, Haut-Karabakh, entre autres) ont mis en lumière l’attitude désinhibée de certains compétiteurs, la détermination de groupes armés irréguliers et la facilité d’accès à certaines technologies qui réduit l’avantage opérationnel dont les armées occidentales pouvaient jusqu’alors disposer. Parmi ces technologies figurent les systèmes de défense antiaérienne et antimissile mobiles S-400 acquis par plusieurs puissances régionales, mais aussi les drones et les robots ou les moyens de guerre électronique dont l’emploi a été remarqué dans le conflit au Haut-Karabakh. Ces dix dernières années, dans l’environnement proche de l’Europe, cent avions de chasse ont été abattus, 335 drones, 25 avions de transport et 63 hélicoptères.

Le principal défi réside dans la prolifération des capacités de feux offensifs de précision : les G-RAMM (guided rockets, artillery, mortars & missiles) et les drones ISR (intelligence, surveillance et reconnaissance) et les drones armés, tout particulièrement ce que l’on peut appeler les « drones-munitions ». Ces technologies accessibles s’accompagnent de nouveaux modes opératoires, comme l’ont montré les combats urbains à Mossoul où des drones civils ont été employés pour transporter des grenades ou pour servir eux-mêmes de munitions. Leur faible coût les rend accessibles y compris à des groupuscules. Combinés avec l’exploitation de capacités informationnelles duales (révolution des capacités ISR spatiales, réseaux de communication), ces feux permettent des boucles de ciblage dynamique qui étaient l’apanage des forces occidentales il y a encore dix ans.

Dans le domaine naval, la vélocité des missiles antinavires est devenue l’objet d’une compétition intense entre grandes puissances. À plus long terme, le risque que ce type d’armes prolifère est élevé.

Plusieurs indices convergents montrent une résurgence de la menace nucléaire, radiologique, bactériologique ou chimique (NRBC), en d’autres termes, d’armes chimiques.

4.   Des ruptures porteuses de changements stratégiques majeurs

Le réarmement observé dans la plupart des régions du monde pourrait s’accompagner de ruptures technologiques aux conséquences stratégiques majeures. Outre l’intelligence artificielle, l’apprentissage profond (deep learning), le combat collaboratif, la robotique ou la guerre électronique, qui sont déjà des réalités, certaines innovations devraient, elles, survenir dans les dix ou vingt prochaines années.

a.   Les calculateurs quantiques

La recherche militaire s’est approprié les progrès de la physique quantique réalisés ces trente dernières années donnant le jour à de nombreux programmes de radars quantiques ou d’antennes quantiques. Mais comme l’a rappelé le directeur de l’agence de l’innovation de la défense, le quantique ne concerne pas que les capteurs et senseurs mais aussi les capacités de calcul.

Le premier processeur quantique a été conçu en 2009 par l’université de Yale mais des investissements colossaux sont réalisés depuis par les États-Unis, la Russie et la Chine, ainsi qu’en Europe, pour rendre cette technologie opérationnelle. Elle offrirait des capacités de calcul de données capables de venir à bout de certains systèmes de cryptographie parmi les plus complexes, comme l’algorithme de Shor qui fonde la cryptographie bancaire. Pendant un temps relatif, la sécurité des algorithmes de chiffrement classiques sera considérablement amoindrie.

La Chine est l’un des pays les plus avancés dans le domaine de processeurs photoniques. Ces deux dernières années, elle a franchi plusieurs étapes importantes sur la voie de l’informatique quantique atteignant des vitesses de calcul sidérantes. Une expérience dite d’échantillonnage de bosons a été réalisée en 200 secondes avec un processeur photonique alors qu’elle aurait nécessité, en théorie, autour de 2,5 milliards d’années avec l’actuel troisième supercalculateur du monde. ([13]) 

b.   La transparence des océans

La technologie quantique pourrait aussi être utilisée pour détecter les anomalies magnétiques ou gravimétriques créées par les sous-marins, contribuant à ce que les spécialistes appellent « la transparence des océans ». Plusieurs projets de recherche militaires portent en effet sur la détection des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, dont l’atout principal est la discrétion, incluant les fameux détecteurs à neutrinos que l’institut Oakridge affirme être parvenu à miniaturiser début 2022. Pouvoir connaître en permanence la situation opérationnelle sous-marine supprimerait en théorie une des deux composantes de la dissuasion, jusqu’à la découverte d’une contre-mesure.

Cette menace mérite toutefois d’être relativisée. L’imminence de la « transparence des océans » est en effet annoncée depuis plus d’un demi-siècle et aucune application véritablement opérationnelle n’est sérieusement envisagée avant la fin de celui-ci. Enfin, la transparence de l’atmosphère, effective depuis plus d’un demi-siècle, n’a elle-même supprimé ni l’arme aérienne, ni la composante aérienne de la dissuasion.

c.   Les missiles hypervéloces

Depuis l’annonce par Moscou en 2019 de l’entrée en service du missile aéroporté hypersonique Kinzhal, les armes hypervéloces sont devenues une priorité pour plusieurs pays, dont les États-Unis, qui disposaient d’une confortable avance dans ce domaine, et la France. Le terme « hypervéloce » désigne un missile à la fois hypersonique (comme les missiles balistiques traditionnels) et manœuvrant. Celui-ci ne peut être développé que par des puissances nucléaires et spatiales car il requiert à la fois une capacité à construire des lanceurs balistiques et l’accès à des matériaux permettant des trajectoires dans la haute atmosphère. Pour l’ancien commandant des FAS, « ce qu’on demande aujourd’hui [aux ingénieurs], c’est un peu comme si on avait demandé aux Poilus d’inventer l’avion de combat de 1948, année où Chuck Yeager passera le mur du son, alors qu’ils ne connaissaient pas encore le phénomène physique. »

Il existe trois technologies de missiles hypervéloces : les missiles balistiques purs, les planeurs (« gliders ») et les super-statoréacteurs. Un nombre croissant de pays disposent aujourd’hui de missiles balistiques purs, dont la trajectoire est la plus prévisible. Ils peuvent être dotés d’ogives manœuvrantes qui peuvent changer de trajectoire à l’arrivée, ce qui les distingue des missiles balistiques classiques.

Similaires aux missiles balistiques, les planeurs hypersoniques ont une ogive beaucoup plus effilée qui peut être dotée de gouvernes aérodynamiques. Après un départ balistique, ils reviennent très vite dans les couches hautes de l’atmosphère afin de pouvoir changer de cap rapidement. Ils se déplacent à une altitude à la fois trop élevée pour les systèmes de défense endo-atmosphériques et trop basse pour les missiles extra-atmosphériques. De plus, ils sont dans un espace longtemps sous l’horizon des radars adverses et peuvent manœuvrer de façon soudaine en fin de course, ce qui rend leur détection puis leur interception difficile. La ministre des Armées a annoncé en 2019 le lancement du projet de missile V‑Max, qui permettra à la France d’acquérir cette capacité.

Concernant les super-statoréacteurs, ces missiles fonctionnent grâce à l’air et ne peuvent donc pas quitter la basse atmosphère. La France est la seule puissance à avoir fait le choix du statoréacteur dans les années 1980. Et c’est grâce à ce choix, à l’expertise dans ce domaine, que la France est l’un des seuls pays avec les États-Unis à pouvoir aujourd’hui avancer vers l’hypervélocité avec l’ASN4G. La désinformation dans ce domaine est particulièrement active : la Russie, la Chine ou encore la Corée du Nord annoncent ainsi régulièrement le tir de missiles hypersoniques à des distances et avec des précisions sujettes à caution.

Comme l’a souligné le directeur des affaires publiques d’ArianeGroup, « il est essentiel de retenir la notion de haute soudaineté introduite par les armes hypervéloces ». Celles-ci pourraient ramener à une dizaine de minutes la durée de la trajectoire d’une frappe intercontinentale, contre trente minutes aujourd’hui.

d.   Les armes à énergie dirigée (laser)

Les puissances occidentales ont investi ces dernières années dans les armes à énergie dirigée pour contrer les attaques potentielles de drones légers, de munitions rôdeuses et de roquettes avec une technologie plus efficiente que les systèmes d’artillerie classique. En effet, la majorité de ces menaces ont un coût unitaire faible permettant à l’adversaire de les utiliser pour saturer les défenses, alors que dans le même temps, les missiles traditionnels qui pourraient être utilisés pour les contrer coûtent bien plus cher. Les armes à énergie dirigée sont donc susceptibles de rétablir un équilibre en raison de leur faible coût d’utilisation et de leur capacité de tir a priori illimitée.

Toutefois, l’émission d’un rayon laser de forte puissance requiert d’importantes sources d’énergie et peut poser un problème d’intégration. Il faut aussi pouvoir dissiper la chaleur dégagée par le laser. D’après les auditions conduites par les rapporteurs, les États-Unis maîtrisent déjà la technologie laser quand la France n’a pour l’instant produit que des prototypes à faible puissance.

e.   Les canons électromagnétiques

Un canon électromagnétique ou « rail gun » est un canon qui utilise un puissant champ magnétique pour propulser des obus au-delà de Mach4 en sortie de bouche, permettant d’atteindre des portées aujourd’hui inaccessibles à l’artillerie classique. Il représenterait une alternative économique et très efficace aux missiles et roquettes à longue portée si les contraintes mécaniques et thermiques étaient surmontées et sous réserve d’une alimentation électrique suffisante à proximité. Les États-Unis ont abandonné leur projet quand les Européens, Japonais, Turcs et Chinois continuent de miser sur cette capacité. En Europe, le programme Pilum pourrait, à horizon dix ans, surmonter les difficultés techniques. Selon le directeur de l’agence de l’innovation de défense, la France a une avance et un savoir-faire, surtout dans la mise au point des super-condensateurs pour délivrer l’énergie nécessaire au tir de salves. « Il serait dommage de la perdre », a indiqué M. Chiva.

f.   La guerre cognitique

La guerre cognitique (ou cognitive) est un concept discuté, apparu dans les années 2000 avec l’avènement de l’hyper connectivité, produit des réseaux sociaux et du modèle commercial qui l’accompagne fondé sur l’attention constante du cerveau humain. L’un des scénarios de la Red Team du ministère des Armées, l’équipe de scénaristes de science-fiction appelée à travailler avec la direction générale de l’armement, la direction générale des relations internationales et de la stratégie et l’état-major des armées sur les conflits futurs, met d’ailleurs en scène des développements ultérieurs possibles de la guerre cognitique dans un scénario en partie rendu public : Chronique d’une mort culturelle annoncée([14])

Relevant d’une approche pluridisciplinaire, combinant sciences sociales et nouvelles technologies, la guerre cognitique renouvelle le postulat clausewitzien qui fait de la guerre un affrontement des volontés. ([15]) Le scandale Cambridge Analytica a été le prélude de nouvelles recherches sur les formes que pourraient prendre à l’avenir les stratégies d’influence et la guerre informationnelle grâce à la convergence de l’art du marketing et de l’utilisation des techniques habituelles de manipulation avec des nanotechnologies et de la biologie.

g.   La militarisation de l’espace

L’espace est essentiel au mode de vie des pays occidentaux et à de nombreux aspects de leur économie. Il irrigue tous les secteurs de l’activité humaine : environnement, éducation, développement, agriculture, énergie, santé, mobilité, prévention des risques et des catastrophes naturelles, gestion des ressources, infrastructures, etc. L’espace extra-atmosphérique est également depuis longtemps un facteur clef pour les opérations militaires. Du niveau stratégique au niveau tactique, les moyens spatiaux fournissent de l’aide à la décision par l’imagerie ou le renseignement, des communications sécurisées et haut débit, ainsi que des services de navigation et de positionnement précis et sécurisés. « Aujourd’hui, communiquer, voir, entendre, cibler, renseigner, naviguer, frapper un objectif, tout cela est permis par l’espace », a rappelé le général Michel Friedling, commandant de l’espace.

Le nombre de satellites en orbite augmente de manière exponentielle : 1 800 satellites actifs fin 2018, près de 5 000 fin 2021. Avec le déploiement des méga-constellations, il y aura sans doute plusieurs dizaines de milliers de satellites en orbite d’ici une dizaine d’années. Cette multiplication des objets et débris spatiaux augmente le risque d’un syndrome de Kessler, réaction en chaîne de collisions et de création de débris qui pourrait rendre inutilisable certaines orbites.

La nouveauté réside dans l’émergence de l’espace comme champ de conflictualité en tant que tel. Les récentes démonstrations de missiles antisatellites (Chine en 2007, États-Unis en 2008, Inde en 2019 et Russie en 2021) tout autant que le développement de lasers dits d’éblouissement visant à aveugler des satellites d’observation témoignent de la menace croissante pesant sur nos moyens spatiaux.

L’espace est par définition une zone grise, propice à l’hybridité des modes d’action. Il est déjà un espace de compétition et de contestation permanente, en raison de la dualité intrinsèque du domaine spatial, de l’absence de la notion de territorialité, de la difficulté à discerner les comportements anormaux en temps réel et de l’inadaptation du cadre normatif en vigueur.

La combinaison de ces facteurs favorise les stratégies hybrides qui combinent les menaces conventionnelles avec d’autres modes d’actions, par exemple à travers la dissimulation de capacités militaires sur des satellites civils ou des stratégies de déni d’accès sur les orbites ou fréquences utiles.

II.   La perspective du retour de conflits de haute intensité

Dans ce contexte d’accentuation et de diversification des menaces, la perspective d’un conflit de haute intensité n’est pas évidente.

A.   Une probabilité ténue mais croissante

Comme l’ont reconnu maints spécialistes entendus par les rapporteurs, ce terme a été quelque peu galvaudé ou employé à mauvais escient. La notion était autrefois utilisée à l’entraînement et a conduit certains à l’employer à propos d’une situation tactique très localisée. À l’opposé, d’autres locuteurs n’emploient ce terme qu’en référence à une guerre totale dont la probabilité paraît très faible. En réalité, ces assimilations sont trompeuses.

1.   Le spectre trompeur de la guerre totale

Assimiler un conflit de haute intensité à une guerre totale réduit d’emblée le crédit d’une telle possibilité. En effet, la dissuasion nucléaire, pour les nations dotées, réduit a priori le risque d’« ascension aux extrêmes » ([16]) et ne laisse dès lors entrevoir que des conflits limités.

M. Élie Tenenbaum estime qu’il faut distinguer l’intensité militaire de l’intensité politique d’un conflit. La compréhension de la haute intensité est selon lui obscurcie par les exemples historiques des guerres napoléoniennes, avec la mémoire de la levée en masse, des guerres totales, comme la guerre de Sécession aux États-Unis ou des deux guerres mondiales, qui mêlaient intensité capacitaire et virulence politique.

Les conflits asymétriques montrent que la haute intensité politique n’implique pas nécessairement la haute intensité capacitaire : les guerres d’Indochine ou d’Algérie étaient des guerres totales, avec des moyens très limités, même au regard des capacités militaires de l’époque. Les guerres contre le terrorisme d’aujourd’hui, où la guerre est intense au plan politique mais peu intense au plan militaire, en sont un autre exemple.

À l’inverse, certaines guerres peuvent être à la fois limitées politiquement et intenses militairement, c’est-à-dire qu’elles mettent en œuvre toute la gamme des capacités existantes à un âge technologique donné – à l’exception du nucléaire, réservé à la protection des intérêts vitaux. M. Tenenbaum a ainsi cité la guerre de Corée au début des années 1950, au cours de laquelle le président Eisenhower continua de démobiliser et de baisser les impôts (démonstration de la limitation politique) en même temps qu’il envoya des divisions blindées et des escadrons de B-52 (haute intensité capacitaire). La guerre des Malouines, la guerre du Golfe ou la guerre de Géorgie du point de vue de la Russie en 2008 sont d’autres exemples.

La guerre des Malouines entre l’Argentine et le Royaume-Uni

En 1982, le gouvernement conservateur dirigé par Margaret Thatcher refuse tout compromis avec la dictature militaire argentine dirigée par Leopoldo Galtieri sur les îles Malouines. Pour les Britanniques, l’archipel des Malouines, qui inclut les îles Sandwich du Sud et Géorgie du Sud, forme un vaste territoire maritime de 350 milles nautiques qui recèle de grandes richesses. Avec l’Antarctique tout proche, la dispute entre le Royaume-Uni et l’Argentine concerne plus de trois millions de kilomètres carrés de plate-forme continentale.

Au terme d’une guerre de 72 jours, le Royaume-Uni a maintenu sa souveraineté sur les Malouines au prix d’une guerre de haute intensité causant la mort de 255 Britanniques et 649 Argentins, coulant 10 bâtiments de surface et sous-marins, et entraînant la perte de 75 avions et 40 hélicoptères.

2.   La confusion avec « l’hypothèse d’engagement majeur »

L’hypothèse d’engagement majeur (HEM) est souvent citée, en référence aux livres blancs de défense et de sécurité nationale et aux contrats opérationnels des armées. Elle envisage bien sûr une forme de haute intensité mais n’est pas complètement assimilable à ce que serait un futur conflit de haute intensité. L’HEM est avant tout une hypothèse technico-opérationnelle qui procède d’une analyse stratégique autant que de choix programmatiques et budgétaires. Elle est un contrat opérationnel, c’est-à-dire le conflit auquel les forces armées devront pouvoir faire face.

Le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 définissait ainsi l’HEM : « nos forces devront pouvoir être engagées dans une opération de coercition majeure, tout en conservant une partie des responsabilités exercées sur les théâtres déjà ouverts. Sous préavis suffisant, après réarticulation de notre dispositif dans les opérations en cours et pour une durée limitée, les armées devront être capables de mener en coalition sur un théâtre d’engagement unique, une opération à dominante de coercition, dans un contexte de combats de haute intensité. » ([17]) Elle se distingue de la situation opérationnelle de référence (SOR) qui définit les activités permanentes des armées. Elle est, en quelque sorte, un étalon qui sert à dimensionner le modèle d’armée.

Ces contrats opérationnels sont un outil puissant pour fixer une ambition. Ils sont régulièrement mis à jour en fonction de la situation géostratégique mais aussi en fonction de paramètres tels que les alliances ou les capacités des forces armées.

L’hypothèse d’engagement majeur (HEM) pour la France

Principaux moyens prévus (6 mois non renouvelables)

Forces terrestres

2 brigades interarmes (15 000 hommes)

~ 1 000 véhicules blindés (dont 140 chars Leclerc)

64 hélicoptères de combat

48 canons 155 mm (Caesar)

Forces aériennes

45 avions de combat

9 avions de transport stratégique et de ravitaillement

16 avions de transport tactique

4 systèmes de drones armés (12 appareils)

Forces navales

1 groupe aéronaval avec son porte-avions et son groupe aérien embarqué

2 porte-hélicoptères amphibies

8 frégates de 1er rang

2 sous-marins nucléaires d’attaque

Moyens interarmées

États-majors de niveau stratégique et opératifs, moyens de renseignement, forces spéciales, etc.

Un consensus semble s’être fait jour parmi toutes les personnes entendues par la mission d’information à propos du renouvellement nécessaire des contrats opérationnels et, en particulier, de l’hypothèse d’engagement majeur (voir infra).

3.   La nécessité d’envisager un affrontement d’un genre nouveau

L’actualisation stratégique publiée en 2021 par le ministère des Armées évoque pour la première fois depuis la fin de la Guerre froide un risque d’affrontement entre grandes puissances.

Le concept d’emploi des forces réactualisé par l’état-major des armées en 2021 a ensuite défini précisément les implications qu’aurait un tel conflit : « sur le plan stratégique, un conflit de haute intensité s’entend comme un affrontement extrême des volontés politiques, provoqué par le franchissement – volontaire ou non – du seuil de tolérance d’un des protagonistes en regard d’enjeux majeurs, voire jugés existentiels. S’exerçant en différents domaines, la confrontation dépasse le strict périmètre des armées et peut nécessiter la mobilisation durable de nombreuses ressources. Un tel affrontement peut générer des pertes humaines, matérielles et immatérielles élevées pour la nation. Sur le plan tactique, la haute intensité est une confrontation très violente et soutenue entre forces, dans tous les champs et milieux, et susceptible d’entraîner une attrition importante. Elle peut être circonscrite et sporadique, et sans qu’il n’y ait nécessairement corrélation avec le degré d’intensité de l’affrontement stratégique. »

C’est à partir de cette définition que les rapporteurs ont conduit leurs travaux. Ils font observer que le surgissement d’une telle hypothèse dans l’Actualisation stratégique 2021 justifierait, en elle-même, un nouvel exercice de réflexion interministériel ambitieux qu’ils appellent de leurs vœux.

En effet, une question fondamentale est de savoir, pour la France, quels sont les « enjeux majeurs voire existentiels » qui justifieraient l’engagement de la force armée sans pour autant déclencher une riposte nucléaire. Le 7 février 2020, le président de la République a précisé que « la prise d’un gage territorial, la déstabilisation d’un de nos alliés ou partenaires stratégiques, la remise en cause de fondements entiers du droit international ne sont plus seulement des scénarios du passé. Ils pourraient, demain, justifier l’engagement aux côtés de nos alliés de nos forces terrestres, navales ou aériennes dans un conflit majeur pour défendre la sécurité collective, le respect du droit international et la paix. » Il a aussi affirmé clairement que « les intérêts vitaux de la France [avaient] désormais une dimension européenne. » ([18])

En somme, la France pourrait s’engager dans un conflit de haute intensité temporairement seule ou aux côtés de ses alliés pour mettre fin à des actions déstabilisatrices de l’ordre international particulièrement préjudiciables à ses intérêts, ceux-ci incluant l’intégrité territoriale des pays de l’Union européenne. La dissuasion nucléaire et les alliances la prémunissent théoriquement d’une escalade. Comme l’a souligné M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, il n’existe a priori pas de scénario vraisemblable dans lequel une grande puissance s’en prendrait à un pays couvert par l’article 5 du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN). Cependant, les adversaires potentiels se sont évidemment adaptés à ces réalités et s’assureront de porter des coups en-dessous du seuil de riposte nucléaire ou de déclenchement des clauses de sécurité collective.

En dépit de deux freins traditionnels qui empêchent l’escalade d’un conflit jusqu’à la haute intensité – la dissuasion nucléaire et l’interdépendance économique – un recours à la force, bien qu’irrationnel, n’est pas impossible. « La relation entre interdépendance économique et risque de guerre est un très vieux sujet », a rappelé M. Bruno Tertrais. « Norman Angell avait raison de souligner que la guerre n’était plus une décision rationnelle, à propos de la guerre de 1914. […] Cependant, ce n’est pas parce que la décision n’était pas rationnelle que la Grande Guerre n’a pas eu lieu. » Pour certains pays, la question de la survie politique du régime est plus importante que la question économique, par exemple.

Un affrontement de haute intensité pourrait survenir dans trois cas de figure :

1.- « Miscalculation ». L’un des États, au moins, peut franchir un seuil jugé majeur voire existentiel pour un autre compétiteur sans s’en rendre compte. Bien que les échanges diplomatiques prémunissent normalement des erreurs d’appréciation sur les intérêts et les seuils des adversaires, une erreur est toujours possible. Le manque de transparence entretenu sur les intentions, comme l’a brillamment montré Christopher Clark à propos de la guerre de 1914, peut conduire à un conflit. ([19]) La synchronisation des initiatives, le dialogue politique, sont des éléments cruciaux pour limiter ces risques.

2.- Escalade non maîtrisée. Pour le directeur de la stratégie de défense, de la prospective et de la contre-prolifération de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées, l’intensification de la compétition et sa diversification peuvent conduire à un déchaînement de la violence, par une dynamique d’escalade qui aurait tendance à échapper aux belligérants et à ceux qui croient pouvoir la contrôler, liée au fait que certains dirigeants puissent ne pas accepter le déshonneur d’avoir subi des pertes sans être capables de mener le combat jusqu’au bout, en quelque sorte victimes d’un mécanisme dit d’addiction au jeu. Là encore, le dialogue politique doit offrir des portes de sortie.

3.- Dissimulation. L’instrumentalisation de groupes sociaux ou d’États pour mener des actions violentes exonère les États instigateurs de ces actions de toute riposte tant qu’elles ne leur sont pas attribuées. Pour dissuader de telles entreprises ou les déjouer, il faut disposer de solides capacités de renseignement et d’épaisseur conventionnelle.

B.   Les implications concrètes d’un conflit de haute intensité

Le conflit de haute intensité occupe donc une place ténue dans le triptyque compétition - contestation - affrontement, juste avant le seuil des « intérêts vitaux de la Nation », qui, eux, entrent dans la dialectique de la dissuasion nucléaire. Selon le général Bruno Maigret, ancien commandant des forces aériennes stratégiques (FAS), c’est dans cette zone grise que « l’épaisseur stratégique » devient nécessaire. Cette épaisseur stratégique représente les moyens que l’État peut engager dans le combat de haute intensité sans toucher à ceux des forces nucléaires. Si cette épaisseur est insuffisante, elle peut conduire à une paralysie stratégique : le chef de l’État n’aurait d’autres choix que d’arrêter le combat faute de moyens ou d’entrer dans le monde de la dissuasion, ce qui réduit d’autant la liberté d’action politique.

1.   Un épais brouillard des intentions

La notion de haute intensité est parfois opposée, à tort, à celle de guerre hybride. En réalité, tous les experts entendus par la mission d’information indiquent que les modes opératoires hybrides seront systématiquement employés à l’avenir aux côtés des moyens conventionnels.

Un futur engagement de haute intensité commencerait probablement dans le domaine cybernétique, l’espace ou le milieu informationnel. Il ne serait pas facile d’en lire les prémices. « La guerre des perceptions a déjà commencé en réalité », a affirmé un officier entendu par la mission d’information.

Le conflit se prolongerait vraisemblablement par des pratiques hybrides, sous le seuil du conflit armé : déstabilisation, utilisation des flux migratoires, chantage, intimidations, attaques cyber contre les systèmes de fourniture de services tels que l’énergie ou les systèmes bancaires. Comme l’ont pointé des officiers au cours des auditions, « la Russie est parvenue à conquérir une partie de la Crimée sans tirer un seul coup de feu, ou quasiment, par une politique du fait accompli, le pré-positionnement de forces armées et la construction d’un discours de légitimation. »

Pour la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), l’adversaire aurait certainement recours à « des actions de déstabilisation sur le territoire national, en s’appuyant sur des “proxies” et/ou par l’infiltration de forces spéciales. » Le recours à des proxies, c’est-à-dire à des groupes armés irréguliers, rendrait la désignation de l’adversaire plus difficile, en empêchant de lui imposer des sanctions, de faire jouer les alliances ou de le dissuader par la force ou la menace nucléaire de poursuivre ses agissements. Un expert entendu par la mission a fait observer que dans deux des conflits récents qui ont pu donner le sentiment d’un retour de la haute intensité – le Donbass et le Haut-Karabakh – aucune puissance majeure n’avait été directement engagée. Pour autant, elles ont trouvé des moyens de l’être indirectement en fournissant des armes ou des équipements, par la formation des forces des belligérants ou d’autres actions indétectables.

Comprendre la situation, identifier les intérêts en présence, attribuer les actions, dissuader sont les maîtres-mots de la réaction à ces conflits qui pourront donner lieu à un déchaînement de violence important avant que la possibilité d’attribuer l’action ne rétablisse le rapport de forces et le jeu des alliances. C’est dans ce « brouillard de la guerre » épaissi, qui n’a plus rien, en réalité, de clausewitzien, que peut survenir et durer un conflit de haute intensité.

2.   La fin d’un relatif confort opératif

Bien que les forces armées françaises soient aujourd’hui engagées sur des théâtres difficiles et connaissent au niveau tactique des situations intenses, comme actuellement dans la bande sahélo-saharienne, l’emploi par leurs adversaires de systèmes de défense antiaérienne tels que ceux qui prolifèrent aujourd’hui mettrait fin à des années de relatif confort opératif pour les armées occidentales habituées à des conflits asymétriques depuis vingt ans.

a.   La remise en cause de la supériorité aérienne

La supériorité aérienne a été acquise aux armées occidentales pendant les trente dernières années. Pendant la guerre du Golfe, une campagne aérienne de 43 jours a permis une offensive terrestre de cent heures avec des pertes minimes.

En 1995, en Bosnie, 17 jours de campagne aérienne (3 500 sorties ont visé 56 objectifs dont 70 % ont été détruits par un armement de précision, contre 7 % pour la guerre du Golfe ; mille bombes et 60 missiles antiradiations ont été tirés) ont abouti aux accords de Dayton.

Le conflit au Kosovo, en 1999, a vu pour la première fois de l’histoire, une nation obligée de capituler du seul fait de l’arme aérienne. 38 000 sorties avaient eu lieu en 78 jours.

La guerre du Golfe a marqué une rupture car l’emploi de la puissance aérienne – américaine principalement – a été poussé à son paroxysme. Comme l’a relaté le commandant des FAS au cours de son audition, « l’Irak était perçu comme la quatrième armée au monde. Les Américains avaient prévu 100 000 morts. Les Français, 5 000. À l’époque, un colonel américain a décidé de changer la manière de faire la guerre. Il a recouru massivement à l’arme aérienne. 3 000 sorties d’avions de combat les premiers jours, 100 000 sorties sur l’ensemble du conflit avec un raid hors norme, côté français, le 17 janvier 1991.

La supériorité technologique des Américains en a fait un conflit modèle et un tournant historique : 36 F117 ont réalisé 2 % des sorties mais ont neutralisé 43 % des objectifs. Plus de mille blindés irakiens ont été détruits par des F111. Après 43 jours de campagne aérienne, il n’y a eu que cent heures de combats terrestres. C’est ce qu’on a appelé « la victoire venue du ciel ».

Les politiques ont peut-être cru à ce moment-là qu’on pourrait gagner des guerres seulement avec l’arme aérienne. C’est en effet ce qui s’est finalement produit en Bosnie, avec les frappes aériennes de 1995. Le Kosovo est encore plus emblématique à cet égard : il n’y a eu aucune empreinte au sol.

Mais derrière ces exemples, ce qu’il faut retenir, c’est que si la supériorité aérienne et la puissance aérienne sont finalement rarement suffisantes pour gagner à elles seules une guerre, elles en sont en tout cas un prérequis indispensable. »

À partir des années 2000, les forces aériennes sont restées un appui indispensable des engagements au sol (Afghanistan, Levant…). Au Levant, à partir de 2014, l’aviation a permis une attrition de l’ennemi, réduisant sensiblement le sanctuaire de Daech, avec l’aide indéniable et indispensable des proxies kurdes. Les forces aériennes françaises y ont participé à hauteur de quelques pourcents, environ 3 000 bombes.

De l’aveu d’un officier général, la prolifération technologique, qui a démocratisé l’accès aux moyens aériens et anti-aériens, a sans doute été mal appréciée et les effets de saturation possibles – par les drones en particulier – mal anticipés.

b.   Brouillage électromagnétique et GPS

Les six semaines de conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie au Haut-Karabakh en octobre 2020 ont donné lieu à des commentaires focalisés sur les drones, sans noter l’importance de la guerre électronique menée par les Azéris, soutenus par leurs alliés, qui a manifestement rendu les Arméniens sourds et aveugles rapidement, les rendant incapables de s’opposer à des armes relativement simples.

Comme l’ont confirmé plusieurs aviateurs, le brouillage du signal GPS est devenu quotidien sur les théâtres d’affrontement.

Depuis la guerre du Golfe, qualifiée par les États-Unis de « première guerre spatiale », l’importance du spatial dans les combats de haute intensité est connue. Les satellites de télécommunications, de géolocalisation, d’imagerie sont devenus essentiels à notre mode de vie et à de nombreux aspects de notre économie. L’espace irrigue tous les secteurs de l’activité humaine : environnement, éducation, développement, agriculture, énergie, santé, mobilité, prévention des risques et des catastrophes naturelles, gestion des ressources, infrastructures, etc.

3.   Une forte attrition en hommes et en matériel

Le retour de « l’attrition » est une des conséquences principales de cette nouvelle donne stratégique et tactique. Par ce terme technique, les armées désignent avec pudeur la perte de pilotes, les tués et les blessés au combat, les disparus en mer, les destructions d’appareils, l’épuisement des stocks et des ressources, des données quasiment absentes de la planification depuis trente ans.

Pour l’arme aérienne, les taux d’attrition enregistrés pendant la guerre du Golfe (1991) et du Kosovo s’élevaient respectivement à 0,3 % et 0,5 % par sortie aérienne. Ils ont été encore plus faibles, sinon nuls, pendant les conflits afghan, irakien ou libyen. Sans remonter jusqu’à la Première Guerre mondiale où les pertes aériennes pouvaient, chaque mois, représenter jusqu’à un tiers des flottes, il suffit de considérer les taux d’attrition subis par l’armée israélienne lors de la guerre de Kippour (1973) ou l’armée argentine pendant la guerre des Malouines (1982) respectivement de 4 % et 8 % pour éclairer les conséquences qu’aurait un conflit de haute intensité à l’heure actuelle sur nos capacités aériennes.

D’après une récente étude de l’Institut français des relations internationales (IFRI), « dans les premiers temps d’une opération de haute intensité, où le rythme des sorties quotidiennes peut aller jusqu’à 2,8 vols par avion, un taux d’attrition initial de 1 % par mission verrait le format d’une flotte se réduire de moitié au bout de vingt-quatre jours. Avec une attrition initiale de 5 %, cette situation pourrait être atteinte après seulement cinq jours. » ([20])

Du 6 au 15 avril 2021, la 3e division française de l’armée de Terre a participé à l’exercice Warfighter 214 à Fort Hood au Texas. Cet exercice consistait en un exercice de simulation de poste de commandement, sans troupes déployées. Environ mille soldats de l’armée de Terre y ont été engagés alors qu’une division complètement déployée sur le terrain aurait représenté 25 000 hommes et femmes. Il visait à développer l’interopérabilité bilatérale au niveau divisionnaire, en plaçant l’état-major de la 3e division sous les ordres d’un corps d’armée américain dans un environnement multinational. La division française, qui combattait coude à coude avec une division américaine et une division britannique, comprenait dans ses rangs une brigade américaine, soit 800 hommes représentés par leur poste de commandement. Au terme de quatre à cinq heures de combat, on déplorait déjà un millier de morts. Deux bataillons avaient été frappés par un drone dans la simulation, ce qui avait provoqué la mort de 800 soldats. « Cela représenterait une perte sidérante pour une armée de taille modeste », a souligné le général de division Michel Delion, directeur du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC). C’est un dixième des forces terrestres belges.

Face à la dynamique de réarmement naval actuelle, la Marine nationale a conduit en novembre 2021 un exercice interarmées et interalliés, avec l’Espagne, l’Italie, la Grèce, les États-Unis, et le Royaume-Uni, de haute intensité : Polaris 21. « Côté français, l’idée était bien d’aligner toutes les séquences d’entraînement qui se tiennent chaque automne, afin d’en tirer le meilleur en coordonnant nos efforts », a souligné le contre-amiral Emmanuel Slaars, commandant l’exercice. « L’automne est une période critique aussi parce que la météo à cette époque de l’année est mauvaise en Méditerranée. » Les conditions météorologiques ont été, comme prévu, particulièrement agitées avec par exemple une mer évaluée entre 6 et 7 toute la journée du 29 novembre, soit des creux de 7 mètres. Au terme de cet exercice, le premier du genre depuis des décennies, sept à huit bâtiments ont été envoyés par le fond sur la vingtaine engagée. L’exercice a montré la violence des engagements et la fulgurance des actions qui caractériseraient vraisemblablement un combat naval de haute intensité : « en une quinzaine de minutes d’un premier combat, deux frégates avaient été envoyées par le fond et deux autres étaient neutralisées, soit entre 200 et 400 marins tués ou disparus. Cette rapidité est une constante des combats en mer depuis que les États s’y affrontent » a souligné le contre-amiral avec gravité.

Après des décennies de guerre asymétrique, le retour de l’attrition aura des conséquences psychologiques indéniables, la perception des risques et des pertes encourues ayant profondément évolué depuis trente ans dans les sociétés occidentales. Le président de la République s’est ainsi déplacé pour exiger que « toute la lumière soit faite » sur la mort de dix soldats à Uzbin, en Afghanistan, le 18 août 2008, tandis que le 26 août 1914, alors que 26 000 soldats étaient tombés sur le champ de bataille, le président du Conseil n’était pas sorti de son bureau.

4.   Une incertitude quant à la durée de la confrontation et quant à la victoire militaire

Sera-t-il possible de savoir quand aura commencé et quand finira un conflit de haute intensité ? « Il n’y a plus de déclaration de guerre ou de décision de faire la guerre. Tout l’enjeu est de détecter le passage du seuil entre la contestation et l’affrontement », a souligné le représentant du bureau J5 du centre de planification et de conduite des opérations (CPCO). « Les modes d’action sont souvent non militaires, indétectables parfois. La guerre russo-géorgienne de l’été 2008 a donné lieu au préalable à une intense activité de passeportisation [sic], à des attaques cyber intenses sur les systèmes de décision géorgiens. La guerre à proprement parler a duré à peine dix jours »,

La notion d’intensité va en outre de pair avec un volume d’action de combat dans un cadre espace-temps donné, ce qui en fait une notion relative. Le conflit de haute intensité est une confrontation exigeant de chaque côté la sollicitation maximale du potentiel de la puissance de combat de l’ensemble d’une force, de l’utilisation à plein rendement de ses fonctions opérationnelles, dans un cadre espace-temps donné, donc au minimum à l’échelle d’un théâtre. Mais ce cadre espace-temps peut être large : « la haute intensité n’implique pas nécessairement un conflit bref de quelques semaines, on peut très bien envisager des guerres longues, de plusieurs mois ». Mener une campagne de haute intensité n’exige donc pas uniquement la mobilisation de puissantes capacités initiales, mais aussi l’aptitude à régénérer le potentiel de combat. En d’autres termes, le caractère de haute intensité d’un conflit est avant tout une affaire militaire et logistique. Cela étant, la haute intensité partage avec les autres formes de conflits, la problématique de la confrontation dans le champ informationnel, devenue omniprésente. Parce qu’il est multiforme, le conflit de haute intensité peut s’éterniser. Un épuisement rapide des ressources est probable qui peut être suivi d’un appel aux alliés ou d’une remontée en puissance durant laquelle le conflit peut s’enliser et changer de forme.

5.   Une population civile à la fois victime et instrument de la guerre

La population civile est déjà la cible de nombreuses campagnes d’influence, dont certaines sont destinées à attiser les conflits sociaux internes, et la victime collatérale des attaques cyber perpétrées par procuration. « Lors de l’affaire Benalla, sur 400 000 tweets qui fustigeaient la position du Président, 200 000 venaient de Moscou. La crise des gilets jaunes a été amplifiée par Russia Today », a signalé le préfet Stéphane Bouillon, secrétaire général pour la défense et la sécurité nationale (SGDSN).

Comme l’a rappelé M. Bertrand Le Meur, de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) au ministère des Armées, « la notion de front n’existe plus, et la confrontation peut avoir lieu sur une profondeur qui concerne l’ensemble du territoire. Les belligérants peuvent faire appel à des modes d’action plus qu’hybrides, y compris avec des armes aujourd’hui prohibées (chimiques) qui peuvent servir à agresser une nation dans sa globalité. »

D’après plusieurs auditions, notamment du SGDSN, le passage à un affrontement plus dur pourrait se traduire immédiatement par des attaques sur la fourniture d’énergie, de produits alimentaires, de services bancaires et de santé.

C.   Trois illustrations pour comprendre les enjeux

Les rapporteurs ont imaginé trois scénarios pour rendre plus tangibles certains enjeux de la haute intensité. Naturellement, ces scénarios sont fictifs mais toute ressemblance avec des faits réels n’est pas fortuite.

1.   Fait accompli aux marges de l’Érèbe

2032

Les tensions en mer Intramontagneuse s’étaient exacerbées depuis l’incident du Gazobu, le 8 février 2029, qui a vu une frégate constantine échapper de peu à un tir de missile anti-navire lors d’un exercice helléno-franc au Nord de la mer du Levant, incident dont les causes demeuraient débattues. Les Hellénois comme les Francs affirmaient qu’aucun navire n’était visible au moment de ces tirs d’essai, y compris au radar, quand la république de Constance affirmait le contraire.

La république de Constance avait alors menacé de prendre possession de l’ensemble de l’île de Kupros, dont elle occupait déjà la moitié, l’autre moitié étant sous souveraineté hellénoise. La communauté internationale s’était émue et indignée, mais tous les dirigeants des pays de l’Alliance du Couchant avaient préféré trouver une solution diplomatique à la crise dans l’espoir de maintenir la paix dans la zone. Le statu quo avait prévalu, la Franquie et l’Hellénie avaient été contraintes de s’excuser publiquement vis-à-vis de Constance qui occupait toujours la moitié de l’île et y a progressivement renforcé sa présence militaire depuis.

Forte de cette victoire politique et symbolique, la république constantine s’était alliée à l’empire ouralique, puissance nucléaire enclavée avec un accès limité à la mer Intramontagneuse, qui cherche à étendre son influence sur les rives de la mer Intramontagneuse et y patrouille régulièrement avec ses sous-marins. Constance avait par ailleurs signé nombre d’accords de défense avec d’autres pays du Sud et de l’Est de la mer Intramontagneuse, qui reconnaissent, en échange de livraisons d’armes, la souveraineté constantine sur l’ensemble de l’île de Kupros en dépit des traités multilatéraux.

Le régime constantin est de plus en plus contesté par sa population, et le premier ministre constantin est contraint de mener une politique étrangère agressive pour maintenir son régime en place. Il ambitionne de se saisir de l’autre moitié de l’île de Kupros et des eaux qui l’entourent où ont été découverts de profonds gisements de pétrole et de gaz, tandis que ceux découverts dans la zone économique exclusive de Contance se sont taris plus tôt que prévus.

Pour préparer sa prise de contrôle de l’île, la république constantine mène des actions subversives à Kupros, offrant des prêts avantageux pour la création de petits commerces et soutenant des organisations pro-constantines, telles que des associations d’entraide entre constantinophones ou organisant la vie sociale et culturelle locale. Ce faisant, elle se livre à une vaste campagne d’influence anti-hellénoise et anti-érébéenne, mettant en doute la qualité sanitaire des produits alimentaires exportés par l’Union érébéenne (UE), expliquant que les États érébéens menacent les valeurs religieuses de l’ensemble des pays du Sud et de l’Est de la mer Intramontagneuse et qu’ils promeuvent un mode de vie décadent. Elle affirme que la minorité constantine subit d’importantes discriminations sur la partie Ouest de l’île de Kupros, tant au niveau de l’attribution de logements que dans le système judiciaire, où les ressortissants constantins sont systématiquement condamnés à des peines excessivement lourdes. Elle dénonce l’administration kupriote et sa gestion défaillante des finances publiques qui entraîne une détérioration des infrastructures du côté Ouest de l’île, et investit massivement dans les services publics de la partie constantine pour promouvoir son contre-modèle.

30 septembre 2032, 4 heures du matin

Manolis, pêcheur hellénois à la tête d’une modeste exploitation familiale, prend la mer avec son petit bateau à quatre heures, comme tous les matins depuis trente ans. La mer est calme, la journée sera sans doute radieuse, le temps étant particulièrement doux en cette fin du mois de septembre. « C’est bon pour les touristes », se dit Manolis, « mais moins pour la pêche ». Le réchauffement climatique ayant entraîné un changement de la température de la mer, Manolis est obligé d’aller de plus en plus au Nord pour trouver les célèbres xyfias qui font la renommée des restaurants de l’île. Cela le rapproche dangereusement des côtes constantines, Manolis le sait mais il n’a pas d’autre choix. Après six heures d’effort, aidé de ses deux filles aînées Eleni et Maria, le pêcheur a assez de poisson pour sa pêche du jour et décide de rentrer.

Il entame le chemin du retour lorsque Maria l’interpelle : elle aperçoit deux navires au loin qui semblent faire route vers eux. Manolis se maudit de n’avoir pas fait réparer sa radio. Ancien modèle datant de 2018, elle rencontre des problèmes depuis plusieurs mois et ne fonctionne plus que par intermittence. Il tente de contacter les deux navires à la radio mais n’y parvient pas. Eleni a saisi une paire de jumelles et décrit les bateaux au loin : il semble s’agir de navires garde-côtes, battant pavillon constantin. Les navires garde-côte atteignent rapidement le bateau de pêche.

Des garde-côtes lourdement armés montent à bord et accusent Manolis d’avoir pénétré de manière illégale dans les eaux territoriales constantines. Ils veulent pour preuve de sa duplicité sa manœuvre de fuite sans répondre à la radio. Le pêcheur affirme être resté en dehors des eaux constantines, système de navigation Newton à l’appui. Les garde-côtes affirment le contraire, montrant la position relevée par leur système de positionnement raccordé à Glabiss. La discussion s’envenime et les garde-côtes arrêtent Manolis et ses deux filles, dont la plus jeune, Eleni, n’est âgée que de 17 ans.

30 septembre 2032, 13 heures

Au ministère de la Défense hellénois, la pression monte. Il semblerait qu’une nouvelle manœuvre de brouillage du système de navigation Newton soit en cours depuis la veille, d’une ampleur bien plus importante que les précédentes. Nikos, stagiaire chargé de mission et veille des réseaux sociaux à l’état-major de la marine, remarque que de nombreuses familles de pêcheurs hellénois affirment que leurs bateaux ont été interceptés par les garde-côtes constantins et les personnes à bord arrêtées. Il fait remonter l’information, qui est rapidement confirmée par la sous-direction des pêches du ministère de l’Agriculture et des ressources naturelles. Plusieurs dizaines de navires de pêche hellénois, trompés par le système Newton défaillant, se seraient retrouvés dans les eaux territoriales constantines. Une cellule de crise est montée entre le ministère de la Défense, le ministère de l’Agriculture et le ministère des Affaires étrangères.

Parallèlement, la marine hellénoise constate que des navires de forage constantins ont pénétré dans les eaux territoriales hellénoises, accompagnés de frégates constantines.

30 septembre 2032, 15 heures

Le gouvernement constantin affirme avoir arrêté plusieurs espions hellénois, qui sous couvert d’activités de pêche se seraient rapprochés dangereusement de leurs côtes et se seraient livrés à des activités hostiles. Un démenti est aussitôt publié par le gouvernement hellénois, qui accuse l’alliance ouralo-constantine de chercher à provoquer un incident en brouillant délibérément le signal Newton dans la mer mioenne.

La république constantine affirme qu’elle ne libérera les pêcheurs que si la république hellénoise et ses alliés cessent immédiatement toutes leurs activités dans la zone. Elle fait notamment référence à l’exercice Polaris 32 qui doit se tenir en octobre et associe des navires francs, hellénois et romans. La république hellénoise accuse les Constantins de se livrer à « un chantage ridicule » et les somme de libérer immédiatement les pêcheurs emprisonnés.

L’incident diplomatique dégénère.

3 octobre 2032

La famille du pêcheur Manolis lance une campagne sur les réseaux sociaux pour l’anniversaire de sa fille Eleni, le 3 octobre, avec le #freeEleni. L’émoi est immense. La photo de la jeune fille est partagée des millions de fois sur les réseaux sociaux érébéens.

À côté des très nombreux messages de soutien et d’indignation apparaissent des messages la présentant comme une espionne de haut vol. Elle s’appellerait en réalité Zoé Martin, aurait 29 ans et serait une agente de la direction du renseignement militaire franc sous couverture. De même que d’autres supposés agents présents parmi les pêcheurs arrêtés, elle aurait pour mission de déployer des micro-drones sous-marins afin de collecter des informations sur les activités des marines constantine et ouralique dans la région.

Les services de renseignement érébéens pensent détecter une campagne de désinformation orchestrée par des « fermes à trolls » ouraliques qui créent des avatars en masse sur les réseaux sociaux et relaient ainsi de fausses nouvelles.

4 octobre 2032, 11 heures du matin

La première ministre hellénoise, Angeliki Alexiou, tient une conférence de presse. « Chers compatriotes hellénois, chers alliés érébéens, l’heure est grave. Comme vous le savez, la république de Constance a arrêté et détient actuellement 76 pêcheurs hellénois. Pire encore, elle affirme que si nous ne cédons pas à ses demandes ridicules, elle les incarcérera en raison de supposées activités d’espionnage parfaitement absurdes.

Toutes nos pensées et prières vont à la famille d’Eleni et à celles des autres pêcheurs arrêtés.

De bonne foi, nous avons tenté la voie diplomatique pour faire entendre raison à la république constantine et obtenir la libération pacifique de nos concitoyens. Malheureusement, la république constantine a adressé une fin de non-recevoir à toutes nos démarches.

La république hellénoise ne restera pas les bras croisés devant une telle injustice. C’est pourquoi j’annonce aujourd’hui la mobilisation de notre marine nationale, et invite nos alliés érébéens à se joindre à nous pour obliger Constance à reconnaître ses torts et à libérer Eleni ainsi que tous nos pêcheurs prisonniers, sous peine d’une réaction massive et immédiate. »

4 octobre 2032, 14 heures

Le groupe aéronaval franc, composé du porte-avions Charlemagne, fleuron de la flotte franque, de la frégate multi-missions (FREMM) Burgondie, de la frégate de défense aérienne (FDA) Chevalier Jean et du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Diamant, s’entraîne non loin de là.

La Burgondie détecte la présence de frégates constantines à proximité de l’île de Kupros, qui accompagnent des navires de forage. L’amiral Martin, commandant du groupe aéronaval, donne l’ordre à la Burgondie de s’approcher des frégates pour les interroger. Soudain, l’Anatole illumine la Burgondie de ses radars de conduite de tir. Surpris par cette manœuvre extrêmement agressive, le commandant de la Burgondie fait armer les postes de combat. Le précédent de 2029 est dans toutes les têtes. La frégate constantine tire, coulant la Burgondie. La riposte du reste du groupe aéronaval franc ne se fait pas attendre et l’Anatole est coulée à son tour tandis qu’une autre frégate constantine est endommagée par plusieurs missiles air-mer.

La communauté internationale est sous le choc. Cent morts sont à déplorer côté franc, cent cinquante côté constantin. Le président franc appelle le président constantin dans l’espoir d’arrêter l’escalade. Celui-ci accepte de mettre un terme à ses opérations jusqu’au lendemain.

Il appelle ensuite le président de la Néocosmie, principale puissance militaire de l’Alliance du Couchant, pour l’inviter à convoquer une réunion d’urgence de l’Alliance du Couchant et résoudre la crise. En effet, la République de Constance fait elle aussi partie de l’Alliance. La Néocosmie a réaffirmé plusieurs fois au cours de la dernière décennie son refus d’intervenir militairement contre un pays membre de l’Alliance, même si celui-ci était soutenu par l’empire ouralique. Le président franc essaye de convaincre le président néocosmien de la gravité de la situation, et l’informe qu’une campagne de désinformation constantine est en cours pour rejeter la faute sur l’équipage de la Burgondie.

7 octobre 2032

Une réunion de l’Alliance du Couchant est convoquée. La Franquie et Constance s’accusent mutuellement d’avoir tiré en premier. L’Hellénie accuse la république constantine de vouloir envahir l’île de Kupros. Constance s’indigne et affirme n’agir que dans l’objectif de protéger la minorité constantine de l’île, maltraitée par l’administration kupriote aux ordres du pouvoir hellénois. Elle revendique d’ailleurs une souveraineté historique sur l’île. Le président franc intervient pour rappeler qu’il dispose de l’arme nucléaire qu’il n’hésitera pas à l’utiliser si les intérêts vitaux d’un pays érébéen étaient menacés. Outré, le président constantin quitte la réunion en claquant la porte.

Le soir même, un premier détachement de forces spéciales constantines est déployé sur l’île de Kupros et accueilli par la minorité constantine en liesse. Les forces spéciales érébéennes, pré-positionnées, ne peuvent rien faire face à cet accueil triomphal de la population locale.

16 octobre 2032

L’empereur ouralique donne une conférence de presse aux côtés du président constantin. Il appelle la Franquie à s’excuser publiquement pour l’incident du 4 octobre et pousse les alliés à reconnaître la souveraineté constantine sur l’ensemble de l’île de Kupros.

22 octobre 2032

La densité de navires militaires francs, romans, hellénois, constantins et ouraliques dans la zone est extrême. Les frégates franques pensent également avoir détecté la présence d’un sous-marin ouralique.

La triade stratégique ouralique est mobilisée pour un exercice de grande ampleur, ce qui pousse les Érébéens à temporiser.

Novembre 2032

La Franquie, liée à la république hellénoise par des accords de défense et qui pleure le naufrage de la Burgondie, tente de mobiliser ses alliés néocosmiens et érébéens pour libérer l’île de Kupros.

Le président néocosmien presse le président franc de revenir sur sa déclaration sur la dimension érébéenne des intérêts vitaux afin d’éviter un conflit nucléaire mondial. Par le biais de l’Alliance du Couchant, la Néocosmie et les pays du Nord de l’Érèbe tentent de privilégier un dialogue diplomatique qui s’enlise. La Néocosmie est particulièrement inquiète de la vaste mobilisation en cours dans la mer Perlée, à l’Extrême-Orient, et ne souhaite pas être engagée sur deux fronts simultanément.

La république constantine affirme que les prisonniers hellénois seront traités comme des espions et pourraient être exécutés. L’empire ouralique se livre à une vaste campagne d’influence dans les pays érébéens pour légitimer la position constantine. La population des pays érébéens adhère de plus en plus à la thèse de Zoé Martin, et des manifestations de soutien à #freeEleni sont confrontées à des contre-manifestations de #prisonforZoé organisées sous l’influence de l’Ouralie.

Parallèlement, Constance et la Cyrénaïe, son allié du Sud de la mer Intramontagneuse, décident d’instrumentaliser les flux de migrants venus de la rive Sud pour faire pression sur les États érébéens.

