N° 2113

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 janvier 2024.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

En application de l’article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D’INFORMATION ([1])
sur les dynamiques de la biodiversité dans les paysages agricoles et
l’évaluation des politiques publiques associées

AU NOM DE LA COMMISSION DU DÉVELOPPEMENT DURABLE
ET DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE

et présenté par

Mme Manon MEUNIER et M. Hubert OTT
Députés

 

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La mission d’information sur les dynamiques de la biodiversité dans les paysages agricoles et l’évaluation des politiques publiques associées est composée de : M. Henri Alfandari, M. Jorys Bovet, Mme Pascale Boyer, M. Anthony Brosse, Mme Danielle Brulebois, M. Sylvain Carrière, M. Jean-Luc Fugit, M. Daniel Grenon, Mme Chantal Jourdan, Mme Aude Luquet, Mme Manon Meunier, Mme Laure Miller, M. Marcellin Nadeau, M. Hubert Ott, Mme Anne Stambach-Terrenoir, Mme Huguette Tiegna, M. Nicolas Thierry, M. Antoine Villedieu.

 


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SOMMAIRE

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Pages

Avant-propos de Mme Laure Miller, présidente

Introduction

PARTIE I : Le dÉclin de la biodiversitÉ dans les paysages agricoles

I. Des paysages agricoles héritÉs : aux origines du modÈle agricole français productiviste

A. Un modèle agricole intensif héritÉ des années 1960

B. La modernisation de l’agriculture et ses effets sur les paysages agricoles

1. Le déclin de la diversité paysagère et de la biodiversité dans les paysages agricoles

2. Les transformations du métier de paysan : la fin des paysans ?

C. une agriculture plurielle

II. Les effets des pratiques agricoles intensives sur la simplification des paysages et le déclin de la biodiversité

A. l’agriculture intensive, cause majeure de l’appauvrissement de la biodiversité

B. Des effets pluriels constatés dans tous les milieux naturels

1. Des milieux aquatiques contaminés par des pollutions issues de l’agriculture

a. Des données scientifiques incomplètes malgré des outils visant à assurer le suivi de la ressource en eau

b. Le transfert des intrants utilisés en agriculture vers les milieux aquatiques

c. Le déclin massif des invertébrés et des amphibiens

2. Des milieux aériens fortement affectés par les pratiques agricoles intensives

a. La disparition des insectes

b. Le nombre d’oiseaux a décliné de près de 60 % pour les espèces des milieux agricoles

3. Des sols de moins en moins vivants en milieux agricoles

C. Un modèle agricole largement dépendant des intrants

1. L’utilisation importante de pesticides en France, conséquence d’un modèle agricole intensif

a. Une consommation importante de pesticides

b. Un modèle agricole largement dépendant des pesticides

2. Des effets préoccupants sur la biodiversité

3. Des méthodes d’évaluation sous-estimant la toxicité des pesticides

a. Les manquements de l’évaluation de la toxicité de la substance active au niveau européen

b. Les manquements de l’évaluation de la toxicité du produit au niveau français

PARTIE II : des solutions connues et accessibles : les pratiques agricoles alternatives favorables à la biodiversité

I. Les pratiques agricoles alternatives de nature à préserver et restaurer la biodiversité

A. La biodiversité, clé de voûte d’une production agricole durable et résiliente

1. La biodiversité rend des services écosystémiques à l’agriculture et à la société

2. Des services écosystémiques altérés dans les milieux agricoles

B. L’agroécologie : des solutions fondées sur la nature et la complexité des écosystèmes

1. Définition de l’agroécologie

2. Des techniques bénéfiques à la biodiversité et à la production agricole

a. Les différentes modalités de diversification végétale

b. L’adaptation des pratiques de travail des sols

3. La protection agroécologique des cultures : produire sans pesticides grâce à la biodiversité

II. Des modèles agricoles alternatifs plus ou moins respectueux de la biodiversité

A. L’agriculture biologique garantit des pratiques respectueuses de la biodiversité

1. Une certification européenne exigeante contrôlée annuellement

2. Vers un label « Biodiversité » au sein de l’AB ?

B. Plusieurs modèles n’offrent pas de solution durable à la crise de la biodiversité

1. L’agriculture de conservation des sols (ACS) demeure dépendante du glyphosate

2. L’agriculture de précision : les nouvelles pratiques fondées sur les biotechnologies, le numérique et la robotique ne sont pas des solutions d’avenir

3. Haute valeur environnementale : un label à l’ambition limitée, pouvant constituer un frein au développement de l’AB

III. Les freins au dÉploiement d’un modÈle agricole prÉservant la biodiversitÉ

A. Le besoin de rentabilitÉ Économique de l’exploitation

1. Le coût économique de la transition vers des pratiques agricoles préservant la biodiversité

2. L’environnement, un facteur de résilience et de meilleure santé économique des exploitations ?

3. Des pratiques agricoles nécessitant plus de main-d’œuvre

B. Un environnement socio-économique peu incitatif au changement des pratiques

1. L’imparfaite structuration des filières

2. Le manque de débouchés et la crise du bio

3. Une concurrence renforcée avec les accords de libre-échange

C. Un manque de formation et d’accompagnement des agriculteurs et des agricultrices sur les enjeux de biodiversité

1. La formation agricole initiale

2. Vers un conseil agricole indépendant et formé sur les pratiques agroécologiques

D. Les obstacles mentaux et les représentations sociales : témoignages de conversion en bio

Partie III : L’impact des politiqUes publiques et leviers

I. Une transition agroécologique insuffisamment accompagnée par les politiques publiques

A. Au niveau européen, l’Échec du verdissement de la politique agricole commune

1. La conditionnalité et le « second pilier » des aides de la PAC n’ont pas permis un changement significatif des pratiques agricoles

a. Des mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC) et des aides à l’agriculture biologique (AB) faiblement dotées et non pérennes

b. L’écoconditionnalité et l’échec du « paiement vert »

c. Un bilan dissonant par rapport aux objectifs annoncés par l’Union

2. La PAC 2023-2027 : l’ambition limitée du plan stratégique national (PSN) français

a. Le second pilier de la PAC demeure sous-doté

b. L’écorégime français : des montants parmi les plus faibles d’Europe et de faibles exigences environnementales

c. Les MAEC, outil majeur de la transition agroécologique : une enveloppe largement sous-dotée pour 2023-2027

