N° 792

______

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 janvier 2025.

RAPPORT D’INFORMATION

FAIT

 

AU NOM DE LA DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L’ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES ([1]),

sur la définition pénale du viol

présenté par

Mmes Véronique RIOTTON et Marie-Charlotte GARIN

Députées

____

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes est composée de :

 

Mme Véronique Riotton, présidente ; Mme Marie-Charlotte Garin, M. Guillaume Gouffier Valente, Mme Sarah Legrain, Mme Anne-Cécile Violland, viceprésidents ; Mme Julie Delpech, Mme Karine Lebon, secrétaires ; Mme Brigitte Barèges, Mme Marie‑Noëlle Battistel, M. Guillaume Bigot, Mme Sylvie Bonnet, M. Louis Boyard, Mme Gabrielle Cathala, Mme Edwige Diaz, Mme Sandrine Dogor-Such, Mme Virginie Duby-Muller, Mme Agnès Firmin Le Bodo, M. Thierry Frappé, Mme Martine Froger, Mme Sandrine Josso, Mme Fatiha Keloua Hachi Mme Élise Leboucher, Mme Gisèle Lelouis, Mme Guillaume Lepers, Mme Delphine Lingemann, Mme Christine Loir, Mme Marie-France Lorho, Mme Graziella Melchior, Mme Joséphine Missoffe, Mme Marie Récalde, Mme Sandra Regol, Mme Sandrine Rousseau, M. Emmanuel Taché de la Pagerie, Mme Andrée Taurinya, Mme Prisca Thevenot, Mme Céline Thiébault-Martinez.

 


SOMMAIRE

___

Pages

synthèse du rapport

introduction

I. Pourquoi la question de la dÉfinition pÉnale du viol se pose-t-elle aujourd’hui ?

A. certes, Les problèmes culturels et matÉriels que soulève la question du viol dépassent la seule sphère juridique

1. Une problématique culturelle qui dépasse la seule sphère juridique

a. Le viol s’enracine dans le contexte global de la culture du viol

b. Le crime de viol se nourrit très majoritairement de la vulnérabilité statutaire et sociale des victimes

2. Un crime qui présente des difficultés spécifiques, renforcées par le manque de moyens de la chaîne judiciaire

a. Un crime de l’intime qui peut rendre difficile l’administration de la preuve

i. Il n’y a souvent pas de témoins

ii. Il est difficile de porter plainte et le temps joue contre les victimes

iii. Un crime sans aveux

iv. Des phénomènes de sidération trop souvent ignorés

b. Malgré de réels efforts des professionnels, un manque de moyens des enquêteurs et de l’ensemble des acteurs de la chaîne judiciaire

i. Un volet médico-légal dont l’accessibilité doit être renforcée

ii. Police/gendarmerie : des progrès indéniables mais des moyens à renforcer en matière d’accueil, de dépôt de plainte et d’enquête

iii. Justice : des efforts qui doivent être poursuivis

B. NÉanmoins, le droit pÉnal échoue trop souvent dans ses fonctions répressive et protectrice, quand il ne contribue pas à laisser prospÉrer certains stÉrÉotypes

1. Des infractions très nombreuses qui restent le plus souvent sans réponse pénale : des statistiques édifiantes

i. Un contentieux de masse malgré un « chiffre noir » très élevé

ii. Un taux de condamnation extrêmement faible par rapport au nombre de plaintes déposées

iii. Des auteurs qui développent un sentiment d’impunité

2. Un traitement judiciaire qui échoue à protéger les victimes

i. La concentration des interrogatoires et investigations sur la victime

ii. La parole de la victime est questionnée, l’auteur est cru sur parole

iii. Re-victimisation des victimes

3. De nombreux stéréotypes favorisés par le silence de la loi sur la question du consentement

i. En l’absence de définition, le consentement est toujours utilisé contre la victime.

ii. Bonne victime et bon auteur

iii. Les arguments confortables de la « zone grise » et du « parole contre parole ».

C. Un contexte international et europÉen qui invite à un changement de paradigme

1. La définition du viol en France n’est pas conforme à ses engagements internationaux

a. La définition du viol n’est pas conforme à la Convention d’Istanbul ratifiée par la France

b. Des questions soulevées devant le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) et la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)

2. L’échec d’une définition européenne du viol

3. Nombre de nos voisins européens ont modifié leurs définitions pour répondre à leurs engagements mais surtout à une forte demande sociale

II. les dispositions actuelles du code pÉnal

A. une construction lÉgislative lente, toujours prÉcÉdÉe d’avancÉes jurisprudentielles et sociÉtales

1. Une définition historiquement centrée sur le recours de l’auteur à des moyens de coercition

a. Une définition centrée sur les moyens de coercition qui ne mentionne pas explicitement le défaut de consentement

b. L’abandon récent des éléments de coercition pour les mineurs de 15 ans

2. Des peines historiquement lourdes que de très nombreuses circonstances peuvent venir aggraver

a. Un renforcement de la répression et un allongement des délais de prescription

b. Des circonstances aggravantes aujourd’hui au nombre de dix-sept qui peuvent limiter la caractérisation de l’infraction

B. Une jurisprudence variée et parfois innovante, qui peine TOUTEFOIS À combler le SILENCE de la loi sur la notion de consentement

1. Une interprétation parfois extensive des éléments matériels constitutifs du viol (violence, contrainte, menace et surprise)

a. Les notions de violence et de menace sont les plus simples à appréhender

b. La jurisprudence a enrichi la notion de contrainte

c. et commencé à intégrer des situations inattendues ou auparavant mal comprises dans la notion de surprise

2. Mais restrictive de l’élément intentionnel, corollaire de la notion de consentement

a. Seul le fait pour l’auteur d’ignorer sciemment une absence de consentement claire et non contestable permet de retenir l’intention coupable

b. L’absence de consentement est insuffisante en elle-même à caractériser le viol et peut être utilisée pour neutraliser le recours à la violence, contrainte, menace ou surprise

III. la réforme de la définition pénale du viol : mieux réprimer, mieux protéger, mieux prévenir

A. LA redÉfinition pÉnale du viol : combler le silence de la loi sur la notion de non-consentement

1. Introduire la notion de consentement dans la définition des agressions sexuelles tout en conservant les critères actuels

a. Introduire le consentement pour mieux encadrer l’usage de cette notion par les acteurs de la chaîne judiciaire

b. Tenir compte des « circonstances environnantes » dans les démarches d’enquête et de poursuite

c. Exploitation de la vulnérabilité, silence, absence de résistance, sommeil, inconscience : apporter des précisions sur la notion de consentement

2. Préserver les acquis jurisprudentiels en conservant les quatre critères constitutifs de l’infraction

3. Aménager les délais de prescription

4. Conserver la cohérence avec les autres dispositions de ce chapitre du Code pénal

B. tout en respectant les grands principes de notre droit et en Évitant les « pièges du consentement »

1. La présomption d’innocence

2. Le principe d’intentionnalité

3. Veiller au principe de non-rétroactivité du droit pénal

4. Répondre aux préoccupations légitimes des organisations féministes et éviter les « pièges du consentement »

Conclusion

Glossaire

travaux de la délégation

I. Audition de M. Didier Migaud, garde des sceaux, ministre de la justice

II. TABLE RONDE SUR LA RÉPONSE JUDICIAIRE AUX VIOLENCES SEXISTES ET SEXUELLES

III. Examen du rapport par la délégation

ANNEXES

Annexe  1 : schéma – le chemin de l’impunité

Annexe  2 : législations européennes ayant intégré le non-consentement à la définition du viol

Annexe  3 : QR code tasse de thé

annexe n° 4 : proposition de loi

annexe  5 : Liste des personnes auditionnées

personnes entendues par la délégation

personnes entendues par les rapporteures

 


   synthèse du rapport

Pour une vraie culture du consentement, réformer la définition pénale du viol

Pourquoi la question de la redéfinition pénale du viol se pose-t-elle ?

1. Malgré des avancées, la criminalité sexuelle ne recule pas et un climat d’impunité perdure

Toutes les 2 minutes, une personne est victime de violences sexuelles. Pourtant, huit victimes sur dix, hors cadre familial, ne portent pas plainte. Pourquoi autant de victimes renoncent-elles à porter plainte ? Parce qu’elles pensent que ce n’était pas assez grave (24 %), que ça n’aurait servi à rien (24 %), que leur témoignage ne sera pas pris au sérieux par les forces de l’ordre (16 %) ou qu’elles veulent éviter que cela ne se sache (10 %). Sur le peu de victimes qui portent plainte, le ministère de la Justice comptabilisait 73 % de classements sans suite en matière de violences sexuelles en 2018, bien que l’auteur soit souvent identifié. C’est parce que les auteurs ne sont pas massivement condamnés que le climat d’impunité perdure (1 206 condamnations pour viol en 2022).

2. Le silence de la loi sur le consentement

Bien que la question de l’existence ou non du consentement soit omniprésente tout au long de la procédure judiciaire, il reste absent de la définition du viol dans le Code pénal. La jurisprudence s’est développée pour s’adapter aux évolutions de la société, mais le traitement judiciaire demeure parfois aléatoire, notamment pour les cas de sidération, de contrôle coercitif ou d’exploitation de situations de vulnérabilité, qui ne sont pas explicitement couverts par la loi. Faute de définition claire, le consentement est souvent instrumentalisé par les agresseurs ("Je ne pouvais pas savoir", "Elle n’a rien dit"), ce qui alimente les stéréotypes sur le viol, complique les dépôts de plainte et engendre de nombreux classements sans suite, au détriment des victimes

3. La lutte contre la culture du viol nécessite une loi plus claire et plus lisible

Près de 10 ans après la naissance du mouvement #Metoo et comme l’a à nouveau illustré le procès dit « de Mazan », la lutte contre la culture du viol doit être une priorité. Or, le droit en vigueur contribue au maintien de préjugés sociétaux sur ce qu’est une « bonne » victime (qui résiste, se débat, est « exemplaire » dans son comportement), un « vrai » viol (avec violence et contrainte, par un individu monstrueux et/ou étranger) mais nourrit aussi des idées reçues sur une prétendue « présomption de consentement » ou « disponibilité sexuelle » des victimes (« il y a viol et viol » ; « qui ne dit mot consent »). Le droit devrait énoncer plus clairement la différence entre sexualité et violence et réaffirmer que le viol n’est pas une relation sexuelle – c’est un acte de violence et de domination. Ce changement est un levier pour une société plus égalitaire et une culture commune basée sur le respect mutuel.

 

4. Le respect de nos engagements internationaux

Notre droit doit s’aligner avec nos engagements internationaux et notre diplomatie féministe. La Convention d’Istanbul, ratifiée par la France, fait clairement référence à l’absence de consentement, examinée à la lumière des circonstances environnantes, dans la définition du viol. Dans son rapport dévaluation de 2019, le GREVIO, organe chargé du suivi de la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul, a souligné qu’en France, « la définition juridique des infractions sexuelles n’est pas fondée de manière explicite sur le consentement libre et non équivoque de la victime ». Par ailleurs, un nombre croissant de pays de l’Union européenne ont intégré la notion de consentement dans la définition du viol, avec pour certains des résultats probants sur le nombre de condamnations, la protection des victimes et la lutte contre les stéréotypes.

Une étape dans la lutte contre les violences sexuelles

La modification de la loi ne suffira pas, à elle seule, à répondre à l’ensemble des difficultés rencontrées par les victimes de violences sexuelles, qui sont multifactorielles. Mais elle peut être une pierre à l’édifice, un jalon dans le changement de paradigme attendu par les associations féministes, les professionnels, et une grande partie de l’opinion publique. Cette réforme doit, pour porter ses fruits, s’accompagner de moyens renforcés pour l’ensemble de la chaîne judiciaire et d’une lutte résolue contre la culture du viol – l’accès effectif sur l’ensemble du territoire à l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (EVARS) y joue un rôle essentiel. Elle doit permettre au droit pénal de mieux remplir ses fonctions répressives, protectrice et expressive.

• Mieux prévenir : La loi a un rôle central. Elle exprime les valeurs de notre société et envoie un message clair sur ce qui est réprimable ou non. Clarifier la loi permet de mieux prévenir les violences sexistes et sexuelles, en levant toute ambiguïté : aucune personne initiant un contact sexuel ne doit être dispensée de s’assurer du consentement libre et éclairé de l’autre.

• Mieux reconnaître : Une meilleure prise en compte du consentement permettrait de mieux apprécier les vulnérabilités des victimes et les stratégies mises en place par les auteurs pour vicier leur consentement. Cela permettrait également d’éviter de faire du comportement actuel ou passé de la victime le cœur de l’enquête et de mieux prendre en compte les cas de sidération, coercition et d’emprise. Ce changement doit être soutenu par une formation approfondie des enquêteurs, magistrats et professionnels de santé sur les spécificités des violences sexistes et sexuelles pour les auteurs comme pour les victimes, avec l’instauration de protocoles adaptés tout au long de la procédure.

• Mieux réprimer : L’enquête doit systématiquement porter sur les indices permettant d’évaluer si et par quelles mesures raisonnables le mis en cause a cherché à recueillir le consentement. En inscrivant clairement cette exigence dans la loi, on donne aux juges un outil supplémentaire pour poursuivre davantage de mis en cause. Ainsi, les stratégies mises en place par les agresseurs seraient mieux prises en compte pour les sanctionner.

 

Les grandes orientations de la réforme

1/ Introduire la notion de non-consentement dans la définition pénale du viol

La mission propose d’intégrer la notion de non-consentement dans la définition pénale du viol et des agressions sexuelles. L’absence de consentement doit permettre de distinguer la sexualité de la violence. La nouvelle définition doit préciser que le consentement est spécifique, doit être donné librement et peut être retiré à tout moment.

2/ Conserver les quatre critères de la définition actuelle

C’est-à-dire la référence au recours à la violence, à la menace, à la contrainte et à la surprise, afin de conserver l’acquis jurisprudentiel. Il ne s’agit pas de les affaiblir, mais de les consolider.

3/ Apprécier l’absence de consentement au regard des circonstances environnantes

Par cette référence, il s’agit d’éviter que l’investigation ne soit centrée uniquement sur la plaignante ou que la notion de consentement ne se retourne contre elle (victimes vulnérables, stratégies de certains agresseurs). Cela conduit les enquêteurs, les juges, à interroger davantage les agissements de la personne mise en cause et à apprécier la validité du consentement à l’aune des vulnérabilités éventuelles de la victime.

4/ Préciser les cas où le consentement ne saurait être déduit

Il est proposé de préciser que le consentement ne peut être déduit dans des situations où la victime est dans l’incapacité d’exprimer son refus. Les situations dans lesquelles la vulnérabilité de la victime est exploitée doivent également être mieux prises en compte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


   introduction

« Lorsque ça m’est arrivé, je croyais beaucoup en la justice et j’ai fait tout ce qu’on m’a demandé. L’auteur des faits a été acquitté et moi, j’ai été broyée, une deuxième fois. Au début, lorsque l’on me demandait si une victime devait porter plainte, je répondais « oui ». Aujourd’hui, je réponds que je ne suis pas sûre : il faut que la victime ait un peu d’argent, qu’elle soit très bien entourée et qu’elle s’apprête à perdre - parce qu’elle a une chance sur deux que sa plainte ne soit pas reçue au commissariat, neuf chances sur dix pour que sa plainte soit classée sans suite et, si elle arrive dans l’arène judiciaire, elle a de fortes chances de se faire maltraiter. Suffisamment maltraiter pour que 25 ans après, j’en ai encore la gorge nouée. » Mme Giulia Foïs, journaliste.

« S’agissant du viol et de l’agression sexuelle, je ne parviens pas à expliquer l’état actuel de notre droit français, si ce n’est en me référant à l’histoire et aux préjugés sexistes et patriarcaux qui continuent à prévaloir. Il m’est souvent arrivé de dire aux victimes, lors d’audiences : « Madame, je vous crois. » Cependant, je ne pouvais pas, au regard des éléments recueillis dans la procédure et des exigences imposées par la loi, condamner l’auteur. Expliquer cette décision était pour moi une nécessité, car il n’existe pas pire sanction que de laisser une victime avec le sentiment de ne pas être crue. » M. François Lavallière, magistrat.

« Fréquemment, face au récit de la victime et à celui de l’agresseur prétendant « avoir cru que » ou « ne pas avoir su », les poursuites sont abandonnéesOn va classer sans suite. On va d’autant moins l’approfondir que le texte ne nous y convie pas, parce qu’il ne détaille pas ou ne précise pas un certain nombre de situations, de contraintes. Il ne permet pas de caractériser la relation entre la victime et l’agresseur. Ces lacunes doivent être comblées. » Me Frédérique Pollet-Rouyer, avocate.

« Les raisons de l’impunité ne résident pas seulement dans la définition de la loi, mais cette définition véhicule des stéréotypes, et à ce titre il est nécessaire de la modifier. En effet, les victimes elles-mêmes, avec la définition actuelle ont parfois du mal à concevoir que ce qu’elles ont subi relève du viol » Mme Maria Cornaz-Bassoli, avocate et co-secrétaire nationale de Choisir la cause des femmes.

Ces témoignages, issus des travaux de la mission, font état des difficultés quotidiennes rencontrées par les victimes face aux institutions judiciaires. Ils montrent en quoi l’actuelle définition pénale du viol fait aussi partie du problème en irriguant la façon de mener les enquêtes et d’engager les poursuites et en nourrissant certains stéréotypes sur le viol.

Il y a plus d’un an, la discussion de la directive européenne relative à la lutte contre les violences faites aux femmes et aux violences domestiques a relancé le débat, en Europe et en France, sur la définition pénale du viol. Elle a opposé deux conceptions, qui ne sont pas exclusives, de la définition du crime de viol : celle fondée principalement sur le non consentement de la victime et, celle, comme c’est le cas aujourd’hui en droit pénal français, centrée davantage sur les éléments matériels (violence, contrainte, menace et surprise). Face aux interrogations provoquées par la discussion de cette directive, une mission d’information parlementaire a été créée par la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale en décembre 2023.

C’est avec prudence et humilité que vos co-rapporteures ont abordé ce sujet délicat. Au terme de plusieurs mois de travaux, vos co-rapporteures ont acquis la conviction que la loi devait être modifiée. Le Président de la République Emmanuel Macron s’y est déclaré favorable, en mars 2024, de même que les gardes des sceaux, Éric Dupont-Moretti en mars 2024, puis Didier Migaud en octobre 2024.

Pourquoi la question de la redéfinition pénale du viol et des agressions sexuelles se pose-t-elle aujourd’hui ?

Depuis 2017, le mouvement #Metoo a montré l’ampleur et le caractère systémique des violences sexistes et sexuelles. Au gré des ouvrages, des témoignages, des procès, des enquêtes, des articles, la parole se libère mais cette parole est-elle véritablement entendue ? Jamais les pouvoirs publics, et en particulier le système judiciaire, n’ont été autant interpelés sur les limites de la réponse apportée aux violences sexuelles. Mais pour l’heure, aucune réforme législative n’est venue répondre à cette forte demande sociétale. Le crime de viol, crime de l’intime, qu’entoure hélas encore un halo de honte, de mutisme et d’évitement, s’accompagne d’un silence proche du déni.

Certes, la réalité du viol et des agressions sexuelles est mieux comprise et reconnue aujourd’hui grâce aux avancées de la recherche, à la parole des victimes et à la mobilisation des organisations féministes. Les professionnels sont mieux formés et informés et il faut louer les efforts de ceux qui s’investissent quotidiennement dans la lutte contre les violences sexuelles. L’arsenal juridique s’est aussi renforcé ces dernières années : les peines ont été aggravées, bien que sans effet probant sur la criminalité, et les délais de prescription ont été rallongés. En outre, la jurisprudence a pu être innovante en matière de répression pénale, et interpréter de manière plus large les faits matériels pour caractériser l’infraction (violence, contrainte, menace, surprise), même si la position de la Cour de cassation demeure claire sur la caractérisation des faits. ([2])

Cependant, en dépit de ces avancées, la criminalité sexuelle n’a pas reculé, les victimes ne sont pas mieux protégées et la culture du viol persiste. S’y ajoutent les difficultés considérables des victimes, du dépôt de plainte jusqu’au verdict, en passant par l’enquête, avec des risques immenses de victimisation secondaire. En d’autres termes, en matière de viol, le droit pénal échoue à remplir ses trois grandes fonctions : répressive c’est-à-dire de sanction des comportements dangereux pour l’ordre public ou contraire aux exigences de la vie en société ; protectrice pour la société et les citoyens ; et expressive dans l’idée d’énoncer et d’exprimer les valeurs essentielles d’une société. Le nombre anormalement élevé de classements sans suite et de non-lieux, la persistance du phénomène de correctionnalisation, et le caractère aléatoire et hétérogène de la réponse pénale nourrissent un climat d’impunité, un sentiment légitime d’abandon pour les victimes et laissent persister de terribles stéréotypes sur le viol. Quelques semaines après le verdict du procès dit « de Mazan », qui aura été à bien des égards le procès de la culture du viol, il est temps d’agir et de franchir une nouvelle étape dans la lutte contre les violences sexuelles.

Les statistiques – bien que très lacunaires en la matière – sont édifiantes. En 2021, selon les données du ministère de l’Intérieur, 252 000 personnes ont été victimes de violences sexuelles, dont 168 000 de viols et tentatives de viol ([3]). Huit victimes sur dix, de viols, tentatives de viol et agressions sexuelles hors cadre familial n’ont pas porté plainte. ([4]) En 2021, 24 % des victimes expliquent avoir renoncé à passer la porte du commissariat parce que « cela n’aurait servi à rien », 16 % craignant que leur témoignage ne soit pas « pris au sérieux »  ([5]). Enfin, s’il y a des condamnations, près de 73 % des plaintes pour violences sexuelles étaient classées sans suite, selon les chiffres du ministère de la Justice publiés en 2018 ([6]). La justice ne traite donc que le sommet de l’iceberg.

Bien sûr, la redéfinition pénale du viol, à elle seule, ne peut répondre à l’ensemble des difficultés rencontrées par les victimes qui sont multifactorielles. Néanmoins, le dispositif textuel actuel constitue un obstacle dans la possibilité d’aboutir à des poursuites pénales en matière de viol et d’agression sexuelle et il contribue à nourrir de terribles stéréotypes sur le viol. Comme le procès dit « de Mazan » l’a illustré, le consentement est d’ores et déjà au cœur du débat judiciaire, alors même qu’il est insuffisant à caractériser l’infraction. Il peut même être utilisé contre les victimes en l’absence de définition. Les cas d’emprise, de sidération, d’état conduisant à une absence de résistance, de situation de vulnérabilité ne sont pas pris en compte et souvent ne permettent pas d’engager des poursuites, voire se retournent contre les victimes. Enfin, en l’état actuel du droit, la définition du viol contribue à alimenter des idées reçues dangereuses – sur ce que seraient un « vrai » viol et une « bonne » victime qui nourrissent en réalité la culture du viol.