Décembre 2032

À l’approche de Noël, l’ampleur des flux migratoires force l’Union érébéenne à mettre sur pied une opération de sauvetage maritime de grande ampleur au sud de l’île de Mios en mobilisant ses capacités militaires.

Le 12 décembre, un attentat est commis dans le quartier constantin de la capitale de Bavirie, un autre État érébéen, par des agitateurs pro-hellénois qui exigent la libération de l’île. L’attentat fait sept morts, dont deux enfants. Les services de renseignement francs et baviriens ont beau démontrer qu’il s’agit en réalité d’une opération téléguidée par l’empire ouralique, l’opinion publique bavirienne se retourne contre les hellénois de Kupros. Une vague de violences entre pro-constantins et anti-constantins se répand dans toute l’Érèbe, aggravée par la pression migratoire, et force les pays érébéens dont la Franquie à déployer massivement leurs armées sur le sol national.

Janvier 2033

Soucieuse de défendre la souveraineté hellénoise sur l’île de Kupros, la Franquie prend tout de même la tête d’une coalition érébéenne, composée notamment de la marine romane, d’un détachement de forces spéciales des pays du Nord de l’Érèbe et d’un appui logistique germain, pour lancer l’opération baptisée « Mer Vierge ». Elle a pour objectif de rétablir la souveraineté hellénoise sur l’ensemble de l’île de Kupros et de restaurer la paix en mer Intramontagneuse orientale.

3 février 2033

L’opération « Mer Vierge » commence.

Les marines romane et franque ont l’habitude de travailler ensemble grâce à des exercices réguliers, mais le brouillage des liaisons satellitaires par l’empire ouralique gêne leur coordination. La Franquie déploie son aviation de chasse dans la zone mais se heurte à une bulle de déni d’accès ouralo-constantine quasi impénétrable. En deux heures, elle perd huit avions de chasse.

La commandante de l’opération décide de déployer un détachement de forces spéciales fennoises au sol pour tenter d’endommager les systèmes de défense anti-aérienne ouraliques et de libérer une partie de la côte en vue d’un débarquement. Celui-ci se heurte à une résistance acharnée de la population constantinophone qui ne souhaite pas être « libérée ». Échec de l’opération.

Les navires de la coalition ne peuvent que patrouiller au large de l’île de Kupros, la situation est bloquée.

La Franquie lance une nouvelle attaque aérienne depuis le porte-avions Charlemagne. Cette fois, la République de Constance harcèle l’aviation de chasse franque avec des nuées de drones armés ou utilisés comme projectiles qui gênent le décollage des aéronefs. Une cyberattaque a paralysé le système de défense anti-drones du porte-avions. En dépit de la résistance acharnée du dispositif d’escorte du porte-avions, les drones détruisent dix avions de plus, certains n’ayant même pas eu le temps de décoller.

5 mars 2033

Sentant que l’intervention érébéenne en mer Intramontagneuse orientale semble de plus en plus difficile à porter politiquement, la république constantine pousse son avantage en prenant à partie la marine franque. Avec l’aide probable d’un sous-marin ouralique, trois frégates supplémentaires sont coulées. 400 morts du côté franc, ainsi que 50 parmi les militaires fennois du détachement de forces spéciales.

10 mars 2033

Une motion de censure est déposée à l’Assemblée nationale franque à l’encontre du gouvernement. Le Premier ministre est obligé de démissionner. La Franquie annonce son retrait de l’opération « Mer Vierge » et la cessation des hostilités. Constance proclame sa souveraineté sur Kupros.

2.   A strong ally stretched thin

2027

La crise de l’énergie survenue juste après la pandémie de Peste couronnée a profondément modifié les équilibres géopolitiques en Érèbe. Le prix des énergies fossiles a connu une croissance continue. Les énergies vertes n’ont pas réussi à se développer suffisamment vite pour couvrir les besoins du continent. Le projet de gazoduc EastFlow, supposé assurer l’approvisionnement de l’Érèbe centrale en gaz, a été interrompu suite à la crise volhynienne de 2022 au nord-est de l’Érèbe. La majorité des pays de l’Union érébéenne (UE) dépendent désormais de la Franquie pour leur approvisionnement en énergie nucléaire de nouvelle génération.

Profitant de la faillite de plusieurs États en proie à une contestation interne croissante, l’empire ouralique a étendu son influence en Anaptique, continent au sud de l’Érèbe dont il est séparé par la mer Intramontagneuse. Il a mis en place un gouvernement fantoche au Limadjan et en Cyrénaïe. Les Érébéens ont été contraints de mettre fin à l’opération de stabilisation des pays de l’Anaptique centrale, Ghourd, et la Franquie reste présente seulement au Gernidjan, voisin du Limadjan, dans un format réduit, pour protéger son approvisionnement en kryptonium, indispensable au fonctionnement des nouvelles centrales nucléaires. Malgré la fin de l’opération Ghourd, la situation est restée globalement stable sur le plan sécuritaire, les groupes paramilitaires ouraliques ayant pris l’ascendant sur les groupes religieux extrémistes.

10 novembre 2027, 16 heures 46

Le sergent Mayeul s’est retiré dans sa chambre pour son quartier libre. Il a encore épuisé son crédit Wifirst. Après un rapide coup d’œil autour de lui, il récupère dans une poche dissimulée de son duvet la carte SIM locale qu’il a achetée lors de sa dernière permission. Il sait que ce qu’il fait est interdit, mais le quota d’internet alloué aux militaires en opérations est largement insuffisant. Sa compagne Mélissa est enceinte de six mois, et il veille à l’appeler tous les jours en attendant de rentrer. Ils ont rendez-vous dans quinze minutes, ce qui lui laisse le temps de faire un tour sur Instagram.

Entre une publication sur la finale de la coupe du monde de hockey sur glace et un mème de Mike Echo, une vidéo attire son attention, publiée par le Mouvement militant pour la libération du Nord-Gernidjan (MMLNG). Mayeul constate qu’elle a déjà été vue plusieurs centaines de fois. Debout devant un pick-up, dans le désert, un homme masqué armé d’une kalachnikov scande des propos en labarien que Mayeul ne comprend pas. Intrigué, il regarde les commentaires et constate que les messages de soutien se multiplient, mêlés à des propos antifrancs. Le ressentiment de certaines franges de la population contre ce qu’ils qualifient d’« occupation » franque n’est pas nouveau, mais quelque chose dans la violence des commentaires interpelle le sergent. Il regarde l’heure : 17 h 01. Il est temps d’appeler Mélissa. Il tente de l’appeler une première fois, mais elle ne répond pas. Quinze minutes passent, toujours rien. Mayeul range son téléphone et se prépare pour sa mission du soir. Il réessayera plus tard.

10 novembre 2027, 19 heures 12

La patrouille franque quitte le camp à bord de trois véhicules blindés Ratel. La mission consiste à faire une reconnaissance au Sud du camp, où des mouvements suspects ont été observés ces dernières semaines. Au bout de deux heures de patrouille, les militaires s’arrêtent pour une pause. Mayeul sent son téléphone vibrer dans sa poche. Il a oublié de retirer la carte SIM en quittant sa chambre. C’est sans doute Mélissa qui rappelle. Il ne répond pas. Le chef de patrouille vérifie sur son ordinateur les coordonnées précises de la position où auraient été repérés les groupes hostiles. Deux caporaux fument une cigarette à côté du convoi. Tout est calme. Le téléphone vibre à nouveau. Mayeul décide de décrocher pour un appel rapide. Mélissa avait une échographie prévue cet après-midi et il est un peu inquiet puisqu’elle n’a pas décroché à l’heure du rendez-vous. Ils échangent quelques phrases, l’échographie s’est bien passée, les techniciens sont venus réparer la box internet, c’est pour cela qu’elle n’a pas pu répondre tout à l’heure. Rassuré, Mayeul raccroche. Tout à coup, il entend un vrombissement.

« Drone ! Drone ! »

Les soldats ont à peine le temps de se mettre à l’abri dans les Ratel que trois drones surgissent au-dessus de leurs têtes et larguent des charges explosives. En dépit du souffle, personne n’est blessé. Très adaptés au désert, les Ratel sont beaucoup mieux protégés que les anciens blindés légers depuis l’opération Ghourd. Les trois véhicules, fumants, repartent vers le camp, pied au plancher. À la radio, les patrouilleurs apprennent que leur camp a été attaqué par un groupe rebelle. Les assaillants ont tiré plusieurs obus de 120 mm et quelques roquettes mais ne semblaient pas chercher à y entrer. Ils sont repartis après quelques échanges de tirs. Trois soldats francs ont été touchés, dont un dans un état grave.

10 novembre 2027, 21 heures 32

Au centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), à Lutèce, tous les personnels du bureau Anaptique centrale ont été rappelés à leur poste. Le poste avancé de Labarou a été attaqué dans l’après-midi. Une patrouille au Sud du poste a été attaquée par drone au même moment, probablement localisée grâce à un téléphone emporté par l’un des militaires de la patrouille, au mépris des consignes de sécurité. Les officiers s’interrogent. Quel est le sens de cette attaque ? Quel était l’objectif des assaillants armés qui n’ont même pas cherché à entrer dans le camp ? La lieutenante Léa, officier renseignement chargée de la veille informationnelle pour le Gernidjan, reçoit un courriel de son point de contact à la direction générale de la sécurité extérieure. Elle déchiffre le document. Il semblerait qu’un groupe rebelle peu connu jusqu’alors, le Mouvement militant pour la libération du Nord-Gernidjan (MMLNG), projette de prendre le contrôle des mines de kryptonium du Nord du pays. Quelques minutes plus tard, le lieutenant Victor de la direction du renseignement militaire confirme ces informations. Le MMLNG aurait en réalité déjà pris le contrôle d’une partie des mines, probablement avec l’appui de forces spéciales ouraliques. L’attaque sur le détachement franc aurait été une diversion pour empêcher les forces franques d’intervenir. Pire, il semblerait qu’un coup d’État ait eu lieu et qu’une grande partie du Gernidjan soit tombée aux mains du MMLNG.

Le chef du CPCO appelle le chef d’état-major des armées, qui appelle le président de la république franque.

11 novembre 2027

Une vidéo est rendue publique par les dirigeants du MMLNG et reprise sur toutes les chaînes d’information en continu.

« Face à l’inaction du gouvernement, nous, les dirigeants du Mouvement militant pour la libération du Nord-Gernidjan, avons décidé de prendre les choses en main pour nous libérer de l’occupation franque.

L’époque où l’empire colonial franc pouvait venir piller sans contrepartie les ressources de notre pays est révolue. Le gouvernement gernidjanais, complice de ces agissements, doit être renversé.

Nous appelons tous les habitants du Gernidjan à prendre les armes et à nous rejoindre dans notre lutte pour l’indépendance. »

L’approvisionnement de la Franquie en kryptonium, vital pour le fonctionnement de ses centrales nucléaires et donc pour l’électricité d’une grande partie de l’Érèbe, est menacé.

13 novembre 2027

Le Conseil de sécurité de l’Organisation des Pays Unis (OPU) est réuni en urgence. La Franquie accuse l’empire ouralique de soutenir les insurgés gernidjanais, ce que celui-ci dément. L’Ouralie explique que son objectif est le même que celui de la Franquie, à savoir la stabilité dans la région. Appelée à l’aide par le gouvernement gernidjanais en exil, la Franquie soumet une résolution au Conseil de sécurité pour autoriser une intervention militaire. L’empire ouralique et l’empire mercurien, membres permanents du conseil, s’abstiennent. La résolution est adoptée.

Le président franc décide de déclencher immédiatement une opération de libération des mines. Le 2e régiment étranger de parachutistes (2e REP) franc sera déployé en premier pour reprendre le contrôle des mines, le temps de mettre en place une coalition érébéenne.

18 novembre 2027

L’opération « Kryptonite » est lancée.

Les légionnaires du 2e REP arrivent au Gernidjan. Si les forces spéciales ouraliques ont aidé le MMLNG à prendre le contrôle des mines, le renseignement militaire n’a pas détecté leur présence sur place depuis. Pourtant, ce qui aurait dû être une opération facile tourne au drame : en raison du minage du terrain par les insurgés, le 2e REP perd 35 soldats dès le premier jour. Faute de pouvoir avancer rapidement, les militaires francs tentent de contenir le groupe rebelle en attendant l’arrivée de renforts érébéens. Une guerre de positions s’engage, les avancées franques étant fortement ralenties par le manque de capacités de déminage.

L’hiver approchant et la demande d’électricité augmentant de jour en jour, la Franquie parvient à convaincre les pays de l’Union érébéenne de s’engager dans une coalition pour reprendre le contrôle des gisements de kryptonium. La Flandie, la Romanie, la Bavirie, la Germanie, l’Ibérie et la Haraldie se mobilisent, de même que les pays fennois qui promettent d’envoyer des détachements de forces spéciales.

15 décembre 2027

Plusieurs unités de l’armée gernidjanaise ont rejoint le MMLNG. Plutôt qu’une opération de contre-insurrection, c’est une véritable guerre qui se déclenche. Trois hélicoptères francs sont abattus par des tirs de roquette à la veille de l’arrivée des renforts. Les rebelles s’étant retranchés dans et autour des mines de kryptonium, une frappe de missiles par les Francs est impossible, sauf à détruire les ressources en minerai.

Les premiers contingents érébéens arrivent sur place. Grâce à l’expérience acquise dans la task force Telek, qui avait réuni les pays érébéens en 2021 dans une opération de lutte anti-terroriste commune, une chaîne logistique unifiée est mise en place, y compris pour le soutien pétrolier. Pour certains pays érébéens, il s’agit de leur première opération extérieure d’ampleur. Les problèmes techniques liés au déploiement de matériels n’ayant pas ou peu servi dans des conditions désertiques sont nombreux. Heureusement, le matériel franc est combat proven et les mécaniciens francs mettent leur expertise à disposition des autres contingents. Face aux difficultés d’approvisionnement en pétrole, en attendant les premiers convois pétroliers, les Francs prélèvent directement le carburéacteur des réservoirs des aéronefs pour alimenter une partie des camions de la coalition, les plus anciens seulement. En effet, certaines armées érébéennes ont appliqué à leurs véhicules militaires les mêmes normes environnementales que pour les véhicules civils, ce qui les empêche d’utiliser le carburéacteur des avions et le carburant de qualité médiocre disponible en Anaptique.

Les armées érébéennes parviennent à reprendre le contrôle des gisements de kryptonium, mais doivent faire face à des actions de harcèlement incessantes de la part de factions de l’armée gernidjanaise contrôlées par les rebelles qui associent des attaques de nuées de drones kamikazes et des tirs d’artillerie. Le bilan s’alourdit rapidement : une trentaine de morts et une cinquantaine de blessés sont à déplorer du côté de la coalition.

Publiquement, l’empire ouralique reste muet sur le conflit mais lance une vaste campagne de désinformation sur l’intervention érébéenne en Anaptique. De fausses vidéos mettant en scène des exactions commises par les soldats érébéens sur la population locale sont diffusées. Les services de renseignement érébéens parviennent à imputer la manipulation des images à l’empire ouralique. Le soir même, de manière coordonnée, sur l’ensemble des chaînes d’information, les dirigeants érébéens attribuent l’action de désinformation à des groupes de hackers liés à l’empire ouralique. La guerre informationnelle fait rage dans le cyberespace. La Franquie et les pays fennois mobilisent leur réserve cyber et lutte informationnelle. Elles répliquent à chaque fausse information par la diffusion des preuves du montage.

Février 2028

Sous couvert d’un exercice militaire, l’empire ouralique mobilise des troupes à la frontière des pays fennois dans le Nord de l’Érèbe. Dans le même temps, les administrations des pays fennois sont victimes de cyberattaques de grande ampleur. L’administration néocosmienne recommande à ses ressortissants d’évacuer le Nord de l’Érèbe.

Les contingents des pays du Nord et de l’Est de l’Érèbe se retirent en catastrophe de la coalition érébéenne au Gernidjan pour défendre leur territoire. Ces pays fournissaient des maillons essentiels de la chaîne logistique, notamment sur le plan du ravitaillement médical.

La Franquie tente de reconstruire une chaîne logistique en urgence mais les soutiens érébéens tardent à arriver, la plupart des pays n’étant pas en capacité de se mobiliser sur deux fronts simultanément.

Les pays de l’Alliance du Couchant se mobilisent en mer fennoise pour décourager l’empire ouralique. La Franquie contribue à hauteur de deux frégates envoyées au large des pays fennois, d’une brigade aéroterrestre au sol et d’un soutien aérien. La Néocosmie annonce qu’elle met des capacités aériennes et spatiales à la disposition des Érébéens mais qu’elle ne consentira aucune empreinte au sol, ni aucune participation à des raids aériens.

Mars 2028

Face à la mobilisation des armées de l’Alliance, l’empire ouralique prétend devoir protéger ses ressortissants dans les pays fennois. Des forces spéciales ouraliques sont aperçues sur leurs territoires. Les populations fennoises sont terrifiées et chacun craint qu’une provocation ne mette le feu aux poudres.

L’Alliance continue de montrer sa présence à travers des mobilisations maritimes et aériennes. Lors d’un survol de la zone fennoise, un avion de chasse lublignais est abattu par les systèmes de défense sol-air ouraliques basés dans l’enclave ouralique de Mont-Royal. Les autorités ouraliques plaident une erreur d’un de leurs opérateurs qui ont cru détecter une incursion dans l’espace aérien ouralique. La tension monte. La Franquie participe aux démonstrations de force alliées qui s’intensifient. Les missions de renseignement détectent de nouveaux mouvements de troupes vers les frontières fennoises.

Avril 2028

Dans le Nord du Gernidjan, les combats se font plus intenses. Les rebelles ont profité de la désorganisation de la chaîne logistique franque pour pousser leur avantage. La Franquie est contrainte de mobiliser son aviation pour des frappes d’appui au sol de plus en plus fréquentes sur les camps éloignés des mines. Le format de son aviation de chasse ne lui permet plus d’assurer à la fois les missions alliées dans le Nord de l’Érèbe, la protection des troupes en Anaptique, la protection des approches du territoire national et de conserver des avions pour la dissuasion nucléaire. Les combattants du MMLNG frappent régulièrement les convois logistiques pétroliers à l’aide de drones, en dépit des embargos votés à l’OPU, démoralisant les troupes.

Au Nord de l’Érèbe, l’empire ouralique exige le retrait des forces de l’Alliance de la zone fennoise et la fin de l’opération Fennic Air Policing, en échange d’une intervention de sa part dans le Nord du Gernidjan pour faire cesser les activités du MMLNG. L’Alliance refuse ce chantage, les pays fennois étant des membres à part entière de l’Union érébéenne et de l’Alliance.

Fin avril – début mai 2028

Face au refus de l’Alliance de retirer ses troupes de la zone fennoise, l’empire ouralique apporte officiellement son soutien au MMLNG. Des systèmes anti-aériens ultra-modernes sont déployés sur place. La Franquie et la Bavirie perdent respectivement sept et quatre avions de chasse. Étirée sur plusieurs fronts et contrainte par un format trop réduit, la Franquie est obligée de désengager son aviation de chasse pour ne pas perdre ce qui lui reste d’aéronefs. Le détachement érébéen se retire en catastrophe.

Mais de l’autre côté de la mer Intramontagneuse, la résistance s’organise.

Mai – juillet 2028

Depuis le mois de février, les pays érébéens ont fédéré leurs moyens pour acquérir du kryptonium hors de prix auprès du Tarkistan, dont les gisements ne sont pas taris, même s’ils sont mal exploités. Les industriels érébéens se sont mobilisés, au premier rang desquels Ventcar et Dattaque, qui combinent leurs efforts. Grâce aux stocks stratégiques constitués à l’échelle érébéenne et au détournement provisoire des chaînes export et des chaînes civiles, ils commencent à reconstituer les aéronefs détruits. L’armée de l’Air franque mobilise ses réservistes et la formation des jeunes pilotes est accélérée.

Depuis plusieurs mois, la Commission érébéenne a par ailleurs tout tenté pour relancer la production de munitions, dont les stocks sont épuisés par le conflit au Gernidjan et qui feront cruellement défaut dans le Nord-Est. Malheureusement, les infrastructures, les machines et les compétences ont disparu. Les productions sur le sol érébéen n’étaient en effet plus compétitives depuis l’adoption d’une ambitieuse législation environnementale en 2022 et les gouvernements avaient préféré acheter leurs munitions à l’étranger.

Bien qu’ayant refusé d’avoir la moindre empreinte au sol au Gernidjan depuis le début du conflit, la Germanie a néanmoins apporté un soutien logistique à la coalition et participe au dispositif de découragement dans les pays du Nord de l’Érèbe. De plus, grâce au dynamisme de plusieurs filiales de production d’armement et de munitions installées dans des pays du sud de l’Anaptique, soumises à un cadre juridique moins contraignant qu’en Érèbe, les industriels germains parviennent à reconstituer des stocks de munitions critiques pour la coalition en un temps record.

Octobre 2028

La remontée en puissance se poursuit. De nombreux entraînements communs ont été réalisés, notamment entre unités terrestres et forces spéciales érébéennes. Une nouvelle opération, « Reconquête », est lancée.

Grâce à une combinaison de moyens de surveillance satellitaires et d’une action au sol des forces spéciales, les bulles de déni d’accès aérien ouraliques sont amoindries, si ce n’est désarmées. L’ultime offensive érébéenne pour libérer le Gernidjan bénéficie d’un soutien aérien composite, mêlant des avions de chasse d’ancienne génération, des drones dernier cri et des chasseurs alliés. Les aéronefs sont toutefois confrontés aux drones et aux avions de chasse de l’empire ouralique qui font des dégâts considérables dans les rangs francs, compte tenu du manque d’expérience d’une partie des pilotes. En effet, les plus expérimentés ont été maintenus au Nord-Est de l’Érèbe et sur le territoire national.

Les Érébéens parviennent cependant à mettre en déroute le gouvernement installé par l’empire ouralique, à restaurer la liberté de commerce et à organiser des élections anticipées. Une mission de l’Union érébéenne associant l’agence de développement de l’Union avec une présence militaire renforcée s’installe au Gernidjan.

La Franquie pleure une centaine de morts, davantage de blessés, dont de nombreux blessés psychiques traumatisés par le harcèlement des drones, et ses forces aériennes sont exsangues. Mais l’Union érébéenne et son autonomie énergétique sont sauvées et un élan de solidarité immense traverse l’Érèbe, plus soudée que jamais, symbolisé par des centaines d’images de soldats érébéens combattant côte à côte partagées sur les réseaux sociaux.


3.   Tentation par moins soixante degrés

2035.

La fin des années 2020 a été marquée par de nombreux conflits liés à l’exploitation des ressources naturelles, notamment énergétiques. La Néocosmie s’est progressivement détournée du multilatéralisme et de ses alliés historiques. L’empire mercurien a quant à lui tiré profit de la crise économique, qui a vu les États de l’Union érébéenne affaiblis par la hausse brutale des prix de l’énergie et la pression de la dette suite à la politique du « quoi qu’il en coûte », mise en œuvre pour faire face à l’épidémie de Peste couronnée de 2020-2022.

La numérisation des sociétés s’étant poursuivie à grands pas, les gisements de terres rares ont été largement exploités et nombre d’entre eux sont épuisés, y compris ceux découverts dans les fonds marins. Largement soutenue par le gouvernement néocosmien, WSpace, la société de Willy Web, prétend envoyer des vaisseaux spatiaux miner des astéroïdes, en prévision de l’épuisement des ressources terrestres.

L’empire mercurien dispose pour l’instant des dernières réserves de terres rares, à la fois sur son propre territoire et dans les pays d’Anaptique dont il a pris le contrôle grâce à ses investissements massifs depuis les années 2010.

Le réchauffement climatique s’est accéléré, entraînant la multiplication des catastrophes naturelles. La recherche s’intensifie en Septentrionique, continent glacé situé au pôle Sud, pour mieux prédire les phénomènes qui lui sont liés. L’empire mercurien, qui s’est imposé comme chef de file de la lutte contre le réchauffement climatique grâce à ses investissements massifs dans les énergies renouvelables, finance près de 80 % de la recherche scientifique sur le continent austral et a racheté la majorité des bases de recherche existantes.

Le tourisme polaire est également en plein essor, motivé par la volonté de « voir les glaciers avant qu’ils ne disparaissent pour toujours ».

3 novembre 2035, 5 heures du matin

Benjamin allume sa machine à café avant de parcourir la liste des réservations de la semaine. Ingénieur de formation, ses convictions écologistes l’ont poussé à une reconversion dans le tourisme polaire, dans l’espoir de convaincre les visiteurs de l’importance de la protection des glaciers et de la lutte contre le réchauffement climatique. L’aspect commercial de l’activité lui déplaît, mais l’entreprise pour laquelle il travaille reverse 10 % de son chiffre d’affaires à des associations écologistes, et il est convaincu que son travail de sensibilisation finira par porter ses fruits.

Pour la troisième semaine d’affilée, il constate que toutes les places ont été réservées par des tour operators mercuriens. Le tourisme polaire est particulièrement prisé dans l’empire mercurien, où l’opinion publique est très sensibilisée aux effets du réchauffement climatique depuis le virage opéré par son gouvernement après la Réunion internationale sur le climat de 2025. Benjamin se souvient de l’époque où l’empire mercurien était l’un des plus gros pollueurs mondiaux. Et dire qu’aujourd’hui ce sont les Mercuriens qui financent la quasi-totalité des activités de recherche scientifique menées en Septentrionique !

Il se prépare rapidement : il doit être à 6 heures 15 au port pour accueillir les dix groupes et les répartir entre les différentes équipes. En tout, ce sont près de 300 personnes qui viennent chaque semaine découvrir la beauté fragile des glaciers.

3 novembre 2025, 11 heures du matin

Benjamin a réparti les groupes entre les différents guides et a pris la tête du premier. Après un court passage dans les chambres pour que les touristes puissent poser leurs affaires, ils sont en route vers la base franque de David-Néel. Il s’agit d’un point de vue idéal pour la photographie, permettant de capturer la lumière si particulière du pôle Sud. Après s’être prêté de bonne grâce au rôle de photographe de groupe, Benjamin prend un moment pour admirer le formidable glacier qui se trouve face à lui. Il est perdu dans ses pensées lorsqu’il aperçoit une forme sombre le long de la côte. Intrigué, il attrape ses jumelles. Il voit alors ce qui ressemble à un petit navire, et des hommes s’activant autour pour décharger du matériel. Interloqué, il se retourne pour aller chercher sa radio restée dans la motoneige mais se retrouve nez à nez avec l’un des touristes, et le canon d’un calibre 5,8.

3 novembre 2025, 19 heures

Au centre national de la recherche scientifique (CNRS) franc, on commence à s’inquiéter. Tout contact a été perdu avec la station de recherches franquo-romane Concordia du Dôme C et la base de David-Néel en Terre Amélie depuis midi. Cela arrive couramment lors des tempêtes polaires, mais ce n’est pas la saison. Il s’agit de l’une des dernières stations occidentales sur cette partie du continent, les autres ayant toutes été investies par l’empire mercurien. Les autres bases continuent de répondre comme à l’accoutumée et ne signalent rien d’anormal. Il est décidé qu’une expédition partira le lendemain matin de la base romane en l’absence de réponse de David-Néel et de Concordia.

5 novembre 2025, 8 heures du matin

La commandante Églantine, cheffe du bureau Océanie de la direction du renseignement militaire franc, s’interroge. Pendant la nuit, elle a reçu un courriel du directeur des recherches septentrioniques du CNRS, un ami d’enfance. Celui-ci évoque une perte de contact anormale avec les stations de recherche en Terre Amélie. Elle ne voit pas très bien en quoi cela la concerne, mais en parcourant la synthèse hebdomadaire de la cellule de surveillance satellitaire du Sud de l’Océanie, elle constate que les algorithmes ont détecté des mouvements anormaux de navires mercuriens dans la région. Elle informe le centre de planification et de conduite des opérations. Il est décidé de dérouter une frégate de la Marine nationale appareillée en Nouvelle-Calcédoine pour une mission d’inspection dans l’océan Austral.

6 novembre 2025

Au ministère des Affaires étrangères franc, l’information est également remontée. Tout contact a été perdu avec les stations de recherche franques de la Terre Amélie, et l’expédition romane partie 72 heures auparavant pour les rejoindre a également disparu. Au centre de crise et de soutien (CCS), un chercheur du CNRS explique que des stations situées à l’autre bout du continent ont relevé une activité sismique inhabituelle. À l’Organisation internationale de la Recherche polaire, personne ne sait ce qui se passe. Les ressortissants mercuriens ont quitté leurs postes et ne répondent plus.

10 novembre 2025

Après une période de flottement, plusieurs sources d’information semblent confirmer que l’empire mercurien a pris le contrôle d’une partie du continent austral et y mène des explorations minières. Des terres rares auraient été découvertes par leurs scientifiques, qui auraient gardé l’information secrète pendant plusieurs années. Des images satellitaires montrent que Mercure a installé plusieurs puits de forage, et la zone semble déjà militarisée.

Devant les réactions indignées de la communauté internationale, le ministère des Affaires étrangères mercurien se fend d’un communiqué de presse :

« L’empire mercurien fournit au monde entier les technologies devenues indispensables à l’accomplissement des tâches les plus élémentaires. Sans les micro-processeurs mercuriens, les hôpitaux, les systèmes bancaires, les administrations de la plupart des pays du monde cesseraient de fonctionner.

Malheureusement, leur production requiert des matériaux rares, dont la plupart des réserves mondiales ont été épuisées. Il y a de cela quelques mois, une équipe de scientifiques mercuriens a découvert des gisements très importants de ces minerais en Septentrionique.

Nous avons alors choisi de garder l’information confidentielle, pour éviter une course à l’exploitation comme celle à laquelle se livrent certains de nos compétiteurs vis-à-vis des astéroïdes, au mépris des règles environnementales les plus élémentaires.

Nous avons donc décidé de prendre le contrôle de ces gisements afin d’en assurer une extraction propre, qui ne mette pas davantage en danger le continent austral déjà menacé par la fonte des glaces.

Les personnels des diverses organisations travaillant sur place sont gardés en sécurité, les conditions météorologiques ne permettant pas leur rapatriement pour l’instant. »

12 novembre 2025

Le Conseil érébéen est réuni en urgence. Les États érébéens ne sont pas dupes. Sous couvert de bonnes intentions, l’empire mercurien vient en réalité de conquérir de facto une partie des ressources les plus précieuses de la planète, le plaçant dans une situation de monopole. Il retient en otage près de cinquante ressortissants érébéens, chercheurs et guides d’agences touristiques, et a pris le contrôle de quatre stations de recherche érébéennes.

De plus, il s’agit d’une violation flagrante du droit international et de la coutume ayant toujours prévalu dans le continent austral. Toute exploitation commerciale et toute militarisation de la zone sont formellement interdites par le Traité sur la Septentrionique dont l’empire mercurien est signataire depuis 1982.

D’après les scientifiques érébéens, l’exploitation des terres rares australes accélérera dramatiquement la fonte des glaces, accentuant le dérèglement climatique sur toute la planète.

Les pays érébéens décident de monter une opération conjointe avec le Big Land et la Nouvelle-York, inquiets du renforcement de la présence militaire mercurienne dans la zone, afin de libérer leurs ressortissants et de rétablir le droit international. Appelée à l’aide, la Néocosmie hésite à s’engager. Willy Web, très introduit dans les milieux dirigeants, prétend que son projet de prospection spatiale offrira à la Néocosmie un accès exclusif à des minerais bien plus intéressants. Les dirigeants néocosmiens doutent par ailleurs que l’opinion publique soutienne une intervention en Septentrionique.

14 novembre 2025

L’opération « Chasse-neige » est lancée.

La Franquie envoie un régiment d’artillerie de montagne, deux bataillons de chasseurs montagnards, deux régiments d’infanterie de marine et un détachement de forces spéciales. La Romanie fournit deux bataillons de chasseurs montagnards et un régiment du génie, la Flandie un régiment de blindés et un régiment d’infanterie, la Bavirie et l’Ibérie des capacités logistiques, le Big Land et la Nouvelle-York un appui aérien et un détachement de forces spéciales. L’opération est placée sous commandement franquo-roman.

Faute de capacités de transport stratégique suffisantes, une noria se met en place lentement pour acheminer les forces vers la Septentrionique. La plupart des navires érébéens mettront en effet une quarantaine de jours pour atteindre le continent austral. Grâce à ses forces prépositionnées dans l’océan Austral, qui lui offrent une meilleure réactivité, la Franquie prend la tête de la coalition érébéenne. Outre ses satellites militaires, ses avions et ses navires de renseignement lui permettent de prendre rapidement connaissance de la situation opérationnelle en attendant l’arrivée des troupes.

15 novembre 2025 – 12 décembre 2025

L’empire mercurien a libéré une partie des Érébéens, mais a arrêté une dizaine d’entre eux au motif qu’ils auraient tenu des propos prohibés par la législation mercurienne sur la liberté d’expression. Ils ont été transférés à Mercure où les autorités leur promettent un procès équitable sine die. En Érèbe, les autorités s’insurgent contre cette violation du principe de territorialité et donc de souveraineté. Elles dénoncent une prise d’otages.

Les États érébéens tentent de convaincre la Néocosmie des risques d’une désagrégation du continent austral pour l’ensemble de la planète.

Les deux camps se livrent à une course effrénée vers l’autre extrémité du continent austral, dans l’objectif de contrôler le plus de territoire possible. Les quelques pays disposant encore de bases en Septentrionique n’opposent qu’une faible résistance à l’une ou l’autre des parties, aucun n’étant en mesure de projeter des forces dans ces conditions extrêmes.

13 décembre 2025 – 15 février 2026

Au 13 décembre, le continent austral est effectivement séparé en deux, Mercure d’un côté, Érébéens de l’autre. Le conflit a fait 1 000 morts du côté mercurien, et 700 du côté érébéen.

S’engage alors une guerre de positions dans le crépuscule polaire. Les frappes aériennes sont rendues particulièrement difficiles en raison des conditions météorologiques et du recours à des techniques de brouillage par Mercure. Le climat polaire pèse sur le moral des troupes, logées dans des baraquements inadaptés pour une zone aussi froide. L’hiver austral, qui dure de mars à septembre, rendra le ravitaillement encore plus difficile, les navires ne pouvant plus s’approcher des côtes. Les belligérants se barricadent pour passer l’hiver et rationnent leurs stocks, mais les Érébéens doivent se rendre à l’évidence : il leur sera impossible de tenir jusqu’en octobre sans de très lourdes pertes.

Entre-temps, les premiers essais de minage d’astéroïdes de WSpace se sont révélés être une catastrophe. Le budget du programme a été multiplié par dix, et ne semble pas en mesure de réussir avant au moins dix ans, contrairement à ce qu’annonçait Willy Web. La Néocosmie accepte alors de venir en aide aux Érébéens, et lance une contre-offensive surprise depuis la mer qui prend les Mercuriens de court.

Pris en tenaille entre les Érébéens d’un côté, les Néocosmiens de l’autre et la perspective de l’hiver austral, l’empire mercurien recherche alors un accord avec la Néocosmie. Les deux grands se partagent le continent austral, au mépris des intérêts érébéens qui obtiennent toutefois la libération de leurs ressortissants.

Une nouvelle ère s’ouvre, marquée désormais par une compétition tripolaire, que les spécialistes ne tardent pas à surnommer la guerre glacée, en référence à la guerre froide du XXe siècle.


—  1  —

   Deuxième partie : notre outil de défense, bien qu’en pleine réorientation, saurait-il faire face à un conflit de haute intensité ?

I.   Un outil de défense expéditionnaire tourné vers la lutte anti-terroriste

Depuis 1990, les armées françaises ont financé leur modernisation par la réduction de leurs effectifs et du nombre de leurs plateformes. Selon l’expression consacrée, il s’agissait de « retirer les dividendes de la paix ». Le retour de l’instabilité, des crises et des menaces constaté dans le livre blanc de 2008 n’ont fait que renforcer le troc de la masse contre la technologie dans le contexte des contraintes budgétaires héritées de la crise financière de 2008. Comme le rappelle la récente étude de l’IFRI précitée, « entre 1999 et 2014, les pays européens ont ainsi réduit de 66 % leurs parcs de chars de bataille, de 45 % leur aviation de combat et de 25 % leur flotte de bâtiments de surface. Inversement, les moyens de projection comme le ravitaillement en vol (+ 6 %) et de mobilité tactique comme les hélicoptères (+ 27 %) s’accroissaient, attestant de la transition d’un modèle de haute intensité vers un modèle expéditionnaire à "l’empreinte légère” ». ([21])

A.   Le « bonzaï » français : un modèle cohérent, crédible, mais expéditionnaire et dont la singularité est menacée

Toutefois, en dépit de la réduction spectaculaire de ses moyens militaires depuis 1990 et de la priorité conférée aux moyens de lutte anti-terroriste (renseignement et capacités expéditionnaires), la France a soigneusement évité les impasses majeures et veillé à entretenir des noyaux de compétences indispensables à une remontée en puissance.

En d’autres termes, s’il peut être qualifié sans conteste d’« échantillonnaire », le « bonzaï » français, comme l’ont appelé certains ([22]), est prêt à croître à tout instant dans la direction voulue par les autorités politiques, fait unique en Europe, et il confère à la France une capacité à jouer un rôle déterminant dans des coalitions aux côtés de ses alliés.

1.   Un modèle d’armées certes échantillonnaire

Depuis 1945, toutes les armées occidentales ont tenté de troquer du volume de forces contre de la technologie dans le cadre d’une stratégie de compensation (offset strategy) visant à réduire les forces conventionnelles au profit du nucléaire (doctrine du New Look mise en œuvre dès 1952 par Eisenhower).

À partir des années 1970-1980, la numérisation a été à l’origine d’une nouvelle stratégie de compensation (Second Offset Strategy) aussi désignée par le terme de RAM, pour révolution dans les affaires militaires, visant à compenser la supériorité numérique du pacte de Varsovie par une supériorité technologique notamment en matière de ciblage de précision et de frappe dans la profondeur.

La réduction continue des effectifs, des stocks et du nombre de plateformes au profit de la sophistication et de la polyvalence de systèmes a ensuite correspondu à l’engagement dans des missions orientées vers la stabilisation, le maintien de la paix ou la contre-insurrection, dans des environnements opérationnels relativement favorables.

En dépit de l’évolution du contexte géopolitique observée dès 2008, la stratégie de compensation s’est poursuivie sous l’effet de la contrainte budgétaire, aboutissant à une réduction très significative des parcs d’équipements, aussi permise par des mutualisations.

Évolution du nombre de plateformes en dotations
dans les armées françaises

(unités)

 

1991

2001

2021

2030

Chars de bataille

1 349

809

222

200

Avions de combat

(Air + Marine)

686

374

254

225

Grands bâtiments de surface

37*

26*

19

19

Effectif militaire (et réservistes)

453 000

(420 000)

273 000

(420 000)

203 000

(41 000)

-

(*) Chiffres corrigés pour correspondre au même périmètre que celui retenu pour 2030.

Sources : IFRI, état-major de la Marine.

a.   Les forces terrestres

L’armée de Terre qui comptait quinze divisions à la fin de la Guerre froide, soit environ 300 000 militaires, n’a plus que l’équivalent de deux divisions concentrées sur le segment médian, c’est-à-dire polyvalentes, capables de survivre dans un environnement contesté mais suffisamment légères pour demeurer expéditionnaires. Dès la fin de la Guerre froide, ses capacités de feux dans la profondeur ont été réduites, tout comme ses capacités de défense sol-air ou son génie divisionnaire. Ses capacités de guerre électronique sont logiquement faibles après des années de combat face à des adversaires ne disposant pas de moyens sophistiqués. Mais comme l’a souligné M. Tenenbaum au cours de son audition, le retour de la haute intensité repose avec acuité la question de la suffisance de ces moyens. Dans le Haut-Karabakh, en effet, « les Arméniens ont perdu 220 chars dans le conflit, soit rigoureusement notre parc de Leclerc. 170 lance-roquettes ont été détruits. Nous en avons 13. »

Pour mémoire, en 1991, lors de la première guerre du Golfe, la France avait engagé toute une division dans l’opération Daguet. « À l’issue de ce conflit, bien que la presse se soit gaussée d’une forme de promenade de santé pour les armées occidentales, personne n’en menait bien large », a rappelé le général Vincent Guionie, commandant des forces terrestres. La coalition a déploré 300 morts. Il y en a eu 100 fois plus côté irakien. 30 chars de la coalition ont été détruits. 100 fois plus côté irakien. « La France doit être capable de redéployer un tel dispositif comme le prévoit le contrat opérationnel », a affirmé le commandant des forces terrestres. Mais le peut-elle aujourd’hui, tout en assurant ses autres missions, en particulier Barkhane et Sentinelle, et compte tenu des importantes mutualisations dont ses parcs de véhicules ont fait l’objet ?

b.   Les forces aériennes

Évolution du parc de l’armée de l’Air et de l’espace depuis 1990

Source : Raphaël Briant, Jean-Baptiste Florant, Michel Pesqueur, La masse dans les armées françaises, un défi pour la haute intensité, Focus stratégique n° 105, centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales, juin 2021, page 20.

Outre l’évolution du contexte géostratégique, la réduction des flottes de l’armée de l’Air a aussi été rendue nécessaire par la progression moyenne du coût des aéronefs, estimée entre 3 et 5 % au-dessus de l’inflation. Plus les appareils sont sophistiqués, plus leur coût augmente et plus leur coût augmente, plus les acquisitions sont réduites, ce qui renchérit encore leur développement faute d’économies d’échelle.

Le nombre d’aéronefs disponibles est encore limité par l’indisponibilité des appareils en maintenance ou l’attrition normale (les accidents divers), en partie incompressible, et par la mutualisation des fonctions. Selon l’ancien commandant des FAS, avec 117 Rafale et un taux de disponibilité qui peut difficilement dépasser 0,7, l’armée de l’Air et de l’espace n’a en réalité que 80 avions de chasse « bons de guerre ». Dans le cas d’un conflit de haute intensité, compte tenu du taux de disponibilité et de la sanctuarisation des avions de combat nécessaires pour la dissuasion et la posture permanente de sûreté aérienne, seule une trentaine d’avions de combat environ seraient véritablement disponibles pour mener le combat conventionnel au début. Par la suite, du fait de l’attrition, ce nombre chuterait plus ou moins rapidement… En 1991, 30 appareils ont été perdus en un peu plus d’un mois, ce qui correspond à une attrition de 0,05 %. En Bosnie (1995), l’attrition a été évaluée à 0,05 % également et en Serbie (1999), 0,01 %. Mais ces conflits ne sont pas représentatifs des conflits futurs car la supériorité aérienne était acquise. Pendant la guerre de Kippour en 1973, les Israéliens ont perdu 60 avions de combat en quatre jours à cause des missiles sol-air, soit une attrition de 4 %. Les Israéliens ne reprirent l’avantage qu’avec l’évolution des tactiques (attaques en très basse altitude) et la neutralisation des missiles anti-aériens par des infiltrations au sol. En 2008, la Russie a connu une attrition de 3,5 % contre la Géorgie. Selon l’ancien commandant des forces aériennes stratégiques, le général Bruno Maigret, « dans un conflit de haute intensité, avec un taux d’attrition proche de celui des Malouines en 1982 (8 %) l’armée de l’Air n’aurait plus d’avions en dix jours et vraisemblablement plus de missiles au bout de deux jours. »

La France a aussi des flottes d’appui aux opérations réduites à la portion congrue. Outre l’absence des gros porteurs de transport stratégique, aujourd’hui des Antonov 124 loués en Ukraine, en Russie ou aux Émirats en cas de besoin, l’étude de la RAND Corporation précitée souligne à juste titre la faiblesse du nombre d’A330 Multirole Tanker Transports Phoenix qui assurent le ravitaillement en vol des appareils, le manque de munitions et le manque de moyens de défense antiaériens.

c.   Les forces navales

Les forces navales ont été considérablement réduites depuis 1985, le nombre de marins passant de 75 000 à 35 000 environ et la flotte se réduisant de 147 vaisseaux à 80 aujourd’hui. La priorité a été conférée à des grands programmes d’armement comme le porte-avions ou les sous-marins et au maintien d’une capacité crédible de guerre sous-marine. Le renouvellement des moyens hauturiers de la Marine nationale à partir de 2000 (le porte-avions, les trois porte-hélicoptères amphibies, les frégates de défense aérienne et les frégates multi-missions) a permis de conserver les capacités d’une Marine océanique, capable de se déployer loin et longtemps, mais avait fait l’impasse sur la modernisation des avions de patrouille maritime, de la flotte logistique, des patrouilleurs ou encore de pétroliers ravitailleurs dont l’état était préoccupant.

Bâtiments de combat de la Marine française en service fin 2018

(unités)

Type

Quantité

Porte-avions

1

Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE)

4

Sous-marins nucléaires d’attaque (SNA)

6

Frégates de 1er rang

11

Frégates de 2e rang

11

Avisos - Patrouilleurs de haute mer

7

Patrouilleurs

11

Patrouilleurs de gendarmerie

6

Bâtiments anti-mines

17

Quantité totale

74

Tonnage total

206 134

Source : état-major de la Marine.

Plus encore que dans le domaine terrestre, la question de la masse brute dans la stratégie navale implique de distinguer le nombre de bâtiments, le déplacement (tonnage global de la flotte et de chaque bâtiment en particulier) et la puissance de feu (armement des bâtiments). Aujourd’hui ce format semble partiellement désuet, comme en atteste le déploiement régulier de la force d’action navale sur quatre à cinq théâtres simultanément.

2.   Une capacité à entrer en premier sur un théâtre et des aptitudes au combat largement démontrées

En dépit de son caractère échantillonnaire, la France reste une puissance militaire crédible. Depuis la fin de la Guerre froide, elle a conclu de ses livres blancs et revues stratégiques successives la nécessité de conserver un modèle d’armée aussi complet que possible pour intervenir en tout temps et en tous lieux pour protéger ses intérêts nationaux. Comme l’ont confirmé plusieurs hauts responsables des ministères chargés de la défense et des affaires étrangères aux rapporteurs, bien que le soutien américain reste indispensable pour de nombreuses opérations, la recherche d’un modèle d’armée complet, garantie d’une capacité à entrer en premier sur un théâtre, reste un guide constant. D’après le récent rapport de la RAND Corporation, précité, la France possède actuellement l’une des armées les plus capable des pays occidentaux en dehors des États-Unis grâce à cet engagement : « France currently possesses one of Western Europe’s most capable militaries, owing to the country’s commitment to maintaining as wide a range of military capabilities as possible and preserving its capacity to handle any kind of conflict, including high-intensity conventional warfare, without the necessity of allies. Like all Western European militaries, the French military has significantly reduced its force structure. » ([23])

La France dispose en effet de plateformes de renseignement électromagnétique lui permettant de localiser les adversaires et les émetteurs radars (depuis le retrait des Transall Gabriel, il s’agit essentiellement de capacités satellitaires et du navire de renseignement Dupuy-de-Lôme), de capacités d’imagerie satellitaire ou de reconnaissance optique de haute altitude (avions de reconnaissance, quelques drones Reaper) et de munitions guidées (missiles de croisière, bombes guidées) bien qu’en petit nombre. La France ne dispose en revanche ni de capacités de brouillage aéroportées, ni de munitions antiradars, ce qu’elle surmonterait vraisemblablement au prix de risques accrus pour ses pilotes.

L’armée française est enfin considérée à bon droit comme l’une des plus aguerries du monde occidental, notamment grâce à la variété et à a fréquence de ses engagements depuis plus de vingt ans, en Afghanistan, en Syrie, en Libye, au Sahel, au Liban, dans le ciel des États baltes ou au sol, à Tapa, dans le golfe d’Aden, mais aussi en France, dans le cadre de l’opération Sentinelle ou dans le cadre de l’opération Harpie pour lutter contre l’orpaillage illégal en Guyane. Comme l’a souligné le directeur central de la structure intégrée de maintien en condition opérationnel des matériels terrestres (DC-SIMMT) à propos des matériels, « aucun autre pays au monde n’engage ses équipements dans des conditions aussi difficiles et diverses que les nôtres : dans le désert sahélien, aux Émirats arabes unis, mais aussi dans les pays baltes, dans des conditions hivernales très rigoureuses ou dans la forêt équatoriale guyanaise. […] Le combat proven que nous fournissons avec nos équipements est un gage de très haute qualité. Nous connaissons très bien nos besoins. De ce point de vue, nous avons un vrai temps d’avance par rapport à d’autres nations européennes », a assuré le général.

3.   Des compétences préservées

En dépit de la réduction des formats et des effets de la contrainte budgétaire, la France a veillé à conserver toutes ses compétences en vue d’une éventuelle remontée en puissance. Comme l’a souligné le commandant des forces terrestres, « l’abandon définitif de capacités est une catastrophe ». Et de citer l’exemple du génie, dont plusieurs capacités ont été abandonnées, mais qui a gardé tous ses savoir-faire à l’école du Génie.

Contrairement au Royaume-Uni, qui dispose d’un outil de défense comparable, la France n’a pas consenti d’impasses majeures. Pour tenir son engagement en Irak et en Afghanistan, entre 2003 et 2008, l’armée britannique avait en effet fortement sollicité ses hommes et ses matériels avant de procéder à de sévères coupes budgétaires les années suivantes, au prix de plusieurs « trous » capacitaires : abandon des porte-avions pendant dix ans, renoncement à toute capacité de patrouille maritime en 2010 (retrouvée en 2020) et réduction des flottes de frégates et de bombardiers. ([24]) La reconstitution de ces capacités a un coût extrêmement élevé et prend du temps. Outre la recréation des chaînes industrielles pour produire les matériels, il faut recruter et former de nouveaux personnels, puis constituer et entraîner ensemble des équipages qui mettront plusieurs années à acquérir l’expérience nécessaire.

Bien qu’échantillonnaire, le modèle français est donc théoriquement prêt à tout instant à remonter en puissance.

4.   Une organisation matricielle dictée par un souci d’efficience

Une remontée en puissance se heurte néanmoins à des freins résultant des choix effectués entre 2009 et 2010 dans le cadre d’une recherche d’efficience de l’organisation des forces et des soutiens.

Comme rappelé précédemment, la réduction des flottes de l’armée de l’Air s’est accompagnée d’une mutualisation assumée entre les capacités dédiées à la posture permanente de sûreté aérienne (ou police du ciel), les opérations et la dissuasion. La dualité est recherchée car elle renforce la crédibilité de l’ensemble des forces conventionnelles comme nucléaires. Le problème provient de la perte de masse qu’elle a facilitée.

De manière générale, la recherche d’efficience des années 2009-2010 a conduit à mutualiser les parcs d’équipements (armes, gilets pare-balles, véhicules), ce qui impose d’ailleurs de fastidieuses procédures de perception puis réintégration de matériels pour chaque opération ou entraînement et limite donc la capacité d’entraînement des forces terrestres comme l’avait mis en évidence notre collègue Sereine Mauborgne, rapporteure pour avis sur les crédits du projet de loi de finances pour 2021 relatifs à la préparation des forces terrestres. ([25]) Ces difficultés à s’entraîner ont été bien aperçues par les auteurs du rapport de la RAND Corporation précité, qui signalent « a challenge with respect to readiness, owing to past budget cuts and austerity measures, a small number of weapon systems, and the burden of sustaining ongoing overseas operations (most notably Operation Barkhane in the Sahel and the homeland security operation known as Operation Sentinelle). The result is a struggle to conduct training relevant to conventional warfare and to maintain personnel and materiel readiness for additional contingencies, especially high-intensity conflicts. » ([26])

L’organisation des soutiens paraît à beaucoup d’observateurs comme inefficace dans la perspective d’un conflit de haute intensité. « Le chef d’état-major des armées (CEMA) a été clair sur les capacités qui garantissent [la] capacité opérationnelle. Il faut que les militaires aient confiance dans leur outil militaire. L’organisation actuelle, matricielle, est plus fondée sur l’efficience que sur la résilience », a pointé le sous-chef des opérations aéroterrestres. L’organisation des soutiens est, il est vrai, plus particulièrement préjudiciable aux forces terrestres du fait de leur volume, de la variété de leurs activités et de leurs équipements et de leur dispersion sur le territoire. Pour le colonel Michel Pesqueur, s’exprimant dans l’étude de l’IFRI précitée, le travail sur « l’épaisseur », c’est-à-dire sur la régénération rapide des capacités, justifierait « le retour du soutien dans le giron des armées » et la remilitarisation du soutien au titre de la constitution d’une réserve de forces.

5.   Une singularité menacée

Mais d’autres freins limitent ou freinent les adaptations souhaitables de l’outil de défense français, freins que le général d’armée François Lecointre, ancien chef d’état-major des armées avait décrits au cours d’une audition sur la place des armées dans la société française et la singularité militaire à la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale. ([27])

a.   Des spécificités militaires insuffisamment prises en compte dans l’élaboration et l’application des normes

L’inscription de la simplification parmi les grands objectifs du chef d’état-major de l’armée de Terre dans sa « vision stratégique » publiée en juin 2020 est révélatrice de l’importance prise par la norme parmi les menaces endogènes qui pèsent sur les activités militaires. Si on peut s’amuser d’une certaine graphomanie dans les armées, à l’origine d’un foisonnement de règles internes, sous-estimer les surcoûts et les risques résultant d’un environnement normatif très évolutif et d’une révération du droit dans les sociétés occidentales, en particulier européennes, manquerait certainement un facteur de vulnérabilité considérable pour les armées françaises.