B. Au niveau national, des politiques « en silo » dont les objectifs peinent à être atteints

1. L’intégration partielle de la transition agroécologique dans les plans Écophyto

a. Le plan Écophyto I : l’ambition de réduire de 50 % l’usage des pesticides avant 2018

b. Le plan Écophyto II : l’ambition de réduire de 50 % l’usage des pesticides en 2025

c. Le plan Écophyto II + : l’ambition de sortir du glyphosate en 2022

d. Vers le plan Écophyto 2030

2. La redevance pour pollutions diffuses (RPD) ne sera pas augmentée en 2024 pour appuyer le Plan eau

3. La prise en compte résiduelle des enjeux environnementaux dans la politique d’installation des nouveaux agriculteurs et agricultrices

a. Une multitude de pressions sur les terres agricoles

b. Les aides à l’installation ne sont plus adaptées aux enjeux d’aujourd’hui

c. Un rôle limité des Safer dans la régulation de l’accès au foncier agricole

i. Sur le marché foncier rural

ii. Sur le marché des parts de société

4. Le soutien discontinu à l’agriculture biologique

5. Des politiques alimentaires encore trop éloignées des enjeux relatifs à la biodiversité

a. Les projets alimentaires territoriaux (PAT)

b. L’affichage environnemental des produits alimentaires

6. Une politique de soutien à la haie à poursuivre

a. Le Pacte en faveur de la haie

b. Il demeure urgent de conserver les haies existantes

c. Le label « Haie »

II. Synthèse des recommandations de la mission

A. renforcer les mesures de réduction du recours aux pesticides

B. Soutenir la diversification des milieux agricoles et la rentabilité économique des exploitations fondées sur l’agroécologie

C. rendre la PAC véritablement incitative au changement des pratiques agricoles

D. informer et sensibiliser les citoyens et garantir des débouchés aux productions agricoles durables, souveraines et respectueuses de la biodiversité

E. favoriser et accompagner la transition du monde agricole

F. Protéger une agriculture européenne durable

examen en commission

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

contribution écrite

LISTE DES PERSONNES rencontrées lors des déplacements

 


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   Avant-propos de Mme Laure Miller, présidente

Stopper puis inverser l’effondrement du vivant constitue l’un des défis de ce siècle. Nous le savons et ce n’est une surprise pour personne : le déclin de la biodiversité au niveau mondial est l’un des enjeux majeurs auquel l’humanité doit faire face.

Nous dépendons de la biodiversité pour tant de choses : se nourrir, boire, respirer (les terres et les océans absorbent plus de la moitié de toutes les émissions de carbone), se soigner ou encore produire car plus de la moitié du produit intérieur brut mondial dépend de la nature. La biodiversité que nous connaissons aujourd’hui est en crise. Produit de 4,5 milliards d’années d’évolution, la biodiversité connaît aujourd’hui un ébranlement dont les activités humaines sont en grande partie responsables. 

Face à l’urgence de la situation, l’heure n’est plus aux questionnements mais à l’action.

Cet ébranlement, nous en sommes tous les observateurs mais certains peuvent le mesurer au quotidien. Par leur travail au contact du vivant, les agriculteurs sont les premiers témoins mais aussi les premières victimes de l’érosion de la biodiversité. Les agriculteurs y sont confrontés chaque jour : la baisse de la population de pollinisateurs, indispensables à la production agricole, met à mal leur mission essentielle de nourrir le monde.

Premiers témoins de la crise de la biodiversité, les agriculteurs sont aussi des acteurs essentiels de sa préservation. Loin des caricatures, ils permettent le maintien et le développement de la biodiversité dans les territoires.

Néanmoins, nous devons aller encore plus loin. Il nous faudra poursuivre et accélérer la transition en encourageant les initiatives plutôt qu’en les stigmatisant, en accompagnant plutôt qu’en accentuant les clivages. Le métier d’agriculteur est aujourd’hui un métier difficile ; le Premier ministre en a pleinement conscience, notamment lorsqu’il annonce la présentation prochaine au Parlement d’un projet de loi sur le renouvellement des générations en agriculture. Nous devons donc aller plus loin pour que la préservation de la biodiversité ne soit pas une contrainte mais une chance de réinventer l’agriculture.

L’enjeu est d’assurer la viabilité économique de nos exploitations, condition première de notre souveraineté alimentaire, et de la conjuguer avec l’amélioration de nos pratiques agricoles en matière de biodiversité. En changeant nos modes de production agricoles, nous rendrons au vivant dans sa globalité, sa juste place.

Face à ce défi immense, l’État et le Gouvernement conduisent et continueront de poursuivre une action engagée en faveur de la reconquête de la biodiversité, en particulier avec la mise en place d’un écorégime, incluant un bonus haies, au sein de la nouvelle politique agricole commune, la poursuite d’une approche volontariste de développement de l’agriculture biologique et le soutien au secteur face aux difficultés conjoncturelles rencontrées. Cette action sera complétée par la mise en place du « Pacte en faveur de la haie » visant à obtenir un gain net du linéaire de haies de 50 000 kilomètres d’ici 2030 et à valoriser les atouts économiques, écologiques et climatiques de la haie. Enfin, la réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques, dans une logique de planification, d’anticipation et de développement d’alternatives crédibles, permettra de protéger et restaurer nos paysages ruraux.

Continuer d’agir, telle est la voie. C’est pourquoi les auditions menées dans le cadre de la présente mission d’information ont visé à dresser un état des lieux des effets des pratiques agricoles sur la biodiversité et à mieux connaître les bénéfices d’une biodiversité préservée pour la production agricole. 

