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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 mars 2025.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
portant recueil d’auditions de la commission (1)
sur les enjeux et perspectives de l’économie de guerre
ET PRÉSENTÉ PAR
M. Jean-Michel JACQUES,
Président
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Composition de la commission de la défense nationale et des forces armées :
M. Jean-Michel Jacques, président ;
Mme Delphine Batho, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, Mme Anne-Laure Blin, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alexandre Dufosset, Mme Alma Dufour, Mme Sophie Errante, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Emmanuel Fernandes, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, Mme Florence Goulet, M. Daniel Grenon, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, Mme Emmanuelle Hoffman, M. Laurent Jacobelli, M. Pascal Jenft, M. Guillaume Kasbarian, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, Mme Julie Laernoes, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, M. Didier Lemaire, Mme Murielle Lepvraud, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, M. Sylvain Maillard, Mme Alexandra Martin, Mme Michèle Martinez, M. Thibaut Monnier, M. Karl Olive, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, M. Aurélien Pradié, Mme Marie Récalde, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Catherine Rimbert, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Aurélien Rousseau, M. Arnaud Saint-Martin, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Aurélien Saintoul, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Thierry Sother, M. Thierry Tesson, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon, membres.
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SOMMAIRE
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Pages
Contributions écrites des Groupes parlementaires
1. Groupe Rassemblement National
2. Groupe Ensemble pour la République
3. Groupe La France Insoumise – Nouveau Front populaire
4. Groupe Socialistes et apparentés
5. Groupe Écologiste et Social
7. Groupe Horizons et apparentés
Face aux bouleversements géostratégiques et à la multiplication des menaces susceptibles de porter atteinte aux intérêts majeurs de la France, préparer la Nation à la guerre de demain est un impératif. Au détriment du droit et de l’ordre international – souvent en adoptant une posture de rejet de l’Occident – certains acteurs étatiques ont choisi la contestation acerbe voire le recours de plus en plus désinhibé à la force et à la brutalité afin d’imposer leurs volontés prédatrices. Loin des discours bellicistes, l’impulsion donnée depuis 2017 – après des décennies de sous-investissement dans le budget de la défense, héritage de la période des fallacieux « dividendes de la paix » – pour renforcer notre outil militaire porte une ambition : celle de garantir à la France son autonomie d’analyse, de décision et d’action.
Afin de soutenir cette ambition, il est essentiel de mobiliser la Nation toute entière car la défense n’est pas seulement l’affaire des militaires, mais bien l’affaire de tous. En cas d’engagement majeur de nos forces armées, la résilience de l’arrière sera une condition sine qua non pour soutenir les efforts et répondre aux besoins de nos soldats, marins et aviateurs. L’entrée dans une logique d’économie de guerre, appelée de ses vœux par le Président de la République à Eurosatory en juin 2022, est un des gages de la résilience de notre Nation. La guerre en Ukraine, marqueur du retour de la guerre de haute intensité sur le sol européen, nous a démontré l’importance de disposer d’une base industrielle et technologique de défense agile, capable de produire plus et plus vite.
C’est pourquoi il m’est apparu essentiel que la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale soit éclairée sur les enjeux de l’économie de guerre et nourrisse des réflexions sur ce sujet d’importance. C’est le sens du cycle d’auditions conduit par la commission entre novembre 2024 et janvier 2025. Afin d’acquérir une vision la plus complète possible, la commission a entendu une diversité d’acteurs mobilisés pour favoriser l’entrée dans une logique d’économie de guerre : des représentants des forces armées aux représentants des entreprises de la base industrielle et technologique, en passant par des chercheurs et des acteurs publics et privés du financement des entreprises de la défense. Le présent recueil rassemble les comptes rendus de l’ensemble des auditions menées ainsi que les contributions des groupes politiques qui l’ont souhaité.
Force est de constater que les efforts consentis à travers la Loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 puis la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 ont permis d’engager d’abord une réparation puis une véritable remontée en puissance de notre outil militaire et d’accompagner le renforcement
– j’allais dire l’enracinement – des industries de nos territoires. À travers ce cycle de travail, plusieurs facteurs de réussite ont été identifiés afin de favoriser encore davantage cette logique d’économie de guerre, soutenue par un effort budgétaire historique qui est le fruit d’un engagement politique des plus exigeants.
Aussi, au terme de ce cycle de travail, j’estime que nous devons réaffirmer la nécessité du virage stratégique que constitue l’entrée dans une logique d’économie de guerre. Il est donc non seulement essentiel de poursuivre les efforts engagés, mais également de les intensifier collectivement.
Une logique d’économie de guerre qui irrigue l’ensemble de nos territoires
Nous ne saurions trop le répéter : chaque euro investi dans notre défense irrigue nos économies locales, à travers nos entreprises de la base industrielle et technologique de défense qui ne représentent pas moins de 210 000 emplois dans nos territoires. Ces savoir-faire d’excellence reconnu nourrit la « profondeur industrielle » de notre outil de défense et participent à la crédibilité de l’armée française. Afin de consolider la capacité de l’ensemble de nos entreprises à répondre aux besoins de nos armées ou de partenaires, nous devons encourager le développement d’entreprises duales : il s’agit à la fois d’un gage de résilience pour la Nation mais aussi de sécurité pour nos entreprises qui bénéficient ainsi de débouchés commerciaux diversifiés, sur le marché national comme à l’export. Et aujourd’hui l’innovation va tout autant du civil au militaire que l’inverse. Aussi, je me félicite qu’il est dorénavant envisagé de solliciter davantage l’appui de l’industrie civile, à l’image de l’industrie automobile, pour aider la BITD à atteindre cette production de masse notamment en matière de munitions télé-opérées.
Par ailleurs, au-delà des défis relatifs au développement et à la pérennité de ces savoir-faire, la relocalisation d’un certain nombre d’activité sur le territoire national constitue un enjeu particulièrement important. À ce titre, la relocalisation d’une capacité de production de poudre « gros calibre » à Bergerac démontre que nous sommes en capacité d’inverser la tendance. En parallèle, les efforts engagés à l’échelle de l’État en matière d’approvisionnement en matériels critiques ou encore la consolidation de la chaîne de sous-traitance se doivent d’être poursuivis. La crise de la Covid-19 comme les retours d’expériences de la guerre en Ukraine ont démontré à quel point les transformations économiques et technologiques de ces dernières décennies nous avaient rendus dépendants de ressources rares et d’entreprises étrangères (titane, acier, poudres, etc.), jusqu’à fragiliser notre autonomie stratégique. À cet effet, je me félicite, que cette prise de conscience se traduise dans la LPM 2024-2030, qui prévoit plusieurs outils pour mieux sécuriser les approvisionnements des forces armées et nos capacités de production à travers, notamment, la modernisation du régime des réquisitions, la possibilité de constituer de stocks stratégiques de matières ou composants critiques au sein des entreprises, ou encore de prioriser des commandes au bénéfice des armées.
