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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 11 octobre 2023.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES (1)
sur la sécurité énergétique et la réforme du marché de l’énergie,
ET PRÉSENTÉ
PAR Mme Pascale BOYER ET Mme Nathalie OZIOL,
Députées
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La Commission des affaires européennes est composée de : M. Pieyre-Alexandre ANGLADE, président ; M. Pierre-Henri DUMONT, Mme Marietta KARAMANLI, MM. Frédéric PETIT, Charles SITZENSTUHL, vice-présidents ; M. Henri ALFANDARI, Mmes Louise MOREL, Nathalie OZIOL, Sandra REGOL secrétaires ; MM. Gabriel AMARD, Rodrigo ARENAS, Pierrick BERTELOOT, M. Manuel BOMPARD, Mme Pascale BOYER, MM. Stéphane BUCHOU, André CHASSAIGNE, Mmes Sophia CHIKIROU, Annick COUSIN, Laurence CRISTOL, MM. Thibaut FRANÇOIS, Guillaume GAROT, Mmes Félicie GÉRARD, Perrine GOULET, MM. Benjamin HADDAD, Michel HERBILLON, Alexandre HOLROYD, Philippe JUVIN, Mmes Brigitte KLINKERT, Julie LAERNOES, Constance LE GRIP, Nicole LE PEIH, M. Denis MASSÉGLIA, Mmes Joëlle MÉLIN, Yaël MENACHE, M. Thomas MÉNAGÉ, Mmes Lysiane MÉTAYER, Danièle OBONO, Anna PIC, M. Christophe PLASSARD, MM. Jean-Pierre PONT, Alexandre SABATOU, Nicolas SANSU, Vincent SEITLINGER, Mmes Michèle TABAROT, Liliana TANGUY, Sabine THILLAYE, Estelle YOUSSOUFFA.
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SOMMAIRE
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Pages
2. Cette politique de l’Union a eu un effet contrasté sur le modèle énergétique français
b. La politique de l’Union a toutefois fragilisé le modèle énergétique français
2. La situation énergétique de l’Union en 2022 est devenue critique avec la guerre en Ukraine
A. Le paquet « Fit for 55 » contribue À adapter l’Union europÉenne au nouveau contexte ÉNERGÉtique
a. L’Union européenne a d’abord agi promptement pour éviter toute rupture d’approvisionnement
b. L’Union a également adopté des mesures d’urgence sur les prix
a. La réduction de la dépendance au charbon, au pétrole et au gaz répond à un objectif climatique
2. La sobriété énergétique est le premier levier à mobiliser pour atteindre ces objectifs
a. La sobriété par la réduction de la consommation d’énergie
b. La réduction de la consommation par l’amélioration de l’efficacité énergétique
a. Le manque de débat en séance plénière du Parlement européen
b. La redistribution des recettes issues des contrats pour la différence
d. La détermination d’une période de crise permettant de rétablir des tarifs réglementés de vente
e. La limitation des pouvoirs de l’agence de coopération des régulateurs de l’énergie
annexe n° 1 : Liste des personnes auditionnÉes par les rapporteures
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Mesdames, Messieurs,
La politique de transition énergétique est au cœur de l’action européenne depuis 2019, et la mise en œuvre du Pacte Vert pour l’Europe. L’enjeu de départ était simple : diminuer le recours aux énergies fossiles et prôner une certaine forme de sobriété énergétique, afin d’atteindre l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050.
Les objectifs de la politique énergétique ont cependant évolué et se sont diversifiés depuis cinq ans : la crise sanitaire a rappelé à l’ensemble des États membres la nécessité de disposer d’une autonomie stratégique européenne dans de nombreux domaines, dont l’énergie. La guerre en Ukraine a ainsi renforcé la nécessité pour les États membres de limiter leur dépendance gazière vis-à-vis de la Russie. L’Union est ainsi contrainte de sortir d’une forme de naïveté, en limitant toute dépendance aux hydrocarbures des pays tiers peu fiables, ou des régimes autoritaires. Les importations de gaz russe dans l’Union européenne ont ainsi chuté de 40 % à 9 % du total des importations de gaz au cours de l’année 2022.
Enfin, l’envolée des prix de l’énergie lors la reprise économique en sortie de crise sanitaire, exacerbée par l’agression russe en Ukraine, nous rappelle avec force la nécessite de disposer d’instruments de protection des consommateurs face à la hausse des factures. La politique énergétique doit nécessairement comporter un volet social, afin de permettre aux ménages les plus précaires et aux entreprises de subvenir à leurs besoins énergétiques. Les situations déchirantes de l’hiver 2022-2023, avec un triplement des factures d’énergie et une forte hausse des impayés, ne doivent plus se reproduire.
Vos rapporteures ont ainsi dégagé plusieurs pistes communes, marquant une forme de consensus politique français à l’heure des grandes réformes européennes. Pour atteindre l’objectif de décarbonation du mix énergétique, vos rapporteures encouragent l’électrification des usages, le développement de l’hydrogène, et l’adoption d’une véritable stratégie européenne de réduction de la consommation d’énergie. Pour atteindre l’objectif de d’indépendance et d’autonomie stratégique européenne, vos rapporteures exhortent l’Union à prendre en compte les risques de dépendance géostratégique à des régimes autoritaires dans le cadre des partenariats énergétiques européens. L’objectif de limitation des prix doit enfin être atteint par la décorrélation du prix de vente de l’électricité des prix des énergies fossiles, qui peuvent servir à sa production lors des pics de consommation.
Ce rapport expose également les désaccords politiques entre vos rapporteures, qui permettent de retracer les grandes options énergétiques du pays sur deux questions majeures.
D’une part, vos rapporteures s’opposent sur la composition du mix électrique à l’horizon 2050. Mme Pascale Boyer plaide pour un mix équilibré entre les énergies renouvelables, l’hydraulique et le nucléaire, afin de préserver une capacité de pilotage de la production d’électricité. Mme Nathalie Oziol plaide en revanche pour un mix fondé à 100 % sur les énergies renouvelables, avec un effort conséquent sur les capacités de stockage et l’hydraulique pour compenser l’intermittence de la production.
D’autre part, vos rapporteures ont un désaccord sur la réforme européenne en cours du marché de l’électricité. Mme Pascale Boyer est satisfaite de la réforme en cours de négociation, qui promeut les contrats de long terme pour décorréler les prix de l’électricité de ceux du gaz. Cette réforme permettra à l’ensemble des États membres de sécuriser leurs approvisionnements par le jeu des interconnexions, tout en assurant une stabilité des prix pour le consommateur. Le périmètre de ces contrats doit toutefois être précisément défini, de manière à englober l’ensemble des installations de production décarbonées, notamment le nucléaire existant.