Ce rapport analyse le droit existant et fait état du cheminement qui a conduit vos co-rapporteures à préconiser une réforme du Code pénal, avant de présenter les principes qui doivent selon elles guider cette réforme. Vos co-rapporteures ont notamment entendu les préoccupations des organisations féministes quant à une simple introduction du principe de non-consentement qui ne tiendrait pas compte du contexte dans lequel le consentement aurait été recueilli et exprimé. Une proposition de loi, fruit d’un travail transpartisan mené en lien avec les experts, les praticiens et les associations, sera déposée afin de combler le silence de la loi sur le consentement, tout en protégeant les victimes et en respectant les grands principes de notre droit.

Le présent rapport n’a pas pour objet d’effectuer une étude complète de la lutte contre les violences sexuelles, mais de se concentrer sur leur définition pénale comme l’une des pierres angulaires de ce combat. Les autres voies d’action, la question des moyens financiers, du soutien aux associations, de l’accompagnement des victimes, des conditions de dépôt de plainte, des enquêtes, des procès, de la formation des professionnels, mais aussi de l’éducation et de la prévention, ne doivent pas être oubliées. La délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale s’est déjà saisie du sujet. Dans leur rapport sur le viol, publié en février 2018, Mmes Sophie Auconie et Marie-Pierre Rixain ([7]), ont formulé des préconisations afin de mieux protéger les victimes et de mieux réprimer les auteurs de crime de viol. Vos co-rapporteures les rejoignent comme elles soutiennent les propositions des organisations de la société civile visant à améliorer la protection et le parcours judiciaire des victimes et faire refluer la culture du viol ([8]). Ne sera pas non plus abordé le sujet des victimes mineures, pour lesquelles le Code pénal prévoit des dispositions spécifiques. Enfin, certains passages décrivent des violences sexuelles et peuvent heurter la sensibilité.

 


I.   Pourquoi la question de la dÉfinition pÉnale du viol se pose-t-elle aujourd’hui ?

A.   certes, Les problèmes culturels et matÉriels que soulève la question du viol dépassent la seule sphère juridique

1.   Une problématique culturelle qui dépasse la seule sphère juridique

a.   Le viol s’enracine dans le contexte global de la culture du viol

De nombreux travaux de recherche soulignent depuis longtemps que le viol n’est pas un phénomène marginal ou exceptionnel, qui serait le fait d’individus déviants ou monstrueux. Au contraire, le viol est un crime de masse qui s’enracine dans un contexte global de rapports de genre inégaux. La liste des mis en cause dans le procès dit de « Mazan » qui a débuté à Avignon en octobre 2024 nous l’a rappelé – 51 profils, dont son propre conjoint, représentatifs de toutes les catégories sociales, pour certains parfaitement insérés dans la société. Mme Gisèle Pelicot, au dernier jour des débats, a d’ailleurs appelé la société, qu’elle a qualifiée de « machiste et patriarcale, qui banalise le viol », à « changer de regard sur le viol ».

Il ne s’agit pas ici de recenser l’ensemble de ces travaux, ni de faire état des nuances apportées par chacun, mais de noter que tous montrent clairement que nul n’échappe aux idées reçues sur le viol, ni la société au sens large, ni les médias, ni les pouvoirs publics, ni même parfois les acteurs de la chaîne judiciaire.

Le concept de « culture du viol », théorisé dans les années 1970, s’est progressivement démocratisé à partir des années 2000, notamment sous l’effet du mouvement #Metoo ([9]). Il permet de caractériser l’ensemble des croyances, des mythes et des idées reçues associés à ce crime et qui justifient sa négation ou son absence de condamnation. Kimberly A. Lonsway et Louise F. Fitzgerald ([10]) le définissent comme l’ensemble des « attitudes et croyances qui sont généralement fausses mais sont maintenues profondément et de façon persistante et qui servent à nier et justifier l’agression sexuelle masculine contre les femmes ». Pour Éric Fassin, « il s’agit de penser la violence sexuelle en termes culturels et non individuels, non pas comme une exception pathologique, mais comme une pratique inscrite dans la norme qui la rend possible en la tolérant, voire en l’encourageant ». ([11])

Les ouvrages de Valérie Rey-Robert ([12]) et Noémie Renard ([13]) mettent en lumière les nombreux aspects de la culture du viol, innervant tous les segments de la société – aussi bien l’impunité sociale et juridique des agresseurs, les représentations et mythes sur les violences sexuelles ou encore les contraintes et les violences rencontrées par les femmes dans leurs interactions sexuelles avec les hommes.

De nombreuses recherches ont porté sur l’inscription intrinsèque du crime de viol dans un contexte d’inégalités et de rapports de pouvoir, allant jusqu’à remettre en question la possibilité même du consentement. Dans son ouvrage, Against our will : men, women and rape ([14]), Susan Brownmiller explique ainsi que les violences sexuelles ne résultent pas de comportements individuels isolés et atypiques mais reflètent des structures et des normes sociales profondément inégalitaires, basées sur la domination et le contrôle des femmes.

Plus récemment, l’essai Le viol redéfini ([15]) de la juriste américaine Catharine MacKinnon invite à repenser la législation du viol et des agressions sexuelles à l’aune de l’inégalité entre les femmes et les hommes comme source première de ces infractions. Pour cette dernière, ces stéréotypes conditionnent jusqu’à la notion de consentement, « un concept intrinsèquement inégalitaire » ([16]) qui entérinerait une asymétrie fondamentale entre les femmes et les hommes. Catharine MacKinnon considère en effet que le consentement ne serait qu’une adaptation des femmes à l’inégalité – celles-ci se résignant parce que la résistance aux actes sexuels non désirés serait impossible, inutile, voire dangereuse. L’exigence d’un consentement explicite y est critiquée, les femmes étant, selon elle, de toute façon contraintes d’acquiescer à leur propre domination.

Dans son essai La conversation des sexes. Philosophie du consentement ([17]), la philosophe Manon Garcia, entendue par la mission, souligne que cette notion est imprégnée de représentations hétérosexistes : il est pensé que les hommes sont constamment désireux de sexe, incapables de se contrôler, devant assouvir leurs besoins irrépressibles, et il reviendrait aux femmes de décider d’accepter ou de rejeter les avances sexuelles des hommes : l’homme propose, la femme dispose. Dans ce modèle, seul le comportement des femmes – leur refus ou leur accord – distinguerait le sexe du viol.

Cependant, on pourrait opposer à cette conception du consentement « négatif », une forme de consentement « positif », libre, spécifique et éclairé, ayant pour fondement l’égalité et le désir réciproque et ainsi reprendre des mains des agresseurs la notion dévoyée de consentement (« céder n’est pas consentir ») qui est l’acte par lequel un individu accepte volontairement une proposition ou une situation, ou l’état résultant de cet acte.

Nombreux sont les auteurs qui vont jusqu’à évoquer une forme de déni collectif de la société vis-à-vis du phénomène du viol. Ainsi, selon Mme Valérie Rey-Robert, « il y a des stratégies d’atténuation de la réalité ». Les idées reçues sur le viol « servent à nier et justifier l’agression sexuelle masculine contre les femmes » ([18]). C’est aussi ce que souligne M. Denis Salas, entendu par la mission, pour qui « la honte de la victime, le mutisme de l’agresseur, le silence de l’entourage et l’évitement de la loi forment un mur de dénégations que rien ne semble entamer ». ([19]) Les victimes elles-mêmes ont parfois du mal à s’identifier comme telles, comme c’est souvent le cas pour les victimes de viols conjugaux.

Malgré son retentissement médiatique, le mouvement #MeToo « n’est pas parvenu à contrecarrer les stéréotypes et les mythes sur le viol et les violences sexuelles qui sont particulièrement ancrés » dans notre société, explique Mme Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie.

Des études récentes montrent que les préjugés sur le viol persistent, et ce notamment chez les jeunes. Plusieurs enquêtes réalisées par IPSOS « Les français.e.s et les représentations sur les violences sexuelles » ([20]) en font état. Parmi les interrogés 42 % pensent qu’une attitude provocante de la victime en public atténuait la responsabilité du violeur ; 37 % qu’il est habituel que les victimes accusent à tort pour se venger ; 20 % que les femmes aiment être forcées et ne savent pas ce qu’elles veulent. Par ailleurs, plus des 2/3 des interrogés considèrent que la sexualité masculine est pulsionnelle et difficile à contrôler, et que la sexualité féminine est passive. Seulement 59 % des hommes de 18 à 25 ans considèrent que forcer sa partenaire à avoir un rapport sexuel alors qu’elle refuse est un viol. En outre, 23 % des hommes de cette tranche d’âge considèrent que « beaucoup de femmes prennent du plaisir à être forcées » et 36 % qu’elles aiment « être humiliées et injuriées »([21])

Mme Muriel Salmona, lors de son audition par la mission, a pointé un problème récurrent de compréhension de la notion de consentement par les nouvelles générations, notamment en raison de leur exposition précoce aux contenus pornographiques ou à des jeux en ligne relayant une érotisation et une banalisation de la violence et des comportements dégradants envers les femmes. Comment ici ne pas s’inquiéter du fait que seuls 15 % des jeunes en âge d’en bénéficier aient eu accès aux trois séances annuelles d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle prévues par la loi ?

Ces préjugés ne sont pas sans impact sur la réponse judiciaire apportée au viol. D’une part, selon Mme Catherine Le Magueresse ([22]), ils nourrissent une présomption de consentement, « fiction légale et culturelle qui dispense celui qui initie un contact sexuel de s’assurer du consentement effectif de l’autre ». C’est à travers cet imaginaire stéréotypé que l’allégation du consentement de la victime est en mesure de prospérer.

D’autre part, ils alimentent des clichés sur ce que serait un « vrai viol », celui où la victime se débat pour échapper à son agresseur, un viol accompagné de violence qui correspond peu à la réalité (la sidération psychique, la connaissance de son agresseur, la peur de représailles peuvent empêcher toute réaction de la victime). Les chiffres montrent d’ailleurs, on le verra dans la suite du rapport, qu’une grande majorité des victimes connaissent leur agresseur. Comme l’a rappelé Mme Ludvilla Mallet, présidente de la Ligue contre le viol conjugal, lors de son audition, les viols conjugaux représentent la moitié des viols en France. Mme Auriane Dupuy, chargée de plaidoyer de la FNCIDFF, a souligné que « la législation actuelle semble supposer de manière implicite une libre disponibilité du corps des femmes. On considère que s’il n’y a ni violence, menace, contrainte ou surprise, il n’y a pas condamnation possible. »

Il résulte de ces biais qu’à toutes les étapes de la chaîne judiciaire, de la dénonciation à la condamnation, plus un viol se rapproche du cliché du « vrai viol », plus il sera traité favorablement. Il est plus facile d’accepter ces clichés sur le viol que la réalité.

Le procès dit des « viols de Mazan » et la culture du viol

Du 2 septembre au 19 décembre 2024 s’est tenu devant la cour criminelle du Vaucluse le procès dit « des viols de Mazan ». M. Dominique Pelicot est accusé d’avoir drogué sa femme, Mme Gisèle Pelicot, pendant près de 10 ans, avant de la violer et d’inviter des hommes recrutés sur internet à abuser sexuellement d’elle. Il a filmé et archivé les images des viols. Avec 51 hommes (sur près de 80 identifiés par la police) âgés de 26 à 74 ans, il comparaît pour différents chefs d’accusation ([23]).

Le procès a montré la persistance de la culture du viol chez les prévenus et la défense (« son mari était d’accord » ; « il y a viol et viol » ; « viol de complaisance » ; « viol par politesse », Gisèle Pelicot a été interrogée sur ses prétendues « tendances exhibitionnistes »). Comme l’a souligné Me Antoine Camus, l’avocat de Gisèle Pelicot : « les accusés ont choisi un mode de défense révélateur d’un phénomène qui porte un nom : c’est la culture du viol. ». C’est la raison pour laquelle, Me Stéphane Babonneau qui a également assuré la défense de Gisèle Pelicot, s’est déclaré favorable à l’introduction de la notion de consentement dans la définition pénale du viol, partant du constat qu’ « on voit bien que les gens ne comprennent pas pourquoi il n’y a pas ce mot, or la loi doit parler aux gens ».

Ce procès a également permis de battre en brèche certains clichés : la diversité des profils des accusés (âge, métier, milieu social) a illustré la prévalence du viol (« comment en 2024 peut-on trouver 70 individus, dans un rayon de 50 kilomètres, pour venir profiter de ce corps inerte, sans conscience, qu’on croirait mort ? ») ([24]) et la « banalité » des mis en cause, loin du cliché du « violeur monstrueux ». Gisèle Pelicot a déclaré que ce procès était celui de la « lâcheté » face à des accusés « venus assouvir leurs pulsions sexuelles, et [qui] seulement après, se sont dit que quelque chose n’allait pas dans cette chambre » ([25]).

b.   Le crime de viol se nourrit très majoritairement de la vulnérabilité statutaire et sociale des victimes

S’il n’y a pas de profil type d’agresseur, il existe un dénominateur commun aux crimes de viol : l’exploitation de la vulnérabilité. C’est un acte de domination, un abus d’autorité et de pouvoir qui se nourrit de la vulnérabilité des victimes. Lors de son audition par la mission, Mme Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV) a souligné que les agresseurs développaient bien souvent la même stratégie : « ils choisissent la victime, ils inversent la culpabilité, ils terrorisent ».

Les personnes en situation de handicap, sans domicile fixe, en situation de grande précarité, migrantes, dépendantes physiquement, statutairement ou économiquement sont plus susceptibles d’être victimes de viol que le reste de la population. Les femmes, qui cumulent souvent précarité, isolement, revenus inférieurs à ceux des hommes et peuvent se trouver au carrefour de vulnérabilités croisées, sont particulièrement concernées. Il ressort des auditions que les agresseurs ciblent les personnes qu’ils perçoivent comme étant les plus vulnérables, car ils estiment pouvoir les contraindre plus facilement et qu’elles seront moins en mesure de se défendre ou de signaler l’agression. Le docteur Olivier Manceron, membre du conseil d’administration de Femmes pour le dire, Femmes pour agir parle de « potentielles proies » que les agresseurs décèlent en fonction de leur vulnérabilité.

Or, selon la professeure de droit, Mme Audrey Darsonville, entendue par la mission, non seulement la vulnérabilité est un facteur de risque, mais « la vulnérabilité de la victime devient un élément discriminant à son encontre lors de poursuites pénales, au lieu d’être un élément de nature à accroître sa protection par les autorités de poursuite ». Selon Mme Isabelle Théry, magistrate honoraire, les situations de vulnérabilité sont souvent « mobilisées à l’envers » pour décrédibiliser la parole de la victime. Les fragilités des victimes viennent pénaliser leur parcours judiciaire. Au cours de la procédure, de nombreux préjugés vont remettre en question la parole et la crédibilité de la plaignante, notamment dans le cas de troubles psychiatriques et cognitifs.

Les femmes en situation de handicap sont parmi les plus exposées aux comportements de prédation, selon une étude de l’Ifop de novembre 2022 ([26]). Entendue par la mission, Mme Marie Rabatel, présidente de l’Association francophone des femmes autistes (AFFA), indique que le cumul de vulnérabilités augmente les risques de subir des violences. Une étude de 2019 ([27]) a révélé que 88 % des femmes autistes avaient subi des violences sexuelles, dont plus de la moitié un viol. Selon Mme Béatrice Pradillon, co-fondatrice du collectif Les Dévalideuses, les violences sexuelles sont souvent exercées par une personne de l’entourage proche (un aidant, un auxiliaire de vie, en institution). Selon la présidente de l’AFFA, la crédibilité de la parole des femmes en situation de handicap est quasiment toujours mise en doute par des préjugés validistes, forme de « déni » des violences subies ([28]), et la prise en charge des victimes n’est pas adaptée.

Victimes de discriminations sexistes et racistes, les femmes racisées sont elles aussi particulièrement vulnérables aux violences sexuelles, une réalité alimentée par des stéréotypes déshumanisants, notamment véhiculés par la pornographie.

L’exploitation d’une vulnérabilité due au handicap ([29])

En 2023, la cour d’assises des Alpes-Maritimes a condamné à 15 ans de prison un kinésithérapeute coupable de viol sur trois résidentes autistes d’un établissement spécialisé.

Devant la cour, les plaignantes ont affirmé que les séances de kiné « dégénéraient », allant parfois jusqu’à des pénétrations. « Il me bloquait entre l’escalier et le mur. Il voulait avoir des rapports sexuels avec moi. Il plaçait ses mains sur ses parties intimes, sur les miennes, sur ma poitrine », a témoigné l’une d’entre elles.

L’ordonnance de mise en accusation met en exergue le doute autour de la parole des victimes : « la majeure partie des membres du personnel (…) se montrait très réservée concernant les accusations des jeunes filles dont elle considérait les propos comme peu fiables, les affublant de qualificatifs tels que menteuses, influençables ou aguicheuses ».

Des préjugés racistes et sexistes persistants exposant les femmes racisées aux violences sexuelles

À l’intersection du racisme et du sexisme, les stéréotypes sexistes et racistes invisibilisent les violences sexuelles dans le débat public et en favorisent la perpétuation. Ainsi, les femmes racisées se trouvent prises dans des systèmes de domination multiples.

Selon la journaliste Nesrine Slaoui, les femmes d’origine arabe sont confrontées à deux stéréotypes distincts : « la femme voilée qu’il faudrait dévoiler et libérer » ou « la femme hypersexualisée, la bimbo racisée » ([30]). De la même manière les femmes noires souffrent d’une image stéréotypée persistante de femmes ayant une sexualité plus libérée et consentant plus facilement à des relations sexuelles ([31]). Pour leur part, les femmes asiatiques également hyper sexualisées, peuvent être « perçues comme des personnes dociles, fragiles, très féminines, sans réaction » ([32]).

La persistance de ces stéréotypes a des répercussions sur le signalement des faits. Selon la sociologue Simone Wang, « les étiquettes enferment les personnes d’origine asiatique […] empêchent les victimes de verbaliser et de dénoncer les traitements différenciés qu’elles subissent » ([33]). Déjà victimes de ces préjugés, lorsqu’elles subissent, en outre, des violences sexuelles, ces femmes font face à une « empathie différenciée » selon la psychologue Racky Ka-Sy, et leurs agressions sont souvent minimisées. Comme l’exprime Myriam, une femme racisée victime de viol, « pour beaucoup de gens, les femmes racisées ne sont pas des femmes, et donc, ne sont pas des victimes » ([34]).

La communauté LGBTQIA+ est également exposée de manière accrue aux violences sexuelles. En 2023, SOS Homophobie estime que sur l’ensemble des agressions recensées par l’association, environ une sur dix concerne des faits de viol ou d’agression sexuelle ([35]).

Les personnes LGBTQIA+ particulièrement exposées aux violences sexuelles

Dans l’espace public, en 2015, « la moitié des lesbiennes et les trois quarts des bisexuelles déclarent des violences, tandis que c’est le cas de moins d’un tiers des hétérosexuelles » ([36]). Si les femmes sont particulièrement vulnérables dans l’espace public, l’identification sexuelle des victimes gays ou transexuelles peut être utilisée comme prétexte par les agresseurs pour justifier les violences sexuelles infligées.

Dans l’espace privé, en particulier dans l’enfance, ces publics sont victimes de violences sexuelles de manière accrue. À propos des hommes gays et bisexuels victimes de violences sexuelles, Claire Scodellaro, Mathieu Trachman et Liam Balhan, expliquent que ces violences « ne sont pas des incidents isolés » et constituent « un effet de la disqualification et de la stigmatisation des sexualités minoritaires » ([37]).

Si le mouvement #Metoogay a contribué à libérer la parole des victimes de violences sexuelles, ceux-ci peinent à entreprendre des démarches judiciaires. Comme l’explique Johan Cavirot, président de l’association LGBT+ FLAG : « le discours médiatique ne parle que de violences des hommes sur les femmes, donc certaines victimes de couples homosexuels ne se reconnaissent pas dans cette définition, elles ne se sentent pas légitimes et ne se considèrent pas comme victimes » ([38]). Amnesty International insiste également sur la difficulté à porter plainte et à voir reconnaître les violences subies par les personnes transgenres en France. ([39]) 

Les liens de subordination économique ont aussi été abordés lors des travaux de la mission, notamment par l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), comme propices aux relations d’emprise, d’exploitation de vulnérabilité, voire même de stratégie de vulnérabilisation par les agresseurs sur le lieu de travail.

L’exploitation d’un lien de subordination économique

En 2020 ([40]), la cour d’assises de l’Essonne a reconnu M. A., directeur d’une agence de serrurerie, coupable de viols exercés pendant dix ans sur Mme A.D., sa subordonnée. Marjolaine Vignola qui défend la plaignante rappelle qu’un « prédateur sexuel choisit ses proies ». L’ordonnance de mise en accusation devant la cour d’assises souligne les vulnérabilités de la plaignante : une situation d’emprise et de domination, établie par la supériorité hiérarchique, l’état d’isolement, les difficultés financières et la fragilité psychologique de la victime causée tant par les agressions subies que par certaines souffrances personnelles, notamment son impossibilité d’avoir des enfants et les fausses couches successives qu’elle a endurées concomitamment aux faits.

Les femmes en situation de grande précarité sont également particulièrement exposées aux violences sexuelles. Une tribune du journal Le Monde de novembre 2023 ([41]) soulignait ainsi la vulnérabilité des femmes en situation irrégulière en France : « notre système institutionnel permet de violer ou de battre une femme en toute impunité dès lors qu’elle est en situation irrégulière ».

L’exploitation d’une vulnérabilité due à la situation administrative

Dans un article de Libération en 2023 ([42]), Régine Komokoli, arrivée en France en 2001 de Centrafrique avec un visa de touriste, a décrit le proxénétisme dont elle a été victime du fait de sa situation de précarité : « Très vite je me suis retrouvée en situation irrégulière. Je dormais chez une logeuse à Angers, dans le salon. Comme j’avais pas les moyens de la payer, elle me présentait à des hommes et elle empochait directement l’argent. »

Il faut aussi mentionner la surexposition des femmes sans abri aux violences et chantages sexuels ([43]). Entendue par vos rapporteures, Mme Maïwenn Abjean, directrice de Femmes SDF, a évoqué les stratégies de repérage des femmes qui vivent dans la rue et les propositions d’hébergement qui donnent lieu à des violences sexuelles. Pour se protéger, beaucoup de femmes « se masculinisent, se rasent la tête par exemple, mettent des vêtements très larges pour se faire passer pour un homme » ([44]).