Ces auditions très enrichissantes, m’ont permis de confirmer deux convictions : d’une part, la nécessité d’encourager davantage nos agriculteurs et les premiers de cordée dans leur transition en récompensant les bonnes pratiques qui, aujourd’hui, ne se traduisent pas par des résultats comptables et en améliorant l’accompagnement et les formations à la biodiversité ; d’autre part, la transition écologique de notre agriculture ne saurait reposer uniquement sur nos agriculteurs. En effet, les agriculteurs pourront changer leurs pratiques à condition que leurs débouchés soient en cohérence avec cette transition. Il est donc essentiel de faire en sorte que les négociants, les coopératives, les transformateurs et les industriels prennent leur part de responsabilité. Par ailleurs, continuer à mettre en concurrence des produits français de qualité avec des produits venant de l’étranger cultivés avec des pesticides n’a aucun sens.

Vos corapporteurs, les députés Mme Manon Meunier et M. Hubert Ott, ont bâti ce rapport et des recommandations à l’aune de ces travaux et je les en remercie très vivement.

Agriculture et biodiversité sont intimement liées. Tous ensemble, nous devons continuer d’agir pour que la préservation de nos écosystèmes se conjugue toujours avec nos objectifs de souveraineté alimentaire.

 


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  Introduction

Quelques années seulement séparent la publication du Printemps silencieux (« Silent Spring ») de Rachel Carson en 1962 qui acte une première prise de conscience des effets délétères des pesticides sur l’environnement et La Fin des paysans de Henri Mendras en 1967 qui prédit le déclin de cultures paysannes millénaires avec l’émergence de l’agriculture moderne productiviste.

Si l’agriculture a toujours façonné le vivant, les transformations rapides du modèle agricole à partir de la seconde moitié du XXe siècle n’ont jamais autant modifié les paysages agricoles et les dynamiques du vivant en leur sein.

Aujourd’hui, le constat global est alarmant : la biodiversité est en chute libre et la vitesse actuelle de son effondrement est sans précédent à l’échelle de l’histoire humaine. Les politiques publiques agricoles qui ont façonné le monde agricole ont une responsabilité majeure face à ce déclin. L’agriculture est impliquée dans les cinq grandes causes identifiées par le dernier rapport de la Plateforme gouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) ([2]) : la fragmentation et la dégradation des habitats naturels ; les changements climatiques ; la pollution des eaux, des sols et de l’air par les intrants de synthèse ; l’exploitation des animaux et des plantes ; les espèces exotiques envahissantes.

Toutefois, les paysages agricoles peuvent aussi être le lieu d’une biodiversité riche et spécifique. De nombreuses espèces ont co-évolué et co-évoluent encore au sein de paysages bocagers, pastoraux ou arboricoles préservés, à l’instar des oiseaux comme le héron garde-bœufs au nom évocateur, ou encore certaines pies‑grièches, aujourd’hui malheureusement en déclin. Des conversions engagées sur certaines exploitations montrent des résultats rapides en faveur de la biodiversité qui révèlent une résilience porteuse d’espoir. Des fermes riches en haies, arbres, mares et autres infrastructures dites agroécologiques obtiennent des relevés naturalistes particulièrement riches. L’agriculture peut donc être un levier majeur pour enrayer la sixième extinction de masse engagée.

Face à l’urgence, les travaux de la présente mission d’information ont visé d’une part, à évaluer précisément les effets des pratiques agricoles sur la biodiversité et identifier les techniques et les modèles agricoles plus respectueux qui utilisent la richesse des écosystèmes pour produire mieux et d’autre part, à faire le bilan des politiques publiques actuelles et apprécier comment celles-ci peuvent aujourd’hui mieux accompagner et encourager le changement des pratiques agricoles au bénéfice de la qualité de la production agricole et de l’alimentation, de la biodiversité, du bien-être des agriculteurs et de la souveraineté alimentaire.

Pour aboutir à leurs conclusions, vos rapporteurs ont rencontré et auditionné des professeurs et chercheurs de toutes les disciplines (historiens, sociologues, économistes, agronomes, agroécologues, biologistes, etc.), de nombreuses associations environnementales engagées auprès des agriculteurs (notamment Terre de Liens, Prom’Haies, Afac-Agroforesteries et la Ligue pour la protection des oiseaux), les syndicats agricoles (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, Confédération paysanne, Coordination rurale, Mouvement de défense des exploitants familiaux), les chambres d’agriculture, les coopératives agricoles, l’Office français de la biodiversité (OFB), l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), la Commission européenne, les ministères de l’agriculture et de la transition écologique ainsi que des représentants des espaces protégés et de l’agriculture biologique (L’Agence Bio, la Fédération nationale des agriculteurs biologiques notamment).

Il était primordial pour vos rapporteurs de recueillir la parole des principaux intéressés, à savoir les agriculteurs, et c’est donc dans cette démarche d’ancrage au terrain que la mission a également réalisé trois déplacements.

Le premier, près de Niort dans les Deux-Sèvres et de Saint-Michel-en-Brenne dans l’Indre, a été l’occasion de visiter le site d’études du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de Chizé où l’équipe dirigée par M. Vincent Bretagnolle mène des expérimentations avec des agriculteurs locaux au sein de la « zone atelier Plaine et Val de Sèvre ». Vos rapporteurs ont également visité deux fermes, l’une en polyculture-élevage, l’autre en maraîchage biologique, et rencontré le tissu d’acteurs locaux (associations, élus, institutions publiques) en relation avec ces fermes, en particulier Terre de Liens Poitou-Charentes.

Le second déplacement, en Alsace, dans la circonscription de votre rapporteur, a permis de découvrir les initiatives visant à préserver la biodiversité en viticulture, d’observer les bénéfices environnementaux des élevages extensifs en montagne ainsi que d’échanger avec la diversité des acteurs locaux, tels que les associations, les représentants syndicaux, les élus et le parc naturel régional, engagés dans la conservation de la biodiversité dans les parcelles cultivées.

Un troisième déplacement, près de Limoges en Haute-Vienne, dans la circonscription de votre rapporteure, a permis la rencontre de nombreux agriculteurs et agricultrices ainsi que la visite d’autres modèles de fermes (élevage extensif d’ovins, polyculture-élevage notamment) en relation avec les acteurs du territoire (associations locales, représentants syndicaux et gestionnaires d’espaces protégés).