Votre rapporteure Mme Nathalie Oziol prône en revanche la sortie du marché européen de l’électricité, dans un but de protection des consommateurs. Sans pour autant mobiliser les interconnexions nécessaires à l’approvisionnement énergétique français, la sortie du marché de l’électricité permettrait en effet de revenir à un tarif réglementé de vente unique pour l’ensemble des consommateurs. Le retour à un système public de production, de transport et de distribution sous forme de monopole présenterait en outre des garanties en termes de pilotabilité et d’accès pour tous au bien public qu’est l’électricité. La sortie du marché européen serait ainsi un palliatif à la libéralisation sauvage du secteur de l’électricité, qui a profondément déstabilisé un modèle français stable et sûr pour le consommateur, incarné par l’entreprise EDF,
Bien qu’elle déplore que la solution de sortie du marché ne soit pas débattue au sein des institutions européennes ni sérieusement envisagée par les autorités françaises, Mme Nathalie Oziol admet néanmoins que, dans le cadre de la réforme, le principe du recours aux contrats pour la différence, qui font intervenir l’État, peut se révéler utile en ce qu’il permet de fixer un prix plafond pour la vente d’électricité.
PREMIÈRE PARTIE : les TENSIONS SUR L’APPROVISIONNEMENT ONT PROVOQUÉ L’EMBALLEMENT DES PRIX SUR LE MARCHÉ DE L’ÉLECTRICITÉ À PARTIR DU PRINTEMPS 2021, APPELANT DES ÉVOLUTIONS RAPIDES DE LA POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE DE L’UNION
I. LE MARCHÉ EUROPÉEN DE L’ÉNERGIE EST SOUMIS À DE FORTES PERTURBATIONS, ACCENTUÉES PAR LA REPRISE ÉCONOMIQUE DE 2021 ET LA CRISE UKRAINIENNE DEPUIS 2022
A. Si le rÉseau interconnecté de l’Union favorise la sÉCURITÉ ÉNERGÉtique des États membres, le marchÉ europÉen de l’ÉLECTRICITÉ a modifiÉ en profondeur le modÈle ÉNERGÉtique français
1. La politique européenne de l’énergie a conduit à une libéralisation du marché de l’électricité et du gaz
Fondement historique de la construction européenne, le marché intérieur implique une ouverture à la concurrence des marchés nationaux des États membres, de manière à rendre effective les quatre libertés de circulation prévues par les traités, soit la libre circulation des marchandises, des personnes, des capitaux, et la libre prestation de services. Conformément à la théorie économique libérale, l’ouverture des monopoles et les échanges internationaux ([1]) devaient ainsi provoquer une baisse des prix et une stimulation du progrès technique.
L’achèvement du marché intérieur européen implique à partir de 1996, la progressive libéralisation du marché de l’énergie, de manière à supprimer les entraves aux échanges d’électricité et de gaz entre les États membres. Après une première série de textes en 1996, le deuxième paquet énergie de 2003 ([2]) a permis l’ouverture à la concurrence de l’activité de fourniture d’électricité et de gaz, soit de l’achat sur le marché de gros pour la revente aux différents points de consommation. Les consommateurs ont ainsi le libre choix de leur fournisseur d’électricité et de gaz depuis 2004 pour les professionnels et depuis 2007 pour les particuliers.
Le droit européen impose également une séparation des activités de production, de transport, de distribution et de fourniture d’électricité. Deux directives européennes de 2009 ([3]) imposent ainsi aux États de mettre en place des gestionnaires de réseau indépendants, chargés de garantir une égalité de traitement à l’ensemble des producteurs et des fournisseurs dans l’accès au réseau. Les entreprises françaises EDF et GDF (devenue Engie), qui étaient en situation de monopole sur chacun de ces segments respectivement pour l’électricité et pour le gaz, ont ainsi dû filialiser leurs activités de transport et de distribution.
Si les activités de transport et de distribution sont encore quasi monopolistiques, les activités de production et de fourniture d’énergie sont désormais ouvertes à la concurrence sur les marchés du gaz et de l’électricité.
Les différents segments du marché de l’énergie : de la production à la fourniture
La production d’électricité est l’un des déterminants importants de la composition du mix énergétique d’un État. En France, la production d’électricité est en grande partie décarbonée en raison de la part importante du nucléaire et du développement actuel des énergies renouvelables.
Le transport d’énergie représente l’acheminement de l’électricité produite sur les réseaux à haute tension. En France, le transport d’électricité est assuré par l’entreprise RTE (Réseau de transport d’électricité), et les gestionnaires de réseaux de transport de gaz est l’entreprise GRTgaz, filiale d’Engie.
La distribution d’énergie représente l’acheminement de l’électricité depuis le réseau haute tension jusqu’au consommateur, sur les réseaux basse tension. En France, la distribution d’électricité est assurée par l’entreprise Enedis, tandis que GRDF est en charge de la distribution de gaz.
La fourniture d’énergie est l’activité d’achat d’électricité en gros pour la revente aux différents points de consommation. Plusieurs entreprises opèrent sur ce segment de marché ouvert à la concurrence, parmi lesquelles les opérateurs historiques EDF pour l’électricité et Engie pour le gaz.
La libéralisation a ainsi conduit à la création d’un véritable marché intérieur de l’électricité. L’objectif était ainsi double :
- favoriser l’émergence de différents producteurs et fournisseurs d’une part ;
- intensifier les échanges entre les États membres avec l’ouverture des marchés nationaux aux opérateurs étrangers de façon à d’harmoniser le prix de gros de l’électricité sur le marché de l’Union.
À un instant donné, les fournisseurs de l’ensemble des États membres achètent ainsi l’électricité au même prix sur un marché spot de court terme de l’Union. Seule la prime de risque payée par les acteurs de marché pour assurer leur couverture peut varier. Ce prix varie de la même manière au fil du temps dans l’ensemble de l’Union.
Le fonctionnement du marché européen de l’électricité
Le marché européen de l’électricité vise à garantir l’équilibre entre l’offre d’électricité, déterminée par les producteurs et la demande d’électricité adressée par les fournisseurs à l’échelle de l’Union.
Le marché européen de l’électricité se décompose entre le marché infrajournalier, le marché spot de court terme (du jour pour le lendemain) et le marché de long terme (entre 1 jour et 3 ans).
Le prix du marché spot payé par les fournisseurs, c’est-à-dire le prix de gros de l’électricité, est fixé par la dernière centrale électrique nécessaire pour répondre à la demande. La dernière centrale appelée fixe donc le prix de vente de toutes les unités production. Plus précisément, le prix de gros de l’électricité est fixé selon le principe de la tarification au coût marginal, théorisé dans les années 1960 par Marcel Boiteux, qui correspond au coût de production du dernier mégawattheure produit. Ainsi, les centrales électriques sont appelées pour répondre à la demande selon un « ordre de mérite », principe selon lequel les différentes sources de production d’électricité sont appelées dans l’ordre des coûts marginaux croissants. Les producteurs utilisent les technologies ayant les coûts de fonctionnement les plus faibles en premier (les énergies renouvelables et le nucléaire). Si la demande augmente, le recours aux centrales thermiques (gaz, charbon) est alors nécessaire, ce qui augmente le prix de gros car leur coût de production est plus élevé. La dernière centrale mobilisée étant souvent une centrale à gaz lors des pics de demande, les prix de l’électricité sont ainsi corrélés à ceux du gaz.