La France s’est ainsi insurgée contre de récentes décisions de la Cour de justice de l’Union européenne étendant aux forces armées le champ d’application de la directive européenne relative au temps de travail, au mépris des traités qui excluent l’organisation des forces armées et le statut des militaires du champ de compétences de l’Union. La décision prévoit des exceptions précisées depuis par l’arrêt du 17 décembre 2021 du Conseil d’État. Reste un problème de principe : un ferment de rigidité a été introduit dans le statut des militaires. Une épée de Damoclès est suspendue au-dessus de l’activité et de l’entraînement de tous les militaires impliqués dans la sécurité civile. Plus grave, cette décision pourrait porter atteinte à la continuité des soutiens et donc, in fine, à la libre disposition de la force armée pour les autorités politiques. Elle est perçue d’ores et déjà comme un « nid à contentieux » par certains responsables du ministère des Armées.

Devant les rapporteurs, le service interarmées des munitions (SIMu) a souligné combien la gestion des dépôts de munitions était encadrée, de sorte qu’il paraît désormais impossible d’en construire de nouveaux. La capacité de stockage du service est du reste obérée par les difficultés à éliminer les munitions périmées. La France n’a plus de capacités d’élimination autonomes et les disponibles sont soumises à des normes européennes de plus en plus draconiennes. Depuis la codification dans le code du travail du décret n° 2013-973 du 29 octobre 2013 relatif à la prévention des risques particuliers auxquels les travailleurs sont exposés lors d’activités pyrotechniques, les études de sécurité du travail doivent être approuvées par l’inspecteur du travail des armées (CGA/ITA) et non plus par les chefs de corps, ce qui complique l’encadrement réglementaire des activités pyrotechniques et en particulier du soutien des munitions. L’inspection du travail des armées a par ailleurs pris beaucoup de retard dans la rédaction et l’approbation desdites études de sécurité dont le nombre s’est accru.

D’autres vulnérabilités proviennent de règlements européens comme le règlement n° 1907/2006 dit REACH concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques. Certaines matières trop contraignantes à manipuler pourraient disparaître de la filière. Des dérogations sont possibles mais force est de constater que la culture dérogatoire de la France reste faible par rapport à d’autres pays. Un paradoxe réside dans le fait qu’acheter des équipements en dehors de l’Union européenne permet de s’exonérer de ces règles contraignantes. Autrement dit, l’autonomie stratégique européenne se voit sacrifiée sur l’autel de la vertu.

b.   Une bonne image dans la population générale qui cache une profonde méconnaissance

Les enquêtes d’opinion à propos des forces armées les créditent toujours d’une image très positive. Pour autant, la plupart des militaires sont conscients que cette image est fragile. Le médecin militaire des forces spéciales Nicolas Zeller, auteur d’un témoignage remarquable paru le 21 octobre 2021, l’évoque dès le préambule : « j’ai parfois l’impression que le lien qui unit le soldat à sa Nation est bien distendu. Cette distance, alors même que l’armée n’a paradoxalement jamais été aussi populaire en France depuis longtemps, n’aide pas nos soldats quand ils doutent. L’élan national ne pourrait-il pas être une formidable source de motivation et d’acceptation de la condition si particulière du soldat ? » ([28])

Selon un membre du groupe de liaison du Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM), les liens entre les armées et la société française sont trop distendus : « il faudrait que les Français comprennent l’action des militaires et ce qu’ils sont, leur statut. » D’après un médecin-chef membre de cette délégation, l’opération Résilience a mobilisé l’ensemble des capacités du service de santé des armées (SSA) sans jamais représenter plus d’un pourcent de l’effort national de lutte contre la pandémie. Il a plaidé en faveur d’une autre logique partagée par les Français. « Il faut qu’ils cessent d’attendre un miracle venu des armées ». En dépit de la règle dite « des 4i », il existe encore une tradition fortement ancrée qui veut faire des militaires des supplétifs de tous les services de l’État.

Par ailleurs, d’après un expert des relations internationales entendu par les rapporteurs, il est déjà difficile de convaincre l’opinion française de l’importance de nos enjeux de sécurité au Sahel et les convaincre de l’utilité d’engager les forces armées dans un conflit de haute intensité pourrait être bien plus difficile encore.

Plus loin, le médecin-colonel Zeller relate un retour d’Afghanistan en France dans une ambiance emblématique de « l’indifférence positive » qui caractérise aujourd’hui les liens de la Nation avec son armée, durement ressentie par les militaires.

« Dans ce caniveau, j’ai passé en revue nos six derniers mois : les nombreuses missions, les nuits sur les postes avancés, les accrochages avec les talibans dans les vallées voisines, notre camarade démineur blessé par un engin explosif improvisé. J’ai surtout souvenir, à cet instant, d’avoir eu envie de rentrer, que tout cela finisse, et bien entendu de ne pas mourir bêtement dans cette rigole. La longue sirène de la fin de l’alerte nous a enfin autorisés à nous relever. La vie a repris, comme si de rien n’était, non sans que nous plaisantions de cette ultime aventure dans ce conduit, heureusement à sec. Puis, après un rapide transit par Kaboul, nous avons embarqué dans un avion de l’escadron de transport Estérel chargé de nous ramener au bercail. Notre avion est maintenant au parking du terminal international.

Le voyant lumineux imposant le port des ceintures de sécurité s’éteint. Par le hublot, comme suspendu entre l’Afghanistan et la France, je regarde le ciel gris de Paris sans avoir véritablement envie de descendre. Nous sommes au mois de mai, mais le printemps tarde à s’imposer. Dans l’avion se mélangent tous les caractères et les états d’esprits. Les imperturbables, hier à rire sous les roquettes et demain au supermarché en famille. Les pressés, déjà debout dans le couloir et rallumant leurs téléphones. Les fatigués, redoutant déjà les longues heures de bus qu’il faudra endurer pour rentrer chez eux. Et ceux qui se demandent un peu ce qu’ils font là. […]

C’est à côté des tapis roulants qui vont nous permettre de récupérer nos bagages que se déroule la scène la plus surréaliste. Nous voici au tapis 32... Immense serpent aux écailles noires qui parcourt le hall froid. Touristes et soldats s’y entassent. Les valises roses et fluorescentes emballées de cellophane tranchent avec les grosses housses kaki. Les uns s’activent pour attraper au plus vite leur nécessaire à touriste afin de courir payer un taxi à prix d’or qui les conduira vers la tour Eiffel. Les autres, stoïques, fatigués, décalés et, il faut bien le dire, un peu perdus, peinent à reconnaître le sac qui renferme tous les effets qui furent nécessaires aux six derniers mois de leur vie. Les uns viennent consommer, les autres n’ont envie de rien. Aucun des deux mondes ne peut se comprendre. Les plus anciens du détachement, deux adjudant-chefs accoudés à leur chariot, contemplent ce remue-ménage sans dire un mot. Le regard dans le vide, l’un des deux marmonne : « Trouvez-moi le con qui a imaginé qu’on pouvait nous accueillir après six mois en Afgha au milieu d’un avion de Chinois ! »

Comment celui qui nous a fait débarquer ici pouvait-il anticiper un tel choc ? Impossible. Personne, à moins de s’y intéresser, ne peut comprendre, si ce n’est celui qui a vécu ces six mois en Afghanistan. L’impression pénible d’être considéré comme un vulgaire touriste, tout du moins comme un passager lambda, m’envahit soudain. Sommes-nous une institution si banale que cela justifierait de nous traiter avec aussi peu de considération ? Sans prétendre à un traitement exceptionnel, sans imaginer un instant que nous méritons un quelconque accueil VIP ou un tapis rouge, la froideur et l’anonymat de notre arrivée me dérangent, car ils reflètent assez clairement la façon dont nous sommes vus et reconnus : normaux, banals et indifférenciés. » ([29])

B.   Un modèle en cours de réorientation et de modernisation

La Revue stratégique de 2017 a précédé une loi de programmation militaire ambitieuse amorçant une « réparation » de l’appareil de défense par un effort financier de 197,8 milliards d’euros sur cinq ans, plus de 295 milliards d’euros sur sept ans, rigoureusement respectée depuis son adoption en 2018. Si la loi de programmation militaire évoque une « réparation » jusqu’en 2025, suivie d’une « modernisation », un renforcement éventuel n’est envisagé qu’après 2030.

1.   Le renforcement de la fonction connaissance et anticipation depuis 2015

Après les tragiques attentats de 2015, dès le conseil de défense de 2016, des créations d’emploi dans le domaine du renseignement ont manifesté une nouvelle priorité accordée à la fonction connaissance et anticipation du livre blanc.

La fonction connaissance et anticipation met à disposition des autorités politiques et militaires les capacités d’appréciation autonome de situation, indispensables à la prise de décision libre et souveraine, d’une part, et à la conduite de l’action, d’autre part. Elle permet en outre de conserver la supériorité informationnelle dans les opérations. Source de cette supériorité informationnelle, le renseignement repose sur un socle de capacités nationales, humaines et techniques, ainsi que sur tous les dispositifs qui contribuent à enrichir la connaissance de l’environnement stratégique (déploiements opérationnels, forces de souveraineté, forces de présence, réseau des personnels militaires déployés à l’étranger).

a.   Des créations d’emploi et des capacités supplémentaires pour le renseignement

Cette priorité s’est vue confirmer par la loi de programmation militaire 2019-2025 qui a en effet prévu 1 500 créations d’emplois dans le renseignement, la cyberdéfense et la numérisation entre 2019 et 2022, 4 500 créations d’emplois restant à réaliser entre 2023 et 2025. Les seuls autres domaines censés bénéficier de créations de postes d’ici 2025 sont la sécurité-protection (750 postes), le soutien aux exportations (400 postes) et le soutien santé.

Les effectifs supplémentaires sont principalement consacrés au renforcement des capacités humaines et techniques de traitement des données collectées et à la recherche humaine, afin de mieux anticiper les évolutions liées à la nouvelle donne stratégique. Essentielle dans le traitement de données de masse, l’intelligence artificielle complète le travail humain effectué pour recueillir et traiter le renseignement.

Dans le même temps, 4,6 milliards d’euros étaient prévus en faveur de la modernisation d’équipements utiles au renseignement, dont des satellites d’observation (Musis) et d’écoute (Ceres), deux avions légers de surveillance et de reconnaissance et le développement d’une charge universelle de guerre électronique (CUGE) censée équiper à terme les trois successeurs des deux Transall C‑160 Gabriel. Outre la modernisation, il s’agissait bien d’augmenter le volume des capacités avec des satellites supplémentaires et une augmentation des capacités de ROEM embarquées sur avion et drones. La mise en orbite de trois satellites Ceres (capacité d’écoute et de renseignement électromagnétique spatiale) au mois de novembre 2021, la possibilité de s’appuyer sur des drones Reaper équipés ainsi que la recherche d’économies pour financer d’autres priorités ont décidé le ministère des Armées à anticiper le retrait des Transall sans attendre l’arrivée de leurs successeurs prévue pour 2025.

b.   Une réorientation du renseignement

Dans le contexte précédemment décrit, la France a bien évidemment renforcé ses capacités anti-terroristes mais aussi ses capacités de contre-espionnage.

Le ministère des Armées, et plus particulièrement le renseignement militaire (DRM), reste particulièrement attentif à l’évolution des capacités de projection des grands compétiteurs stratégiques de la France, à leur capacité à tenir des combats dans la durée et à leur capacité d’entrave. Concernant les puissances régionales, l’accent est mis sur leur utilisation de systèmes d’armes capables d’infliger des dommages, qu’elles se dotent de nouvelles technologies ou utilisent des technologies rudimentaires de manière innovante. Le plan national d’orientation du renseignement (PNOR) confère en outre une priorité aux moyens d’entrave que pourraient déployer des proxies, c’est-à-dire des groupes instrumentalisés, et leur capacité à contester les espaces de bataille et à remettre en cause la supériorité opérationnelle française dans certains milieux. Au bilan, les trois quarts des analystes de la direction du renseignement militaire sont orientés sur des thématiques liées au conflit de haute intensité.

Onze groupes d’évaluation de la menace et de la prospective (GEMP), associant la direction générale de l’armement (DGA), orientent les travaux d’acquisition, de rétro-ingénierie et d’étude de systèmes d’armes adverses : drones, armes cinétiques, capteurs de renseignement, domaine stratégique (armes balistiques et nucléaires), armes non-cinétiques (brouillage, etc.), armement, cyber, NRBC et moyens de communication. Cette réflexion sur la menace prospective permet aux Armées d’orienter les travaux de l’Office national d’études et de recherches aérospatiales ou d’instituts de recherche, voire de mandater des industriels pour qu’ils analysent eux-mêmes les matériels récupérés ou acquis. Pour la DRM, il est important d’investir davantage dans ce domaine. Aujourd’hui, ce ne sont quasiment que les fonds propres de la DRM qui financent ces études, alors qu’elles sont essentielles pour se préparer à la guerre de demain.

La DRM a d’ores et déjà commencé à identifier des entreprises dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) telles que Preligens, spécialiste de l’analyse algorithmique des images. Le recours à l’IA peut être utilisé pour l’imagerie, mais aussi la traduction, la détection d’anomalies, etc. Cependant, il faudra aussi investir dans les infrastructures réseau correspondantes pour pouvoir assumer les transferts de données massifs nécessaires. « L’IA sans données ne sert à rien et il y a un mur technologique à franchir pour pouvoir l’utiliser pleinement ».

2.   La réparation et la modernisation de l’existant

Après presque deux décennies d’arbitrages budgétaires défavorables et de report de cibles programmatiques, la « réparation » s’est appuyée sur la poursuite des programmes engagés et, dans certains cas, leur accélération. Elle devait aussi se traduire par l’amélioration de la disponibilité des matériels, l’augmentation de l’entraînement des forces et par un axe « à hauteur d’homme » portant amélioration de l’équipement individuel du soldat et de ses conditions de travail.

a.   La poursuite des programmes conventionnels

Après les étalements et les réductions de cibles des années 2009 à 2015, la LPM a marqué un tournant en garantissant la poursuite des grands programmes capacitaires conventionnels. En dépit des volumes de commandes très ambitieux qui caractérisent ces programmes, il est à noter qu’ils ne font pas évoluer les formats des forces armées puisqu’il s’agit, précisément, de remplacer des capacités vieillissantes. Certains matériels seront donc paradoxalement moins nombreux en 2025 qu’en 2019.

C’est le cas, par exemple, des chars lourds et médians qui seront moins nombreux en 2025 qu’en 2019. Face au vieillissement accéléré des matériels terrestres engagés au Sahel, le choix a été fait d’accélérer le programme Scorpion, qui consiste à renouveler les blindés du segment médian des forces terrestres et à les faire entrer dans l’ère du combat collaboratif en réseau. La rénovation et la rationalisation des flottes d’hélicoptères se traduisent par une réduction du format de 122 à 115 hélicoptères de manœuvre (HMA) et de 164 à 145 hélicoptères de reconnaissance et d’attaque (HRA) sur la période. A contrario, l’effort permet l’acquisition de drones tactiques et de véhicules, dont des poids lourds de nouvelle génération, pour les forces spéciales.

Le format cible des forces navales à horizon 2030 fixé par la LPM ([30]) n’évolue pas significativement mais prévoit des rénovations très attendues, parfois trop attendues, ce qui crée autant de fragilités et de ruptures temporaires de capacité qui devraient normalement être toutes résorbées à horizon 2030. La plus marquante concerne les patrouilleurs en métropole qui pourrait atteindre 60 % en 2027. Depuis 2018, trois patrouilleurs de haute mer ont été retirés du service, trois autres le seront dans les trois ans ; ils ne commenceront à être remplacés qu’en 2025 dans le cadre du programme de patrouilleurs océaniques qui doivent aussi remplacer les trois patrouilleurs de service public – au total : dix unités prévues entre 2025 et 2030. Le deuxième exemple emblématique concerne les bâtiments de ravitaillement. Le remplacement des pétroliers ravitailleurs a commencé par le désarmement de la Meuse en 2015 et du Var en 2021. Leurs quatre successeurs devant être livrés entre 2022 et 2029, il en résulte une rupture temporaire de capacité de 50 % jusqu’en 2027. La modernisation des sous-marins d’attaque a été engagée alors qu’a commencé le retrait des sous-marins de la classe Rubis, l’adaptation des 4 sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) aux nouveaux missiles M51 s’est achevée en 2020. La rénovation de 18 avions de patrouille maritime est aussi prévue, alors qu’est préparé le programme de leur remplacement prévu après 2030. L’évolution du calendrier de livraison des frégates de défense et d’intervention (FDI) n’a pas pour effet de modifier le nombre total de frégates qui reste fixé à 15.

Le format cible de l’armée de l’Air et de l’espace fin 2025 a été fixé à 185 avions de chasse polyvalents (Rafale et Mirage 2000), 53 avions de transport tactique dont des A400M, 4 avions de détection et de contrôle aérien, 15 avions ravitailleurs multirôles (MRTT), 40 hélicoptères légers, 36 hélicoptères de manœuvre, 8 systèmes de drones de surveillance moyenne altitude et longue endurance (MALE), 8 avions légers de surveillance et de reconnaissance (ALSR), 3 avions de renseignement et de guerre électronique ainsi que 8 systèmes sol-air de moyenne portée. L’accélération du remplacement des vénérables ravitailleurs C135 par les A330 MRTT Phoenix était là encore très attendue : après une expression de besoins en 2002, ce renouvellement n’avait été programmé qu’en 2009 pour une commande de 14 aéronefs déjà présentée comme urgente. La LPM 2014-2019 avait revu à 12 appareils l’ambition d’acquisition, les livraisons étant reportées au-delà de 2015. La LPM 2019-2025 a rehaussé la cible à 15 MRTT et accéléré le rythme de livraisons. Reste que la cible reste en deçà des besoins exprimés par l’armée de l’Air et de l’espace et des recommandations de l’OTAN en la matière, qui seraient plutôt de 22 appareils. La rupture temporaire de capacité crée par le retrait anticipé du Transall Gabriel avant la livraison des trois nouveaux aéronefs de guerre électronique a déjà été évoquée.

b.   La disponibilité des matériels

La loi de programmation militaire 2019-2025 mettait l’accent sur la régénération du capital opérationnel des armées soumis à une usure accélérée en opérations, en particulier au Sahel. En s’appuyant sur une hausse des crédits d’entretien programmé du matériel (EPM) –  22 milliards d’euros sur 2019-23, soit 4,4 milliards d’euros par an en moyenne, pour une programmation prévisionnelle de 35 milliards d’euros sur la période de la LPM 2019-25 – et sur une réforme du maintien en condition opérationnelle des matériels (MCO), la LPM devait permettre le redressement accéléré de la disponibilité des matériels.

Dans le domaine aéronautique, cet effort s’est accompagné d’une profonde réforme organisationnelle. La création de la direction de la maintenance aéronautique (DMAé) en 2018, placée sous l’autorité du chef d’état-major des armées, s’est accompagnée d’un changement des modalités de recours à l’industrie privée. Pour mettre fin au manque d’efficacité industrielle et de performance du soutien aéronautique, la DMAé a eu recours à des marchés de soutien en service pour mieux associer les industriels au soutien et ainsi les responsabiliser sur l’ensemble de la durée de vie d’un équipement. Les premiers effets positifs de la réforme sont perceptibles, d’après Mme Monique Legrand-Larroche, ingénieure générale de l’armement à la tête de la direction : « sur les Fennec de l’armée de Terre, le nombre d’heures de vol produites a été doublé, au bénéfice de la formation. Le nombre d’heures de vol par A400M est passé de 400 à 620. L’activité pour le Rafale Air et Marine sera supérieure de plus de mille heures pour chaque armée alors même que des cessions ont été consenties à la Grèce. Enfin, il n’y a plus de problème de pièces pour le Cougar. » Un autre intérêt de ces marchés de soutien en service est d’entretenir une masse qualifiée dans la maintenance : « passer un contrat de dix ans avec l’industriel lui permet de se projeter dans la durée, d’investir et de constituer des équipes durables. Les pôles de conduite du soutien associant des représentants de l’industriel, des forces et de la DMAé permettent de travailler et d’entretenir des liens réguliers, gage de réactivité en cas de crise », selon Mme Legrand-Larroche.

c.   L’entraînement des personnels

La LPM 2019-2025 reconnaissait à chaque militaire le droit d’acquérir les savoir-faire de son métier et de disposer pour ce faire de temps et des infrastructures nécessaires à cette préparation opérationnelle. Elle a par ailleurs innové en fixant, dans son rapport annexé, des normes d’entraînement sur matériels qui reflètent le souci d’un entraînement de qualité.

Niveau de réalisation des activités et de l’entraînement

 

Normes LPM

Réalisation 2020

Prévision initiale 2021

Prévision actualisée    2021

Prévision 2022

Armée de Terre

Char Leclerc (en heures)

115

67

54

54

60

AMX 10 RCR/Jaguar   (en heures)

100

70

72

72

79

VAB/Griffon (en kilomètres)

1 100

674

644

644

685

VBCI (en heures)

130

64

69

69

79

CAESAR et pièces   de 155 mm

(en coups tirés)

110

 

74

 

69

 

69

 

69

Hélicoptères Terre (forces conventionnelles, en  heures de vol)

200

163

154

154

147

Hélicoptères Terre (forces spéciales, en    heures de vol)

220

195

156

156

160

Marine nationale

Jours de mer par bâtiment

100

90

90

90

90

dont bâtiments de premier rang

110

102

95

109

95

Heures de vol par pilote de chasse

180

98

190

188

188

dont pilote qualifié « nuit »

220

179

nc

nc

nc

Heures de vol par pilote d’hélicoptère

220

212

198

198

218

Heures de vol par pilote de patrouille maritime

350

317

315

315

340

Armée de l’Air et de l’espace

Heures de vol par pilote de chasse

180

152

164

158

162

Heures de vol par pilote de transport

320

176

219

219

208

Heures de vol par pilote d’hélicoptère

200

155

174

174

183

Source : PAP 2022 ; Mme Sereine Mauborgne, Avis fait au nom de la commission de la Défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2022, tome IV : préparation et emploi des forces terrestres, Assemblée nationale, XVe législature, n° 4482, 20 octobre 2021.

Au terme des premières années de la LPM, les résultats en matière de préparation opérationnelle sont encore mitigés, en particulier dans les forces terrestres. L’intensité opérationnelle, la mutualisation des parcs d’entraînement, l’indisponibilité des matériels en rupture temporaire de capacité ou en maintenance et le manque d’heures de potentiel ou de munitions sont les quatre facteurs explicatifs les plus souvent cités à propos de cette sous-performance assez prévisible en début de LPM.

Dans la Marine, des stocks de munitions suffisants permettraient de s’entraîner dans de bonnes conditions, de vérifier que les systèmes fonctionnent de façon nominale, « un enjeu pour la confiance des équipages », a pointé le contre-amiral Emmanuel Slaars, organisateur de l’exercice de haute intensité de la Marine nationale en novembre 2021, l’exercice Polaris.

3.   L’axe « à hauteur d’homme »

Alors que les précédentes lois de programmation militaire étaient entièrement tournées vers les livraisons d’équipements, un des objectifs de la LPM était d’améliorer les conditions d’exercice du métier militaire en ayant recours en réalité à trois gammes d’outils, outre le renforcement de la préparation opérationnelle et l’entretien des matériels :

– l’équipement individuel ;

– l’amélioration des conditions de vie et de travail du personnel militaire comme civil, et de leurs familles, qui a donné lieu au plan Famille engagé en 2017 et à la rénovation des infrastructures d’hébergement et de travail ;

– la dynamisation de la politique des ressources humaines.

a.   Le renouvellement des « petits équipements »

L’amélioration de l’équipement individuel a été obtenue au prix d’une vigilance constante et d’une sanctuarisation de dépenses qui sont fréquemment utilisées comme variables d’ajustement dans les budgets. Elles ont permis le renouvellement des fusils d’assaut, des pistolets automatiques, des gilets pare-balles, des jumelles de vision nocturne, des protections auditives, des systèmes de visée optronique, des moyens de communication, des treillis désormais ignifugés, des tenues de sport rénovées, etc.

Cet effort était nécessaire pour améliorer les conditions d’exercice du métier militaire et, partant, son attractivité et la fidélisation des personnels.

b.   L’amélioration des conditions de vie et de travail

La LPM a poursuivi la mise en œuvre du plan Famille décidé en 2017 au profit des familles qui subissent les contraintes de l’engagement, en particulier les absences et la mobilité, avec un effort particulier pour le logement.

Le niveau élevé d’engagement opérationnel et les évolutions de la société (emploi des conjoints à plus de 80 %, diversification des modèles familiaux, notamment familles monoparentales, numérisation des communications) renforcent le besoin d’un accompagnement. Des mesures législatives ont ainsi été prises pour favoriser la conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle.

L’accent a aussi été mis sur la lutte contre les discriminations et l’égalité entre les femmes et les hommes. Plusieurs dispositions adoptées dans la LPM ou par voie réglementaire ont appuyé l’objectif de doubler la part des femmes parmi les officiers généraux à horizon 2025, en favorisant la conciliation entre la vie familiale et la vie militaire, au bénéfice de tous.

c.   Des mesures pour favoriser l’attractivité et la fidélisation

Aux côtés des autres leviers d’une gestion des ressources humaines dynamique (pensions, reconversion, aides aux départs), car reposant sur des flux d’entrées et de sorties conséquents, la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) doit aussi contribuer à améliorer l’attractivité des métiers dont les armées ont besoin et à fidéliser des personnels de plus en plus qualifiés à mesure que progresse la sophistication des équipements.

4.   La modernisation et l’innovation

La LPM 2019-2025 a mis résolument l’accent sur la préparation de l’avenir.

a.   Un effort financier supplémentaire en faveur de l’innovation

La nouvelle politique d’innovation du ministère s’est articulée autour de trois axes :

– des moyens renforcés : le soutien à l’innovation est doté d’un milliard d’euros par an contre 730 millions d’euros sous la précédente LPM ;

– des outils et des processus permettant d’accélérer la diffusion des innovations, de mieux intégrer l’innovation issue du secteur civil et de mieux prendre en compte l’innovation de rupture ;

– un champ d’application élargi à l’ensemble des activités du ministère et intégrant les innovations d’usage.

Créée le 1er septembre 2018, l’agence de l’innovation de défense (AID) a été chargée de fédérer les acteurs et les dispositifs existants. Son rôle est aussi et surtout d’accélérer l’innovation ouverte avec un système de veille et de captation. L’orientation des crédits est décrite dans le document de référence de l’orientation de l’innovation de défense (DrOID) qui fixe des priorités parmi lesquelles l’espace et l’hypervélocité.

Plusieurs dispositifs visent à renforcer les fonds propres de petites entreprises dont les innovations, les connaissances ou les savoir-faire sont essentielles à a défense ou à financer des projets associant des laboratoires de recherche et des entreprises innovantes.

b.   Un engagement résolu en faveur de la coopération européenne

Depuis 2016, les Conseils européens successifs affichent un volontarisme accru sur les questions de défense. Le 14 décembre 2017, sur la base d’une initiative franco-allemande, le Conseil européen a entériné la décision de vingt-cinq États membres de l’Union européenne de constituer une telle CSP, comme le leur permet le traité de Lisbonne. ([31]) Les signataires ont souscrit à une vingtaine d’engagements, parmi lesquels l’augmentation de l’effort de défense, et en particulier des investissements, la priorité à l’approche collaborative sur le développement national (n° 16) et la préférence européenne dans les programmes d’acquisition ou de coopération (n° 20). Quarante-sept projets ont ensuite été définis en trois vagues, projets dans lesquels la France s’est fortement investie puisqu’elle participe à deux tiers d’entre eux et en conduit dix. La création du fonds européen de défense (FEDef) fin 2016 a mis fin au tabou du financement communautaire des investissements de défense. Dans ce contexte, la LPM 2019-2025 a logiquement été marquée par l’engagement du président de la République en faveur de la constitution d’une autonomie stratégique européenne, dont il avait présenté certains éléments lors du discours de la Sorbonne le 26 septembre 2017.

Dans le domaine de la modernisation et de l’innovation, la France a ainsi décidé de développer plusieurs capacités indispensables à sa défense future en coopération européenne. Le système de combat terrestre futur (Main Ground Combat System ou MGCS) et le système de combat aérien du futur (SCAF) seront ainsi développés en coopération franco-allemande, avec la participation des Espagnols pour le SCAF. Sont aussi développés dans le cadre de la CSP un système de communications militaires sécurisé (ESSOR), un projet d’amélioration de l’autonomie énergétique en opération (EOF), un projet de missile sol-sol et air-sol moyenne portée, l’hélicoptère d’attaque Tigre Mark III, l’Eurodrone de moyenne altitude et longue endurance, un réseau de centres de tests et d’évaluations, conduit par la France et la Suède, le partage de bases militaires en Europe, une solution de radionavigation militaire basée sur Galileo et un projet de corvette (European Patrol Corvette).

c.   Des innovations doctrinales dans le cyber et l’espace extra-atmosphérique

En janvier 2019, la France s’est officiellement dotée d’une doctrine militaire offensive dans le cyberespace tout en renforçant sa politique de lutte informatique défensive, et notamment sa posture permanente de cyberdéfense (PPC) créée par la LPM 2019-2025. Assurée par le commandement de la cyberdéfense (COMCYBER), lui-même créé en mai 2017, cette posture permet de protéger 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 tous les réseaux du ministère des Armées afin d’anticiper et réagir à toute attaque. La lutte informatique offensive, quant à elle, a vocation à garantir la supériorité opérationnelle de la France dans le cyberespace où l’utilisation des armes cyber confère des bénéfices stratégiques et opérationnels incontestables. Ces progrès doctrinaux devraient favoriser l’acculturation et la formation du personnel, la coopération internationale et le respect du droit international, y compris dans ce nouvel espace de confrontation.

La France a aussi fait une entrée décidée quoique tardive dans la compétition spatiale avec la création du commandement de l’espace (CDE) le 3 septembre 2019 sous l’égide du chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’espace, rebaptisée à cette occasion. Il s’agit de reconnaître l’apport majeur des capacités spatiales dans la conduite des opérations mais aussi, et surtout, de se préparer à de nouvelles formes de conflictualité dans l’espace extra-atmosphérique comme l’aveuglement délibéré de satellites d’imagerie, le brouillage de satellites de géolocalisation ou encore l’espionnage de satellites de communication. La nouvelle stratégie spatiale française reconnaît l’espace à la fois comme un milieu à part entière avec ses enjeux propres et comme un cinquième domaine de confrontation (après la terre, la mer, l’air et le cyberespace). Les deux objectifs de la stratégie spatiale de défense sont de préserver l’autonomie stratégique française et de garantir une liberté d’accès et d’action dans l’espace. La réponse aux menaces émergentes consiste à protéger les intérêts spatiaux français (satellites militaires, mais aussi satellites commerciaux français, certains satellites militaires alliés et ceux de l’Union européenne) en développant une aptitude à surveiller l’environnement spatial et une capacité à répondre aux actes inamicaux, illicites ou hostiles. La stratégie spatiale de défense repose sur une feuille de route comportant quatre axes : une nouvelle doctrine dite de « défense active » pour les opérations spatiales militaires, une nouvelle ambition capacitaire pour répondre aux menaces émergentes, le développement de l’expertise spatiale au sein du ministère des Armées et l’adaptation de la gouvernance du spatial militaire avec la création du CDE et la refonte de la relation entre le centre national des études spatiales (CNES) et le ministère.

5.   Une dissuasion modernisée

Clef de voûte de la défense française, la dissuasion nucléaire, strictement défensive et suffisante, demeure au cœur de la protection et de l’indépendance de la Nation. Elle permet à la France de préserver ses intérêts vitaux contre toute agression d’origine étatique, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme. Elle contribue de facto à la sécurité de l’Alliance atlantique et à celle de l’Europe.

La posture permanente de dissuasion s’appuie sur deux composantes, océanique (les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins) et aéroportée (les chasseurs Rafale), indissociables, qui sont soutenues par un ensemble de capacités conventionnelles renforcées (capacités de guerre sous-marins et aviation de chasse). Leur complémentarité offre au Président de la République une gamme élargie d’options stratégiques. Leurs performances, leur adaptabilité et leurs caractéristiques maintiennent un système strictement suffisant, qui restera crédible à long terme grâce notamment aux capacités de simulation assurant la fiabilité et la sûreté des armes nucléaires.

Le 7 février 2020, dans un discours à l’École militaire, le président de la République a précisé deux points de la doctrine de dissuasion française qui ne sont pas sans implications pour le présent rapport :

1. – « notre stratégie de défense est un tout cohérent : forces conventionnelles et forces nucléaires s’y épaulent en permanence. Dès lors que nos intérêts vitaux sont susceptibles d’être menacés, la manœuvre militaire conventionnelle peut s’inscrire dans l’exercice de la dissuasion. La présence de forces conventionnelles robustes permet alors d’éviter une surprise stratégique, d’empêcher la création rapide d’un fait accompli ou de tester au plus tôt la détermination de l’adversaire, en le forçant à dévoiler de facto ses véritables intentions » ;

2. – « les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne. » ([32])

Ces deux précisions à la doctrine française visent précisément à relever les défis posés par le resurgissement de la possibilité d’un conflit de haute intensité.

II.   La haute intensité éclaire d’un jour nouveau les enjeux de la défense

La perspective d’un conflit de haute intensité invite à relever des défis différents selon l’échéance à laquelle ce conflit est envisagé.

A.   Les enjeux pour l’outil de défense

1.   L’anticipation : « gagner la guerre avant la guerre »

Dans le contexte précédemment décrit d’innovation et de brouillard savamment entretenu par nos compétiteurs autour de leurs intentions et de leurs modes opératoires, il est impératif de conserver la supériorité informationnelle. Au-delà de cet impératif s’impose un autre enjeu excellemment résumé par l’expression du nouveau chef d’état-major des armées, le général Thierry Burkhard, celui de « gagner la guerre avant la guerre ».

Lors de la présentation de sa vision stratégique, le 6 octobre 2021, le général a fait le constat qu’au triptyque paix – crise – guerre pouvait se substituer un nouveau triptyque reflétant plus fidèlement l’état des relations internationales : compétition – contestation – affrontement. « La compétition entre les nations, devenue le mode normal d’expression de la puissance, se déroule quotidiennement dans tous les domaines : diplomatique, informationnel, militaire, économique, juridique, technologique, industriel ou encore culturel. Pour jouer leur rôle dans la compétition, les armées doivent contribuer à la connaissance des compétiteurs, proposer des options militaires pertinentes dans tous les milieux et dans tous les champs, et participer à la signification de la détermination de la France, dans le cadre d’une stratégie globale et cohérente. Il s’agit d’infléchir la détermination de nos adversaires. » ([33])

En somme, pour « gagner la guerre avant la guerre », il faut rechercher une plus grande intégration des différents instruments de la puissance de la Nation en vue de produits les effets désirés. Face à des compétiteurs à l’organisation très centralisée voire autoritaire, la coordination des acteurs d’une démocratie libérale n’est pas sans présenter quelques défis. Comme l’a mis en évidence le préfet Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), au cours de son audition, « la haute intensité, pour nous, c’est de la haute interministérialité ! »

Cette problématique laisse aussi présager un dilemme dans l’allocation des moyens budgétaires. La question pourrait être posée en ces termes : eu égard à la faible probabilité d’un conflit de haute intensité du fait d’une intensification de la compétition et d’une diversification des champs de la conflictualité, la réparation de l’outil militaire conventionnel doit-elle être abandonnée ou ralentie au profit de moyens d’actions plus indirects ?

Le chef d’état-major des armées a d’emblée apporté un élément de réponse. Les armées contribueront à la manœuvre globale en collectant du renseignement, en analysant la situation, en signifiant la détermination de la France et en proposant des modes de recours à la force dans tous les milieux et tous les champs. Pour le général Burkhard, une posture dissuasive commence en outre par une crédibilité conventionnelle et une stratégie de communication ambitieuse. L’ancien adjoint du commandant suprême des forces alliées en Europe (DSACEUR), Sir Richard Shireff, a décrit dans son livre War with Russia le risque d’un conflit de haute intensité d’autant plus crédible que les forces conventionnelles échouent à être dissuasives. L’entraînement doit dès lors aussi être pensé sous cet angle.

Ainsi, l’organisation de l’exercice interarmées et interalliés Polaris en novembre 2021 devait-il répondre aux deux objectifs suivants :

– contribuer à la préparation opérationnelle de haute intensité ;

– contribuer à la communication stratégique du chef d’état-major des armées (« gagner la guerre avant la guerre »), autrement dit faire la démonstration que l’Espagne, la France, l’Italie, la Grèce, les États-Unis, et le Royaume-Uni sont en mesure de conduire, au moment le plus critique de l’année, après les relèves d’été, un entraînement de très haut niveau et d’une ampleur inédite. Bordée notamment par l’Italie, l’Espagne et la France, la zone dans laquelle se déroulait Polaris 21 n’avait de facto aucune raison de susciter des tensions.

L’exercice Polaris 21

Du 18 novembre au 3 décembre 2021, la France a organisé un exercice interallié à dominante navale en Méditerranée. Au lendemain des relèves estivales et dans des conditions météorologiques volontairement dégradées (creux de 7 mètres), il s’agissait de faire la démonstration de l’intégration des Alliés (France, Royaume-Uni, États-Unis, Italie, Grèce, Espagne) dans un combat naval de haute intensité. Plus de vingt bâtiments de guerre et une quarantaine d’avions ont été engagés chaque jour dans cet exercice dont le scénario a été animé en temps réel, notamment avec le concours des lieutenants de vaisseau de l’école des systèmes de combat et armes navales de Saint-Mandrier, ces jeunes capitaines qui y suivent un an de scolarité avant de servir sur les frégates. Une remarquable coordination avec les flux de circulation des aéronefs civils a permis de jouer ponctuellement du brouillage des signaux GPS pour augmenter le réalisme de la mise en situation. Les organisateurs avaient aussi mis à la disposition des deux forces un catalogue d’actions cybernétiques qu’elles pouvaient solliciter.

Les forces rouges ont été équipées d’armes offensives dont la France ne dispose pas mais qui prolifèrent chez ses compétiteurs comme les missiles antinavires de fabrication russe SS‑N‑26 Strobile (ou P‑800 Oniks, vitesse MACH2.2 soit 750 m/s et 300 kilomètres de portée) et SS-N-27 Sizzler (vitesse MACH3 et 300 kilomètres de portée). Face à eux, les missiles occidentaux et notamment l’Exocet datent des années 1970, sont subsoniques (MACH 0,9) et n’ont qu’une portée de 40 à 180 kilomètres au maximum. À terre, au bénéfice de la force rouge, un système sol-air de moyenne portée terrestre (SAMP/T) Mamba de l’armée de l’Air et de l’espace jouait les systèmes S400 de conception russe qui prolifèrent eux aussi. Selon l’amiral Emmanuel Slaars commandant l’exercice, « le commandant des forces rouges a parfaitement compris son rôle en imaginant des modes d’action particulièrement retors et disruptifs ! »

Le scénario de l’exercice était le suivant : puissance continentale enclavée, Mercure avait réalisé un « fait accompli » en conquérant soudainement la Provence pour obtenir un accès à la Méditerranée par le port de Toulon. Les forces rouges devaient défendre cet acquis. Pour les bleus, qui arrivaient après une traversée de l’Atlantique, donc selon un mode d’action expéditionnaire, il s’agissait de faire sauter le verrou rouge de Toulon par une opération d’entrée en premier et de permettre ainsi une reconquête ultérieure. Dans les premiers instants de Polaris 21, grâce au groupe aéronaval, en cinq heures, les forces bleues avaient une compréhension complète et précise de la situation des rouges dans tout le bassin de la Méditerranée occidentale grâce à un déploiement rapide des Rafale et avions radar Hawkeye du Charles de Gaulle. Tous les avions ont été employés.

La force bleue avait aussi pour consigne de mener au plus tôt un raid à 45 missiles de croisière pour détruire des stocks d’armes chimiques situés dans un État voisin, satellite de Mercure, situé fictivement dans la région Auvergne. L’enjeu de la manœuvre a été de synchroniser les tirs de plusieurs bâtiments alliés, dont la frégate Aquitaine placée en Atlantique, la frégate américaine USS Porter, le sous-marin Suffren, équipé de missiles de croisière, et les Rafale du Charles-de-Gaulle équipés de missiles Scalp. Pour corser l’exercice, le contre-amiral avait décidé que les communications satellitaires seraient coupées : « cela a du sens », a précisé le contre-amiral, « les communications satellites peuvent être perturbées soit par des actions dans l’espace, comme les Russes et Chinois en font régulièrement la démonstration, soit par des actions dans le domaine cyber, soit par des actions dans le champ électromagnétique. » Le contre-amiral a enfin souligné l’enjeu de la synchronisation avec le commandement américain et avec le sous-marin Suffren, par nature compliquée puisqu’opérant en immersion, hors de toute connexion.

 « En une quinzaine de minutes d’un premier combat, deux frégates avaient été envoyées par le fond et deux autres étaient neutralisées, soit entre 200 et 400 marins tués ou disparus. Cette rapidité est une constante des combats en mer depuis que les États s’y affrontent » a souligné le contre-amiral avec gravité. À la fin de l’exercice, entre sept et huit bateaux avaient été neutralisés ou coulés. « Les bleus ont eu l’avantage parce qu’ils ont su saisir l’initiative et parce qu’ils disposaient d’un groupe aéronaval, bien que cela ait eu un coût certain », notamment humain.

L’exercice a montré l’enjeu mais aussi la complexité de synchroniser les effets dans tous les domaines et milieux : la surface, l’aéromaritime, le sous-marin, le spatial, l’amphibie, le cyber, l’influence et le champ électromagnétique, ce qui constitue là aussi l’un des défis de la haute intensité.

Après l’exercice Polaris organisé en novembre 2021, Orion 2023 est le prochain jalon de la préparation à la haute intensité pensée par les autorités militaires comme un exercice interallié et une opération de communication.

Comme l’ont confirmé les auditions organisées par les rapporteurs, la France est entrée résolument dans les nouveaux champs de bataille immatériels que sont la lutte d’influence –  quel que soit le nom qu’on lui donne : guerre des perceptions, guerre informationnelle, stratégie indirecte… – et la bataille cyber. Dans ce contexte, le concept d’emploi des forces spéciales a été mis à jour pour qu’elles contribuent davantage à rompre les escalades. Selon un représentant du commandement des opérations spéciales (COS), la zone grise, où règnent les stratégies hybrides, est un espace de manœuvre qu’il convient d’investir pour limiter l’intensité de la conflictualité, par exemple en étant en mesure d’imputer une action hybride à son instigateur. Par ailleurs, « le général Burkhard l’a bien dit : on ne s’interdit pas la subversion », a insisté le colonel, « la France peut s’approprier une forme de subversion. Aujourd’hui, le compétiteur qui nous fait le plus de mal et qui utilise largement la subversion, ce sont les États-Unis. » Reste à définir les formes que peut prendre une stratégie hybride mise en œuvre par une démocratie comme la France dans le respect du droit international et à se doter des moyens adéquats. Le sous-chef des opérations aéroterrestres a évoqué une technique consistant à parachuter des petites radios équipées d’une lampe à dynamo très utiles dans les zones rurales, accompagnées de flyers indiquant la fréquence sur laquelle étaient diffusés les messages français. Un représentant du COS déplorait pour sa part que les armées soient insuffisamment acculturées au marketing : « c’est la base de toute entreprise privée qui fait du commerce ! Les armées auraient besoin de psychologues guerriers, en somme. »

En outre, les forces conventionnelles resteront indispensables pour éviter l’escalade : « la contestation apparaît lorsqu’un acteur choisit de transgresser les règles communément admises. Les armées contribuent alors à lever l’incertitude, à empêcher l’imposition du fait accompli et à décourager l’adversaire. Durant cette phase, il faut être capable de réagir très vite et de manière déterminée. C’est ce que j’appelle la guerre “juste avant” la guerre », a pointé le chef d’état-major des armées. ([34])

En somme, face aux stratégies indirectes de nos compétiteurs, l’outil militaire doit rester crédible mais gagner en agilité, et rester le bras armé de toute une Nation. « Un conflit, ce n’est pas que l’affaire de l’État, c’est l’affaire de tout un peuple », a résumé le SGDSN.

2.   La réactivité : « on n’aura pas six mois »

Les experts des relations internationales entendus par les rapporteurs sont formels : les contrats opérationnels, et en particulier l’hypothèse d’engagement majeur (HEM), sont caducs eu égard à la cinétique des crises d’aujourd’hui. En particulier, « le préavis, qui ne correspond pas du tout au temps de crise, même si avec la fonction anticipation on peut voir des choses venir, et la durée du conflit », selon M. Élie Tenenbaum, « la durée moyenne des crises est de dix à vingt ans, pas quelques mois. » MM. Tertrais et Gros ont confirmé qu’il s’agissait d’un sujet important. « On n’aura pas six mois. Le jour où le président de la République demandera ce qu’on peut faire en une semaine, il faudra répondre. » Ce décalage est véritablement pour eux un sujet d’interrogation. « Le préavis de six mois n’est pas cohérent avec les hypothèses politiques, il est irréaliste et insignifiant politiquement. »

Pour l’ancien commandant des forces aériennes stratégiques, le général Maigret, l’hypothèse d’engagement majeur prévue dans le contrat opérationnel ne prend pas non plus suffisamment en compte la consommation des munitions et l’attrition prévisible en cas de conflit de haute intensité. Il serait nécessaire de repenser un modèle en repartant d’hypothèses politiques.

Au plus haut niveau de l’État, on jugerait d’ailleurs les livres blancs et les revues stratégiques insuffisamment opératoires.

Pour les rapporteurs, il découle de tout ce qui précède qu’un nouvel exercice de prospective stratégique ambitieux est nécessaire, aussi intégré que possible, à l’instar de la méthode adoptée pour l’Integrated Review britannique publiée en 2021.

L’impératif de réactivité a beaucoup d’implications pour le fonctionnement des institutions, la chaîne de commandement et pour la préparation à la haute intensité. Parmi les nombreuses expérimentations conduites au cours de Polaris 21, le contre-amiral Slaars a cité également un entraînement de très bonne qualité à la production d’éléments de communication à des fins d’influence. « Nous avons testé deux organisations très différentes avec une très forte délégation pour le cas de la force rouge et à l’inverse une importante centralisation côté force bleue. La vérité est sans doute entre les deux pour associer réactivité, mais aussi crédibilité et coordination avec les actions conduites au niveau stratégique. » Le contre-amiral a rappelé qu’une attaque cyber et informationnelle récente avait permis à ses instigateurs de voler l’immatriculation numérique de deux navires britanniques et néerlandais alors en mer Noire, et de faire croire que les deux bateaux, qui étaient réellement à quai à Odessa, étaient en mer devant Sébastopol. « Face à de telles fausses informations, il est souvent utile de réagir assez vite en apportant des éléments probants ».

Cela implique de réfléchir en amont à un cadre et des scénarios type pour permettre la prise d’initiative. Cette prise d’initiative sera synonyme de risques accrus – risques d’échec, risques d’erreurs de communication, risques de pertes humaines. Selon un représentant du COS, cela amènera des questionnements éthiques et juridiques supplémentaires pour les soldats, compte tenu de chaînes de commandement raccourcies. La formation devra sans doute être adaptée en conséquence. Le contrôle politique aussi.

En second lieu, la préparation à la haute intensité doit tenir compte de cet impératif de réactivité, y compris dans l’organisation des soutiens. Comme l’évoquait notre collègue Sereine Mauborgne dans son avis sur les crédits relatifs à la préparation des forces terrestres dans le projet de loi de finances pour 2021, le 1er régiment d’infanterie de Marine (1er RIMa) « n’a pas de capacité de réaction rapide à mettre à la disposition de la préfète, que ce soit pour assurer des missions logistiques ou pour projeter une unité Sentinelle. Le régiment ressent donc fortement le besoin, identifié dans la vision stratégique du chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT), de redonner aux unités une autonomie matérielle accrue. C’est pourquoi le CEMAT envisageait de positionner des “packs” d’équipements Sentinelle dans chaque régiment. Il s’agit in fine d’augmenter la résilience et la liberté d’action. » ([35]) Ont été évoquées de nombreuses idées allant de la reconstitution des stocks aux plots prépositionnés d’équipements et de munitions en passant par des contrats pré-négociés à activer en cas de crise, auxquelles les rapporteurs consacrent des développements dans la dernière partie du présent rapport.

3.   L’interopérabilité : « la coalition est la seule force à pouvoir faire face dans la durée »

Comme l’a souligné le colonel Marc Lobel, du pôle chargé des relations internationales militaires à l’EMA, « la coalition est la seule force, hormis peut-être pour les États-Unis, à pouvoir faire face dans la durée. C’est non seulement vrai en termes de capacités et de masse mais aussi parce que dans un monde interconnecté et interdépendant, il est illusoire d’imaginer qu’une agression sur un État n’entraînerait pas quasi mécaniquement la participation d’autres partenaires à ses côtés ». Dès lors, l’hypothèse d’engagement majeur se décline en quatre grandes hypothèses de travail génériques pour un engagement français et qui permettent d’identifier les forces et les faiblesses du modèle d’armée actuel :

– dans le très structuré cadre de défense collective d’un article 5 du traité de l’Atlantique-Nord ;

– en tant que nation cadre d’une coalition à dominante plutôt européenne pour une action « d’entrée en premier » ;

– au sein d’une coalition internationale menée par les États-Unis de type guerre du Golfe ;

– un engagement lointain de type Malouines en quasi-autonomie.

Il est hautement improbable que la France se trouve isolée dans un conflit de haute intensité, aussi est-il vital d’être assurés de pouvoir conduire des opérations efficacement avec des partenaires sûrs. Des équipements développés en commun avec les partenaires permettent de supplanter les inconvénients de la coordination.

L’interopérabilité est donc un enjeu majeur auquel travaillent déjà les états-majors, tout en préservant autant que faire se peut une autonomie stratégique. Comme l’a souligné le colonel Lobel du pôle des relations internationales militaires de l’EMA, « elle ne se décrète pas ». C’est un travail de longue haleine : « il ne suffit pas de disposer des mêmes équipements et standards ; il faut des procédures et des doctrines communes, une langue et une culture commune, des législations comparables et… des intérêts convergents jusqu’au plus haut niveau. Il faut, au final, établir le lien de confiance entre partenaires qui permettra de s’engager côte à côte. »

Des progrès majeurs ont été obtenus dans tous ces domaines et les différentes enceintes militaires de l’OTAN, l’UE ou le cadre bilatéral dans les vingt dernières années, à la fois dans les opérations, le travail quotidien, les exercices ou les projets capacitaires. « L’engagement commun de deux décennies en Afghanistan a été un facteur de progrès fondamental, de même que nos coopérations au Sahel avec nos partenaires américain et européen, notamment avec la montée en puissance de la force Takuba, qui nous a permis de jouer un rôle de nation cadre. Par ailleurs, notre réintégration dans la structure de commandement de l’OTAN en 2009 avec environ 800 militaires, dont l’un des deux commandeurs stratégiques de l’OTAN aux États-Unis, en charge, entre autres de l’interopérabilité et l’innovation, ont été un facteur clef de l’amélioration de notre interopérabilité. L’installation du centre d’excellence de l’OTAN sur l’espace à Toulouse sous pilotage français dans les mois qui viennent va dans le sens de cette interopérabilité dans un domaine crucial pour l’avenir. D’autres initiatives comme l’initiative européenne d’intervention (IEI) ou des coopérations bilatérales emblématiques comme celle des accords de Lancaster House avec les Britanniques incluant les travaux de la force expéditionnaire franco-britannique (Combined Joined Expeditionnary Force ou CJEF), la participation aux missions de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), les échanges avec les Américains sur le terrain ou au cours de l’exercice Prairie Warrior, contribuent chaque jour à cette amélioration. Enfin, il faut mentionner la contribution à la montée en puissance des programmes capacitaires d’armement en coopération comme l’A400M, le Tigre, le système de combat aérien du futur (SCAF) ou le futur Main Ground Combat System (MGCS)… Ces derniers contribuent directement à renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE), et donc à préparer l’effort de montée en puissance dans la perspective d’un conflit de haute intensité »

L’interopérabilité est aussi bien évidemment une problématique capacitaire. Certaines munitions complexes sont indissociables du système d’armes dans lequel elles sont employées et interopérabilité n’est pas synonyme d’interchangeabilité. Certains pays n’appliquent pas les mêmes normes de stockage et d’entretien, leurs munitions peuvent donc souffrir d’un vieillissement prématuré, comme illustré lors de l’opération Harmattan qui a vu les armées françaises demander des stocks de munitions à guidage laser à leurs alliés, faute de stocks, dont beaucoup se sont révélées inopérantes. L’interopérabilité des futurs standards du Rafale avec les F‑35, et plus largement, la poursuite de l’interopérabilité des équipements français avec le monde F‑35 (capteurs, ravitailleurs, échanges d’information) est un sujet de préoccupation constant.

Dans le domaine des munitions, le prochain changement du calibre standard américain pour les fusils d’assaut, qui passera de 5,56 mm à 6,8 mm à partir de 2023, pourrait avoir des conséquences majeures sur les normes OTAN et donc sur le marché des munitions.