Vos rapporteurs ont été alertés par le constat alarmant, partagé et sans appel du déclin de la biodiversité dans les milieux agricoles, conséquence directe des « révolutions agricoles » successives (engrais de synthèse, produits phytosanitaires, herbicides, sélection génétique, mécanisation et machinisme agricole, nouvelles technologies, etc.) et de l’intensification des pratiques agricoles encore encouragée aujourd’hui.

La disparition des systèmes de « polyculture-élevage », l’agrandissement de la taille des exploitations et des parcelles, la spécialisation des cultures et la réduction de la biodiversité cultivée, la destruction de 70 % du linéaire de nos haies depuis 1950 ([3]) et de tous les réservoirs et corridors de biodiversité traditionnellement présents dans les paysages agricoles (arbres, prairies, mares, tourbières, marais…) ainsi que l’utilisation massive et généralisée d’intrants de synthèse sources de contamination de tous les milieux sont les dynamiques qui ont profondément transformé nos paysages agricoles autrefois variés et diversifiés. L’abondance et la diversité des populations vivantes, des espèces et des habitats naturels continuent aujourd’hui de décliner dans des paysages agricoles devenus majoritairement homogènes et continus.

Les milieux aquatiques concentrent les pollutions issues des activités agricoles avec des effets sur l’abondance des populations d’invertébrés aquatiques et d’amphibiens. Le nombre d’oiseaux en milieu agricole a diminué de près de 60 % depuis 1980 en Europe (contre 18 % pour les oiseaux forestiers) ([4]). En Allemagne, une réduction de 75 % de la biomasse d’insectes a été constatée sur trois décennies dans soixante-trois sites naturels entourés de terres agricoles ([5]). Le labour intensif, les engrais et les pesticides, les sols nus et la faiblesse de la diversité végétale cultivée dégradent la biodiversité des sols agricoles pourtant indispensable aux cultures, au stockage de carbone et à la régulation du cycle de l’eau.

L’utilisation massive d’intrants de synthèse contribue également à la perte de biodiversité. En 2021, 391 substances actives étaient autorisées sous 2 944 formulations et 3,4 kilogrammes de substances actives par hectare étaient utilisés en France. L’agriculture est identifiée comme la principale source d’introduction : tous les milieux sont contaminés par la pollution chimique. Face à ce constat préoccupant, les politiques publiques demeurent largement inefficaces : elles ne permettent pas au monde agricole de sortir de la dépendance aux pesticides dont les agriculteurs sont les premières victimes.

Cette déconnexion croissante entre la production agricole et le fonctionnement naturel des écosystèmes n’a pourtant rien de nécessaire. Au contraire, l’agriculture et la biodiversité ne sont pas à opposer : l’agriculture a besoin de la biodiversité tout autant que l’agriculture est nécessaire à la biodiversité. La biodiversité rend en particulier des services écosystémiques indispensables à la production agricole, comme la pollinisation des cultures par les abeilles, le stockage et la restitution de l’eau aux plantes cultivées, la fourniture de nutriments et la fertilisation des sols ou encore la régulation biologique naturelle des bioagresseurs. Elle est la clé de voûte d’une production agricole durable et la seule et unique réponse pour rendre l’agriculture résiliente face aux défis environnementaux.

Vos rapporteurs ont pu constater que les techniques agricoles qui utilisent ces services écosystémiques au bénéfice de la production agricole et de la biodiversité sont bien identifiées, à défaut d’être plus largement encouragées et diffusées auprès des milieux agricoles. Les personnes auditionnées ont alternativement parlé de « solutions fondées sur la nature » et de « pratiques agroécologiques ». Leur efficacité est reconnue par la communauté scientifique et les agriculteurs et agricultrices qui les mettent en œuvre. À l’échelle des parcelles, des exploitations et des paysages, ces solutions fondées sur la nature reposent largement sur l’adaptation du travail des sols de façon à préserver des sols vivants et l’augmentation du niveau de diversité végétale (diversité des variétés et des espèces cultivées simultanément et dans le temps dans le cadre de rotations ([6]) complexes, restauration et maintien d’infrastructures dites agroécologiques comme les haies, les arbres, les mares, les zones humides, etc.). La diversification des systèmes agricoles est par ailleurs ce qui permet de lutter contre les maladies et les ravageurs de cultures sans recourir à des intrants de synthèse ([7]).

Sans dénier la spécificité des problématiques rencontrées selon les types de cultures et les territoires (par exemple, le blé en grandes cultures), d’après leurs auditions, vos rapporteurs constatent que les freins actuels à la conversion d’une majorité d’exploitations vers l’agroécologie relèvent moins d’impasses techniques agronomiques – les solutions existent – ou encore économiques – la biodiversité pouvant être un facteur de résilience et de meilleure santé économique des exploitations – que d’un défaut majeur de l’État en matière de formation, d’accompagnement et de soutien financier aux agriculteurs sur qui reposent, encore trop, les risques financiers et techniques associés à une conversion.

Les filières sont également imparfaitement structurées, en particulier au niveau des débouchés, pour valoriser justement les produits agricoles issus de modes de production bénéfiques pour la biodiversité, l’environnement et la santé.

Ces mêmes produits agricoles sont par ailleurs injustement mis en concurrence avec des produits importés de pays dont les normes environnementales et sociales moins exigeantes sont préjudiciables aux agriculteurs.

Les modèles agricoles alternatifs sont pourtant reconnus aujourd’hui à travers des labels et des certifications ; toutefois, ils ne sont pas valorisés auprès des consommateurs ni soutenus par les politiques publiques proportionnellement à leurs bénéfices réels pour la biodiversité. L’agriculture biologique (AB) est aujourd’hui la seule certification contrôlée annuellement dont le cahier des charges exclut le recours aux engrais et aux pesticides de synthèse ; ce qui garantit un plus haut niveau de diversification dans les fermes biologiques favorables à la préservation de la biodiversité. Les surfaces exploitées biologiquement abritent en moyenne 30 % d’espèces en plus et 50 % d’individus en plus ([8]).

La Fédération nationale d’agriculture biologique (FNAB) propose aujourd’hui de compléter le label AB par un label « Biodiversité » destiné à encourager et valoriser les agriculteurs et agricultrices biologiques mettant en œuvre les pratiques agricoles les plus favorables à la biodiversité.