Le nécessaire équilibre à trouver entre masse et technologie pour équiper nos armées
Bien que celui-ci ne recouvre pas la totalité des enjeux propres à la logique d’économie de guerre, le principal motto accolé à celle-ci demeure « produire plus et plus vite ». La très forte attrition des matériels constatée lors des retours d’expérience mais également l’utilisation – voire la surutilisation – des matériels cédés à l’Ukraine, bien au-delà des normes de sécurité fixées en temps de paix, nous invite en effet, d’une part, à initier une véritable « révolution culturelle », passant d’une logique de flux à une logique de stocks, et d’autre part, à reconsidérer d’un œil nouveau l’éternel dilemme entre masse et technologie. Il convient de distinguer ce qui relève du temps long et du temps court. En effet, certains programmes d’armement correspondent à des systèmes très complexes, aux spécifications guidées à la fois par des exigences opérationnelles très élevées et de forts enjeux de sécurité et nécessitent de longs développements, quand d’autres programmes doivent faire preuve d’une très grande réactivité pour suivre des évolutions technologiques dans l’optique de produire rapidement, voire en masse, des équipements « consommables » à coût maîtrisé.
Au regard de leur usage en Ukraine, mais également de leur emploi déstabilisant face à des matériels beaucoup plus coûteux, comme les missiles Aster en mer Rouge, le secteur des drones constitue une illustration particulièrement pertinente, qui a fait l’objet d’une audition dédiée. Plus encore que pour d’autres filières, il convient de faire face à des innovations extrêmement rapides, tirées principalement par le secteur civil. Il convient de chercher à raccourcir les cycles d’acquisition et surtout les adapter en fonction de l’ampleur et des enjeux de chaque programme. Des progrès ont été réalisés en la matière et doivent être poursuivis. La signature en juin 2024 d’un « Pacte drones aériens de défense », qui doit permettre de faciliter les échanges entre l’administration et les entreprises du secteur, marque une étape majeure dans la structuration d’une filière souveraine capable de répondre aux besoins des forces armées. Il conviendrait d’étudier la possibilité d’étendre cette initiative vertueuse à d’autres secteurs.
Des défis organisationnels et humains pour répondre à cette ambition
La question de la simplification normative, à travers notamment la refonte des procédures d’acquisition du ministère des Armées et la transformation en cours de la Direction générale de l’armement, est également au rang des préoccupations. Il s’agit notamment de renforcer la réactivité et l’agilité de la Direction générale de l’armement dans la conduite des programmes, faire évoluer son rapport au risque, simplifier l’expression des besoins mais également les modes d’acquisition en fonction des produits, tout en lui donnant les moyens de continuer d’accompagner au mieux les entreprises de la base industrielle et technologique de défense dans leur montée en puissance. En la matière, plusieurs exemples concrets peuvent être cités, comme la création d’une direction de l’industrie de défense, en charge de la politique industrielle de défense au sein de la Direction générale de l’armement, ou encore la création d’une force d’acquisition réactive.
Une mobilisation indispensable des financements privés pour soutenir notre base industrielle et technologique de défense
La logique d’économie de guerre nécessite que les entreprises disposent des financements nécessaires à l’adaptation et à la montée en puissance de leur outil de production, mais également à la constitution de stocks stratégiques. Seulement, bien que cet enjeu de taille soit parfaitement identifié, les entreprises de notre base industrielle et technologique de défense sont encore aujourd’hui confrontées à des difficultés pour accéder à des financements du secteur bancaire. Il est regrettable que les critères extra-financiers – dits critères « environnementaux, sociaux et de gouvernance » – soient encore trop souvent interprétés par le secteur bancaire français comme un motif d’exclusion à l’égard de ces entreprises de nos territoires. Il est fondamental que le secteur bancaire prenne pleinement ses responsabilités pour financer et accompagner ces entreprises qui jouent un rôle majeur pour la souveraineté et l’autonomie stratégique de notre pays.
L’importance d’un choc de compétitivité et de souveraineté européen
Cette logique d’économie de guerre doit également être appréhendée à l’échelle européenne. C’est en cela que, dans la droite ligne des ambitions françaises portées depuis 2017 pour accroître l’autonomie stratégique européenne, il est plus que jamais essentiel d’opérer un véritable choc de compétitivité et de souveraineté européen en matière d’équipements militaires. Les Européens doivent avoir conscience que toute situation de dépendance ou de fragmentation de son marché, parfois excessive et notamment sur le volet capacitaire, est préjudiciable à leur souveraineté. Il est donc urgent que l’Europe se délivre de ses dépendances et bénéficient pleinement d’un véritable rendement sur ses efforts budgétaires de défense. Alors même que la base industrielle et technologique européenne de défense emploie près d’un demi-million de personnes et que les outils européens de soutien à l’industrie de défense se sont multipliés, plus de 40 % des équipements des forces armées européennes sont achetés aux États-Unis.
S’agissant des financements européens, l’on peut se féliciter de la prise de conscience de la Commission européenne, qui se traduit par l’élaboration de la stratégie EDIS (European Defence Industry Strategy) et d’un futur Livre blanc européen, ou encore par l’adoption de différents mécanismes comme celui visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA - European defence industry reinforcement through common procurement act) ou l’instrument de soutien à la production de munitions (ASAP
- Act in support of ammunition production). En revanche, s’agissant du règlement sur le programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP - European Defence Industry Program) en cours de préparation, la question du financement des projets de défense se heurte pour l’instant aux divergences de points de vue entre les États-membres sur la définition des critères d’éligibilité. Il est essentiel et indispensable de prendre toutes les garanties pour que l’argent des contribuables européens ne serve pas in fine à financer l’achat d’équipements étrangers, notamment américains.
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Ces dernières années, notre pays a su opérer un virage stratégique de taille. L’entrée dans une logique d’économie de guerre revêt à la fois des enjeux en termes de délais et de volume, de coût de production, de préservation des compétences, mais surtout de simplification. Il s’agit d’une prise de risque partagée entre l’État et les industriels du secteur. La question des approvisionnements en matériels critiques ou encore de la solidité de la chaîne de sous-traitance constituent également des enjeux importants abordés durant le cycle. L’identification des entreprises critiques, des vulnérabilités et des potentiels goulets d’étranglement constitue en effet un préalable pour renforcer notre autonomie stratégique, de la même manière que la relocalisation de nos industries critiques.
Si de nombreux progrès sont à saluer, le cycle a permis de mettre en évidence plusieurs axes d’effort à poursuivre s’agissant notamment de la simplification des normes et des processus mais également du financement de la base industrielle et technologique de défense française. Alors qu’il est parfois difficile de changer les habitudes, je reste convaincu qu’au-delà d’un changement des normes, valoriser davantage l’audace m’apparaît comme une condition de réussite.
Contributions écrites des Groupes parlementaires
1. Groupe Rassemblement National
La guerre en Ukraine et notre éviction d’Afrique a brutalement remis en cause notre modèle d’armée tourné jusqu’alors vers la projection et les opérations extérieures, et partant notre économie de défense.
La base industrielle et technologique de la défense française conserve néanmoins une place importante en termes de performance et d’innovation, même si les dépenses ne représentent à ce jour qu’une faible part du PIB et qu’elle a subi de nombreux démantèlements sous les coups de boutoir des partisans d’une Europe de la défense à tout prix et de l’illusion des « dividendes de la paix ».
Des choix politiques ont été faits, à partir des années 1990, le plus souvent aux dépens de nos intérêts nationaux et de notre industrie, conduite de se tourner vers d’avantage d’exportations pour survivre, avec des succès variables selon les secteurs.