L’exploitation d’une vulnérabilité due à la grande précarité

Anne Lorient, ancienne SDF et co-auteure de Mes années barbares ([45]) témoigne de la violence sexuelle que subissent les femmes en situation de grande précarité : « J’ai été violée 70 fois en 17 ans de rue ». Or, « c’est très dur de porter plainte, les SDF ne sont pas les bienvenues dans les commissariats. Ce sont les hôpitaux qui m’ont reçue qui ont souvent porté plainte à ma place. »

Les lieux fermés sont aussi des lieux de vulnérabilité (centres spécialisés, EHPAD, colonies de vacances, etc.). Les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes sont le lieu de nombreuses violences. Comme l’explique une écoutante du 3977, « le problème, c’est que dans l’imaginaire collectif, une femme âgée qui est violée, c’est moins grave qu’une personne dans la fleur de l’âge. L’atteinte à son corps et à sa dignité semble moins importante ».

L’exploitation d’une vulnérabilité due au grand âge

En 2022, dans une enquête sur les violences sexuelles commises dans les EHPAD, Médiapart ([46]) révèle d’innombrables alertes sur le sujet. Ainsi, en 2020, dans un EHPAD des Bouches-du-Rhône, c’est un enregistreur installé par des soignantes dans la chambre d’une résidente de 95 ans qui permet la mise en examen pour viol du kinésithérapeute de l’établissement. Selon une ancienne employée, « pour beaucoup malheureusement, c’est comme si ça n’était pas si grave (…) parce qu’il s’agit de personnes en fin de vie, qui n’ont pas toute leur tête. », elle décrit une « peur générale de parler ».

Dans l’industrie pornographique, les victimes sont souvent exposées de manière accrue aux violences sexuelles. Les récentes affaires dites « Jacquie et Michel » et French Bukkake révèlent le caractère systémique de ces violences. Les producteurs et les acteurs qui agressent les femmes se réfugient derrière les contrats signés et les autorisations de diffusion pour écarter la question du consentement. Dans les faits, ces contrats constituent des moyens de coercition obligeant les victimes à céder, contre leur gré, aux demandes des acteurs et des producteurs. Or, comme le rappelle le HCE, « on ne peut pas consentir à sa propre torture, à sa propre humiliation. On ne peut pas contractualiser un acte de violence physique ou sexuel. Les contrats de l’industrie pornographique sont nuls juridiquement » ([47]).

L’affaire du « French Bukkake » - les violences sexuelles dans l’industrie pornographique

Entre 2020 et 2023, la gendarmerie de Paris a enquêté sur le site internet French Bukkake, diffusant des vidéos pornographiques contenant des scènes de bukkake, c’est-à-dire des scènes où une femme répond aux demandes sexuelles de dizaines d’hommes. Elle a abouti, en août 2023, à une ordonnance de mise en accusation devant la cour criminelle départementale de Paris contre dix-sept prévenus pour des faits de « viol », « viols en réunion », « traite d’êtres humains en bande organisée » et « proxénétisme aggravé ». Les accusés encourent jusqu’à vingt ans de réclusion criminelle. Dans le cadre de l’enquête, environ 500 clients ont été identifiés.

Sur les 138 femmes concernées entre 2015 et 2020, environ une cinquantaine ont été enrôlées par un seul individu qui a joué à la fois le rôle de recruteur, proxénète et client en ciblant des femmes vulnérables, en difficulté financière. Filmées par une équipe de production, les victimes étaient contraintes d’avoir des rapports sexuels sans protection avec la quarantaine d’hommes présents. Pour certaines, les tournages s’étendaient sur plusieurs jours contre leur gré. Les accusés nient les accusations de viol. Julien D. et les producteurs prétextent le consentement des victimes au tournage d’une vidéo pornographique et la signature des autorisations de diffusion. Toutefois, confronté aux images par les enquêteurs, l’un des acteurs récurrents, Joël D., a fini par déclarer : « je dirais que par rapport à la définition du viol, c’est des viols déguisés sous prétexte de vidéos. » ([48])

Les victimes en proie à de graves séquelles physiques et psychologiques, se sont heurtées au début de la procédure à l’incompréhension des autorités. L’une d’entre elles explique ainsi : « tout le monde m’a renvoyée à l’idée qu’on ne violait pas une actrice porno » ([49]). Elles demandent la reconnaissance d’actes de torture et de barbarie comme des circonstances aggravantes « j’ai été violée 240 fois, ce n’est pas de la torture ça ? Quatre-vingt-huit fois sur le bukkake, quarante-quatre fois en une heure » ([50]).

Enfin, plusieurs associations entendues par la mission, telles que le Mouvement du Nid ou encore Amnesty International ont souligné la grande vulnérabilité des personnes en situation de prostitution aux violences sexuelles, ainsi que les difficultés à porter plainte et à voir reconnues les violences subies ([51]).  

 

2.   Un crime qui présente des difficultés spécifiques, renforcées par le manque de moyens de la chaîne judiciaire

a.   Un crime de l’intime qui peut rendre difficile l’administration de la preuve

i.   Il n’y a souvent pas de témoins

Le viol est un crime de l’intime (au moins 61 % des victimes connaissent leur agresseur). La plupart des agresseurs passent à l’acte à l’abri des regards, ce qui, conjugué à l’absence de preuves directes, leur garantit dans bien des cas une totale impunité. Les rares cas où l’on sort du huis clos entre l’auteur et la victime sont les viols en réunion, où la présence de plusieurs auteurs permet de recouper les agissements des uns et des autres, ainsi que les viols faisant l’objet de captation.

En outre, le témoignage de la victime est parfois difficile à recueillir, en raison du traumatisme subi ou lorsque les plaignantes sont dans un état de conscience altérée au moment des faits. Leur récit peut être elliptique, manquer de cohérence, voire même être inintelligible. D’ailleurs, la stratégie développée par l’agresseur consiste bien souvent à rendre ce témoignage inintelligible.

Quant aux éventuels témoins indirects (personnes présentes à proximité au moment des faits ayant pu constater le désarroi de la victime ; personnes de l’entourage de la victime auxquelles elle a pu se confier peu après la commission des faits), ils peuvent contribuer à établir le contexte dans le cadre d’une enquête approfondie. Mais compte tenu du délai souvent écoulé entre le dépôt de plainte et le procès, parfois plusieurs années, le temps peut compromettre la qualité et la fiabilité des témoignages directs comme indirects.

ii.   Il est difficile de porter plainte et le temps joue contre les victimes

Huit victimes sur dix ne portent pas plainte. Quand elles le font, le temps joue contre elles.

Le crime du viol a ceci d’unique qu’il est entouré d’un halo de silence, de déni et de honte, comme l’a rappelé M. Denis Salas, magistrat, lors de son audition par la mission. Non seulement le viol est le seul crime où c’est la victime, et non l’auteur, qui est frappée par la honte et la culpabilité, mais l’entourage, le système familial, les cercles professionnels, les sphères normatives qui entourent les victimes, peuvent créer une sorte de « paroi étanche » qui ne facilite pas le dépôt de plainte.

La victime peut aussi renoncer à déposer plainte par peur des représailles de l’agresseur, notamment dans le cadre de violences intrafamiliales ; des conséquences pour les enfants (difficulté à exposer à une peine de prison le père de ses enfants) ou par crainte d’un véritable séisme familial. Les victimes redoutent également les conséquences sociales d’un dépôt de plainte. L’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail assure que 95 % des femmes qui la sollicitent ont perdu leur emploi après avoir dénoncé des faits de harcèlement sexuel. Entendue par vos corapporteures, Mme Hélène Devynck, journaliste et auteure d’Impunité, évoque une forme de « suicide social » et « de suicide professionnel » des victimes qui osent parler.

Il ressort de toutes les auditions de la mission que le dépôt de plainte est une épreuve pénible pour les victimes. Malgré les efforts de certains services de police et de gendarmerie, le dépôt de plainte se passe rarement dans les meilleures conditions – absence d’un avocat ; refus de plainte pour certaines personnes ; manque d’intimité dans la prise de plainte ; faible usage de l’enregistrement audiovisuel des auditions si la victime le souhaite ; confrontation éventuelle avec l’agresseur présumé.

Les lenteurs et les difficultés propres au processus judiciaire peuvent aussi agir comme un frein, tout comme la méconnaissance par les victimes de leurs droits et de la procédure à suivre. Les multiples interrogatoires et les audiences, auxquelles peut s’ajouter un procès en appel, représentent pour la victime un véritable parcours du combattant qui débouche rarement sur une condamnation, pouvant dissuader une victime de s’y engager.

Selon certaines associations, la définition même du viol constitue parfois un obstacle. Certaines victimes, sujettes à la sidération ou à des situations d’emprise, ne se reconnaissent pas dans la référence à la violence, la menace, la contrainte et la surprise et mettent du temps à s’identifier elles-mêmes comme victimes de viol (honte et stéréotypes sur ce que serait un « vrai viol »).

Enfin, si dépôt de plainte il y a, le temps joue contre la victime. Le délai médian d’enregistrement des faits est très long pour les viols (313 jours en moyenne pour les victimes majeures) ce qui n’est pas sans effet sur le recueil des preuves. Le graphique ci-dessous présente le délai moyen entre la date du début des faits et la date d’enregistrement entre 2016 et 2023.

Entendu par vos co-rapporteures, M. Christian Sainte, directeur national de la police judiciaire, indique qu’une fois la plainte enregistrée, la difficulté pour l’enquêteur est de pouvoir administrer la preuve que les faits se sont déroulés, tels que la victime les décrit. Plus on s’éloigne de la date des faits, dit-il, plus il est difficile d’aller récupérer des pièces à conviction, des éléments de preuve, afin d’asseoir et de conforter la plainte de la victime. Si le viol « remonte à plus de cinq jours, les indices recueillis ne sont pas suffisamment probants ». De plus, il est très rare qu’une victime « ne se douche pas, n’enlève pas ses vêtements, ne les jette pas à la poubelle et se présente à la brigade tout de suite après le viol ». ([52]) À titre d’exemple, dans les cas de soumission chimique, les substances actives disparaissent très rapidement de l’organisme. Or, bien souvent les victimes ignorent les modalités du recueil de preuve sans plainte dans les établissements de santé dotés d’une unité médico-judiciaire.

 

Le viol et la soumission chimique

Selon l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, la soumission chimique se définit comme l’administration à des fins criminelles (viols) ou délictuelles (violences, vols) de substances psychoactives agissant sur le fonctionnement du cerveau et provoquant des modifications psychiques et comportementales à l’insu de la victime ou sous la menace.

Si le GHB, autrement nommé la « drogue du violeur » est identifié comme un risque dans des milieux festifs, l’utilisation d’anxiolytiques, hypnotiques et antalgiques, pour leurs propriétés sédatives dans un contexte de violences sexuelles intrafamiliales a été révélé par le procès dit « de Mazan ».

De plus, dans les cas de soumission chimique, non seulement les victimes souffrent d’amnésie et de troubles neurologiques et somatiques, mais les substances actives disparaissent très rapidement de l’organisme, ce qui rend leur détection, et par conséquent l’engagement de poursuites, difficiles voire impossibles.  

L’association #MendorsPas, fondée par Mme Caroline Darian, a été l’une des premières à sensibiliser pouvoirs publics et professionnels à la soumission chimique, afin de mieux repérer et accompagner les victimes. Depuis le 15 novembre 2024, Mme Sandrine Josso, députée et membre de la Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale, victime de soumission chimique, a été nommée parlementaire en mission sur « la soumission chimique comme forme de violence faite aux femmes » avec la sénatrice Mme Véronique Guillotin. Leurs conclusions doivent être rendues publiques en mai 2025.

iii.   Un crime sans aveux

Le viol est un crime sans aveux. Le procès de Mazan l’a montré, la plupart des prévenus affirment, malgré la présence de vidéos, qu’ils ne savaient pas qu’ils commettaient un crime. Non seulement il faut y voir les effets des préjugés sexistes sur la « disponibilité » du corps des victimes, mais c’est aussi le fruit de la stratégie de l’agresseur. 

Il ressort des auditions que l’auteur recourt dans la majorité des cas à des stratagèmes lui permettant de violer la victime sans avoir besoin de faire appel à des moyens de coercition. S’y ajoutent de véritables stratégies de sidération qui vont affecter la capacité de réaction des victimes, générer un état dissociatif, provoquer une amnésie traumatique ou des troubles psychotraumatiques tels qu’ils ne vont pas permettre à la victime de se défendre, ni souvent de témoigner après le viol.

Alors qu’ils peuvent être confrontés à des preuves ADN, les auteurs ne nient plus la réalité d’une relation sexuelle mais prétendent que la victime était consentante. Tout au plus, les auteurs confessent-ils un malentendu ou prétendent-ils qu’ils n’avaient pas vu ou pas su que l’état de vulnérabilité ou de sidération de la victime ne lui permettait pas de se défendre de son agresseur. La notion de consentement est instrumentalisée par les auteurs en l’absence de définition claire (« elle n’a pas dit non » ; « j’ai cru qu’elle était d’accord » ; « elle ne s’est pas débattue » ; « elle a accepté de venir chez moi. »).

L’intentionnalité de l’auteur, c’est-à-dire la volonté de passer outre le refus de la victime, étant indispensable à la caractérisation de l’infraction, l’absence d’aveux vient s’ajouter à la difficulté d’apporter la preuve du recours à la violence, la contrainte, la menace ou la surprise.

iv.   Des phénomènes de sidération trop souvent ignorés

Les phénomènes de sidération psychique ([53]) sont particulièrement fréquents dans les cas de viol et pourtant très peu connus et reconnus par la chaîne des acteurs de la prise en charge des victimes. Ils concerneraient près de 70 % des victimes adultes qui subissent cette sidération au moment, et bien souvent avant les faits, et près de 100 % des enfants.

La sidération entraîne l’apparition de deux symptômes traumatiques qui sont au cœur des troubles psychotraumatiques et des processus d’emprise :

– une dissociation traumatique, se manifestant par une anesthésie émotionnelle et physique qui empêche de réagir ou de se défendre, un sentiment d’étrangeté, d’irréalité et de dépersonnalisation, accompagné d’une perte de repères temporo-spatiaux ;

– une mémoire traumatique se traduisant par une mémoire émotionnelle des violences non intégrée et non consciente qui fait revivre à l’identique les pires moments, de façon incontrôlée et envahissante, avec la même terreur, les mêmes douleurs, les mêmes ressentis sensoriels sous forme de flashbacks (images, bruits, odeurs, sensations), au moindre lien rappelant les violences et leur contexte.

Lors de son audition, Mme Muriel Salmona a rappelé que la sidération, et l’amnésie traumatique, était bien souvent le fruit de la stratégie mise en place par l’agresseur. « Le fait que la victime ne réagisse pas ne constitue ni une décision, ni une stratégie de sa part, mais correspond à une impossibilité de réagir. Cette sidération est créée non pas par la victime, mais par l’agresseur. S’il veut une victime qui ne se défend pas, il va mettre en place des stratégies de sidération. L’agresseur va adapter sa stratégie pour sidérer sa victime, quoi qu’il arrive. Cette sidération constitue une garantie pour l’agresseur à tous les niveaux : garantie de pouvoir agir en toute impunité, sans risque ; garantie de pouvoir faire ce qu’il veut de la victime, parce que cela va générer un état dissociatif et une victime qui va être complètement sous emprise, que l’agresseur va pouvoir manipuler comme il veut ; garantie de trauma profond, avec toutes les chances qu’il y ait une amnésie traumatique ou en tout cas des troubles psycho-traumatiques tels qu’ils ne vont pas permettre à la victime de parler ou de porter plainte ; garantie que la victime se sentira coupable, honteuse, parce qu’elle ne comprendra pas pourquoi elle ne s’est pas défendue et de ce fait, les propos de l’agresseur qui vont tenter de la culpabiliser vont être d’autant plus efficaces. »

Il ressort des auditions de la mission qu’une meilleure prise en compte des troubles psycho-traumatiques permettrait de faciliter le bon déroulement de la procédure et de corroborer le témoignage des victimes. Par ailleurs, s’il est vrai que quelques arrêts de la Cour de cassation qui seront analysés plus loin dans le rapport, mentionnent désormais la sidération, sa prise en compte au stade de l’enquête ou par les juges en première instance est insuffisante et aléatoire.

b.   Malgré de réels efforts des professionnels, un manque de moyens des enquêteurs et de l’ensemble des acteurs de la chaîne judiciaire

i.   Un volet médico-légal dont l’accessibilité doit être renforcée

On dénombre en France quarante-huit unités médico-judiciaires (UMJ) ([54]) rattachées à une ou plusieurs juridictions, dont les missions sont multiples. Il s’agit, d’une part, de la prise en charge immédiate et d’urgence des éventuelles blessures, du soutien psychologique et/ou psychiatrique, ainsi que de l’information et orientation de la victime sur ses droits et pistes de démarches à suivre. D’autre part, Les UMJ mènent des constatations médico-légales, des prélèvements, et assurent la coordination avec les forces de l’ordre et la justice, afin de garantir que les preuves recueillies seront transmises de manière appropriée aux autorités compétentes. D’autres structures tels que les centres régionaux du psychotraumatisme ([55]), accompagnent les victimes. Dans un rapport de juillet 2023 ([56]), le Haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes a mis en exergue l’absence de spécialisation à la prise en charge des femmes victimes de violences, la faiblesse du maillage territorial, les délais d’attente conséquents, et le manque de suivi des victimes dans la durée.

Les organisations féministes reçues par la mission ont souligné à juste titre la nécessité de renforcer le nombre et l’accessibilité des UMJ, qui ne le sont aujourd’hui pas partout et uniquement sur réquisition judiciaire, ce qui limite le recueil des preuves. L’audition consacrée aux inégalités territoriales a également mis en évidence des disparités importantes dans la prise en charge. En dépit de la réforme de l’organisation de la médecine légale de 2012 ([57]), le maillage territorial des UMJ doit être renforcé. Mme Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, a insisté sur les obstacles à la prise en charge précoce des victimes. Elles ne couvrent pas l’ensemble du territoire français, certains départements en étant dépourvus ([58]). Mme Justine Bénin, coordonnatrice interministérielle contre les violences faites aux femmes en outre-mer, précisait lors de son audition qu’en Guyane, la seule UMJ se trouve à Cayenne, soit à plusieurs centaines de kilomètres de certaines villes.

ii.   Police/gendarmerie : des progrès indéniables mais des moyens à renforcer en matière d’accueil, de dépôt de plainte et d’enquête

La police et la gendarmerie sont souvent le premier point de contact entre la victime d’un viol et le système judiciaire. Il ressort des auditions que des progrès considérables ont été faits par les forces de l’ordre, en matière notamment de formation et d’accueil, mais que les moyens pourraient être renforcés.

La formation s’améliore. Le ministère de l’Intérieur, ainsi que les forces de l’ordre, s’efforcent depuis plusieurs années de mettre l’accent sur la sensibilisation à ces problématiques et de dispenser une formation adéquate à leurs équipes. Depuis 2016, une charte du ministère régit ainsi l’accueil du public ([59]), exigeant un « comportement empreint de politesse, de retenue et de correction » et un « accueil privilégié » pour les « victimes d’infractions pénales ». Il existe une stratégie nationale de formation des policiers à la prise en charge des victimes de violences conjugales, intrafamiliales ou sexuelles. Depuis 2019, environ 90 000 policiers ont été formés aux violences intrafamiliales et sexuelles. La police judiciaire s’appuie aussi sur des cadres référents qui sont les interlocuteurs désignés de l’autorité judiciaire pour assurer un suivi du traitement sur les sujets de violences intrafamiliales. Des efforts ont été faits en matière de formation continue. Entendu par vos co-rapporteures, le lieutenant-colonel Serge Procédès, chef du bureau de la délinquance générale à la sous-direction de la police judiciaire (DNPJ), indique que la gendarmerie continue à former les personnels, notamment de première interface, à l’accueil dans les brigades ou comme opérateurs des appels.

Néanmoins, il ressort des auditions qu’il existe encore une marge de progression en matière de recueil des plaintes. Vos co-rapporteures soutiennent à ce titre les demandes portées par les associations féministes entendues par la mission d’une augmentation des brigades spécialisées dans le traitement des violences sexistes et sexuelles ; de la présence d’un avocat dès le dépôt de plainte ; d’une systématisation du dépôt de plainte dans les hôpitaux et de faciliter la prise de plainte pour les personnes les plus vulnérables ; de mieux appliquer la possibilité pour les victimes d’un enregistrement audiovisuel des auditions ainsi que l’obligation de prendre les plaintes, afin de respecter les obligations résultant de l’article 19 du code de procédure pénale ([60]).

Il ressort également des auditions que les services d’enquête devraient être dotés de moyens suffisants. Un certain nombre d’actes pourraient ainsi être réalisés (téléphones, matériels, enquête d’entourage) et les enquêteurs mieux formés (audition des victimes, connaissance des psycho-traumatismes, techniques de l’agresseur). La qualité de la recherche de la preuve dépend aussi – et surtout – des moyens mis en œuvre pour mener les enquêtes, ce qui nécessite une politique volontariste bien plus large : recrutement et formation d’experts compétents, services d’enquêtes adaptés, spécialisés et suffisamment dotés en moyens humains et matériels.

Enfin, la législation étant d’interprétation stricte en droit pénal, cela irrigue aussi la façon dont on mène les enquêtes. Comme l’a rappelé Mme Magali Lafourcade, « les femmes sont la cible des enquêtes, dans le sens où elles se retrouvent, en tant que plaignantes, à faire l’objet d’un examen de crédibilité qui est extrêmement virulent, autour de l’archétype soit de la sainte – que nous avons avec Mme Gisèle Pelicot lors du procès dit « de Mazan » – soit de l’affabulatrice, soit de la provocatrice, avec l’idée de « elle l’a bien cherché », qui est d’ailleurs le titre d’un livre de Mme Joly-Coz. »

iii.   Justice : des efforts qui doivent être poursuivis

La formation initiale et continue ([61]) à l’École nationale de la magistrature s’est indéniablement renforcée, et de nombreux professionnels de la justice sont informés et pleinement investis dans la réponse aux violences sexuelles.