D’autres modèles comme l’agriculture de conservation des sols, l’agriculture de précision, l’agriculture raisonnée ou encore le label « Haute valeur environnementale » (HVE) n’offrent pas de garanties suffisantes à la préservation de la biodiversité. HVE, par exemple, s’appuie sur un cahier des charges qui apporte une valorisation environnementale mais reste accessible sans véritables changements de pratiques ([9]). De ce fait, il est attractif, mais les exigences limitées en matière de réduction des produits phytosanitaires doivent nous rappeler que les garanties en matière de préservation de la biodiversité sont au final assez limitées. En conséquence, vos rapporteurs appellent à mieux communiquer et clarifier les bénéfices environnementaux que permettent réellement d’atteindre les différents labels en parallèle des certifications, telles que l’agriculture biologique (AB) ou Ecocert. Il est indispensable que les consommateurs et le grand public ne soient pas induits en erreur par la confusion que peut entraîner la sémantique HVE par rapport aux exigences de l’AB.

La politique agricole commune (PAC) n’a pas permis d’enrayer le déclin de la biodiversité en Europe, d’après un rapport de la Cour des comptes européenne ([10]). Dans la nouvelle PAC 2023-2027 et sa déclinaison française au sein du plan stratégique national (PSN) approuvée par la Commission européenne le 31 août 2022, les aides à la conversion à l’agriculture biologique et les mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC) constituent les principaux dispositifs destinés à soutenir la transition agroécologique ; elles représentent seulement le tiers des aides du second pilier, soit moins de 7 % du budget PAC de la France pour la période 2023-2027. Alors que les MAEC sont déterminantes pour maintenir des espaces et milieux favorables à la biodiversité, la faiblesse du budget qui leur est alloué ne permet pas, dans plusieurs régions (Bretagne, Nouvelle-Aquitaine, Occitanie, Auvergne-Rhône-Alpes notamment), de répondre aux demandes des agriculteurs et conduit à des tensions et des renoncements.

La déclinaison nationale du nouvel « écorégime », destiné à remplacer l’ancien « paiement vert » dont le bilan est très critiqué ([11]), est par ailleurs peu ambitieuse. En comparaison d’autres États membres, la France a fait le choix d’une stratégie « large et peu profonde » avec des montants parmi les plus faibles d’Europe et plus de 80 % d’agriculteurs éligibles. L’écorégime français ne constituera pas le levier incitatif décisif au changement de pratiques agricoles qu’il aurait pu être.

Les politiques publiques nationales sont également très insuffisantes pour enrayer le déclin de la biodiversité en milieu agricole. Depuis 2018, pas moins de trois plans Écophyto se sont succédés sans baisse significative de l’utilisation des pesticides. Selon vos rapporteurs, ces plans s’inscrivent dans une logique de substitution et maintiennent le monde agricole dans un mécanisme de dépendance.

La politique d’installation ne permet pas, elle non plus, d’encourager significativement les projets agricoles valorisant la biodiversité. Dans un contexte de baisse du nombre d’exploitants et d’exploitations et de vieillissement de la population active agricole, les politiques d’installation ne prennent pas encore suffisamment en compte les enjeux environnementaux, alors même que ceux-ci conditionnent de plus en plus la résilience économique de l’exploitation à l’heure des crises écologiques.

Le soutien à l’AB est pour sa part résiduel. Les aides publiques ne sont pas suffisamment incitatives pour susciter des conversions : en 2022, seulement 11 % de la surface agricole utile (SAU) était cultivé en AB. Confrontée à une crise conjoncturelle (baisse des prix du bio) et structurelle (baisse de la demande, concurrence d’autres labels, désinformation des consommateurs), l’agriculture biologique devrait faire l’objet d’un soutien inédit des pouvoirs publics.

Enfin, les politiques alimentaires constituent un levier incontournable pour stimuler la demande des consommateurs et de la restauration collective en productions agricoles respectueuses de la biodiversité. Vos rapporteurs préconisent le renforcement du soutien au déploiement des projets alimentaires territoriaux (PAT) et aux initiatives permettant de rendre accessible l’agriculture paysanne à tous les consommateurs.

Ainsi, ce rapport appelle à une prise de conscience sur l’état préoccupant de la biodiversité et la responsabilité de nos politiques publiques agricoles. Au-delà des enjeux environnementaux, la perte de biodiversité menace la souveraineté alimentaire française et la pérennité de l’agriculture (baisse des productions agricoles suite à la perte de services écosystémiques, accaparement du foncier agricole, dépendance aux pesticides et vulnérabilité des cultures face aux aléas climatiques). Il est donc de notre responsabilité de planifier et de mettre en œuvre une transition agroécologique ambitieuse.


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   PARTIE I : Le dÉclin de la biodiversitÉ dans les paysages agricoles

I.   Des paysages agricoles héritÉs : aux origines du modÈle agricole français productiviste

A.   Un modèle agricole intensif héritÉ des années 1960

Les pratiques agricoles se sont profondément transformées dans la seconde moitié du XXe siècle. Marquée par un idéal de progrès et de modernisation, cette transformation a abouti à l’émergence d’un modèle agricole dominant dit « conventionnel » fondé sur des objectifs de maximisation des rendements agricoles et des moyens comme la spécialisation des productions, le recours à des intrants de synthèse et la mécanisation des équipements agricoles.

Dans les années 1950, les exploitations agricoles françaises pratiquent majoritairement la polyculture-élevage. Ces systèmes reposent sur des associations de cultures adaptées aux types de terroirs et dont la diversité et la complexité des rotations ([12]) permettent de lutter contre les maladies et les ravageurs de culture. Un lien étroit y existe entre les animaux et les cultures : les élevages sont dimensionnés en fonction de la capacité de production végétale des exploitations et jouent un rôle essentiel en fournissant de la matière organique pour assurer la fertilité des sols et de la force de traction pour le matériel de culture ([13]).