4.   La masse : « tenir l’heure de plus »

Comme l’a très justement souligné un officier de l’état-major des armées, il ne faut pas que l’hypothèse d’un conflit de haute intensité devienne le prétexte à « une course aux armements qui nous mènerait à l’escalade, à un épuisement et augmenterait voire effacerait le seuil de la dissuasion. » En outre, s’inscrire dans un perpétuel rattrapage des capacités de nos compétiteurs stratégiques nous condamnerait à un retard tout aussi perpétuel. « Il vaut mieux rechercher un avantage comparatif en identifiant des niches sur lesquelles nos compétiteurs ne sont pas encore ou en étant en mesure de combiner les effets dans tous les champs et milieux », a souligné un autre officier en charge de la stratégie et de la prospective. « La réduction du volume n’est pas nécessairement un problème », a ajouté M. Nicolas Chamussy, président-directeur général de Nexter : « c’est la combinaison des systèmes et de leurs performances (cadence de tir, par exemple) qui permet de surpasser l’adversaire. Il y a donc un arbitrage à faire entre performances et masse. L’armée de Terre est toujours soucieuse de ne pas choisir de capacités trop technologiques. L’arbitrage peut également consister à s’appuyer sur des alliés. Les multiplicateurs de forces (robots), enfin, permettent de compenser la réduction du nombre de plateformes. » Pour M. Tenenbaum, « la suffisance des plateformes mais aussi des munitions sera durement éprouvée. Cela dit, la réponse ne sera pas uniquement dans la quantité mais aussi dans la “survivabilité” [sic]. On peut aussi faire le pari de la manœuvre, de la protection passive, de la furtivité, de la mobilité, une compréhension de la situation qui amène à moins s’exposer. On peut aussi dominer par d’autres outils qui accroissent la “survivabilité” sur un champ de bataille. »

Enfin, il faut bien évidemment imaginer que nos adversaires potentiels seraient confrontés à des difficultés analogues aux nôtres dans le cas d’un conflit de haute intensité : péremption des munitions, dilemmes budgétaires et capacitaires, temps de remontée en puissance, acceptabilité sociale, etc.

La recherche d’une plus grande masse est cependant indispensable à deux niveaux :

– à un niveau stratégique d’une part, pour pouvoir gérer non seulement plusieurs engagements simultanés mais aussi les autres fonctions stratégiques, notamment la dissuasion ;

– à un niveau opérationnel pour générer et soutenir la masse opérationnelle nécessaire à un tel engagement, garantir la résilience face aux pertes humaines et matérielles que peut impliquer un tel type de conflit, mais aussi l’aptitude à s’y préparer.

Comme l’a souligné le colonel Pesqueur dans l’étude de l’IFRI précitée, « il est fort probable que les engagements futurs se déroulent en milieu urbain – sachant que la planète comptera 37 mégalopoles de plus de 10 millions d’habitants à horizon 2030, et que la moitié de la population mondiale sera urbaine. Or, le combat en localité est terriblement consommateur en effectifs et en matériels. Il ne s’agit pas uniquement de conquérir mais aussi de contrôler […] » ([36])

Retrouver de la masse ne signifie pas revenir à la situation qui prévalait dans les années 1990. À court terme, il est difficile de jouer sur le format des armées mais la préparation à la haute intensité doit tout d’abord passer par un renforcement des capacités effectives des forces françaises en étoffant les stocks d’équipements de mission, de munitions, avitaillement divers, qui ont été dimensionnés au plus juste par les différentes lois de programmation militaire. Pour l’ancien commandant des FAS, « le niveau de munitions n’est pas non plus crédible. Le raid Hamilton a consommé des munitions à un niveau qu’on n’aurait pas pu tenir beaucoup plus de quelques jours d’affilée. Les Américains ont tiré 200 Tomahawks dans les 48 premières heures. » L’enjeu est que la France tienne son rang dans une coalition majeure, puis qu’elle conserve une capacité à défendre ses intérêts en coalition. Les forces aérospatiales russes ont tiré en moyenne 230 bombes par jour depuis le début de leur intervention sur le théâtre syrien, d’après l’étude précitée de l’IFRI. Selon le général Lavigne, alors chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’espace, cité par notre collègue Jean-Jacques Ferrara, « le plus récent exercice, Atlantic Trident, conduit en mai 2021 sur la base de Mont-de-Marsan, a rassemblé pour la première fois des Rafale F3-R, des F35 de l’US Air Force, de l’US Marine Corps ainsi que des F35 de la Royal Air Force, embarqués sur le porte-avions Queen Elizabeth. Suivant des scénarii très réalistes, 40 avions ont évolué dans de vastes zones, tirant un nombre important de munitions pour atteindre les objectifs et limiter les pertes. À titre d’exemple, sur une mission d’une heure et trente minutes, 75 missiles ont été fictivement tirés […] » ([37])

Se référant au conflit du Haut-Karabagh, la DRM a expliqué que le niveau de préparation, de stocks et de flux logistiques de la partie azérie avait été déterminant dans l’issue du conflit, la partie arménienne étant incapable de tenir dans la durée. « Il est à craindre que certains de nos adversaires soient capables de nous épuiser à la fois dans nos stocks et dans notre ressource humaine. » Ce conflit a marqué le retour d’une stratégie fondée sur la masse sur le terrain : « le côté arménien a été complètement submergé par la masse à la fois au sol – artillerie – et en l’air – drones. La conquête de la supériorité, notamment aérienne, a été au centre du conflit », a détaillé le service de renseignement. Dominée sur le plan aérien, la partie arménienne a tenté de créer des poches de résistance terrestres à l’aide de mines et d’armes antichars, plus accessibles que l’aviation de chasse ou les missiles, permettant de créer des pertes imprévues chez l’adversaire pour un coût très faible.

À plus long terme, il convient de réexaminer la pertinence des formats d’armées. Dans le cas d’un conflit de haute intensité, compte tenu du taux de disponibilité et de la sanctuarisation des avions de combat nécessaires pour la dissuasion et la posture permanente de sûreté aérienne, seuls une trentaine d’avions de combat environ seraient véritablement disponibles pour mener le combat conventionnel au début. Le nombre de biplaces dont l’armée de l’Air et de l’espace va disposer est un point de vigilance majeur. Les récents contrats signés avec la Grèce ont fait perdre quatre biplaces aux forces aériennes françaises. À cause d’une collision avec un volatile et d’une ligne à haute tension, deux autres biplaces ont été perdus sur une durée plus ou moins longue, soit, au total, 12 % des appareils biplaces, principalement employés pour la dissuasion et pour l’entraînement. Pour le général Maigret, « il n’y a pas assez de marges de manœuvre. On considère qu’on perd un avion toutes les dix mille heures hors opérations, en temps de paix. » Il est donc indispensable de rehausser le nombre d’avions biplaces : « l’avion biplace coûte un peu plus cher mais on peut noter que tous les avions qui se sont crashés sont des Rafale monoplaces ou pilotés par un seul pilote. » En tout état de cause, « 180 Rafale en 2035, cela paraît très long. 117 rafale aujourd’hui, c’est peu. On aura du mal à faire mieux que 0,7 de taux de disponibilité. Ça ne fait que 80 avions » a déploré le général.

5.   L’épaisseur : « gagner la guerre à la fin de la guerre »

Dans l’étude de l’IFRI précitée, le colonel Pesqueur développe la problématique de la masse en l’intégrant dans un triptyque liant les notions de volume, de masse et d’épaisseur. En somme, le volume est quantifiable, il renvoie au nombre des effectifs et des plateformes. La masse inclut une dimension qualitative et spatio-temporelle supplémentaire ; c’est elle qui permettra l’établissement d’un rapport de forces tactique favorable. Enfin, la notion d’épaisseur renvoie à celle de résilience, c’est l’aptitude à durer. L’épaisseur est ainsi le produit de la masse et de la résilience du soutien.

Comme l’a rappelé le général de corps d’armée Christian Jouslin de Noray, directeur central de la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestre (DC SIMMT), depuis la Guerre de Sécession, soit la guerre se gagne en quelques jours, soit c’est le pays qui a l’industrie la plus puissante qui finit vainqueur. De la guerre de 1914 à la Guerre froide, aucun conflit n’a dérogé à cette règle. Le DC SIMMT a assuré que la France disposait d’un modèle de maintenance terrestre remarquablement performant pour faire face à la haute intensité parce qu’il allie l’agilité, l’innovation et la puissance du privé à la résilience et à la réactivité de la maintenance étatique. « Ce modèle est couvrant mais manque d’épaisseur et c’est pourquoi il est nécessaire d’investir dedans. »

De façon plus générale, l’épaisseur décrit donc aussi la capacité d’un pays à faire appel à son industrie et à sa puissance économique pour gagner le conflit.

Dans le domaine aéronautique, la problématique est cependant un peu différente. Comme l’a souligné M. Éric Béranger, président du comité Défense du groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS) et président-directeur général de MBDA, « quelque chose qui vole, si c’est vraiment touché, en général ça tombe, contrairement à une plateforme navale qui peut continuer à se mouvoir et à flotter même endommagée ». Pour Mme Monique Legrand-Larroche, directrice de la maintenance aéronautique, les conséquences sont évidentes : « un parc d’alerte devrait être stocké, de manière dynamique évidemment. Ce parc d’alerte devrait pouvoir répondre au surcroît d’intensité. […] Pour faire face à l’attrition attendue en cas de haute intensité, il faut peut-être des stocks d’aéronefs mais aussi des équipages entraînés, prêts à partir. »

6.   L’arbitrage entre rusticité et technologie (High-Low Mix)

Les armées font constamment face à des dilemmes pour satisfaire les besoins opérationnels futurs : faut-il troquer de la masse contre de la technologie ? Gagner en connectivité mais perdre en autonomie ? Renoncer à l’automatisation pour mieux maîtriser la force létale ? Externaliser ou rester souverain ? Aucun choix n’est neutre face à des enjeux supérieurs que sont l’efficacité des armes de la France et l’éthique. Ces dilemmes méritent d’être connus car ils conduisent à de nombreux compromis.

La sophistication de notre modèle d’armée échantillonnaire a jusqu’alors bien fonctionné. Elle n’avait que peu d’inconvénients si ce n’est qu’elle donnait parfois lieu à des asymétries un peu surprenantes, comme lors de l’emploi d’un avion Rafale pour contrer des insurgés en pick-up. Toutefois, le rattrapage technologique de certains pays (Chine, Inde, Brésil, Russie) a débouché sur un retour de la compétition militaire tandis que d’autres puissances misent sur des capacités plus rustiques pour gagner de la masse, à l’instar de la Turquie qui a fait l’acquisition de centaines de drones S100 embarqués sur des porte-hélicoptères. Par ailleurs, la numérisation croissante des systèmes les rend plus performants mais aussi plus vulnérables à des attaques cybernétiques contre lesquelles il convient donc de se prémunir.

Ces évènements renouvellent les conditions de l’arbitrage entre rusticité et technologie, ou High-Low Mix. Face à des nuées de drones à un millier d’euros, est-il intelligent d’utiliser des missiles qui coûtent entre un et deux millions d’euros la pièce ? À propos des missiles hypervéloces, les officiers de l’état-major de l’armée de l’Air et de l’espace ont alerté sur le fait qu’« investir dans ce type d’arme modifierait considérablement nos équilibres pour un atout tactique somme toute faible. Et pour l’adversaire, c’est pareil. […] Les drones sont une rupture plus redoutable car à faible coût et présentant un fort potentiel de saturation. On peut très facilement empêcher un avion de décoller avec quelques drones. » À l’avenir, il faudra avoir recours à des « combinaisons intelligentes », comme l’a pointé le chef de la division chargée de la cohérence capacitaire à l’état-major des armées.

La constitution d’un tel « mix » n’a toutefois rien d’aisé : s’agit-il de se doter de capacités complémentaires tout en sanctuarisant les plus pointues ? ou doit-on envisager des logiques de substitution et donc de compromis ? « Au-delà de toute forme de mimétisme avec les Américains, il nous apparaît également impératif de basculer vers une force intégrée en M2MC [multi-milieux et multi-champs], plus encore que pour les Américains, précisément pour préserver notre efficacité et opérer avec efficience, compenser ainsi un manque d’épaisseur qui perdurera ».

De façon générale, de multiples pistes sont à explorer (et le sont pour beaucoup par les états-majors et la DGA) pour résorber ces déficits capacitaires à moindre coût : meilleure intégration de l’emploi des forces (M2MC) et modes d’action innovants, acquisition de mix capacitaires combinant systèmes très performants (et coûteux) et systèmes moins coûteux, plus spécialisés et nombreux (notamment dans le domaine des systèmes autonomes), décorrélation dans certains cas de figure entre la modernisation des plateformes et celle de leurs sous-systèmes et équipements, etc.

7.   La synchronisation des effets

La guerre de haute intensité s’exerçant dans tous les milieux et tous les champs, il sera indispensable de « synchroniser les effets » c’est-à-dire de coordonner les actions pour réaliser un même objectif. L’intégration multi-milieux et multi-champs (M2MC) est la traduction nationale du concept américain d’opérations multidomain ou all domain. Celle-ci envisage une intégration au niveau stratégique, opératif, tactique, y compris au plus bas niveau, des effets et des tâches réalisées par les intervenants des différents milieux (terre, air, mer, extra-atmosphérique, cyber).

Sous l’autorité du chef d’état-major des armées, le commandement des opérations spéciales (COS) fournit déjà des illustrations de ce que peut permettre une telle intégration. À l’aube de ses trente ans, le COS vient d’adopter un nouveau concept d’emploi qui lui permettra d’agir dans la « zone grise militarisée » qui caractérise la conflictualité actuelle. Cette intégration pose de redoutables difficultés : organisation, doctrine de commandement et contrôle, préparation opérationnelle, etc.

Ainsi, la diffusion du modèle américain, lui-même encore en cours de définition, sera lente et reste une perspective de long terme sauf sur certains segments, estime M. Philippe Gros, chercheur à la FRS. « Plus qu’un renforcement général et homogène des capacités, c’est bien à un étirement du spectre capacitaire que nous assistons, s’étendant de puissances à la modernisation accélérée à des belligérants locaux qui en resteront encore longtemps à des moyens peu élaborés », a expliqué M. Gros.

8.   Les compétences

Au-delà des considérations capacitaires, les ressources humaines sont celles qui présentent en réalité le plus de défis. La France rencontre pour l’instant moins de difficultés de recrutement que d’autres nations occidentales mais ces difficultés sont patentes pour certaines spécialités, en particulier dans la Marine.

« Le métier des armes reste un sport de jeune », a fait remarquer un officier général. Le renouvellement des effectifs est donc normal mais il impose un niveau de recrutement élevé et des formations qui permettent une mise à niveau rapide. La remontée en puissance de la force opérationnelle terrestre, de 66 000 à 77 000, à partir de 2015, vient tout juste d’être achevée au prix d’une manœuvre de recrutement et de formation considérable mettant l’appareil de formation en tension, au détriment de la formation militaire des soutenants, notamment. C’est pourquoi la recherche d’une fidélisation des personnels reste nécessaire. Mais c’est aussi du fait de l’impératif de jeunesse des forces qu’il faudra consentir à l’avenir un effort de formation continue coûteux.

Au-delà de l’enjeu du recrutement et de la formation, la sophistication croissante des matériels et des modes opératoires renforce la question de la fidélisation et de la transmission des compétences. Comme l’a souligné un représentant de Nexter : « dans un Jaguar, il y a le même volume de code logiciel que dans une fusée Ariane ! » Or, comme l’indiquaient nos collègues Gispon et Santiago, « dans les spécialités à haute technicité, les départs s’expliquent par un “débauchage de compétences”, les rémunérations offertes aux personnels du ministère des Armées étant sans comparaison avec celles proposées dans le monde civil. Les contraintes du métier de militaire sont plus difficilement acceptées par la nouvelle génération qui souhaite travailler à côté de son domicile et sans contrainte de mobilité ou de disponibilité. »

Les exigences du combat multi-champs et multi-milieux (M2MC) auront des conséquences importantes en matière de ressources humaines. Il exigera un nombre accru d’officiers pour commander et contrôler ou de compétences cyber. Outre le renforcement de la masse sur certaines fonctions clefs, le « high-low mix » s’apparente ainsi à une logique de différenciation qui implique de multiplier à nouveau les spécialités techniques, un défi majeur pour les armées.

On ne saurait trop insister sur le temps de formation de certains spécialistes. Il faut entre quatre et cinq ans pour former un pilote, par exemple, et « le haut niveau de technicité des activités du SSA nécessite d’avoir des seniors, contrairement aux autres armées où il faut surtout des jeunes ». Le service de santé des armées a besoin de personnels qui connaissent la médecine appliquée aux armées, et qui se tiennent au courant des évolutions technologiques et pratiques. Un médecin militaire s’adapte aux types de conflits et aux évolutions dans la prise en charge des blessés tout au long de sa carrière : des médecins expérimentés ont donc une réelle plus-value à enseigner aux nouveaux. Il faut dix ans pour former un médecin militaire spécialiste, autant d’années que pour un programme d’armement.

Disposer de compétences en suffisance à l’avenir, et en particulier dans un conflit de haute intensité, impose donc de s’interroger sur les formats, en particulier pour les spécialités requérant une formation longue, de réfléchir à la constitution de réservoirs de compétences grâce à la réserve, à des partenariats avec le secteur civil ou des alliés, et de rechercher une meilleure rémunération des compétences ainsi qu’une meilleure compensation des sujétions, pour fidéliser la ressource humaine.

Le chef d’état-major des armées ne s’y est pas trompé, lui qui appelait prioritairement à « renforcer et soutenir la communauté humaine des armées, qui représente notre richesse et notre force principale. Elle doit être résiliente, compétente et nous devons en exploiter la richesse et la diversité. » ([38]) Au-delà de la compétence, cette citation rappelle les enjeux de la diversité (intellectuelle, humaine) et de la résilience.

9.   Les forces morales

Comme l’a souligné un représentant du COS, « l’éthique, les limites, les seuils seront des enjeux cruciaux à l’avenir. » Comme la chaîne de décision est très courte dans les forces spéciales, les hommes seront particulièrement engagés de ce point de vue.

Pour le général Denis Mistral, sous‐chef d’état‐major chargé des opérations aéroterrestres, l’enjeu de cette préparation est que les femmes et les hommes de l’armée de Terre soient susceptibles de supporter la dureté des combats à venir et leur durée. Il faut que les forces morales soient suffisantes pour affronter des adversaires « dont le rapport à la mort, au sacrifice et à la patrie ne sont pas les mêmes que chez nous ».

Enfin, il semble que ces questions éternelles soient profondément renouvelées par l’évolution de nos sociétés. Dans son essai précité, le médecin-colonel Nicolas Zeller relate une anecdote l’ayant mis en présence d’un jeune soldat venu lui demander son aide pour rentrer en France auprès de sa compagne qui ne supporte plus son absence : « Sans aucun complexe, il me demande de rentrer en France pour raison de santé ! À ce stade, je ne vois pas très bien où réside le problème médical. Passons. Pendant le quart d’heure qu’a duré notre échange, son téléphone a sonné au moins vingt fois. Je lui demande de l’éteindre. Impossible pour lui car c’est “son seul lien avec sa copine”. Aïe, me dis-je, impressionné par son incapacité à se détacher, ne serait-ce que quelques minutes, de son mobile. Chaque jour, en France, un étudiant reçoit en moyenne cent quarante notifications sur son smartphone. À des milliers de kilomètres des campus, en zone de guerre, dans un contexte diamétralement opposé, ce jeune soldat ressemble fort à un étudiant. Impossible pour lui de s’intégrer dans son nouvel environnement, impossible pour lui de se distancier de sa famille et impossible pour sa copine de faire de même. Chaque problème du quotidien, si futile soit-il, vient envahir sa journée. La carte bleue qui ne fonctionne pas, la machine à laver en panne, le manque de câlins, les poils du chat qui tombent plus vite, la couleur de la peinture de la salle de bains, le temps pluvieux en France, la porte de la maison qui grince, le dernier bruit bizarre de la voiture, la grand-mère qui tousse... Son emploi du temps et son rythme ne lui permettant pas de répondre, la tension monte à la maison. Pas très difficile à comprendre. Et donc, pour régler cela, il pense trouver une réponse chez le médecin. “Je ne vais pas bien”, me dit-il. Eh oui... »

Cette incapacité à la déconnexion est désormais bien connue de nos compétiteurs. D’après le chef du centre interarmées des actions sur l’environnement (CIAE), les familles des pilotes hollandais en opération dans les pays baltes au titre de la présence avancée renforcée de l’OTAN (EFP) ont reçu des messages alarmants faussement envoyés depuis les mobiles des pilotes. Beaucoup ont immédiatement cherché à les joindre ce qui a révélé leur position, heureusement sans conséquences dramatiques. En Ukraine, des actions ont visé les soldats en passant par les téléphones portables de leurs familles. En déclenchant des appels, elles ont permis de les localiser et de cibler des frappes sur leur unité.

Au cours de l’exercice Polaris, un bateau a été fictivement coulé à cause de la surveillance électronique dont ont fait preuve les membres d’équipage. Le contre-amiral Slaars a précisé qu’il s’agissait d’une exploitation astucieuse des objets connectés : « les Rouges ont analysé la composition de membres de l’équipage d’un navire bleu et ont cherché à retrouver la trace de ces marins sur les réseaux sociaux. Sans surprise, un marin qui n’avait pas éteint son portable a borné sur une antenne relais, permettant de localiser le navire alors en navigation côtière ». Le contre-amiral a rappelé que des cas similaires, en opération, ont été rendus publics « lors de l’emploi d’applications d’entraînement physique mises en œuvre au beau milieu de zones désertiques ». S’agissant des objets connectés, l’enjeu est de permettre « aux marins de rester dans leur temps tout en éradiquant de tels risques. » Le chef d’état-major de la Marine a demandé au contre-amiral d’étudier ce sujet.

B.   Des enjeux pour la Nation dans son ensemble

Un affrontement de haute intensité ne serait pas qu’une affaire militaire. L’examen du conflit au Haut-Karabagh indique que l’adversaire visera d’emblée les capacités logistiques, les stocks, mais aussi le moral, les capacités industrielles, avant d’entrer dans l’affrontement militaire conventionnel. Se posera immanquablement la question politique d’engager tout ou partie des ressources de la Nation en fonction de l’intensité et de la durée du conflit. L’outil industriel devra se transformer profondément ; construire et réparer plus vite, dans des conditions sans doute particulièrement dégradées. Ce qu’il s’agit d’inculquer, avec la notion de haute intensité, c’est un changement de culture, une sensibilisation qui doit s’étendre aux entreprises civiles et aux décideurs. « Sensibiliser la Nation à l’importance de cet effort potentiel par la pédagogie et le développement de l’esprit de défense est essentiel. L’effort sera national et ne résumera pas à l’équation qualité vs. quantité militaire », a résumé un officier de l’EMA.

Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui assure notamment le secrétariat des conseils de défense organisés à un rythme hebdomadaire depuis 2015, a vocation à encourager la préparation de chaque ministère à résister aux menaces hybrides et à gérer la guerre, si elle survenait.

1.   La mobilisation de tout l’appareil diplomatique

La sécurité internationale n’est pas la somme des politiques de sécurité nationales et maîtriser l’escalade ne peut pas être le fait uniquement d’outils militaires. Tous les instruments de coopération multilatérale, de non-prolifération, de maîtrise des armements, de sanctions économiques, y contribuent. C’est bien parce que nous traversons une phase de déconstruction de ce cadre multilatéral que la haute intensité revient parmi les hypothèses possibles de conflit. Dans la compétition actuelle, le poids – économique, démographique, culturel – de la France dans le monde recule, à mesure que d’autres puissances émergent. L’objectif de « gagner la guerre avant la guerre » justifierait peut-être d’augmenter les moyens de l’influence française autres que militaires, à commencer par les instruments du soft power.

Les rapporteurs n’ont pas poussé plus avant les investigations dans ce domaine et se borneront à énoncer une liste d’enjeux non limitative mais essentielle. Une action diplomatique résolue destinée à relever le défi de la haute intensité devrait en effet selon eux poursuivre au moins les trois objectifs suivants :

– contribuer à la reconstruction d’un cadre multilatéral pour répondre aux défis globaux tels que la course aux armements, la militarisation de l’espace, la lutte contre les groupes criminels et le changement climatique ;

– inscrire la France dans des alliances la prémunissant de se trouver seule dans un conflit ;

– assurer que les normes internationales ne portent pas une atteinte disproportionnée aux capacités opérationnelles de la France.

Force est de constater que ces enjeux restent patents. Particulièrement manifeste sous la présidence de Donald Trump, qui a marqué les Européens par ses discours péremptoires sur le partage du fardeau, la prise de distance des États-Unis d’avec la sécurité européenne, au Proche-Orient et en Afrique au profit de la zone Pacifique, s’est encore accentuée depuis l’élection de Joe Biden comme en témoigne la désagréable surprise du partenariat AUKUS. Pour autant, elle n’a pour l’instant pas suscité le sursaut espéré par Paris sur la nécessité d’affirmer une souveraineté européenne en termes technologiques et industriels autant que géopolitiques.

Le propos du président de la République sur « la mort cérébrale de l’OTAN », qui visait à susciter une prise de conscience sur la nécessité d’un contenu politique dans l’Alliance atlantique, a certainement été entendu et compris. Mais il a aussi été instrumentalisé pour isoler diplomatiquement la France. Paris a été accusé de mettre en danger l’Alliance, et les Européens invités à réaffirmer leur loyauté par des achats d’équipements américains. Selon un expert des relations internationales entendu par la mission d’information, l’entretien d’un doute sur les intentions de la France à l’égard de l’OTAN est récurrent et particulièrement préjudiciable à la relation franco-allemande et donc à l’autonomie stratégique européenne. « Tous ces pays [les Européens] savent qu’ils n’ont pas les moyens militaires de se défendre et qu’ils sont dépendants des États-Unis », a rappelé ce même expert. Bien que le départ non concerté d’Afghanistan ait à nouveau semé le trouble, les États-Unis restent leur garantie de sécurité la plus crédible. En témoignent les succès à l’export de l’avion de chasse américain F‑35 en Europe en dépit des engagements pris par les Européens dans le cadre de la coopération structurée permanente de défense pour développer des équipements militaires en commun.

L’Europe ne parviendra vraisemblablement à renforcer son autonomie stratégique qu’au prix d’un nouveau pacte avec les États-Unis fondé sur une volonté européenne préalable d’exister comme puissance – objet de la « boussole stratégique » actuellement en discussion –, et sur le constat renouvelé d’intérêts de sécurité communs. L’affirmation de la puissance chinoise ou les agissements russes pourraient hâter ces discussions. De la constitution d’une Europe puissance dépendent en réalité beaucoup les capacités françaises de faire face à un conflit de haute intensité. Par exemple, la relocalisation en Europe de certaines productions stratégiques (énergie, semi-conducteurs) contribue à priver les adversaires des pays européens de leviers d’action. L’identification des interdépendances et le renforcement de la résilience de l’Union européenne font partie des priorités de la présidence française de l’Union européenne au premier semestre 2022. La Commission européenne a conduit un travail systématique de recensement des productions et des domaines dans lesquels un effort de souveraineté serait nécessaire.

Dans l’attente de tels développements, la France reste un membre influent de l’OTAN depuis sa réintégration du commandement intégré en 2008 qui lui a conféré 750 postes d’officiers, en particulier celui de commandant suprême allié pour la transformation (SACT). Elle est particulièrement attentive à ce que les réactions y soient rapides mais reste attachée à ce que le contrôle politique soit maintenu même dans des délais restreints. Elle s’emploie aussi à cultiver des partenariats de défense qui seraient déterminants en cas de conflit de haute intensité. Elle a opté pour une voie pragmatique, celle de l’initiative européenne d’intervention (IEI). Dubitatif à l’origine, un expert des relations internationales entendu par les rapporteurs a reconnu que l’IEI s’était révélée très efficace pour développer l’interopérabilité entre Européens. Comme l’a par ailleurs souligné un officier de l’état-major des armées en charge des relations internationales militaires : « il n’est pas possible aujourd’hui de faire de choix radical. Comme nous l’ont prouvé les évènements de ces dernières années (le “Brexit”, l’élection de Donald Trump comme président des États-Unis et son rapport à l’OTAN, les débats européens sur une autonomie stratégique, le retrait non concerté d’Afghanistan, les discussions sur une force européenne de 5 000 hommes…), face à la volatilité des équilibres internationaux et des positionnements fragiles des uns et des autres sur des dossiers comme l’avenir de l’autonomie stratégique européenne, de l’OTAN ou du désengagement américain du vieux continent, une armée de haute intensité ne peut se bâtir que sur le long terme. Il faut donc poursuivre un effort large avec nos partenaires les plus probables en tentant de faire converger l’ensemble de ces faisceaux et en s’assurant de notre capacité à nous intégrer dans une action multinationale, tout en gardant la capacité à intégrer des partenaires dans notre action. »

En dépit des efforts déployés par la France pour mobiliser des partenaires africains et européens au Sahel tout en bénéficiant de l’appui des États-Unis et des Nations Unies, l’arrivée du groupe Wagner au Mali a provoqué le départ de plusieurs membres de la coalition et compromet les chances de voir les Européens s’investir durablement pour la stabilité et la croissance de l’Afrique. Mais la task force Takuba a été très instructive pour la France dans la perspective de prendre la tête d’un engagement européen en dehors du cadre de l’OTAN. En conservant un modèle d’armée complet, la France veut garder la possibilité de prendre la tête d’une coalition.

2.   La BITD(E) et plus largement la politique économique et d’innovation

Les forces françaises devront obtenir, soit seules pour des missions spécifiques, soit aux côtés de leurs alliés, une supériorité opérationnelle et savoir durer. Pour relever ces défis, elles devront pouvoir s’appuyer sur des équipements qui leur confèrent cette supériorité, sont résilients, adaptables, soutenables et, idéalement, interopérables. Ces équipements sont développés par des entreprises privées constituant la base industrielle et technologique de défense (BITD) dont le sort est étroitement lié à celui de nos forces.

Or, les entreprises de la défense font face elles aussi à des risques et des menaces accrues. La plus grave est la perte durable de compétences, qui advient nécessairement lorsque des chaînes industrielles sont fermées faute de commandes. Pour l’éviter, ces entreprises, dont l’État est le plus souvent actionnaire, veillent à maintenir une activité minimale sur les chaînes essentielles, grâce aux commandes publiques ou à l’export. Comme l’ont rappelé des officiers de l’armée de l’Air et de l’espace, « on a frôlé l’arrêt de la production de l’armement sol-air modulable (A2SM) à la suite de l’annulation des commandes de l’Arabie saoudite. Safran a été sauvé par le contrat égyptien. » L’export permet ainsi à la puissance publique de développer ou de maintenir les compétences de la BITD à moindre coût pour le contribuable. L’export finance aussi l’innovation. Une concurrence internationale débridée peut dès lors fragiliser l’ensemble de la BITD, ce qui explique la réaction ferme de Paris, manifestée par le rappel de l’ambassadeur de France à Washington, après l’annonce du partenariat AUKUS.

Dans ce contexte, la consolidation des industries de défense européennes, a priori souhaitable pour mieux résister à la concurrence extra-européenne, achoppe sur les intérêts nationaux poursuivis par chaque État membre, qu’il s’agisse de préserver des emplois sur un territoire, des savoir-faire jugés stratégiques ou d’imposer des spécifications propres aux conditions d’emploi nationales des matériels. En dépit de l’établissement d’une liste de capacités susceptibles d’être développées en coopération internationale annexée à la Revue stratégique de 2017 et du lancement d’une coopération structurée permanente européenne dans le domaine de la défense engageant ses membres à une préférence européenne dans leurs acquisitions, plusieurs projets sont dans l’impasse et les États européens continuent à privilégier des achats américains. Des discussions avancées sont toutefois en cours dans le domaine naval, avec un projet de patrouilleur européen qui bénéficie du fonds européen de la défense (FEDef) et pourrait répondre au besoin français.

Au même titre que les autres entreprises nationales, mais peut-être dans des proportions plus importantes, les industries de défense font face à des attaques cyber et à « l’arsenalisation des dépendances ». La crise de la Covid‑19 a permis une prise de conscience salutaire et une revue des vulnérabilités particulièrement utile dans la perspective d’un conflit de haute intensité. L’extraterritorialité du droit américain – la norme ITAR (International Traffic in Arms Regulation) qui prévoit que les États-Unis peuvent s’opposer à l’export d’un système d’armes contenant au moins un composant américain et la loi anti-corruption invoquée pour incarcérer Frédéric Pierucci un an avant le rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electrics ([39]), fait peser une menace permanente sur les entreprises françaises.

Selon le groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT), la vulnérabilité des PME, qui sont démunies face aux menaces actuelles, qu’elles soient de nature cyber ou relèvent de l’ingérence économique, est une source de préoccupation. La chaîne de sous-traitance de rang 1, 2 ou 3 constitue une faiblesse en termes de sécurité. Les PME de défense sont encore fragiles malgré la mise en place d’outils de sensibilisation. La chaîne de sous-traitance doit être d’autant plus robuste que les industriels de la défense admettent que leurs stocks sont très faibles : leur entretien, leur stockage et leur coût étant dirimants pour leur modèle économique.

La BITD doit aussi constamment relever le défi de trouver des ressources humaines en quantité et en qualité suffisante. Au cours des auditions, ont été particulièrement soulignées les tensions sur les métiers de soudeur, fraiseur, électrotechnicien, mais aussi les titulaires de mastères dans le cyber.

Enfin, comme l’ont mis en évidence le rapporteur de la présente mission d’information et sa collègue Françoise Ballet-Blu dans les conclusions d’une mission « flash » sur le financement de l’industrie de défense, la frilosité des banques et de la chaîne de capital-investissement à l’égard de la défense suscite des difficultés de financement croissantes. ([40]) Récemment, le projet de taxonomie européenne ([41]) qui définit les activités économiques qui pourront être assimilées à des investissements durables a suscité un tollé notamment au Parlement français où une résolution a été adoptée à l’unanimité pour dénoncer l’exclusion du nucléaire ou des activités de production et de ventes d’armes et d’équipements militaires conventionnels des investissements labellisés. ([42]) À cette aune, et en dépit des efforts objectifs que font ces industries pour améliorer leur durabilité par ailleurs, l’industrie de défense européenne est condamnée à court terme à ne plus trouver ni financement ni ressources humaines, les jeunes générations délaissant un secteur ainsi mis à l’index. Pour M. Éric Béranger, le PDG de MBDA, « il faut peut-être déjà arrêter d’assimiler la défense aux industries du tabac ou de la pornographie, si on veut éviter qu’à l’instar des ingénieurs atomiciens, les jeunes se détournent des industries de défense. […] on parle beaucoup des sujets financiers, à juste titre. Certaines PME-PMI ont du mal à ouvrir un compte bancaire ! Mais moi, ce sont aussi les effets RH qui m’inquiètent. Par ailleurs traiter uniquement le sujet financier ne suffit pas. Les banques réagissent à l’environnement social. Si les actionnaires et les clients des banques décident de pénaliser toute entreprise du secteur de la défense ou toute entreprise soutenant l’industrie de Défense, elles n’auront pas le choix. Il faut donc absolument traiter le sentiment populaire à l’origine de ces réglementations ! »

Selon le SGDSN, « il faudra éventuellement trouver des moyens de financement à travers des structures publiques pour financer l’industrie de défense. La jurisprudence TELE2 du Conseil d’État ouvre suffisamment d’espace pour trouver des solutions. Sinon une banque pourrait être interdite de travailler dans tel ou tel pays parce qu’elle a financé la BITD. La France cherche des alliés et à offrir des contreparties. Mais en attendant, le SGDSN travaille sur des pistes de financements publics. Des propositions seront faites avant février. »

Ces défis inhérents à la survie de la BITD étant listés, il faut également signaler les défis supplémentaires que susciterait un conflit de haute intensité. Les industries de défense seraient chargées de remplacer et pour partie de réparer les matériels détruits au combat. Certains industriels ont en effet conclu avec l’État des marchés de soutien en service, dits « contrats verticalisés », en s’engageant sur une performance, en l’espèce un taux de disponibilité des matériels, quand d’autres ont simplement des contrats prévoyant la mise à la disposition des services de la maintenance étatique des stocks de pièces de rechange pour permettre un certain volume d’activité exprimé en nombre de kilomètres ou de coups tirés. L’industriel ne dispose que des stocks nécessaires à l’exécution de ces contrats, qui peuvent cependant être amendés. Mais l’adaptation du contrat prend du temps, au mieux 18 mois. Pour certaines munitions, les délais de production ex nihilo sont de 24 à 36 mois. Pour certaines plateformes, ils peuvent atteindre jusqu’à six ans, selon certaines personnes entendues par la mission d’information.

D’après les travaux du GICAT, cités par Nexter, un combat de haute intensité conduirait à consommer trois fois plus de pièces de rechange qu’en situation opérationnelle de référence. Selon le GICAT, « le point clef sera d’obtenir la plus grande disponibilité possible des matériels avant l’engagement nécessitant un effort significatif des acteurs des secteurs privé et étatique. Cette phase nécessitera de disposer de stocks de pièces de rechange très importants pour les systèmes qui seront engagés. La capacité à régénérer les matériels endommagés et détruits repose en premier lieu sur la possibilité de restaurer certaines capacités ou fonction sur place au bénéfice des opérations puis, en deuxième lieu, sur le retour des systèmes en métropole (reverse logistic – plusieurs mois par bateau par exemple) avant leur réparation ou leur régénération. Dans certaines zones de conflit, il peut être envisagé de s’appuyer sur des capacités à proximité des lieux de conflits. Ces contraintes prévisibles nécessitent des stocks de pièces de rechange sensiblement plus importants, stocks nécessitant des ressources financières, qui, à enveloppe comparable, se traduiraient par des renoncements dans l’acquisition de matériels. Cela nécessite donc un accroissement sensible des ressources financières globales. À titre illustratif, le cycle de fabrication (approvisionnement de l’acier à haute caractéristique, ébauche, usinage…) d’un canon Caesar est de l’ordre de 18 mois. Ce cycle ne peut être réduit que si des stocks de pièces sont faits en amont du besoin. »

La crise de la Covid‑19 a été le révélateur de certaines fragilités, heureusement limitées. Selon le directeur central de la SIMMT, « des industriels comme Nexter, Arquus ou Thalès ont fait ce qu’il fallait pour redémarrer au plus vite. Il faut leur rendre hommage. En revanche, d’autres, produisant dans des pays voisins, n’ont pas envoyé une pièce pendant douze mois », a signalé le général Jouslin de Noray. Pourtant la SIMMT a passé des commandes massives pour préserver la BITD, les grands industriels mais surtout nombre de PME, et tester la chaîne d’approvisionnement. « Dans cette phase, nous n’avons pas perdu d’industriel », a indiqué avec satisfaction le général. « Bien nous en a pris à une époque où des industries automobiles s’arrêtent faute de réussir à s’approvisionner dans un contexte de reprise. Nous avons su passer les commandes au bon moment. La crise nous a montré qu’il fallait reconstituer des stocks. » Elle a montré que des industriels avaient pris des dispositions pour être sûrs de pouvoir atteindre les seuils contractuels. D’autres ont fait le calcul en rapportant la pénalité aux investissements à faire. Désormais, la SIMMT exige de vérifier la manière dont les industriels dimensionnent leur chaîne d’approvisionnement : « le confinement nous a permis d’opérer un rapprochement avec nos industriels partenaires. Ils ont constaté que la puissance étatique les avait soutenus […] Certains industriels ont accepté de fournir la liste de tous leurs fournisseurs primaires. Il faut maintenant aller voir ces fournisseurs, connaître leurs sous-traitants ou leurs fournisseurs. C’est encore artisanal mais c’est en cours. Il faut organiser la traçabilité de la pièce détachée […] Le vrai point de faiblesse qui reste, ce sont les stocks », a conclu le DC SIMMT.

3.   La résilience de la Nation

« Les implications pour la Nation d’un conflit de haute intensité seraient multiples », a rappelé le préfet Stéphane Bouillon (SGDSN) en citant les risques d’attaques sur les marchés financiers, l’utilisation de la spéculation ou des participations dans les entreprises à des fins de déstabilisation, l’instrumentalisation de diasporas sur le territoire national, les risques de sabotages, et l’arsenalisation des dépendances, notamment énergétiques. S’il y a un afflux de militaires blessés, le recours au système hospitalier public posera un problème à l’ensemble de la population. En état de siège, les libertés publiques seront restreintes sous le contrôle étroit du Parlement et du juge, ce qui impliquera de nombreuses procédures judiciaires. Dès lors, la préparation à un conflit de haute intensité concerne l’ensemble de la sphère interministérielle. « La haute intensité, pour nous, c’est de la haute interministérialité », a conclu le SGDSN.

Le rôle du Premier ministre dans la gestion de crise a été reprécisé par une circulaire du 1er juillet 2019. Elle prévoit que le Premier ministre désigne un gestionnaire de crise. Dans la crise de la Covid-19, le ministre de la Santé a été désigné gestionnaire, ce qui n’a pas empêché finalement la création d’une cellule interministérielle de crise (CIC). Au-dessus de la CIC se trouve le conseil de défense et de sécurité nationale. Le secrétaire général a souligné la pertinence de ce format. Le conseil des ministres n’est en effet composé que de ministres et de tous les ministres tandis que le conseil de défense réunit aussi le chef d’état-major des armées, des magistrats, l’agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI), le procureur national anti-terroriste, et d’autres si nécessaires. Ces techniciens donnent un caractère plus opérationnel aux discussions. Le conseil de défense et de sécurité nationale permet ainsi de prendre des décisions éclairées et opérationnelles, rapidement.

Le SGDSN réduit actuellement ses plans à cinq ou six pour gagner en agilité. La crise de la Covid-19 a montré la nécessité d’anticiper sur la formation des cadres et surtout la relève des cadres, pour faire face au phénomène des burn out dans les salles de crises.

Le SGDSN travaille à une stratégie nationale de résilience, dans une dimension à la fois nationale et territoriale à partir de scénarios (black out, crise alimentaire…). 45 actions sont à ce stade envisagées concernant l’État, les collectivités territoriales, les opérateurs d’importance vitale (OIV), les entreprises et les particuliers. Il faut notamment garantir la paix et l’ordre public, mieux impliquer les citoyens pour susciter du civisme, et éventuellement du volontariat. Il faut donner aux gens une culture de crise, crise qui va les toucher dans leur travail, leurs loisirs, leurs familles, leur alimentation ; etc. La stratégie de résilience du SGDSN devrait être terminée au mois de mars 2022. Une mission d’information de la conférence des présidents de l’Assemblée nationale porte sur ce même sujet et devrait rendre ses conclusions en février 2022.

Ce travail a un pendant au niveau européen. Le SGDSN observe ainsi attentivement la manière dont la Commission européenne prépare une stratégie de résilience européenne et se penche sur la manière dont la France pourrait travailler avec les États voisins. Une coordination avec l’OTAN serait envisageable, non sans problèmes toutefois. L’OTAN souhaite en effet traiter d’affaires civiles ou économiques, notamment à l’initiative de la Grande-Bretagne, ce que la France exclut.

S’agissant de la situation intérieure, l’État devrait davantage travailler avec les collectivités locales, « toutes les collectivités locales », a de nouveau insisté le SGDSN, pour favoriser les partenariats mais aussi faire en sorte qu’il y ait une meilleure collégialité entre les uns et les autres.

En cas de crise, la gendarmerie nationale contribuera à la continuité de l’action de l’État, à la montée en puissance des armées et à protéger l’arrière. Elle pourrait avoir à compenser le désengagement de l’armée de Terre de la mission Sentinelle et assurerait les missions de protection des littoraux. Le SGDSN a répertorié 250 opérateurs d’importance vitale (à l’instar des lieux de pouvoirs) que la gendarmerie nationale contribuera protéger. Cette protection devra être renforcée car il s’agira de cibles privilégiées d’attentats, d’intrusion et de cyberattaques. Des groupes radicaux instrumentalisés pourraient être tentés d’attaquer ces sites et organisations en cas de conflit majeur.

« Il est à noter qu’en cas de conflit de haute intensité, il faudrait vraisemblablement assurer la protection des moyens et des personnels des forces armées », a ajouté le général Olivier Kim, général adjoint au major général de la gendarmerie nationale. Les attaques récurrentes (Limoges, Grenoble, Dijon) contre les moyens de la gendarmerie le rappellent. « Près de Grenoble, les attaquants avaient d’ailleurs chaîné les grilles pour empêcher les pompiers d’accéder aux maisons des familles de gendarmes incendiées », a souligné le général Kim.

Des ingérences étrangères pourraient se traduire par des émeutes et des mouvements de foule. Dans ce contexte, l’entretien d’une force militaire responsable de missions de sécurité publique est évidemment un atout. Elle permettra de mettre en œuvre une défense opérationnelle du territoire crédible dans le strict respect du droit et en coordination avec tous les autres acteurs de la sécurité.

La gendarmerie serait aussi susceptible d’apporter un soutien pour la suppléance des administrations civiles locales en cas de conflit majeur.

D’ores et déjà, un ComcyberGend a été créé en 2021, aux côtés d’une force nationale NRBC de 700 personnels. « La gendarmerie a gardé de sa culture militaire l’ambition de se préparer à l’imprévisible », a rappelé le général Olivier Kim entendu par les rapporteurs. « Avec le ComcyberGend, les attaques informatiques seront détectées et avec le service d’information et de relations publiques des armées de la gendarmerie, le ComcyberGend participera à la manœuvre cyber. » Des sections opérationnelles de lutte contre la cybercriminalité (SOLC) ont été créées dans chaque département. Elles font partie du réseau Cybergend aujourd’hui constitué de 7 000 gendarmes et bientôt de 10 000.

4.   La bataille des cœurs et des esprits

Les techniques de guerre psychologique, de manipulation de l’information et de guerre du droit ont vocation à supprimer chez l’adversaire la volonté de combattre et à orienter ses actions, ainsi qu’à lui retirer ses éventuels soutiens ou à compromettre ses actions. Comment s’en prémunir ? La réponse ne peut être uniquement militaire.

Au terme de leur commission d’enquête sur les moyens de Daech, nos collègues Kader Arif et Jean-Frédéric Poisson faisaient ensemble le constat que la propagande constituait l’un des principaux moyens d’action de cette organisation terroriste, que le tarissement de ses ressources ne suffirait pas à éradiquer. Et de s’interroger en conclusion sur le contre-discours face à l’eschatologie totalisante djihadiste. ([43]) Pour un chercheur entendu par la commission d’enquête, il faudrait davantage montrer les avantages de la démocratie. Pour d’autres, il faut surtout promouvoir un rapport critique à l’information, renforcer la cohésion nationale en s’appuyant sur la société civile, notamment les acteurs associatifs, et permettre de surmonter les malentendus et les stéréotypes. Le rapport constatait aussi que les médias sociaux étaient devenus des relais de propagande que les opérateurs ne parviennent plus à maîtriser.

L’assassinat du professeur Samuel Paty a été suivi d’une campagne de désinformation sur les réseaux sociaux, depuis attribuée à la Turquie. Une task force dite Honfleur avait alors permis de caractériser l’attaque et de l’imputer à ses instigateurs. Lors du conseil de défense du 12 janvier 2021, le président de la République a décidé de pérenniser cette task force en créant une agence de lutte contre les opérations de manipulation de l’information, sous l’égide du SGDSN, appelée Viginum. Les missions de Viginum sont de veiller, détecter et caractériser les opérations d’ingérence numérique étrangères aux fins de manipulation de l’information sur les réseaux sociaux.

 Le SGDSN a rappelé qu’en application de la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, Viginum s’intéressait aussi au contenu, en liaison étroite avec l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle (ARCOM), pour prendre en compte les attaques numériques qui viennent de l’étranger. « Mais en s’attaquant aux discours viraux de certains responsables politiques, on créerait assez rapidement un ministère de la Vérité problématique eu égard à nos standards démocratiques », a expliqué le préfet. « Le but de Viginum se limite donc à repérer des messages viraux répandus par des bots [robots numériques] ou des comptes étrangers. »

Les rapporteurs se sont interrogés à maintes reprises sur le moyen de soutenir le moral des Français et de contrer des messages défaitistes ou la subversion sourde organisée par nos adversaires. « Quels peuvent être ces moyens dans une démocratie ? » Le préfet Bouillon a admis que le SGDSN ne travaillait pas sur ce sujet. Le risque politique lui paraît « extrêmement important ; le Gouvernement aurait tôt fait d’être accusé de tenter de manipuler son peupleLes Français sont râleurs, emmerdeurs, “c’est la seule statistique qui augmente”, comme le disait Audiard, mais sur certains sujets, ça marche. Le respect du confinement le 15 mars au soir a été une énorme surprise, en vérité », a souri le préfet. Le SGDSN a acquis la conviction que les gens feront preuve de civisme en cas de conflit de haute intensité.

Les rapporteurs estiment cependant que beaucoup d’autres moyens pourraient être employés pour renforcer la cohésion sociale, l’esprit critique et développer une culture de crise. L’ambition de « gagner la guerre avant la guerre », la conscience de la fragilité de l’image positive des forces armées dans la population et le renforcement sans précédent des actions de désinformation imposent une réaction.

 


—  1  —

   Troisième partie : l’outil de défense doit être adapté au prix d’un effort financier résolu

Comme l’a indiqué à plusieurs reprises le général François Lecointre, alors chef d’état-major des armées, devant les commissions chargées de la défense à l’Assemblée nationale et au Sénat, « même modernisée, même avec l’effort financier consenti, l’armée française reste une armée de temps de paix capable de faire face à des crises mais qui ne saurait se mesurer à des adversaires équivalents dans le cadre de combats de haute intensité. » ([44]) Au terme de la LPM 2019-2025, l’Ambition 2030 ne sera toujours pas atteinte. Il faut poursuivre l’effort en gardant présente à l’esprit l’idée qu’un conflit de haute intensité peut survenir à n’importe quel moment, ou être effectivement tenu à distance par d’autres actions. Mais comme le disait le général Mac Arthur : « les batailles perdues se résument à deux mots : trop tard. »

Évolution du budget de la défense hors pensions
programmé en LPM, prévu en LFI et exécuté depuis 2009

(en milliards d’euros)

I.   À format constant, des ajustements sont déjà impératifs

Les rapporteurs proposent d’abord de lister ci-dessous les besoins indiscutables, quelle que soit la probabilité d’un conflit de haute intensité. Y faire droit nécessitera déjà de poursuivre la hausse du budget de la défense avec une pente de 3 milliards par an à partir de 2023 au-delà de 2025.

A.   Conserver la supériorité informationnelle

Pour « gagner la guerre avant la guerre », dissiper le brouillard des intentions dans un champ informationnel saturé, conserver la supériorité informationnelle est indispensable et le sera tout autant en cas de conflit de haute intensité. En dépit de la priorité reconnue à la fonction connaissance et anticipation, de nombreux investissements sont encore différés à ce stade.

1.   Développer des infrastructures plus que jamais indispensables

Comme l’a rappelé le colonel Gilles Fourcaud, chef du bureau études stratégiques et synthèse de la direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information (DIRISI) : « dans ce contexte, notre bien le plus précieux est constitué par les données, matière première des opérations, qui doivent être accessibles. »

Le déploiement du système d’information des armées (SIA) est conforme à la trajectoire fixée par la LPM, avec notamment le déploiement en cours de la version du réseau de coalition « FrOps » en vue des prochaines alertes de la NATO Response Force en 2022. Le SIA évolue avec une prise en compte de l’intelligence artificielle et du big data afin de garantir la fluidité des échanges et de permettre de conserver la maîtrise de la supériorité informationnelle.

En dépit des investissements déjà réalisés au titre de la LPM 2019-2025, la poursuite du renforcement des infrastructures et des ressources humaines de la DIRISI sera indispensable pour accompagner les services de renseignement et le développement du combat collaboratif. D’après un service de renseignement, en effet, les investissements ont pour l’instant été orientés vers la collecte d’informations, au détriment de leur analyse et de leur traitement. Toujours d’après ce service, « aujourd’hui, le problème se situe plutôt au niveau des réseaux et des infrastructures de stockage. » Le foisonnement de nouvelles technologies et l’explosion du volume des données traitées et échangées nécessiteront en effet des capacités de stockage et de calcul de données significativement accrues d’après la DIRISI :

– évolution des datacenters vers le cloud et mise en œuvre d’un « cloud de combat » projetable, poursuite de l’augmentation des capacités de stockage (big data) et de calcul (intelligence artificielle) ;

– évolution des réseaux d’infrastructure, des réseaux d’élongation (radio et satellite) : augmentation des flux entre datacenters (robustesse), entre datacenters et centres opérationnels (C2, renseignement, logistique…) en métropole et entre la métropole et l’outre-mer (théâtres d’opérations, bâtiments à la mer) ;

– évolution des réseaux de commandement et des passerelles.

Enfin, « pour garantir la disponibilité et les performances de nos systèmes, il sera nécessaire de fiabiliser l’alimentation électrique et la climatisation des installations techniques, à l’origine de nombreuses pannes », a précisé le colonel Fourcaud.

2.   Se doter de systèmes d’information et de commandement innovants et autonomes

Selon un représentant du COS, les armées comme le COS sont en retard dans le domaine des systèmes d’information et de commandement. Un programme est prévu qui doit être plus résolument tourné vers l’avenir, en permettant l’intégration d’acteurs qui ne sont pas interarmées, des acteurs étatiques mais aussi non étatiques. L’autonomie est aussi un enjeu : « la totalité de nos systèmes de transmission repose sur du matériel américain », a souligné la personne auditionnée. S’il est difficile d’imaginer les besoins à horizon dix ans, la décentralisation de la décision paraît s’imposer comme un besoin structurant à l’avenir. « L’interopérabilité [telle qu’elle est abordée aujourd’hui] est en réalité un moyen de suprématie technologique et commerciale américaine. Il va nous falloir un concept de type C3PO, l’humanoïde protocolaire de Star Wars : un module qui parle estonien, espagnol, ATO [Air Tasking Order] de forces aériennes, etc. Grâce à l’intelligence artificielle, c’est une chose qui sera accessible dans deux, trois voire cinq ans. »

3.   Acquérir des capteurs mieux protégés et plus discrets

Selon les services de renseignement entendus par les rapporteurs, la loi de programmation militaire actuelle fait la part belle aux moyens de renseignement. Elle a cependant été construite dans un contexte post-attentats et porte donc une forte coloration de contre-insurrection et contre-terrorisme. Beaucoup de moyens ont été acquis, souvent de haute technologie, mais leur cadre d’emploi est limité aux théâtres où les armées françaises bénéficient d’une supériorité incontestable, notamment aérienne. Il s’agit en effet de capteurs peu protégés, ou de satellites prévisibles et faciles à neutraliser. Le retour de la menace n’a pas été déterminant dans ces choix capacitaires.