Cependant, il ressort des auditions que les efforts doivent se poursuivre. Une partie des magistrats n’ont pas pu bénéficier d’une formation et il demeure une marge de progression sur le contenu des enseignements. Surtout, le manque de moyens pèse aussi sur le bon fonctionnement de la justice. Entendus par vos rapporteures, les représentants de l’Union syndicale des magistrats rappellent « que la justice à qui l’on demande de tout réparer comme par miracle n’agit qu’en bout de chaîne et donc le plus souvent déjà trop tardivement ». M. François Molins, procureur général honoraire auprès de la Cour de cassation, indiquait lors de l’audience solennelle de rentrée 2023 qu’« en matière pénale, les clignotants sont au rouge. (…) au 31 décembre 2019, 1 400 000 affaires pénales attendaient d’être jugées et 2 millions de plaintes sont en attente de traitement dans les commissariats de police où l’on demande aux magistrats du parquet d’aller pour les réorienter, et en fait de classer les dossiers dans lesquels, compte tenu du temps écoulé, une enquête n’apporterait rien. » ([62])

B.   NÉanmoins, le droit pÉnal échoue trop souvent dans ses fonctions répressive et protectrice, quand il ne contribue pas à laisser prospÉrer certains stÉrÉotypes

1.   Des infractions très nombreuses qui restent le plus souvent sans réponse pénale : des statistiques édifiantes

i.   Un contentieux de masse malgré un « chiffre noir » très élevé

En matière de viol, on distingue trois grands types de données : 1) les enquêtes de victimation, enquêtes qualitatives réalisées auprès d’échantillons de population ; 2) les viols enregistrés par les services de sécurité ; 3) le nombre de condamnations pour viol chaque année. Il faut d’ailleurs souligner le manque de données consolidées, aux périmètres comparables, permettant de dresser un tableau objectif de l’évolution des violences sexuelles en France et d’éclairer la représentation nationale.

Comme l’a souligné Mme Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes, lors de son audition, « la situation d’impunité n’est pas acceptable. On aboutit à une embolie de notre système judiciaire qui n’arrive pas à donner des suites juridiques satisfaisantes, puisqu’à moins de croire que toutes ces personnes sont des menteuses, l’autre conclusion à laquelle on arrive, c’est plutôt que notre système est incapable de rendre justice aux victimes de violences sexuelles. » Toutes les sources confirment qu’il s’agit d’un crime de masse, qu’il est principalement impuni et que le décalage entre la criminalité existante et déclarée aux autorités est immense. Le graphique ci-dessous présente la prévalence des viols, tentatives de viol et agressions sexuelles en 2022.

effectifs et proportion des personnes âgées de 18 ans et plus victimes de viols, tentatives de viol et/ou agressions sexuelles en 2022

Source : Enquête « Vécu et ressenti en matière de sécurité » (VRS) – SSMSI – 2023

Concernant l’ensemble des violences sexuelles (hors exhibition sexuelle), le graphique ci-dessous détaille la répartition des femmes victimes en fonction des violences commises. Les victimes de viol représentaient ainsi 41 % des victimes de violences sexuelles en 2023.

Répartition des femmes victimes en fonction des violences commises, enregistrées par les forces de sécurité, en 2023

Source : Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) – Base des victimes de crimes et délits 2023.

Les chiffres diminuent en effet drastiquement lorsque l’on passe de la criminalité déclarée (enquêtes de victimation) à la criminalité révélée (auprès des services de sécurité), puis à la criminalité poursuivie et condamnée pénalement.

En tendance, on assiste à une augmentation constante du nombre de victimes de viol recensées, quoique plus modérée en 2023 (+6 %) que sur la période précédente (+11 % en moyenne sur la période 2016-2022) ([63]). Pour l’année 2023, les services de sécurité ont ainsi enregistré près de 114 000 victimes de violences sexuelles, parmi lesquels 26 816 victimes de viol ou tentative de viol (soit 32 % des affaires) ([64]). Lors de son audition par la mission, la direction de la police nationale a souligné cette tendance, constatant une multiplication par presque trois du nombre de viols recensés par leurs services entre 2015 et 2023. L’évolution du nombre de victimes enregistrées ne rend pas véritablement compte de l’évolution des infractions, mais est également un reflet du délai et de la propension à porter plainte, y compris pour des faits anciens (libération de la parole, contexte #MeToo, évolution sociétale). La part des victimes rapportant des faits « anciens », c’est-à-dire antérieurs à l’année de leur enregistrement, est d’environ 40 %.

La très grande majorité sont des femmes (en moyenne 85 % des victimes, dont 59 % ont entre 18 et 24 ans) ([65]). Les jeunes femmes âgées de 18 à 24 ans sont particulièrement vulnérables aux violences sexuelles dans leur ensemble. Le graphique ci-dessous présente la répartition des femmes victimes de viols, tentatives de viol et agression sexuelles en fonction de leur âge.

Source : Enquête « Vécu et ressenti en matière de sécurité » (VRS) – SSMSI – 2023.

En regardant l’ensemble des violences sexuelles enregistrées par les forces de sécurité en 2023, les données font apparaître une surreprésentation des jeunes parmi les victimes, dont 42 % ont moins de 15 ans et 15 % entre 15 et 17 ans.

 

Source : SSMSI – Base des victimes de crimes et délits 2023.

Concernant plus spécifiquement les viols, les mis en cause sont presque exclusivement des hommes (98 %), souvent très jeunes : 37 % ont moins de 20 ans et 18 % ont moins de 15 ans ([66]). Dans la grande majorité des cas, les victimes connaissent leur agresseur. Le graphique ci-dessous présente la répartition des violences sexuelles de type viols, tentatives de viols et agressions sexuelles en fonction du lien entre les victimes et les agresseurs.

 

Source : Enquête « Vécu et ressenti en matière de sécurité » (VRS) – SSMSI – 2023

On constate que 39 % des victimes ont été abusées par leur conjoint ou leur ex-conjoint. Comme le détaille le graphique ci-dessous à propos des femmes majeures enregistrées par les forces de sécurité, les violences au sein du couple prennent dans 45 % des cas la forme de viols, en augmentation constante depuis 2019 selon les forces de l’ordre. Les victimes enregistrées de violences sexuelles au sein du couple ont en effet quadruplé depuis 2016.

 

Part des viols au sein du couple parmi les viols sur femmes majeures

enregistrés par les forces de sécurité en 2023

Source : SSMSI – Base des victimes de crimes et délits 2023.

Hors violences conjugales, 35 % des femmes victimes de violences sexuelles rapportent avoir été agressées pendant des activités de loisirs, tandis que 6 % ont subi ces actes dans le cadre de leur activité professionnelle (études, scolarité, emploi) ([67]). Pour ce qui est des lieux des violences, lorsque l’auteur est personnellement connu de la victime (à l’exclusion du partenaire ou de l’ex-partenaire), 56 % déclarent que les violences ont eu lieu chez elles (24 %) ou dans un autre domicile (32 %) ([68]). En cas d’implication du partenaire ou de l’ex-partenaire, 84 % des violences surviennent au domicile. En revanche, lorsque l’auteur est inconnu, 26 % des violences se produisent dans les transports en commun, 22 % dans des lieux festifs et 10 % dans la rue ([69]).

En volume, les crimes sexuels représentent presque un tiers des activités des cours d’assises ([70]) et 90 % des affaires renvoyées devant les cours criminelles départementales ([71]). Les données de la chancellerie pour l’année 2022 ([72]) montrent que les viols demeurent le plus gros contentieux en termes de condamnations pour crime (50,9 %), devant les homicides volontaires et violences criminelles (15,7 %) ainsi que les vols, recels, extorsions et destructions (15,7 %).

Selon l’INSEE ([73]) entre 2011 et 2018, en moyenne 200 000 personnes âgées de 18 à 75 ans ont été victimes de violences sexuelles hors cadre familial chaque année. Parmi ces victimes de violences sexuelles, près de la moitié (44 %) ont subi un viol ou une tentative de viol. Selon les dernières enquêtes Cadre de vie et sécurité (CVS) et Vécu et ressenti en matière de sécurité (VRS) ([74]) en 2021, 252 000 personnes âgées de 18 à 74 ans vivant en France hexagonale déclarent avoir subi au moins une violence sexuelle physique ([75]), parmi lesquelles 168 000 personnes un viol ou une tentative de viol. L’enquête fait ressortir que ces violences sont souvent multiples (un tiers déclare avoir subi au moins deux types de violence dans l’année) et répétées (toutes natures de faits confondus, près de la moitié des victimes déclarent avoir subi plusieurs fois dans l’année ce type de faits).

Or, selon l’enquête Vécu et ressenti en matière de sécurité de 2022, huit victimes sur dix de violences sexuelles ne portent pas plainte auprès des forces de sécurité. Les principales raisons invoquées pour ne pas signaler les faits sont notamment le sentiment que cela n’aurait servi à rien (motif cité par 24 % des victimes), ainsi que le sentiment que leur témoignage ne serait pas pris au sérieux (16 % des victimes) ([76]).

Le « chiffre noir » qui désigne le différentiel entre les viols réellement subis et les viols comptabilisés par les forces de l’ordre, est donc considérable.

 

ii.   Un taux de condamnation extrêmement faible par rapport au nombre de plaintes déposées

L’étude des statistiques révèle qu’au faible taux de plaintes évoqué précédemment, s’ajoutent un faible taux de poursuite et un encore plus faible taux de condamnation. Le tableau ci-dessous présente les condamnations définitives selon le type d’infraction principale en 2023 tandis que le graphique ci‑dessous présente l’évolution des condamnations entre 2020 et 2023.

 

On constate des écarts importants entre les faits de viols ou tentatives de viol commis en France chaque année (le ministère de l’Intérieur évalue à 168 000 le nombre de victimes de viol/tentative de viol en 2021 ([77])), ceux effectivement signalés aux forces de sécurité (en 2021, 22 332 plaintes enregistrées pour viol ou tentative de viol ([78])) et la réponse judiciaire constatée par le nombre de condamnation (1 143 condamnations en 2021 ([79])).

Les parquets, suite au dépôt de plainte transmis par les forces de l’ordre, orientent l’affaire en fonction des éléments qui leur sont transmis (classement sans suite, mesures alternatives, engagement des poursuites contre l’auteur, saisine du juge d’instruction – ce qui est obligatoire pour les crimes passibles de plus de dix années de réclusion comme le viol).

Si un faible taux de poursuite est propre à une majorité d’infractions, la part des affaires de violences sexuelles classées sans suite est particulièrement élevée. Si les résultats sont à mettre en perspective avec les difficultés statistiques évoquées, selon les derniers chiffres disponibles du ministère de la Justice 73 % des affaires de viol seraient classées sans suite ([80]). En proportion, une majorité des affaires seraient classées sans suite pour « infraction insuffisamment caractérisée ».

Dans le cadre des violences sexuelles, sont le plus souvent mentionnés pour justifier les classements sans suite le manque d’éléments matériels et l’altération de l’état de conscience de la victime ([81]).

S’y ajoutent les ordonnances de non-lieu, décisions rendues par le juge d’instruction lorsqu’à l’issue de l’enquête ce dernier considère qu’il n’y a pas suffisamment de preuves pour poursuivre les personnes mises en examen. L’ancienne ministre Isabelle Lonvis-Rome a indiqué à la délégation que le nombre de non-lieux pour les affaires de viol est proportionnellement important (de l’ordre de 40 % ([82])). Mme Isabelle Théry, magistrate honoraire, chargée de mission au pôle crimes sériels et non élucidés de Nanterre, a précisé qu’au stade de l’ordonnance de non-lieu, deux causes d’impunité sont identifiées : la définition pénale actuelle du viol et les carences de l’enquête.

 Enfin, la pratique de la correctionnalisation impacte le taux de condamnation du crime de viol. Entre 2007 et 2016, les condamnations pour viol ont diminué de 40 % selon le ministère de la Justice ([83]), du fait notamment de la loi Perben II, qui permet de requalifier un crime en délit et de le juger devant le tribunal correctionnel. Le ministère public peut correctionnaliser ab initio, à l’issue d’une enquête préliminaire ou « en opportunité », en fin d’instruction, avec l’accord de la victime. S’il reste difficile de chiffrer précisément cette pratique, il est néanmoins reconnu qu’elle est massive et concernerait en premier lieu les viols.

Plusieurs raisons sont avancées pour justifier ce mécanisme : le ministère de la Justice estimait ainsi en 2017 que la correctionnalisation restait nécessaire pour lutter contre l’encombrement des cours d’assises ([84]). Pour les magistrats il s’agit parfois de vouloir préserver les victimes d’une procédure longue, pénible et douloureuse devant la cour d’assises. Néanmoins, pour correctionnaliser le dossier, l’élément constitutif de l’infraction, la pénétration, disparaît et le crime de viol est requalifié en délit d’agression sexuelle. La correctionnalisation peut donc être perçue par la victime comme un déni de la part de la justice, qui peut freiner la reconstruction de la victime.

La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 a créé des cours criminelles départementales, généralisées sur l’ensemble du territoire depuis le 1er janvier 2023. Composés de cinq magistrats professionnels, sans participation de jurés, ces nouvelles juridictions ont été mises en place pour améliorer le traitement des dossiers dans un délai raisonnable. Elles jugent à 81 % des affaires de viol. Or, faute de moyens suffisants, ce qui se justifiait par un besoin d’efficacité se transforme, selon les associations qui nous alertent, en forme de justice parallèle pour les viols.

iii.   Des auteurs qui développent un sentiment d’impunité

Ces chiffres démontrent le climat d’impunité qui règne aujourd’hui en matière de violences sexuelles et qui, comme toutes les associations féministes l’ont rappelé en audition, met à mal la confiance des victimes dans le système judiciaire. Or, comme l’a rappelé Mme Magali Lafourcade en audition, ce qui fonctionne pour faire reculer un phénomène infractionnel, ce n’est pas d’avoir des peines qui sont sévères, c’est le taux d’élucidation. C’est-à-dire d’avoir la certitude que les auteurs d’un acte infractionnel sont pris et qu’il y a une réponse pénale.

De plus, il ressort des auditions que l’impunité est d’autant plus forte que les victimes sont les plus vulnérables (personnes étrangères, personnes âgées en situation de dépendance, personnes handicapées). Lors de son audition, Mme Hélène Devynck, journaliste, a mis en lumière la dimension sociale de cette Impunité ([85]) : « le viol n’existe que grâce au silence qu’il impose » ([86]) et notamment face à un agresseur bien intégré socialement et reconnu professionnellement. Entendue par la mission, Giulia Foïs, auteure du livre Je suis une sur deux ([87]), souligne l’importance des représentations qui légitiment les violences sexuelles et créent un climat d’impunité.

Selon M. Olivier Christen, magistrat, directeur des affaires criminelles et des grâces, entendu par cette délégation ([88]), les enjeux de la fin de l’impunité pour les auteurs de viols se situent notamment au stade de la révélation des faits et de leur prise en compte, dans toute leur gravité, par les forces de sécurité et la justice.

Surtout, comme l’a rappelé Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la CNCDH, entendue par la délégation, il ne suffit pas de prévoir des peines lourdes pour qu’un phénomène infractionnel recule. Il est nécessaire de travailler sur le caractère systématique de la réponse, afin que les agresseurs perdent ce sentiment d’impunité.

2.   Un traitement judiciaire qui échoue à protéger les victimes

Le parcours procédural en cas de viol s’avère particulièrement éprouvant et aléatoire pour la victime. Accueil, traitement des plaintes, attention et crédibilité accordées à sa parole, accompagnement et soutien, délais : la prise en charge par l’ensemble des acteurs de la chaîne judiciaire et le système institutionnel ne permet pas d’assurer aux victimes une protection et un accompagnement adapté.

i.   La concentration des interrogatoires et investigations sur la victime

La sociologue Véronique Le Goaziou utilise l’expression d’« épreuve judiciaire » pour qualifier le parcours des victimes de viol. En effet, les enquêteurs sont amenés à poser des questions très crues, nombreuses et détaillées sur l’agression, les pratiques sexuelles et le ressenti des victimes. Elle souligne que « les expertises et les examens auxquels les victimes se plient visent d’abord à collecter des preuves, avant d’être éventuellement des lieux d’écoute ou de soin » ([89]). Mme Anne-Laure Maduraud, ancienne vice-présidente placée à la cour d’appel d’Angers, considère que les principales difficultés pour les parties civiles sont les multiples auditions, où elles sont amenées à répéter à l’infini le récit de l’infraction qu’elles dénoncent. Cette charge est si lourde qu’elle peut amener certaines victimes à abandonner leur plainte. Comme l’a rappelé Mme Giulia Foïs devant la délégation, « lorsque ça m’est arrivé, je croyais beaucoup en la justice et j’ai fait tout ce qu’on m’a demandé. L’auteur des faits a été acquitté et moi, j’ai été broyée, une deuxième fois. »

Entendu par vos rapporteures, M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces, nous rappelle que la primo-audition peut durer près de 4 heures : « Les descriptions demandées pourront lui paraître crues, sans fard, d’un luxe de détails attentatoires pour un champ relevant normalement de l’intime. La violence de l’audition se surajoute ainsi parfois à celle des faits eux-mêmes » ([90]). Stanislas Gaudon, délégué général du syndicat de police Alliance avait indiqué que « l’enquête se fait à charge et à décharge », « certaines questions jugées intrusives, ou hors de propos par la victime, apportent en réalité des éléments de précision qui permettent de qualifier l’infraction » ([91]).

Par ailleurs, la nature de l’interrogatoire conditionne le récit de la victime, qui doit suivre un cheminement de questions prédéterminées portant sur des points très concrets : des lieux, des dates, des noms, des gestes. Pour Mme Isabelle Aubry, fondatrice de l’association « Face à l’inceste », ce type d’interrogatoire, quand les enquêteurs ont « faim de détails » ([92]) peut éreinter une victime en la faisant ressasser des faits douloureux. La procédure judiciaire apparaît alors comme « nécessairement intrusive » et « modèle peu à peu le récit des victimes dans des directions qui ne sont pas toujours celles qu’elles auraient voulu prendre » ([93]). En outre, le langage change, ne passe plus par les termes propres de la victime mais celui convenu par la procédure. Le témoignage de l’auteur Édouard Louis met en lumière cet aspect des interrogatoires et le sentiment d’être dépossédé par la chaîne pénale : « L’interrogatoire venait juste de commencer, je ne savais encore rien de la suite. Je ne me doutais pas encore de l’intensité avec laquelle j’allais me détester d’être venu jusqu’au commissariat. (…) Je ne comprenais pas ce soir-là comment mon récit pouvait ne plus m’appartenir » ([94]). 

Or la focalisation des interrogatoires et investigations sur la victime résulte en partie de la rédaction de notre texte pénal. Pour prouver qu’il y a eu viol, il ne suffit pas d’invoquer l’absence de consentement de la victime. La preuve doit être apportée que pour outrepasser le refus de la victime, l’auteur a fait usage de violence, contrainte, menace ou surprise et que cet usage est concomitant à la commission des faits. Ce n’est donc pas à l’auteur de préciser de quelle manière il s’est assuré du consentement de la victime (les « mesures raisonnables » mentionnées dans le code canadien) mais à celle-ci de faire savoir comment elle a manifesté son refus au mis en cause, de façon à permettre d’établir clairement que celui-ci ne pouvait ignorer son refus. C’est pourquoi, c’est d’abord sur elle, et ce dès le dépôt de plainte, que pèse la charge des interrogatoires et des investigations.

En d’autres termes, la loi pénale impose l’existence d’un élément intentionnel, c’est-à-dire la volonté d’outrepasser le refus de la victime en ayant recours pour ce faire à la violence, la contrainte, la menace ou la surprise. Ainsi, la question n’est pas de savoir si la femme était d’accord mais si l’agresseur avait connaissance de ce refus et l’intention d’outrepasser celui-ci. Dès lors, les interrogatoires subis et les demandes intimes, afin de pouvoir démontrer ce caractère intentionnel, pèsent avant tout sur la victime, de façon à pouvoir démontrer si l’auteur se réfugie à tort derrière l’ignorance ou le malentendu.

ii.   La parole de la victime est questionnée, l’auteur est cru sur parole

« J’avais l’impression d’assister à mon procès », cette phrase revient trop souvent dans la bouche des victimes qui portent plainte. En matière de crimes sexuels, commis le plus souvent sans témoin, la parole de la victime s’oppose à celle de l’agresseur désigné. Mme Isabelle Théry, magistrate honoraire, a témoigné d’un déséquilibre de traitement réservé à la parole de la victime et à la parole de l’auteur. Celle de la victime est scrutée, mise en doute, ce qui n’est bien souvent pas le cas des mis en cause.

Dans une majorité des cas, la parole de la victime est décrédibilisée par la structure de la procédure et les stéréotypes culturels auxquelles celle-ci n’échappe pas. Les éléments qui discréditent sa parole sont non seulement utilisés, mais recherchés par les attentes du contradictoire : passé traumatique, mensonges, mise en danger, comportements à risque. Ceux qui la crédibilisent sont gommés : traces de violence, état de choc, syndrome post-traumatique, tentatives de suicide. Dans sa préface du livre de Noémie Renard ([95]) , l’historienne Michelle Perrot appelle à « défricher cette étrange inversion qui fait des victimes des quasi-coupables, acculées à se défendre, à dissimuler, à se taire et soupçonnées, quand elles osent parler, de vouloir attenter à la stature et à l’honneur de l’homme ».

Mme Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes, a fait remarquer, lors de son audition, que dans un certain nombre d’États, il est interdit d’évoquer le passé de la victime dans les procès, ou de faire des enquêtes de moralité. De même, M. Denis Salas, magistrat enseignant associé (ENM) a souligné que les tribunaux internationaux, où c’est la common law qui s’applique, ont imaginé des règlements qui encadrent l’interrogatoire et qui protègent la victime – interdiction d’évoquer le comportement antérieur de la plaignante ; ne pas induire son oui de sa conduite, de son silence ou de sa non-résistance. Il considère que si l’on adoptait cette nouvelle éthique de la réalisation de l’interrogatoire, cela changerait complètement les pratiques d’enquêtes.

Lors de son audition, M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces, a confirmé que la victime devait répondre à des questions qu’elle va considérer comme remettant en cause sa crédibilité, son comportement, la matérialité même des éléments rapportés et que « le procès pénal est évidemment une épreuve pour une victime qui verra souvent une nouvelle fois sa parole remise en cause » ([96]). Les « remises en cause qui tombent parfois en pluie » ([97]) sont particulièrement éprouvantes pour les victimes. Cette situation doit changer.

L’affaire d’Emily Spanton dite du « 36 quai des Orfèvres »

Interrogée sur l’affaire du « 36 quai des Orfèvres », Mme Sophie Obadia, l’avocate de la plaignante, déclarait en 2024 ([98]) : « Je n’ai jamais vu, dans un dossier de violences sexuelles, qu’on s’intéresse autant à la vie intime d’une personne victime et qu’on remette en cause à ce point sa parole ». « L’enquête était fournie, mais essentiellement sur l’environnement de la victime, ses habitudes de vie, pourquoi on ne l’aimait pas au Canada, pourquoi elle a changé de travail ».