À partir des années 1950, les systèmes de polyculture ou de polyculture-élevage déclinent au profit d’exploitations agricoles plus grandes et spécialisées dans un nombre restreint de productions végétales et/ou animales. Cette première « révolution agricole » repose sur des évolutions techniques (tracteurs et machinisme agricole, engrais de synthèse, produits phytosanitaires, herbicides, sélection génétique des variétés et des races, etc.) qui ouvrent la voie à une déconnexion croissante entre la production agricole et le fonctionnement naturel des écosystèmes.

Le recours aux intrants permet notamment la spécialisation des exploitations avec l’abandon des systèmes de rotations complexes entre les cultures et de la complémentarité entre les systèmes de culture et d’élevage.

Dans les systèmes d’élevage, l’intensification de la production est obtenue par le recours à des bâtiments d’élevage, la mécanisation de la distribution alimentaire et des équipements, la sélection génétique, le déclin des prairies permanentes au profit de systèmes fourragers intensifs et de la culture du maïs au prix d’investissements coûteux (drainage, irrigation, retenues d’eau, etc.) et au détriment des pratiques de pâturage extensif et de la mobilité des animaux.

Une seconde « révolution agricole », amorcée dans les années 1990 et fondée sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication et les biotechnologies, accélère ces dynamiques. Elle donne naissance à l’agriculture et l’élevage dits de « précision » qui utilisent l’autoguidage des engins agricoles, l’ajustement des apports d’engrais sur les cultures, des équipements permettant l’automatisation de la traite et de l’alimentation des animaux, etc.

Cette transformation technique, économique et sociale de l’agriculture, perçue à l’époque comme vectrice de progrès et de modernité dans le contexte plus global des « Trente Glorieuses », a été encadrée et encouragée par les pouvoirs publics et les acteurs du secteur agricole, à travers la politique agricole commune (PAC) à partir de 1962 et les lois d’orientation agricole n° 60-808 du 5 août 1960 et n° 62-933 du 8 août 1962. Une politique agricole active de restructuration foncière et de soutien des prix et du crédit a encouragé les agriculteurs à restructurer leurs exploitations et réaliser des investissements coûteux en matériel.

La modernisation de l’agriculture s’est accompagnée d’un « bouleversement de la relation que les agriculteurs entretiennent avec la terre » : « la jeune génération (…) a commencé à voir dans la terre non pas un patrimoine familial à protéger, mais « un outil de travail » à utiliser le plus rationnellement possible. » ([14])

Si l’agriculture a toujours façonné le vivant et la biodiversité, comme l’ont souligné les historiens MM. Cornu et Béaur, lors de leur audition avec l’exemple de la production de « veau blanc » pour les boucheries parisiennes dès le XVIIe siècle ([15]), ses effets sur l’environnement se sont ainsi considérablement accélérés au XXe siècle.

Le modèle de l’agriculture intensive, issue de ces révolutions agricoles successives, repose sur une stricte séparation entre la nature et la culture. Les écosystèmes y sont perçus comme des supports de production qu’il s’agit de maîtriser et d’adapter à la production, plutôt que comme des ressources et outils pouvant rendre des services systémiques bénéfiques aux cultures. Au lieu de s’appuyer sur les capacités intrinsèques de production des écosystèmes, le système conventionnel repose sur des moyens de production externes. Les écosystèmes ont été « aménagés afin de permettre la mise en œuvre des nouvelles formes de production (arrachage des haies, agrandissement des parcelles, drainage, irrigation, etc.) et le contrôle des cycles de matière et des populations vivantes a été extrêmement poussé. » ([16])

B.   La modernisation de l’agriculture et ses effets sur les paysages agricoles

La « modernisation » de l’agriculture dans la seconde moitié du XXe siècle a ainsi profondément transformé les paysages agricoles et le métier d’agriculteur.

1.   Le déclin de la diversité paysagère et de la biodiversité dans les paysages agricoles

La taille des exploitations agricoles a d’abord considérablement augmenté en même temps que le nombre d’exploitations a diminué :

– La surface moyenne d’exploitation est ainsi passée de 21 hectares en 1970 à 69 hectares en 2020 (+14 hectares par rapport à 2010) d’après le dernier recensement agricole en France métropolitaine. Les grandes exploitations (au sens économique) exploitent aujourd’hui en moyenne 136 hectares. Les territoires à vocation céréalière (Bassin parisien, Centre-Val de Loire, Grand Est) présentent des superficies moyennes supérieures à 100 hectares ;

– Plus de quatre exploitations agricoles sur cinq ont disparu depuis 1950. Ces dynamiques se poursuivent aujourd’hui : entre 2010 et 2020, le nombre d’exploitations agricoles continue de baisser (-100 000 fermes). Le nombre d’élevages (-63 500) se réduit plus fortement que celui des exploitations à dominante végétale. Les grandes exploitations sont les seules dont le nombre s’accroît en 2020 ; elles représentent une exploitation sur cinq et exploitent près de 40 % du territoire agricole ([17]).

Évolution du nombre d’exploitations et de la surface agricole utilisée (SAU) moyenne en France métropolitaine entre 1970 et 2020

Source : Agrestre, octobre 2022.

Les agriculteurs ont spécialisé leurs cultures à la fois à l’échelle des parcelles et des territoires. Cette dynamique de spécialisation a profondément contribué à modifier les paysages agricoles :

– À l’échelle de l’exploitation, la polyculture a diminué au profit d’une tendance aux paysages de « monoculture » du fait de la spécialisation sur les cultures les plus rentables, la réduction de la diversité des plantes cultivées, la simplification des rotations et la disparition des éléments semi-naturels perçus comme contraignants (haies, arbres, bosquets, prairies, mares, etc.).

Ce modèle de production agricole a lui-même été rendu possible par l’utilisation d’intrants de synthèse qui permettent d’éliminer la nécessité d’une part, de plantes secondaires pour lutter contre les maladies et les bioagresseurs et d’autre part, d’animaux dont les déjections permettaient de fertiliser naturellement les sols (l’apport d’engrais chimiques s’y substituant) ;

– À l’échelle des paysages, l’agrandissement de la taille des parcelles et le déclin de l’élevage ont favorisé l’arrachage massifié des haies et la spécialisation des cultures a généré une forte homogénéité paysagère.