Emmanuel Macron a le don d’utiliser des mots pour tenter de résoudre les problèmes dont il est lui-même la cause. Il en va ainsi de « l’économie de guerre », son nouveau mantra.
Si cela signifie allouer davantage de ressources à notre défense, c’est une bonne nouvelle, tant la nouvelle donne géopolitique a dévoilé au grand jour le sous‑équipement chronique d’une armée pourtant déjà « échantillonaire ». Mais au regard des difficultés financières de notre pays, on peut douter de la réelle marge de manœuvre du Président.
Le groupe Rassemblement National adhère pleinement à la nécessité d’accroître les capacités de production de notre BITD dans un monde de plus en plus conflictuel. Malheureusement, la France ne dispose pas d’une véritable économie de guerre : elle n’en a ni les moyens, ni la volonté réelle. Le décalage entre la parole du chef de l’État et la réalité est béant.
Emmanuel Macron martèle qu’il faut produire « plus et plus vite », mais avec quelles ressources ? Le budget annoncé pour cette année à 2 % du PIB, est loin de l’économie de guerre qui suppose une réallocation massive des moyens vers les besoins des armées.
Même si les budgets sont en hausse, ils ne répondent, à date, que très partiellement à une adaptation rapide et en profondeur de notre outil productif.
Concernant les moyens, une succession de politiques désastreuses a gravement affaibli notre tissu industriel. Nous ne produisons pas assez et nous dépendons des importations de biens manufacturés et non manufacturés. À titre d’exemple, la sidérurgie et la métallurgie françaises ont été dévastées par les délocalisations alors que les biens produits par ces deux secteurs sont essentiels dans la fabrication de frégates, de véhicules, d’avions ou de munitions. Les députés RN de Moselle et du Nord peuvent en témoigner : pour produire les biens indispensables à notre BITD, des secteurs industriels entiers doivent être relancés.
Les auditions ont également été l’occasion de mettre en évidence les difficultés de financement de la BITD, avec un secteur bancaire bien trop frileux et des normes ESG mortifères pour le secteur de la Défense.
Autre fardeau : le poids des normes, qui pèse sur l’industrie de la Défense comme sur l’ensemble de l’économie française. De nombreux acteurs de la BITD, les PME et les ETI notamment, se plaignent à juste titre des cahiers des charges très – trop ! – exigeants de la DGA. Le groupe RN salue les efforts entrepris par le Délégué général pour l’armement pour simplifier là où c’est possible et l’encourage à aller plus loin : selon une formule bien connue dans le monde économique, « la perfection est l’ennemie de l’excellence ».
Concernant la volonté réelle de soutenir une économie de guerre, notre groupe n’a de cesse de dénoncer le décalage entre les paroles et les actes. Le Président de la République comme les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir sont à l’origine des politiques d’ouverture des frontières et de libre concurrence qui ont mis à mal notre tissu industriel.
Il y a un écart flagrant entre des besoins urgents de soutien à l’Ukraine et de renforcement de nos capacités face à une menace de guerre de haute intensité, et une LPM qui doit aussi prendre en compte le renouvellement global de nos moyens (porte-avions, frégates, avion et char de combat, etc.), sans compter les menaces cyber et spatiales, l’enjeu du quantique et l’anticipation de la révolution de l’IA du champ de bataille.
Dans ce contexte, les quelques mesures prises comme l’ouverture d’une usine de poudre à Bergerac ou la relance d’une filière de munitions de petit calibre, réclamée de longue date par le Rassemblement National, sont encourageantes mais très largement insuffisantes.
Ne nous voilons pas la face, nous sommes face à une situation défavorable entre réarmement nécessaire, déficit budgétaire abyssal, poids de la dette et choix économiques aberrants depuis de nombreuses années.
Le groupe RN prend néanmoins acte des efforts accomplis. Il salue notamment la hausse des investissements induits par l’exécution de la loi de programmation militaire, les commandes passées à la BITD ayant atteint 20 milliards d’euros de crédits en 2023 contre une moyenne annuelle de 9,5 milliards d’euros entre 2012 et 2016 et 15 milliards d’euros entre 2017 et 2022.
Notre BITD connaît une croissance inédite avec cette nouvelle donne, mais fait face à des difficultés d’approvisionnement et à la saturation de son appareil productif, sans compter les ressources humaines.
Il ne faudrait pas que cette situation incite le gouvernement à des achats à l’étranger « sur étagère » au-delà de ce qui est strictement nécessaire. Ce serait alors la fin du principe d’autonomie stratégique qui a permis de préserver une politique industrielle qui n’existe plus guère dans les autres secteurs de notre économie.
Le groupe RN reste vigilant pour l’avenir. Il relève avec inquiétude la volonté d’Emmanuel Macron de bâtir une prétendue « Europe de la Défense » qui ne repose sur rien et qui ne mène à rien. Les négociations en cours sur le programme EDIP, porté par la Commission européenne et soutenu par les groupes de l’ancienne majorité présidentielle, semblent indiquer que l’argent des Français va financer l’achat de matériel américain par nos partenaires européens, ce qui est inacceptable. Le groupe RN n’a de cesse de rappeler son attachement à une défense de l’économie tricolore, y compris dans le domaine de la Défense. Ce n’est que par le patriotisme économique, et non sur des concepts condamnés d’avance, que notre BITD pourra être relancé.
Notre groupe soutient donc résolument des mesures fortes pour répondre aux défis de l’économie de Défense :
● Face aux difficultés de financement de la BITD, il rappelle sa volonté de créer un Livret Défense et soutient le projet d’orienter une partie des fonds du Livret A vers ce secteur.
● Il demande que la politique de la Nation se concentre sur la Défense des intérêts français, et non sur la construction d’une Europe de la Défense dont la France n’a nul besoin et qui affaiblira un peu plus ses entreprises.
● Il souhaite encourager l’indispensable relance de la formation et de la production dans des filières quasi détruites par la mondialisation, à l’opposé de la politique mondialiste qui a fait tant de mal à notre économie y compris notre économie de la Défense.
La France est le seul pays d’Europe à disposer d’une BITD relativement autonome. C’est le seul pays de l’Union européenne à avoir un modèle d’armée complet. L’avenir de notre économie de la Défense comme de nos forces armées passe par une politique économique résolument centrée sur la relance et la préservation de notre outil industriel, et non sur l’engagement dans des projets funestes.
Cette volonté de préparation à une guerre de haute intensité peut-être une chance pour l’économie française, mais elle nécessitera des choix politiques nécessairement différents.
2. Groupe Ensemble pour la République
Le 11 avril 2024, depuis le site d’Eurenco à Bergerac, Emmanuel Macron déclarait : « La France a une force, son industrie. Elle a une force, son armée. Et donc cette économie de guerre, elle est aussi pour nous. » Par ces mots, le chef de l’État rappelait que l’économie de guerre, annoncée lors du salon Eurosatory de 2022, n’est pas une abstraction mais une réalité concrète, fondée sur la synergie entre nos forces armées et nos industriels de défense. Au-delà d’une nécessité, le passage en économie de guerre peut aussi se révéler être une chance et un vecteur d’opportunités pour nos armées et nos industriels. Les premiers à en prendre bonne note – et comment pourrait-il en être autrement ? – sont les Africains eux-mêmes qui ne peuvent que constater l’effacement de l’influence française sur le continent.