Source : Phuc-Vinh Nguyen et Institut Jacques Delors
Le marché à terme permet aux fournisseurs d’acheter une quantité donnée d’électricité plusieurs mois ou années à l’avance, de manière à garantir un prix fixe pour les clients, entreprises ou ménages. Ce prix correspond à l’anticipation du coût marginal de production de l’électricité sur la période donnée.
2. Cette politique de l’Union a eu un effet contrasté sur le modèle énergétique français
a. La politique énergétique de l’Union a renforcé les interconnexions énergétiques entre les États membres et avec les pays tiers
Les interconnexions sont des lignes de transport qui traversent une frontière et qui relient les réseaux de transport nationaux de deux États membres, ou d’un État membre avec un État tiers. Dès 1955, la résolution de Messine mentionne que « toutes dispositions devront être prises pour développer les échanges de gaz et de courant électrique propres à augmenter la rentabilité des investissements et à réduire le coût des fournitures ». Les interconnexions précèdent ainsi le marché.
Comme l’a relevé la commission de régulation de l’énergie (CRE) lors de son audition par vos rapporteures, les réseaux d’interconnexions jouent un rôle majeur d’optimisation économique et de solidarité, notamment en matière d’électricité :
- les interconnexions permettent d’appeler, à chaque instant, la centrale la moins coûteuse en Europe (énergies renouvelables, nucléaire), puis celles plus coûteuses (charbon et gaz) jusqu’à ce que l’ensemble de la demande soit couvert. Par ailleurs, les conditions météorologiques hétérogènes sur le continent assurent une production d’énergies renouvelables minimale en Europe et les variations de production sont plus maîtrisables dans un système de cette dimension, avec de larges interconnexions ;
- les interconnexions sont par ailleurs un instrument essentiel pour garantir la sécurité d’approvisionnement et favorisent ainsi la solidarité entre les États membres, mais aussi avec les États tiers. La France bénéficie ainsi de ce marché, à la fois par l’importation pour passer ses pointes de consommation, et par l’exportation lorsqu’elle produit plus d’électricité qu’elle n’en consomme. En moyenne, la France est exportatrice nette d’environ 60 TWh d’électricité chaque année. Mais en 2022, compte-tenu des difficultés sur le parc nucléaire et hydraulique national, la France a été pour la première fois importatrice nette d’électricité sur l’année, à hauteur de 16,5 TWh. Le réseau européen des interconnexions a dès lors permis une solidarité entre les États membres, évitant des ruptures d’approvisionnement. À ce stade, l’année 2023 présente une balance positive de 27 TWh pour la France, correspondant à la différence entre des importations de 46,4 TWh et des exportations de 19,4 TWh.
Les interconnexions électriques et gazières européennes
Source : CRE, rapport sur les interconnexions électriques et gazières en France, 2018
L’Union européenne agit pour l’entretien et la construction de nouvelles infrastructures de connexions énergétiques entre les États membres. Un règlement de 2018 ([4]) fixe ainsi un objectif d’interconnexion électrique d’au moins 15 % d’ici à 2030. Pour atteindre cet objectif, le mécanisme pour les interconnexions en Europe (MIE), est doté de 5,8 milliards d’euros pour la période 2021-2027, avec un volet spécifique dédié aux projets transfrontières dans le domaine des énergies renouvelables. L’Union participe ainsi au financement du « projet du golfe de Gascogne », soit une interconnexion électrique reliant le poste de Cubnezais, proche de Bordeaux, au poste de Gatika, à côté de Bilbao. Cette ligne portera les capacités d’échanges d’électricité entre la France et l’Espagne à 5000 MW.
Comme le relève le rapport d’enquête de l’Assemblée nationale visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France de mars 2023, la position géographique de la France favorise le développement d’interconnexions. La France en possède aujourd’hui 50, avec 6 États limitrophes : la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni. RTE a pour objectif d’ici 2035 de doubler ces capacités, avec de nouvelles infrastructures en développement, notamment avec l’Espagne, l’Irlande et l’Italie.
Votre rapporteure Mme Nathalie Oziol souligne l’augmentation importante du nombre d’évènements significatifs système (ESS)
Selon les bilans sûreté publiés annuellement par RTE, les évènements significatifs système (ESS), qui reflètent la survenue d’incidents sur le réseau dont les origines peuvent être multiples, mais dont certains sont directement imputables au marché. En 2019, deux évènements significatifs système sont ainsi liés à la gestion par le marché des interconnexions. Ainsi, entre 2006 et 2016, la moyenne était de 37 ESS par an (à l’exception des années 2009 et 2010 avec 63 ESS), tandis que depuis 2017, le nombre moyen d’ESS a augmenté à 123 par an : une partie de cette augmentation est imputable au marché.
b. La politique de l’Union a toutefois fragilisé le modèle énergétique français
La politique de l’Union de libéralisation a conduit à l’instauration en France de l’accès réglementé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), de façon à favoriser la concurrence sur le segment de marché dédié à la fourniture d’électricité. En application de la directive de 2009 qui impose la séparation des activités de production, de transport et de distribution d’électricité ([5]) , la loi dite « NOME » de 2010 ([6]) a prévu l’obligation pour l’opérateur historique EDF de vendre l’énergie nucléaire qu’elle produit à ses concurrents, à un tarif déterminé, fixé à 42 € par MWh depuis le 1er janvier 2012. Le plafond de l’ARENH, soit la quantité qu’EDF est contrainte de vendre à ce prix régulé, est de 100 TWh en 2023, après une augmentation temporaire à 120 MWh pour l’année 2022.
L’objectif recherché est alors d’offrir aux fournisseurs alternatifs de s’appuyer sur le parc nucléaire d’EDF pour se développer et permettre aux consommateurs de bénéficier durablement de prix reflétant la compétitivité des moyens de production nationaux détenus par l’opérateur historique, quel que soit leur choix de fournisseur ([7]) .
Le fonctionnement asymétrique de l’ARENH
Le mécanisme de l’ARENH est optionnel pour les fournisseurs alternatifs, ce qui conduit à lui donner en pratique un caractère asymétrique.
Lorsque les prix du marché sont plus faibles que le tarif de référence fixé par l’ARENH, soit les fournisseurs n’achètent pas l’électricité à EDF, soit l’entreprise EDF est contrainte de vendre son électricité à un prix plus faible que le tarif fixé, actuellement à 42 € par MWh.
À l’inverse, lorsque le prix du marché est élevé, les fournisseurs alternatifs achètent l’électricité à EDF, qui est ainsi contraint ainsi de vendre à un faible coût. L’ARENH fixe ainsi un prix plafond, mais aucun prix plancher.