Dans la prochaine loi de programmation militaire, il faudra réinvestir dans des capteurs permettant de faire du renseignement à distance, très discrets ou très protégés (blindage, protection NRBC, etc.). Si l’apport des drones Reaper en termes de renseignement est indéniable, ils sont en effet particulièrement vulnérables aux appareils de brouillage ou à la défense anti-aérienne, par exemple. Le retrait du service ou le vieillissement de plusieurs capacités de renseignement, comme l’avion Transall C160G dit Gabriel déjà cité ou des capteurs terrestres intégrés à des plateformes très protégées, soulève la question de leur remplacement. Il faudra aussi remplacer les capacités embarquées sur les aéronefs tels que le pod Reco NG, dont l’obsolescence est survenue plus vite que prévu et dont le remplacement n’est pas prévu, en dehors du système d’aviation de combat du futur (SCAF), et du programme Archange, qui doit remplacer les Gabriel au début de la prochaine loi de programmation militaire.

En ce qui concerne les satellites, la France s’appuie sur quelques satellites de très haute technologie seulement. Le premier des deux satellites Syracuse IV prévus au titre de la LPM a été lancé en octobre 2020. Le second doit être lancé en 2025. L’ambition opérationnelle 2030 prévoit le lancement d’un troisième satellite Syracuse IV répondant aux besoins croissants et spécifiques des plateformes aéronautiques (connectivité, drones, notion de « satcom on the move »).

Mais de nombreuses sociétés privées (New Space) possèdent aujourd’hui des moyens spatiaux en propre et vendent des services. Ils s’appuient sur des méga-constellations, composées de satellites moins coûteux et redondants. Leurs systèmes peuvent donc continuer à fonctionner même en cas de pertes de certains satellites. La DRM envisage d’intégrer des données issues de ces capteurs civils à ses analyses pour améliorer sa réactivité, sa couverture et sa résilience (ex : achat d’images commerciales, de positionnement de balises).

La DRM travaille en outre avec le commandement de l’espace (CDE) pour se doter de meilleures capacités de surveillance, soit par des moyens dédiés, sous la forme de satellites d’observation spatiale ou de satellites « butineurs » (espions), soit par des moyens d’autoprotection embarqués à bord des satellites (caméras, moyens de brouillage, etc.).

4.   Accentuer l’effort dans l’intelligence artificielle et le quantique

Pour les services de renseignement, l’intelligence artificielle et l’informatique quantique sont deux ruptures technologiques majeures et prévisibles, qui pourraient notamment permettre de déchiffrer les échanges chiffrés. Elles ouvrent des perspectives très vastes à la fois en termes de capacités de recherche et d’analyse pour les services mais aussi pour les adversaires, en particulier dans l’environnement cyber.

Le directeur de l’AID, M. Emmanuel Chiva, s’est dit confiant dans les progrès de la France dans ces domaines, une prise de conscience ayant eu lieu. Le président Emmanuel Macron a en effet annoncé le 21 janvier 2021 le lancement d’un plan en faveur des calculateurs quantiques à hauteur d’1,8 milliard d’euros sur cinq ans, dont 200 millions d’euros par an de crédits publics, ce qui place la France au troisième rang mondial après la Chine et les États-Unis. En plus des 1,05 milliard d’euros de l’État, l’enveloppe annoncée regroupe des crédits européens (200 millions d’euros) et les prévisions du secteur privé (550 millions).

L’effort doit se poursuivre dans ces secteurs clefs qui apportent une aide à la décision mais permettent aussi de déjouer des attaques, en mettant au jour des manipulations de l’information. La France finance par exemple actuellement des projets d’intelligence artificielle permettant de déconstruire une photo montée indissociable à l’œil nu d’une vraie.

5.   Renforcer les moyens de lutte contre la désinformation en opérations

Dans le domaine des opérations, la lutte contre les opérations de désinformation devient un enjeu quotidien. Le centre interarmées des actions sur l’environnement (CIAE), issu du regroupement en 2012 à Lyon du groupement interarmées des actions civilo-militaires (CIMIC) et du groupement des opérations militaire d’influence (psy-ops), contribue aux opérations dans les champs immatériels et aux opérations psychologiques dans le champ cyber (lutte informatique d’influence) : surveillance des réseaux sociaux, analyse des contenus systémiques, riposte, décrédibilisation d’un adversaire. Le CIAE assure en quelque sorte le marketing des armées françaises en opérations en élaborant des produits multimédias (affiches, tracts, messages radios, vidéos) au profit des théâtres. Il s’agit bien au travers de ces produits d’obtenir un effet de la part d’un auditoire : ramener la confiance envers les autorités locales, faire diversion, leurrer, amener la population locale à utiliser une ligne sécuritaire, démoraliser l’ennemi, etc.

Ces actions sont rigoureusement encadrées par la doctrine présentée à l’automne 2021 par la ministre des Armées : interdiction d’avoir recours aux fake news et d’agir sur le territoire national. Le colonel Dominique Lemaire a aussi indiqué que le CIAE s’interdisait de jouer sur les failles d’une société en attisant le racisme, par exemple, ce à quoi s’adonnent nos compétiteurs sans états d’âme. Le 18 novembre 2021, un convoi logistique de l’opération Barkhane assurant la liaison Abidjan-Gao a été bloqué à Kaya, à 100 kilomètres au nord-est de Ouagadougou, par des milliers de manifestants. Arborant des slogans « France, dégage », ou « À bas la France », ils ont contraint le convoi militaire à rebrousser chemin à l’issue de trois jours de blocus. Nombre de ces manifestants, emmenés par la Copa-BF (Coalition des patriotes du Burkina Faso), soupçonnaient notamment le convoi de livrer des armes aux djihadistes et réclamaient son inspection. Ces rumeurs ont été colportées de longue date sur les réseaux sociaux parmi d’autres au sujet de la France qui recruterait et formerait des djihadistes, des « 11 accords secrets » entre la France et le Burkina Faso et en défaveur de ce dernier, ou des « faux » soldats français morts au Sahel. ([45]) La moindre manœuvre logistique doit aujourd’hui être précédée d’une recherche dans la sphère informationnelle pour identifier les facteurs de vulnérabilité et pouvoir y répondre.

Le 8e axe (« approche par les effets ») de la vision stratégique du général Thierry Burkhard alors chef d’état-major de l’armée de Terre portait précisément sur le renforcement des capacités du CIAE, rattaché à l’armée de Terre : il est entre autres prévu la création d’unités polyvalentes permettant la mise en œuvre au niveau tactique de capacités d’influence dans le champ cognitif, informationnel et électromagnétique en vue de générer des effets dans les champs immatériels. Entre autres, il est question de retrouver des capacités de leurrage multi-spectrales, aujourd’hui lacunaires.

B.   Augmenter le degré de préparation des forces armées conventionnelles

Comme le souligne le rapport de la RAND Corporation précité, la crédibilité des forces françaises est altérée par son manque de « readiness », comprendre : de disponibilité des matériels et de préparation opérationnelle. Dans la perspective d’un conflit de haute intensité, il faut garantir aux personnels – et à tous les personnels – un haut niveau d’entraînement et donc des heures de fonctionnement sur les différents engins de combat. Les normes d’entraînement définies par la dernière LPM restent pertinentes et l’écart qui demeure entre les objectifs et les résultats actuels ne laisse aucune place au doute sur les efforts qui restent à accomplir.

1.   Reconstituer les stocks de munitions et les potentiels pour atteindre les normes d’entraînement LPM

En premier lieu, la nécessité de reconstituer les stocks de munitions pour faire face à un conflit de haute intensité mais aussi et avant tout pour permettre un entraînement suffisant a été évoquée avec une remarquable unanimité au cours des auditions. L’effort de réparation poursuivi par la LPM s’est certes traduit par la programmation de 6,5 milliards d’euros entre 2021 et 2030. Mais pour tenir l’ensemble des contrats opérationnels des trois armées en 2030, le besoin financier complémentaire est évalué à 3,5 milliards d’euros auxquels il faut ajouter 350 millions d’euros par an pour l’entretien de ces stocks. En effet, les munitions se périment, notamment la pyrotechnie. Les munitions non utilisées doivent donc être détruites ou rénovées tous les dix ans. Et il faut en moyenne trois ans pour reconstituer des stocks.

Ensuite, il faut lever les autres freins à la préparation opérationnelle : « il n’est pas utile d’avoir des munitions si l’armée n’est pas en mesure de les utiliser », a averti le SIMu. Les entraînements au tir requièrent des moyens plus lourds que par le passé : la portée croissante des munitions appelle davantage de mesures de sécurité et de concours extérieurs ; leur complexité et la diversification de la menace accentuent le besoin d’expérimentations technico-opérationnelles.

La sursollicitation des pilotes d’aéronefs de la Marine, de l’armée de l’Air et de l’aviation légère de l’armée de Terre (ALAT) réduit leurs opportunités d’entraînement, une situation aggravée par la crise de la Covid‑19. Dans l’armée de Terre, l’organisation des séquences d’entraînement est bien sûr rendue plus difficile du fait de l’intensité opérationnelle (Sentinelle, Barkhane) mais elle apparaît aussi limitée du fait d’une « gestion des équipements qui pénalise l’activité ».

D’après l’avis de notre collègue Sereine Mauborgne sur les crédits relatifs à la préparation des forces terrestres dans le projet de loi de finances pour 2021, « le système actuel de gestion des parcs impose le recours à des parcs d’entraînement, eux-mêmes parfois taillés au plus juste. Ceci impose, très en amont d’une séquence d’entraînement, une coordination fine et peu compatible avec les imprévus. » Le 1er régiment d’infanterie de Marine (RIMa) a pu redistribuer des matériels au sein de chaque escadron dans le cadre d’une expérimentation de suppression du pooling régimentaire qui imposait des procédures de perception et de réintégration peu compatibles avec l’impératif de réactivité et de subsidiarité. Si le parc régimentaire a été ramené à 18 AMX10RCR depuis 2019, le principe de la redistribution des matériels a été maintenu et permet à chaque commandant d’escadron de disposer d’un parc « en propre ». La connaissance du matériel par les équipages, la qualité de la maintenance élémentaire et la liberté d’action des capitaines en termes de préparation opérationnelle en sont nettement améliorées.

La préparation opérationnelle des forces terrestres est aussi limitée par la faiblesse des « potentiels », c’est-à-dire du nombre d’heures de fonctionnement des machines, prévus par les contrats de maintenance ou limités par le manque de certaines pièces détachées ou de certains composants qui ne sont plus fabriqués (obsolescence) et pour lesquels la relance d’une production prendra du temps. En déplacement à Tapa, en Estonie, les rapporteurs ont appris que le chef du détachement Lynx ne s’entraînait pas sur le terrain pour conserver du potentiel d’entraînement pour ses subordonnées. Aujourd’hui, le détachement Lynx s’entraîne à hauteur de 150 heures par mois pour les chars Leclerc, soit 15 heures par char. Il faudrait au moins 100 à 150 heures par mois en plus, pour atteindre une moyenne de 25 à 30 heures par char.

D’après les calculs des rapporteurs, appuyés notamment sur les travaux de leur collègue Sereine Mauborgne, sur les informations collectées pendant les auditions et une extrapolation des coûts actuels du MCO, il faudrait 2,4 milliards d’euros sur une loi de programmation, soit 400 millions d’euros supplémentaires par an, pour atteindre les normes d’entraînement fixées en LPM pour les forces terrestres et tenir le contrat opérationnel dans l’hypothèse d’engagement majeur :

– 650 millions d’euros pour augmenter le potentiel des matériels terrestres, notamment pour la constitution de stocks de pièces de rechange suffisants au titre des « autonomies initiales de projection » (AIP), pour résoudre certaines obsolescences et organiser la maintenance étatique des matériels Scorpion ;

– 300 millions d’euros pour augmenter le potentiel des hélicoptères de l’aviation légère de l’armée de Terre dont les contrats de maintenance, désormais « verticalisés », sont plus efficaces mais plus coûteux ;

– 700 millions d’euros pour le financement de l’activité d’entraînement proprement dite, parmi lesquels les grands exercices interalliés ;

– 500 millions d’euros au titre des infrastructures d’entraînement ;

– 200 millions d’euros de munitions (inclus dans les 3,5 milliards d’euros précités).

2.   Organiser davantage de grands exercices interalliés

Après Warfighter 21.4 et Polaris 21, Orion 23 est le prochain grand exercice divisionnaire qui fera la démonstration des capacités françaises et sera l’occasion d’un état des lieux. L’ambition du chef d’état-major de l’armée de Terre est de tenir effectivement à cette occasion l’ensemble du contrat opérationnel : 10 000 hommes sur le territoire national en quelques jours et un engagement de 15 000 hommes dans une coalition.

Des initiatives comme le collège européen du renseignement ou une structure comme le « UE Intel Center », subordonné au service européen d’action extérieure, qui fusionne des contributions volontaires des États membres (ministères des armées et des affaires étrangères) participent à la création progressive d’une culture et d’une vision commune. De même, l’OTAN dispose d’un service de contre ingérence propre, « ACCI », auquel la France contribue et pour lequel la DRSD est l’interlocuteur national.

Comme l’ont souligné des représentants de l’état-major de l’armée de Terre, la recréation d’une force adverse (Forad) crédible, avec un général à sa tête est aussi un prérequis pour améliorer la qualité de l’entraînement dans les camps de Champagne.

3.   Densifier notre présence à l’est de l’Europe

Alors que l’escalade des tensions en Ukraine a atteint un nouveau paroxysme, le renforcement de la présence militaire française dans l’Est dans le cadre de l’OTAN est souhaité par plusieurs alliés, dans le cadre des mesures de réassurance.

Selon le chef du détachement Lynx à Tapa, en Estonie, les nombreux exercices entre alliés et les campagnes de tir permettent en outre au sous groupement tactique interarmes sur place d’entretenir les savoir-faire, de les développer avec les alliés et de bénéficier d’opportunités de tir « qu’il est plus difficile d’obtenir en France compte tenu des emplois du temps régimentaires bien remplis. Nous sommes ici totalement disponibles pour des exercices quotidiens sur place, ce qui nous permet de maintenir un haut niveau opérationnel dans un contexte de haute intensité ».

Par ailleurs, le bataillon bénéficie d’une grande autonomie tactique et évolue dans un État qui est « un laboratoire pour le combat de haute intensité » : les soldats se déploient dans des environnements inhabituels (marécages, milieu ouvert) et dans des conditions rigoureuses, voire rustiques (froid, humidité, moustiques), ce qui leur permet de développer des savoir-faire nouveaux. Les exercices menés avec les Estoniens et les Britanniques, à l’image de l’exercice Bold Panzer qui dure dix jours, sont volontairement longs, pour apprendre « à tenir dans la durée ». Les Estoniens jouent souvent la force adverse avec des manières de combattre différentes, davantage axées sur les embuscades de tous types, « ce qui nous permet d’apprendre beaucoup », selon le colonel Éric Mauger, chef du détachement Lynx en décembre 2021.

Si la France souhaite amplifier sa présence, il faudrait par exemple envisager une permanence des troupes en Estonie et un renforcement au niveau tactique, en y adjoignant en particulier des capacités dans le domaine de la défense anti-aérienne.

Renforcer notre présence à l’est de l’Europe présenterait donc au moins deux intérêts :

– contribuer à la réassurance de nos alliés dans la région et contribuer ainsi au resserrement des liens entre alliés et à une meilleure connaissance mutuelle ainsi qu’au développement d’une culture stratégique et opérationnelle commune ;

– renforcer nos possibilités d’entraînement à la haute intensité en coalition.

L’Estonie a officiellement demandé le renfort de la présence française à Tapa. Si la France souhaite donner une issue favorable à cette demande de renforcement de sa présence militaire française, « l’Estonie offrira toutes les modalités d’accueil possibles » d’après le ministre de la Défense estonien. L’augmentation des capacités aériennes françaises pour la police du ciel des États baltes est aussi souhaitée. Néanmoins, quand bien même elle renforcerait sa présence militaire en Estonie, la France ne sera a priori pas nation-cadre, car il y en a déjà quatre.

Le 27 janvier 2022, la ministre des Armées a par ailleurs annoncé à Bucarest que, dans le cadre de la présence renforcée avancée de l’OTAN, la France pourrait envisager de déployer des soldats en Roumanie, avec laquelle elle est liée par un partenariat depuis 2008 et dans le cadre duquel des forces roumaines ont pris part à la force Takuba au Sahel.

Dans les deux cas, ce renforcement de la présence à l’est entraînera des surcoûts au titre des opérations extérieures. Ils pourraient être cependant compensés par l’évolution du format de Barkhane.

C.   Poursuivre la modernisation engagée

Comme indiqué précédemment, la LPM 2019-2025 a surtout amorcé la « réparation » des armées et le renouvellement des capacités existantes. Pour autant, la modernisation à proprement parler, si elle est engagée par la LPM, mettra encore des années voire des décennies à se concrétiser. Au plan financier, seules des études amont ont été financées, de sorte qu’il restera à s’acquitter des sommes nécessaires pour passer commande de ces nouveaux matériels dont le coût exact peut difficilement être apprécié à ce stade compte tenu des nombreuses variables.

1.   Préparer les futurs standards du Rafale en attendant un SCAF de plus en plus hypothétique

La modernisation des forces aériennes a été ralentie. Selon le calendrier initial du programme Rafale, l’ensemble des Rafale commandés par la France auraient dû être livrés à ce jour. Les nombreux décalages décidés au fil du temps ont toutefois conduit à étaler le calendrier de livraison des avions et, à ce jour, l’ère du « tout Rafale » est encore loin pour l’armée de l’Air et de l’espace. Malgré le retrait du Mirage 2000N en 2018, le parc d’avions de combat repose encore fortement sur la gamme des Mirage 2000, dont une large part est d’ailleurs en cours de rénovation.

Le nouveau standard F3-R du Rafale s’accompagne de nouveaux équipements dits « optionnels » avec notamment la possible intégration du pod de désignation laser Talios et du missile air-air longue portée Météor qui, associé au radar RBE2 à antenne active (AESA), lui permettra d’engager des cibles à une centaine de kilomètres de distance. En outre, le système de guerre électronique Spectra a été amélioré. Le standard F3-R succèdera définitivement et complètement au standard F3-4+ à compter de l’été 2022.

Le standard F4 est en cours de réalisation et sera déployé en plusieurs phases (F4-1, F4-2, post F4-2), le début des expérimentations sur le F4-1 étant prévu à compter de la fin de l’année 2022, après un premier vol effectué dès septembre 2020. Le standard F4 comprend d’importantes améliorations des capacités du Rafale, en particulier dans le champ de la connectivité. Le premier incrément prévoit également l’accroissement de dispositifs de contre-contre-mesure électronique (CCME) ou l’intégration de la bombe AASM de 1 000 kilogrammes. L’incrément capacitaire F4.3 améliorant la connectivité du Rafale a en revanche été décalé d’une année.

D’autres dépenses urgentes doivent être consenties pour l’amélioration de l’aviation de chasse existante. Les 120 premiers Rafale ont en effet été commandés avec des antennes passives qu’il faudrait remplacer pour un coût de 5 millions d’euros par pièce. L’étude de l’IFRI précitée souligne en outre que « la composante aérienne pourrait se voir clouée au sol faute de missiles au bout d’une dizaine de jours seulement, et cela sans tenir compte de l’attrition, de la disponibilité technique ni de la probabilité de destruction des missiles eux-mêmes. » Il faudrait quatre fois plus de missiles Meteor, ce qui représente un coût compris entre 2 et 3 millions d’euros par pièce. Aucun successeur du missile sol-air à courte portée Crotale n’est prévu et devrait vraisemblablement l’être dans un conflit de haute intensité.

Alors que le projet franco-allemand de système de combat aérien du futur (SCAF) composé d’un avion de chasse de nouvelle génération et de plusieurs drones d’accompagnement, accapare légitimement l’attention, il convient de souligner qu’il ne donnerait pas lieu à des livraisons avant 2040. D’ici là, deux autres standards du Rafale devront vraisemblablement être développés. À horizon 2035, en effet, le standard F4 sera probablement obsolète face à des moyens renforcés de guerre électronique et des systèmes de défense sol-air encore plus performants qu’aujourd’hui, à l’instar des systèmes russes S-500. En outre, le Rafale sera confronté à des avions de combat plus performants, mettant en œuvre des technologies auxquels les Européens n’auront pas forcément accès « sur étagère ». En outre, ce futur avion devra être en mesure d’emporter l’arme nucléaire – l’ASN 4G est attendu à l’horizon 2035, et potentiellement d’assurer la mission nucléaire durant plus d’une décennie. En effet, même si le calendrier du SCAF était respecté, il est peu probable que la France décide de basculer sur le futur avion de combat la responsabilité de la composante nucléaire aéroportée dès 2040, du moins pas intégralement. C’est notamment pour cette raison qu’un standard F6 succédera sans doute à un standard F5.

Avec la signature par l’Allemagne, l’Espagne et la France, le 30 août 2021, d’un accord intergouvernemental trilatéral (dit « IA3 ») encadrant les activités de recherche et de technologie, de démonstration et de consolidation de la coopération planifiées sur la période 2021-2027, le projet SCAF semble avoir pris enfin une tournure décisive. Pour mémoire, les différentes phases d’élaboration du SCAF et les financements associés sont les suivantes :

– phase 1A : 150 millions d’euros ;

– phase 1B : 700 millions d’euros, dont 500 millions pour l’avion ;

– phase 2 : 6,5 milliards d’euros, dont 2 milliards pour l’avion. L’objectif est de lancer la phase 2 en 2025 afin d’être en mesure de faire voler un démonstrateur à l’horizon 2027.

Les discussions ont d’ores et déjà bien avancé entre les différents chefs d’état-major des trois armées de l’air. Ces derniers ont engagé dès 2018 un travail de définition des besoins opérationnels. Aujourd’hui, 90 besoins opérationnels principaux l’ont été, qui concernent les différents piliers. Il est indispensable de tenir les délais et de créer les conditions d’un accord industriel entre Airbus et Dassault Aviation en vue du lancement de la phase 1.B. Pour l’heure, il semblerait que les discussions achoppent sur le mode de gouvernance retenu ainsi que les garanties de protection de la propriété intellectuelle. En mars 2021, M. Éric Trappier, président-directeur général de Dassaut Aviation, n’avait pas caché réfléchir à un « plan B » ([46]).

Le projet pourrait aussi se heurter aux désaccords entre les deux nations sur la politique d’exportations. La nouvelle coalition allemande a annoncé clairement qu’elle s’opposerait à tout export vers le Moyen-Orient. Or le modèle industriel français repose, pour son financement, sur l’exportation de 50 % des aéronefs produits. Par ailleurs, l’Allemagne a besoin de remplacer urgemment ses Tornado pour mettre en œuvre la dissuasion dans le cadre du partage nucléaire de l’OTAN. Des rumeurs persistantes font état de la préférence de la Luftwaffe pour le F-35 qui, s’il était acquis, supprimerait le besoin allemand d’un nouveau chasseur à horizon 2040. ([47])

2.   Financer le prochain porte-avions et se préparer à sauver les projets de lutte anti-mines, de futurs missiles de croisière et de la patrouille maritime

Le lancement du programme de « porte-avions de nouvelle génération » (PANG), dans le but de garantir la continuité de la capacité du groupe aéronaval (GAN) à l’horizon du retrait du service actif du Charles-de-Gaulle prévu en 2038 ([48]), et conformément aux orientations fixées par la loi de programmation militaire, accapare légitimement l’attention. Depuis le 31 octobre 2018, ce programme est dans sa phase de préparation qui vise notamment à consolider le besoin militaire et à définir les caractéristiques du projet (fonction, performances, contenu physique, calendrier, coûts), l’architecture capacitaire ou encore l’organisation industrielle pour entrer en phase de réalisation à horizon 2025. Mais le coût global du programme, sans même parler d’un deuxième porte-avions, pourrait dépasser les 5 milliards d’euros pour ce navire à propulsion nucléaire, soit entre 450 et 500 millions d’euros pendant dix ans. L’achat de systèmes de catapultes électromagnétiques et de brins d’arrêt américains est envisagé pour un coût d’un milliard d’euros. À ces coûts de conception et de production, il faudra ajouter, à partir de 2038, environ 200 millions d’euros par an au titre du fonctionnement. ([49])

Ces besoins financiers ne laissent que peu de marges de manœuvre pour d’autres équipements – c’est ce que certains appellent à juste titre « la tyrannie des beaux objets ». Le reste des équipements des forces navales se renouvellent donc au prix de plusieurs ruptures temporaires de capacité qui pèseront lourdement sur leur activité et leur résilience jusqu’en 2030. Comme le soulignait notre collègue Didier Le Gac en octobre 2021, « les frégates de surveillance seront remplacées au début de la prochaine décennie par des corvettes hauturières. Actuellement, les premières commandes sont prévues en 2031 alors que les premiers retraits de service actifs des frégates de surveillance de type Floréal sont prévus en 2030. Le calendrier de remplacement pourrait donc être utilement anticipé pour éviter une réduction temporaire de capacité outre-mer entre 2030 et 2036, dans les zones les plus touchées par le retour des logiques de puissance en mer, et alors même que l’actualisation stratégique de 2021 plaide pour que le dispositif outre-mer intègre désormais tout le spectre de conflictualité, jusqu’à la compétition entre puissances. » ([50]) D’autres ruptures temporaires de capacités mériteraient d’être comblées comme celle, prévisible, de la flotte de Rafale de l’aéronavale qui a été mise en service en 2000, celle des patrouilleurs en métropole qui sera critique entre 2025 et 2030 ou encore celle de la flotte des ravitailleurs.

Parmi les projets de modernisation engagés, trois sont réalisés en coopération et paraissent au milieu du gué :

1. – Le projet franco-britannique de lutte anti-mines, décidé le 2 novembre 2010 lors du sommet de Lancaster House (système de lutte anti-mines du futur ou SLAM-F) qui repose sur la combinaison de systèmes de drones et de bâtiments porteurs. En novembre 2019, les Britanniques ont confirmé leur volonté de poursuivre la coopération sur la phase de production. Un contrat avec Thales est ainsi prévu via l’organisation conjointe de coopération en matière d’armement (l’OCCAr) au profit des deux Nations, en conservant l’architecture industrielle appliquée pour la réalisation du prototype. Des modifications de ce prototype ont été agréées entre les deux Nations pour obtenir un système de drones opérationnel. En 2020, les Britanniques ont souhaité décaler la signature du contrat de production, au motif du décalage à l’automne de leur processus de comitologie dépendant notamment des grandes orientations prises en entrée de leur Integrated Review of Defence and Security. Le lancement en production des systèmes de série a finalement été notifié en novembre 2020 Le programme pâtit actuellement d’un retard de livraison de l’ordre d’un an par rapport au calendrier initial, les premiers drones ne devraient être opérationnels avant fin 2024. Le calendrier de livraison paraît, lui aussi, tardif au regard de la date du retrait prévu des chasseurs de mines dits « tripartites » (CMT).

2. – Le programme franco-britannique de futurs missiles antinavires et missiles de croisière (FMAN/FMC) n’aboutira que vers la fin de la décennie. Pourtant, le temps presse : l’exercice Polaris a mis en évidence l’insuffisance de la protection à la mer des bâtiments français et l’insuffisance du missile Exocet français par rapport à d’autres missiles plus modernes. En outre, la coopération avec les Britanniques a été, jusqu’ici, entravée par des analyses technico-militaires et des intérêts industriels divergents. Des simulations réalisées par la Marine et la DGA dans le domaine de la lutte antinavire montrent que la furtivité, tant vantée par les Britanniques, ne peut pas faire à elle seule de réelle différence dans le combat naval. Le missile antinavire furtif est en effet détectable dès qu’il passe l’horizon, même au ras de l’eau. La haute vitesse et la manœuvrabilité sont en revanche des facteurs de supériorité opérationnelle et de létalité nettement plus crédibles. « Nous devons réanalyser ce sujet au titre de la préparation de l’avenir, alors qu’il semble en outre que nos industriels maîtrisent les technologies nécessaires », a suggéré le contre-amiral Slaars.

3. – Le programme Maritime Airborne Warfare System (MAWS) vise à renouveler les capacités de patrouille maritime françaises (Atlantique 2) et allemandes (P3 Orion) à l’horizon 2030-2035. En avril 2018, les deux pays ont signé une lettre d’intention portant sur le lancement d’un programme commun. MAWS pourrait être compromis par le choix allemand d’abandonner en juin 2020 la rénovation des P-3C Orion qui l’a conduit rechercher une solution intérimaire pour laquelle l’Allemagne a finalement choisi d’acheter 5 avions Boeing P-8A. Cette décision a rompu l’équilibre de la coopération MAWS. La France analyse les suites à donner possibles mais la criticité du biseau ATL2 / MAWS milite pour lancer la phase 2 de l’étude le plus tôt possible en coopération ou en national.

3.   Renouveler le segment lourd et développer la robotisation dans les forces terrestres

Dans les forces terrestres, la modernisation du segment médian par le programme Scorpion devra être suivie par la modernisation du segment lourd, dit aussi parfois « de décision », par le projet Titan qui, au contraire d’un programme d’armement classique, est une démarche de mise en cohérence. Il s’agira en effet de moderniser les équipements non concernés par Scorpion, c’est-à-dire les capacités les plus décisives (successeurs des chars Leclerc et des hélicoptères Tigre par exemple) ; de monter en gamme face aux capacités adverses (frappe à longue portée, défense surface-air) ; de penser et d’organiser l’arrivée en masse de la robotique, organisée par la démarche Vulcain, de robotisation tactique. Profitant des évolutions technologiques prochaines, Titan viendra donc augmenter la mise en réseau et son efficacité : le combat collaboratif permis par Scorpion pourra s’étendre aux capacités interarmées, dans un système incluant des drones et des robots, et interalliées. Outre la rénovation du parc de chars Leclerc et leur intégration dans la bulle du combat collaboratif créée par Scorpion, il faut d’ores et déjà préparer la suite, à savoir le remplacement des chars Leclerc, car « si l’armée de Terre fait encore la guerre avec le char Leclerc en 2040, c’est un peu comme si on avait fait la guerre du Golfe avec des M4 Sherman ». ([51])

Le projet de Main Ground Combat System est le projet développé en coopération avec l’Allemagne pour succéder au char Leclerc français et au Léopard allemand. Il ne s’agira pas d’un simple char mais bien d’un système de systèmes constituant une approche nouvelle de l’architecture du combat de contact. Il devrait être composé de plusieurs plateformes portant des « effecteurs » différents (canon gros calibre, missile…), certaines à terme inhabitées et accompagnées de capteurs aériens déportés. En tout état de cause, dans le meilleur des cas, il ne devrait pas aboutir avant 2040. Mais le partage industriel suscite des difficultés outre-Rhin. Faute d’accord entre Rheinmetall et KNDS, la joint-venture entre l’allemand Krauss-Maffei Wegmann (KMW), et le français Nexter, sur la répartition des marchés d’études, le projet MGCS n’a pu être soumis à l’approbation du Bundestag. Aucun accord équilibré n’a pu être trouvé à ce stade. Il n’est donc pas exclu que la France soit placée dans l’obligation de financer ce projet seule, ce qui pourrait se traduire par une révision à la baisse de ses ambitions opérationnelles.

4.   Poursuivre la numérisation des soutiens et de la maintenance

La poursuite de la modernisation des soutiens et de leur numérisation est aussi une nécessité. Selon les hypothèses retenues, un effort financier important devra encore être consenti pour réduire la dépendance de la France à l’égard d’approvisionnement étranger. À cet égard, le colonel Gilles Fourcaud, de la DIRISI, s’est voulu rassurant en arguant d’un recours massif à des partenaires industriels français, quand bien même certains équipements, comme les ordinateurs portables, sont fabriqués hors de l’Union européenne. « Les marchés d’acquisition ont des clauses qui offrent des garanties sur les performances et l’approvisionnement. Les aspects budgétaires doivent également être pris en compte : si on veut avoir des garanties importantes, par exemple sur la réversibilité, il faut en assumer le coût », a admis le colonel.

Cependant, investir dans la numérisation des soutiens et de la maintenance peut s’avérer payant. Le DC SIMMT a estimé par exemple qu’il serait nécessaire d’investir dans des procédés modernes comme la « testabilité ». Investir dans des bancs de test pour être capable de réparer uniquement ce qui doit l’être constituerait un atout considérable. Autre innovation : la maintenance prédictive. Pour le DC SIMMT, « nous maintenons parfois trop car nous maintenons de manière uniforme. La mise en place de capteurs qui permettront aux maintenanciers de savoir dans quelles conditions a évolué le matériel (vibrations, chocs, …) permettra d’aller vers une maintenance beaucoup plus personnalisée. Lorsque nous mettrons face à face les données de maintenance et les données d’utilisation, nous serons capables de développer des modèles de maintenance prédictive. Les progrès de l’intelligence artificielle (IA) amélioreront ces modèles. » Pour le DC SIMMT, investir dans une manière moderne d’entretenir les équipements sera rentable. La SIMMT avance donc à marche forcée dans ce domaine.

La fabrication additive, ou impression 3D, est un autre atout pour diminuer l’empreinte logistique et écologique, et aussi tenir compte de la rapidité du changement technologique. « Les imprimantes 3D sont un vrai levier de performance dans un futur très proche. Aujourd’hui, la SIMMT peut compter sur une centaine d’imprimantes 3D polymère, y compris en opération extérieure. Cela permet déjà de faire beaucoup. La vraie étape à franchir, c’est de passer aux imprimantes métalliques. Le principal problème est ensuite la qualification des pièces. La procédure actuelle mérite d’aller plus vite pour soutenir à bon niveau nos 4 millions d’équipements. » La DGA et la SIMMT travaillent conjointement pour réduire ces délais. Certains industriels ont d’abord été très réticents avant de comprendre que la SIMMT se préoccupait aussi de rémunérer la propriété intellectuelle. « C’est là que le dialogue avec l’industriel est essentiel. L’adoption de la block chain contribue à la confiance. L’industriel a compris qu’il y avait là un facteur différenciant à l’export. » La technologie de la block chain permet de dire de manière incontestable les pièces qui ont été imprimées et de rémunérer les industriels disposant de la propriété intellectuelle. C’est un nouveau modèle économique à mettre en place. L’impression 3D massive est cependant plus chère qu’une production classique et de surcroît assez lente. Elle a beaucoup d’avenir à condition d’être discriminant dans son usage : « dans trois à cinq ans, même si on a beaucoup progressé sur le sujet, cela ne fera pas tout », a averti le DC-SIMMT.

Là encore, des ressources humaines au bon niveau sont indispensables. Le DC SIMMT a souligné l’importance d’une montée en compétence pour dialoguer à bon niveau sur les plans techniques, juridiques et financiers avec tous les partenaires industriels, tant dans les négociations des contrats que dans l’exploration des champs innovants. Pour développer la testabilité, l’impression 3D avec Block Chain, la maintenance prédictive, la SIMMT a besoin d’ingénieurs de très haut niveau pour mettre en place des contrats innovants incitant l’industriel à diminuer le coût d’entretien de ses équipements. « Il nous faut des acheteurs, des juristes de valeur. Nous en avons mais en trop faible quantité. » Le DC SIMMT voudrait par exemple un chargé de mission pour les petites et moyennes entreprises (PME) : « la DGA en a. Elle a tout un service. Il faut nouer des liens avec la DGA. D’où l’idée du chargé de missionil faut des effectifs dans le soutien et des effectifs qualifiés. » Il a besoin de data scientists et d’ingénieurs. Une montée en puissance est prévue dans le cadre du plan de transformation prévu par la ministre des armées mais le rythme de progression est assez lent. Conscient des contraintes, le DC SIMMT cherche à diminuer ses tâches d’exécution au profit des tâches de conception, grâce, par exemple, à la robotisation, des petits assistants personnels numériques pour arbitrer l’allocation de pièces. « La transformation numérique nécessite un peu d’investissement mais permet aussi de dégager des ressources », a-t-il conclu.

D.   Conserver des ressources humaines adaptées

Les enjeux relatifs aux ressources humaines ne sont pas des moindres comme en témoignent les difficultés de recrutement de certains de nos alliés qui peuvent les amener à abandonner certaines capacités.

1.   Trouver de nouvelles modalités de recrutement et de partage de compétences

Chaque DRH d’armées conduit une politique de recrutement et de fidélisation adaptée à ses spécificités. Dans un schéma d’emploi contraint, la direction des ressources humaines du ministère des armées (DRHMD) doit continuer à fournir des moyens innovants de s’adjoindre certaines compétences ou les gérer de manière agile.

La cyberdéfense est, tout comme l’espace et le renseignement, un domaine stratégique pour lequel la DRHMD accompagne particulièrement les besoins en compétences des employeurs. La transformation numérique irrigue en effet tous les secteurs d’activité. La DRHMD étudie une charte avec les entreprises françaises du secteur de la sécurité informatique permettant de détacher ponctuellement des militaires dans le secteur privé (gain d’expérience) et de mieux contrôler les départs en encourageant le maintien du lien au travers de la réserve opérationnelle. Pour le personnel militaire, des formations spécialisées et propres aux armées ont été mises en place qui permettront de disposer de ressources internes au service de l’ensemble des employeurs. Pour le personnel civil, le marché est très concurrentiel, il importe donc d’avoir des rémunérations cohérentes avec d’autres recruteurs tout en valorisant les spécificités du ministère des Armées : des parcours de carrière très diversifiés, des missions au cœur des enjeux régaliens, un accompagnement renforcé au travers du plan Famille.

Selon le DRHMD, l’outil de formation devra être consolidé face aux recrutements en hausse à l’horizon 2023. Il partage avec les états-majors le constat que « le produit de sortie du système éducatif » ne peut entrer immédiatement dans la formation professionnelle aujourd’hui. Il faut une formation intermédiaire, incluant des savoir-être et des compétences générales. Le détachement d’enseignants de l’Éducation nationale dans les établissements militaires permettrait de pallier certains manques. La mise en place de baccalauréats professionnels spécifiques constitue à la fois un excellent outil de fidélisation et permet de cibler et capter exactement les ressources nécessaires aux armées dans une vision de long terme. Le DRHMD a donné l’exemple des électro-frigoristes, un métier en grande tension dans lequel les armées peinent à recruter. Dans ce cadre, le projet d’école militaire préparatoire technique mis en place par l’armée de Terre à Bourges dans les prochaines années pourrait servir de pilote en la matière.

2.   Poursuivre les efforts dans le sens d’une meilleure fidélisation

Plus les armées seront aguerries et expérimentées, mieux elles encaisseront les chocs. Par ailleurs, les enjeux liés à la sophistication des matériels et des modes opératoires invitent à renforcer la fidélisation. La DRHMD poursuit un objectif d’accroissement de l’ancienneté moyenne des militaires. Elle a donc développé des outils salariaux novateurs tels que la prime de lien au service pour fidéliser les militaires aux compétences clés et augmenter la durée moyenne de service des militaires du rang.

En janvier 2022, le bloc de la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) relatif aux engagements en opérations va entrer en vigueur. Il s’agit de l’indemnité pour sujétions liées à l’absence opérationnelle, ce qui inclut les entraînements. La loi de programmation militaire prévoit des crédits supplémentaires pour accompagner cette NPRM. Cette indemnité pour sujétion d’absence opérationnelle permet par exemple d’indemniser les militaires travaillant dans la cyberdéfense lors d’exercices sur garnison de 48 à 72 heures, ce qui n’était pas le cas jusqu’alors.

Les besoins financiers afférents à la masse salariale n’ont été que partiellement pris en compte dans la loi de programmation militaire. Par ailleurs, des investissements seront nécessaires pour poursuivre l’amélioration des conditions de vie des militaires, notamment l’hébergement. Comme le soulignaient nos collègues Séverine Gipson et Isabelle Santiago dans leur bilan du plan Famille, « la vie en casernement est devenue un critère de non-renouvellement de contrat pour de nombreux jeunes engagés aspirant à une chambre individuelle et à des conditions de confort similaires à celles de la société civile. » ([52])

Pour mémoire, l’ensemble du plan Famille représente un peu plus d’un milliard d’euros, en comptant les dépenses programmées au préalable au titre du logement et de l’hébergement. Au-delà de 2022, les rapporteures présentent le renforcement des ressources humaines des services de soutien impliqués dans la réussite du plan Famille comme une condition sine qua non de la réussite de ce plan, tout comme l’augmentation des crédits d’infrastructure des bases de défense. Cette « dette grise » serait de 3,7 milliards d’euros, effort à consentir pour remettre le patrimoine en état à un niveau de risque acceptable.

3.   Veiller au maintien d’un haut niveau d’entraînement

Pour respecter les engagements pris dans la LPM au profit de la fidélisation et se préparer à la haute intensité, une attention particulière doit être portée à la préparation opérationnelle.

Le durcissement de l’entraînement voulu par les chefs d’état-major passe notamment par une densification des journées. Par exemple, comme l’a souligné le général Vincent Guionie, commandant des forces terrestres, les séquences étaient jusqu’alors de quinze jours au niveau élémentaire, c’est-à-dire de niveau compagnie (150 à 200 hommes). Aujourd’hui, les séquences passent à trois semaines mais au niveau bataillon (600 à 800 hommes). Le but est de sortir moins fréquemment mais plus longtemps à chaque fois. « Le temps use », a souligné le général Guionie. « Trois semaines dans la boue et sous la pluie, ce n’est pas comparable à trois jours. » Le général a indiqué qu’il fallait « maintenir l’équilibre entre la formation, les engagements, qui aguerrissent vraiment les gens, et le temps de remise en condition dont les permissions. Il faut faire évoluer nos référentiels. Pour l’instant les objectifs sont loin d’être atteints. Les ressources qui seront nécessaires (carburant, munitions, potentiel) sont élevées. Il faut renouer avec l’entraînement en terrain libre en plus de la simulation et des camps militaires. Enfin, l’ingénierie des forces terrestres, le cycle entraînement – permission – engagement, sera profondément modifiée si on passe hypothèse d’engagement majeur. Autrement dit, il faudra affecter une partie des forces terrestres aux missions incompressibles et injecter dans un couloir de préparation et d’équipement très intense une autre partie pour l’envoyer là où elle doit être engagée. »

La DRM a également souligné l’importance de l’entraînement. Du fait de la volatilité de la ressource humaine – les militaires restant en moyenne deux à trois ans et les civils cinq à six –, beaucoup d’efforts sont consacrés à la formation de sorte qu’il est rare que les agents de la DRM soient disponibles pour participer aux exercices interarmées ou internationaux. Pourtant, ces entraînements seraient bénéfiques pour la montée en compétences, et le fait qu’ils soient considérés comme une variable d’ajustement est préjudiciable aux forces. Une hausse des effectifs 2025 d’au moins 10 % serait nécessaire pour remplir de façon optimale le contrat opérationnel. Il serait souhaitable que les armées fassent bénéficier la DRM des surcroîts de recrutement dont elles ont profité depuis le début de la loi de programmation militaire en fournissant des personnels disposant d’une expérience des théâtres d’opérations.

Le manque de masse dans un contexte d’engagements multiples ne permet pas aux forces de se préparer aux missions complexes d’un conflit de haute intensité (manœuvre de dispersion / concentration, opérations en mode dégradé, etc.). Il est de plus nécessaire de développer l’aguerrissement des unités, les capacités des états-majors à gérer ces situations de plus en plus fluides et à saisir les opportunités, à pratiquer le combat multi-champs et multi-milieux. Les états-majors, conscients de ces enjeux plus que tout autre, y travaillent mais leur marge reste faible.

4.   Conforter les forces morales

Plusieurs membres du groupe de liaison du Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) ont été entendus par les rapporteurs. Il ressort de leurs échanges que les militaires d’aujourd’hui ont nécessairement du mal à se figurer les pertes incommensurablement plus élevées auxquelles ils pourraient faire face dans la perspective d’un conflit de haute intensité. Les représentants du CSFM ont fait remarquer aux rapporteurs l’absence de représentations populaires de la haute intensité. Dans la Marine, les jeunes engagés auraient, de manière générale, du mal à se projeter dans leur métier militaire avant de l’exercer, surtout quand il n’y a pas d’équivalent civil, ce qui explique d’ailleurs des départs à la fin des premières missions. Dans l’armée de Terre, le « durcissement » du général Thierry Burkhard a succédé à « l’esprit guerrier » du général Bosser. Mais seront aussi concernés des services de soutien et des unités qui n’auront pas l’habitude du combat.

Le médecin-colonel Zeller, auteur du livre Corps et âme, précité, partage un questionnement plus large sur la manière de redonner du sens aux pertes humaines : « Comment alors revigorer ces jeunes frères d’armes et ces frères d’âmes ? Trois pistes essentielles se dégagent. Pourquoi ne pas commencer par les nourrir de l’histoire inépuisable de leur pays ? Pourtant abordée dans les programmes de l’Éducation nationale, laisse-t-elle une empreinte suffisante dans l’esprit de la jeunesse qui s’engage ? Quel jeune connaît le récit édifiant de la mort de saint Louis, de Turenne, de Murat, de Ney, de Guynemer, d’Honoré d’Estienne d’Orves et de tant d’autres ? Sans doute faut-il, encore une fois, que chaque chef donne de sa personne et se risque aux questions des plus jeunes, ce qui questionne leur propre socle historique et symbolique, puisqu’ils appartiennent à une génération, sinon la même, déjà touchée en partie par l’oubli de l’histoire. » Et de souligner le manque de bibliothèques dans les régiments et le manque de lectures des soldats voire des officiers.

Une communication renforcée sur la manière dont serait adapté le soutien santé serait souhaitable. Le directeur central a souligné la place essentielle du SSA dans le maintien de la force morale des armées. « Aujourd’hui, l’engagement est possible car nos combattants ont l’assurance de bénéficier d’une prise en charge de haut niveau. Il est essentiel de conserver ce haut niveau de technologie. Par exemple, si plusieurs blessés doivent être pris en charge simultanément (plan MASCAL), le SSA sait le faire. » Plus largement, l’enjeu de l’acceptation par la société civile d’un nombre important de blessés et de morts en OPEX devra être pris en compte en termes de communication publique et intégré dans la politique de lien avec les familles du ministère des Armées.

Les membres du groupe de liaison du CSFM sont plus particulièrement inquiets de la réaction des familles, qui seront confrontées aux risques de la désinformation alors que les militaires n’auront pas les moyens de les rassurer. Or, si certaines unités ont des bureaux « environnement humain » très actifs, toutes n’ont pas cette politique. Les unités de mêlée, les forces spéciales, parce qu’elles connaissent plus de pertes que les autres, disposent d’un savoir-faire dans la préparation des forces morales, la gestion des traumatismes et la relation avec les familles que n’ont pas toutes les unités. Certaines unités, en particulier de l’armée de Terre, sont désormais isolées. Leurs familles ont plus de mal que par le passé à organiser une solidarité. Une réflexion sur l’organisation de la solidarité paraîtrait adaptée.

Pour les membres du groupe de liaison, en outre, la problématique des couples endogames est insuffisamment prise en compte aujourd’hui alors qu’elle serait particulièrement prégnante dans la Marine, dans la gendarmerie et au service de santé des armées : « si les deux parents doivent être envoyés au combat, qui s’occupera des enfants ? »

La protection des familles est en revanche bien prise en compte par les représentants de l’armée de Terre et de la Gendarmerie nationale au titre de la défense opérationnelle du territoire.

E.   Préparer l’avenir

1.   Conduire des réflexions urgentes

Toutes les défaites sont avant tout des défaites intellectuelles. Préparer l’avenir ne requiert pas uniquement des investissements financiers mais aussi des évolutions doctrinales – comme celle qui ont été publiées dans le domaine cyber ou l’espace –, l’agilité de nos modes de fonctionnement et des réflexions partagées à l’échelle de la Nation.

En premier lieu, les rapporteurs préconisent de se pencher sur les moyens de renforcer les relations civilo-militaires. En dépit des propositions formulées par nos collègues Joaquim Pueyo et Pierre Venteau ([53]), le manque d’information des élus est toujours patent et il ne semble pas que leur travail ait été suivi d’une augmentation du nombre d’exercices interministériels qu’ils appelaient de leurs vœux. Dans la perspective d’un conflit de haute intensité, la coordination des moyens civils et militaires, la connaissance par les hauts fonctionnaires et les élus du fonctionnement militaire et des enjeux de la défense sera plus que jamais indispensable.

Ensuite, les rapporteurs préconisent le lancement d’une mission d’information parlementaire sur le sujet des sociétés militaires privées dès le début de la prochaine législature. Si l’idée de recourir à des mercenaires fait l’objet d’un rejet unanime au sein de la communauté militaire et diplomatique, l’emploi, par nos compétiteurs américain ou russe, de sociétés privées mérite d’être étudié pour en connaître les potentialités et les limites et rechercher un meilleur encadrement de l’activité de ces sociétés par le droit. Les juristes du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) s’inquiètent du développement de ces sociétés, sous l’effet de facteurs comme la réduction du format des armées, du rejet du recours à la force par les pays d’Europe du Nord qui préfèrent « déléguer » la guerre. « Si ces sociétés se développent, c’est parce qu’on a voulu croire que la force armée n’était plus une fonction essentielle de l’État », a souligné un haut responsable du ministère des Armées. Une autre réflexion avec le CICR porte sur l’imputabilité : « comment fait-on le lien entre un groupe de mercenaires et un État, en droit international ? Comment caractériser ce lien ? Faut-il chercher un critère de contrôle effectif ou faire masse d’un faisceau d’indices ? c’est sans doute la meilleure piste pour lutter contre l’emploi de proxies à des fins de non-attribution. Ce qui est certain c’est que la France n’a pas l’équivalent de Wagner, c’est-à-dire des gens qui manient les armes, forment des soldats et font de l’exploitation minière. » La loi de programmation militaire 2019-2025 a par ailleurs créé une nouvelle catégorie d’autorisations pour toutes les sociétés faisant de la formation avec des matériels militaires dans le cadre de l’export, qui pourraient offrir de la souplesse pour honorer les demandes de coopération liées à des accords de défense avec des partenaires. En outre, pour le général d’armée Didier Castres, qui s’exprimait récemment dans Le Monde à propos du Far West hybride créé par ces pratiques, les pays occidentaux s’interdisent d’agir dans les zones grises créées par leurs adversaires, se confinant à l’inaction : « ne disposant pas des capacités “intermédiaires” pour investir ces zones, nous sommes souvent dans une logique binaire du “tout ou rien”, et, souvent, c’est le rien qui l’emporte et laisse le champ libre à nos compétiteurs. Il nous faut surmonter le paradoxe entre la performance sans éthique reprochée à Wagner et l’éthique sans performance dans laquelle nous nous drapons. »

À la suite du rapport rendu par notre collègue Raphaël Gauvain au Premier ministre, une proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la corruption a été déposée le 19 octobre 2021 qui a l’ambition d’éviter que nos entreprises ne soient obligées de livrer des renseignements aux États-Unis du fait de l’extraterritorialité de leurs lois anti-corruption. Cependant, pour le SGDSN, « la France n’arrivera pas à faire masse. Il faut qu’une norme européenne soit fixée pour peser au niveau international ». Pour le préfet Bouillon, le droit européen reste par ailleurs fragile par rapport au droit anglo-saxon : « le droit des contrats est plus fragile en cas de contentieux que la manière dont les Américains peuvent utiliser leur droit au profit de leurs entreprises. Il faudrait une réflexion européenne sur ce droit qui devrait être solide, face aux entreprises américaines. » Le secrétaire général a plaidé pour une réflexion associant les gros cabinets d’avocats spécialisés dans ce domaine pour examiner les moyens d’être plus fort au plan du droit et de la procédure. Il a en effet estimé que le droit français n’avait pas été adapté pour faire face à la concurrence d’entreprises fonctionnant sous un régime de Common Law. « Le droit français n’est pas suffisamment utilisable et c’est pourquoi les tribunaux d’arbitrage choisis sont souvent à Londres ou aux États-Unis. Nous manquons de gros cabinets d’affaires. Au niveau européen, nous aurions besoin de directives en matière de droit économique, de droit financier, etc. Cela nous permettrait de faire face à la concurrence mondiale. À cet égard, le droit c’est comme la monnaie : si on choisit du dollar, c’est parce que c’est stable et facile », a déploré le SGDSN.

Les rapporteurs préconisent aussi de lancer une mission d’information parlementaire sur la guerre d’influence ou guerre cognitique. Il ressort en effet de leurs travaux que face aux techniques élaborées de manipulations de l’information déjà employées et au nombre sans cesse croissant de publications scientifiques concernant la biologie du cerveau, la cognition est sur le point de devenir un nouveau champ de bataille. Face à ce constat, les démocraties libérales paraissent relativement démunies aussi bien au plan de la lutte défensive qu’au plan offensif. Pour le représentant du COS, des blocages culturels – une tradition platonicienne et cartésienne, la revendication de la transparence comme valeur – expliquent les réticences des Français à se pencher sur ces sujets. La question reste posée de savoir comment une démocratie répond aux stratégies indirectes sans pour autant renoncer à ce qui la définit et fonde la cohésion nationale.

Enfin, les rapporteurs retiennent aussi de l’audition de plusieurs officiers que la décentralisation de la prise de décision sera un enjeu croissant dans les conflits futurs pour améliorer la réactivité des forces. Dans ces conditions, les chaînes de commandement pourront être très raccourcies. La formation éthico-juridique des militaires pourrait dès lors être renforcée ou des guides de conduite élaborés. Il leur paraîtrait utile de recenser le travail déjà effectué en ce sens, qu’il provienne de la direction juridique du ministère des Armées, des états-majors ou de l’enseignement supérieur militaire pour identifier des bonnes pratiques et des marges de progrès.