Au terme du cycle d’auditions consacrées à cette thématique, nous, députés du groupe Ensemble Pour la République (EPR), affirmons que ce virage stratégique, visant à renforcer notre outil de production militaire, doit non seulement se poursuivre, mais s’intensifier.
Le 24 février 2022, lorsque la Russie a fait le choix d’agresser son voisin ukrainien, l’intégralité de notre architecture de défense a été remise en question. Depuis les années 1990, la France a dimensionné sa défense pour un temps de paix, en réduisant sa base industrielle de défense. Cette stratégie, axée sur des logiques budgétaires, visait à sauvegarder un noyau minimal pour permettre de se concentrer sur des interventions ciblées. Conçue pour des opérations de faible intensité, notre armée doit aujourd’hui s’adapter à des conflits de haute intensité, marqués par la diversification des champs de bataille, l’importance du cyberespace, et la nécessité de mobiliser des volumes considérables de ressources. Bien que la production ait été multipliée par cinq entre 2022 et 2024, elle reste fragile pour un conflit de haute intensité et nous devons poursuivre nos efforts. Pour mémoire, l’artillerie ukrainienne consomme en un ou deux jours autant d’obus que la France en produisait en un an jusqu’en 2022.
Au-delà du conflit qui se joue sur le sol européen, la France doit remobiliser son économie pour anticiper une augmentation de la conflictualité et des menaces sur ses intérêts. L’espace numérique devient, par exemple, un lieu majeur d’affrontement. Entre manipulations d’opinions, cyberattaques sur les infrastructures sensibles, utilisation de données personnelles des citoyens ou ingérences dans les processus démocratiques, nous devons développer des capacités de protection et de riposte. L’intelligence artificielle présente également de nombreux défis et nous pousse à investir davantage dans les technologies de rupture pour maintenir le développement d’outils connectés. Les drones par exemple, très utilisés en Ukraine ou au Proche-Orient, reposent de plus en plus sur l’intelligence artificielle et offrent de nouvelles stratégies opérationnelles. Nous devons investir pleinement ce champ et maintenir notre capacité à anticiper ces menaces.
Enfin, le passage dans une économie de guerre implique également un pivot intellectuel. Car au-delà des aspects économiques, industriels ou matériels sur lesquels nous reviendrons, le contexte nous appelle à repenser notre rapport à la défense. La conflictualité croissante de nos environnements renforce le besoin de sensibiliser les populations civiles aux risques, de rappeler le coût réel de nos investissements pour maintenir notre influence et soutenir notre crédibilité diplomatique. En ce sens, le groupe Ensemble Pour la République soutient de ce tournant philosophique opéré dans nos mentalités et dans nos organisations.
L’économie de guerre implique avant tout un pivot économique, à travers un soutien renouvelé à la croissance et à la modernisation de nos armées. Nous nous félicitons du vote de la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030. Avec 413 milliards d’euros prévus pour la période 2024 à 2030, nous saluons la volonté d’amplifier nos capacités. Nous nous félicitons également que, malgré le contexte politique instable, le budget de la défense ait pu atteindre à 2 % du PIB dans le budget pour l’année 2025. La LPM rehausse également le niveau de commandes passées à l’industrie, notamment dans le domaine des munitions. Il s’agit d’une fondation solide pour préparer la modernisation de nos outils et de nos armes, renforcer les capacités de recrutement et d’encadrement de nos troupes, maintenir le niveau de notre dissuasion nucléaire et confirmer le lancement d’un nouveau porte-avions. Nous sommes extrêmement vigilants sur son exécution à l’euro près !
L’entrée dans une économie de guerre implique également de renforcer nos outils de production, et donc de soutenir massivement notre base industrielle de défense (BITD). Composée de 9 groupes industriels et de 4 000 PME, qui représentent près de 210 000 emplois directs, notre BITD est l’une des plus compétitive au monde. Dans le cadre du cycle d’audition, nous avons pu échanger avec de nombreux représentants de la BITD. Nous saluons leur engagement, leur expertise et leur conscience très fine de la responsabilité qui leur incombe. Conscients de cette force, nous appelons à renforcer les capacités de production et d’innovation de nos industriels en massifiant les commandes de l’Armée française et en poursuivant le travail de simplification du cahier des charges de la DGA initié par le ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Nos industriels doivent également pouvoir compter sur le soutien sans faille de nos représentants pour assurer leurs exportations. Parmi les cinq premiers exportateurs mondiaux en 2023 (États-Unis, Chine, France, Allemagne et Russie), nous sommes un acteur incontournable malgré une compétitivité croissante ces dernières années. Nous appelons à maintenir une vigilance particulière sur ce point. Les exportations demeurent essentielles pour soutenir le financement de nos industriels, maintenir leurs capacités de production opérationnelles, stimuler l’innovation et construire des relations diplomatiques solides.
L’IA, un défi à relever pour renforcer nos capacités opérationnelles
L’intelligence artificielle est un levier incontournable pour La Défense. Avec un budget de 2 milliards d’euros d’ici 2030 et la création de l’Agence ministérielle pour l’IA de défense (AMIAD), la France investit massivement pour garantir sa souveraineté technologique et son avantage stratégique. L’IA optimise la maintenance des équipements, améliore la logistique, et révolutionne l’entraînement militaire grâce à la simulation avancée. En renseignement, elle accélère la prise de décision et renforce la cyberdéfense. Face aux défis budgétaires et géopolitiques, investir dans l’IA, c’est garantir une avance stratégique et maximiser l’efficacité opérationnelle. |
Maintenir des niveaux et des cadences de production élevées implique également de maîtriser notre chaîne d’approvisionnement. Après la crise du Covid‑19, de nombreuses chaînes d’approvisionnement (acier, aluminium, poudres) ont été sévèrement impactées par la reprise de l’économie mondiale. Cette réalité nous impose de prendre conscience de l’importance vitale des stocks d’armes, de munitions et de matières premières. De plus, le soutien à nos acteurs industriels doit s’accompagner de garanties concrètes en termes de maintiens ou de relocalisations de sites de production sur le territoire national. En effet, nous sommes convaincus que notre autonomie dépend également de la maîtrise des sites de production, de l’accès à une main-d’œuvre formée et qualifiée, ainsi que de la proximité géographique entre ces industriels et nos armées.
Mais notre BITD, les ETI et PME de la défense font face à un problème de taille : la difficulté à accéder à des financements massifs pour soutenir leur développement. Cette difficulté, maintes fois soulignée par des rapports de notre commission, demeure un frein majeur au développement de nos entreprises. Or, sans financement, nos entreprises se trouvent inégalement concurrencées par des acteurs américains ou asiatiques qui disposent davantage de fonds et de ressources. Le financement de ces structures représente un enjeu d’autonomie stratégique. Nous ne saurions maintenir notre indépendance dans le temps long sans conserver des géants français ou européen de la Défense.