Le prix de 42 €/MWh depuis 2012 ne tient par ailleurs compte ni de l’évolution des coûts de production et de maintenance pour EDF, ni de l’inflation.
Outre l’ARENH et l’énergie nucléaire, la libéralisation ([8]) implique également la publicité et la mise en concurrence pour l’attribution des contrats de concessions de barrages hydroélectriques, jusqu’ici exploités par EDF. La Commission européenne a, à plusieurs reprises, mis la France en demeure d’ouvrir à la concurrence ses concessions. L’incertitude sur l’avenir de l’exploitation de ces concessions amène leurs exploitants à minimiser leurs investissements. Le rapporteur de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale de 2023 sur les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France estime que cette situation a « fragilisé durablement le parc hydroélectrique et ses investissements sur lesquels pesaient une épée de Damoclès, qui n’a fait que s’accentuer avec le temps et les mises en demeure de la Commission européenne ».
L’ouverture du marché de l’électricité n’a ainsi pas tenu toutes ses promesses :
- les consommateurs n’ont pas tiré le bénéfice attendu de la libéralisation. Les prix ont faiblement diminué pour le consommateur : selon la CLCV (Consommation logement cadre de vie) ([9]), la compétition tarifaire entre les opérateurs est décevante et propose une réduction de 6 à 7 % de la facture finale. En outre, les consommateurs sont exposés à des pratiques commerciales agressives, même si leur nombre est en forte diminution dans un contexte de hausse des prix ([10]) ;
- l’innovation est restée limitée sur le marché de la production d’électricité. Selon la CLCV, l’électricité est en effet distribuée par un réseau unique et centralisé : le fournisseur ne peut donc pas proposer une électricité spécifique au consommateur qui le souhaiterait, ce qui constitue un frein important au développement d’offres vertes. De plus, les investissements des fournisseurs alternatifs dans les moyens de production de base sont inexistants ([11]) ;
- la situation de l’entreprise EDF s’est détériorée. En 2022, l’entreprise a ainsi enregistré une perte record de 17,9 Md€, dont une partie importante doit être attribuée à l’ARENH. La dette d’EDF atteint ainsi 64,5 Md€ au 31 décembre 2022 ;
- Votre rapporteure Mme Nathalie Oziol relève également que très peu d’acteurs sont réellement intéressés pour investir dans le secteur de la production d’électricité. Selon la même logique libérale, peu d’acteurs ont en effet intérêt à avancer de très gros investissements pour financer de nouvelles installations (ou filières), puisque les revenus sont rendus incertains par le fonctionnement même des marchés.
Votre rapporteure Mme Oziol insiste sur le bilan décevant de la participation de la France au marché européen de l’électricité.
Le mécanisme de marché, avec le principe de l’ordre de mérite, a pour effet d’instaurer un prix de marché européen déconnecté des coûts de production français. Le prix sur le marché spot est en effet très volatil et incontrôlable, car dépendant fortement du cours du gaz. À l’inverse, les moyens de production français sont en effet pour l’essentiel le nucléaire et les énergies renouvelables, permettant de produire une énergie peu chère : lors des pics de consommation, les prix de ces producteurs dits « inframarginaux » s’alignent sur les prix de la dernière centrale mobilisée, qui est le plus souvent une centrale à gaz. Le marché européen prive ainsi les consommateurs français de l’avantage concurrentiel d’une électricité produite à un coût inférieur à d’autres États membres.
Les producteurs et les consommateurs sont ainsi soumis à des prix très volatils. D’une part, ces prix, déconnectés des coûts, ont conduit à une succession de crises depuis la mise en place des marchés, dont celle démarrée en 2021 est la plus sévère. Elle a ébranlé l’ensemble de l’économie, alimenté l’inflation, mis dans la difficulté les collectivités comme les ménages, y compris les plus précaires. D’autre part, les producteurs sont exposés à des revenus très incertains, entravant les investissements de long terme, en les rendant bien plus coûteux. Ces investissements sont pourtant nécessaires à la transition écologique.
La libéralisation a enfin eu pour effet de faire disparaître l’égalité de traitement entre usagers sur le bien de première nécessité qu’est l’électricité, avec la possibilité de choisir librement son fournisseur.
B. le marché de l’ÉLECTRICITÉ a connu une premiÈre sÉrie de tensions dÈs la sortie de la crise sanitaire, exacerbÉes par la crise ukrainienne
1. La hausse des prix de l’énergie s’explique par la reprise économique de 2021, amplifiée par les mécanismes du marché
La crise débute en 2021, avec une reprise économique beaucoup plus forte qu’anticipée. Entre décembre 2020 et décembre 2021, le prix à l’importation de l’énergie dans la zone euro a augmenté de 115 %. Les prix intérieurs à la production ont augmenté de 73 %. Cette évolution contraste avec la relative stabilité des prix à l’importation entre 2010 et 2019 et l’augmentation relativement faible des prix intérieurs à la production d’énergie de 0,9 % entre 2010 et 2019.
Plusieurs facteurs ont contribué à la hausse des prix depuis 2021 :
- la hausse sans précédent des prix du gaz sur les marchés mondiaux (170 % d’augmentation en 2021), avec des répercussions sur le marché européen (plus de 150 % d’augmentation entre juillet 2021 et juillet 2022). L’augmentation des prix concerne notamment le gaz naturel liquéfié, qui fait l’objet d’une forte hausse de la demande mondiale, notamment chinoise ;
- les conditions climatiques extrêmes, y compris les vagues de chaleur dans toute l’Union, qui provoquent une augmentation de la demande d’énergie pour la climatisation et le refroidissement ;
- la pénurie de production d’électricité d’origine nucléaire française en 2022 et d’énergie hydroélectrique, en partie liée aux conditions climatiques.
2. La situation énergétique de l’Union en 2022 est devenue critique avec la guerre en Ukraine
L’agression militaire de la Russie en Ukraine, lancée le 25 février 2022, a contribué à aggraver les tensions sur le marché européen, provoquant une véritable crise de l’énergie. Au cours de l’année 2022, la Russie a en effet utilisé l’arme énergétique pour exercer une pression sur les États membres de l’Union européenne. En créant une forte incertitude sur l’approvisionnement, le contexte de guerre a ainsi provoqué une flambée des prix du gaz, induisant une hausse des prix de l’électricité en raison du fonctionnement actuel du marché de l’énergie de l’Union.
En 2022, les livraisons de gaz russe ont ainsi diminué de 55 % par rapport à leur niveau de 2021, avec un pic à 80 % en fin de période. Outre les flux de livraisons, la difficulté provient également des stockages insuffisamment remplis, GazProm ayant acquis ou réservé des capacités importantes de stockage de gaz en Europe (Allemagne, Pays-Bas, Autriche notamment) sans les remplir ([12]) .