En l’espèce, en 2014, Emily Spanton, une touriste canadienne, avait accusé de viol deux policiers pour des faits qui se seraient produits au 36 quai des Orfèvres. Condamnés à sept ans de prison, les deux policiers avaient finalement été acquittés en appel par la cour d’assises du Val de Marne en 2022. Emily Spanton a saisi la Cour européenne des droits de l’Homme et « soutient que les autorités françaises ont méconnu leurs obligations d’incriminer les faits de pénétration sexuelle non consentie et d’assurer une répression de ces crimes de manière effective sans victimisation secondaire ».

Les vulnérabilités préexistantes (handicap, situation de précarité, traumatismes) des victimes peuvent être instrumentalisées pour remettre en cause la parole des victimes. M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces, souligne ainsi que « le temps, allié des effets d’un traumatisme profond, rend la mémoire parfois fragile, défaillante » ([99]). Par ailleurs, Muriel Salmona indique que les violences créent « des troubles du comportement ou une dissociation, comme si la personne était anesthésiée, déconnectée, amorphe », et qu’« on dira que la personne raconte n’importe quoi. » ([100]). Les professionnels de la chaîne judiciaire ne sont pas suffisamment formés aux effets du traumatisme sur les plus vulnérables.

Exemples de questions posées des victimes

« Vous souvenez-vous comment vous étiez vêtue ? »

« De quelle façon décririez-vous votre comportement vis-à-vis des hommes ? »

« Parlez-nous de votre vie sentimentale »

« Parlez-nous de votre sexualité »

« Consommez-vous des produits stupéfiants ? »

« Parlez-nous de votre consommation d’alcool en règle générale »

« Avez-vous une raison autre que le fait de dénoncer les faits, dont vous estimez avoir été victime, pour déposer plainte ? »

« N’aviez-vous pas des tendances exhibitionnistes/sado-masochistes ? »

En revanche, les auditions ont montré que les éléments qui pourraient questionner la parole de l’auteur ne sont trop souvent pas recherchés : les prélèvements, de même que les expertises de soumission chimique ne sont pas toujours réalisés ; les expertises psychologiques, tant des victimes que des auteurs, sont peu diligentées ; les moyens de télécommunication (téléphonie, ordinateurs) ne sont pas explorés de manière systématique. De même, l’enquête d’environnement est rarement menée : les réalités des relations antérieures ne font pas l’objet d’une enquête approfondie ; les ex-compagnes ou les épouses du mis en cause ne sont pas entendues ; l’employeur de celui-ci non plus, alors qu’il peut rapporter que son salarié a régulièrement un comportement « problématique » avec ses collègues femmes ; les témoignages, directs ou indirects, ne sont toujours pas recherchés. Ainsi, le récit du mis en cause n’est pas questionné et la cohérence de ses explications n’est pas suffisamment vérifiée.

Pour le mis en cause, nier le viol et organiser sa défense impose de décrédibiliser la victime. La remise en cause de la parole de cette dernière est inscrite de manière inhérente dans la défense de l’accusé. Si les situations de vulnérabilité sont reconnues, elles sont alors mobilisées à l’envers par le mis en cause pour décrédibiliser la parole de la victime. La vulnérabilité psychique est mise à son débit, le sommeil ou la soumission chimique qui empêchent l’expression du refus et la sidération sont donnés comme preuve de l’absence de refus et de réaction.

iii.   Re-victimisation des victimes

On parle de « victimation secondaire », aussi parfois appelée « second viol » ou même « viol judiciaire » pour caractériser les effets dévastateurs des difficultés rencontrées par les victimes dans le cadre de la procédure judiciaire. Comme détaillé précédemment, les différentes étapes de la procédure (dépôt de plainte, interrogatoire, contre-interrogatoire, procès, verdict) peuvent être particulièrement éprouvantes voire humiliantes pour les victimes et, dans le pire des cas, sources de véritables traumatismes, qui conduisent régulièrement à des suicides.

Ce phénomène est mieux connu et documenté, mais encore peu pris en compte par la chaîne judiciaire. En 2017, une enquête ([101])  réalisée par l’association Mémoire traumatique et victimologie auprès de 1 214 victimes présente un bilan inquiétant : 82 % déclarent avoir mal vécu leur dépôt de plainte, 77 % la procédure judiciaire et 89 % le procès. Par ailleurs, 81 % des victimes pensent que la justice n’a pas joué son rôle. Cette étude est à mettre en perspective avec d’autres données, notamment une étude ([102]) menée la même année par l’ONDRP (Observatoire nationale de la délinquance et des réponses pénales) qui indique pour sa part que la majorité des victimes a été satisfaite par l’accompagnement de la police.

« Il y a des phrases que l’on voudrait ne jamais entendre dans nos salles d’audience » indique le magistrat Michel Huyette dans un billet d’avril 2024 ([103]) où il fait part de la déclaration d’une jeune femme victime de viol : « Être violée m’a détruite. Mais ce que je vis depuis ma plainte c’est presque pire. Alors si un jour une de mes amies se fait violer je lui dirai de ne pas aller porter plainte ». Le magistrat M. François Lavallière a indiqué que si une personne de son entourage victime de viol se confiait à lui, du fait du cadre procédural, il n’est pas certain de l’encourager à déposer plainte tant le processus, en plus d’être incertain, est long, dur et pénible pour les victimes.

Si le droit français ne mentionne pas cette notion, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme témoigne de sa prise en considération progressive ([104]). Dans un arrêt de 2021, la CEDH décrit « des cas graves de victimisation secondaire (...) c’est-à-dire une victimisation d’une part distincte de celle qui résultait de la commission des infractions en cause et, d’autre part, imputable aux autorités judiciaires. » ([105]) . Huit plaintes ont été portées devant la CEDH pour des faits jugés en France, au motif de victimisation secondaire lors de la procédure judiciaire.

Lancée le 30 octobre 2024, la campagne « Notre Ohrage » dénonce les dysfonctionnements de la chaîne judiciaire en matière de violences sexuelles et promeut le dépôt de huit requêtes devant la CEDH à travers une série d’événements et de manifestations artistiques. Dans ces huit affaires de violences sexuelles, dont trois concernent des mineurs, des relaxes, des acquittements ou des non-lieux ont été prononcés. Si chacune des affaires est différente, les victimes ont en commun d’avoir subi une procédure judiciaire qu’elles estiment injuste et traumatisante et qui les a incitées à saisir la CEDH. Le volume des saisines à l’encontre de la France sur ce sujet est significatif.

3.   De nombreux stéréotypes favorisés par le silence de la loi sur la question du consentement

i.   En l’absence de définition, le consentement est toujours utilisé contre la victime.

Lors de son audition par vos co-rapporteures, Mme Gwenola Joly-Coz, première présidente de la cour d’appel de Poitiers, a mentionné qu’aujourd’hui il n’y a pas une seule affaire de cour d’assises ou de cour criminelle départementale où l’on ne passe pas des heures à parler du consentement. Or, si ce sujet s’est bien imposé au cœur de la pratique judiciaire, en l’absence de définition, le consentement peut paradoxalement être utilisé contre la victime. Entendue par vos co-rapporteures, la magistrate Mme Magali Lafourcade explique qu’en l’état, tous les éléments qui devraient incriminer l’agresseur présumé (état d’ébriété de la victime, le lieu de l’acte, position sociale) se retournent contre la plaignante.

Ainsi, si le terme « consentement » n’est pas inscrit dans la définition pénale actuelle, il appartient implicitement à la victime, par un retournement injuste, de démontrer qu’elle a suffisamment prouvé son refus, lui faisant à la fois porter une charge tout en acceptant une cécité pour certaines situations (dissociation, mutisme traumatique). Sans définition juridique, le consentement est utilisé afin d’exclure de la catégorie de viol les situations au cours desquelles la résistance de la victime n’est pas jugée suffisamment manifeste. Ainsi, « à moins qu’elle ne proteste ou résiste (énergiquement), une femme est « réputée » consentir » ([106]).

Dans le silence de la loi, l’argument du consentement peut faire partie intégrante de la stratégie de défense des agresseurs, au détriment des victimes. Me Marjolaine Vignola, avocate au Barreau de Paris, déplore ainsi que « le consentement, malgré le fait qu’il n’apparaît pas dans la loi, est au cœur de ces dossiers : il est une arme de défense des agresseurs » ([107]). En effet, cette présomption de consentement a une incidence directe sur le régime de la preuve : d’autant plus si la matérialité des faits est établie, l’auteur et sa défense auront tout intérêt à alléguer du consentement de la victime. Les auditions de la mission ont ainsi montré que la ligne de défense des auteurs présumés s’était déplacée de la négation du rapport à la prétention du consentement.

Seuls certains modes opératoires de l’agresseur (violence, contrainte, menace, surprise) sont retenus pour caractériser l’infraction. Or, il en existe de moins visibles, comme le fait de provoquer un état de sidération chez la victime. Ainsi que l’indiquait Muriel Salmona lors de son audition, si l’agresseur veut avoir une victime qui ne se défend pas et qu’il peut violer sans risque d’encourir une sanction pénale, il va mettre en place des stratégies de sidération. Celle-ci est créée non pas par la victime, mais par l’agresseur et par la violence de l’agression. La victime sera alors dans l’incapacité de réagir et la connaissance de son refus par son agresseur plus difficile à prouver, lui garantissant l’impunité, étant donné que la loi pénale n’exige pas que soient recherchés les éléments de la présence ou de l’absence de consentement.

ii.    Bonne victime et bon auteur

La « bonne victime » doit répondre à certaines attentes sociales : elle porte plainte immédiatement (n’attend pas plusieurs années), elle a été violentée, elle peut prouver qu’elle a essayé de se défendre et résister, elle ne consomme pas d’alcool ou de drogue, elle ne sort pas, ne drague pas, n’a pas trop de relations sexuelles. Par ailleurs, au niveau du traitement judiciaire, la « bonne victime » doit pleurer, crier, trembler, être faible, avoir des traces de violence sur le corps et des traumatismes émotionnels apparents. En définitive, la « bonne victime » doit montrer les traces de son agression, de ses traumatismes, tout en s’intégrant en totalité dans les standards de la procédure et en se rappelant parfaitement les moindres détails du viol, sans revenir sur ses propos. Toute victime qui s’éloigne de ce stéréotype risque d’être jugée moins crédible, voire d’être considérée en partie responsable de ce qui lui est arrivé. Valérie Rey-Robert ([108]), affirme qu’au regard de ces attentes outrancières et hors-sol, « une victime idéale, c’est une victime morte ».

Il ne suffit pas d’être la « bonne victime », encore faut-il se trouver face au « bon auteur ». Pour le corps social, le violeur « c’est l’autre : le fou, le mec en manque de sexe, le jeune de banlieue » ([109]) ou « l’obsédé sexuel ou un malade mental » ([110]). Le « vrai viol » fantasmé c’est celui commis par un étranger armé, qui s’accompagne d’une grande violence physique et a lieu la nuit, dans un espace public. Entendue par vos rapporteures, la journaliste Mme Giulia Foïs, affichait sur la couverture de son livre ([111]), « j’ai eu de la chance, j’ai eu le bon viol ». C’était presque la nuit, quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, il y avait une arme, des coups, une bombe lacrymogène. Pourtant, l’auteur n’a pas été condamné.

Or, la réalité est toute autre : « Le viol est un crime de « proximité », enchâssé dans la banalité du quotidien. » ([112]) Il n’y a pas de « bon auteur » : « les violeurs (en tout cas la grande majorité d’entre eux) sont issus de tous les milieux sociaux et aucun groupe culturel ou social n’a l’exclusivité de cette pratique d’agression, d’une part ; les violeurs sont généralement des proches ou des familiers des victimes et seulement minoritairement des inconnus ou des étrangers, d’autre part. » ([113])

Le traitement judiciaire est parfois lui-même imprégné de ces archétypes. Plus un viol se rapprocherait de cet imaginaire fantasmé, meilleur serait son traitement. Or, plusieurs cas se construisent en miroir inversé du parangon de la « bonne victime », excluant ainsi les femmes racisées (stéréotypées comme hypersexuelles ou peu désirables), les personnes en situation de prostitution (dont le consentement est souvent sous-entendu au regard de la société), et les hommes adultes dont la possibilité d’être victimes de viol est souvent ignorée. Ainsi, les viols perpétrés par le compagnon ou des hommes qui ne correspondent pas à l’imaginaire de l’inconnu déviant armé d’un couteau, sont minimisés voire niés aussi bien par le corps social que lors du traitement judiciaire.

Le tabou du viol des hommes, s’il est nettement plus marginal en nombre ([114]), permet de questionner ces stéréotypes. D’une part, le viol d’un homme est considéré comme « un crime impossible » ([115]), l’atteinte à la virilité rendant le crime impensable aux yeux de la société. Malgré de nombreux contre-exemples, ce tabou repose sur l’idée fausse que la virilité implique une invulnérabilité face aux violences sexuelles. Par conséquent, le viol des hommes est souvent considéré comme un crime impossible, car il défie les attentes socialement construites sur la masculinité.

iii.   Les arguments confortables de la « zone grise » et du « parole contre parole ».

L’argument du « on ne peut rien prouver, c’est parole contre parole » est ancré dans les représentations que l’on se fait du crime de viol. Il s’agit de confronter la version d’une victime alléguée et d’un agresseur présumé, la plupart du temps plaidant son innocence. Mais comme évoqué précédemment, ces deux paroles ne sont pas réceptionnées de la même manière.

Les termes de « zone grise » sont parfois utilisés pour désigner les situations où il ne serait pas clair si une personne a donné son consentement ou non. L’argument de la « zone grise » rendrait l’élément intentionnel difficile à établir – l’auteur présumé doit avoir eu l’intention d’entretenir un contact sexuel avec sa victime en étant conscient que celle-ci n’était pas d’accord. Ce flou pose problème car il reflète souvent les schémas de la culture du viol : d’un côté, une personne est encouragée à ne pas trop exprimer ses désirs et à rester passive de peur d’être mal jugée et de l’autre, un partenaire est valorisé s’il est perçu comme sûr de lui et entreprenant.

De nombreux interlocuteurs de la mission considèrent cependant qu’il n’y a pas de « zone grise » dans le consentement. La « zone grise », c’est déjà du non-consentement. Si on perçoit de l’ambiguïté, il suffit de questionner l’autre pour qu’elle disparaisse. Le non-consentement est précisément ce qui fait la différence entre la sexualité et la violence.

Il existe un faisceau d’indices s’inscrivant au-delà du simple « parole contre parole ». Les enquêtes préliminaires, où les deux parties sont entendues, peuvent s’accompagner d’expertises (psychologue, psychiatre) et d’éléments issus d’une enquête dite d’environnement (les proches et relations du mis en cause peuvent être entendus pour cerner sa personnalité, ses comportements) afin de compléter les déclarations des parties. Les acteurs de la chaîne pénale peuvent mobiliser d’autres éléments que les seuls témoignages. Un certain nombre de magistrats et de représentants des forces de l’ordre ont confirmé devant la mission que le « parole contre parole » n’existe que si l’on s’en contente. L’investigation fouillée des faits, des circonstances et des personnalités, permet toujours de dessiner un tableau réaliste.

Les expertises établies par les unités médico-judiciaires (UMJ) sont en cela précieuses, notamment les prélèvements génétiques ou l’examen physique des victimes. Les bleus, les douleurs dans les zones de défense comme l’avant-bras, les marques de doigts sur le corps, les douleurs dans les adducteurs ou les traces de sperme sont des éléments de preuve. De même, les officiers de police judiciaire s’appuient de plus en plus sur les « traces numériques » – commentaires, photos, vidéos, échanges de messages, contenus retrouvés dans les téléphones portables et ordinateurs – comme autant d’indices permettant d’établir la réalité.

C.   Un contexte international et europÉen qui invite à un changement de paradigme

La France s’est engagée dans une diplomatie féministe ambitieuse et perçue comme telle, par les pays dits « affinitaires » dans les grandes enceintes multilatérales. Aussi se pose la question de l’alignement entre son droit interne et ses engagements internationaux. Comme l’ont souligné les représentantes d’Amnesty International auditionnées par la mission, « il y a à la fois un enjeu d’efficacité de la justice pénale et un enjeu de cohérence vis-à-vis des ambitions affichées par la France dans sa diplomatie féministe. »

1.   La définition du viol en France n’est pas conforme à ses engagements internationaux

a.   La définition du viol n’est pas conforme à la Convention d’Istanbul ratifiée par la France

La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (dite Convention d’Istanbul) est un traité international du Conseil de l’Europe, signé à Istanbul en mai 2011. Il s’agit du premier instrument juridiquement contraignant au niveau pan‑européen, offrant un cadre juridique complet visant à protéger les femmes contre toutes les formes de violence.

Les rapports d’évaluation par pays sur la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul élaborés par le GREVIO ([116]) ont pointé de manière récurrente la non-conformité de plusieurs législations d’États ayant ratifié la Convention d’Istanbul (Autriche, France, Italie, Roumanie notamment ([117])).

La Convention d’Istanbul prévoit à son article 36 ([118]) que les États parties doivent prendre des « mesures législatives ou autres nécessaires pour ériger en infraction pénale, lorsqu’ils sont commis intentionnellement : la pénétration vaginale, anale ou orale non consentie, à caractère sexuel, du corps d’autrui avec toute partie du corps ou avec un objet ». Il est précisé que « le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes. » Le Rapport explicatif à la Convention (paragraphe 193) précise : « il appartient toutefois aux Parties de décider du libellé précis de la loi et des facteurs qu’elles considèrent comme empêchant le consentement de la victime. »

Parmi les États membres de l’Union européenne, six États n’ont pas encore ratifié la Convention d’Istanbul (Bulgarie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, République tchèque et Slovaquie). Ainsi, les femmes de ces pays ne sont pas couvertes par les règles minimales prévues par cette Convention. Parmi les 21 États membres de l’Union européenne qui ont ratifié la Convention d’Istanbul, le GREVIO estime que huit États membres n’ont toujours pas dans leur Code pénal de définition juridique du viol conforme à la définition de la Convention d’Istanbul fondée sur le consentement (France, Pays-Bas, Italie, Autriche, Estonie, Pologne, Portugal et Roumanie). Le rapport du service de recherche du Parlement européen a indiqué que « les évaluations comparatives concluent que la transposition et la mise en place de la législation européenne existante et la diversité des approches législatives et des niveaux inégaux de criminalisation […] ne respectent pas les normes établies dans la Convention d’Istanbul dans de nombreux cas ».

Dans son rapport dévaluation de 2019 ([119]), le GREVIO a souligné qu’en France, « la définition juridique des infractions sexuelles n’est pas fondée de manière explicite sur le consentement libre et non équivoque de la victime ». Le GREVIO considère qu’en s’alignant sur la définition de la Convention, la France pallierait aux insuffisances qui ressortent de l’évaluation à savoir : « D’un côté, une forte insécurité juridique générée par les interprétations fluctuantes des éléments constitutifs que sont la violence, la contrainte, la menace et la surprise ; d’un autre côté, l’incapacité des dits éléments probatoires à englober la situation de toutes les victimes non consentantes, notamment lorsque celles-ci sont en état de sidération. »

En outre, le rapport pointe les « insuffisances du traitement judiciaire des violences sexuelles » en France, illustrées par le faible nombre de plaintes, de condamnations et la pratique dite de correctionnalisation. Il est considéré que « la faiblesse du taux (de condamnations) s’explique en grande partie par des défaillances dans le recueil et la préservation des preuves conduisant à ce que de nombreuses plaintes soient classées sans suite. » Le GREVIO relève enfin que « ce phénomène serait particulièrement marqué dans les cas de viols sans recours à la force, viols conjugaux, viols sur des personnes handicapées ou viols incestueux paternels. ».

Vos rapporteures estiment qu’il est temps d’apporter une réponse aux remarques pertinentes soulevées par le GREVIO et d’aligner notre droit interne sur nos engagements internationaux.

b.   Des questions soulevées devant le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) et la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)

Au cours des cinq dernières années, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (Comité CEDAW) a exhorté plusieurs États européens à modifier leur législation sur le viol, notamment en l’alignant sur la Convention d’Istanbul, pour définir le viol sur la base d’une absence de consentement. Ainsi, lors de l’examen de la France devant le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (Comité CEDAW) en octobre 2023 ([120]), la question de la définition trop restrictive du viol a été abordée. Il a été soulevé que cette définition limitait fortement les possibilités d’entrer en voie de condamnation et rendait le parcours pénal des plaignantes particulièrement difficile.

Par ailleurs, huit affaires récemment jugées en France ont par la suite été portées devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). En 2021, une requête a été déposée auprès de la CEDH par une jeune femme pour « l’absence d’évaluation objective par les juges de son consentement libre au regard de son âge et de sa vulnérabilité » et pour les « formulations sexistes et discriminatoires dont auraient usé les juridictions internes dans leurs décisions ». En 2023, la France a été interrogée sur le respect de son obligation « d’adopter et d’appliquer de manière effective des dispositions en matière pénale afin que soient incriminés et réprimés tous les actes sexuels non consensuels ».

2.   L’échec d’une définition européenne du viol

La Commission européenne a présenté le 8 mars 2022, sous présidence française du Conseil, une proposition de directive contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. L’article 5 de la proposition initiale, prévoyant une harmonisation minimale de la définition et des sanctions du crime de viol, a cristallisé l’essentiel des débats.

Article 5 (proposition initiale Commission)

1. Les États membres veillent à ce que les comportements intentionnels suivants soient passibles de sanctions en tant qu’infractions pénales :

(a) le fait de se livrer avec une femme à tout acte non consenti de pénétration vaginale, anale ou orale à caractère sexuel avec toute partie du corps ou avec un objet ;

(b) le fait de contraindre une femme à se livrer avec une autre personne à tout acte non consenti de pénétration vaginale, anale ou orale à caractère sexuel avec toute partie du corps ou avec un objet.

2. Les États membres veillent à ce qu’on entende par acte non consenti un acte accompli sans que la femme ait donné son consentement volontairement ou dans une situation où la femme n’est pas en mesure de se forger une volonté libre en raison de son état physique ou mental, par exemple parce qu’elle est inconsciente, ivre, endormie, malade, blessée physiquement ou handicapée, et où cette incapacité à se forger une volonté libre est exploitée.

3. Le consentement peut être retiré à tout moment au cours de l’acte. L’absence de consentement ne peut être réfutée exclusivement par le silence de la femme, son absence de résistance verbale ou physique ou son comportement sexuel passé.