Paysage agricole de Beauce, première région céréalière d’europe

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Depuis 1950, 70 % du linéaire de haies a disparu des paysages agricoles. Le déclin de la haie continue de s’accélérer malgré les mesures de soutien : la perte est estimée à plus de 23 500 kilomètres par an sur la période 2017-2021 (contre 10 400 kilomètres par an entre 2006 et 2014) pour un linéaire total de haies estimé à 1,55 million de kilomètres par l’Institut géographique national (IGN) ([18]). Or, les haies constituent non seulement un facteur de diversité paysagère mais également des réservoirs de biodiversité majeurs offrant de nombreux services environnementaux aux agriculteurs et à la société (stockage de carbone, régulation de l’eau, abri pour les auxiliaires de culture ([19]), coupe-vent, ombre pour le bétail, etc.).

– À l’échelle des territoires et des régions, les productions se sont également concentrées géographiquement en réponse à des logiques économiques et commerciales ; reléguant à l’arrière-plan les critères d’ordre biologique et agronomique relatifs à la géologie et au type de sols.

RÉpartition des communes selon la prodUction agricole dominante
au 1er janvier 2019 (source : INSEE, d’après agreste)

Aujourd’hui, la Bretagne et les Pays de la Loire sont ainsi les principales régions productrices de porcs et de volailles. L’élevage de bovins est surtout situé dans le centre de la France. Les grandes cultures spécialisées (céréales, colza, tournesol, soja, lentilles, pois, etc.) se retrouvent sur un arc reliant le nord de la Nouvelle-Aquitaine à la région Grand Est, en passant par le Bassin parisien, tandis que les activités de maraîchage et d’horticulture sont principalement implantées dans le bassin méditerranéen, en Île-de-France et le long de la façade atlantique.

Des filières se sont structurées en amont et en aval de la production agricole avec en amont, une standardisation et donc une réduction de la diversité des produits agricoles (semences, races…) vendues par les coopératives, et en aval, l’industrialisation de la transformation des produits agricoles.

Les coopératives agricoles, acteur clé des filières agricoles

Le statut juridique des coopératives agricoles, hérité de la loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération, est défini aux articles L. 521-1 et suivants du code rural et de la pêche maritime.

Les sociétés coopératives agricoles « ont pour objet l’utilisation en commun par des agriculteurs de tous moyens propres à faciliter ou à développer leur activité économique, à améliorer ou à accroître les résultats de cette activité » (article L. 521-1). Une coopérative est créée par des agriculteurs afin d’assurer en commun l’utilisation d’outils de production, de conditionnement, de stockage, de commercialisation ou de transformation des produits de leurs exploitations ainsi que leur approvisionnement en engrais et autres intrants. Aujourd’hui, trois agriculteurs sur quatre adhèrent à au moins une des 2 200 coopératives agricoles présentes sur l’ensemble territoire français. Elles représentent 40 % du chiffre d’affaires de l’agroalimentaire français et 190 000 emplois salariés ([20]).

Leur ancrage territorial et leur positionnement particulier leur permettent d’être des acteurs clés en amont et en aval de la production agricole. Toutefois, certaines coopératives se sont financiarisées et sont devenues de très grandes structures captant la valeur ajoutée du producteur et encourageant une agriculture industrielle intensive.

2.   Les transformations du métier de paysan : la fin des paysans ?

La « révolution agricole » s’est traduite par une simplification du travail des agriculteurs et agricultrices. Le recours à des équipements motorisés de plus en plus performants, à des variétés plus homogènes et productives et aux intrants de synthèse a changé la nature des tâches réalisées par les agriculteurs : par exemple, les rotations de cultures se sont simplifiées et réduites dans le temps et le nombre de passages nécessaires sur la parcelle pour implanter une culture a considérablement diminué.

L’évolution des pratiques agricoles a ainsi eu pour effet d’augmenter la superficie cultivée par actif agricole et de générer des gains en termes de temps de travail et de productivité du travail. Le volume produit par actif agricole a crû : à titre d’exemple, aujourd’hui dans le Bassin parisien, les équipements les plus performants permettent à un seul actif agricole de cultiver 250 hectares avec une rotation betterave/blé/féverole ou colza/blé.

En conséquence, le nombre d’actifs agricoles a considérablement diminué parallèlement à l’agrandissement de la taille des parcelles et la mécanisation du travail agricole. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, 36 % de la population active travaille dans le secteur agricole. En 1982, on compte 1,6 million d’agriculteurs exploitants (7,1 % de l’emploi total). En 2019, d’après les données de l’enquête « Emploi », les agriculteurs exploitants sont au nombre de 400 000 et représentent 1,5 % de l’emploi. Trois quarts sont des hommes et plus de la moitié sont âgés de 50 ans ou plus ([21]).

Le métier s’est également professionnalisé avec l’essor de l’enseignement agricole. Le niveau de formation des agriculteurs s’est élevé : aujourd’hui, environ 80 % des agriculteurs de moins de 40 ans possèdent un diplôme de niveau baccalauréat ou plus.

Toutefois, les travaux de Mme Sophie Devienne, chercheuse spécialiste de l’évolution des systèmes agraires, démontrent que la hausse des rendements et de la productivité du travail agricole ne s’est pas accompagnée de gains de revenus proportionnels, du fait du coût important des consommations intermédiaires (intrants notamment) et de l’adoption d’équipements de plus en plus performants mais coûteux. Seules les exploitations les plus importantes se sont ainsi retrouvées en capacité d’investir et de rentabiliser ces équipements face à la chute des prix des produits agricoles (céréales, viande de porc et de volaille, viande bovine, lait, etc.).

Évolution du prix des produits agricoles par rapport à celui des consommations intermédiaires et des biens d’équipement entre 1970 et 2015

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Source : Insee, d’après Sophie Devienne (2023).

C.   une agriculture plurielle

Si la révolution agricole de la seconde moitié du XXe siècle a profondément transformé les pratiques agricoles et impacté les paysages avec l’agrandissement de la taille des exploitations, la spécialisation des cultures et le déclin important de la diversité paysagère, l’agriculture d’aujourd’hui n’en demeure pas moins plurielle. D’importantes disparités demeurent entre les territoires et au sein de la profession agricole.