Or en 2021, l’énergie représentait 62 % des importations totales de l’Union en provenance de Russie, pour un coût de 99 milliards d’euros. Avant la guerre, la Russie représentait 45 % des importations de gaz, 27 % des importations de pétrole et 46 % des importations de charbon dans l’Union européenne.
La dépendance vis-à-vis des combustibles fossiles russes est toutefois variable selon les États membres. La France est par exemple moins dépendante au gaz russe que l’Allemagne ou la Finlande, où les importations de gaz étaient à 98 % d’origine russe en 2021.
Source : Eurostat
La conséquence de ces tensions sur le marché est la hausse record des prix de l’énergie à laquelle l’Union européenne a été confrontée au début de l’année 2022. Le prix de gros de l’électricité est passé d’un seuil inférieur à 150 €/MWh en août 2021, à un niveau oscillant entre 400 € et 800 €/MWh en août 2022. Le prix du gaz a également fortement augmenté, de 29 €/MWh au mois de juin 2021 à 300 €/MWh en août 2022, avant de progressivement diminuer à partir de la fin du mois de septembre 2022.
En France, en 2022, le prix moyen du MWh dans l’industrie a augmenté de 45 % par rapport à 2021 et celui du MWh de gaz de 107 % ([13]). Il en ressort une perte potentielle de 117 000 emplois en France du fait d’un doublement durable des prix de l’énergie ([14]) .
Les tensions supplémentaires sur le marché de l’électricité liées aux problèmes de corrosion sous contrainte du parc nucléaire français et à la faiblesse de la production hydroélectrique
Le parc nucléaire français d’EDF a connu une moindre disponibilité, résultant notamment de recherches préventives liées à la corrosion sous contrainte. Ainsi, 27 réacteurs sur 56 étaient à l’arrêt en octobre 2022. La production électrique d’origine nucléaire a dès lors atteint un plafond historiquement bas en 2022, avec 279 TWh produits, contre 361 TWh en 2021. À la date du 25 septembre 2023, 37 réacteurs sont disponibles, 18 sont arrêtés pour procéder à des opérations de maintenance et seul un réacteur (Belleville 1) est arrêté en raison de travaux de réparation liés au problème de corrosion sous contrainte, son retour étant prévu le 30 novembre prochain. À la date du 1er décembre 2023, il est ainsi prévu que 47 réacteurs soient disponibles, 9 devant être arrêtés dans le cadre d’actions planifiées de maintenance ou de rechargement de combustible ([15]) .
Lors de son audition par vos rapporteures, l’entreprise EDF a toutefois indiqué que sa stratégie de contrôle des installations nucléaires, en concertation avec l’autorité de sûreté nucléaire (ASN). Cette stratégie consiste en un programme de réparations préventives, complété par un plan de contrôle ciblé sur certaines soudures, notamment celles qui avaient été réparées au moment de la construction des réacteurs.
Par ailleurs, la production hydroélectrique française a également diminué en 2022 à 49,6 TWh, après une première baisse de 2021, en raison de faibles précipitations. La production en 2023 semble néanmoins repartir à la hausse.
Source : EDF
Ces deux phénomènes ont contribué aux tensions sur le marché de l’électricité français : au lieu d’exporter largement sa production d’électricité décarbonée, la France a été contrainte d’importer massivement de l’électricité.
Votre rapporteure Mme Nathalie Oziol souhaite relever le risque de pérennisation des problèmes conjoncturels rencontrés en 2022 en matière de production d’électricité. Le parc nucléaire français fait en effet face à une série de trois problèmes. Premièrement, le vieillissement des installations existantes peut mener à des problèmes de plus en plus fréquents jusqu’à la construction de nouveaux réacteurs prévus d’ici à 2035. Deuxièmement, le circuit de refroidissement des centrales nucléaires nécessite une alimentation en eau : le réchauffement climatique induit un réchauffement général de l’eau des rivières, qui pourrait limiter l’efficacité des circuits de refroidissement dans leur fonctionnement actuel. À l’inverse, les centrales nucléaires contribuent au réchauffement des eaux des rivières : l’élévation de la température du cours d’eau en aval est ainsi supérieure de 1 à 2 °C par rapport à température en amont. Troisièmement, la grève contre la réforme des retraites en 2019 et 2020 a provoqué une désorganisation du parc nucléaire français : cet effet sur production et la programmation des travaux d’entretien ne doit pas être négligé, et pourrait se répéter à l’occasion de mouvements sociaux ultérieurs.
Votre rapporteure Madame Pascale Boyer relève toutefois que la question de l’approvisionnement en eau doit être relativisée. Concernant le nucléaire existant, une partie de la production électrique peut tout d’abord être consacrée au refroidissement de l’eau avant le relâchement en aval. Par ailleurs, plusieurs fleuves existants, à l’image du Rhône, ont un débit suffisant et ne posent pas de difficultés pour l’approvisionnement en eau des circuits de refroidissement des réacteurs. Enfin, le nouveau nucléaire, avec le projet de construction des 6 nouveaux réacteurs EPR, sera localisé en bord de mer, à Gravelines et à Penly, permettant d’éviter les risques de sécheresse et les écueils liés au réchauffement des cours d’eau.
II. L’adoption des textes du paquet « Fit for 55 » et des mesures d’urgence pour faire face À la crise à l’automne 2022 permettent de jeter les fondements d’une nouvelle « Europe de l’Énergie », sans pour autant rÉsoudre la question des prix de l’ÉLECTRICITÉ
A. Le paquet « Fit for 55 » contribue À adapter l’Union europÉenne au nouveau contexte ÉNERGÉtique
Dans le cadre du programme écologique et climatique de la Commission von der Leyen, le Pacte Vert pour l’Europe, le Parlement européen et le Conseil ont adopté en 2021 la « loi européenne sur le climat » ([16]), dont l’objectif est l’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050. Un point d’étape a été fixé en 2030, avec un objectif de diminution des émissions nettes de gaz à effet de serre de 55 % par rapport à leurs niveaux de 1990.