La base juridique de cet article 5 a fait l’objet de vives discussions au Conseil. La Commission a fondé l’harmonisation de l’infraction de viol sur l’article 83 §1 TFUE. Celui-ci permet une harmonisation législative minimale s’appliquant à une liste limitative d’infractions « dans des domaines de criminalité particulièrement grave revêtant une dimension transfrontière », dont « l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants ». C’est cette dernière infraction qui est retenue par la Commission pour fonder sa proposition d’harmonisation du crime de viol.

Une majorité des États membres a estimé, sur la base d’un avis du Service juridique du Conseil publié en octobre 2022 qu’en l’état du droit de l’Union, la base juridique était insuffisante et conduirait à un risque contentieux devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) élevé. En effet, si un recours était introduit et que la Cour rendait un avis défavorable, l’ensemble du dispositif établi par la directive en serait fragilisé.

Lors du Conseil (JAI) du 9 juin 2023, l’orientation générale a supprimé l’article 5. La France a relevé la fragilité de la base juridique et ne s’est pas opposée à la suppression de l’article 5, tout en rappelant l’importance du sujet et appelant à travailler à « des alternatives ambitieuses et juridiquement solides ». Plusieurs États membres (Belgique, Italie, Luxembourg et Grèce) considèrent cependant la base juridique comme suffisante et ont fait une déclaration en ce sens, sans s’opposer à l’orientation générale. Par ailleurs, l’Autriche, la Slovénie, le Portugal et les Pays-Bas ont indiqué leurs regrets quant à la faiblesse du niveau d’ambition du texte, tandis que l’Irlande espérait qu’une solution pourrait être trouvée lors des trilogues.

Une évolution possible pour pallier le défaut actuel de base juridique consisterait à ajouter le crime de viol ou les violences sexuelles à la liste des « eurocrimes », extension permise par l’article 83, §1 TFUE (procédure requérant l’unanimité des États membres, après approbation du Parlement européen, cf. annexe II). Cette option n’a pas non plus été retenue par la France du fait, d’une part, de l’unanimité exigée et des risques à créer des précédents sur l’extension des compétences de l’Union en matière de droit pénal matériel.

Le Parlement européen a adopté son mandat de négociations le 12 juillet et son rapport final a retenu la lecture inverse de celle du Conseil, estimant que la base juridique était suffisante : il a conservé l’article 5 et ajouté un article 5 bis sur le « viol par négligence » sur le modèle de la législation suédoise. Il a fait du maintien de ces dispositions une ligne rouge en vue des négociations en trilogue.

Cependant, aucun compromis n’a pu être trouvé sous la présidence espagnole ni la présidence tchèque. La présidence espagnole, très favorable à l’inclusion de l’incrimination du viol, avait pourtant fait de ce texte une priorité de sa présidence mais aucun compromis n’a pu être trouvé. Les négociations menées au sein du Conseil ont abouti à un compromis ne comprenant pas l’article 5 portant sur la définition pénale du viol.

3.   Nombre de nos voisins européens ont modifié leurs définitions pour répondre à leurs engagements mais surtout à une forte demande sociale

Un nombre croissant de pays, dont le Canada depuis les années 1990 et près de la moitié des pays européens, ont inscrit le consentement dans leur définition pénale du viol, avec un effet positif sur la lutte contre l’impunité.

Au sein de l’Union européenne, il existe aujourd’hui deux approches qui ne sont toutefois pas incompatibles en matière de qualification pénale du viol. 14 États membres (dont la France) connaissent une définition fondée sur des qualifications matérielles (contrainte, violence, menace, ruse) ([121]) , tandis que 13 autres définissent le viol par l’absence de consentement au contact sexuel.

On observe une nette tendance ces dernières années, reflet d’une société qui évolue, parmi les États membres de l’Union européenne à l’intégration de la définition fondée sur l’absence de consentement, notamment sous l’effet de l’application de la Convention d’Istanbul et du mouvement #Metoo.

Selon l’analyse d’Amnesty International du 24 novembre 2018 ([122]) portant sur 31 pays (UE 27 + Islande, Royaume-Uni, Norvège, Suisse) étudiés, 14 définissent le viol comme un contact sexuel non consenti, dont 13 États membres (l’Allemagne, la Belgique, la Croatie, Chypre, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la Grèce, l’Irlande, le Luxembourg, Malte, la Slovénie et la Suède). Ainsi, dans ces pays, un rapport sexuel est reconnu comme un viol si la victime n’a pas donné son consentement – ce qui inclut les hypothèses dans lesquelles la victime n’a pas dit « non » explicitement ou ne s’est pas débattue.

Ainsi, en Belgique, dont le système judiciaire est proche de la France, la notion d’absence de consentement est centrale dans la qualification juridique du viol. La violence, la contrainte, la menace et la surprise peuvent qualifier l’absence de consentement, mais ne sont pas érigées en éléments constitutifs de l’infraction. Surtout, le Code pénal belge précise les cas dans lesquels le consentement ne peut être déduit (absence de résistance ; vulnérabilité ; inconscience ou sommeil).

La définition du crime de viol dans le Code pénal belge

Article 417/11. Le viol.

On entend par viol tout acte qui consiste en ou se compose d’une pénétration sexuelle de quelque nature et par quelque moyen que ce soit, commis sur une personne ou avec l’aide d’une personne qui n’y consent pas.

Cette infraction est punie de la réclusion de dix ans à quinze ans.

Art 417/5. La définition du consentement en matière de droit à l’autodétermination sexuelle.

Le consentement suppose que celui-ci a été donné librement. Ceci est apprécié au regard des circonstances de l’affaire. Le consentement ne peut pas être déduit de la simple absence de résistance de la victime. Le consentement peut être retiré à tout moment avant ou pendant l’acte à caractère sexuel.

Il n’y a pas de consentement lorsque l’acte à caractère sexuel a été commis en profitant de la situation de vulnérabilité de la victime due notamment à un état de peur, à l’influence de l’alcool, de stupéfiants, de substances psychotropes ou de toute autre substance ayant un effet similaire, à une maladie ou à une situation de handicap, altérant le libre arbitre.

En tout état de cause, il n’y a pas de consentement si l’acte à caractère sexuel résulte d’une menace, de violences physiques ou psychologiques, d’une contrainte, d’une surprise, d’une ruse ou de tout autre comportement punissable.

En tout état de cause, il n’y a pas de consentement lorsque l’acte à caractère sexuel a été commis au préjudice d’une victime inconsciente ou endormie.


En 2016, l’Allemagne ([123]) a intégré au sein de la typologie des actes pouvant être qualifiés de viol le fait de « contraindre une personne à un acte sexuel contre sa volonté identifiable », souhaitant mettre en conformité sa législation avec la Convention d’Istanbul.

En Suède, c’est en mai 2018, dans le contexte du mouvement #Metoo, qu’une nouvelle loi a été votée par le Parlement, qui place au cœur de la définition pénale du viol l’absence d’accord explicite. Désormais, tous les actes à caractère sexuel avec une personne « qui n’y participe pas de façon volontaire » sont érigés en infractions pénales (agression sexuelle ou viol).

De même, de telles définitions ont été adoptées en Grèce en juin 2019, au Danemark en 2021 et plus récemment en Espagne sous l’effet de la mobilisation des organisations féministes, en août 2022. Aux Pays-Bas, un projet de loi adopté par la Chambre des représentants est en cours d’examen par le Sénat. Ce projet ne prend pas seulement en compte l’absence de consentement verbal, mais également les hypothèses dans lesquelles cette absence est observable par les faits et les circonstances. Dans son rapport de 2022, le GREVIO salue également « l’inclusion dans le Code pénal chypriote d’une définition du viol et des abus sexuels par pénétration, qui sont érigés en infractions pénales sur la base de l’absence de consentement de la victime ».

L’intégration de la notion de consentement dans la définition pénale du viol a eu pour effet une augmentation des condamnations. En Suède, depuis l’entrée en vigueur de la loi sur le consentement, adoptée en 2018, un rapport rendu public du Swedish National Council for Crime Prevention (BRA) fait état d’une progression de 75 % des condamnations depuis la réforme ([124]) .

Au Danemark, le ministère de la Justice, dans un communiqué de presse publié en décembre 2021, a relevé l’augmentation significative des signalements et des accusations de viol suite à la nouvelle loi de consentement, adoptée à l’unanimité par le Folketing (Parlement) le 17 décembre 2020, et entrée en vigueur le 1er janvier 2021. Les statistiques de la police nationale montrent une augmentation du nombre de signalements et d’accusations de viol après presque un an d’application de la nouvelle législation. En 2020, on relève 1 392 signalements et 1 078 accusations pour viol. Entre le 1er janvier et le 23 novembre 2021, il y a déjà eu plus de signalements et d’accusations qu’en 2020, la police ayant enregistré 1 720 signalements et 1 315 accusations pour viol.


II.   les dispositions actuelles du code pÉnal

A.   une construction lÉgislative lente, toujours prÉcÉdÉe d’avancÉes jurisprudentielles et sociÉtales

1.   Une définition historiquement centrée sur le recours de l’auteur à des moyens de coercition

a.   Une définition centrée sur les moyens de coercition qui ne mentionne pas explicitement le défaut de consentement

L’article 222-23 du Code pénal définit aujourd’hui le viol comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise ». Quant à l’agression sexuelle, il s’agit de « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ».

En l’état du texte français, ce n’est pas l’acte sexuel non consenti qui est pénalement réprimé mais celui qui est imposé par menace, contrainte, violence ou surprise. La preuve d’absence de consentement donné ou de refus manifesté ne suffit pas à constituer l’infraction de viol. Pour prouver le viol ou l’agression sexuelle, les juges doivent qualifier la matérialité et l’intentionnalité du crime ou du délit : sur le plan de la matérialité (i), ils considèrent l’atteinte sexuelle pour le crime d’agression sexuelle et la pénétration ou l’acte bucco-génital pour le délit de viol et considèrent l’emploi de moyens de coercition – violence, contrainte, menace ou surprise (VCMS). Le plan de l’intentionnalité (ii) est ensuite considéré pour démontrer que l’auteur a imposé le contact sexuel.

Cette définition est le fruit d’une lente histoire jurisprudentielle et législative. Deux éléments la caractérisent : d’une part, le crime de viol, qui n’a longtemps fait l’objet d’aucune définition en droit pénal, est centré sur le recours à la coercition. D’autre part, même si la jurisprudence y fait référence dès le début du XIXe siècle, le défaut de consentement n’est pas explicitement mentionné dans la définition des infractions sexuelles.

Avant la Révolution française, le droit ne définit ni ne nomme précisément le viol. Ainsi, « les juristes de l’époque moderne ne semblent pas s’accorder sur la dénomination et la définition du viol, lequel est souvent associé, voire confondu, avec le rapt, l’adultère, le stupre et la séduction » ([125]). Le facteur déterminant dans l’analyse du viol par le pouvoir judiciaire n’était alors pas l’agression à l’encontre de la femme, mais celle à l’encontre de l’honneur de sa famille. « L’injure faite à la femme est censée être faite au mari », rappelle l’historien Georges Vigarello ([126]).

C’est en 1791 que le viol est inscrit pour la première fois au chapitre relatif aux crimes et attentats contre les personnes du Code pénal qui, sans le définir, précise que « le viol sera puni de six années de fers ». S’il est désormais condamné par la loi, Georges Vigarello nous indique qu’il est en pratique peu poursuivi. Le Code pénal de 1810 opère la distinction entre les agressions à caractère sexuel et les autres faits de violence, et incorpore le viol au chapitre des « attentats aux mœurs ». Il est prévu que « quiconque aura commis le crime de viol, ou sera coupable de tout autre attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l’un ou de l’autre sexe, sera puni de la réclusion. ». À nouveau, non seulement le crime de viol ne fait l’objet d’aucune définition et le texte ne sanctionne que les actes commis avec violence.

En l’absence de définition légale, la jurisprudence a précisé les contours du crime de viol tout au long du XIXe siècle. La Cour de cassation a pris en compte très tôt la notion de consentement dans la définition du viol. Ainsi, l’arrêt Dubas du 25 juin 1857 (Crim 25 juin 1857) définit le viol comme « le fait d’abuser d’une personne contre sa volonté, soit que le défaut de consentement résulte de la violence physique ou morale exercée à son égard, soit qu’il résulte de tout autre moyen de contrainte ou de surprise pour atteindre, en dehors de la volonté de la victime, le but que se propose l’auteur de l’action ».

Dans la loi du 23 décembre 1980, qui définit pour la première fois le viol en droit pénal, la notion de consentement comme élément de la qualification du délit sexuel se perd pour se centrer exclusivement sur le modus operandi. Alors que la jurisprudence laissait une place à l’affirmation d’une volonté, ces éléments disparaissent au profit de l’établissement de preuves de coercition, notamment en raison des préjugés qui pesaient à l’époque sur la définition du consentement et son instrumentalisation systématique par les auteurs présumés – il pouvait même être admis à l’époque que la victime pouvait non pas céder à la force, mais « changer d’avis ».

Il faut ici préciser que la notion de consentement était alors empreinte de stéréotypes marqués par la culture du viol, qui d’ailleurs n’ont pas tous disparu. Céder sans mettre sa vie en danger était considéré comme une forme de consentement. On pouvait dans la jurisprudence estimer qu’un comportement empreint de violence pouvait conduire la femme à accepter les relations sexuelles non par crainte mais par un « fléchissement volontaire de sa résistance » ([127]) . Il ne s’agissait en aucun cas d’un consentement libre, éclairé et express, dont le mis en cause devait s’enquérir préalablement, même dans un cadre conjugal ou même contractuel. Par ailleurs, il est intéressant de noter que l’exposé des motifs de la loi de 1980 fait référence à la nécessité de l’intervention du législateur face au seul traitement judiciaire ([128]) .

On ne peut que constater la permanence des concepts sur lesquels s’est construite la législation relative à la répression du viol, concepts aujourd’hui mis en question notamment sous l’effet du mouvement #Metoo. La violence et la coercition demeurent au cœur de la caractérisation du crime, ainsi que la réaction ou « résistance » de la victime. Le « droit pénal actuel s’ancre dans un socle de lois et de jurisprudences pluriséculaires qui continuent de l’irriguer en dépit de changements législatifs opérés depuis 1791 » ([129]).

b.   L’abandon récent des éléments de coercition pour les mineurs de 15 ans

Les éléments de coercition ont progressivement été abandonnés pour caractériser le viol des mineurs de 15 ans, sous l’effet de la mobilisation de la société civile et par le vote de la loi du 21 avril 2021.

Les discussions de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes avaient souligné la difficulté à caractériser les éléments constitutifs du crime de viol lorsque la victime est mineure, conduisant à une répression pénale insuffisante. Les débats de 2018 s’étaient cependant conclus sur l’impossibilité juridique de présumer un viol ou une agression sexuelle sur la seule base du jeune âge de la victime.

Sous l’effet de la mobilisation de la société civile, des réflexions des juristes et des praticiens et à l’initiative conjointe du Sénat et de l’Assemblée nationale, une proposition de loi a été déposée, pour pallier ces difficultés.

L’affaire dite « Julie »

En 2010, une jeune fille de 15 ans accuse deux pompiers de viol en réunion à plusieurs reprises alors qu’elle avait 14 ans. Or, faute de preuves jugées suffisantes pour caractériser les VCMS, notamment en raison d’un discours de la jeune fille jugé fluctuant et de « sa participation active aux ébats », en 2021, la Cour de cassation (Crim. 17 mars 2021, n° 20-86.318) a confirmé l’ordonnance de requalification des faits en atteinte sexuelle aggravée par la chambre de l’instruction. À la suite de cette décision, les associations féministes et de protection de l’enfance se sont mobilisées en faveur d’une réforme législative qui a abouti à la loi du 21 avril 2021.

La loi du 21 avril 2021 a prévu la création d’infractions autonomes réprimant, per se, l’acte sexuel commis par un majeur sur un mineur. Les rapports sexuels entre un mineur de quinze ans et un majeur d’au moins cinq ans son aîné sont des viols selon l’article 222-23-1 du Code pénal et des agressions sexuelles selon l’article 222-29-2 du Code pénal, sans que la preuve de violence, contrainte, menace ou surprise n’ait à être apportée.

Par principe, dans le cadre d’une relation sexuelle, un mineur de 15 ans ne sera donc jamais présumé consentant. Par exception, est introduite la clause dite « Roméo et Juliette » ([130]) afin de distinguer la situation où le majeur et le mineur ont moins de cinq ans d’écart. Dès lors, le viol entre un adulte et un mineur de 15 ans est caractérisé sans qu’il soit nécessaire de démontrer l’absence de consentement de la victime. Dans le cas d’une relation sexuelle incestueuse (article 222-23-2 du Code pénal), cet âge est porté à 18 ans.

2.   Des peines historiquement lourdes que de très nombreuses circonstances peuvent venir aggraver

a.   Un renforcement de la répression et un allongement des délais de prescription

Comme le soulignait en 2018 la Commission nationale consultative des droits de l’Homme ([131]), « depuis l’entrée en vigueur du Code pénal en 1994, le renforcement de notre arsenal législatif est caractéristique de la démarche répressive privilégiée par la puissance publique pour lutter contre les violences sexuelles ». Celle-ci s’est traduite par un grand nombre de réformes législatives visant notamment l’aggravation de la répression et l’allongement des délais de prescription. Cependant, la criminalité sexuelle ne semble pas « marquer un recul à la hauteur de la quantité de lois répressives adoptées ».

Le crime de viol est sanctionné par des peines historiquement lourdes qui ont été aggravées au fil des réformes législatives. Avec la loi du 23 décembre 1980, le législateur inscrit pour la première fois en droit français une définition du crime de viol et prévoit une peine de cinq à dix ans de réclusion criminelle, qui peut passer de 10 à 20 ans si des circonstances aggravantes sont identifiées. La loi du 22 juillet 1992, entrée en vigueur en 1994, vient aggraver la répression du crime de viol, celle-ci passant à quinze années de réclusion criminelle (article 222-23 du Code pénal). En cas de circonstances aggravantes, il peut être sanctionné de vingt ans d’emprisonnement. Enfin, il peut aussi être puni d’une réclusion criminelle à perpétuité s’il a été accompagné de tortures ou d’actes de barbarie (article 222-26 du Code pénal).

Les délais de prescription ont également été allongés au fil des années. Jusqu’en mars 2017, le délai était fixé à dix ans à compter du jour où l’infraction avait été commise – sauf si la victime avait moins de quinze ans, auquel cas le délai de prescription ne commençait à courir qu’à partir de sa majorité, pour une durée de vingt ans.

La loi du 27 février 2017 a porté ce délai à vingt ans après la commission de l’infraction (six ans dans le cas du délit d’agression sexuelle). La « loi Schiappa » du 3 août 2018 a rallongé ce délai pour les crimes sexuels sur mineurs à trente années révolues à partir de la majorité des victimes présumées de viol et d’autres crimes mentionnés à l’article 706-47 code de procédure pénale.

Enfin, la loi du 21 avril 2021 a instauré une nouvelle prescription dite « glissante » pour les mineurs aux articles 7, 8 et 9-2 du titre préliminaire du code de procédure pénale. L’article 7 du code de procédure pénale dispose que le délai de prescription peut être prolongé « s’il s’agit d’un viol, en cas de commission sur un autre mineur par la même personne, avant l’expiration de ce délai, d’un nouveau viol, d’une agression sexuelle ou d’une atteinte sexuelle, le délai de prescription de ce viol est prolongé, le cas échéant, jusqu’à la date de prescription de la nouvelle infraction ». La prescription peut être interrompue par un acte d’enquête, d’instruction, un jugement ou un arrêt concernant ce même auteur. Dans la même optique, la prescription pour le délit de non-dénonciation a été portée à dix ans à compter de la majorité de la victime en cas d’agression ou d’atteinte sexuelle et à vingt ans à partir de la majorité de la victime en cas de viol.

b.   Des circonstances aggravantes aujourd’hui au nombre de dix-sept qui peuvent limiter la caractérisation de l’infraction

Les circonstances aggravantes sont aujourd’hui au nombre de dix-sept listées, pour le viol, aux articles 222-24, 222-5 et 222-26 et pour les agressions sexuelles aux articles 222-28, 222-29 et 222-30 du Code pénal. Ces circonstances aggravent l’infraction et donc le quantum de la peine en raison de :

Les circonstances aggravantes en cas de viol

La qualité de la victime

- mineur de quinze ans

- personne vulnérable

- personne vulnérable pour raisons économiques

- prostituée

La qualité de l’auteur

- ascendant ou personne ayant autorité

- personne abusant de l’autorité que lui confèrent ses fonctions

- commis par plusieurs personnes

- par conjoint ou concubin de la victime

- par personne en état d’ivresse ou sous stupéfiants

Le modus operandi

- usage ou menace d’une arme

- contact avec un moyen de communication électronique

- concours avec un autre viol

- présence d’un mineur

- administration d’une substance pour altérer le discernement

- acte de torture et de barbarie

Les conséquences de l’infraction

- l’acte a entraîné une mutilation ou infirmité permanente (viol)

- l’acte a entraîné la mort (viol)

- l’acte a entraîné une blessure, lésions ou ITT > 8 J. (agression sexuelle)

Certaines de ces circonstances aggravantes seraient utiles à la qualification même de l’infraction et auraient davantage leur place comme élément constitutif que comme circonstances aggravantes. C’est le cas de la qualité de la victime de personne vulnérable, y compris pour raisons économiques, de la qualité de l’auteur d’ascendant ou de personne ayant autorité et de personne abusant de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ou encore du modus operandi consistant en l’usage ou la menace d’une arme.

Mais, selon le principe ne bis in idem, si ces éléments sont reconnus comme circonstances aggravantes, ils ne peuvent être utilisés pour qualifier l’infraction. En effet, les juges retiennent que « des faits qui procèdent de manière indissociable d’une action unique caractérisée par une seule intention coupable ne peuvent donner lieu, contre le même prévenu, à deux déclarations de culpabilité de nature pénale, fussent-elles concomitantes » ([132]) . Ainsi, la chambre criminelle de la Cour de cassation a reconnu qu’une cour d’appel qui fonde sa décision de condamnation sur l’autorité attribuée au prévenu pour caractériser la contrainte, prive sa décision de base légale dès lors que « cet élément ne constitue qu’une circonstance aggravante du délit d’agression sexuelle ».

La question de ce cumul a fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité. En l’espèce, c’est la conformité de l’article 222-22-1 du Code pénal aux droits et libertés que la Constitution garantit qui était contestée. Cet article prévoit que lorsque les faits sont commis sur un mineur, la contrainte ou la surprise peuvent notamment résulter « de l’autorité de droit ou de fait que [l’auteur] a sur la victime ». Or, il s’agit d’une circonstance aggravante du crime de viol (article 222-24 4°du Code pénal).