2.   Devenir une puissance spatiale de premier rang

Les capacités spatiales militaires revêtent un caractère essentiel aux opérations. À la fin de l’année 2022, ces capacités auront été intégralement renouvelées.

Elles restent néanmoins exposées à des risques, principalement liés à la météo solaire et aux débris spatiaux, dont le nombre est évalué à 1 million de plus d’un centimètre et 36 500 de plus de 10 centimètres par l’Agence spatiale européenne. Elles sont aussi menacées par deux types d’actions hostiles, dont les effets peuvent être réversibles ou non :

– l’interception ou le brouillage, à l’instar de ce que pratique le Loutch-Olymp, satellite espion russe qui a deux rôles, à la fois l’analyse et la tentative de déchiffrement des communications, et la géolocalisation des utilisateurs du satellite espionné, tout en analysant les signaux de façon à alimenter le système de défense anti-missiles balistiques (DAMB) russe Topol ;

– l’aveuglement, la neutralisation voire la destruction, à l’aide d’armes à énergie dirigée telles que le système russe Peresvet, de menaces co-orbitales qui ont la possibilité de se rapprocher d’autres satellites pour les harceler (cas de la Russie en 2020) et de missiles antisatellites (Chine 2007, États-Unis 2008, Inde 2019 et Russie 2021). Ces derniers créent énormément de débris qui représentent autant de menaces supplémentaires (1 500 pour le dernier tir russe).

Ces menaces appellent deux types de réponse :

– la redondance, en diversifiant les sources de données pour nos capteurs, en développant les échanges avec nos partenaires, en acquérant des données d’opérateurs de confiance ou des données en source ouverte, ainsi qu’en développant un système permettant de mettre en commun ces données hétérogènes et de les exploiter ;

– la surveillance, à travers le développement de capacités de patrouille spatiale.

En 2021, le commandement de l’Espace a acheté les deux premiers supercalculateurs du ministère qui permettront de mettre en commun les données issues de différents opérateurs et ainsi établir une situation spatiale en temps réel.

Mais pour le général Friedling, l’accent doit être mis sur les capacités de surveillance. « 700 millions d’euros supplémentaires ont été alloués dans la loi de programmation militaire 2019-2025 pour compléter nos capacités dans le domaine de la surveillance, des démonstrateurs et pour passer des contrats avec des opérateurs de confiance (Safran Data Systèmes et ArianeGroup pour acquérir des données de surveillance spatiale) ». Un projet consiste à développer des patrouilleurs en orbite géostationnaire. Si certains qualifient ce projet de « ligne Maginot », mettant en doute sa pertinence, le général est convaincu de son utilité mais admet qu’il faut parallèlement développer nos capacités de surveillance spatiale pour caractériser les objets de manière extrêmement précise. « Quand on observe ce que font nos compétiteurs stratégiques en orbite GEO, on voit des petits points qui bougent mais il est impossible de les caractériser précisément. Les patrouilleurs auront aussi cette fonction-là ». Le projet EGIDE est développé en coopération avec plusieurs industriels de défense dont Thalès et Airbus.

Si le commandement de l’espace nouvellement créé n’a pas « rencontré de problèmes de ressources jusqu’à présent », bien qu’elles ne soient pas prévues par la LPM, il n’a pas de visibilité sur ses moyens à horizon 2025. Le commandement de l’espace devrait disposer de 500 personnels à horizon 2025, sans que leur origine (création d’emplois ou prélèvements) soit précisée. Le général a cité un audit du contrôle général des Armées qui pointe les avancées rapides du CDE malgré un taux d’armement moyen inférieur à l’effectif théorique du ministère des Armées : « la conclusion de l’audit est que nous avançons rapidement car nous avons trop de personnels, et que nous devrions rétrocéder de la ressource humaine aux services qui n’arrivent pas à suivre. Cette analyse ne prend pas en compte le fait que nous découvrons en permanence de nouveaux métiers, et que notre édifice est très fragile : chaque fonction repose sur deux ou trois individus, il suffit qu’il y en ait un ou deux qui partent pour que nous soyons en difficulté, y compris sur des fonctions opérationnelles. Pour avoir un opérateur satellitaire en 2024, il faut le recruter maintenant puis le former pendant deux ou trois ans. Tout l’enjeu est de générer, de maintenir et de fidéliser ces compétences. »

À l’horizon 2030, il faudra également lancer un satellite Syracuse 4C et remplacer les satellites de la constellation CSO.

II.   Un effort autrement plus élevé sera nécessaire pour amener le modèle au niveau requis par la haute intensité

Une fois consentis les investissements simplement nécessaires pour maintenir notre modèle à son niveau actuel, en évitant son déclassement, bien d’autres mesures seront nécessaires pour l’amener au niveau requis par la haute intensité. Les préconisations qui suivent ne relèvent pas de la science-fiction, d’une vision exagérément optimiste des ressources budgétaires ou d’une approche maximaliste. Elles tiennent compte de tous les défis identifiés dans la seconde partie, notamment celui de réaliser un panachage de capacités optimal (ou high-low mix en anglais).

A.   Organiser la remontée en puissance de l’industrie

Compte tenu de l’attrition prévisible en cas de conflit de haute intensité et des besoins de munitions, une mobilisation urgente de l’industrie serait nécessaire ainsi que le passage à une économie de guerre avec la réquisition (indemnisée) d’installations civiles. D’après les industriels, l’ouverture en urgence de nouvelles chaînes prendrait entre 18 et 36 mois pour la plupart des matériels et équipements et jusqu’à cinq à six ans pour les plus complexes. Prendre certaines mesures dès à présent permettrait de gagner du temps et de l’argent.

1.   Planifier la remontée en puissance et le passage à une économie de guerre

Comme l’a confirmé la direction générale de l’armement (DGA) et l’ont déploré la plupart des industriels, il n’existe pas aujourd’hui de cellule de planification de la remontée en puissance au ministère des Armées ou de plan déjà négocié.

Le groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT) a cependant travaillé, dans le cadre de sa commission Soutiens et services (C2S) dans un format tripartite (armée de Terre, DGA et industrie) sur le maintien en condition opérationnelle terrestre (MCO-T) dans le cadre d’un conflit en haute intensité. Ces travaux menés à l’occasion du cycle 20/21 de la commission ont été présentés à l’occasion du Forum Entreprises Défense (FED) les 13 et 14 octobre 2021 à la structure intégrée de maintien en condition opérationnelle du matériel terrestre (SIMMT). De nombreuses recommandations ont été faites pour anticiper et gérer, au mieux, ce type de conflits.

Comme l’a résumé avec une remarquable efficacité le président-directeur général de Nexter, Nicolas Chamussy, pour remonter en puissance, il faudra réunir les quatre éléments suivants :

– du personnel (qualifié, formé) ;

– des machines ;

– des matières premières ;

– des espaces.

M. Béranger (GIFAS) a estimé que l’anticipation serait un atout clef et a plaidé pour une discussion avec la DGA et les forces armées pour caractériser les vulnérabilités et construire un plan ensemble. Construire les infrastructures pour des intégrations pyrotechniques, par exemple, prend du temps. L’approvisionnement en pièces détachées doit être capable, lui aussi, de monter en puissance, ce qui suppose de préparer tous les acteurs de la chaîne d’approvisionnement. Les délais d’approvisionnement de certaines matières premières ont augmenté brutalement ces derniers mois. « Si demain matin, on doit remonter en puissance, il faut savoir ce que cela veut dire ». Les représentants du GICAT n’ont pas exclu que des exercices de simulation par la DGA ou la SIMMT soient utiles. « Dans ce cas, ce serait bien d’associer l’agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Il faut être ouvert à d’autres entités dans ce type d’exercices qui doivent être interministériels si on veut qu’ils soient efficaces. » Dans le domaine naval, le fait d’avoir des champions nationaux comme CMA CGM et Louis Dreyfus Armateur offre évidemment une plus grande résilience. Mais si des chantiers civils doivent être réquisitionnés ou des navires civils employés pour le transport de troupes, il faudrait peut-être en parler avec l’association des armateurs de France, a suggéré M. Jean-Marie Dumon, délégué général adjoint du groupement des industries de construction et d’activité navales (GICAN).

« Ce sont les forces qui devront fixer les abaques d’un conflit de haute intensité : nombre de coups tirés, kilomètres parcourus. Sur cette base, l’industriel peut calculer les stocks, les capacités industrielles, les compétences, et les mètres carrés nécessaires, identifier les goulots d’étranglement », a expliqué M. Chamussy. Le directeur général de Nexter a suggéré que l’État négocie à l’avance des contrats à activer en cas de crise, qu’il réfléchisse à des bâtiments qui seraient disponibles et à la manière de se procurer des machines.

Contractualiser une multiplication de la production par trois ou par dix en six mois pourrait éventuellement s’appuyer sur des chaînes « sous cocon » ou sur la réversibilité de chaînes duales ou export. Il est à noter que Michelin offre déjà à l’armée américaine une capacité de montée en puissance contractualisée dans le domaine de la production de pneus et de chenilles. Michelin est une industrie duale qui peut donc réaliser des bascules d’effort de son activité civile vers son activité militaire. Ce n’est pas le cas de Nexter, par exemple, qui n’a que 4 000 employés.

Les ressources humaines sont, de toute évidence, le problème principal. Les recrutements effectués par Nexter autour de ses usines ces dernières années ont « asséché » les bassins d’emploi de ces régions, ce qui d’ailleurs parfois reproché à l’entreprise, bien qu’elle s’appuie beaucoup sur l’apprentissage. Pour les industriels, il paraît difficile de conserver du personnel formé sans pour autant l’employer, sauf à imaginer une sorte de « réserve opérationnelle industrielle » composée d’anciens salariés ou d’enseignants. Mais l’entretien d’une telle réserve devrait être financé par l’État, sauf à grever la compétitivité et donc les performances à l’export des entreprises concernées. La C2S du GICAT a également proposé de regarder du côté de la réserve opérationnelle dans le domaine du MCO impliquant des salariés de secteurs proches du civil. En amont, il conviendrait de valoriser certaines formations et certains métiers comme les métiers de l’informatique de pointe. Le cycle 2022 de la C2S va traiter de la problématique d’influence de la jeunesse aux métiers du MCO-T tant dans le domaine militaire que privé. Une réflexion complémentaire paraît devoir être conduite sur la formation professionnelle qui serait nécessaire en appui d’une économie de guerre.

2.   Constituer des stocks ciblés

Selon le général Michel Delion, directeur du centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC) de l’armée de Terre, « lors de l’exercice Warfighter 2021, la division française a réussi la performance tactique de bousculer l’ennemi au-delà du fleuve, ce que n’avaient jamais réussi les unités anglo-saxonnes. En revanche, la division n’aurait sans doute pas pu tenir sa ligne de défense dans la durée, faute de stocks, ce qui soulève la problématique de la capacité de la BITD terrestre à générer les flux adaptés au soutien des forces en haute intensité. »

Si certains stocks méritent d’être reconstitués eu égard aux besoins actuels ou pour parer au déclenchement d’un conflit de haute intensité, il n’en demeure pas moins qu’un stock est une immobilisation et qu’il n’est pas souhaitable qu’il soit pléthorique. La directrice de la maintenance aéronautique a aussi alerté sur le risque que les stocks de pièces soient inutilisables ou ne correspondent pas aux besoins. Elle est pour sa part fermement opposée à l’idée d’augmenter le stockage des pièces : « on ne sait pas bien les gérer. Dans le conflit au Donbass, les Ukrainiens n’ont pas réussi à utiliser 40 % de leurs stocks pour les matériels terrestres ! On va dépenser beaucoup d’argent, mal gérer ces stocks, et ils ne seront pas disponibles en cas de besoin ! »

L’alternative serait de disposer de capacités industrielles permettant une remontée en puissance rapide et de stocker, non plus des pièces détachées mais des composants entiers dont la fabrication est longue mais qui se conservent parfaitement, des composants génériques comme les semi-conducteurs ou des matières premières comme la poudre. Après l’élection du président américain Joe Biden, des citoyens américains ont décidé de faire des stocks de munitions pour anticiper une éventuelle restriction sur les armes dans ce pays. Cet épisode a montré les tensions latentes sur ce marché.

Selon Mme Legrand-Larroche (DMAé), la DGA et les industriels de l’aéronautique réalisent régulièrement des stress tests qui mettent en évidence l’importance d’entretenir des petits stocks de matériaux pyrotechniques et de joints PR pour faire face à des ruptures temporaires d’approvisionnement.

Selon le directeur général de Nexter, produire un obus à partir de zéro prend entre deux et trois ans. Il a préconisé d’avoir des stocks de munitions, de pièces de rechange dont le temps d’approvisionnement est long (canons d’artillerie) et de pré-contractualiser. « Il faut dix mois pour produire un ébauché de canon de Caesar puis huit mois pour traiter ce tube et en faire un canon », a précisé M. Chamussy. « Ces ébauchés se conservent très bien. On pourrait en stocker. »

3.   Réduire notre dépendance extra-européenne

Une dernière alternative au stockage d’équipements ou même de pièces détachées réside dans la réduction de notre dépendance extra-européenne ou dans des alliances sûres. De nombreuses munitions sont achetées « sur étagère », ce qui nous rend totalement dépendants de nos partenaires selon le SIMu.

Pour le GICAT, le développement de capacités communes imposerait de réfléchir à un cadre juridique européen pour s’assurer qu’en cas de conflit de haute intensité, les pays européens se garantissent mutuellement et ne conservent pas pour eux-mêmes les munitions produites, ce point pouvant également concerner des pièces de rechanges dans le cadre de systèmes communs (par exemple, le partenariat CAMO avec la Belgique). « Il y a une réflexion à avoir sur la souveraineté de certains composants (électriques, matières premières…). La revue stratégique a présenté les équipements terrestres comme des équipements pouvant être européanisés. Dans ce cas, il faut un cadre clair. Il faut pouvoir se garantir. Même si on peut imaginer qu’en cas de conflit majeur, on ne sera pas seul mais en coalition. »

Le commissaire en charge de la défense et de l’industrie à la Commission européenne, Thierry Breton, promeut la recréation d’une industrie européenne de semi-conducteurs. Il ambitionne de doubler la part des puces produites en Europe d’ici à 2030 pour atteindre 20 % comme il y a trente ans. Comme les besoins devraient doubler dans le même temps, cela nécessitera de quadrupler la production européenne. Pour Mme Legrand-Larroche (DMAé), « la France n’a pas les moyens de le faire seule mais c’est utile et nécessaire au niveau européen. »

B.   Changer les formats des forces navales et aériennes

Compte tenu de l’attrition probable des matériels mais surtout des ressources humaines, et du temps de formation des pilotes ou des équipages, la perspective d’un conflit de haute intensité impose de reconsidérer nos formats d’armées actuels dès aujourd’hui.

1.   Augmenter le format de l’aviation de chasse

Comme le rappelle l’étude de l’IFRI précitée, les contrats opérationnels définis par la LPM prévoient que l’armée de l’Air et de l’espace puisse être en mesure d’engager le déploiement de 45 avions dans le cadre d’une opération de coercition majeure. Or, alors que l’Ambition 2030 assigne un objectif de 185 Rafale à l’horizon de 2030 – objectif qui ne sera pas atteint – la même étude rappelle que la LPM 1997-2002 prévoyait la livraison à l’armée de l’Air de 236 Rafale d’ici 2025, chiffre ramené successivement à 234 en 2009, puis à 228 en 2012, avant de passer à 185 en 2014, en vue de disposer pour l’ensemble des armées d’un parc de 225 avions de chasse polyvalents au-delà de 2035. Pourtant, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale prévoyait une cible de 300 avions de combat polyvalents (Marine nationale comprise) – dont 270 en ligne… L’érosion du parc et des ambitions concerne du reste l’ensemble des capacités de l’armée de l’Air et de l’espace. Les mêmes constats s’appliquent aux ressources humaines, l’armée de l’Air et de l’espace ayant perdu un tiers de ses effectifs en vingt ans, alors même que ses missions n’ont cessé de s’étendre, en particulier sous l’effet de la montée en puissance des composantes spatiale et de drones. En dépit de la polyvalence des Rafale, les futurs équipages sont contraints de se spécialiser faute d’un nombre d’heures suffisant pour l’entraînement, la simulation ne permettant de compenser que partiellement.

D’après l’IFRI, dans l’hypothèse où l’armée de l’Air et de l’espace aurait à remplir simultanément l’ensemble de ses contrats opérationnels (posture renforcée de la dissuasion, de la posture permanente de sûreté, des contrats intervention et gestion de crise, tels qu’ils sont définis dans la LPM 2019-2025), elle devrait être en mesure d’armer une centaine d’avions de chasse. Or, pour qu’un détachement soit opérationnel, le nombre d’équipages mobilisés doit être de l’ordre d’1,7 fois le nombre d’avions armés. Et puisque les contrats opérationnels doivent être tenus dans la durée, cela signifie que ces équipages doivent pouvoir être relevés par le même nombre d’équipages. L’armée de l’Air et de l’espace a donc besoin d’environ 300 équipages opérationnels pour répondre à ses contrats. Les équipages doivent réaliser 180 heures de vol chaque année pour être aptes à réaliser leur mission, ce qui représente un volume total d’environ 54 000 heures de vol devant être financées tous les ans. En les divisant par le nombre d’heures de vol prévu dans les plans d’entretien approuvés (de l’ordre de 250 heures par aéronef par an), il est possible de retrouver le format actuel de l’armée de l’Air et de l’espace, autour de 215 avions de chasse.

Outre le format de l’aviation de chasse, les ravitailleurs sont d’ores et déjà aujourd’hui en nombre insuffisant. La France n’en a que quinze quand l’OTAN lui en demande 22. Selon l’état-major de l’armée de l’Air et de l’espace, il faudrait 16 systèmes sol-air MAMBA pour tenir l’ensemble des contrats sans mutualisation. L’armée de l’Air n’en a que huit aujourd’hui.

2.   Augmenter le format des forces navales à moindre coût

En 2030, le format de la Marine nationale ne comprendra que 15 frégates et ce, alors même que la Marine est déployée dès aujourd’hui sur quatre voire cinq théâtres d’engagement contre un ou deux prévus par les contrats opérationnels. Ce format serait vraisemblablement insuffisant en cas de conflit de haute intensité : pour mémoire, le Royaume-Uni a perdu vingt navires de combat (six coulés et quatorze endommagés) durant la guerre des Malouines. Les rapporteurs estiment que la France devrait se donner l’objectif d’avoir 18 frégates de premier rang dès que possible. Cet objectif n’est cependant atteignable qu’après 2030, en raison des capacités industrielles. Une mesure palliative à plus court terme pourrait consister à soulager les frégates, très sollicitées, en les affectant aux missions qui requièrent effectivement des navires de combat et en attribuant leurs autres missions courantes à des navires de second rang. La participation au programme de patrouilleurs européens (European Patrol Corvette) serait une opportunité pour concrétiser cette option. Il s’agirait de confirmer ce programme lancé par l’Italie, avec la Grèce et l’Espagne pour acquérir des navires à horizon 2027, sous réserve que les navires produits soient suffisamment « durcis ». Leur nombre, au minimum de six pour succéder aux actuelles frégates de surveillance, pourrait être adapté ultérieurement.

Dans le domaine naval, l’accident de la Perle a montré l’extrême faiblesse d’une composante à 6 sous-marins. Dans ce contexte, le complément du programme Barracuda par une unité supplémentaire pourrait faire sens.

3.   Utiliser tout le potentiel de la robotisation pour acquérir de la masse

Ces nouveaux formats doivent être envisagés à l’aune des apports possibles de la robotisation qui se développe de manière accélérée, en particulier chez les puissances moyennes.

La Marine envisage de démultiplier ses capacités de surveillance par le recours aux drones aériens et de surface. L’enjeu est de conserver la supériorité informationnelle sur les adversaires et d’acquérir du renseignement aux niveaux stratégique (renseignement), opératif (renseignement de théâtre) et tactique (conduite des opérations, coordination avec les moyens habités).

Les systèmes de drones aériens sont aujourd’hui une lacune capacitaire de la Marine qui ne dispose pas d’une trame complète mais seulement de premières capacités sur certains segments. À l’horizon 2030, le plan de modernisation de la Marine (Mercator) prévoit que chaque bâtiment et chaque sémaphore disposent de leur système de drones aériens.

Le programme de système de drones aériens maritimes (SDAM), en phase de préparation, vise l’acquisition de 15 systèmes de drones tactiques à décollage vertical pour opérer depuis les bâtiments dotés d’une plateforme aviation. Équipés de plusieurs capteurs, ces drones pourront opérer à une distance allant de 80 à 100 miles nautiques du bâtiment porteur et disposeront d’une autonomie de l’ordre de 10 heures. À ce jour, dans le cadre d’études de levée de risques, un démonstrateur réalisera une première campagne de vols sur un bâtiment de la Marine nationale en 2022. Le plan de soutien à l’aéronautique permettra l’acquisition d’un deuxième prototype, qui permettra à la Marine de conduire les premières évaluations opérationnelles, de participer pleinement à la définition de la série SDAM.

La Marine a fait l’acquisition de drones S 100 autrichiens qui doivent préfigurer les drones embarqués de demain, lesquels ont vocation à être réalisés par Naval Group et Airbus hélicoptère. Utilisés par de nombreuses marines et administrations européennes, y compris depuis le territoire national, le S100 ne peut être employé aujourd’hui par la Marine nationale, à cause d’un problème de certification, des normes excessivement exigeantes étant appliquées par la direction générale de l’aviation civile à ces drones embarqués qui, en mer, ne risquent de causer de dommages à aucune personne ni aucun bien puisque par essence, pour observer discrètement des bateaux « on ne les survole pas », a expliqué le contre-amiral Slaars, lors de son audition.

Le programme de mini-drones pour la Marine (SMDM) est en cours de réalisation, et permettra de doter les patrouilleurs de haute mer puis les frégates de surveillance d’un mini-drone à voilure fixe.

Dans le cadre de la surveillance maritime, les travaux de l’incrément 2 du programme AVSIMAR2 étudient différentes options pour détenir des moyens complémentaires à la flotte d’avions Albatros objet de l’incrément 1 à l’horizon 2030 (mise en œuvre de drones MALE ou tactique à vocation maritime, complément avion, autres systèmes, …).

C.   Compléter les capacités aéroterrestres

Dans le domaine aéroterrestre, un conflit de haute intensité imposerait de reconstituer des capacités aujourd’hui échantillonnaires ou abandonnées mais de manière innovante. Le renforcement de ces capacités représente entre 0,5 et 1 milliard d’euros pour chacune d’elles.

1.   Compléter les capacités de frappes dans la profondeur

Pour M. Philippe Gros (FRS), le principal défi posé aux forces terrestres réside dans la prolifération des capacités de feux offensifs de précision : les G‑RAMM (guided rockets, artillery, mortars & missiles) et les drones ISR (intelligence, surveillance et reconnaissance) et armés, tout particulièrement ce que l’on peut appeler les « drones-munitions ».

Ces moyens permettent de démultiplier les effets d’interdiction et d’usure dans la profondeur tactique (soit quelques dizaines de kilomètres), et opérative (des centaines de kilomètres). « À l’issue de 25 ans de priorité accordée aux opérations de paix et de guerre irrégulière, les forces terrestres sont déséquilibrées et manquent cruellement de capacités d’appui, c’est-à-dire d’appui-feu mais aussi d’appui renseignement et de guerre électronique. Celles de défense sol-air courte portée en mesure de protéger les unités et leurs sites contre les roquettes et les drones sont extrêmement faibles. […] Les capacités de frappe dans la profondeur sont aussi très insuffisantes. Ainsi, les feux sol-sol manquent non seulement d’épaisseur mais aussi drastiquement de portée ; à titre d’exemple, un lance-roquette unitaire a une portée de 70 km. » Comme l’indiquait M. Tenenbaum, dans le conflit au Haut-Karabakh, « 170 lance-roquettes ont été détruits. Nous en avons 13. »

Le général Michel Delion, directeur du centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC) de l’armée de Terre l’a volontiers reconnu : « nous manquons de portée, de systèmes d’acquisition. Il faudra un renforcement considérable en feux », a-t-il conclu. « Il y a deux ans, les Américains ont déployé une brigade entière d’artillerie en Europe dans le cadre de l’OTAN, qui montre qu’ils sont bien conscients de cette insuffisance. »

Pour corriger ces lacunes, tout en garantissant une rentabilité maximale des engagements des forces françaises dans la diversité des cadres évoqués et des fonctions stratégiques, il faudrait investir dans un « high-low mix », c’est-à-dire panacher des capacités de haute technologie avec des solutions plus rustiques et moins coûteuses, à l’instar de ce que recherchent les Américains. Dans le cas français, ce high-low mix pourrait s’appuyer sur les canons automoteurs de 155 mm (Caesar), en augmentant le nombre et en renouvelant, après 2025 les lance-roquettes unitaires (LRU) d’une portée de 84 kilomètres et en développant les missiles de portée comprise entre 150 et jusqu’à 500 kilomètres.

2.   Améliorer la défense sol-air

Pour le général Delion (CDEC), la défense sol-air basse couche (DSABC), ou basse altitude, s’appuiera sur des véhicules protégés, capables d’accompagner les unités au plus près des combats. Elle devra reposer en particulier sur des postes de commandement de défense sol-air de nouvelle génération ainsi que sur d’indispensables radars en trois dimensions. Leurs livraisons, initialement prévues en 2022, ont malheureusement été repoussées en 2027, c’est-à-dire au-delà du mandat d’un chef d’état-major, et sur des systèmes montés sur des véhicules protégés, capables d’accompagner les unités de combat au plus près du contact. Un effort d’acquisition est absolument nécessaire dans ce domaine dans les années à venir, pour combler cette faille devenue majeure dans la protection des forces aéroterrestres.

La France ne s’est pas dotée d’une défense anti-missile balistique autre que « de théâtre » quand les États-Unis sont, eux, équipés de radars gigantesques dédiés, de missiles antibalistiques SM2B, SM-3 et GBI auxquels la France a renoncé au profit d’autres capacités. Quelques-uns des missiles américains sont déployés sur le sol européen mais ne seraient, à l’évidence, pas suffisants en cas d’attaque. Lors des récents évènements en Israël, le « dôme de fer » réputé très efficace a quand même été percé par des missiles peu coûteux lancés en masse. C’est pourquoi d’autres systèmes de défense sol-air moins coûteux et agiles devraient être acquis en parallèle d’un effort visant la neutralisation des lanceurs adverses eux-mêmes.

Une solution complémentaire pourrait consister à s’appuyer pour partie sur nos alliés, dont certaines armées européennes, comme les Espagnols et les Italiens, ont conservé une défense sol-air notamment de zone. C’est une arme de défense par excellence, « ce qui n’est pas anodin politiquement pour justifier un engagement envers une opinion publique, étant plus facile à assumer. » Cette option remettrait cependant en cause l’autonomie d’action française, dès qu’une menace sérieuse dans la troisième dimension existerait, ce qui sera souvent le cas dans les engagements futurs.

Cette problématique concerne également les systèmes navals, avec d’une part des évolutions requises sur le segment basse couche, au même titre que pour le milieu terrestre, et d’autre part le projet de rénovation des frégates de défense aérienne (FDA). L’enjeu consiste en particulier à étendre les capacités du système de missiles Aster de ces bâtiments pouvant être employés en protection de points terrestres.

3.   Renforcer les capacités de génie divisionnaire

Les capacités du génie sont aujourd’hui insuffisantes pour un engagement de grande ampleur. Le franchissement connaîtra une amélioration relative si le programme SYFRALL est réalisé. Mais les capacités de minage mécanique, indispensables pour arrêter une offensive ennemie d’ampleur, et les capacités de bréchage, permettant aux forces terrestres de franchir sous le feu les obstacles adverses, nécessitent une remontée en puissance. Ces études sont en cours afin de disposer d’une capacité transitoire en 2030 et une capacité haut du spectre à l’horizon 2040 dans le cadre du projet Titan.

4.   Protéger l’ensemble des véhicules et reconstituer le système d’armes du maintenancier

Comme l’a rappelé le DC-SIMMT, « la première chose à faire [si un conflit de haute intensité était imminent] serait de remettre en état tous les véhicules qui aujourd’hui ne le sont pas. La situation est loin d’être désespérée puisqu’il y a cinq ans, le parc en indisponibilité technique était de plus de 4 000 véhicules. Aujourd’hui, il a été réduit à 2 100, moins de 10 % du parc, un chiffre probablement incompressible. Cela correspond au tempo industriel et logistique. Néanmoins, s’il fallait aligner tous les équipements bons de guerre, il faudrait davantage investir et y consacrer du temps. Il y a toujours plusieurs standards de parc et celui qui est envoyé en opération dispose de surblindage, de systèmes de brouillage. Le parc en métropole n’a pas toutes ces options. En cas d’engagement majeur, il faudrait protéger et équiper tous ces engins. » À la suite de la destruction de plusieurs véhicules blindés légers par des engins explosifs improvisés (IED), un blindage supplémentaire des caisses a été décidé. Les personnels chargés de la maintenance étatique ont surprotégé les trente premiers, avant de passer la main à l’industrie privée, le temps de passer un contrat avec Arquus. « Nous avons pu être très rapides parce qu’il s’agissait d’un parc unique et que toute l’industrie a été mobilisée sur cet objectif », a souligné le général Jouslin de Noray. La SIMMT passe actuellement des contrats pour augmenter progressivement la protection des véhicules et également générer des capacités industrielles mais cela prendra du temps. Une part significative des parcs est aujourd’hui dépourvue de ces protections.

Ensuite, un enjeu est de reconstituer le système d’armes du maintenancier (dépanneur Leclerc, porteur polyvalent lourd de dépannage, magasins, des containeurs mobiles) : « Tout ce matériel n’a pas donné lieu à des investissements suffisants depuis les années 1990 », a fait observer le DC SIMMT. « Un des enjeux de la prochaine LPM sera de renforcer le système d’arme du maintenancier. Il n’y a, à l’heure actuelle, que quelques dépanneurs de chars Leclerc, éparpillés entre le territoire national et l’étranger (Émirats Arabes Unis et Estonie). Ce n’est pas dramatique aujourd’hui mais cela pourrait l’être en cas de conflit de haute intensité. Ce problème est pris en compte. Le matériel nécessaire sera proposé. De la même manière, faute de moyens, la maintenance de Barkhane se fait sous tente ou à l’air libre. La maintenance terrestre ne dispose plus de containers-atelier. D’une manière générale, chaque fois qu’il y a un programme d’armement, il faut veiller à la constitution du soutien. Nous en avons besoin dès la livraison de l’équipement. Depuis deux ans, de très gros progrès ont été faits au sein du ministère. On me demande ma signature dès le lancement d’un programme pour s’assurer que le système de soutien est bien pris en compte. »

D.   Combler les lacunes dans les soutiens et la logistique

Avant d’envisager l’entrée dans un conflit de haute intensité, la France devrait aussi compenser des décennies de sous-investissement dans les soutiens interarmées.

1.   Honorer le socle d’emploi militaire des services de soutien

Tous les services de soutien entendus (service de l’énergie opérationnelle ou SEO, service de santé des armées ou SSA, service interarmées des munitions ou SIMu, la direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information ou DIRISI, la direction du renseignement militaire ou DRM) ont insisté la nécessité d’honorer leur socle d’emploi militaire, aujourd’hui en deçà des objectifs. Comme l’a souligné le chef de la division chargée de la cohérence capacitaire à l’EMA, les personnels militaires dans les soutiens seront d’autant plus nécessaires que certains de nos alliés ont totalement confié des pans entiers de leurs soutiens (maintenance, soutien de l’homme, logistique) au secteur privé civil. Par exemple, « dans la bande sahélo-saharienne, nos alliés allemands nous ont envoyé un Transall sans échelon de dépannage », a souligné le général Philippe Adam. En effet, en Allemagne, cette tâche est confiée à des civils qu’il n’est pas question de projeter en opérations.

Le problème n’est pas que quantitatif ; il faut parvenir à recruter dans des métiers parfois en tension, souffrant d’un problème d’attractivité ou, au contraire, recruter sur des marchés du travail très concurrentiels. Par exemple, la DIRISI travaille en étroite collaboration avec le Comcyber au titre de la sécurité du socle numérique et les deux entités font appel à un vivier de compétences commun sur lequel les enjeux cybernétiques exercent une plus forte attractivité : « les jeunes viennent dans les armées pour faire de la cyber, de préférence à d’autres métiers moins attractifs dont a besoin la DIRISI. »

La DRM compte aujourd’hui un peu moins de 2 000 personnels pour un volume autorisé de 2 100. Le déficit qui a tendance à se creuser affecte uniquement le personnel militaire, ce qui est particulièrement préjudiciable à la DRM. On compte aujourd’hui un ratio de deux militaires pour un civil alors qu’il était de trois pour un à sa création en 1992. Il est de plus en plus difficile de recruter des analystes militaires, ce qui est problématique à plus d’un titre. Tout d’abord, en cas de conflit de haute intensité, la DRM aura besoin d’analystes ayant une expérience du terrain, des tactiques militaires ce qui n’est pas le cas des analystes civils. Il est difficile pour les armées de recruter des personnes ayant des qualifications dans les domaines liés à l’hybridité, tels que le cyber et le spatial, du fait de la concurrence avec les recruteurs du monde civil, en particulier les industriels. Mais surtout, la DRM peut être appelée à se déployer directement sur les théâtres d’opérations, ce que ne permet pas le statut civil. Aujourd’hui, elle peine à remplir son contrat opérationnel, et lui serait difficile de fournir la ressource nécessaire en cas d’engagement de haute intensité.

Les services de l’énergie opérationnelle (SEO) et du soutien munitions (SIMu) soulignent également le besoin d’entraînement de leurs personnels qui interviennent au plus près des forces.

La direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) aurait vraisemblablement à jouer un rôle important, dans le cadre de la défense opérationnelle du territoire (DOT), en renseignant sur les intentions et les capacités adverses, et en alertant sur les vulnérabilités des sites menacés. La projection en opérations de nos agents dès le temps de paix est une réalité quotidienne dès lors que des forces françaises sont déployées ; un conflit de haute intensité ne serait pas de nature à modifier fondamentalement cet état de fait. Pour faire face à un engagement soutenu, le service mettrait en place des conseillers et des détachements de contre-ingérence à partir de sa capacité d’alerte opérationnelle au profit des forces engagées. La DRSD devrait également contribuer à armer les postes de spécialistes contre-ingérence au sein des états-majors commandant les forces engagées (OTAN ou coalition ad hoc). Dans une telle hypothèse, surtout sur le long terme, le service pourrait donc rapidement atteindre ses limites capacitaires, considérant qu’il serait en outre probablement fortement sollicité pour délivrer les avis de sécurité rendus nécessaires par la rapide montée en puissance d’une réserve opérationnelle destinée à contribuer à la protection de ces emprises, aux côtés des forces de sécurité intérieure. Les moyens consentis à la DRSD dans le cadre de la LPM représentent un effort significatif mais dimensionné au plus juste pour répondre au besoin de sécurité sans cesse en augmentation et aux scenarii les plus exigeants comme celui d’un conflit de haute intensité.

2.   Accompagner l’augmentation des risques par des évolutions du soutien santé

Compte tenu de l’attrition probable dans un conflit de haute, le soutien santé devrait se réformer profondément bien qu’il dispose déjà en réalité de nombreux atouts, notamment d’une expérience de 300 ans.

Chacun convient qu’il faut s’attendre, en haute intensité, à des pertes humaines plus importantes. Pour mémoire, l’exercice Warfighter qui s’est tenu en mars-avril 2021 aux États-Unis s’est conclu sur un bilan, après dix jours de combats fictifs de haute intensité, à plus d’un millier de morts et davantage de blessés. Cela signifie que le SSA devra prendre en charge un flux plus important et plus fréquent de blessés, dont certains feront d’ailleurs partie des rangs du SSA. Le service devra donc faire face à des pics d’activité médico-chirurgicale. Si l’actuelle LPM a mis fin à la réduction des effectifs du SSA et autorisé la création de nouveaux emplois à horizon 2030, il ne s’agit que d’une « première marche », selon le médecin général Rouanet de Berchoux, directeur central du service de santé des armées entendu par la mission d’information. « Aujourd’hui nos effectifs tournent autour de 15 000 personnes, mais il faut réfléchir aux modalités d’emploi voulues par les armées et à la capacité de régénération ». En d’autres termes, les effectifs du SSA, même en y ajoutant les 4 000 réservistes, sont déjà sursollicités et ne seront pas suffisants pour faire face à un conflit de haute intensité.

D’autre part, à l’avenir, les unités de combat seront probablement plus dispersées et plus mobiles. L’enjeu pour le SSA sera donc de pouvoir proposer une prise en charge au bon endroit, au bon moment, avec le bon équipement et par la bonne personne. L’un des enjeux capacitaires principaux du SSA relève donc de la mobilité. L’objectif pour la prochaine loi de programmation militaire est d’obtenir des véhicules de la gamme Scorpion pour le soutien sanitaire, afin de pouvoir suivre la manœuvre santé au niveau tactique. La prise en charge sur le terrain et la conduite des évacuations médicales tactiques ou stratégiques se dérouleront dans des environnements peu permissifs voire non permissifs. Le recours aux moyens aériens des armées sera donc rendu plus difficile et les manœuvres seront perturbées. Le soutien santé devra être encore plus dynamique, ce qui imposera notamment de rompre avec l’emploi de structures de soins lourdes et contraignantes, pour avoir davantage recours à des unités médicales opérationnelles (UMO) agiles, capables de « suivre » les combats en toutes circonstances. Le SSA s’est d’ailleurs déjà engagé dans cette voie, en ayant recours, par exemple, à des techniques de chirurgie en vol, au Sahel notamment. Des travaux sont aussi en cours pour améliorer la continuité de la prise en charge des blessés.

L’augmentation du nombre de praticiens n’est pas l’unique solution pour faire face à des pertes élevées. D’autres enjeux ont trait à l’organisation, à la ligne des premiers secours au combat et à des innovations dans les produits de santé. Le médecin général Angot a précisé que la notion de triage nécessitait une communication particulière, car elle est consubstantielle à la médecine. « Le triage, ce n’est pas de l’abandon mais de la priorisation. Il n’y a pas de médecine sans priorisation, c’est ce qui se fait tous les jours dans la salle d’attente des urgences de n’importe quel hôpital. Si le re-pyramidage se faisait historiquement à un seul niveau de la chaîne de soins, il est aujourd’hui continu. Nos infirmiers et médecins apprennent à re-catégoriser en permanence pour toujours remettre en haut des priorités les patients dont le pronostic vital ou fonctionnel est le moins bon. Dans l’hypothèse d’un conflit de haute intensité, à partir du moment où le nombre de blessés augmente, le taux de létalité augmente nécessairement. C’est inévitable, mais celui ne traduit pas une logique de renoncement. Il s’agit d’une logique d’acceptation du risque : un risque supérieur expose forcément à plus de morts ». Il a ensuite avancé trois pistes pour permettre la prise en charge de victimes plus nombreuses :

1. – Renforcer la ligne des premiers secours au niveau des militaires eux-mêmes, notamment au niveau de la maîtrise de l’hémorragie qui tue 90 % des blessés de guerre (9 % meurent par asphyxie). Il faut renforcer la formation de secours au combat (SAC) pour une meilleure performance de l’action du binôme qui permet un premier gain de temps.

2. – Renforcer la médicalisation d’urgence : toujours dans la thématique de l’hémorragie, des stocks plus importants en produits sanguins permettent de sauver plus de vies ;

3. – Investir dans la recherche, notamment sur les drogues du choc, pour que demain elles nécessitent moins d’appareillage et puissent être utilisées plus facilement.

Le roman La flotte fantôme ([54]), publié par deux auteurs proches du Pentagone, qui se veut un scénario crédible de conflit de haute intensité, est d’ailleurs émaillé de références à des innovations dans le domaine du soutien santé. Le SSA travaille déjà sur certaines capacités innovantes, telles que le « sang total » (ou sang total O déleucocyté, STOD) qui permet d’améliorer la prise en charge des blessés de guerre atteints d’une hémorragie ou le plasma lyophilisé (PLYO), utilisé dans le traitement de l’urgence hémorragique grave. Un centre capacitaire a été créé qui a permis le développement de capacités telles que le lot de soins critiques en situation extrême ou le lot de chirurgie vitale (LCV) nouvelle génération, à destination des forces spéciales.

En somme, le SSA a franchi deux des trois étapes de préparation à la haute intensité :

1– cartographier les ressources stratégiques pour lesquelles il faut une vraie maîtrise nationale et une capacité de production (dexamétazone, adrénaline, produits sanguins) ;

2. – modéliser les flux d’un conflit de haute intensité, c’est-à-dire quelle quantité de sang est nécessaire, combien consomme un blessé de guerre ;

3. – concevoir la bascule de la situation opérationnelle de référence dans la haute intensité, et notamment déterminer quels éléments le SSA est capable de produire en interne et pour lesquels il aura besoin d’un appui du service de santé civil. Ce travail reste à faire.

Le SSA devra pouvoir compter sur le système de santé publique. En cas d’un afflux massif de blessés, et, en général, d’une mise sous tension intense et prolongée de la chaîne de soins du SSA, le risque de saturation rapide des hôpitaux des armées est bien réel. Dans ce cas, le système de santé publique devra pouvoir relayer le SSA, par exemple en assurant la prise en charge secondaire de blessés et malades militaires. Il s’agira dans ce cadre de sanctuariser les hôpitaux d’instruction des armées (HIA) en tant que structures d’accueil initial des évacuations médicales (MEDEVAC) et de s’assurer de la possibilité de disposer de structures d’accueil en aval dans des hôpitaux civils, pour la suite des soins.

En haute intensité, le SSA devra aussi pouvoir compter sur ses alliés, car certains segments tels que le renforcement des capacités de chirurgie de stabilisation, d’hospitalisation de théâtre et d’évacuations médicales stratégiques semblent particulièrement propices au développement de coopérations internationales (avec la Belgique, le Royaume-Uni, le Luxembourg, l’Allemagne ou les États-Unis par exemple) ainsi qu’au pourtour des zones de conflit. Pour le médecin général Angot, les deux enjeux de la haute intensité sont d’une part la coordination avec les grandes ou moyennes puissances qui seront chefs de file dans une coalition, et d’autre part la logique d’intégration avec les plus petits qui ne peuvent pas contribuer à l’ensemble mais sur un segment spécifique. Il a cité à titre d’exemple l’expertise développée par l’armée tchèque sur les thématiques NRBC. « Aujourd’hui nous travaillons l’interopérabilité avec ces pays qui n’ont pas une chaîne complète, mais nous nous entraînons sur le terrain. Nous travaillons bien sûr également avec les forces spéciales américaines. Tout l’enjeu de l’intégration est d’apprendre à exploiter les savoir-faire spécifiques de certaines nations pour qu’elles viennent contribuer à un dispositif multinational. En ce sens-là, il n’existe pas de partenaires mineurs. Les Belges ou les Italiens font par exemple des évacuations médicales (MEDEVAC) de haute qualité ».

3.   Renforcer les capacités logistiques

La performance des soutiens dépend également de la résilience des plateformes de transport aériennes, routières, ferroviaires, essentielles pour l’approvisionnement. D’après les auditions conduites par les rapporteurs, l’approvisionnement par le service interarmées des munitions (SIMu) pourrait être compromis faute de moyens de transport ou de conteneurs de vingt pieds avant même que la question du stock de munitions ne se pose.

L’aviation de transport reste lacunaire et sa disponibilité est faible : en moyenne, six A400M sur les vingt. Dans le cadre d’un engagement majeur, cela pourrait empêcher une projection des forces terrestres. Le format d’armée 2030 prévoit 53 avions de transport auxquels il faut ajouter ce qui est couvert aujourd’hui par les CASA outre-mer dont la succession fait l’objet d’études actuellement.

Face à l’insuffisance de leurs capacités logistiques, les armées pourraient continuer de recourir à des options locatives comme elles le font déjà pour le transport stratégique dans le cadre du contrat Salis (Solution intérimaire pour le transport aérien stratégique). La flotte mondiale d’Antonov-124-100 n’est cependant que de trente appareils et elle est principalement concentrée en Russie et en Ukraine ce qui, particulièrement en ce moment, pose des questions d’autonomie stratégique. Dans ces circonstances, l’agence européenne de défense promeut un projet d’avion de transport (Strategic Air Transport for Outsized Cargo) lancé le 16 novembre 2021 qui pourrait être réalisé en coopération et financé par le fonds européen de défense. Cinq pays ont manifesté leur intérêt : la France, l’Allemagne, la République tchèque, les Pays-Bas et la Slovénie. Le projet avance lentement, selon l’état-major de l’armée de l’Air et de l’espace.

Les rapporteurs ont également appris que les Britanniques pourraient louer ou vendre leurs flottes d’hélicoptères de transport Chinook à la France.

Enfin, dans le domaine naval, le transport maritime logistique, vital pour le soutien des points d’appui outre-mer, repose aujourd’hui sur une flotte d’une poignée de navires civils affrétés par contrats. Certaines marines disposent de dispositifs plus souples et plus robustes, comme la Royal Fleet Auxiliary en Grande Bretagne ou le Military Sealift Command aux États-Unis. Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’Espagne vient justement d’acheter un roulier civil commercial, le repeignant en gris et le dotant d’un équipage militaire, afin d’augmenter ses capacités de transport à moindre coût. Une réflexion serait nécessaire dans ce domaine, en se rappelant que la Grande Bretagne a eu recours à une cinquantaine de navires civils lors de la guerre des Malouines et que le déploiement de la division française Daguet en Arabie saoudite a nécessité de réquisitionner en urgence plusieurs ferries chargés des liaisons entre le continent et la Corse ou Douvres.

E.   Conforter la résilience de la Nation

La résilience de la Nation en cas de conflit de haute intensité reposera sur une capacité à faire fonctionner les services d’importance vitale. Sans surprise, les réflexions d’ensemble du SGDSN rejoignent celles des rapporteurs à l’échelle de l’appareil de défense et de la BITD. Elles mettent au jour des perspectives de mutualisation intéressante entre public et privé et entre ministères.

1.   Créer des opérateurs de stockage mutualisé

Une grande réflexion a eu lieu sur les stocks, notamment de carburants, selon le SGDSN. Trois mois de stocks de carburants, « les stocks de la sagesse », « c’est peu mais c’est déjà beaucoup ».

La France dispose de quelques stocks de gaz, de combustible pour les centrales nucléaires, de vivres dans cinq centrales de distribution de produits alimentaires. Le SGDSN étudie actuellement comment contraindre ces centrales à prévoir un volant de produits de première nécessité à stocker. Cette démarche rejoint une suggestion faite par des industriels de la BITD : des opérateurs privés pourraient développer une activité de stockage, avec la garantie, de l’État pour augmenter la résilience de l’ensemble de la Nation.

Encore une fois, l’enjeu est de définir quels sont les stocks les plus utiles à constituer et comment les gérer de manière dynamique. Le choix des stocks à privilégier n’a rien d’évident. « Au début de la crise sanitaire, de nombreuses entreprises textiles se sont mises à produire des masques en quantité industrielle très rapidement. Malheureusement, ils n’ont pas pu être tous écoulés », a rappelé le préfet Bouillon. Des matières premières ou des composants sont peut-être plus utiles.

Dans le soutien santé, le SSA estime qu’il faut une vraie maîtrise nationale si ce n’est une capacité de production pour certaines ressources stratégiques, y compris celles qui sont peu chères (dexamétazone, adrénaline) qui sont d’ores et déjà listées par sa plateforme de ravitaillement.

2.   Rénover la défense opérationnelle du territoire

Dans la perspective d’un conflit de haute intensité, la défense opérationnelle du territoire (DOT) doit être remise au goût du jour, notamment en intégrant sa dimension cyber.

D’après la DRSD, dans un conflit de haute intensité, « la sécurité de nos emprises, et au-delà des sites essentiels à la continuité de l’action de l’État, pourrait être d’autant plus difficile à assurer qu’une part importante de nos unités sera déployée probablement hors de France, face aux forces ennemies. […] Dans le domaine cyber, renforcer davantage la protection impliquerait de recruter plus de personnels spécialisés dans la sécurité des systèmes d’information pour conduire les homologations des systèmes informatiques dans les nombreuses entreprises de la BITD, élaborer les plans d’action associés et s’assurer de leur mise en œuvre. » Pour le général Delion (CDEC), « il faudra penser à sécuriser la base spatiale de Kourou, les points d’entrée et de sortie des câbles sous-marins… les besoins sont énormes ! Sur les théâtres d’affrontement, il faudra sécuriser les convois logistiques, les postes de commandement, et pour cela employer des forces de réserve. »

Les forces de sécurité intérieure, et plus particulièrement la gendarmerie nationale, devront relever ces nombreux défis. Les armées risquent en effet de voir leurs effectifs intégralement mobilisés sur les théâtres d’affrontement. Le général Olivier Kim, général adjoint au major général de la gendarmerie nationale, a rappelé qu’il effectuait autrefois des exercices de défense opérationnelle du territoire (DOT) progressivement abandonnés, au profit de la sécurité publique. Mission historique de la gendarmerie, la surveillance des frontières (3 000 kilomètres de frontières terrestres en métropole et 6 000 kilomètres de littoral en métropole) confère des savoir-faire utiles à la gendarmerie pour la DOT, elle qui dispose de 56 hélicoptères et qui est en train de renouveler sa flotte (10 H160 ont été commandés dans le cadre du programme Guépard du ministère des Armées). Elle a en outre des capacités d’action en milieu nautique – la gendarmerie maritime compte 1 150 équivalent temps plein (ETP) et près de 50 unités nautiques – et en haute montagne – 320 ETP des 18 pelotons de gendarmerie de montagne et peloton de gendarmerie de haute montagne.

Un dispositif d’intervention augmenté de la gendarmerie (DIAG) permet désormais de mettre à la disposition du commandement territorial une capacité d’intervention spécialisée, un hélicoptère, des outils de lutte anti-drone et des blindés. Selon le général, il faudrait à terme 7 DIAG zonaux. Ces moyens militarisés ne sont pas incompatibles avec le respect du droit et l’application du principe de proportionnalité. Aux Antilles, où le DIAG a été déployé, les gendarmes ont essuyé 78 tirs ; 68 gendarmes ont été blessés mais un seul par balle. En face, il n’y a eu ni mort, ni blessé.

Pour le général Kim, il faut développer l’interopérabilité entre l’armée de Terre et la gendarmerie pour que chacun sache ce que fait l’autre. « L’arrivée des blindés de la gendarmerie est aussi l’occasion de se reposer cette question. » Un officier de l’armée de Terre est placé auprès du directeur général de la gendarmerie nationale. Les rapporteurs suggèrent que ce rapprochement entre les armées et la gendarmerie soit renforcé, avec l’organisation d’exercices communs.

3.   Fixer un cap aux réserves

Les réserves sont, à n’en pas douter, un facteur essentiel de la résilience de la Nation. Elles ont cependant un degré de préparation très différent selon les secteurs ministériels, et même relèvent d’ailleurs de concepts différents, comme l’ont montré nos collègues Jean-François Parigi et Christophe Blanchet en 2021. ([55])

 « De gros efforts seraient nécessaires pour que les réserves soient effectivement opérationnelles », a reconnu le SGDSN. « En cas de crise, le volontariat dans la sécurité civile fonctionne bien. Mais l’application de la directive européenne relative au temps de travail pose de vraies difficultés. Le service national universel (SNU) ne fonctionne pas. Les EPID c’est petit. Il faudrait muscler le dispositif gendarmerie et veiller à éviter la constitution de milices ou de groupes qui échapperaient au contrôle des pouvoirs publics sinon on se retrouvera avec les mêmes difficultés qu’au moment de l’intégration de certains résistants dans les forces armées. Au-delà de la sécurité civile dans laquelle les maires ont un rôle évident à jouer, l’État doit quand même rester présent dans l’ordre public », a résumé le SGDSN.

Pour le préfet Bouillon, le dispositif de la gendarmerie est assez abouti. Pour assurer les missions précitées, la gendarmerie nationale s’appuiera d’ailleurs sur sa réserve, celle de premier niveau (RO1) et celle de deuxième niveau (RO2). Le président de la République a annoncé que les effectifs de la RO1, c’est-à-dire des engagés volontaires, seraient portés à 50 000. Cette montée en puissance permettra de faire face aux nouvelles menaces et de répondre présent sans délais dans des situations de crise ou lors d’événements majeurs, à l’instar des Jeux Olympiques. Un travail de « fiabilisation » de la RO2 (28 000 gendarmes ayant quitté le service depuis moins de cinq ans) a été conduit à partir de 2018. L’application Minot@ur de gestion des disponibilités des réservistes, qui fait la fierté de la gendarmerie, a été adaptée pour la RO2. Le général Kim a souligné que la RO1 de la gendarmerie était aux deux tiers composée de civils, conformément à la volonté du Législateur de 1999, les autres étant d’anciens gendarmes.

Dans les armées, faute d’une politique assortie d’objectifs clairs, la réserve opérationnelle est uniquement « pilotée par la masse salariale », a reconnu un responsable du ministère des Armées. La disponibilité des réservistes s’en ressent. Le développement d’unités constituées comme le 24e régiment d’infanterie constitue une piste intéressante. Mais elle achoppe sur le problème de la disponibilité des réservistes, également souligné par nos collègues Parigi et Blanchet. De l’avis personnel du DRHMD, il est en effet difficile d’inciter les employeurs civils à mettre à disposition leurs employés pour quelque chose dont ils ne comprennent pas l’utilité. Mais indemniser les entreprises provoquerait un effet d’aubaine : dans un monde où chacun se bat pour attirer des talents, les entreprises souhaitent que leurs collaborateurs soient présents aux grands rendez-vous de l’entreprise : les indemniser n’y changera rien. Le DRHMD préconise plutôt d’imaginer de redéfinir des paliers de mobilisation fixant une contrainte pour les acteurs économiques. Pour l’accepter, une clarification préalable sur le rôle des réserves serait nécessaire.