L’économie de guerre est également une réalité que nous devons appréhender à l’échelle européenne. Avec le retour des conflits de haute intensité sur le sol européen, l’ensemble des pays de l’Union européenne doivent adapter leurs économies. Avec le Programme européen pour l’industrie de défense (PIED
- 1,5 milliard d’euros sur la période 2025/2027) qui vient compléter le Fonds européen de la défense (FED - 7,9 milliards d’euros sur la période 2021/2027), l’Union européenne souhaite soutenir la compétitivité de la base industrielle de défense européenne (BITD-E).
Le soutien à la BITD-E doit avant tout s’incarner dans le recours à des achats de matériels européens. Nous déplorons les estimations de la Commission européenne selon lesquelles en 2022, « 78 % des acquisitions réalisées dans le domaine de la défense provenaient de l’extérieur de l’UE » ([1]) . La position française est claire : les achats financés par le PIED doivent respecter une préférence européenne, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent s’appliquer à des armements issus de pays tiers qu’en l’absence d’équivalent européen et le taux de composants acquis hors Union européenne doit respecter un plafond de 35 %. Nous appelons les acteurs européens à s’engager sur ce sujet pour enfin progresser vers une Europe de la défense.
3. Groupe La France Insoumise – Nouveau Front populaire
Un premier constat s’impose : la France n’est pas en guerre, elle n’a déclaré la guerre à aucun ennemi au sens de l’article 35 de la Constitution. L’usage d’une rhétorique guerrière par le gouvernement ne nous place pas davantage en situation de guerre. En effet, pendant la pandémie de Covid-19, l’expression de “guerre sanitaire” avait été déployée par le gouvernement pour faire croire à une action vigoureuse de sa part d’une part, et pour étouffer tout débat démocratique d’autre part. Le président de la République a ensuite développé l’idée de “réarmement démographique”, introduisant la logique guerrière dans l’intimité des familles.
Puis en 2022, en réaction au déclenchement du conflit ukrainien, le président de la République a déclaré que nous étions entrés dans une « économie de guerre ». C’est donc au tour de l’économie de subir la rhétorique belliqueuse du gouvernement, qui sert de prétexte pour bâillonner le débat démocratique et légitime qui devrait se tenir en France sur notre politique industrielle de défense. Les députés LFI-NFP dénoncent cette surenchère de discours bellicistes. La guerre est une affaire sérieuse et ne doit pas être détournée à des fins communicationnelles et antidémocratiques.
En conséquence, parler « d’économie de guerre » est une expression abusive ; cela ne correspond d’ailleurs pas à la réalité qu’ont décrite les différentes personnes auditionnées. Comme le dit par exemple l’ICA Benoît Rademacher, directeur-adjoint de l’institut de recherche stratégique de l’École militaire : "Bien que la France ne soit pas, au sens strict, en économie de guerre, elle se dote donc des moyens non seulement budgétaires, financiers et capacitaires, mais également légaux et réglementaires, pour y basculer si nécessaire." Si nous étions réellement en guerre, une très large partie des moyens économiques et industriels de la France seraient dédiés à notre victoire, par exemple les productions industrielles civiles seraient consacrées à la production massive et rapide de matériels militaires. Or, ce n’est pas ce qui se produit. Nous sommes plutôt entrés dans une phase de relance des dépenses d’investissement militaire, après des années de sous-financement qui ont mis en péril la pérennité de l’outil militaire.
La Loi de Programmation Militaire (LPM) ne répond pas aux enjeux contemporains, ni à ceux d’une véritable économie de guerre. La LPM 2024-2030, a été votée de façon anticipée par rapport au calendrier initialement prévu lors du vote de la LPM en 2018, qui couvrait la période entre 2019-2025. Ce vote est intervenu sans éditer de nouveau livre blanc, ni prendre en compte le RETEX de l’Ukraine. La nouvelle LPM, présentée comme une loi de « consolidation », visait pourtant à résorber ces déficiences capacitaires et faire « monter en puissance » les capacités de production de l’industrie de défense française. Dans ce domaine également, force est de constater que « nous n’y sommes pas encore », comme l’a récemment admis le Délégué Général pour l’Armement Emmanuel Chiva.
Autre angle mort, l’absence quasi-totale de prise en compte de la crise écologique dans la LPM et dans les auditions autour de « l’économie de guerre » témoigne bien des insuffisances de la pensée stratégique actuelle et du manque d’adaptation de nos dirigeants dans un monde où les crises et les tensions vont croître inexorablement du fait de la mondialisation capitaliste et de la raréfaction des ressources naturelles.
L’actualisation de la Revue Nationale Stratégique demandée par le Président lors de ses vœux aux armées le 20 janvier 2025 est un aveu de l’inadaptation de notre LPM aux enjeux contemporains puisqu’elle est remise en question à peine deux ans après son adoption.
De fait, le financement actuel des entreprises de la BITD ne correspond pas à une économie de guerre. La priorité donnée au soutien à l’export contredit les impératifs d’une économie réellement en guerre.
Ainsi, l’économie de guerre est incompatible avec des politiques économiques austéritaires. Les coupes prévues dans les gouvernements Barnier, et actées dans le gouvernement Bayrou, freinent le financement de l’économie réelle. La casse sociale qu’elles vont provoquer affaiblit la cohésion et la résilience de notre nation.
Dans ce contexte, la soutenabilité financière de la LPM est mise en péril par ceux-là mêmes qui l’ont conçue. En effet, la politique d’austérité budgétaire des gouvernements Barnier et Bayrou, même si elle touche moins le ministère des Armées que d’autres ministères, a tout de même des conséquences. Ainsi, il est faux de dire que la LPM est respectée “à l’euro près” comme le clame le gouvernement, puisque le budget prévu doit couvrir un périmètre plus important. C’est principalement le cas des missions opérationnelles qui étaient financées en interministériel jusqu’à présent, et qui seront financées uniquement sur le budget des armées, alors qu’elles excèdent largement les prévisions budgétaires de la loi de finance initiale. Ainsi, les armées et singulièrement l’armée de terre doivent faire des reports de charge sur ce qui était prévu dans la LPM.
De plus, même si la LPM était respectée jusqu’à 2030, le montant des Autorisations d’Engagement (AE) sera supérieur à 150 milliards d’euros, soit près de trois fois le budget de la défense. Ainsi, le prochain président élu sera pieds et poings liés par des engagements excédant largement la logique de planification. Nous pointons depuis longtemps les dangers posés par ce “mur des AE”, antidémocratique et insincère financièrement.
L’effort d’investissement que « l’économie de guerre » demanderait, si vraiment tel était l’objectif du gouvernement, impliquerait de sortir des dogmes budgétaires assénés par la BCE. Les États-Unis, eux, ne se privent pas de subventionner massivement leur industrie de défense, lui offrant un avantage compétitif décisif. La montée en puissance de SpaceX dans le domaine spatial est un exemple frappant. En face, notre industrie spatiale, civile comme militaire, ne peut accéder aux mêmes facilités de financement, freinée par la politique austéritaire de la BCE et son absence de mandat lié au soutien de l’économie réelle. La lenteur du programme européen de constellation de satellites “Iris²” est symptomatique de ces difficultés.