Dans sa décision n° 2014-448 QPC du 6 février 2015, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions de cet article ont « pour seul objet de désigner certaines circonstances de fait sur lesquelles la juridiction saisie peut se fonder pour apprécier si, en l’espèce, les agissements dénoncés ont été commis avec contrainte, elle n’a en conséquence pas pour objet de définir les éléments constitutifs de l’infraction » et sont donc de nature interprétative. Dès lors, cet article respecte le principe ne bis in idem.

Cette décision ne vise pas pour autant à reconnaître que prouver la présence d’une circonstance aggravante suffit à caractériser l’infraction. En ce sens la jurisprudence est constante, l’élément constitutif de l’infraction doit être démontré autrement que par la seule présence de la circonstance aggravante. Récemment, il semble que le juge s’accorde le droit de retenir un élément comme constitutif de l’infraction plutôt que comme aggravant, excluant de facto l’aggravation. En ce sens, la chambre criminelle a relevé dans une décision du 8 janvier 2020 que « la circonstance aggravante de personne ayant autorité sur la victime doit être écartée, cette autorité de fait étant un élément constitutif de la contrainte » ([133]).

B.   Une jurisprudence variée et parfois innovante, qui peine TOUTEFOIS À combler le SILENCE de la loi sur la notion de consentement

1.   Une interprétation parfois extensive des éléments matériels constitutifs du viol (violence, contrainte, menace et surprise)

a.   Les notions de violence et de menace sont les plus simples à appréhender

La violence est l’élément constitutif du viol qui emporte le plus de condamnations puisqu’elle laisse des traces et donc des preuves.

Cette violence peut être physique. Elle doit alors être suffisamment forte pour vaincre la résistance de la victime et ainsi exclure toute possibilité de consentement. En ce sens, la chambre criminelle a pu retenir que le viol était qualifié lorsque la victime avait « manifesté une résistance physique qui a suscité la violence de » l’auteur. C’est le cas d’un agresseur qui a tenté de défenestrer la victime, l’a giflée suffisamment fort pour lui casser une dent ou lui a mis des coups de poing dans le ventre. La violence a pu être retenue même en l’absence de résistance physique, lorsque la victime a exprimé de façon continue et claire son désaccord à un infracteur « usant de sa supériorité physique pour parvenir à ses fins ».

La violence psychologique elle est aussi un élément constitutif depuis la loi du 9 juillet 2010 qui introduit dans le Code pénal un article 222-14-3 précisant que « les violences prévues par les dispositions de la présente section sont réprimées quelle que soit leur nature, y compris s’il s’agit de violences psychologiques ». Dans les faits, les violences psychologiques sont souvent assimilées à une forme de contrainte morale ou retenues par le juge conjointement à des violences physiques. Ainsi, le juge a pu retenir que les violences psychologiques pouvaient être provoquées « par la délivrance de coups dans les portes de l’appartement » dans une décision mais que des faits similaires de destruction instaurait un contexte de contrainte dans une autre.

La loi du 22 juillet 1992 consacre la menace comme élément constitutif du viol. Avant cette consécration légale, la Cour de cassation considérait la menace comme une forme de contrainte ([134]) et en condamnait déjà l’usage pour obtenir un rapport sexuel. Ainsi, elle a pu retenir que le fait par le mis en cause, d’avoir exercé sur la victime « un chantage consistant à la menacer de l’abandonner sur place, en pleine nuit, dans un froid vif, par un temps de brouillard dense, loin de toute habitation, si elle ne cédait pas à ses avances » est « constitutif d’une contrainte morale exclusive de tout libre consentement » ([135]).

b.   La jurisprudence a enrichi la notion de contrainte

Depuis la loi du 8 février 2010, l’article 222-22-1 du Code pénal précise que « la contrainte peut être physique ou morale ». L’article dispose que la contrainte, et, depuis 2018, la surprise, peuvent résulter de la différence d’âge entre une victime mineure et l’infracteur majeur, ainsi que de l’autorité de droit ou de fait que ce dernier exerce sur la victime. Le Conseil constitutionnel a estimé dans une décision du 6 février 2015 que cet article avait « pour seul objet de désigner certaines circonstances de fait sur lesquelles la juridiction saisie peut se fonder pour apprécier si, en l’espèce, les agissements dénoncés ont été commis avec contrainte » ([136]). Dès lors, cette précision légale de la contrainte n’est qu’interprétative et « n’a en conséquence pas pour objet de définir les éléments constitutifs de l’infraction ». Le caractère interprétatif de l’article 222-22-1 du Code pénal a été réaffirmé par la Cour de cassation à plusieurs reprises.

La contrainte, qu’elle soit physique ou morale, doit être appréciée in abstracto et in concreto. Ainsi, certaines situations de contrainte sont objectives notamment lorsque la victime est enfermée ou que l’agresseur est son supérieur hiérarchique. En ce sens, la Cour de cassation a estimé qu’une cour d’appel relevant que « le prévenu ayant profité de sa position de supérieur et de sa proximité physique avec la partie civile pour se livrer à ces attouchements » était coupable d’une agression sexuelle par contrainte, avait justifié sa décision. D’autres situations doivent être appréciées subjectivement, selon la capacité de résistance de la victime. Les caractéristiques propres de la victime et de l’agresseur (taille, force, intégration sociale, statut économique, etc.) doivent alors être étudiées. Ainsi, la Cour de cassation a pu retenir la contrainte exercée par un homme de quarante-huit ans et d’une taille imposante sur une jeune femme âgée de dix-huit ans « sujette à d’importantes inhibitions, fragilité psychologique, […] relativement isolée et démunie ». Elle précise que « le refus de consentir à la relation sexuelle doit s’apprécier de manière concrète en fonction de la personnalité de la victime et de sa capacité de résistance ». La contrainte physique est retenue lorsque la victime est immobilisée ou enfermée, qu’elle n’a d’autre choix que de céder aux sollicitations de l’infracteur.

La Cour de cassation reconnaît que la contrainte morale peut résulter de l’abus d’autorité conférée par ses fonctions. C’est notamment le cas dans le cadre thérapeutique, lorsqu’un praticien abuse de la confiance de sa patiente et ce même si cette dernière ne réagit pas. Ainsi la Cour de cassation a confirmé le jugement d’appel retenant la contrainte dans le cas où « le demandeur a abusé de sa position de thérapeute pour exercer, sur sa patiente, des attouchements auxquels elle n’avait pas consenti, ce qui a été rendu possible par l’état de sidération dans lequel les faits dont elle a été victime l’ont plongée » ([137]). Le fait pour cette patiente d’être allongée nue et de consulter un praticien que son fils apprécie et qui lui a été recommandé par une amie suffit à caractériser la contrainte. Cependant, ce que les juridictions entendent par « abus d’autorité conférée par les fonctions » n’est pas en tant que tel défini par la Cour de cassation et dépend uniquement de l’appréciation des juges du fond.

Dans la situation où un lien hiérarchique est exploité, la Cour de cassation peut retenir la contrainte morale, mais ce n’est pas systématique. Tel est le cas du supérieur hiérarchique qui agresse sa subalterne particulièrement vulnérable. La contrainte morale est aussi retenue dans le cas de chantage à l’emploi. Les juges peuvent constater à la fois le contexte général de contrainte et des éléments de vulnérabilité propres à la victime renforçant cette contrainte.

En dehors de ces situations d’abus d’autorité, les juges ont tendance à ne retenir la contrainte qu’en présence d’une victime particulièrement vulnérable. C’est le cas lorsque la victime présente des troubles psychologiques ou qu’elle est dans un particulier état de fragilité physique et psychique. La contrainte n’a pas besoin d’être exercée pour être retenue, le simple fait d’abuser d’un état de fragilité permet de la retenir. Cela devrait permettre de condamner les infractions sexuelles commises à l’encontre de personnes en situation de handicap, ce qui fut le cas du viol commis par un ophtalmologue à l’encontre d’une patiente handicapée. Toutefois, le juge ne fait pas preuve d’une constance absolue en la matière. Il a ainsi pu acquitter un homme de trente ans abusant une victime en situation de handicap de dix-sept ans dont l’âge mental est estimé à dix ans, au motif que cette dernière a déclaré être « tombée amoureuse » du mis en cause et que, dès lors, la contrainte ne pouvait être caractérisée.

Le juge s’attache aussi à condamner les situations d’abus d’une vulnérabilité économique lorsque celle-ci s’inscrit dans un cadre de vulnérabilité plus large. Ainsi, le juge retient la contrainte morale dans le cas où la victime mineure, se trouvant dans une situation de précarité familiale et économique, en situation irrégulière sur le territoire puis confiée à l’aide sociale à l’enfance et donc dépourvue de tous moyens économiques, cède aux avances du mis en cause moyennant rémunération. C’est aussi le cas lorsque la victime et l’infracteur présentent une importante différence d’âge et « une expérience de vie fort différente » et que la victime se croit dépendante économiquement et professionnellement de l’infracteur. Pour autant, dans d’autres situations de dépendance, la contrainte morale n’est pas retenue par le juge. C’est le cas concernant des rapports sexuels entre une jeune religieuse et le chef de la communauté religieuse. Le jugement d’appel confirmé par la Cour de cassation retient que « le seul fait que [le mis en cause] ait été le dirigeant de la communauté religieuse ne suffit pas à créer une présomption de contrainte ou de surprise sur une de ses disciples, quand bien même celle-ci se serait trouvée dans une situation de souffrance psychologique ou physique » ([138]).

Enfin, la contrainte morale peut être retenue dans certaines situations de chantage. Tel est le cas d’un propriétaire qui subordonne la conservation d’un logement à un contact sexuel. La position de la chambre criminelle est plus ambigüe concernant le chantage à la diffusion d’images. La Cour de cassation confirme l’ordonnance de mise en accusation confirmative qui retient la contrainte morale exercée par un infracteur qui, après un premier contact sexuel consenti, menace la victime de diffuser des images et vidéos de ce premier rapport si elle refuse les suivants. Le juge relève aussi que la victime avait pleuré pendant l’entièreté du rapport. Pourtant, dans une décision du 14 avril 2021, la chambre criminelle statue différemment ([139]). Dans une situation de chantage à la diffusion d’images, les juges ne retiennent pas toujours la contrainte morale et fondent leur appréciation sur le comportement de la victime et la concomitance de l’élément coercitif et du contact sexuel.

c.   et commencé à intégrer des situations inattendues ou auparavant mal comprises dans la notion de surprise

La surprise du consentement de la victime est constitutive du viol. Ainsi, dans une décision du 25 avril 2001 la chambre criminelle affirme que le quatrième élément constitutif doit être compris comme surprenant « le consentement de la victime et ne saurait se confondre avec la surprise exprimée par cette dernière » ([140]).

Le consentement est considéré comme surpris dès lors que la victime n’était pas en mesure de donner son consentement puisque dans un état de semi-conscience. C’est le cas lorsqu’elle est sous une très forte emprise d’alcool ou de stupéfiants. Il en va de même lorsque la victime est endormie que ce soit du fait ou non de l’infracteur.

Le consentement est aussi considéré comme surpris lorsqu’il y a tromperie sur la personne, la surprise étant caractérisée par le fait pour l’infracteur de « profiter, en connaissance de cause, de l’erreur d’identification commise par une personne pour pratiquer sur elle des gestes à caractère sexuel ». Tel est le cas d’un homme qui s’introduit dans la chambre d’une femme endormie et entreprend un contact sexuel alors que la femme pense qu’il s’agit de son compagnon. Tel est aussi le cas d’un homme qui utilise un stratagème pour cacher son identité à une femme afin d’obtenir un contact sexuel. Récemment, la Cour de cassation a adopté une interprétation large de l’élément de surprise pour pouvoir condamner les stratagèmes permis par les réseaux sociaux et les applications de rencontre. Ainsi, un homme qui ment sur son âge, son physique – par l’utilisation de fausses photographies – et sa situation financière avant de rencontrer des jeunes femmes sur un site de rencontres en vue d’un contact sexuel masqué et qui ne révèle son physique qu’une fois le contact sexuel terminé est coupable de viol. En effet, la chambre criminelle retient que « l’emploi d’un stratagème destiné à dissimuler l’identité et les caractéristiques physiques de son auteur pour surprendre le consentement d’une personne et obtenir d’elle un acte de pénétration sexuelle constitue la surprise » ([141]). Toutefois cette jurisprudence reste à ce jour un arrêt d’espèce et de l’avis général, dont la pérennité n’est pas assurée.

Au-delà de l’erreur sur la personne, le juge pénal condamne l’emploi d’un stratagème. C’est le cas d’un photographe qui organise une séance de photographies seul avec une jeune femme qui pose simplement couverte d’un drap et à laquelle il impose une pénétration digitale. Le viol est qualifié et les juges retiennent que l’auteur « surprend le consentement par l’utilisation d’un véritable stratagème » et ce même si la jeune femme n’a pas expressément manifesté son opposition s’étant « trouvé dans un état de sidération émotionnelle et d’hébétude, de dissociation psychique ». ([142]) 

Dans certaines circonstances, mais particulièrement rares, l’élément constitutif de surprise permet de se saisir des cas de sidération. C’est le cas dans le cadre thérapeutique. Le contexte a priori de confiance explique la sidération de la victime et permet de reconnaître que l’auteur des faits a voulu surprendre son consentement. Ainsi, le juge a condamné un gynécologue pour viols et agressions sexuelles sur vingt-sept patientes alors « qu’agissant dans le cadre médical et sur des personnes fragilisées venues consulter à des fins thérapeutiques, [il] a surpris leur consentement en effectuant des gestes qui n’avaient qu’une apparence médicale et qui étaient en réalité de nature sexuelle » ([143]). Dans ses décisions concernant le domaine médical, à l’instar de celle du 8 février 2017 ([144]), la chambre criminelle retient souvent le viol et/ou l’agression sexuelle à la fois par surprise et par contrainte morale puisque la patiente se retrouve seule, dans une situation de vulnérabilité. Dans une décision du 11 septembre 2024, les juges ont établi que le prévenu a agi par surprise en procédant à des attouchements sur la victime alors que celle-ci était endormie, puis en poursuivant ses gestes qui ont généré chez elle un état de sidération, qu’il a lui-même constaté, ce qui établit qu’il a agi en toute connaissance du défaut de consentement de cette dernière ([145]) .

De la même manière, le fait pour un supérieur hiérarchique de s’être montré avenant et généreux envers une collaboratrice, puis de la convoquer dans son bureau et de la forcer à des rapports sexuels constitue un viol par surprise et par contrainte morale. La surprise et la contrainte sont ici examinées per se, en étudiant comment le stratagème de l’agresseur a permis de surprendre ou de contraindre le consentement de la victime. La surprise et la contrainte sont aussi utilisées successivement pour caractériser des viols répétés. La surprise est retenue lors du premier viol et la contrainte morale permet de condamner les suivants.

Pour autant, les arrêts précités ne se saisissent de la sidération que dans des situations particulières où la victime se trouvait dans un espace de confiance en présence d’une personne abusant d’une position d’autorité ou usant d’un stratagème. Comme pour la contrainte, il semble donc que la surprise ne permette de se saisir des cas de sidération que lorsque les agressions sont commises à l’encontre de victimes particulièrement vulnérables de façon permanente ou circonstancielle.

2.   Mais restrictive de l’élément intentionnel, corollaire de la notion de consentement

a.   Seul le fait pour l’auteur d’ignorer sciemment une absence de consentement claire et non contestable permet de retenir l’intention coupable

Pour que l’infraction soit qualifiée, il est nécessaire de démontrer l’intention de l’auteur d’outrepasser le non-consentement de la victime. C’est pourquoi d’ailleurs la défense des accusés se concentre bien souvent, comme le procès dit « de Mazan » l’a montré, sur cette intention de commettre un viol. L’élément intentionnel est reconnu lorsque l’auteur a dû user de VCMS pour obtenir un contact sexuel et a donc ignoré l’absence de consentement de la victime. Ainsi, la Cour de cassation retient que la chambre de l’instruction qui a rendu une ordonnance de mise en accusation à l’égard d’un prévenu ayant imposé un contact sexuel à une jeune fille alors que cette dernière l’a repoussé, l’a suivi dans la chambre, et a continué de manifester son opposition, en pleurant, en s’opposant physiquement et verbalement pendant toute la durée du rapport, a statué à bon droit, le mis en cause ne pouvant ignorer l’absence de consentement de la victime et ce même si cette dernière aurait potentiellement pu crier pour avertir les autres invités.

Toutefois, « en l’absence de preuves de la conscience effectivement acquise par [le mis en cause] de tout éventuel refus, tant verbal que physique, que [la plaignante] vînt à lui exprimer de manière suffisamment significative et tangible pour qu’il s’en fût aussitôt convaincu », l’intention coupable n’est pas retenue par les juges. En l’espèce, le moyen soulevé reproche aux juges du fond d’avoir relaxé le prévenu au motif que l’opposition de la plaignante « n’était pas suffisamment significative et tangible faute pour [la plaignante] de l’avoir exprimée par des cris, par une véritable résistance physique ou par une tentative de fuite ». De plus, pendant sa garde à vue, le prévenu avait déclaré que les rapports « avaient été subis par cette dernière ». La Cour retient toutefois que « l’expression par M. Z., lors de sa garde à vue, de regrets quant à sa mauvaise interprétation de la volonté de Mme Y., est sans emport sur la conscience qu’il avait d’un refus de sa part au moment des faits » ([146]).

Il est possible de déduire de ces jurisprudences que seul le fait pour l’auteur d’outrepasser une absence de consentement explicite, verbale ou physique, voire circonstancielle, en mettant en œuvre un des quatre critères coercitifs prévus par le Code pénal, permet de retenir son intention coupable. Dans les cas de sidération, où la victime se trouve dans l’incapacité de réagir, l’intentionnalité de l’auteur d’outrepasser son refus est beaucoup plus difficile à démontrer.

b.   L’absence de consentement est insuffisante en elle-même à caractériser le viol et peut être utilisée pour neutraliser le recours à la violence, contrainte, menace ou surprise

Historiquement, et avant la loi du 23 décembre 1980 qui donne pour la première fois une définition légale au crime de viol, la définition jurisprudentielle tenait compte du consentement. Ainsi, la décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 25 juin 1857 indique que « le crime de viol consiste dans le fait d’abuser d’une personne contre sa volonté, soit que le défaut de consentement résulte de la violence physique ou morale exercée à son égard, soit qu’il résulte de tout autre moyen de contrainte ou de surprise pour atteindre, en dehors de la volonté de la victime, le but que se propose l’auteur de l’action » ([147]) . Cette jurisprudence sera ensuite reprise par la même juridiction dans ses décisions du 29 avril 1960 et du 10 juillet 1973.

Depuis la loi du 23 décembre 1980, qui ne retient pas l’absence de consentement comme élément constitutif du viol, les juges le recherchent en creux dans la violence, contrainte, menace ou surprise (VCMS). En leur absence, la loi étant d’interprétation stricte, le viol ne peut être caractérisé. Les décisions mentionnant l’absence de consentement sont nombreuses mais, pour autant, le simple défaut de consentement ne permet pas de caractériser le viol ou l’agression sexuelle. En effet, pour que le viol soit qualifié, ses éléments constitutifs, à savoir l’usage de VCMS, doivent être démontrés. Ainsi, la chambre criminelle, bien que reconnaissant que le juge du fond a démontré de façon crédible des attouchements sexuels ou « la réalité des atteintes sexuelles », a cassé ses décisions, dès lors que l’usage de VCMS n’avait pas été démontré.

Cette jurisprudence est constante : le juge du fond qui se borne à caractériser un viol ou une agression sexuelle sans démontrer l’usage de VCMS, prive sa décision de base légale ([148]). Il en va de même de la chambre de l’instruction ([149]) qui rend une ordonnance de mise en accusation sans pour autant relever l’usage de VCMS ([150]) ou de la cour d’assises qui condamne un psychiatre qui impose à sa jeune patiente une pénétration digitale sans préciser en quoi le mis en cause a usé de VCMS, comme l’a rappelé Me Elodie Tuaillon-Hibon, avocate, lors de son audition par la mission. Le juge du fond doit même parfois retenir que « le défaut de consentement ne suffit pas à caractériser le viol » ([151]). La seule inflexion de la jurisprudence est l’arrêt rendu par la chambre criminelle le 20 juin 2001 ([152]) qui énonce que « l’absence totale de consentement de la victime, élément constitutif de l’agression sexuelle, doit être caractérisée pour que l’infraction soit constituée ». Pour autant la formulation n’a pas été reprise ensuite.

Malgré la richesse et les innovations de la jurisprudence, celle-ci ne parvient pas à compenser le silence de la loi sur le consentement. Il en résulte un trop grand nombre de classements sans suite et d’ordonnances de non-lieu, sans compter le caractère parfois aléatoire des verdicts. Cette inégalité des victimes devant la justice n’est pas acceptable.


III.   la réforme de la définition pénale du viol : mieux réprimer, mieux protéger, mieux prévenir

La modification de la législation n’aura pas à elle seule pour effet de bouleverser la pratique pénale ou de répondre à l’ensemble des difficultés rencontrées par les victimes de viol, difficultés qui sont multifactorielles. Les obstacles matériels demeureront et il conviendra d’apporter une réponse sérieuse au manque de moyens des services de police et à l’engorgement des tribunaux. Néanmoins, le dispositif textuel actuel constitue un obstacle important dans la possibilité d’aboutir à des poursuites pénales en matière d’agression sexuelle. Surtout, dans sa fonction expressive, il est essentiel que le droit énonce clairement la différence entre sexualité et violence. Il est de la responsabilité du législateur de remédier au silence de la loi tout en respectant les grands principes de notre droit. Vos co-rapporteures proposent donc d’introduire la notion de non-consentement dans la définition des agressions sexuelles, de préciser que le consentement est un acte positif issu de la volonté libre de la personne, de prendre en compte les éléments susceptibles de vicier le consentement et les circonstances environnantes qui devront permettre aux enquêteurs et aux juges de caractériser ou non l’infraction.