4.   Faire partager les enjeux de défense

Il ressort de tout ce qui précède que les efforts consentis pour préparer l’appareil de défense à la haute intensité seront vains si les Français ne sont pas davantage informés des enjeux de défense et impliqués dans les choix structurants à faire pour le pays. Ce rapport se veut d’ailleurs une modeste contribution à leur information.

La singularité militaire est menacée, tout comme la pérennité de nos industries de défense, du fait des évolutions d’une société qui ne comprend plus la défense. En dépit de succès ponctuels et notables, l’insuffisance des dispositifs actuels a été évoquée en filigrane de nombre d’auditions : faiblesse de l’enseignement de défense, des relations civilo-militaires dans les territoires, des réserves, manque d’exercices d’envergure, de planification interministérielle, indifférence positive à l’égard du monde militaire. Le SNU est un outil intéressant sur lequel l’État peut s’appuyer pour alimenter l’esprit de résilience au sein de la jeunesse en l’approfondissant encore, à condition de faire l’objet d’un financement ad hoc.

Les rapporteurs ont le sentiment que la solution ne peut pas venir des militaires eux-mêmes qui font déjà beaucoup pour communiquer, pour s’ouvrir à la société et, en particulier, à la jeunesse. Cette jeunesse, aujourd’hui très sensibilisée aux enjeux du changement climatique, a aussi le droit de recevoir une éducation dans le domaine de la défense, sans caricature, afin de participer aux débats de demain. Parmi les pistes citées au cours des auditions figure la question entêtante de la formation des professeurs dans l’Éducation nationale, sans cesse repoussée.

Les rapporteurs se félicitent que la communication du ministère des Armées se soit adaptée aux nouvelles menaces en attribuant davantage que par le passé des attaques dans les champs immatériels. Ce travail leur paraît devoir être poursuivi au profit de la résilience. Il n’exonère pas d’une réflexion politique, que les rapporteurs appellent de leurs vœux, sur le contre-discours.


—  1  —

   Conclusion

Aux prises avec des menaces multiples et croissantes, la France et ses voisins européens font face ensemble à un risque de déclassement stratégique. À l’issue de leurs travaux, les rapporteurs sont cependant convaincus que la France dispose de solides atouts pour relever ces défis.

Bien que profondément transformé depuis la fin de la Guerre froide et, à maints égards, entravé par les coupes claires dans les budgets de la défense qui ont scandé l’exécution des lois de programmation budgétaires depuis près de vingt ans, le modèle d’armée français reste un modèle de cohérence, de crédibilité et a su conserver en son sein, en germe, toutes les compétences nécessaires à une vigoureuse remontée en puissance.

Notre base industrielle et technologique de défense, parmi les meilleures au monde, continue d’investir dans les innovations qui garantiront notre supériorité opérationnelle à l’avenir. Si des marges de progression importantes existent, les rapporteurs sont convaincus de la détermination et du sens de la mission dont feront preuve nos industriels si un conflit majeur devait se présenter.

Notre Nation au sens large, tant par la qualité de son appareil d’État que par la résilience de ses citoyens, témoigne d’une confiance sans cesse renouvelée dans l’outil militaire, et la diffusion de l’esprit de défense doit permettre de renforcer cette adhésion qui sera la base de l’engagement de demain.

Les rapporteurs souhaitent souligner la qualité des échanges qu’ils ont eus avec tous les interlocuteurs de la mission d’information, qui leur ont permis de rencontrer des hommes et des femmes faisant preuve à la fois d’une excellence technique dans leur domaine et d’un dévouement sans faille.

Il convient maintenant de poursuivre les efforts engagés par la loi de programmation militaire 2019-2025. M. Jean-Louis Thiériot estime que cet effort représente un montant supplémentaire compris entre 40 et 60 milliards d’euros sur deux LPM. Mme Patricia Mirallès estime pour sa part qu’il est essentiel de ne pas perdre de vue les marches à 3 milliards à partir de 2023 sur la LPM actuelle.

Face aux difficultés économiques à la suite de la crise de la Covid-19, il aurait été tentant de revenir sur ces acquis et de compromettre une nouvelle fois la pérennité de notre outil de défense, comme par le passé. Il faut rendre hommage à la vision et la ténacité de ceux qui ont décidé de tout faire pour inscrire la réparation de notre outil de défense dans la durée.

Les rapporteurs forment le vœu que les députés de la XVIe législature, de quelque majorité qu’ils soient, se saisissent avec force de ce sujet. Ils appellent les futurs commissaires chargés de la défense à faire bloc dans les négociations qui accompagneront les prochains exercices budgétaires. Ils encouragent tous les élus, tous les fonctionnaires, tous les citoyens concernés à porter autour d’eux l’esprit de défense, afin de s’assurer que ces préoccupations restent au cœur du débat public. Car, comme le disait le général de Gaulle, « les plus nobles principes du monde ne valent que par l’action ».


—  1  —

   Examen en commission

La commission procède à l’examen du rapport de la mission d’information sur la préparation à la haute intensité au cours de sa réunion du mercredi 16 février 2022.

Mme la présidente Françoise Dumas. Mes chers collègues, nous avons autorisé il y a quelques mois la création d’une mission d’information sur la préparation à la haute intensité, terme quelque peu à la mode. Depuis la guerre du Donbass et celle du Haut-Karabakh, en effet, les nations occidentales se préparent à vivre des conflits plus durs après des décennies de combat asymétrique. C’est dans ce contexte que la notion de haute intensité a fait son retour dans le discours des autorités militaires. Alors que notre outil de défense est en pleine modernisation et réorientation, il s’agissait pour nous de nous interroger sur la question de savoir si nous préparons efficacement les conflits du futur.

Nos collègues Patricia Mirallès et Jean-Louis Thiériot ont relevé ce défi. Au bilan, mes chers collègues, vous avez réalisé une cinquantaine d’auditions, d’une grande variété, qui témoignent de votre implication dans cette thématique vaste et complexe. Les personnes que vous avez entendues n’ont pas manqué de le remarquer, la liste d’auditions étant, à bon droit, jugée impressionnante.

Vous vous êtes aussi déplacés à Tallin, ou plus précisément à Tapa, auprès du détachement français de l’opération Lynx, qui assure la présence avancée renforcée de l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) en Estonie, aux côtés de nos alliés britanniques. Vous avez suivi de près les grands exercices interarmées et interalliés organisés ces derniers mois : Warfighter, aux États-Unis, en avril 2021, à dominante Terre, ou Polaris, le grand exercice conduit sous l’égide de notre Marine nationale au large de Toulon avec nos alliés américain, britannique, espagnol, grec et italien.

Dans quelques instants, vous allez nous livrer vos conclusions. Vous confirmez que nous sommes engagés dans la bonne direction, tout en mettant à juste titre en lumière quelques points de vigilance. Mais avant, et c’est heureux, vous avez fait un effort remarquable de définition et de pédagogie. Je précise que votre rapport comprendra trois scénarios fictifs illustrant ce que pourrait être, demain, la haute intensité. Vous avez en effet identifié parmi d’autres enjeux celui de mieux partager avec nos concitoyens les enjeux de notre défense, et ces scénarios doivent y contribuer.

En vous remerciant encore pour ce travail ambitieux et destiné au plus grand nombre, et d’une actualité brûlante, je vais vous céder la parole.

Je dois toutefois vous indiquer que je serai obligée de vous quitter au milieu de cette réunion et que je serai remplacée par la vice-présidente Isabelle Santiago. Je suis désolée, d’autant plus que je sais, pour avoir rencontré nombre des personnes que vous avez entendues depuis le début de vos travaux, combien votre travail est sérieux et remarquable. Par avance, merci.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Madame la présidente, mesdames et Messieurs mes chers collègues,

Au terme d’une cinquantaine d’auditions, de deux déplacements et grâce à l’apport de contributions écrites, nous sommes en mesure de vous présenter aujourd’hui l’état de notre réflexion sur la préparation nécessaire à un conflit de haute intensité.

Avant de vous présenter nos conclusions, je voudrais insister sur le grand plaisir que j’ai eu à travailler avec mon collègue Jean-Louis Thiériot et remercier nos collègues Fabien Gouttefarde et François Cormier-Bouligeon pour leur participation assidue à nos travaux.

Depuis 1945, la France évolue dans un système international qu’elle a contribué à façonner et qui lui permet de préserver les libertés de ses citoyens et d’atteindre des performances économiques permettant un progrès social. Cet ordre international est aujourd’hui contesté par des puissances révisionnistes, insatisfaites d’un système qui leur confère des garanties de sécurité ou de développement jugées insuffisantes et des normes philosophico-politiques jugées « décadentes ». Les puissances dites occidentales, sorties victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, ont jusqu’alors défendu le statu quo, en attendant une évolution des puissances révisionnistes longtemps perçue comme inéluctable sous l’effet de la croissance économique, grâce à une alliance politico-militaire vieille de soixante-dix ans, des moyens militaires pour l’instant sans équivalents et la dissuasion nucléaire. Leurs adversaires, maîtres de l’approche indirecte, contre-attaquent avec des moyens sous le seuil du conflit armé – arsenalisation des dépendances, guerre informationnelle, cyberattaques – tout en investissant de manière croissante dans la puissance militaire. De plus en plus de nations empruntent aux mêmes modes opératoires pour obtenir des gains. Ce faisant, elles contribuent à la déliquescence des instances de dialogue multilatéral, confinées à l’impuissance, et réduisent par là même les opportunités de dialogue et de désescalade. Forte de son expérience de deux guerres mondiales, la France doit agir sur deux plans parallèles : elle doit favoriser le dialogue et tous les mécanismes y concourant tout en se préparant à affronter des conflits durs, notamment pour dissuader ses adversaires potentiels d’avoir recours à la force.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. C’est dans ce contexte que s’est imposée l’idée d’une mission d’information sur la préparation à un conflit de haute intensité à la commission de la Défense nationale et des forces armées. Dans le même temps, la conférence des présidents de l’Assemblée nationale a décidé la création d’une mission sur la résilience nationale qui rejoint pour partie nos préoccupations. Afin que ces travaux se complètent, nous avons choisi d’axer notre travail sur la préparation de l’appareil de sécurité et de défense à la haute intensité, afin de contribuer par une modeste brique à l’édification de la prochaine loi de programmation militaire (LPM). Nous souhaitons en effet contribuer à la réflexion collective par un travail transpartisan, dépourvu d’arrière-pensées puisque nous arrivons en fin de législature. Il reviendra à nos successeurs d’en tirer les conclusions utiles.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Notre rapport commence par détailler la diversification et l’accentuation des menaces auxquelles nous assistons depuis 2008 et, plus encore depuis 2017. Les grandes tendances identifiées dans les livres blancs et les revues stratégiques se sont toutes confirmées et accélérées. J’ajoute que le réarmement observé dans la plupart des régions du monde pourrait en outre s’accompagner de ruptures technologiques aux conséquences stratégiques majeures. Outre l’intelligence artificielle, l’apprentissage profond (deep learning), le combat collaboratif, la robotique ou la guerre électronique, qui sont déjà des réalités, certaines innovations devraient, elles, survenir dans les dix ou vingt prochaines années.

Par exemple, une rupture est à craindre dans le domaine de l’informatique quantique. La Chine est l’un des pays les plus avancés dans le domaine de processeurs photoniques. Ces deux dernières années, elle a franchi plusieurs étapes importantes atteignant des vitesses de calcul sidérantes. Une expérience dite d’échantillonnage de bosons a été réalisée en deux cents secondes avec un processeur photonique alors qu’elle aurait nécessité, en théorie, autour de deux milliards et demi d’années avec l’actuel troisième supercalculateur du monde. La technologie quantique pourrait aussi être utilisée pour détecter les basses fréquences des sous-marins, contribuant à ce que les spécialistes appellent « la transparence des océans ». Depuis l’annonce par Moscou en 2019 de l’entrée en service du missile aéroporté hypersonique Kinzhal, les armes hypersoniques sont devenues une priorité pour plusieurs pays. Les armes à énergie dirigée, les lasers, ou les canons électromagnétiques sont d’autres ruptures à anticiper. Encore faut-il ajouter la guerre cognitique, qui alliera hyperconnectivité, manipulation de masse et biotechnologies, et la militarisation de l’espace auquel notre rapport réserve quelques développements.

Dans ce contexte alarmant, pourtant, que pourrait être un conflit de haute intensité ? Est-ce une perspective réaliste ? Nous avons voulu discuter de cette hypothèse en toute rigueur, après un effort de définition.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. Comme l’ont reconnu plusieurs spécialistes, ce terme a été quelque peu galvaudé ou employé à mauvais escient. Assimiler un conflit de haute intensité à une guerre totale réduit d’emblée le crédit d’une telle possibilité. En effet, la dissuasion nucléaire, pour les nations dotées, réduit a priori le risque d’« ascension aux extrêmes », pour reprendre les mots de Clausewitz, et ne laisse dès lors entrevoir que des conflits limités.

L’hypothèse d’engagement majeur (HEM) est souvent citée, en référence aux livres blancs de défense et de sécurité nationale et aux contrats opérationnels des armées. Mais elle n’est pas totalement assimilable à ce que serait un futur conflit de haute intensité. L’HEM est en effet une hypothèse technico-opérationnelle qui procède d’une analyse stratégique autant que de choix programmatiques et budgétaires.

L’actualisation stratégique publiée en 2021 par le ministère des Armées évoque pour la première fois depuis la fin de la guerre froide un risque d’affrontement entre grandes puissances. Le concept d’emploi des forces réactualisé par l’état-major des armées en 2021 a ensuite défini précisément les implications qu’aurait un tel conflit. En somme, la France pourrait s’engager dans un conflit de haute intensité temporairement seule ou aux côtés de ses alliés pour mettre fin à des actions déstabilisatrices de l’ordre international particulièrement préjudiciables à ses intérêts, ceux-ci incluant l’intégrité territoriale des pays de l’Union européenne. La dissuasion nucléaire et les alliances la prémunissent théoriquement d’une escalade. Cependant, les adversaires potentiels se sont évidemment adaptés à ces réalités et s’assureront de porter des coups qui pourront être très durs en dessous du seuil de riposte nucléaire ou de déclenchement des clauses de sécurité collective. Rappelons que la riposte nucléaire n’est envisageable qu’en cas d’atteinte aux intérêts vitaux.

Au bilan, nous estimons qu’un affrontement de haute intensité pourrait survenir dans trois cas de figure.

Premièrement, l’erreur de calcul ou miscalculation en anglais. L’un des États, au moins, peut franchir un seuil jugé majeur voire existentiel pour un autre compétiteur sans s’en rendre compte. Bien que les échanges diplomatiques prémunissent normalement des erreurs d’appréciation sur les intérêts et les seuils des adversaires, une erreur est toujours possible. Le manque de transparence entretenu sur les intentions, comme l’a brillamment montré Christopher Clark dans Les Somnambules à propos du déclenchement de la guerre de 1914, peut conduire à un conflit. La synchronisation des initiatives, le dialogue politique, sont des éléments cruciaux pour limiter ces risques.

Deuxième hypothèse : une escalade non maîtrisée. L’intensification de la compétition et sa diversification peuvent conduire à un déchaînement de la violence, par une dynamique d’escalade qui aurait tendance à échapper aux belligérants et à ceux qui croient pouvoir la contrôler, liée au fait que certains dirigeants puissent ne pas accepter le déshonneur d’avoir subi des pertes sans être capables de mener le combat jusqu’au bout, en quelque sorte victimes d’un mécanisme dit d’addiction au jeu. Là encore, le dialogue politique doit offrir des portes de sortie.

Troisième hypothèse : la dissimulation. Le développement des pratiques hybrides est évidemment un facteur de conflit majeur. L’instrumentalisation de groupes sociaux, d’États satellisés ou manipulés pour mener des actions violentes exonère les États instigateurs de ces actions de toute riposte tant qu’elles ne sont leur sont pas attribuées. Pour dissuader de telles entreprises ou les déjouer, il faut disposer de solides capacités de renseignement et d’épaisseur conventionnelle.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Notre rapport propose trois scénarios fictifs pour illustrer ce que pourrait être un conflit de haute intensité. Il nous a semblé indispensable de publier ces scénarios pour rendre cette hypothèse tangible, en montrer les ressorts et les implications et ainsi identifier nos vulnérabilités mais aussi nos forces.

Ce faisant, nous avons listé cinq caractéristiques des futurs conflits de haute intensité :

Premièrement, le brouillard des intentions : la notion de haute intensité est parfois opposée, à tort, à celle de guerre hybride. En réalité, tous les experts entendus par la mission indiquent que les modes opératoires hybrides seront systématiquement employés à l’avenir aux côtés des moyens conventionnels. Un futur engagement de haute intensité commencerait probablement dans le domaine cybernétique, l’espace ou le champ informationnel. Il ne serait pas facile d’en lire les prémices. Il aurait des prolongements sur le territoire national, dans les champs immatériels ou susciterait des attaques sur les services essentiels. Un expert entendu par la mission a fait observer que dans deux des conflits récents qui ont pu donner le sentiment d’un retour de la haute intensité – le Donbass et le Haut-Karabakh – aucune puissance majeure n’avait été directement engagée. Pour autant, elles ont trouvé des moyens de l’être indirectement en fournissant des armes ou des équipements, par la formation des forces des belligérants ou d’autres actions indétectables.

Comprendre la situation, identifier les intérêts en présence, attribuer les actions, dissuader sont les maîtres-mots de la réaction à ces conflits qui pourront donner lieu à un déchaînement de violence important avant que la possibilité d’attribuer l’action ne rétablisse le rapport de forces et le jeu des alliances.

Deuxièmement, la fin d’un relatif confort opératif : face à des adversaires aux équipements modernes, utilisant des nuées de drones ou soutenus par des hyperpuissances militaires, la supériorité aérienne cessera d’être acquise à nos armées qui, depuis trente ans, ont évolué avec elle. Par ailleurs, les six semaines de conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie au Haut-Karabakh en octobre 2020 ont donné lieu à des commentaires focalisés sur les drones, sans noter l’importance de la guerre électronique menée par les Azéris, soutenus par leurs alliés, qui a manifestement rendu les Arméniens sourds et aveugles rapidement, les rendant incapables de s’opposer à des armes relativement simples. Comme l’ont confirmé plusieurs aviateurs, le brouillage du signal GPS est devenu quotidien sur les théâtres d’affrontement.

Troisièmement, une forte attrition en hommes et en matériels : par ce terme technique, les armées désignent avec pudeur la perte de pilotes, les tués et les blessés au combat, les disparus en mer, les destructions d’appareils, l’épuisement des stocks et des ressources, des données quasiment absentes de la planification depuis trente ans. En extrapolant à partir des taux d’attrition constatés lors de conflits symétriques entre forces aériennes (la guerre de Kippour ou la guerre des Malouines), il est manifeste que l’aviation de chasse française pourrait être réduite à néant en cinq jours. Dans le domaine terrestre, l’exercice Warfighter conduit aux États-Unis en avril 2021 a entraîné fictivement la mort d’un millier de soldats et davantage de blessés en dix jours. Une frappe de drone, en particulier, a provoqué la mort de huit cents soldats. Au terme de l’exercice Polaris, organisé du 27 novembre au 3 décembre dernier, sept à huit bâtiments de guerre ont été détruits. En une quinzaine de minutes d’un premier combat, deux frégates avaient été envoyées par le fond et deux autres étaient neutralisées, soit entre deux cents et quatre cents marins tués ou disparus.

Quatrièmement, une incertitude quant à la durée de la confrontation : parce qu’il est multiforme, le conflit de haute intensité peut s’éterniser. Un épuisement rapide des ressources est probable qui peut être suivi d’un appel aux alliés ou d’une remontée en puissance durant laquelle le conflit peut s’enliser et changer de forme.

Cinquièmement, une population civile à la fois victime et instrument de la guerre : la notion de front n’existe plus, et la confrontation peut avoir lieu sur une profondeur qui concerne l’ensemble du territoire. Les belligérants peuvent faire appel à des modes d’action hybrides, notamment les campagnes d’influence destinées à attiser les conflits sociaux internes, les attaques cyber contre des services essentiels mais aussi, en utilisant des armes aujourd’hui prohibées comme les armes chimiques.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. La perspective d’un conflit de haute intensité éclaire donc d’un jour nouveau les évolutions souhaitables de notre modèle de défense. Nous avons identifié neuf enjeux.

Premièrement, l’anticipation : c’est le « gagner la guerre avant la guerre » du chef d’état-major des armées, le général Thierry Burkhard. Cela nécessite d’intégrer tous les instruments de la puissance de la nation, dont l’outil militaire, et de montrer une détermination sans faille. Comme l’a très justement dit le secrétariat général pour la défense et la sécurité nationale (SGDSN), « la haute intensité, pour nous, c’est de la haute interministérialité ! »

Deuxièmement, la réactivité : d’après nos auditions, « on n’aura pas six mois ». Je précise que six mois, c’est le temps de remontée en puissance prévue dans l’hypothèse d’engagement majeur. Les durées de conflit et les préavis des contrats opérationnels paraissent ainsi irréalistes à la majorité de nos interlocuteurs. Il faut en tirer les conséquences pour nos stocks et nos formats d’armée mais aussi pour nos modes de décision.

Troisième élément, l’interopérabilité : une coalition est la seule force qui pourra faire face dans la durée. Il faut cultiver une culture stratégique et opérationnelle commune avec nos alliés et réduire les freins techniques à l’interopérabilité dans le respect de notre autonomie stratégique. Tout un programme !

Quatrième point, la masse : elle est nécessaire pour tenir plusieurs engagements simultanés mais aussi pour sanctuariser les fonctions stratégiques, comme la dissuasion, et pour garantir la résilience face aux pertes. Elle pourrait permettre dès maintenant un entraînement suffisant.

Cinquième élément, l’épaisseur : c’est le produit de la masse et de la résilience du soutien. En somme, notre aptitude à durer. Elle est trop faible aujourd’hui.

Sixièmement, l’arbitrage entre rusticité et technologie, ou le mix capacitaire. Des combinaisons de capacités très performantes et de systèmes moins coûteux, plus spécialisés mais plus nombreux doivent nous donner davantage d’agilité.

Septième point, la synchronisation des effets : dans le même ordre d’idée, plutôt qu’un renforcement général et homogène des capacités, il faut rechercher leur intégration pour produire des effets. C’est le combat collaboratif que chacun promeut aujourd’hui.

Huitièmement, les compétences : au-delà des considérations capacitaires, les conflits de demain demanderont de plus en plus de compétences, renouvelant les défis de l’attractivité et de la fidélisation, car à la fin des fins, dans une guerre, ce sont toujours les femmes et les hommes qui font la différence.

Neuvième élément, les forces morales : il faut que les forces morales soient suffisantes pour affronter des adversaires dont le rapport à la mort, au sacrifice et à la patrie ne sont pas les mêmes que chez nous.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Notre outil de défense, tourné depuis trente ans vers la lutte anti-terroriste et le maintien de la paix, est en pleine réorientation. Notre rapport rend hommage à nos armées qui, bien qu’échantillonnaires, ont eu le génie de conserver une cohérence, une crédibilité, une capacité à entrer en premier et des compétences permettant à tout moment de remonter en puissance. La Revue stratégique de 2017 a précédé une loi de programmation militaire ambitieuse amorçant une « réparation » de l’appareil de défense par un effort financier de 197,8 milliards d’euros sur cinq ans, plus de 295 milliards d’euros sur sept ans, rigoureusement respectée depuis son adoption en 2018. En revanche, si la loi de programmation militaire évoque une « réparation » jusqu’en 2025, suivie d’une « modernisation », un renforcement éventuel n’est envisagé qu’après 2030.

C’est pourquoi la hausse de notre effort de défense doit être poursuivie. D’après nos calculs, le respect des marches à trois milliards prévues par la LPM est un minimum et cet effort devra se poursuivre bien au-delà de 2025.

Pour « gagner la guerre avant la guerre », dissiper le brouillard des intentions dans un champ informationnel saturé, conserver la supériorité informationnelle est indispensable. Dans ce contexte, notre bien le plus précieux sera constitué par les données dont le traitement et le stockage nécessitent d’accroître les capacités de nos data centers et de nos réseaux d’infrastructure. La perte de la supériorité aérienne imposera de faire évoluer nos capteurs qui sont mal protégés aujourd’hui. La direction du renseignement militaire travaille en outre avec le commandement de l’espace (CDE) pour se doter de meilleures capacités de surveillance et de protection de nos satellites, soit par des moyens dédiés, sous la forme de satellites d’observation spatiale, soit par des moyens d’autoprotection embarqués à bord des satellites (caméras, moyens de brouillage, etc.). D’autres ajustements sont nécessaires au profit de la fonction connaissance et anticipation.

Nous devons augmenter la préparation opérationnelle de nos soldats. Nos collègues rapporteurs budgétaires en ont tous souligné les limites. Pour cela, il est indispensable de reconstituer les stocks de munitions et de pièces pour permettre un entraînement de haute intensité. Le besoin financier complémentaire est estimé à 6 milliards d’euros sur une LPM.

Nous devons poursuivre la modernisation engagée. Cela signifie de préparer les futurs standards du Rafale en attendant le système de combat aérien du futur (SCAF), de commander le prochain porte-avions tout en se préparant à sauver les projets de lutte anti-mines, de futurs missiles de croisière et de la patrouille maritime enlisés aujourd’hui, de renouveler le segment lourd et de développer la robotisation dans les forces terrestres, de poursuivre la numérisation des soutiens et de la maintenance. Toutes ces dépenses sont prévues, évaluées, mais elles ne sont pour l’instant pas inscrites en loi de finances, ni même, pour certaines, en programmation. Une attention particulière devra aussi être portée à la masse salariale qui pourrait croître sous l’effet des mesures prises pour attirer et fidéliser, et pour renforcer l’entraînement. Les moyens trouvés pour financer l’essor, justifié, du commandement de l’espace devront être pérennisés après 2025.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. Un effort autrement plus élevé serait nécessaire pour amener le modèle au niveau requis par la haute intensité.

Nous formulons des propositions pour faciliter la remontée en puissance de notre outil industriel. Il faut, en effet, entre dix-huit et trente-six mois pour relancer la production de la plupart des matériels. Parfois plus. Pour autant, constituer des stocks pléthoriques n’est pas une solution efficace. Nous préconisons déjà de planifier la remontée en puissance, en créant une cellule dédiée au ministère des armées sous l’égide de la direction générale de l’armement (DGA). Cette cellule identifiera les espaces qui pourraient être utilisés, s’assurera de la solidité des chaînes de sous-traitance, recensera les dépendances à l’égard de matières premières sensibles et les matériels dont le temps de production justifierait qu’il en soit fait des stocks. Alors, seulement, des stocks ciblés de produits préusinés et de matières premières pourront être envisagés. Au niveau national, cette politique pourrait d’ailleurs rejoindre celles d’autres acteurs et conduire à la constitution d’opérateurs privés de stockage mutualisé avec la garantie de l’État. Elle trouvera son prolongement dans la recherche d’une autonomie stratégique européenne que M. Thierry Breton, commissaire à la défense et à l’industrie, essaie de traduire par un plan d’investissement massif en faveur d’une production européenne de semi-conducteurs.

Le manque de masse que nous constatons aujourd’hui et le temps de formation de certains spécialistes doivent nous amener à réexaminer le format de nos forces aériennes. En effet, quand bien même nous aurions l’industrie la plus performante du monde et les alliés les plus coopératifs du monde, il faut entre quatre et cinq ans pour former un pilote. Le rapport propose divers scénarios capacitaires pour acquérir de la masse de manière intelligente, en utilisant les drones et les robots.

Nous avons soigneusement listé les capacités des forces aéroterrestres qui doivent être renforcées aujourd’hui : les capacités de frappes dans la profondeur, la défense sol-air, le génie divisionnaire, et le système d’armes du maintenancier.

Un conflit de haute intensité imposerait de renforcer nos capacités logistiques et d’honorer le socle d’emploi militaire de tous les services de soutien, ceux du renseignement, du service de santé des armées, mais aussi du soutien en énergie, en munitions, qui sont aujourd’hui trop limités. Ce n’est pas au jour du déclenchement d’un conflit qu’il faudra se préoccuper du nombre et de la formation de ces personnels qualifiés. Je m’autorise une référence historique : face à la montée des périls dans les années 1930, le Front populaire avait engagé un grand réarmement, dès 1937. Hélas, à cause des délais de production, la France ne disposait, en 1939, que d’une cinquantaine de Dewoitine 520, pourtant les meilleurs chasseurs du monde. Cela donne la mesure des enjeux, sachant que la sophistication des aéronefs était moindre à l’époque.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Notre rapport liste d’autres défis qui concernent la Nation dans son ensemble. Je voudrais en citer un, qui me paraît particulièrement important. Il s’agit de mieux faire partager les enjeux de défense à nos concitoyens. Il ressort de tout ce qui précède que les efforts consentis pour préparer l’appareil de défense à la haute intensité seront vains si les Français ne sont pas davantage informés des enjeux de défense et impliqués dans les choix structurants à faire pour le pays. Ce rapport se veut d’ailleurs une modeste contribution à leur information. L’insuffisance des dispositifs actuels a été évoquée en filigrane de nombreuses auditions : faiblesse du service national universel (SNU), dont il faudrait encourager la montée en puissance pour capitaliser sur son potentiel de sensibilisation de la jeunesse aux enjeux de défense – quitte à trouver un financement ad hoc qui ne pèse pas sur le budget des armées –, de l’enseignement de défense, des relations civilo-militaires dans les territoires, des réserves, manque d’exercices d’envergure, de planification interministérielle, « indifférence positive » à l’égard du monde militaire.

Nous partageons le sentiment que les armées font beaucoup mais que tout ne peut pas venir d’elles. Par ailleurs, ce ne sont pas les armées qui pourront élaborer un discours face à celui de nos compétiteurs. Nous devons impérativement renforcer l’intérêt de nos concitoyens pour les questions de défense.

Je voudrais remercier le secrétariat de la commission et mes collaborateurs, Hugo et Thomas.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. Je m’associe aux propos de Patricia Mirallès. Nous avons dressé un état de la menace et de notre situation et il est clair que les besoins sont patents. D’après nos travaux, en étant tout à fait raisonnables, à format constant, pour conserver un modèle d’armée complet et éviter d’être échantillonnaire, les besoins complémentaires peuvent être évalués entre 20 et 30 milliards d’euros, rien que pour la prochaine loi de programmation militaire. Puisque nous sommes en fin de législature, je veux remercier tous ceux qui ont participé à ce rapport. En premier lieu, ma collègue Patricia Mirallès avec laquelle j’ai eu plaisir à travailler, au service de l’intérêt national. Il n’y avait pas l’épaisseur d’une feuille de papier entre nous dans l’analyse que nous avons faite. Ce rapport est véritablement celui des deux rapporteurs et de la mission, et j’en profite pour saluer la participation exceptionnelle de notre collègue Fabien Gouttefarde tout au long de nos travaux. Je veux dire un mot de chaleureux remerciement à notre administratrice et son apprentie, qui ont fait un travail remarquable. Les comptes rendus de cinquante auditions, deux déplacements, représentent un travail conséquent, un travail d’équipe que je tiens à saluer. Ce rapport étant achevé, il appartiendra à nos successeurs de faire en sorte qu’il ne prenne pas la poussière ou serve à caler des armoires, mais qu’il contribue au contraire à l’édification de l’outil de défense dont notre pays a besoin.

(Applaudissements sur tous les bancs)

Madame la présidente Françoise Dumas. Merci, vraiment, chers collègues, pour l’excellence de vos travaux. Cette contribution va ouvrir des débats aujourd’hui mais elle sera aussi lue attentivement par tous ceux qui s’intéressent de près aux enjeux de défense et de sécurité. Je vous prie de bien vouloir m’excuser.

La réunion est présidée par Mme Isabelle Santiago, vice-présidente.

M. François Cormier-Bouligeon. Chers collègues, je voudrais d’abord saluer la connaissance encyclopédique dont vous avez fait montre et la sagacité exceptionnelle que nous vous connaissons et avec laquelle vous avez mené ce travail, notamment l’ensemble des cinquante auditions qui ont permis d’aboutir à ce rapport qui, je vous rassure, ne calera aucune armoire mais inspirera au contraire les travaux, les nôtres ou ceux de nos successeurs, en prévision de la prochaine loi de programmation militaire. Vous l’avez rappelé : l’évolution de la situation géopolitique nous fait craindre un retour à des conflits de haute intensité après plusieurs décennies de conflits asymétriques de basse à moyenne intensité. Les tensions russo-ukrainiennes laissent entrevoir la possibilité d’un conflit entre États au cœur de l’Europe, même si les dernières nouvelles semblent aller dans le sens de la désescalade. Je tiens d’ailleurs ici à saluer l’action de notre président de la République pour tenter jusqu’au bout d’empêcher le pire avec d’autres acteurs européens, en maintenant un dialogue avec Moscou et Kiev. Face à cet éventuel retour à la haute intensité, nos armées se préparent d’ores et déjà. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons voté une loi de programmation ambitieuse, qui est déjà historique du fait qu’elle est la première depuis les années soixante dont les augmentations budgétaires sont respectées année après année. Nous avons pu constater la semaine dernière aux écoles militaires de Bourges avec ma collègue Sereine Mauborgne, que les premiers retours de terrain sur le Griffon, véhicule du programme Scorpion, sont excellents et qu’ils le seront aussi sur les premiers Jaguar livrés. Mais si la préparation à ce retour à la haute intensité passe par une remontée de la puissance de nos capacités militaires conventionnelles, il interroge également sur le rôle que joueront dans les conflits de demain certaines technologies de pointe. Dans votre introduction liminaire, vous évoquez l’enjeu des capacités de calcul quantiques dans la perspective de conflits de haute intensité. Le président de la République Emmanuel Macron a lui-même accordé une grande importance à cette capacité de rupture en annonçant en début d’année dernière un plan d’1,8 milliard d’euros sur cinq ans. Pourriez-vous nous expliquer en quoi cette technologie duale, attentivement étudiée dans le monde civil, peut être considérée comme un enjeu militaire et de souveraineté nationale ? J’ajoute que l’importance que vous avez accordée aux forces morales de la nation dans votre présentation a suscité mon plus vif intérêt. Vous savez peut-être que je viens de la commission des Affaires culturelles et de l’éducation. Il me semble qu’il appartiendrait à nos enseignants – qui portent déjà beaucoup sur les épaules, il est vrai –, d’apprendre à nos enfants qu’ils appartiennent à une nation, à une patrie, à une république, et que cela a un certain nombre de conséquences. Je pense que c’est aussi un point important qu’il faudra développer à l’avenir.

Mme Marianne Dubois. Je ne peux que m’associer aux félicitations déjà entendues reconnaissant la qualité de votre rapport, résultat d’une mission d’information dans laquelle vous vous êtes largement investis. Dans vos préconisations, vous pointez bien sûr l’ampleur de l’effort budgétaire qui sera nécessaire, notamment sur la remontée en puissance de nos capacités. Pouvez-vous nous préciser un peu plus particulièrement quelles sont nos lacunes capacitaires ?

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Le Modem, qui aime le pluralisme politique et la recherche de consensus, se félicite de ce travail transpartisan à l’instar de celui que nous avons mené avec Jean-Jacques Ferrara sur les enjeux stratégiques en Méditerranée avec nos collègues Thomas Gassilloud, Jean-Christophe Lagarde, Jacques Marilossian ou Stéphane Vojetta. Ces remerciements introductifs trouveront un écho dans ma conclusion, vous le verrez.

Vous avez cité neuf enjeux pour faire face à des conflits de haute intensité. Certains sont aussi présents dans le rapport que nous présenterons cet après-midi, comme la réactivité et le mix capacitaire, ou encore le remplacement de nos Exocet subsoniques par des missiles plus performants. Sur l’impératif de réactivité dans l’information, nous vous relaterons un incident de septembre 2018 en Méditerranée orientale, qui a vu les Russes accuser la frégate Auvergne d’avoir abattu un avion russe. Il a fallu un certain temps pour arriver à rétablir la vérité. Heureusement, et vous l’entendrez aussi cet après-midi, que nous avons des relations militaires fondées sur le respect, bien que tendues, avec les Russes qui ont garanti notre crédibilité. Mais le temps a failli nous manquer parce qu’à l’heure de missiles hypersoniques comme le Zircon, qui en six minutes peut détruire un groupe aéronaval, le délai de réponse devient de plus en plus court. Les paliers prévus par notre loi de programmation militaire sont remarquables et la trajectoire budgétaire que nous allons respecter des trois milliards permet de remettre à niveau, de réparer, notre modèle d’armée. Vous semblez envisager d’aller plus loin. Nos conclusions, notamment sur nos forces navales en Méditerranée, cet après-midi, iront dans le même sens. Vous l’avez dit : s’agissant des capacités aériennes, un fil du rasoir se profile. Cela doit être effectivement relié au besoin d’éduquer le public afin qu’il soutienne cet effort financier. Je me demande si, au fond, nous ne devrions pas profiter de cette excellente entente que nous développons entre nous à l’occasion de ces rapports pour aller bien au-delà et constituer un vrai bloc au sein de cette commission de la défense, pas seulement à l’égard de nos concitoyens, mais aussi à l’égard des décisionnaires budgétaires et de l’administration budgétaire que l’on affronte. Vous vous souvenez peut-être qu’en tout début de législature, j’ai eu un échange vif avec une de nos collègues de la commission des Finances qui nous avait tranquillement expliqué que « ces milliards-là, c’était une fleur. » Elle était à l’époque dans la majorité et sa trajectoire politique depuis m’a donné raison et je l’en remercie. (Sourires) J’avais répondu, peut-être aussi vite qu’un Exocet, que le fait qu’il s’agissait d’une fleur que la commission des Finances nous faisait pour cette loi de programmation militaire était un propos inacceptable. Donc ne croyez-vous pas, mes chers collègues, que nous devrions au sein de cette commission faire un bloc de manière à franchir ce cap budgétaire à l’avenir ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Merci pour vos travaux d’excellente qualité. J’ai deux questions. D’abord, vous l’avez dit et bien expliqué, le retour de la haute intensité pose des questions essentielles sur le format de nos armées en hommes, en équipements, sur l’état des stocks de pièces de rechange ou de munitions, et évidemment du fait de l’irruption de technologies nouvelles, parfois de ruptures. À ce sujet, vous avez cité le quantique, les missiles hypervéloces et la guerre cognitive. En conclusion, vous affirmez, au fond, votre attachement à un modèle d’armée complet et échantillonnaire, indiquant par ailleurs que si nous voulons tenir ce modèle d’armée complet il faut envisager une hausse de budget de vingt à trente milliards d’euros. Au cours de vos travaux, avez-vous eu l’occasion de discuter de choix technologiques qui impliqueraient des renoncements par rapport à des grands programmes ou des capacités et, au fond, l’abandon de ce modèle d’armée complet ? Les Russes l’ont fait. Les Britanniques aussi, à leur manière. Où en sont aujourd’hui vos réflexions sur le modèle d’armée complet ?

Ma deuxième question porte sur l’OTAN. S’il y a bien des organisations qui ont vocation à gagner la guerre avant la guerre – et vous avez parlé de l’importance des coalitions – ce sont des organisations comme l’OTAN qui, par des mesures de réassurance, par leurs politiques défensives, parfois perçues d’ailleurs comme offensives par d’autres États, comme l’actualité invite à le constater, peuvent permettre de faire la différence. Comment s’appliquent les enjeux de la haute intensité dans le cadre de l’OTAN, dans un contexte de fortes tensions notamment entre l’Ukraine et la Russie, et où tout est hors de calculs ? Vous avez parlé à ce sujet de « miscalculation », qui peut être une étincelle possible dans l’éclatement d’un conflit.

M. Bastien Lachaud. Je remercie les rapporteurs pour leurs travaux et pour leurs contributions à la réflexion collective. Les tensions dans le monde s’accroissent et les dépenses d’armement augmentent. La hiérarchie des puissances est contestée et plusieurs États revendiquent une prééminence régionale à laquelle certains avaient imprudemment voulu croire qu’ils renonceraient. Les avancées techniques et leurs généralisations ont permis à divers acteurs, étatiques ou non, de rivaliser avec des forces armées objectivement plus nombreuses, mieux formées et mieux dotées. À ces paramètres, il faut bien sûr ajouter la crise écologique, source de déstabilisation. Enfin, la pandémie de Covid-19 a mis en évidence certaines vulnérabilités en matière d’approvisionnement, notamment. Dans ces conditions, il est certes logique de se demander comment adapter notre outil de défense.

Il me semble cependant que la nouveauté du problème devrait être un peu relativisée. Depuis une quinzaine d’années, nos forces sont engagées dans des opérations dures au cours desquelles nous avons perdu des soldats et eu de nombreux blessés. Le besoin d’une préparation à la haute intensité s’explique surtout du fait de la réduction du format des armées, de la baisse des budgets et de l’intensité opérationnelle sous les derniers quinquennats. L’usure du matériel et des hommes appelle des réponses qualitatives autant que quantitatives. Je suggère, selon une méthode bien connue, d’examiner les présupposés et implications de notre sujet sous l’angle de la doctrine, de l’organisation, des ressources humaines, de l’entraînement, du soutien et de l’équipement (DORESE). Je ne pourrai malheureusement pas entrer dans les détails.

Sur la doctrine : la haute intensité, pour quoi faire ? Premièrement, la haute intensité ne doit pas être une alternative à la dissuasion. Elle répond certes à des situations dans lesquelles la dissuasion peut être prise en défaut mais il est fondamental de ne pas banaliser l’idée d’un engagement majeur. Deuxièmement, la haute intensité ne peut se concevoir que dans le cadre d’un conflit engagé pour la défense d’intérêts clairs : le territoire et la population. Il ne saurait être question de penser ce genre de sacrifices au nom de grands principes qui nous érigeraient en gendarme du monde ou pire, nous embarqueraient dans des conflits de géants pour l’hégémonie. Par conséquent, c’est plutôt en regardant vers nos outremers qu’il faut penser la haute intensité et c’est en partant de leurs réalités qu’il faudra faire des choix. Enfin, il me semble que le véritable scénario de l’engagement majeur, c’est celui qui résulte des crises cumulées, lorsque se rencontrent l’attaque informatique, la catastrophe naturelle, l’action militaire opportuniste et peut-être d’autres encore. C’est à cela que nous devons le plus sûrement nous préparer.

Sur l’organisation, une des principales sources de vulnérabilité actuelle résulte de la recherche d’efficience qui a déterminé toutes les politiques menées au ministère des Armées depuis Nicolas Sarkozy : le choix d’une logique, non plus de stocks, mais de flux, et de la mutualisation des ressources. La réforme des bases de défense de 2015 est la quintessence de cette approche. La redondance est la clé de la résilience et la condition d’un effort continu.

Sur les ressources humaines, à ce sujet, la leçon me paraît certaine. Il n’y a pas de haute intensité sans une forme d’implication populaire dans la défense, d’où l’instauration nécessaire d’une conscription. C’est une question de démocratie et aussi d’efficacité. Une action militaire d’ampleur suppose a minima un soutien moral fort mais aussi des structures permettant de changer de dimension rapidement.

Sur l’entraînement, je ne m’étendrai pas, sur un aspect qui est proprement la compétence de l’état-major mais qui nécessite néanmoins les moyens nécessaires.

Sur le soutien, il est indispensable de poser deux questions : celle du service de santé des armées et celle ensuite de la fin prochaine du pétrole.

Sur les équipements, il sera indispensable de disposer d’une masse critique de matériels et de pouvoir en augmenter rapidement et durablement le volume. On ne saurait l’envisager sans que l’État ait dans sa main tous les moyens d’une planification rigoureuse. On ne peut non plus le concevoir si nous restons enferrés dans une logique commerciale qui fait préférer la haute technologie plutôt que l’efficacité de matériels rustiques.

Il y aurait encore beaucoup à dire mais la défense de la patrie implique d’envisager des scénarios multiples, et la haute intensité en est un. Il ne doit pas occulter les autres ni être instrumentalisé. Au contraire, il faut y faire face et se donner les moyens essentiellement politiques de le traiter conséquemment.

M. André Chassaigne. Je voudrais d’abord féliciter nos collègues pour ce rapport précis et intéressant, du moins à l’aune de la présentation qui nous en a été faite, puisque le rapport lui-même n’a pas été distribué. Nos armées et la préparation à la guerre de haute intensité peuvent être perçues comme une assurance. Nous cotisons tout en espérant que nous n’en aurons pas besoin. Par contre, comme dans notre quotidien, la première mesure qui nous évite d’utiliser notre assurance est une vie prudente. N’oublions donc pas que la guerre de haute intensité doit être le dernier recours après la diplomatie et le dialogue. Vous avez eu des mots très justes sur cette question, parlant notamment du dialogue politique qui doit nous éviter de devenir les victimes d’un mécanisme d’addiction au jeu pour reprendre, je crois, une expression que vous avez employée.

Je voudrais revenir sur trois points qui me semblent essentiels. Le premier a trait à la résilience de la population. Je parle de la population entière et pas seulement de nos armées. Une guerre moderne de haute intensité avec, par exemple, des campagnes de désinformation, des attaques cyber, des actions de désorganisation de nos services essentiels ou d’attaques sur des sites stratégiques comme les centrales nucléaires, affecterait autant la population que des cibles militaires sur notre territoire. Je pense en particulier au risque nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique (NRBC). Nous allons rendre avec ma collègue Carole Bureau-Bonnard la semaine prochaine un rapport sur ce sujet, qui sera bien sûr excellent. (Sourires) Je pense qu’il est important de revenir sur ces risques NRBC, qui ont été insuffisamment pris en compte depuis quelques années. Est-ce que l’on prépare suffisamment la population ? La Suède par exemple, mêle la défense militaire à la protection civile. Est-ce que l’on fait suffisamment, vous l’avez dit, sur le service national universel avec une forme de conscription ?

Cette question mène directement à mon deuxième point : notre perte de souveraineté à la suite de la désindustrialisation avancée, commencée par la mise en concurrence des États européens dans les années 1980 et une multi-délocalisation, notamment en Asie. Nos dépendances touchent tous les secteurs : l’industrie, les matières premières critiques, la production de munitions et de pièces détachées, la santé, les productions de masques et de médicaments, l’alimentation mais aussi, et surtout, l’énergie avec le pétrole importé. Comment mener une guerre de haute intensité sans pétrole pour les avions et les chars ? Se préparer à un conflit de haute intensité, c’est d’abord réindustrialiser notre pays, regagner notre capacité de production, d’innovation et de savoir-faire. C’est indispensable pour avoir une base industrielle et technologique de défense de haut niveau.

Mon troisième point concerne le financement de notre défense. J’y reviendrai cet après-midi, avec le chef d’état-major des armées. Un renouvellement de l’équipement des forces armées françaises pour permettre des interventions simultanées et sur des terrains multiples est indispensable. Il a lieu en ce moment dans le cadre de la loi de programmation militaire mais il y a des carences. Je reviendrai encore une fois sur le NRBC. Trop de véhicules ne sont pas protégés, par exemple.

Enfin, je termine avec la question de la dissuasion nucléaire. Cette dissuasion nucléaire dévore une grande partie de nos moyens, plus de treize millions d’euros par jour. Mais quel est son rôle dans la guerre de haute intensité ? Vous avez parlé, je crois, d’un risque d’ascension aux extrêmes. Est-ce que la dissuasion nucléaire permet réellement de prévenir une escalade ? Est-ce que la menace de riposte nucléaire n’est pas allée trop loin en quelque sorte ? Je voudrais quelques explications sur ce point.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Monsieur Cormier-Bouligeon, vous avez en effet raison de souligner l’importance du quantique. Nous évoquons plus en détail dans le rapport le plan annoncé par le président Emmanuel Macron. Notre président a en effet bien saisi ce que peuvent apporter ces capacités à notre société. Ses potentialités militaires sont majeures, a fortiori dans un conflit de haute intensité. Cette rupture technologique peut décupler les capacités de détection des radars ou antennes et accélérer considérablement le traitement et l’analyse des données. Ses implications pour le renseignement sont majeures tant dans notre capacité à détecter que dans notre aptitude à ne pas l’être ou encore dans la maîtrise des attaques informationnelles et cyber. Cette technologie illustre à merveille la dualité de certaines innovations.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. Oui, l’accélération des calculs est un élément absolument essentiel qui permettra une analyse rapide des situations. Par exemple, face à la menace de missiles hypersoniques, nous aurons probablement besoin de ce type de calculateurs.

Ma co-rapporteure et moi-même sommes particulièrement sensibles à la question des forces morales. Une nation ne se défend que si elle veut se défendre et s’aime suffisamment pour se défendre. L’Éducation nationale a évidemment un rôle majeur à jouer car c’est là où passe toute la jeunesse de France. Des initiatives existent et se développent, comme les « classes défense » dans certains lycées. Les enseignants qui portent ce type de projets sont remarquables. La vraie difficulté, c’est d’avoir suffisamment d’enseignants engagés dans cette démarche. Je cite un exemple vu dans mon département de Seine-et-Marne. Il y a trois ans, nous avions un directeur adjoint départemental à l’Éducation nationale qui n’avait aucune culture de défense. C’était, pour lui, un autre monde. Il a cependant été désigné auditeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et faisait partie de ma promotion. Grâce à ce qu’il a vu à l’IHEDN, il porte aujourd’hui la sensibilisation aux enjeux de défense à bout de bras et on arrive à des résultats, notamment avec des « classes défense ». Dans le lycée de Nangis pour ne pas le citer, les élèves ont pu participer au concours national de la résistance et de la déportation. Le lycée a été primé et ça a créé une véritable émulation. J’ai appris qu’un jeune élève de terminal au sortir de cette classe venait de s’engager dans la gendarmerie comme gendarme adjoint volontaire. Il faut encourager ces initiatives et les inscrire dans un plan d’action global. Cela rejoint ce que disait ma co-rapporteure sur le parcours de citoyenneté.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. La personne que tu cites appartient plutôt à ma promotion, il me semble. Effectivement, au début, il n’y connaissait absolument rien. Mais il voulait être en mesure d’apporter des éléments nouveaux à notre jeunesse et comprendre pourquoi nous consentons des efforts si considérables, notamment budgétaires, pour notre défense, ou encore pourquoi certains jeunes s’engagent pour leur Nation jusqu’au point de donner leur vie. Je crois qu’il n’y a rien de pire que quand on ne sait pas et qu’on croit savoir. C’est le rôle de l’Éducation nationale qui est très important. Nous pensons sincèrement que nous avons aujourd’hui cette démarche à faire auprès de la jeunesse. Bien évidemment, nous ne souhaitons pas qu’ils soient tous militaires mais nous souhaitons qu’ils aient connaissance de ce que font et sont les armées, pourquoi nous y mettons autant d’argent et pourquoi nous devons continuer cette démarche.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. Je vais répondre à la question de notre collègue Marianne Dubois sur les « trous capacitaires ». Je distingue deux grandes lacunes. Le premier, qui touche toutes nos armées, est le manque de stocks de munitions, qu’elles soient simples ou complexes. Le second est relatif au manque de moyens pour l’entraînement. Pour prendre un exemple, l’armée de Terre atteint péniblement 64 % des normes définies en LPM pour la préparation opérationnelle des forces terrestres. Certes, les résultats progressent mais la marge de progression reste importante. En Estonie, avec ma co-rapporteure, nous avons appris qu’eu égard au potentiel insuffisant de nos chars Leclerc sur place, ils ne pouvaient pas être utilisés autant que souhaité. Lors d’une discussion avec un capitaine du 1er régiment de chasseurs de Conti Cavalerie, nous avons ainsi appris qu’à l’entraînement, celui-ci ne commandait pas à l’avant comme il le ferait en opérations, et ce afin de garder du potentiel au profit de l’entraînement de ses hommes. Voilà typiquement le genre de lacunes devant être comblées. Je cite l’armée de Terre mais on pourrait décliner ce type d’exemples dans les autres armées.

Je développerais peu sur le spatial et le cyber. Il s’agit moins de combler des lacunes capacitaires que d’accélérer des évolutions et de conduire des réflexions. Par exemple, pour avoir une résilience des réseaux satellitaires, il conviendrait sans doute d’avoir davantage de satellites en propre mais il serait aussi intéressant de s’appuyer sur les constellations de satellites civils. Cela offrirait de la redondance. Sur le cyber, l’enjeu est finalement moins d’investir dans des capacités que d’avoir des ressources humaines au bon niveau.

Pour l’armée de Terre, quelques trous capacitaires ont été clairement identifiés. Premier élément, les capacités de frappe dans la profondeur, en clair les lance-roquettes unitaires et les canons Caesar, avec toute l’architecture permettant la gestion des feux dans le combat collaboratif. Deuxième élément, la défense sol-air basse couche, puisque nous ne sommes plus certains d’avoir la supériorité aérienne et qu’à cela s’ajoute la menace générale des drones. Enfin, je citerai les capacités de minage-bréchage, que nous avons quasiment abandonnées, ainsi que la chaîne logistique et le système d’armes du maintenancier. Voilà les lacunes à combler aujourd’hui, sachant que nous restons dans l’obligation de préparer le renouvellement du segment lourd, c’est-à-dire, pour faire simple, la succession du char Leclerc par le Main Ground Combat System (MGCS) si ce projet parvient à son terme.