Le 14 juillet 2021, la Commission a dévoilé le paquet « Fit for 55 » ou « Ajustement à l’objectif 55 », qui décline les moyens à mettre en œuvre pour atteindre l’objectif à atteindre à l’horizon 2030. Le paquet se compose de treize règlements et directives, dont plusieurs visent à réglementer le secteur de l’énergie :
- la directive sur les énergies renouvelables (RED III) a été définitivement adoptée en juillet 2023 par le Conseil et en septembre 2023 par le Parlement européen. Sa publication au Journal officiel de l’Union européenne doit intervenir d’ici la fin de l’année 2023 ([17]) . Ce texte prévoit de porter la part des énergies renouvelables dans la consommation totale d’énergie de l’Union à 42,5 % d’ici 2030. L’objectif précédent, fixé par la directive RED II de 2018, prévoyait une part de 32 % d’énergies renouvelables d’ici à 2030 ;
- la directive relative à l’efficacité énergétique ([18]) , qui a été définitivement adoptée par le Parlement européen et le Conseil au mois de juillet 2023, fixe à 11,7 % d’ici 2030 l’objectif européen de réduction de la consommation d’énergie ;
- la refonte du système d’échange de quotas carbone de l’Union européenne (SEQE-UE), qui concerne notamment les producteurs d’électricité. La réforme du SEQE-UE adoptée en mai 2023, applicable à partir du 1er janvier 2024, prévoit une réduction de 62 % des émissions d’ici 2030 dans les secteurs couverts par le SEQE d’ici 2030 par rapport à leurs niveaux de 2005 ([19]) ;
- la directive sur la taxation de l’énergie ([20]), en cours d’examen au Conseil, propose également plusieurs mesures comme la taxation des carburants en fonction de leur contenu énergétique et de leur performance environnementale : selon ce classement, les combustibles fossiles conventionnels seront taxés au taux le plus élevé et l’électricité au taux le plus bas ;
- la proposition de directive sur la performance énergétique des bâtiments ([21]) prévoit, dans sa version initiale, que tous les nouveaux bâtiments de l’Union devront être des bâtiments à zéro émission à partir de 2030, et à partir de 2027 pour les bâtiments publics. La directive complète également les dispositions en matière de rénovation, par l’introduction de normes minimales pour augmenter le taux de rénovation des bâtiments les moins performants du point de vue énergétique. Les trilogues entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission, sont en cours sur ce texte.
L’ensemble de ces textes contribue donc à décarboner le mix énergétique par l’augmentation de la part des énergies renouvelables, à réduire la consommation d’énergie des entreprises et des ménages, et à mettre en place de fortes incitations économiques et fiscales en faveur de la sobriété et de l’utilisation d’énergies dites « propres ».
Ces règlements et directives sont un outil précieux pour adapter l’Union européenne au nouveau contexte caractérisé par un accès restreint aux énergies fossiles russes et un dérèglement climatique de plus en plus inquiétant. Si, dans l’Union européenne, les émissions de CO2 de production d’électricité ont baissé de 54 % depuis 1990, ce secteur demeure le principal émetteur de CO2 (29 %). En France, le dernier rapport du Haut Conseil pour le climat rappelle que la production d’énergie est responsable de 11 % des émissions de gaz à effet de serre en France, et que la production d’électricité représente 22 millions de tonnes d’équivalent CO2, soit un niveau inférieur à la moyenne européenne. Pour être en ligne avec une trajectoire permettant de limiter le réchauffement nettement sous 2 °C, il est nécessaire de réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre de 21 % d’ici 2030 par rapport à leur niveau de 2019 ([22]) .
B. Les mesures d’urgence pour faire face À la crise de 2022 ont permis un approfondissement de la politique ÉNERGÉtique de l’union
Outre les mesures structurelles prévues par les institutions européennes avant le début de la crise énergétique avec le Pacte Vert pour l’Europe, l’Union européenne a également su réagir rapidement pour adopter des mesures d’urgence, exigées par la situation de tensions sur le marché induites par la guerre en Ukraine.
Votre rapporteure Mme Pascale Boyer relève que la réponse de la Commission européenne s’est adaptée dans les meilleurs délais à la situation inédite subie pendant cette période. Votre rapporteure Mme Nathalie Oziol relève toutefois que la réponse européenne a nécessairement été moins rapide que les variations journalières des prix sur les marchés, ce qui faisait fluctuer les enjeux au cours des négociations.
1. Le plan RePowerEU et les mesures d’urgence prises par l’Union ont permis de garantir la sécurité d’approvisionnement et de limiter l’envolée des prix
a. L’Union européenne a d’abord agi promptement pour éviter toute rupture d’approvisionnement
Dès le mois d’octobre 2021, avec les tensions sur le marché de l’électricité dues à la reprise économique post-Covid, la Commission européenne a présenté une première réponse sous forme de boîte à outils ([23]) . Cet instrument présente un arsenal de mesures temporaires à disposition des États membres, pour limiter l’impact de la hausse des prix sur les consommateurs, tout en respectant la législation européenne en matière de concurrence. Les États peuvent ainsi moduler les taxes sur l’énergie, insérer une taxation des revenus des producteurs, recevoir des subventions financées par les recettes du marché carbone européen, ou faciliter les contrats d’électricité à long terme.
L’aggravation de la crise énergétique au mois de février 2022 avec le déclenchement de la guerre en Ukraine a conduit l’Union européenne à adopter le plan RePowerEU de mai 2022 ([24]), pour accélérer le rythme des réformes structurelles et notamment du Pacte Vert pour l’Europe. Ce plan prévoit quatre séries de mesures :
- la diversification de l’approvisionnement en gaz, par l’augmentation des importations de gaz naturel liquéfié en provenance d’autres fournisseurs que la Russie, comme l’Azerbaïdjan, le Qatar, l’Égypte, la Norvège et l’Algérie ;
- l’approvisionnement énergétique à un coût abordable, par la création d’un mécanisme d’achats groupés de gaz, effectif depuis le début de l’année 2023. Ce mécanisme ne concernera qu’un petit volume des importations de gaz dans l’Union européenne. Selon les réponses écrites de la CRE fournies à vos rapporteures, le premier appel d’offres réalisé au printemps 2023 a récolté les réponses de vingt-cinq fournisseurs, avec des propositions totalisant 13,4 milliards de m3 de gaz naturel (pour une consommation totale d’environ 400 milliards de m3 de gaz en 2021 dans l’Union). À l’été 2023, Le deuxième appel d’offres a permis d’obtenir une proposition de fourniture d’un volume de 15,19 milliards de m3 ;
- la réduction de l’utilisation des combustibles fossiles, en renforçant les économies d’énergies : la Commission a ainsi proposé de relever l’objectif contraignant de réduction de la demande d’énergie de 9 % à 13 %. La directive sur l’efficacité énergétique adoptée par le Parlement européen et le Conseil fixe un objectif final de réduction de 11,7 % de la consommation finale d’énergie ;
- la promotion des énergies renouvelables : dans le cadre des négociations de la directive RED III sur les énergies renouvelables, la Commission a ainsi proposé de relever l’objectif pour 2030 de la part d’énergies renouvelables dans le mix électrique. Le texte final de la directive prévoit ainsi un objectif de 42,5 %.