Pire, la référence constante à « l’économie de guerre » en Europe est avant tout un prétexte que la Commission européenne utilise pour s’arroger des prérogatives pourtant inhérentes à la souveraineté des États, à savoir leur défense. La nomination d’un Commissaire européen à la Défense et l’Espace fin 2024, en contradiction totale avec les traités européens, est venue entériner la communautarisation rampante de cette prérogative nationale. Or, loin d’encourager les industriels de défense du Vieux Continent, la diffusion du discours sur « l’économie de guerre » a surtout servi de cheval de Troie aux industriels étasuniens, auprès desquels les dirigeants européens se tournent pour opérer leur « réarmement », cédant ainsi aux injonctions otaniennes d’augmentation des dépenses de défense. L’extraterritorialité dont jouissent les Américains, qui grâce à la réglementation ITAR peuvent contrôler la vente de matériels comprenant des composantes états-uniennes, illustre à elle seule la vassalisation des Européens. Il faut nous en soustraire pour retrouver des marges de manœuvre à l’international.
Quand ils ne servent pas directement les intérêts américains, les projets de coopération industrielle européens se font tout de même au détriment de la BITD française. Les grands projets franco-allemands MGCS (système de chars de combat européen) et SCAF (Système de combat aérien futur) en sont deux exemples frappant. Présentés comme des symboles de la coopération franco-allemande, ces projets accumulent les retards et les déconvenues. L’Allemagne ne croit pas au premier, et continue ouvertement le développement de la troisième génération de ses chars “Léopard”. Quant au programme SCAF, son périmètre reste incertain et les industriels réfléchissent à des alternatives. Le PDG d’Airbus Guillaume Faury a ainsi plaidé pour un rapprochement avec son concurrent GCAP (Global Combat Air Program), développé par les Britanniques, l’Italie et le Japon. Économie de guerre ou pas, il est essentiel que l’industrie française puisse travailler sur des projets souverains indépendamment de partenaires peu fiables aux intérêts divergents.
Si parler « d’économie de guerre » est abusif et ne repose sur aucune réalité matérielle, il n’en reste pas moins que l’économie de la guerre et de l’armement a des spécificités indéniables. La logique voudrait que son développement se fasse dans le giron de l’État. Toutes les problématiques abordées par les personnes auditionnées, des problèmes de financement au sous-dimensionnement des marchés intérieurs, en passant par les questions de concurrence étrangère, perdureront dans une économie de marché.
Le modèle des « fleurons industriels » privés de la défense ne permet pas de garantir la souveraineté nationale : alors qu’ils sont vitaux, ces mastodontes ont atteint la taille critique des entreprises dites « too big to fail » (« trop gros pour faire faillite »), assurées d’être renflouées par les pouvoirs publics en cas de crise. La question de la distribution de leurs profits, censés rémunérer le risque pris par les actionnaires, se pose alors avec acuité. Ayant pour seul client l’État, systématiquement soutenues par lui dans leurs programmes de R&D, ces entreprises semblent illustrer une fois de plus la logique de « privatisation des profits, socialisation des pertes ».
Le gouvernement ne se préoccupe pas non plus du sort des PME et ETI françaises, dont le cycle d’auditions a pourtant rappelé le caractère fondamental pour la souveraineté de notre BITD. La fermeture annoncée de Vencorex, fournisseur d’un composant essentiel du carburant des fusées Ariane et des missiles M51, menace directement l’autonomie de notre dissuasion nucléaire. Le licenciement annoncé de plusieurs centaines d’employés de TAS (Thales Alenia Space), est également incompréhensible dans un contexte d’exacerbation de la compétition spatiale. Alors que le gouvernement se félicite de l’augmentation de la production d’obus, les difficultés rencontrées par l’usine Les Forges de Tarbes, qui produit les corps des obus de 155 mm, ne finissent pas d’inquiéter. Enfin, l’abandon de certaines filières, comme l’habillement et la production d’armes de petit calibre, aggravent notre dépendance aux fournisseurs étrangers.
Durant ce cycle, les députés LFI-NFP n’ont eu de cesse de rappeler ce qui semble avoir été trop vite oublié par les gouvernements successifs : les armes ne sont pas des marchandises comme les autres. Notre industrie de l’armement est le moyen qui permet à nos armées de défendre notre pays, elle relève intrinsèquement de la souveraineté nationale. Les armes étant par essence des objets de destruction, on ne peut souhaiter leur production débridée, comme l’exige la logique de marché et la recherche du profit.
Or, en la matière, les politiques de privatisation du secteur des 30 dernières années, ont conduit à une politique d’exportation tous azimuts de la France. Au contraire, les exportations à l’étranger doivent résulter d’un choix politique, et ne doivent pas être le résultat d’un impératif de rentabilité. En effet, ce dernier conduit nos industries à armer des gouvernements autoritaires et qui violent le droit international, avec l’assentiment du gouvernement français.
Il est souvent rétorqué que l’export serait « un mal nécessaire » pour rentabiliser les coûts de Recherche & développement (R&D). Malgré les commandes engrangées ces dernières années, l’État comme les industriels sont toujours réticents à recouvrer les redevances dues à la puissance publique, censés rémunérer les investissements faits par le ministère des armées dans les programmes d’armement ensuite vendus à l’export. Leurs montants ces dernières années, dérisoires et systématiquement contestés devant les tribunaux, montrent au contraire le caractère fallacieux de cet argument destiné à cacher la course aux profits permise par la privatisation de notre industrie de défense.
Nos armées ne bénéficient d’ailleurs guère des succès à l’export, et sont désormais devenues la variable d’ajustement pour la production et la vente à l’étranger. Là encore, le passage à « l’économie de guerre » n’a pas permis d’améliorer les stocks de munitions et de matériels de nos armées, ni d’améliorer la disponibilité des véhicules. En outre, la priorité donnée à l’export incite à développer des matériels qui ne correspondent pas forcément aux besoins nationaux, en particulier dans le domaine naval.
La France doit pouvoir exporter ses armes dans le cadre de coopérations choisies de façon démocratique, et non dépendre d’exportations à tout prix dans une logique commerciale.
Aux antipodes de cette stratégie, la restructuration catastrophique et bâclée du géant de l’informatique Atos, dont les supercalculateurs sont utilisés par les forces chargées d’assurer la crédibilité de la dissuasion nucléaire, montre les insuffisances de la politique industrielle à courte vue de nos dirigeants actuels. Le découpage d’Alstom, bradé à General Electrics sous la présidence d’Emmanuel Macron, offrait pourtant un précédent qui aurait dû alerter le gouvernement. Là encore, “l’économie de guerre” reste cantonnée à sa forme rhétorique.
Au contraire de cette logique, le groupe de la France insoumise propose une politique de souveraineté pour avoir les moyens de notre non-alignement, au service de la paix.
La réintégration des fleurons nationaux au sein d’un Pôle Public de l’Armement, via une action planificatrice de l’État mettant la satisfaction des besoins domestiques au cœur de sa politique industrielle de défense, permettrait de sanctuariser une BITD souveraine et véritablement au service des intérêts français, indépendante des régimes autocratiques pour remplir ses carnets de commandes. Elle permettrait également de maintenir un vivier de compétences indispensables, via la revalorisation des statuts d’ouvrier et d’ingénieur d’État.