Si la taille des parcelles agricoles a considérablement augmenté en moyenne, les équilibres sont différents d’un territoire à l’autre. Au niveau départemental par exemple, la superficie moyenne varie de 21 hectares dans les Pyrénées-Orientales à 170 hectares en Haute-Marne.

Les territoires d’élevage marqués par un faible développement des grandes cultures ont pu conserver des paysages bocagers (espaces semi-fermés marqués par la présence de haies clôturant chaque parcelle). C’est le cas par exemple en Haute-Vienne où la mission a réalisé un déplacement. Le département compte 3 600 exploitations, dont 73 % en élevage et 8 % en polyculture-élevage (en déclin par rapport à 2010). Les prairies représentent 78 % de la surface agricole du département ([22]).

paysages agricoles de pâturage extensif
(haute-vienne, nord de limoges, 2023)

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A contrario, dans le sud des Deux-Sèvres près de Niort où la mission a également réalisé un déplacement, les paysages bocagers dominants avant la révolution agricole ont disparu et sont devenus rares. Le département compte 5 000 exploitations d’une surface moyenne de 89 hectares (+29 hectares par rapport à la moyenne nationale). Une exploitation sur trois est spécialisée en grandes cultures.

Paysage bocager résiduel (à gauche), paysage de gRandes cultures dominant (à droite) (Deux sevres, sud de niort, 2023)

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Au niveau national, en 2020, 52 % des exploitations sont spécialisées en production végétale et 38 % en production animale ; les fermes mixtes (polyculture ou poly-élevage) représentent seulement 10 % des exploitations. Trois exploitations sur dix sont spécialisées en grandes cultures.

Au-delà des types de cultures, les exploitations pratiquent des modes de production plus ou moins intensifs et extensifs, conventionnels et alternatifs. Seulement 12 % des fermes sont en agriculture biologique ([23]).

Au sein de la profession agricole, les disparités de niveau de vie sont fortes. Les revenus agricoles sont notamment plus faibles dans les territoires d’élevage (en particulier, bovins, ovins, caprins) que dans ceux de production végétale. Ils sont notamment plus élevés dans les territoires viticoles et dans ceux combinant diverses grandes cultures (céréales, plantes oléagineuses – colza, tournesol, soja, etc. – et protéagineuses – lentilles, pois, etc.) ([24]).

II.   Les effets des pratiques agricoles intensives sur la simplification des paysages et le déclin de la biodiversité

A.   l’agriculture intensive, cause majeure de l’appauvrissement de la biodiversité

Le mot « biodiversité » englobe la diversité du vivant, passée et présente, à tous les niveaux et à différentes échelles d’organisation biologique (individu, population, communauté, écosystème…). On distingue communément :

– la biodiversité génétique : diversité des gènes ;

– la biodiversité spécifique : diversité des espèces, intraspécifique (variété génétique des individus et des populations d’une même espèce) ou interspécifique (diversité des espèces) ;

– la biodiversité écosystémique : variété des milieux de vie.

Le constat est aujourd’hui sans appel : la biodiversité est en chute libre et la vitesse actuelle de son effondrement est sans précédent à l’échelle de l’histoire humaine.

D’après la Plateforme gouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) ([25]), 25 % des espèces suivies sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), soit environ 1 million d’espèces, sont menacées d’extinction dans les prochaines décennies. La France est le sixième pays hébergeant le plus grand nombre d’espèces menacées.

Le déclin actuel de la biodiversité affecte tous les pays, tous les milieux et toutes les espèces. 69 % des populations de vertébrés (mammifères, poissons, oiseaux, reptiles, amphibiens) ont disparu entre 1970 et 2018 d’après l’indice planète vivante (IPV) ([26]) ; 40 % des insectes sont en déclin au niveau mondial (alors qu’au moins 75 % des cultures alimentaires en Europe dépendent des insectes pollinisateurs).

L’IPBES identifie cinq causes majeures au déclin de la biodiversité, toutes liées aux activités humaines. L’agriculture est impliquée dans chacune de ces causes :

– les changements d’usage des terres, la disparition, la fragmentation et la dégradation des habitats naturels : le déclin des habitats naturels est lié à la disparition des éléments semi-naturels dans les paysages agricoles (haies, bosquets, arbres isolés, etc.), à la dégradation de la fertilité des sols, à des changements d’usage des sols (transformation de terres en surfaces cultivées), à des modifications des cours d’eau, etc. ;

– les changements climatiques : la pratique des sols nus (non couverts par des cultures) et la disparition des éléments arborés dans les surfaces agricoles réduisent la capacité des sols à stocker le carbone. Or, les sols contribuent au stockage de carbone (la matière organique des sols étant constituée pour plus de 50 % de carbone) et ainsi à la diminution des émissions de gaz à effet de serre ([27]). Certaines pratiques agricoles intensives ont également pour effet de réduire la capacité d’infiltration de l’eau dans les sols, ce qui peut renforcer les effets du changement climatique durant les épisodes de sécheresse ;

– la pollution des eaux, des sols et de l’air : l’utilisation d’intrants de synthèse (engrais et pesticides) est une source majeure de pollution de tous les milieux naturels (sols, cours d’eau, nappes souterraines, etc.) et impacte directement et indirectement la faune et la flore de tous les milieux ;

– l’exploitation directe des animaux, des plantes et d’autres organismes : la destruction de nids ou l’empoisonnement d’espèces est susceptible d’occasionner des dégâts ;

– les espèces exotiques envahissantes : celles-ci peuvent être introduites et propagées lors d’échanges commerciaux de semences ou de récoltes.

L’intensification agricole est ainsi la première cause du déclin de la biodiversité. Elle a « transformé des paysages autrefois variés, composés de nombreux petits champs et d’habitats diversifiés, en un terrain homogène et continu travaillé à l’aide de grosses machines et d’une main-d’œuvre fortement réduite (…) [ce qui a] entraîné une diminution de l’abondance et de la diversité de la végétation naturelle et par suite, de celles des espèces animales. » ([28])

Le déclin de la biodiversité des terres aGricoles sous l’effet de l’intensification des pratiques agricoles