Pour faire face au risque de rupture d’approvisionnement envisagé pour l’hiver 2022-2023, l’Union européenne a également adopté une série de mesures d’urgences. Plusieurs de ces mesures concernent l’approvisionnement en gaz :
- le règlement sur le stockage de gaz de juillet 2022 ([25]) acte l’obligation de remplissage des stocks de gaz à 80 % au 1er novembre 2022, puis à 90 % les années suivantes. Une obligation similaire était déjà effective en France en 2018. Au 4 octobre 2023, les stocks européens sont remplis à 96 %, soit environ 10 points de plus que la moyenne des années 2017 à 2023. ;
- le règlement relatif à la réduction de la demande de gaz ([26]) a été adopté en août 2022 : les États membres se sont entendus sur un objectif indicatif de réduction de leur demande de gaz de 15 % par rapport à leur consommation moyenne au cours des cinq dernières années, entre le 1er août 2022 et le 31 mars 2023. En mars 2023, le Conseil a adopté la prolongation d’un an, jusqu’au 31 mars 2024, de cet objectif volontaire de réduction de la demande de gaz ([27]) ;
Les mesures d’urgence concernent également le marché de l’électricité ([28]) , avec l’adoption du règlement relatif à la réduction de la demande d’électricité, avec un objectif de réduction de la demande globale d’électricité d’au moins 10 % jusqu’au 31 mars 2023, et une réduction obligatoire de la consommation d’électricité de 5 % pendant au moins 10 % des heures de pointe chaque semaine, soit environ 4 heures par semaine. L’objectif était ainsi de réduire 3,8 % du gaz consommé pour produire de l’électricité pendant l’hiver 2022-2023.
Le rôle limité du Parlement européen dans l’édiction des mesures d’urgence
Pour l’édiction de la plupart des mesures d’urgence, la Commission européenne a recouru à l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne : aux termes de cet article, le Conseil peut se prononcer seul, sans que le Parlement européen ne soit saisi, en raison de « graves difficultés survenant dans l’approvisionnement ».
Si les conditions de déclenchement de cette procédure sont remplies et que la nécessité d’agir rapidement pouvait justifier un rôle prépondérant du Conseil, vos rapporteures soulignent que le contournement du Parlement européen, composé des représentants des citoyens de l’Union, ne doit pas être un réflexe en période de crise.
L’ensemble de ces mesures a permis d’assurer la sécurité d’approvisionnement de l’Union européenne pendant un hiver 2022-2023 plutôt clément en termes de températures, évitant tout scénario de délestage électrique ou de rupture des stocks de gaz. Vos rapporteures souhaitent relever la rapidité avec laquelle l’Union européenne a été capable d’agir pour faire face au contexte de crise. La rapidité d’exécution du plan RePowerEU a ainsi permis d’approfondir en un temps record les politiques énergétiques communes, même si le rôle limité du Parlement européen dans l’édiction de ces mesures doit être souligné.
b. L’Union a également adopté des mesures d’urgence sur les prix
L’Union européenne a adopté plusieurs mesures pour protéger les consommateurs face à l’envolée des prix sur le marché européen, applicables jusqu’à la fin du mois de décembre 2023.
Au début de l’automne 2022, le Conseil de l’Union européenne a ainsi plafonné les recettes issues du marché à 180 euros par MWh pour les producteurs d’électricité qui utilisent les technologies inframarginales. Les producteurs inframarginaux sont ceux dont les coûts de production sont inférieurs à ceux des centrales à gaz et à charbon : il s’agit ainsi des énergies renouvelables, du nucléaire et du lignite. Lors des pics de consommation, les prix de l’électricité sont en effet déterminés par le prix de production de la dernière centrale mobilisée, fonctionnant au gaz ou au charbon, alors même que les coûts de production des centrales nucléaires ou des énergies renouvelables ne varient pas. Le niveau du plafond est ainsi conçu à la fois d’une part pour limiter l’ampleur des gains financiers des producteurs inframarginaux, et d’autre part pour préserver la rentabilité des opérateurs ou protéger les investissements. Les États membres doivent utiliser les recettes résultant de l’application du plafond sur les recettes pour financer des mesures de soutien aux consommateurs.
Les recettes générées ne sont pas encore précisément déterminées selon la Commission européenne, même si ce mécanisme s’est appliqué à plusieurs reprises sur le marché européen depuis sa création ([29]). L’évaluation du plafonnement des recettes ne peut donc pas être pleinement réalisée à ce stade.
Le Conseil a également fixé une contribution de solidarité temporaire obligatoire sur les bénéfices des entreprises actives dans les secteurs du pétrole brut, du gaz naturel, du charbon et du raffinage. Cette contribution est calculée sur les bénéfices imposables au cours des exercices fiscaux 2022 et 2023 excédant de plus de 20 % la moyenne des bénéfices imposables sur la période 2018-2021. Le taux de la contribution est de 33 %.
Vos rapporteures ont un point de vue divergent sur l’application de cette contribution de solidarité temporaire à l’enterprise Total Energies
Mme Nathalie Oziol relève qu’avec une augmentation de 41 % des profits de l’entreprise Total Energies en 2022 pour atteindre 20,5 milliards d’euros, cette contribution est un minimum, notamment pour protéger les consommateurs les plus durement touchés.
Mme Pascale Boyer rappelle qu’à la suite des négociations avec le gouvernement français, depuis février 2023, Total Energies a plafonné les prix dans ses 3 400 stations-service de l’hexagone à 1,99 euro pour protéger le pouvoir d’achat des Français. Cette mesure a été rendue possible grâce aux résultats des activités de production pétrolière réalisée hors de France, non pas grâce aux résultats provenant des activités de raffinage. Total Energies, fleuron de l’industrie française, a son siège situé en France et a décidé de protéger les Français par son attachement au pays en considérant que cette méthode faisait profiter directement le consommateur, sans utiliser de levier fiscal. Total Energies n’applique cette mesure qu’en France. Par ailleurs, son président-directeur général a soutenu l’idée d’une taxation flottante qui bloquerait les taxes en fonction du niveau de prix, considérant qu’un prix supérieur à 2 euros par litre n’est pas acceptable pour les Français
En décembre 2022, le Conseil a également établi un mécanisme de correction du marché ([30]) , visant à limiter les épisodes de prix excessifs du gaz dans l’Union. Lorsque le prix « TTF » ([31]) à un mois dépasse 180 euros par MWh pendant trois jours ouvrables et que ce prix est supérieur de 35 euros au prix de référence du GNL sur les marchés mondiaux, un mécanisme de correction du marché est automatiquement activé. Le mécanisme applique alors un plafond sur les prix du gaz.
Ce mécanisme, qui a été créé à la suite du pic des prix de septembre 2022, n’a toutefois pas trouvé d’application depuis son édiction, les prix du gaz n’ayant pas atteint le seuil de 180 € par MWh depuis.
Source : ICE Index et Conseil de l’Union européenne
Le mécanisme ibérique, une exception sur le marché européen justifiée par l’enclavement de l’Espagne et du Portugal
L’Espagne et le Portugal ont obtenu une dérogation de la Commission européenne, les autorisant à plafonner le prix du gaz utilisé pour la production d’électricité, en raison de l’enclavement de la péninsule ibérique.
D’après les réponses écrites fournies par la CRE à vos rapporteures, ce dispositif a entraîné une plus grande consommation de gaz pour la production électrique dans la péninsule ibérique, alors que la sécurité d’approvisionnement était tendue en gaz, et une hausse des exportations d’électricité. Cette situation a provoqué à un accroissement des tensions et à un renchérissement des prix du gaz pour l’ensemble des consommateurs ([32]) .