La refonte de notre industrie de défense, en phase avec les besoins de nos armées et nos objectifs géopolitiques, doit d’abord passer par une réflexion en profondeur sur les objectifs géopolitiques et une doctrine de défense véritablement au service de notre indépendance. Plutôt qu’une énième réactualisation cosmétique de la Revue Stratégique Nationale, un nouveau Livre Blanc sur la Défense permettrait de définir un projet clairement articulé autour de nos intérêts nationaux.
Cette politique de souveraineté passe nécessairement par une refondation de notre politique étrangère. Non-alignée sur les intérêts américains, hors des discours sur l’Europe de la Défense qui masquent l’arrimage à l’alliance atlantique, c’est dans le développement de relations bilatérales indépendantes et au service de la paix que la France pourra pleinement assurer son rôle à l’international.
4. Groupe Socialistes et apparentés
Ne cédons pas à une labellisation qui sert une politique d’annonces et de communication. Accompagnons la remontée en puissance de notre industrie d’armement !
Depuis le milieu des années 1990, la France a redimensionné son effort de défense pour un temps de paix. L’affaiblissement de celui-ci a gravement fragilisé l’industrie d’armement. Selon Renaud Bellais, chercheur à la Fondation de la recherche stratégique (FRS) : « Une industrie bonzaï est le pendant d’une armée échantillonnaire » ([2]). La guerre en Ukraine et l’évolution du contexte géostratégique ont souligné la nécessité de retrouver une profondeur industrielle pour soutenir un effort de guerre dans la durée, en cas de nécessité pour les forces armées ou au profit d’un partenaire.
C’est dans ce contexte que le président de la République a annoncé en 2022 le passage en « économie de guerre ». Nous identifions pourtant quatre défis majeurs pour notre base industrielle et technologique de défense (BITD) : un défi budgétaire dû à une trajectoire insincère, un défi capacitaire en raison de la stagnation de certains programmes conventionnels parfois même revus à la baisse, un défi d’ordre industriel en lien avec un modèle français de BITD qui reste inchangé (avec une rationalisation du marché autour d’un champion national par domaine) au regard de la trajectoire budgétaire et du volume des commandes, et enfin un défi technologique. Nous appelons dès lors à une amélioration de la visibilité : le choc de demande doit s’inscrire dans le temps long. Par ailleurs, si les industriels ont réussi à accroître leurs cadences de production (par exemple dans les secteurs des missiles, de l’artillerie, ou des munitions), celle-ci demeure encore insuffisante au regard des exigences de combat de haute intensité, et par rapport à l’effort consenti) par d’autres pays notamment européens. Allant de pair avec celle des recrutements, l’accélération des rythmes de production a souligné la criticité de compétences stratégiques, par exemple dans le domaine pyrotechnique. Elle a également placé la question de l’attractivité de l’industrie de la défense au coeur de l’équation. Toutefois, en 2023, 200 entreprises étaient identifiées comme possibles « goulets d’étranglements » en raison de leur incapacité à répondre à une hausse d’activité par manque de main d’oeuvre, difficultés d’approvisionnement, ou encore limitation/saturation de leur outil de production. Nous appelons donc à une consolidation des sous-traitants du secteur de la défense. Concernant la sécurisation de nos chaînes d’approvisionnement et de production, si nous saluons le développement d’une capacité souveraine de production de poudre en France, nous regrettons que ce projet de relocalisation reste le seul à date. Nous nous inquiétons également de noter que 30 % des entreprises de l’armement déclaraient connaître des difficultés d’approvisionnement en 2024, soit deux fois plus que le reste de l’industrie manufacturière. Nous devons poursuivre nos efforts pour sécuriser les chaînes de production, et réduire nos dépendances étrangères.
Selon un rapport pour avis de la Commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat (2023), l’économie de guerre se caractérise par une forte réactivité́, un niveau de stocks suffisant pour assurer la « masse » et une souveraineté dans les capacités de production et les circuits d’approvisionnement en matières premières garantissant une autonomie de décision. Comme nous venons de l’exposer, nous considérons qu’aucun de ces trois critères n’est aujourd’hui satisfait. Dès lors, nous estimons que le recours à l’expression « économie de guerre » est abusif. À ce stade, il serait plus approprié de parler d’une remontée en puissance de l’industrie d’armement. Il ne s’agit pas ici d’amenuiser les capacités et les efforts de notre BITD : avec 9 grands groupes industriels, 4 000 PME et ETI, dont 1 000 sont considérées comme stratégiques, et un chiffre d’affaires de près de 30 milliards d’euros par an, la BITD française compte parmi les plus performantes en Europe et dans le monde. Nous souhaitons en revanche alerter sur les effets de cette politique d’annonces et communication ; néfaste lorsqu’elle supplante l’analyse et la stratégie de long terme. C’est ce que dénonce notamment Maxime Cordet (IRIS), spécialisé sur les questions de défense européenne, qui parle de « montée en puissance d’une démagogie de défense » dans la note intitulée « La perte d’influence de la France sur l’Europe de la Défense : pourquoi un sursaut stratégique est-il nécessaire ? » ([3]) (janvier 2025). Celle-ci entache notamment notre crédibilité et la perception de nos partenaires européens. C’est aussi ce que pointe le chercheur Leo Péria-Peigné, qui souligne que le principal levier reste la commande publique, et que les augmentations constatées résultent souvent plutôt d’une accélération des commandes existantes que d’une réelle augmentation en volume. À nouveau, la visibilité – qu’il s’agisse des commandes ou de la trajectoire budgétaire, dont nous soulignons régulièrement l’insincérité – doit être renforcée.
Alors que le cycle « Europe de la Défense » succède au cycle « Économie de guerre », nous souhaitons rappeler que la stratégie de remontée en puissance de la BITD doit inclure l’échelon européen (en parallèle du maintien de notre pleine souveraineté sur les questions industrielles liées à la dissuasion nucléaire). À cet égard, le lancement de la Stratégie Globale de l’Union européenne sur la politique étrangère de sécurité (SGUE), la mise en place de la Coopération structurée permanente (CSP), celle du Fonds européen de défense (FED) et, plus récemment, la présentation de la Stratégie pour l’industrie de défense européenne (EDIS) ou la nomination d’un commissaire européen à la défense, représentent des signaux encourageants.
Nous avançons avec une conviction : celle que les programmes en coopération représentent une part importante de la réponse aux défis posés à notre BITD ; en apportant de la masse et en consolidant les outils de production. Nous ne pouvons pourtant que constater le déficit de coopérations industrielles européennes : en 2022, seulement 18 % des dépenses d’investissement des États membres avaient été effectuées de manière coopérative, bien en deçà de l’objectif de 35 %, cible convenue par les États membres dans le cadre de l’Agence européenne de défense (AED) en 2007. La Commission européenne a visiblement la volonté de remédier à cela à travers EDIS et le projet de règlement EDIP encore en discussion, pour lesquels nous défendons la préférence européenne ; dans un contexte ou notre dépendance aux armements et fournisseurs américains n’a jamais atteint un niveau aussi élevé. Chacun – États et industriels – devant accepter de lâcher un peu pour créer du collectif (partage de ressources, regroupement du besoin, fourniture de solutions).