Concernant ensuite l’armée de l’Air, nous sommes préoccupés de la taille de notre flotte de Rafale, amputée – et on s’en félicite – par les ventes à l’export. Il faut remédier à la situation actuelle qui est extrêmement tendue. Les avions ravitailleurs, les MRTT, sont en nombre insuffisant. Nous manquons d’avions de cargo de taille intermédiaire. Nous avons nos A400M mais nos CASA arrivent en bout de course et une solution devra être trouvée. À ce titre, un projet européen de petits A400 – que j’appelle A200, bien que je serais sans doute désapprouvé par les industriels – pourrait nous intéresser. J’ajoute que nous n’avons plus du tout d’hélicoptères lourds, dont on a pourtant vu l’intérêt pour l’opération Barkhane. Aucune production européenne n’existe dans ce domaine. Mais vous le verrez dans le rapport, certains pays pourraient vendre leurs flottes d’occasion ou les louer. Doit-on s’y intéresser ? C’est une question à se poser.

Enfin, pour la Marine, les lacunes sont de deux ordres : premièrement, la densité de l’armement de nos bateaux et quelques capacités insuffisantes ; deuxièmement, le format de la flotte de surface. À propos de l’armement de nos bateaux, je précise que nos navires sont relativement sous-armés en nombre de tubes – puisqu’on raisonne désormais davantage en nombre de tubes qu’en tonnage. Notre pratique actuelle des refontes à mi-vie conduit malheureusement à ce que nos navires soient déclassés trop rapidement ; une refonte plus régulière de nos bateaux serait dès lors souhaitable. Nous devons aussi avancer rapidement sur le successeur de l’Exocet, un excellent missile mer-mer mais dont la conception date des années 1970. Nous avons besoin d’une allonge de plus de 100 kilomètres aujourd’hui. Le projet franco-britannique de guerre des mines doit être accéléré. Il reste du travail à faire sur les drones, etc.

À propos du format de la flotte de surface, la question est la suivante : est-ce que notre format à quinze frégates de premier rang est suffisant ? Si je m’en tiens aux ambitions du livre blanc – et nous pensons tous les deux qu’elles sont justifiées – de rester une grande puissance navale au regard des enjeux dans le Pacifique, nous devons augmenter le format de quinze à dix‑huit frégates, afin de conserver une permanence à la mer en différents endroits, et grâce aussi à des bateaux plus petits et moins chers. Je pense au programme européen de patrouilleurs (European Patrol Corvette) qui peut nous offrir une présence à la mer complémentaire tout en étant une belle opportunité de coopération européenne. Voilà un panorama très bref, très rapide mais qui retrace ce que nous avons identifié et que vous retrouverez beaucoup plus en détail dans le rapport.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Je n’ai pas grand-chose à rajouter si ce n’est un point de vigilance sur les Rafale biplaces qui doivent demeurer en nombre suffisant. Or, les récents contrats à l’export nous en ont fait perdre quatre et des accidents deux autres, de sorte que nous manquons de marges de manœuvre pour ces avions principalement employés pour la dissuasion.

Monsieur Philippe Michel-Kleisbauer, je serai évidemment là tout à l’heure pour écouter votre rapport. Je connais votre implication et la finesse de vos analyses. Oui, nous devons embarquer la Nation dans la loi de programmation militaire. Il faut avoir un regard humain plutôt que technologique ou budgétaire et c’est un peu ce que nous avons essayé d’apporter durant les cinq ans passés au sein de cette commission. Avoir un regard différent, comme par exemple avec le plan Famille, est nécessaire, car nos vies changent mais celles des militaires aussi. Nous devons montrer l’engagement personnel et familial des militaires car l’engagement militaire est l’engagement de toute une famille. Donc oui, nous devons continuer notre effort de remontée en puissance et j’invite ceux et celles qui seront élus à la prochaine législature à ne pas s’en dessaisir car il est indispensable de faire bloc.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. Une fois encore je partage totalement ce que vient de dire mon excellente collègue. Faire bloc est une caractéristique de cette commission, grâce à notre capacité à travailler ensemble, face notamment à la tentation des budgétaires à réduire la défense à une dépense, ce qu’elle est mais seulement en partie, car la défense est une dépense, mais aussi, et surtout, une assurance-vie. Il y a des circonstances où le pays doit d’abord être protégé. Oui, nous devons être unis. Je pense surtout qu’il faudra porter ce que nous partageons assez unanimement auprès des autres parlementaires des autres commissions. Ce qui relève désormais pour nous de l’évidence ne l’est pas pour les autres. Nous devons faire connaître le caractère dual de l’industrie de défense, le coefficient multiplicateur de l’investissement dans la défense ou encore le rôle décisif de la défense sur tous les territoires, à l’instar des entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Nos collègues n’ont rien contre mais n’en sont pas conscients. Collectivement, nous avons un rôle pédagogique à jouer.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Je vais répondre à Monsieur Larsonneur. La haute intensité est une forme de conflictualité qui peut venir s’ajouter aux conflits asymétriques actuels. Notre rapport ne propose pas de renoncer à un modèle d’armée complet, bien au contraire. Il y a plusieurs possibilités pour modifier notre mix capacitaire et gagner de la masse sans renoncer à des capacités critiques.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. Il est possible que je me sois mal exprimé car je n’ai pas proposé que nous restions une armée échantillonnaire. J’ai justement dit que face aux défis de la haute intensité nous devions sortir du modèle échantillonnaire, d’où les marches budgétaires supplémentaires que j’évoquais. Mais je devine que vous faites référence à l’Integrated Review de nos amis britanniques : est-ce que nous avons des capacités auxquelles nous devons renoncer ? Moi je pense, et c’est aussi la conclusion de notre rapport, que dans tous les cas, nous ne devons pas renoncer à des capacités. L’armée britannique a fait le choix de réduire largement le périmètre de son armée de Terre. Très bien, mais le respect que la France inspire dans le monde repose à la fois sur notre capacité de dissuasion – et donc, conjointement, sur notre statut de membre permanent au conseil de sécurité des Nations-Unies – mais aussi dans l’excellence de nos armées capables d’agir dans tous les secteurs. Il faut être très prudent sur l’idée de renoncer à une capacité sachant que la reconquérir et la retrouver est très difficile. Je prends l’exemple du minage-bréchage : un domaine que nous avons totalement abandonné mais qui fait aujourd’hui l’objet d’une remontée en puissance, lente, car il s’agit d’un élément nécessaire dans le cadre de la sécurisation d’un théâtre d’opération. Vous l’avez vu au travers de notre présentation, nous ne pouvons pas savoir le visage que prendrait le conflit de haute intensité dans la durée. Eu égard aux stocks qui sont limités, chez nous mais aussi chez nos adversaires, nous pourrions très bien connaître un épisode de haute intensité, puis une période trouble peu intense qui précéderait une remontée en puissance. Dans ce contexte, disposer d’une capacité technique même échantillonnaire est important et je suis d’avis qu’il ne faut renoncer à rien.

En réponse à votre question sur l’OTAN, évidemment que la coopération et l’interopérabilité sont indispensables. Cela suppose que nos partenaires de l’OTAN fassent aussi l’effort de défense nécessaire. La France le fait dans cette LPM et le fera davantage mais elle ne peut pas faire seule cet effort. Il est possible d’envisager confier certaines capacités à nos alliés de l’OTAN mais je suis très réservé sur cette idée. Le souvenir des Malouines est bien présent à l’esprit de la plupart de nos interlocuteurs. Le Royaume-Uni s’est trouvé seul pour reconquérir les Malouines. Je ne sais pas nous serons dans la même situation si les îles Éparses sont prises – le combat ne serait peut-être pas symétrique – mais nous pouvons nous retrouver seuls. Même si, chacun en est conscient, un conflit de haute intensité dans la durée sera nécessairement un conflit dans le cadre d’une coalition. C’est pourquoi l’initiative européenne d’intervention (IEI) est un outil intéressant pour mesurer les apports des uns et des autres au travers de différentes situations.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Monsieur Lachaud, concernant la question budgétaire, nous espérons que la LPM soit une première étape et nous appelons à ce que la prochaine LPM soit massive et modernisante. Sur la circonscription, je ne pense pas qu’à notre époque, elle suscite l’adhésion de la jeunesse. Je suis plutôt favorable à une invitation comme le service national universel (SNU), qui encourage et sensibilise notre jeunesse. À mon avis, il faut renforcer ce dispositif pour habituer, informer voire susciter des vocations. Vous avez aussi souligné l’importance des soutiens auquel sont consacrés plusieurs développements du rapport. Il est impératif de les revaloriser. Sur la fin du pétrole, vous verrez à un de nos scénarios que ce sujet est pris très au sérieux, y compris, au sein de nos armées, par le service de l’énergie opérationnelle.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. J’ajouterai simplement qu’il ne faut pas faire d’erreur d’analyse sur ce qu’est la dissuasion par rapport au conflit de haute intensité. La dissuasion a pour vocation de protéger les intérêts vitaux, intérêts que nous ne devons pas définir afin de laisser nos compétiteurs stratégiques dans l’incertitude sur la riposte qui serait la nôtre. Il n’a jamais été dans nos intentions de présenter le conflit de haute intensité comme une dissuasion conventionnelle. La haute intensité n’est pas la dissuasion, c’est autre chose. En revanche, le fait de s’y préparer, cela contribue à ce que le chef d’état-major des armées appelle « gagner la guerre avant la guerre ». Le fait d’avoir un outil conventionnel puissant, résilient et susceptible de répondre aux menaces permet de décourager un adversaire de franchir les degrés de l’échelle de perroquet qui peuvent aller jusqu’au conflit de haute intensité. Donc dissuasion et conflit de haute intensité sont bien deux choses totalement différentes. Enfin, sur la conscription, je rejoins complètement ma collègue : nous ne pouvons pas refaire l’armée nouvelle de Jean Jaurès. Comment armons-nous les conscrits ? Qu’en faisons-nous ? Je serai ravi d’avoir 700 000 jeunes qui passent une année de leur vie dans nos armées. Ce serait une belle école de la vie. Mais ce qui développe un esprit de corps et fait qu’on s’entraîne bien, c’est le fait de se préparer à une mission. Si c’est uniquement pour faire la corvée de pluche et balayer la cour de la caserne, cela ne sert à rien et pire, on fera de nos jeunes des antimilitaristes ! Ne refaisons pas les guerres du passé, nous avons bien pris la peine de préciser que nous ne sommes plus en 1914 et qu’il n’était pas question de refaire une guerre totale, où les soldats se battraient dans les tranchées de l’Artois ou de l’Argonne. Le sujet est de penser la guerre d’aujourd’hui.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Pour répondre au président Chassaigne sur la protection civile, je confirme que nos armées pourraient être amenées à lutter sur plusieurs fronts et notamment en cas de catastrophe naturelle. Concernant les stocks stratégiques que vous avez évoqués, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) doit impérativement les constituer. Nos efforts, aussi belliqueux puissent-ils sembler, n’ont pas d’autres objectifs que de cultiver la paix. Le meilleur moyen d’éviter la guerre, c’est de s’y préparer. Sur la désindustrialisation, je partage sincèrement votre constat et les efforts d’investissements consentis pour le calcul quantique s’inscrivent, il me semble, dans la bonne direction.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. Je partage aussi très largement les analyses du camarade-président Chassaigne ! (Sourires) Nous évoquons bien la montée des menaces NRBC dans notre rapport, soulignée par le service de santé des armées (SSA). Des indices d’accentuation de cette menace de la part de nos compétiteurs stratégiques ou de groupuscules infra-étatiques existent. En ce qui concerne la protection civile, nous avons des pompiers dans nos services départementaux d’incendie et de secours (SDIS) qui font un travail formidable, nous avons les militaires de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris ou de Marseille également, mais cela ne fait jamais que deux régiments de protection civile. Ces moyens pourraient légitimement être renforcés notamment en raison de la problématique du dérèglement climatique. Sur le sujet de la perte de souveraineté et de la nécessaire réindustrialisation, nous partageons également le même combat, Monsieur Chassaigne. La revue stratégique de 2017, qui distinguait trois types de capacités en fonction du degré de maîtrise technologique et de la production qui serait nécessaire, procédait d’une juste démarche. En revanche, nous devons revoir la répartition qui mérite d’évoluer, comme l’a montré la pandémie de Covid‑19 : à mon avis, nous devons davantage recherche une autonomie française ou européenne sur certains sujets.

M. Fabien Gouttefarde. Je remercie les rapporteurs pour leur apport majeur à des arbitrages clefs pour l’exercice démocratique à venir que sont les élections présidentielles et législatives. Je ferai d’abord un commentaire sur le fait que vous avez indiqué qu’il ne fallait pas opposer la guerre hybride à la haute intensité, dans la mesure où la haute intensité pourrait tout à fait avoir une composante hybride. En réalité, il ne peut y avoir de haute intensité sans hybridité mais il peut y avoir de l’hybridité sans haute intensité. Cet état de fait complique la constitution d’un modèle d’armée car il faut être bon aux deux extrémités de la chaîne. Il faut éviter le saupoudrage dans le modèle d’armée et, pour ce faire, on pourrait s’appuyer sur les coalitions, ce que vous avez à mon sens peu évoqué. Ensuite, ma question porte sur la résilience et l’association de nos concitoyens. La défense opérationnelle du territoire (DOT) devrait-elle être repensée, ou au moins revitalisée, et éventuellement confiée à la réserve dans sa totalité afin que nos armées se concentrent sur la projection ?

M. Christophe Lejeune. Je vous félicite pour votre excellent rapport qui nous fait comprendre que la haute intensité concerne nos armées mais aussi, au-delà, l’avenir de notre Nation et notamment notre jeunesse. Vous l’avez évoquée sous l’angle des « classes de défense » et en répondant sur la conscription mais aussi à propos du champ informationnel. Or, s’il est évidemment triste d’y penser, notre jeunesse sera en première ligne pour faire face aux attaques informationnelles et pour combattre au sein de nos armées. Comment pensez-vous les préparer ?

Mme Nathalie Serre. Sur le plan budgétaire, vous avez indiqué qu’il fallait respecter les marches à trois milliards et qu’à format d’armée constant, il faudrait 20 à 30 milliards d’euros supplémentaires sur la prochaine LPM. Compte tenu de toutes les nécessités que vous avez énoncées, notamment la modernisation des data centers, le comblement des lacunes, le renforcement de certains domaines, pourriez-vous nous préciser le montant de l’effort budgétaire total nécessaire ?

Mme Sereine Mauborgne. J’ai retenu de votre exposé le mot « profondeur » qui me renvoie à ma préoccupation sur les équipements et le maintien en condition opérationnelle (MCO) de nos matériels aéroterrestres, en particulier les stocks de pièces de rechange qui sont, de mon point de vue, un point de vulnérabilité, outre le besoin de simplification et de modernisation du MCO terrestre. Je pense notamment au travail que j’ai mené sur la rénovation de l’entrepôt central de Moulins, grâce auquel le projet Viperops de modernisation de cette infrastructure a pu être pris en compte dans l’actualisation de la LPM, ou à celui d’André Chassaigne sur les stocks de munitions. Concernant la résistance du pays à la haute intensité, je pense que vos propositions rejoindront les nôtres, dans le rapport de la mission d’information sur la résilience à laquelle j’ai participé, dans quelques jours. Je pense que les Français ont changé de paradigme et s’interrogent sur ce qu’ils peuvent faire pour leur pays.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. Je vais répondre à la question de Fabien Gouttefarde concernant l’hybridité et donc la guerre informationnelle. La lutte informationnelle pose évidemment une question de principe dans une démocratie – une doctrine a justement été émise récemment par le ministère des Armées à ce sujet – et une question d’hommes et de moyens. Nous avons auditionné le centre interarmées des actions sur l’environnement (CIAE) qui est en charge de ce domaine essentiel et qui est très clairement sous-dimensionné aujourd’hui. Nous proposons d’ailleurs dans le rapport qu’une mission d’information soit lancée sur la guerre informationnelle dès le début de la prochaine législature. Concernant la DOT, nous abordons également cette problématique dans le rapport et faisons des propositions car le territoire national pourrait être confronté à des troubles, en cas de compromission des réseaux bancaires, par exemple, qui ne manquerait pas de provoquer des émeutes. Il y a donc une réflexion à mener sur l’organisation DOT, sur le rôle des réserves, qui doivent être renforcées, en gardant à l’esprit que le rôle de nos armées n’est pas de faire du maintien de l’ordre ou gérer des crises intérieures, sauf rares exceptions. Il est donc plutôt souhaitable d’encourager la remontée en puissance de la réserve de la gendarmerie et, sur le haut du spectre, de développer les dispositifs d’intervention augmentés de la gendarmerie (DIAG), qui sont de très beaux outils. Je ne serai pas très long sur le sujet des réserves : c’est un travail pour la prochaine législature, appuyé sur le travail de nos collègues Blanchet et Parigi. Je signale simplement que nous avons entendu à ce propos des avis très contrastés. Bien que la remontée en puissance s’impose, les modalités font encore débat.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Il faut parler des dispositifs d’intervention augmentés de la gendarmerie (DIAG) parce que cela va dans le bon sens. Ils ont été durement éprouvés aux Antilles. Je salue le travail de nos gendarmes et leur capacité d’innovation.

Notre rapport réserve une place essentielle aux coalitions. Toutes nos propositions ont pour but de nous conférer une capacité à entraîner nos alliés, une coalition étant la seule force capable de durer en haute intensité.

Cher collègue Christophe Lejeune, la jeunesse sera en effet au cœur de la haute intensité. Comme nous l’avons développé dans notre rapport, le citoyen est malheureusement un acteur malgré lui de la haute intensité. Les stratégies de déstabilisation par l’information font partie intégrante des doctrines adoptées par nos compétiteurs. Une démocratie comme la nôtre, qui a fondamentalement vocation à garantir la liberté d’expression ne peut se permettre, comme le font certains régimes autoritaires, de brider la parole de ses propres citoyens, y compris dans la sphère numérique. Nous sommes par conséquent plus vulnérables à la diffusion de fausses informations à des fins stratégiques. Les scénarios que nous avons choisis pour illustrer notre propos dans le rapport en tiennent pleinement compte.

N’ayant pas vocation à interdire à ses propres citoyens de s’exprimer comme ils l’entendent, la France doit baser sa lutte contre ces manipulations sur l’éducation. Et c’est ici que notre jeunesse entre en jeu. Nous estimons que l’Éducation nationale, mais aussi les parents eux-mêmes, ont vocation à instruire les enfants à un usage lucide et raisonné des réseaux sociaux, notamment. Par ailleurs, des initiatives comme le SNU pourraient davantage inculquer à chaque jeune la conscience de ces enjeux. À ce titre, le SNU est un outil formidable que nous devons à tout prix approfondir, pour transmettre à nos enfants un sens du civisme, un sentiment d’appartenance à une communauté de destin, qui qu’ils soient, et la conscience du fait que, chacun à leur manière, ils ont un rôle à jouer au sein de notre société. Ainsi, sans pour autant en faire un instrument de propagande militariste à destination de la jeunesse, le SNU peut contribuer à transmettre à nos jeunes une meilleure connaissance des enjeux de défense pour notre pays. J’ai appuyé une initiative de l’association Civisme défense armées nation (Cidan) consistant à proposer aux jeunes du SNU un jeu leur montrant comment, justement, gagner la guerre avant la guerre, en déjouant des manipulations d’information.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. Sur la question budgétaire posée par notre collègue Nathalie Serre, je précise que nous avons salué l’effort de restauration consenti sous cette législature. C’est une réalité incontestable. Ce qui est incontestable aussi, c’est que les marches de 3 milliards d’euros par an jusqu’en 2025 sont vitales. Le plus dur est devant nous. Avec un budget qui atteindra 50 milliards d’euros en 2025, cela représente, au doigt mouillé, un effort à hauteur de 2,5 % du produit intérieur brut (PIB).

Sous réserve de garder les mêmes ambitions, et nous croyons que l’intérêt de la France est de les conserver, la poursuite de la trajectoire de modernisation de notre modèle d’armée complet représente un effort supplémentaire compris entre 20 et 30 milliards d’euros supplémentaires sur une LPM.

L’une des singularités de la France est en effet qu’elle a prévu de pouvoir être nation-cadre dans l’hypothèse d’engagement majeur, c’est-à-dire de réunir autour d’elle et de piloter, dans un cadre ad hoc ou dans le cadre de l’OTAN, une coalition. C’est un outil de puissance et un poids diplomatique considérable auquel il serait très coûteux de renoncer. Dans l’histoire des cinquante ou soixante dernières années, la France a déjà consenti un effort de défense plus important qu’aujourd’hui. Je rappelle que pendant la Guerre froide, nous étions à 4 % voire 4,5 % du PIB. L’effort de défense représentait encore 3 % du PIB à la fin du septennat de Valéry Giscard d’Estaing et 2,4 % à la fin du premier septennat de François Mitterrand. Cet effort paraît donc raisonnable et rappelons qu’il n’a pas freiné la croissance française, loin de là, puisque les Trente Glorieuses se sont accompagnées de telles dépenses de défense.

J’ajoute que le multiplicateur keynésien joue à plein s’agissant des industries de défense. Un euro investi dans l’industrie de défense rapporte entre 1,7 et 2,3 euros à dix ans, selon les modes de calcul de ce multiplicateur. L’argent investi dans la défense n’est donc pas de l’argent dépensé à fonds perdus, d’autant plus que la défense est un secteur plus vital pour notre économie, plus en France que chez nos alliés, notamment allemands. L’industrie allemande, même avec moins d’industries de défense, se porte très bien. En France, l’industrie de défense est majeure pour notre économie, avec 4 000 petites et moyennes entreprises réparties sur tout le territoire, et une dimension duale, c’est-à-dire une capacité à développer des technologies de pointe utiles pour les militaires mais aussi dans le monde civil. C’est pourquoi je pense que l’effort que nous proposons serait conséquent mais pas déraisonnable. A contrario, le rogner serait regrettable eu égard à nos ambitions. Les aléas budgétaires sont l’un des grands dangers qui menacent notre outil de défense. Il faut une ascension régulière et prévisible des crédits budgétaires, une programmation respectée comme cela a été fait jusqu’à présent. Ce sera aux députés de la prochaine législature d’en décider et de porter cette programmation.

Mme Patricia Mirallès, co-rapporteure. Chère Sereine Mauborgne, merci pour votre question et vos travaux précurseurs sur le maintien en condition opérationnelle (MCO) terrestre qui ont suscité une réaction au ministère des Armées, de sorte que nous avons pu nous appuyer pour nos travaux sur les réflexions du groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT) et de la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT) sur la remontée en puissance industrielle en cas de crise majeure. Nous attendons avec impatience les conclusions de la mission d’information de la conférence des présidents sur la résilience nationale, le 23 février prochain, qui seront certainement complémentaires des nôtres.

Sur la question que vous posez – que puis-je faire pour mon pays ? – il est évident qu’un changement de mentalité, de paradigme est nécessaire. Il s’agit de mieux préparer la nation, de satisfaire un désir d’engagement, de mieux informer et sensibiliser sur les enjeux de défense. Nous avons travaillé en ce sens. Mais il faut reconnaître que nous sommes la génération « paix ». Notre jeunesse vient de connaître une période très difficile et le président de la République avait parlé à bon droit d’une guerre sanitaire. Cette jeunesse a connu des privations, des conditions de vie difficiles, un isolement. Cette pandémie, aussi terrible soit-elle, doit nous servir pour faire comprendre à notre jeunesse que nous pouvons nous attendre à des moments difficiles et que nous aurons besoin de leur compréhension, de leur sagesse et de leur engagement.

M. Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur. Je ne peux qu’applaudir aux propos de ma co-rapporteure et à ceux de Sereine Mauborgne. C’est évidemment un enjeu majeur. Un État de droit suppose des devoirs ainsi que l’engagement et de la passion. Nos militaires sont animés par la passion de servir et l’amour de notre pays, même s’ils ne le verbalisent pas ainsi. Une hausse d’engagements dans la réserve a suivi les attentats de 2015. Reste à inscrire cet engagement dans la durée, l’émotion passée, et c’est le travail de nos forces parlementaires que de faire passer ce message : la France est un pays que nous servons parce que c’est un pays que nous aimons.

(Applaudissements)

Mme Isabelle Santiago, présidente. Chère Patricia, chère Jean-Louis, je vous remercie pour votre excellente présentation et pour la qualité des réponses – précises, nombreuses, éclairantes – que vous nous avez fournies. J’aurai grand plaisir à lire votre rapport qui fait écho à nombre d’auditions auxquelles j’ai assisté pendant l’année et demie que j’ai passée à la commission de la Défense nationale et des forces armées. Peut-être qu’il pourra aider nos concitoyens à comprendre les enjeux au Haut-Karabakh, en Ukraine et dans le monde en général, qui sont un peu moins simples à saisir qu’il n’y paraît. Je retiens en tout cas que nous faisons bloc au sein de cette commission et que nous défendrons avec force la poursuite de la LPM.

La commission de la Défense nationale et des forces armées autorise à l’unanimité le dépôt du rapport d’information sur la préparation à la haute intensité en vue de sa publication.

 

 

 


—  1  —

   Contribution de M. Bastien Lachaud,
député, membre de la mission d’information

Les tensions dans le monde sont fortes. Depuis plusieurs années, les dépenses d’armement globales sont en augmentation. La hiérarchie des puissances héritée de la fin de la Guerre froide est contestée. Plusieurs États revendiquent une prééminence régionale à laquelle certains avaient imprudemment voulu croire qu’ils renonçaient durablement. Des avancées techniques et leur généralisation ont permis à divers acteurs, étatiques ou non, de rivaliser avec des forces armées objectivement plus nombreuses, mieux formées et mieux dotées. Les écarts de puissance s’aplanissent.

À ces paramètres, il faut bien sûr ajouter la crise écologique qui surdétermine les relations internationales et produit déjà toute sorte de déstabilisation. Le dérèglement climatique, la pénurie des ressources en matières premières avivent les tensions entre groupes humains et accroissent les risques de catastrophes.

Enfin, la pandémie de covid-19 a mis en évidence certaines vulnérabilités de notre société et de nos armées, en matière d’approvisionnement notamment. L’interdépendance produite par la « globalisation » a longtemps été considérée comme un facteur d’apaisement des relations internationales. Elle peut désormais être comprise comme un facteur d’affaiblissement et l’élément d’amplification de crises qui seraient auparavant restées circonscrites.

Dans ces conditions, il est certes logique de se demander à quelle échelle doit être adapté notre outil de défense.

En revanche la nouveauté du problème devrait être un peu relativisée. De fait, il y a longtemps que « la fin de l’histoire » ne fait plus recette. Cette thèse qui consacrait la suprématie des États-Unis et de leur modèle politico-économique a été battue en brèche rapidement après la chute de l’Union soviétique.

Depuis une quinzaine d’années, nos forces sont engagées dans des opérations dures au cours desquelles nous avons perdu des soldats et eu de nombreux blessés.

Si la question de la haute intensité se pose avec acuité, c’est surtout du fait de la réduction du format des armées, de la baisse des budgets et du taux d’emploi exceptionnel auquel on est parvenu sous les mandats de Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron.

En réalité, l’usure du matériel et des hommes appelle des réponses qualitatives autant que quantitatives. Nul ne saurait se contenter de faire une liste d’acquisitions pour préparer l’avenir. Il s’agit encore une fois de définir les contours d’une stratégie. On ne peut être exhaustif ici, mais on y parviendrait en utilisant une méthode bien connue de nos armées, en examinant les présupposés et implications de notre sujet sous l’angle de la doctrine, de l’organisation, des ressources humaines, de l’entraînement, du soutien et de l’équipement.

Doctrine. La haute intensité pour quoi faire ?

Premièrement, la haute intensité ne doit pas être une alternative à la dissuasion. Bien sûr, il existe des formes de contournement de la dissuasion, par des moyens hybrides empêchant l’attribution ou en maintenant la conflictualité sous le seuil nucléaire. Néanmoins, il est fondamental de ne pas banaliser l’idée d’un engagement majeur. Le principe d’incertitude au cœur de la stratégie de dissuasion nucléaire et qui se traduit par la non-définition des intérêts vitaux qu’elle protège ne doit pas être émoussé par une forme d’ostentation ou d’exubérance dans ce qui serait de la dissuasion conventionnelle. Élargir le champ des actions conventionnelles possibles, ce serait potentiellement, élargir le domaine des escalades et renoncer partiellement à l’effet pacificateur de l’atome.

Corollairement, la haute intensité ne peut se concevoir que dans le cadre d’un conflit engagé pour la défense d’intérêts clairs : le territoire et la population. Il ne saurait être question de penser ce genre de sacrifices au nom de grands principes au nom desquels nous devrions nous ériger en gendarme du monde ou pire nous retrouver embarqués dans des conflits de géants pour l’hégémonie. Les alliances que la France a contractées doivent certes être respectées, mais elles doivent aussi être révisées. Il n’entre pas dans ses intérêts de se placer au milieu d’affrontements qui ne la concernent pas vraiment. L’exemple de la crise ukrainienne montre assez combien la France n’est plus considérée comme un interlocuteur crédible quand elle s’aligne. Si l’hypothèse de la haute intensité a du sens pour la France, c’est bien justement en considérant la possibilité de ne pas être secondée par ses alliés au moment où elle en aurait réellement besoin. Tout indique que c’est donc en regardant vers nos outre-mer qu’il faut penser la haute intensité. Et c’est en partant de leur réalité qu’il faudra faire des choix. Lequel de nos alliés s’engagerait s’il fallait protéger la France outre-mer ?

Enfin, il me semble que le véritable scénario de l’engagement majeur, c’est celui qui résulte des crises cumulées : lorsque l’attaque informatique, la catastrophe naturelle, l’action militaire opportuniste et peut-être d’autres encore se rencontrent. C’est à cela que nous devons le plus sûrement nous préparer.

Organisation. Une des principales sources de notre vulnérabilité actuelle en cas d’action de haute intensité est dans la logique d’efficience qui a déterminé toutes les politiques depuis Nicolas Sarkozy. Le choix de ne plus travailler en stock mais en flux, de mutualiser les ressources. La réforme des bases de défense de 2015 est la quintessence de cette approche. La redondance est la clef de la résilience et la condition d’un effort continu. De ce point de vue, la question du manque de munitions est posée de façon récurrente et justifie une action volontariste.

Ressources humaines. À ce sujet, deux leçons me paraissent certaines. Il est indispensable de ne pas dilapider nos forces dans des opérations menées sans perspective politique ou pour l’affichage. La demi-mesure est un obstacle au succès dans le présent et dans l’avenir. Deuxièmement, il n’y a pas de haute intensité sans une forme d’implication populaire dans la défense. C’est une question de démocratie et aussi d’efficacité. Une action militaire d’ampleur suppose a minima un soutien moral fort mais aussi les structures permettant de changer de dimension rapidement et d’encaisser le choc. C’est tout l’intérêt d’une conscription citoyenne et d’une garde nationale qu’elle viendrait alimenter. Elles permettraient à la nation d’adopter rapidement la posture nécessaire pour réagir à une crise ou une agression. Cyclone, explosion, incendie, inondation, tsunami, attaques cyber, épidémies sont autant de menaces qui peuvent se combiner et saturer les capacités ordinaires de l’État. Il importe pour y faire face de pouvoir disposer des ressources humaines et des procédures permettant à ceux qui ont à agir de savoir ce qu’ils doivent faire. Pour prendre un exemple récent, il est clair que nous avons besoin des structures qui permettraient à la population de ne pas rester les bras ballants devant un nouveau confinement, d’organiser des ravitaillements des personnes vulnérables, les personnes confinées, etc. Cette perspective paraissait encore lointaine en 2017. Elle ne prête plus à sourire. Ajoutons que ces méthodes de préparation sont bien plus conformes à l’esprit de la démocratie que l’acculturation paramilitaire attendue par certains du SNU ou d’une mobilisation de l’Éducation nationale au service de la défense. Le civisme et le patriotisme se cultivent rationnellement et non en jouant de l’influence de l’institution sur l’esprit des enfants et des jeunes gens.

Entraînement. Cet aspect est proprement la compétence de l’état-major et relève moins directement de la compétence politique.

Soutien. Il est indispensable à cet égard de poser deux questions. Celle du service de santé des armées dont on a vu qu’il est performant, mais à l’os ; celle ensuite de la fin prochaine du pétrole, car cette réalité se prépare dès aujourd’hui. Ces deux domaines supposent des investissements très importants dont le bénéfice pour toute la société est tout à fait évident.

Équipement. Envisager la haute intensité suppose plusieurs choses : disposer d’une masse critique de matériel et de pouvoir augmenter rapidement et durablement le volume de ce qui est réparé est construit. On ne saurait l’envisager sans que l’État ait dans sa main tous les moyens d’une planification rigoureuse. On ne peut non plus le concevoir si nous restons enferrés dans une logique commerciale qui fait préférer la forte valeur ajoutée de la haute technologie plutôt que l’efficacité de matériels rustiques. Il faut donc tirer pleinement les conséquences de ces besoins et assumer la nationalisation de pans importants de la BITD. L’expérience récente prouve que la commande publique ne suffit pas à orienter la production pour satisfaire pleinement les besoins. La logique du marché contrecarre celle de l’État. Il faut donc agir conséquemment et sortir du marché les productions qui intéressent directement la sûreté de la patrie.

Ce rapide tour d’horizon effectué avec la boussole de la méthode DORESE dit dans quel esprit le prochain gouvernement et la prochaine Assemblée devront travailler. Il ne suffira pas d’augmenter les budgets, de faire plus, plus fort, en tout. Il faudra anticiper la guerre future et ne pas préparer la guerre passée.

 


—  1  —

   Annexe :
auditions et déplacements des rapporteurs

(Par ordre chronologique)

 

1.   Auditions

 État-major de l’armée de terre (EMAT)‒ présentation de l’exercice Warfighter par M. le colonel Stève Carleton, chef de la section « activité » du bureau emploi, et M. le lieutenant-colonel Guillaume Vancina, chef de la section stratégie politique au cabinet du chef d’état-major de l’armée de Terre ;

 Commandement des forces aériennes stratégiques (FAS) ‒ M. le général de corps aérien Bruno Maigret, commandant ;

 Centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations (CICDE) ‒ M. le général de division aérienne Étienne Patry, directeur ;

 Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC) ‒ M. le général de division Michel Delion, directeur ;

 État-major des armées (EMA) ‒ M. le général de division aérienne Philippe Adam, chef de la division « cohérence capacitaire » (COCA) ;

 État-major de l’armée de l’air et de l’espace (EMAAE) ‒ M. le colonel Olivier Poncet, chef du bureau emploi et M. le colonel Fabrice Grandclaudon, chef du bureau développement capacitaire ;

 Institut français des relations internationales (IFRI)M. Élie Tenenbaum, directeur du centre des études de sécurité et coordinateur de l’observatoire des conflits futurs ;

 Fondation pour la recherche stratégique (FRS)M. Bruno Tertrais, directeur adjoint et M. Philippe Gros, maître de recherche et spécialiste des questions opérationnelles ;

 État-major des armées (EMA)M. le colonel Marc Lobel, adjoint au chef de la division Euratlantique du pôle chargé des relations internationales militaires (PRIM) à l’EMA ;

 État-major des armées (EMA)M. le capitaine de vaisseau Frédéric Bordier, chef du bureau « contrats opérationnels des armées et préparation opérationnelle interarmées » au bureau « emploi » de la division « opérations », M. le colonel Pierre Gaudillière, en charge de la prospective et de la stratégie militaire au sein de la division des études-synthèse-management général (ESMG) et M. le colonel Jérôme Mary, chef du bureau J5 / Europe au sein du centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) ;

 État-major des armées (EMA)M. le général de brigade Noël Olivier, directeur du service interarmées des munitions (SIMu) et M. le lieutenant-colonel Yann Lefebvre, responsable de la cohérence capacitaire Munitions de l’EMA ;

 Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS)M. Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint ;

 Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) M. le préfet Stéphane Bouillon, secrétaire général, accompagné de M. le colonel Jérôme Bisognin, conseiller affaires intérieures du secrétaire général ;

 Un représentant du commandement des opérations spéciales (COS) ;

 Direction de la maintenance aéronautique (DMAé) – Mme l’ingénieure générale de l’armement Monique Legrand-Larroche, directrice, accompagnée de M. l’ingénieur en chef de l’armement François Rogeré, chef du département « pilotage des projets du maintien en condition opérationnelle » ;

 Groupe de liaison du Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) ;

 Direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information (DIRISI) – M. le colonel Gilles Fourcaud, chef du bureau études stratégiques et synthèse ;

 Direction des ressources humaines du ministère de la Défense (DRHMD) M. le contrôleur général des armées Thibaut de Vanssay, directeur, et M. le lieutenant-colonel Yann Mandereau, chargé de mission ;

 État-major de l’armée de terre (EMAT) M. le général de corps d’armée Vincent Guionie, commandant des forces terrestres et M. le général de division Denis Mistral, sous‐chef d’état‐major « opérations aéroterrestres », accompagnés de M. le lieutenant-colonel Bertrand Dias, chargé des relations parlementaires, et de M. le lieutenant-colonel Guillaume Roy, assistant militaire de M. le général de corps d’armée Vincent Guionie ;

 Arquus M. Emmanuel Levacher, président-directeur général, accompagné de M. Charles Maisonneuve, chargé des relations publiques ;

 État-major des armées (EMA) M. le général de division aérienne Didier Tisseyre, commandant de la cyberdéfense (COMCYBER) ;

 Nexter M. Nicolas Chamussy, directeur général, accompagné de M. Alexandre Ferrer, chargé des relations publiques, et de M. Alexandre Dupuy, directeur des relations institutionnelles, de la communication et des ventes France ;

 Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) M. le général de division Olivier Kim, général adjoint au major général de la gendarmerie nationale, accompagné de M. le général Christophe Daniel, adjoint en charge de l’ordre public et du suivi des grands évènements et M. le lieutenant-colonel Sébastien Jouglar, chef du bureau de la synthèse budgétaire ;

 Ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) M. Alexandre Vulic, directeur adjoint des affaires stratégiques, de la sécurité et du désarmement et M. Manuel Lafont-Rapnouil, directeur du centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) ;

 Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT) M. le général (2S) Jean-Marc Duquesne, délégué général, accompagné de M. François Mattens, directeur des affaires publiques et de l’innovation ;

 État-major des Armées (EMA) ‒ M. l’ingénieur général des essences Jérôme Lafitte, adjoint au directeur du service de l’énergie opérationnelle (SEO), accompagné de M. l’ingénieur en chef des essences Nicolas Henry, sous-directeur opérations, de M. l’ingénieur en chef Paul Kaeser, chef de l’état-major opérationnel du SEO, et de M. le colonel Emmanuel Durville, chargé des relations parlementaires à l’EMA ;

 Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) M. Bertrand Le Meur, directeur de la stratégie de défense, de la prospective et de la lutte contre la prolifération, accompagné de M. Corentin Brustlein, délégué politique et prospective de défense, et d’un officier supérieur de la sous-direction de la stratégie de défense ;

 M. le général de corps d’armée Christian Jouslin de Noray, directeur central de la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestre (DC SIMMT), accompagné de M. le lieutenant-colonel Amaury de la Tousche ;

 Groupe Airbus M. le général Guy Girier, conseiller militaire, vice- président des affaires publiques France et M. Olivier Masseret, directeur des relations institutionnelles ;

 Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN) M. Jean-Marie Dumon, délégué général adjoint en charge de la défense et de la sécurité, accompagné de Mme Apolline Chorand, déléguée aux affaires publiques et à la communication ;

 Ministère des Armées Mme Claire Legras, directrice des affaires juridiques ;

 Thales M. Philippe Duhamel, directeur général adjoint, accompagné de M. le général de corps aérien Thierry Angel, conseiller défense air, et de Mme Isabelle Caputo, responsable des relations institutionnelles ;

 ArianeGroup M. Hugo Richard, directeur du CEO office & Public Affairs et M. le vice-amiral d’escadre Charles-Henri du-Ché, conseiller défense ;

 Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS) M. Éric Béranger, président du comité Défense, président-directeur général de MBDA, accompagné de M. le vice-amiral d’escadre Hervé de Bonnaventure, conseiller défense du président-directeur général, de M. Jean-René Gourion, directeur général délégué de MBDA France, de Mme Anne-Sophie Thierry-Bozetto, chargée des relations parlementaires de MBDA, et de M. Guillaume Muesser, directeur des affaires économiques et de défense du GIFAS ;

 Direction générale de l’armement (DGA) M. l’ingénieur général de l’armement Jean-Christophe Videau, directeur du service d’architecture du système de défense, accompagné de M. l’ingénieur général de l’armement Christophe Debaert, chef du pôle coopération, prospective et affaires internationales, et de M. Arnaud Marois, adjoint coopération interministérielle et institutionnelle dans le domaine capacitaire ;

 Un représentant, chef du bureau emploi, de la direction du renseignement militaire (DRM) ;

 État-major des armées (EMA) M. le capitaine de vaisseau Géraud Cazenave, représentant du pôle stratégie et prospective militaire, M. le colonel Thierry Tricand de la Goutte, officier de cohérence opérationnelle projection-mobilité-soutien, et M. le commandant Jean-Baptiste Colas, chargé de l’innovation defense lab au sein de l’agence innovation défense ;

 État-major de l’armée de l’air et de l’espace (EMAAE) M. le général de division aérienne Michel Friedling, commandant de l’espace (CDE) ;

 European Union Agency for the Space Programme (EUSPA) M. Rodrigo da Costa, directeur exécutif ;

 État-major de la marineM. le contre-amiral Emmanuel Slaars, commandant adjoint de la force aéromaritime française de réaction rapide ;

 Centre interarmées des actions sur l’environnement (CIAE) M. le colonel Dominique Lemaire, chef de corps du CIAE, accompagné de M. le colonel BertrandDias ;

 Service de santé des armées (SSA)M. le médecin général des armées Philippe Rouanet de Berchoux, directeur central, accompagné de M. le médecin général Emmanuel Angot, chef de la division opérations, et de Mme la commissaire de 1re classe Clara Deux, officier cohérence de l’état-major du SSA ;

 Agence de l’innovation de la défense (AID) M. Emmanuel Chiva, directeur, M. le colonel Yves Lévêque, adjoint spécialisé « forces armées » et Mme Mathilde Herman, responsable des relations institutionnelles ;

 Dassault AviationM. Éric Trappier, président-directeur général, président du conseil des industries de défense françaises (CIDEF), et M. Bruno Giorgianni, directeur des affaires publiques.

2.   Déplacements

 21 novembre 2021 – 23 novembre 2021 – déplacement en Estonie, à Tallin et Tapa, auprès des militaires français engagés dans l’opération Lynx ;

 2 décembre 2021 – déplacement à Toulon puis sur le porte-hélicoptères Tonnerre pour assister à l’exercice Polaris 21.

 

 


([1])  Audition, à huis clos, de M. Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) le mardi 8 décembre 2021 par la mission d’information de la conférence des présidents sur la résilience nationale. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/resinat/l15resinat2122055_compte-rendu#

([2]) Les mémorandums de Budapest sont trois documents signés en termes identiques le 5 décembre 1994, respectivement par la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine ainsi que par les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie qui accordent des garanties d’intégrité territoriale et de sécurité à chacune de ces trois anciennes Républiques socialistes soviétiques (RSS) en échange de leur ratification du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). En 2009, les États-Unis et la Russie confirment la validité de ces trois mémorandums. Lors de la crise de Crimée de 2014, l’Ukraine se réfère à ce mémorandum pour rappeler à la Russie qu’elle s’est engagée à respecter les frontières ukrainiennes, et aux autres signataires qu’ils en sont garants.

([3]) La Déclaration sur les principes régissant les relations entre les États participants (aussi connue comme le « Décalogue ») énumère les dix points régissant les relations mutuelles entre pays de l’organisation sur la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) parmi lesquels le respect de la souveraineté, le non-recours à la menace ou à la force, l’inviolabilité des frontières, etc.

([4]) Actualisation stratégique 2021.

([5]) Discours du Président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27e promotion de l’École de guerre le 7 février 2020. URL : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/07/discours-du-president-emmanuel-macron-sur-la-strategie-de-defense-et-de-dissuasion-devant-les-stagiaires-de-la-27eme-promotion-de-lecole-de-guerre

([6]) Général d’armée Didier Castres, « Avec l’irruption de Wagner au Mali, nous assistons à l’apparition d’une espèce de Far West des relations internationales », Le Monde, 2 janvier 2022. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/02/avec-l-irruption-de-wagner-au-mali-nous-assistons-a-l-apparition-d-une-espece-de-far-west-des-relations-internationales_6107923_3232.html

([7])  P. Charon et J.-B. Jeangène Vilmer, Les Opérations d’influence chinoises. Un moment machiavélien, rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Paris, ministère des Armées, 2e édition, octobre 2021, page 132.

([8])  Ibid., p. 53.

([9]) Mme Karine Berger, M. Pierre Lellouche, Rapport d’information sur l’extraterritorialité de la législation américaine, Assemblée nationale, XIVe législature, n° 4082, 3 février 2016. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i4082.asp

([10]) M. Raphaël Gauvain, Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale, rapport à la demande de M. Édouard Philippe, Premier ministre, 26 juin 2019.

([11]) Donald Clarke, « Hong Kong’s National Security Law: how dangerous is Article 38 ? », The China Collection, 3 juillet 2020.

([12]) Basil Henry Liddell Hart, The Decisive Wars of History, 1929.

([13]) H. Zhong and al. “Quantum computational advantage using photons”, Science, 18 décembre 2020, URL : https://www.science.org/doi/10.1126/science.abe8770

([14]) Pour une brève présentation, voir le site Internet de la Red Team Défense : https://redteamdefense.org/saison-1/chronique-dune-mort-culturelle-annoncee

([15]) David Pappalardo, « La guerre cognitive : agir sur le cerveau de l’adversaire », Le Rubicon, 9 décembre 2021.

([16]) Carl von Clausewitz : De la guerre ; Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 298.

([17]) Livre blanc de défense et de sécurité nationale, 2013, p. 92.

([18]) Discours du Président Emmanuel Macron du 7 février 2020, op. cit.

 

([19]) Christopher Clark, Les Somnambules, Flammarion, 2015.

([20]) Raphaël Briant, Jean-Baptiste Florant, Michel Pesqueur, La masse dans les armées françaises, un défi pour la haute intensité, Focus stratégique n° 105, centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales, juin 2021, page 17. URL : https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/focus-strategique/masse-armees-francaises-un-defi-haute-intensite

([21]) Raphaël Briant, Jean-Baptiste Florant, Michel Pesqueur, op. cit.

([22]) À titre d’illustration, voir cet article du blog Opex360 de Laurent Lagneau en 2013. URL : http://www.opex360.com/2013/10/18/un-senateur-avance-une-piste-pour-augmenter-le-budget-de-la-defense/

([23]) Stéphanie Pezard, Michael Shurkin, David Ochmanek, A Strong Ally Stretched Thin. An Overview of France’s Defense Capabilities from a Burdensharing Perspective, RAND Corporation, 2021.

([24]) MM. Jacques Marilossian et Charles de la Verpillière, Rapport d’information sur le bilan des accords de Lancaster House du 2 novembre 2010, Assemblée nationale, XVe législature, n° 3490, 29 octobre 2020. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b3490_rapport-information#

([25]) Mme Sereine Mauborgne, Avis fait au nom de la commission de la Défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2021, tome IV : préparation et emploi des forces terrestres, Assemblée nationale, XVe législature, n° 3465, 21 octobre 2020. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b3465-tiv_rapport-avis#

([26]) Stéphanie Pezard, Michael Shurkin, David Ochmanek, op. cit.

([27]) Compte rendu de l’audition, ouverte à la presse, de M. le général d’armée François Lecointre, chef d’état-major des Armées, par la commission de la Défense nationale et des forces armées, sur la place des armées dans la société française et la singularité militaire, Assemblée nationale, XVe législature, session extraordinaire de 2020-2021, n° 74, mercredi 7 juillet 2021. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_def/l15cion_def2021074_compte-rendu.pdf

([28]) Nicolas Zeller, Corps et âme, préface d’Éric Orsenna, éditions Tallandier, 21 octobre 2021.

([29]) Nicolas Zeller, op. cit.

([30]) 4 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, 6 sous-marins nucléaires d’attaque, 1 porte-avions nucléaire, 40 avions de chasse et 3 avions de guet aérien embarqués, 15 frégates de premier rang, 3 bâtiments de projection et de commandement, 18 avions de patrouille maritime rénovés, 4 pétroliers ravitailleurs, 27 hélicoptères à vocation anti-sous-marine, 49 hélicoptères légers pour l’éclairage, le combat naval et la sauvegarde maritime, ainsi qu’une quinzaine de drones à décollage vertical, des bâtiments du segment médian, 19 patrouilleurs, des avions de surveillance et d’intervention maritimes, ainsi que des capacités de lutte contre les mines maritimes.

([31]) Article 42.6 et 46 du Traité UE et protocole n° 10 annexé, sur la coopération structurée permanente en matière de défense.

([32])  Discours du Président Emmanuel Macron du 7 février 2020, op. cit.

([33]) Compte rendu de l’audition du général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, sur le projet de loi de finances pour 2022, Assemblée nationale, XVe législature, session ordinaire 2021-2022, compte rendu n° 4, mercredi 6 octobre 2021. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_def/l15cion_def2122004_compte-rendu

([34]) Compte rendu de l’audition du général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, sur le projet de loi de finances pour 2022, Assemblée nationale, XVe législature, session ordinaire 2021-2022, compte rendu n° 4, mercredi 6 octobre 2021. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_def/l15cion_def2122004_compte-rendu

([35])  Mme Sereine Mauborgne, Avis fait au nom de la commission de la Défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2021, op. cit.

([36])  Raphaël Briant, Jean-Baptiste Florant, Michel Pesqueur, op. cit., page 67.

([37])  M. Jean-Jacques Ferrara, Avis fait au nom de la commission de la Défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2022, tome VI : préparation et emploi des forces aériennes, Assemblée nationale, XVe législature, n° 4482, 20 octobre 2021. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b4601-tvi_rapport-avis#

([38]) Compte rendu de l’audition du général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, sur le projet de loi de finances pour 2022, op. cit.

([39]) Affaire Alstom : la guerre secrète, France Info TV, Affaires sensibles, diffusé le 25 octobre 2021. URL : https://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/affaires-sensibles/affaires-sensibles-du-lundi-25-octobre-2021_4804293.html

([40]) Mme Françoise Ballet-Blu et M. Jean-Louis Thiériot, Mission « flash » sur le financement de l’industrie de défense, Assemblée nationale, XVe législature, 17 février 2021. URL : https://www2.assemblee-nationale.fr/static/15/commissions/Defense/Rapport-BITD-170221.pdf

([41]) Règlement 2020/852 du Parlement et du Conseil du 18 juin 2020 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables.

([42]) Résolution visant à protéger la base industrielle et technologique de défense et de sécurité européenne des effets de la taxonomie européenne de la finance durable considérée comme définitive en application de l’article 151-7 du Règlement le 15 janvier 2022

([43]) MM Jean-Frédéric Poisson et Kadar Arif, Rapport d’information sur les moyens de Daech, Assemblée nationale, XIVe législature, n° 3964, 13 juillet 2016. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i3964-tI.asp#P1474_395177

([44]) « Audition du général François Lecointre, chef d’état-major des armées, sur le projet de loi de finances pour 2021 », Compte rendu n° 12, Commission de la défense nationale et des forces armées, session 2020-2021, Assemblée nationale, octobre 2020. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_def/l15cion_def2021012_compte-rendu#

([45]) Agnès Faivre, « Burkina : ce que dit le blocage du convoi militaire français à Kaya », Le Point, 23 novembre 2021. URL : https://www.lepoint.fr/afrique/burkina-ce-que-dit-le-blocage-du-convoi-militaire-francais-a-kaya-23-11-2021-2453271_3826.php

([46]) Compte rendu de l’audition de M. Trappier devant la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, 10 mars 2021. Accessible à partir de ce lien.

([47]) Voir notamment Laurent Lagneau, « Le F-35A désormais favori pour remplacer les chasseurs-bombardiers Tornado allemands ? », Opex360, 9 janvier 2022. URL : http://www.opex360.com/2022/01/09/le-f-35a-desormais-favori-pour-remplacer-les-chasseurs-bombardiers-tornado-allemands/

([48])  Échéance calée sur la durée de vie de ses chaufferies nucléaires (40 ans depuis leur première divergence en 1998).

([49]) Compte rendu de l’audition de l’amiral Jean-Philippe Rolland, commandant la force d’action navale, par la commission de la Défense nationale et des forces armées, Assemblée nationale, XVe législature, session ordinaire de 2018-2019, n° 28, 12 mars 2019. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_def/l15cion_def1819028_compte-rendu#

([50]) M. Didier Le Gac, Avis fait au nom de la commission de la Défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2022, tome V : préparation et emploi des forces navales, Assemblée nationale, XVe législature, n° 4601, 20 octobre 2021, pp. 38-39. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b4601-tv_rapport-avis#

([51]) Général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre, cité par Mme Sereine Mauborgne, Avis fait au nom de la commission de la Défense nationale et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2021, tome IV : préparation et emploi des forces terrestres, Assemblée nationale, XVe législature, n° 3465, 21 octobre 2020, page 38. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b3465-tiv_rapport-avis#

([52])  Mmes Séverine Gipson et Isabelle Santiago, Rapport d’information sur le bilan du plan Famille, Assemblée nationale, XVe législature, n° 4724, 25 novembre 2021. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b4724_rapport-information#

([53]) MM. Joaquim Pueyo et Pierre Venteau, Rapport d’une mission d’information « flash » sur les relations civilo-militaires à la lumière de la crise de la Covid‑19, Assemblée nationale, XVe législature, 29 juillet 2020. URL : https://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/313003/3040640/version/2/file/Rapport+relations+civilg-militaires.pdf

([54]) P.W. Singer, August Cole, La Flotte fantôme (traduit de l’anglais par David Fauquemberg, titre original : The Ghost Fleet), septembre 2021, éditions Buchet Chastel.

([55])  MM. Christophe Blanchet et Jean-François Parigi, Rapport d’information sur les réserves, Assemblée nationale, XVe législature, n° 4161, 19 mai 2021. URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b4161_rapport-information#