Ce « mécanisme ibérique » a été pensé par une partie des États membres, notamment la France, comme une solution à généraliser au niveau de l’Union pour lutter contre la flambée des prix de l’électricité. La Commission européenne a toutefois refusé cette solution, qui revenait à une subvention directe à une énergie fossile. La création du mécanisme de correction du marché a ainsi été privilégiée à l’extension du mécanisme ibérique pour limiter l’envolée des prix sur le marché européen. Ce mécanisme s’applique en outre à tous les volumes de gaz, quel que soit leur usage, destiné ou non à la production l’électricité.
Votre rapporteure Mme Pascale Boyer relève que le gouvernement espagnol a ainsi soutenu les producteurs d’énergies renouvelables et les producteurs de gaz à hauteur de 50 milliards d’euros, alors que les producteurs ont, pendant cette période, acheté à des pays tiers du gaz à des prix inférieurs à ceux pratiqués sur le marché européen. La France a, quant à elle, préféré soutenir directement les consommateurs les plus exposés, avec le bouclier tarifaire qui a permis de diminuer de plus de 30 milliards d’euros les factures de gaz et d’électricité.
Là encore, la plupart des textes ayant permis de limiter l’envolée des prix sont des règlements du Conseil, sans que le Parlement européen ne puisse se prononcer. Sans contester la nécessité de prendre des décisions dans un délai rapide, vos rapporteures s’inquiètent toutefois de la systématisation du recours à l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Recommandation 1 : Veiller à l’association du Parlement européen dans l’édiction des mesures d’urgence en cas de crise énergétique, par l’application la plus large possible du processus de codécision et en ne réservant la procédure de l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qu’aux cas d’extrême urgence relative à l’approvisionnement en énergie.
Votre rapporteure Mme Nathalie Oziol appelle également à meilleur respect du principe de subsidiarité : il est en effet nécessaire de laisser la possibilité aux États membres de mettre en place des mesures pour protéger les consommateurs et les producteurs d’énergie.
2. Au-delà des mesures d’urgence, la Commission a également proposé une réforme structurelle du marché européen de l’électricité
Le 14 mars 2023, la Commission européenne a adopté une proposition de règlement pour améliorer l’organisation du marché de l’électricité de l’Union ([33]). Ce texte a trois objectifs : protéger les consommateurs en cas de hausse des prix ; garantir la sécurité d’approvisionnement et accélérer la transition énergétique en favorisant les investissements dans les technologies propres.
Ce texte a d’abord comme objectif de donner davantage de profondeur au marché européen, par le développement de contrats de long terme. Ce type de contrat doit en effet permettre aux fournisseurs des États membres de se protéger face aux hausses de prix soudaines sur le marché de court terme en période de crise. La Commission souhaite ainsi développer deux types de contrats :
- les contrats PPA (Power Purchase Agreement), qui sont des contrats privés de long terme de gré à gré concernant les énergies renouvelables. Ils permettent aux producteurs et aux consommateurs de disposer d’un prix fixe pour une période. Ces contrats doivent également permettre de donner de la visibilité aux producteurs pour leurs investissements futurs. La Commission propose ainsi de lever les restrictions visant les contrats bilatéraux de long terme ;
- les contrats pour la différence (ou CfD), qui concernent toutes les technologies bas carbone, donc les énergies renouvelables et le nucléaire. Ces contrats fixent un prix garanti par l’État entre le producteur et le consommateur : si, par exemple, le prix fixé par le contrat est de 70 euros par MWh et que le prix journalier est de 100 euros, les producteurs doivent reverser 30 euros à l’État pour chaque MWh produit pendant cette heure. À l’inverse, lorsque le prix journalier est moins élevé que le prix fixé par le contrat, l’État reverse la différence au producteur. Les recettes issues de ces contrats seraient obligatoirement redistribuées aux consommateurs. Les débats sont très fournis, notamment au Conseil, sur le périmètre des contrats pour la différence et sur l’utilisation de leurs recettes.
La réforme propose également la pérennisation de plusieurs mesures d’urgence adoptées en 2022, comme l’incitation à la réduction de la demande d’électricité pendant les heures de pointe et la possibilité de proposer sous conditions des prix réglementés aux ménages et aux PME en cas de crise. La Commission propose également, pour encourager la réduction de la demande d’électricité, d’obliger les États membres à consigner une cible de maîtrise de la demande dans les plans nationaux en matière d’énergie et de climat.
La Commission a enfin publié, le même jour, une proposition de règlement pour renforcer la surveillance et les contrôles du marché de gros de l’électricité ([34]). L’objectif est de donner aux régulateurs de l’énergie, en liaison avec les régulateurs financiers, un pouvoir de surveillance sur les transactions sur les marchés de gros de l’électricité et du gaz.
DeuxiÈme partie : quelles réformes mener sur le marchÉ de l’Énergie pour atteindre les objectifs d’indÉpendance, de dÉCARBONATIONS et de protection des consommateurs ?
A. Vos rapporteures s’accordent pour Ériger la sobriÉTÉ en pilier de la stratÉgie ÉNERGÉtique nationale et europÉenne de rÉduction de la dÉpendance au charbon, au gaz et au pÉtrole
1. La sortie de la dépendance aux combustibles fossiles est un levier pour atteindre les objectifs d’indépendance et de décarbonation du mix énergétique à l’échelle du continent
a. La réduction de la dépendance au charbon, au pétrole et au gaz répond à un objectif climatique
Les industries de l’énergie sont responsables de 23,3 % des émissions de gaz à effet de serre dans l’Union européenne en 2020, alors que la loi européenne pour le climat vise un objectif de neutralité carbone à horizon 2050.
Les émissions de gaz à effet de serre pour la production d’énergie dépendent des moyens de production. Pour l’électricité, les émissions médianes de CO2 par KWh sur l’ensemble du cycle de vie sont ainsi très variables selon la technologie utilisée. Les émissions sur l’ensemble du cycle de vie représentent non seulement les émissions directes, mais aussi les émissions liées à l’infrastructure et la chaîne d’approvisionnement, les émissions de CO2 biogénique et les émissions de méthane.
Émissions des technologies d’approvisionnement en électricité ([35])
|
Émissions directes de CO2 par KWh (valeur médiane) |
Émissions de CO2 par KWh sur l’ensemble du cycle de vie (valeur médiane) |
Énergies renouvelables (éolien et solaire) |
0 |
26,5 |
Hydraulique |
0 |
24 |
Nucléaire |
0 |
12 |
Gaz |
370 |
490 |
Charbon |
760 |
820 |
Le charbon, le pétrole et le gaz, c’est-à-dire les énergies fossiles les plus polluantes, sont également les principales sources d’énergie hors électricité, représentant environ 60 % du mix énergétique total en 2020.