A.   LA redÉfinition pÉnale du viol : combler le silence de la loi sur la notion de non-consentement

1.   Introduire la notion de consentement dans la définition des agressions sexuelles tout en conservant les critères actuels

a.   Introduire le consentement pour mieux encadrer l’usage de cette notion par les acteurs de la chaîne judiciaire

Le consentement est d’ores et déjà au cœur du débat judiciaire, alors même qu’il n’est pas un des éléments constitutifs de l’infraction pénale de viol. Les auditions ont montré que la démonstration du non-consentement faisait déjà partie des pratiques des magistrats. L’introduire dans la définition pénale du viol permettrait à la justice de sortir de cette contradiction : vérifier le recueil du consentement n’est pas une obligation légale, alors même que les éléments factuels y ramènent sans cesse et que le non-consentement de la victime est au cœur des enquêtes et des procès ([153]) . Le consentement est même bien souvent utilisé comme ligne de défense par les agresseurs (« elle ne s’est pas défendue » ; « je pensais qu’elle était consentante, elle n’a rien dit » ; voire même « elle a dit oui » sans tenir compte des conditions de ce « oui »). Il s’agit donc d’inscrire dans la loi la nécessité pour le juge de s’enquérir des moyens mis en œuvre par le mis en cause pour s’assurer du consentement. Cela permettrait d’éviter l’instrumentalisation de cette notion par les agresseurs.

Un des enjeux fondamentaux de l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (EVARS) est d’éduquer au consentement. Il s’agit d’un impératif d’autant plus urgent que les infractions à caractère sexuel de mineurs sur d’autres mineurs sont en forte augmentation. Mme Nathalie Bajos, sociologue, directrice de recherche à l’Inserm explique que « consentir c’est s’engager dans une relation ou des pratiques sexuelles lorsqu’on en a véritablement envie soi-même ». Lors de son audition, le lieutenant-colonel Serge Procédès, de la sous-direction de la police judiciaire, a précisé que pour les jeunes générations, tout ce qui est notion de consentement et notion de liberté entourant le fait de pouvoir consentir à un acte sexuel n’est pas forcément clair. La Colonelle Dorothée Cloître, référente nationale violences intrafamiliales au sein de la gendarmerie nationale, avait rajouté que pour les jeunes éduqués au travers du porno, il y a un travail indispensable de sensibilisation à mener autour de la notion de consentement. Or, la loi pénale a une fonction expressive en ce qu’elle indique les valeurs qu’une société entend porter. Il est donc important que les termes « non consentis » soient inscrits dans la définition du viol et qu’il soit clairement énoncé que le consentement ne peut être déduit du silence ou de l’absence de réaction de la victime.

Il ressort des auditions que le défaut de consentement doit être ce qui caractérise le viol ou l’agression sexuelle, ce qui permet de tracer la différence entre la sexualité d’un côté et la domination et la violence de l’autre.

Vos co-rapporteures proposent donc d’introduire la notion de non-consentement, qui est au cœur de la Convention d’Istanbul ratifiée par la France, dans la définition du viol. Ainsi, l’usage de cette notion par les acteurs de la chaîne judiciaire serait mieux encadré.

Pour que l’appropriation par les professionnels du processus pénal soit la plus effective possible, il est fondamental que la loi précise que le consentement doit être spécifique et continu, c’est-à-dire qu’il doit être acquis pour tous les actes sexuels, quelle qu’en soit leur nature, et qu’il peut être retiré à tout moment. Cela implique que chacun peut changer d’avis au cours du contact sexuel et dès lors que le consentement est annulé, le contact sexuel doit cesser pour ne pas devenir un viol. Cela implique également que l’on peut donner son accord pour un acte sexuel et non pour un autre, ou encore que le refus ou le retrait de préservatif est constitutif d’un viol.

Vos co-rapporteures souhaitent ici apporter une précision importante : la nouvelle définition pénale du viol et des agressions sexuelles ne saurait se contenter de l’unique référence au non-consentement. Il importe en effet non seulement de préciser sa définition, mais de l’apprécier dans le contexte des circonstances environnantes (visant notamment les situations de vulnérabilité, d’emprise, de sidération, d’inconscience.) Une rédaction qui ferait l’économie de ces garde-fous pourrait s’avérer contre-productive pour les victimes.

b.   Tenir compte des « circonstances environnantes » dans les démarches d’enquête et de poursuite

Le texte vise à permettre au magistrat d’apprécier le défaut de consentement « à la lumière des circonstances environnantes » conformément à la Convention d’Istanbul. Le fait que la plaignante soit très jeune, qu’elle ait une vulnérabilité particulière liée à un handicap physique ou mental, qu’elle soit dans une situation de précarité économique, ou dans une vulnérabilité administrative particulière tenant à son statut d’immigrée irrégulière rendant toute démarche de plainte très difficile, ou que le contact sexuel survienne dans un contexte d’alcoolisation ou de prise de stupéfiants, ou encore que l’auteur se situe dans un rapport hiérarchique ou de pouvoir vis-à-vis de la plaignante, l’ensemble de ces éléments peut concourir à caractériser un environnement propice à ce que le consentement n’ait pas pu être donné librement. Il reviendra aux magistrats d’interroger ces éléments relatifs au contexte de commission des faits, à la situation de la plaignante, à la conscience que l’auteur avait de cette situation, et aux rapports de domination de celui-ci vis-à-vis de la plaignante.

Par ailleurs, il est ressorti des auditions que l’agresseur mettait souvent en place une véritable stratégie vis-à-vis des victimes (intimidation, isolement, culpabilisation, relation de pouvoir). L’introduction du principe du consentement, couplé à l’examen des circonstances environnantes, permettrait d’examiner cette stratégie, d’interroger le comportement du mis en cause et son attention au consentement, les raisons pour lesquelles il a choisi cette personne, la façon dont le contact sexuel s’est déroulé, son comportement avec d’autres partenaires sexuelles, aux fins de réunir les indices susceptibles de former un faisceau qui puisse fonder la conviction des magistrats.

Le juge sera amené à demander au mis en cause la façon dont il s’est assuré du consentement de la victime, en le confrontant aux éléments du dossier qui pourraient contredire l’auteur et analyser son passé, son environnement et sa personnalité. L’auteur pourra être interrogé non seulement sur tout le déroulement de la scène (l’entrée en matière, les dialogues, le déshabillage, les positions, les réactions, les paroles ou pas pendant l’acte) et la façon dont il a pris soin de recueillir le consentement de la victime, mais aussi sur les circonstances plus globales des faits, son comportement vis-à-vis de la victime avant l’agression. 

c.   Exploitation de la vulnérabilité, silence, absence de résistance, sommeil, inconscience : apporter des précisions sur la notion de consentement

La référence au non-consentement, couplée aux précisions relatives à la sidération et à la vulnérabilité, interdirait de transformer la sidération, le sommeil, l’inconscience, la vulnérabilité psychique, l’alcool, les psychotropes, en obstacles à la preuve du défaut de consentement. Cela mettrait également fin aux discussions sur l’existence d’un consentement en présence de violence, menace, contrainte, surprise, ce qui n’est pas le cas actuellement. Cela permettrait au juge d’instruction de mettre en examen, par la réunion plus facile d’indices graves ou concordants, et de sortir de l’impasse du « parole contre parole » qui se retourne contre la victime.

Enfin, les auditions ont révélé combien le parcours pénal des plaignantes est douloureux et décourage nombre de plaignantes qui le vivent parfois comme une double peine. Il a été ainsi rapporté que très souvent le silence ou l’absence de résistance des plaignantes leur est reproché, alors qu’il est imputable à un état de sidération provoqué par l’effroi devant l’agression qu’elles subissent. Leur consommation d’alcool ou leur vie sexuelle passée peut également leur être reprochée. Aux fins d’éviter cet écueil, la mission d’information estime qu’il serait utile que la loi précise que le consentement ne saurait être déduit du silence de la plaignante ou de l’absence de résistance.

Par ailleurs, l’introduction du consentement ne permettra pas pour autant aux agresseurs d’alléguer que les victimes avaient donné leur accord, voire signé un contrat, qu’elles avaient dit oui par avance à tout et qu’elles étaient consentantes (par exemple, dans le cas de la prostitution ou de l’industrie pornographique). En effet, les parties civiles resteront en mesure d’établir que le consentement n’a pas pu être libre et éclairé dans de telles circonstances.

2.   Préserver les acquis jurisprudentiels en conservant les quatre critères constitutifs de l’infraction

Il ressort des auditions menées dans le cadre de la mission d’information qu’il ne serait pas raisonnable de revenir sur les acquis de la loi de 1980 et la richesse de la construction jurisprudentielle. Il ne s’agit donc pas de substituer le non-consentement aux autres éléments de définition actuels du viol mais de l’ajouter comme un outil supplémentaire à disposition du juge afin d’aboutir à la qualification des faits.

Vos co-rapporteures estiment par conséquent qu’il convient de conserver les quatre critères (violence, menace, contrainte, surprise) pour assurer une forme de continuité et éviter tout risque de déstabilisation des professionnels du droit. En outre, ces critères permettront d’écarter un « consentement » extorqué de manière non libre, car sous l’effet de violence, menace, contrainte ou surprise.

Mais il est fondamental, d’une part, de situer ces critères au regard d’une norme qui doit être posée, celle du rapport non consenti, et, d’autre part, de supprimer le verrou du caractère exclusif de ces quatre critères. Il ne s’agit pas en effet de faire du consentement un nouveau critère exclusif de la caractérisation du viol.

La mission d’information a permis de mettre au jour de façon nette qu’il existe de nombreuses situations de rapports non consentis dans lesquelles chacun des critères énoncés par la loi, pris isolément, était insuffisamment caractérisé pour poursuivre (ou pour condamner), les auteurs s’étant engouffrés dans les lacunes de la loi.

L’introduction du terme « notamment » avant l’énoncé des critères matériels présente deux avantages significatifs. Il permet, en premier lieu, aux magistrats de pouvoir caractériser des situations dans lesquels l’auteur a fait un usage combiné de plusieurs critères, qui chacun pris isolément ne pourrait suffire à caractériser le viol. Une illustration pourrait être celle du supérieur hiérarchique qui incite une jeune collègue à venir à son domicile pour finaliser un dossier urgent, en invoquant un prétexte comme le fait de devoir administrer un médicament à son animal de compagnie et qui, une fois sur place, fait preuve d’une violence relative ou exerce des pressions psychologiques pour la contraindre à un contact sexuel.

Dans cette hypothèse, si les violences n’ont pas laissé de traces suffisamment caractéristiques sur le corps de la plaignante, en particulier aux zones de prise, ou si la preuve de la contrainte morale est impossible à rapporter, il sera très difficile pour les magistrats de caractériser le viol dans le cadre de la loi actuelle. Il serait également difficile de caractériser la surprise, dès lors que la plaignante a volontairement suivi son supérieur hiérarchique à son domicile, même si elle croyait que c’était pour travailler. Un classement sans suite ou un non-lieu seraient très probablement prononcés.

En revanche, le fait de poser le principe (le viol est un rapport non consenti) et de faire une lecture combinée des critères énoncés par la loi, permise par une nouvelle rédaction plus ouverte du texte incriminant le viol, permettrait de mieux caractériser les agissements de l’auteur qui était parvenu à contraindre sa jeune collègue à un contact sexuel non consenti, et permettre de poursuivre les faits et d’entrer en voie de condamnation.

3.   Aménager les délais de prescription

Les auditions ont souligné que les magistrats instructeurs, pour mieux cerner la personnalité de la personne mise en examen, sont amenés à interroger son comportement sexuel passé. À cette occasion, plusieurs personnes ayant vécu des situations similaires à celle de la plaignante peuvent vouloir être reconnues comme victimes. Il arrive aussi que certaines affaires, soit du fait d’une médiatisation, soit par le bouche-à-oreille, permettent à d’autres victimes de rapports non consentis imposés par le même auteur de se manifester auprès de l’institution judiciaire.

Leur opposer la prescription est alors très douloureusement subi. Les raisons pour lesquelles les plaignants ne se sont pas manifestés en temps utile sont nombreuses. À cet égard, la mission d’information a pu montrer combien le parcours des victimes de violences sexuelles pouvait être décourageant. La crainte de ne pas être cru et d’être malmené comme un ou une menteuse est très prégnante. Or, en l’espèce, le nombre de plaignants peut encourager les victimes à s’associer, et à dépasser la crainte de ne pas être crues. Par ailleurs, la sérialité du crime de viol peut amener une plainte à en découvrir une autre.

La proposition de loi qui sera déposée par vos rapporteures porte sur la définition pénale du viol. Pour autant, elles considèrent comme positive l’éventualité de l’extension de la prescription dite « glissante » aux personnes majeures dans les cas de découverte de victimes incidentes, c’est-à-dire victimes révélées à l’occasion des investigations portant sur des violences sexuelles commises par un même auteur.

4.   Conserver la cohérence avec les autres dispositions de ce chapitre du Code pénal

Afin de garantir la cohérence d’ensemble de la section, il est proposé de modifier l’article 222-22 du Code pénal, ainsi que les articles 222-22-2 du Code pénal relatif à l’agression sexuelle et 222-23 relatif au crime de viol pour y introduire la notion de non-consentement.

B.   tout en respectant les grands principes de notre droit et en Évitant les « pièges du consentement »

1.   La présomption d’innocence

En vertu de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable. Il en résulte qu’en principe le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive. L’article préliminaire du code de procédure pénale dispose que « toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été établie. Les atteintes à sa présomption d’innocence sont prévenues, réparées et réprimées dans les conditions prévues par la loi ».

Nombre d’auditions menées par vos rapporteures ont confirmé que la présomption d’innocence, principe cardinal de notre droit pénal, ne sera pas remise en cause par ce complément apporté à la définition actuelle du viol. Cette incrimination ne reposera pas sur une présomption d’absence de consentement de la victime. Il appartiendra, comme aujourd’hui, aux autorités de poursuite de rapporter la preuve de l’ensemble de ses éléments constitutifs.

Il ne s’agit pas d’obliger le mis en cause à apporter la preuve qu’il n’est pas coupable. Il reviendra toujours au ministère public d’examiner et de démontrer les moyens par lesquels la personne a eu l’intention d’outrepasser le non-consentement de la plaignante et a mis en œuvre les démarches raisonnables pour recueillir le consentement de la victime. Le système français demeure inquisitoire, contrairement au système anglo-saxon.

C’est en revanche l’objet de la preuve qui sera modifié. Les questions posées seront orientées en tenant compte de l’introduction de la notion de consentement (« par quels moyens vous êtes-vous assuré du consentement ? » ; « Monsieur, Madame dit qu’elle n’était pas consentante, vous nous dites qu’elle l’était. Quels sont les moyens que vous avez mis en place pour vous assurer de son consentement ? »)

En tout état de cause, l’ajout du non-consentement à l’usage de la violence, de la contrainte, de la menace ou de la surprise ne changera rien aux pratiques juridictionnelles actuelles en matière de présomption d’innocence.

2.   Le principe d’intentionnalité

Le principe d’intentionnalité est un autre des principes fondamentaux de notre droit pénal. L’article 121-3 du Code pénal dispose « qu’il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre ».

Pour mémoire, dans sa décision n° 99-411 DC du 16 juin 1999, le Conseil constitutionnel a rappelé qu’il résulte de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, s’agissant des crimes et délits, que la culpabilité ne saurait résulter de la seule imputabilité matérielle d’actes pénalement sanctionnés ; qu’en conséquence, et conformément aux dispositions combinées de l’article 9 précité et du principe de légalité des délits et des peines affirmé par l’article 8 de la même Déclaration, la définition d’une incrimination, en matière délictuelle, doit inclure, outre l’élément matériel de l’infraction, l’élément moral, intentionnel ou non, de celle-ci.

L’élément intentionnel est un principe fondamental de notre droit pénal auquel la nouvelle définition pénale du viol ne dérogera pas. L’élément intentionnel continuera donc d’être examiné par les autorités de poursuite. Mais les éléments caractéristiques de l’intention de l’auteur seront analysés à l’aune du consentement – en réalité d’ores et déjà sans cesse au cœur des débats judiciaires. L’intentionnalité pourra découler du fait de ne pas avoir pris soin de vérifier le consentement de la personne. Comme pour toute disposition légale, nul n’est censé ignorer la loi.

3.   Veiller au principe de non-rétroactivité du droit pénal

Vos co-rapporteures sont particulièrement attentives à ce que la nouvelle définition du viol respecte le principe de non-rétroactivité du droit pénal. Un certain nombre d’organisations féministes et de représentants des professionnels ont évoqué ce point de vigilance, qui doit bien sûr être considéré avec attention. Il ne s’agit pas d’abroger les dispositions existantes, ni de modifier la liste des circonstances aggravantes, mais de les compléter par la référence au non-consentement et à l’examen des circonstances environnantes, qui peut prendre en compte l’état de sidération de la victime et/ou sa situation de vulnérabilité.

4.   Répondre aux préoccupations légitimes des organisations féministes et éviter les « pièges du consentement »

Lors des travaux de la mission, un certain nombre d’organisations féministes ont fait part de leurs inquiétudes quant aux effets de la réforme et de ce que l’on pourrait appeler les « pièges du consentement » pour les victimes. En effet, les cas sont nombreux où la stratégie de l’agresseur amène la victime à céder et accorder une forme de consentement « négatif », qui en réalité n’en est pas un.

Vos co-rapporteures entendent ces préoccupations légitimes et partagent le souci de protéger les victimes. C’est pourquoi elles rappellent qu’elles ne sont pas favorables à une réforme a minima, qui consisterait uniquement à introduire la notion de non-consentement dans la définition du viol, sans prendre en compte les circonstances dans lesquelles ce consentement est recueilli et la situation dans laquelle se trouve la plaignante.

L’objectif de la réforme est bien de préserver les victimes et d’éviter qu’elles ne soient prises au piège de la stratégie d’un agresseur – qui ferait en sorte d’extorquer son consentement, de l’enregistrer, d’exploiter sa vulnérabilité. C’est précisément pour cette raison qu’après avoir défini le consentement il est indispensable de prévoir des garde-fous en précisant que le consentement s’apprécie au regard des circonstances environnantes et en indiquant les points de vigilance (lorsque l’acte a été commis en profitant de l’état de vulnérabilité de la victime) et les cas où il ne saurait y avoir de consentement (VCMS, victime inconsciente, endormie, en état de sidération).

Par ailleurs, une crainte a été exprimée quant au risque de « renversement de la charge de la preuve », au détriment des victimes.

Sur ce point, il convient d’abord de préciser qu’en droit pénal français, nous sommes dans un système inquisitoire. Cest donc au juge qu’il incombe de rechercher la manifestation des preuves. Cest lui qui conduit les investigations pour rechercher les preuves. Ce nest pas aux parties qu’il revient de les rapporter. Par ailleurs, les auditions de la mission ont montré qu’en l’état actuel de la législation incriminant le viol, les démarches d’enquête portent déjà de façon extensive sur le comportement de la plaignante, son attitude au moment du contact sexuel, dans les instants immédiatement avant et immédiatement après, son alcoolisation éventuelle. Le passé sexuel de la victime est trop souvent interrogé, car en l’état actuel de la rédaction, il doit être prouvé que le mis en cause avait l’intention d’aller contre un refus, au moyen de la violence, contrainte, menace ou surprise. L’objectif recherché par la réforme est précisément que désormais, l’enquête et l’investigation du juge devront porter davantage sur la façon dont le mis en cause a mis en œuvre des moyens raisonnables pour s’assurer du consentement de la plaignante. C’est donc son comportement qui sera davantage interrogé.

Enfin, la crainte d’une « contractualisation » des rapports sexuels a été soulevée par certains interlocuteurs de la mission. Il ne s’agit pas de s’immiscer dans les relations intimes de personnes librement consentantes, mais bien de définir un crime et de faire la différence entre sexualité et violence. L’objectif de cette réforme n’est pas de réguler les relations sexuelles mais de bien faire comprendre en quoi consiste le consentement, lequel repose sur le respect de l’autre, la réciprocité dans la volonté et l’égalité entre les partenaires. Ces conditions ne sont pas réunies lorsque, lors d’un acte à caractère sexuel, l’un des deux subit le choix de l’autre.

Il ne s’agit pas non plus de promouvoir une conception libérale du consentement. Ainsi, l’existence d’un contrat ou d’une convention, comme cela peut par exemple être le cas pour les personnes en situation de prostitution ou dans l’industrie pornographique ne saurait permettre d’établir le consentement de la personne en cas d’accusation de violences sexuelles.

 

 

 


   Conclusion

« Si la violence suscite l’inquiétude et la réprobation générale, il est néanmoins des actes de violence que notre société tolère plus que d’autres. » Ce terrible constat figurait en préambule de la proposition de loi du 20 avril 1978, qui allait aboutir à la première définition légale du crime de viol en 1980. 50 ans plus tard, et 10 ans après #Metoo, est-ce que les choses ont changé ? La parole des victimes s’amplifie mais qu’en est-il de notre « tolérance » collective aux violences sexuelles ? Alors que s’est clos le procès dit « de Mazan », qui aura été à bien des égards le procès de la culture du viol, il est temps d’agir.

Modifier la définition pénale du viol, c’est franchir une nouvelle étape dans la lutte contre les violences sexuelles. Certes, cette réforme n’aura pas l’effet d’une baguette magique sur les violences sexuelles, mais elle peut initier le mouvement vers un changement de paradigme. Ce n’est pas la première fois que la définition du viol est modifiée, elle l’a été par exemple pour créer le crime de viol conjugal. Aujourd’hui, il s’agit à nouveau d’intégrer les progrès de la jurisprudence et de tenir compte des évolutions sociétales pour changer de paradigme. Tel est l’objectif de la proposition de loi qui sera présentée par vos co-rapporteures : exprimer avec plus de clarté ce qu’est un viol et le rôle fondamental du recueil d’un consentement non pas négatif mais libre et éclairé ; conserver les critères actuels, mais ouvrir les possibilités de poursuite en limitant l’instrumentalisation du consentement ; tenir compte des circonstances environnantes dans lesquelles ce consentement a été recueilli ; tenir compte des situations de vulnérabilité, d’emprise ou de sidération.

C’est une étape importante, mais ce n’est pas la fin du chemin. Le crime de viol est un crime massif, un phénomène d’ampleur qui nécessite une action globale et de véritables moyens financiers, dans la répression, la protection et la prévention. Les associations et les professionnels qui les accompagnent le disent depuis longtemps, ils doivent être entendus. La réforme de la définition du viol ne doit pas nous dispenser d’un plan global, ambitieux et financé, de lutte contre les violences sexuelles et la culture du viol. À ce titre, vos co-rapporteures souhaitent rappeler leur attachement à un véritable investissement dans l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle pour passer d’une culture du viol à une culture du consentement. C’est une condition sine qua non si nous voulons passer d’une culture du viol à celle du consentement positif, libre et éclairé.

Il aura fallu au lecteur, en moyenne, deux heures pour lire ce rapport. Dans ce laps de temps, 40 personnes auront été victimes de viol ou de tentative de viol, la grande majorité des auteurs ne sera pas condamnée.


   Glossaire

Caractérisation de l’infraction : en droit, une infraction est considérée comme caractérisée lorsque trois éléments sont réunis :  l’existence légale de l’infraction, la matérialité des faits reprochés à l