5. Groupe Écologiste et Social
De l’économie de guerre à l’écologie de guerre
L’économie de guerre fait référence à l’ensemble des mesures économiques et des outils mis en place pendant un conflit armé pour soutenir l’effort de guerre. Cela implique la réorientation des ressources, la mobilisation de la main-d’œuvre, la production industrielle, ainsi que des politiques économiques spécifiques afin de répondre aux besoins militaires et de maintenir l’État et la société en état de poursuivre l’effort de guerre.
Notre contribution propose à la Commission défense d’approfondir le cycle d’auditions sur deux points : une analyse détaillée des outils de financement de la BITD, et un cycle d’auditions complémentaire sur l’écologie de guerre.
Approfondir les outils de financement de la BITD
Alors que la loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030 a appelé à la mobilisation de tous les leviers de l’économie de guerre, les entreprises de la base industrielle et technologique de défense, dont la grande majorité sont des petites et moyennes entreprises, se trouvent confrontées à la difficile montée en cadence de leurs chaînes de production.
Le financement de la base industrielle et technologique de défense (BITD) est aujourd’hui un enjeu majeur dans le contexte de l’économie de guerre qu’entend développer le gouvernement. La préparation de l’économie de guerre nécessite d’adapter les outils industriels aux besoins actuels. Le manque de financement est un frein à l’investissement.
Le cycle d’auditions sur l’économie de guerre a permis d’identifier plusieurs outils de financement mobilisables par la puissance publique pour soutenir les entreprises de la BITD, comme ceux de la BPI, Caisses des dépôts et Consignations, etc... Toutefois, malgré la qualité de ces auditions, nous avons identifié un besoin persistant de transparence et de clarté dans la répartition des crédits et des investissements auxquels ces outils pourraient contribuer.
À l’issue de ce cycle d’auditions sur l’économie de guerre, il nous semble donc essentiel d’avoir des données plus précises dans les domaines suivants :
● La part du financement de la BITD des banques privées et de la Banque Publique d’Investissement (BpiFrance) ;
● Les innovations financières envisagées pour financer la BITD, notamment via l’épargne réglementée (Livret A, LDDS) et la titrisation, ou via la création d’un livret d’épargne dédié à la défense ;
● L’organisation économique et la sous-traitance des industries de défense, impliquant les grands groupes, les PME et les TPE.
La transparence sur ces données est une condition essentielle d’un débat parlementaire informé sur le perfectionnement des outils de financement de la défense, notamment lorsqu’il est question d’engager l’épargne des français – une proposition qui ne saurait être discutée sans inclure la question de la solidarité des plus grandes fortunes à l’économie de guerre.
Sur le long terme, l’économie de guerre ne peut fonctionner sans écologie de guerre.
L’écologie de guerre peut se définir comme l’ensemble des mesures écologiques mises en place par un pays pour atteindre la supériorité stratégique dans un conflit armé. Elle est complémentaire de l’économie de guerre qui ne concerne que les mesures économiques adoptées pendant un conflit pour assurer l’effort de guerre.
L’écologie de guerre repose sur trois piliers :
● l’écologie de guerre consiste en premier lieu à réduire notre consommation d’énergie et à développer les énergies alternatives pour limiter la dépendance géostratégique d’un pays aux énergies fossiles, en priorité celles qui proviennent d’un pays ennemi ;
● l’écologie de guerre consiste en deuxième lieu à considérer la réduction des émissions de CO2 de nos armées comme un objectif stratégique qui concourt à repenser et maîtriser nos dépendances en ressources critiques ;
● l’écologie de guerre désigne en troisième lieu la prise en considération des facteurs environnementaux dans les conflits armés et leur intégration dans notre doctrine stratégique.
La sortie de nos dépendances aux combustibles fossiles dans notre économie
L’expression « écologie de guerre » a été popularisée en 2022 par le philosophe Pierre Charbonnier après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui a participé à une crise énergétique liée au gaz produit par la Russie et dont l’Europe est très dépendante. Le choc de la facture énergétique pour l’industrie en 2022 se situait entre + 70 % et + 110 % par rapport à 2021 pour le gaz, entre + 40 % et + 75 % environ pour l’électricité. En mars 2024, environ 850 000 emplois dans l’industrie avaient déjà été perdus en quatre ans à travers l’Union européenne (UE), selon une étude de l’European Trade Union Institute.
En réponse à ce risque, l’écologie de guerre a été d’abord pensée comme une stratégie visant à réduire la consommation d’énergie et à développer les énergies alternatives pour limiter la dépendance de l’Europe à la Russie, qui s’est matérialisé concrètement par le p lan REPowerEU mis en place par la Commission européenne en 2022.
Il s’agit là d’un enjeu de souveraineté qui pourrait faire l’objet d’auditions conjointes avec les Commissions des Affaires étrangères et des Affaires européennes, afin de faire un bilan du plan RePowerEu et d’évaluer ses effets en termes de supériorité stratégique vis-à-vis de la Russie, comme de mesurer son impact sur la capacité de la France à entrer en économie de guerre.
La réduction des émissions de gaz à effet de serre dans nos armées
Le secteur militaire, par son mode de fonctionnement et ses activités, a un impact environnemental considérable qui s’est accentué avec la motorisation des armées au XXe siècle. Lors des négociations du Protocole de Kyoto (en 1997), avant son entrée en vigueur en 2005, les États-Unis avaient fait en sorte que les émissions d’origine militaire soient explicitement exclues des évaluations globales de l’Organisation des Nations unies. L’Accord de Paris de 2015 (COP21) n’évoque pas une telle exclusion, mais ces émissions sont demeurées hors de tout décompte. L’Accord laisse aux gouvernements le soin de décider s’il faut ou non assigner un objectif de réduction à leurs forces armées.
Le secteur militaire mondial est responsable d’une part significative des émissions mondiales de CO₂, que l’on peut connaître grâce aux chiffres collectés par des ONG indépendantes. Selon certaines estimations, les armées du monde entier génèrent environ 5 à 6 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, ce qui correspond à une quantité équivalente à celles générées par de grandes économies comme le Japon ou l’Allemagne.
Certains pays commencent à prendre des mesures pour réduire l’empreinte carbone de leurs armées. En avril 2022, la France était le premier pays européen à publier une stratégie Climat et défense, emboîtant le pas aux États-Unis, qui avaient présenté un texte analogue deux mois plus tôt. Il faudrait y inclure l’impact énergétique de l’IA qui a un coût environnemental significatif à prendre en considération pour éviter l’effet rebond et de nouvelles dépendances.
Il serait opportun de faire un bilan de cette stratégie et d’interroger en quoi ces efforts de l’armée française peuvent contribuer à renforcer les objectifs fixés par l’économie de guerre, notamment en ce qui concerne la réorientation des ressources, la sécurisation des approvisionnements de nos armées et du tissu industriel de défense. Ces efforts concourent à l’élaboration d’une méthode pour repenser et maîtriser nos dépendances, comme l’a rappelé en septembre 2024 l’étude annuelle du Conseil d’État sur la notion de souveraineté.
L’intégration des facteurs environnementaux dans notre doctrine stratégique
L’écologie de guerre désigne en troisième la prise en compte des facteurs environnementaux dans la doctrine stratégique d’un pays. Ces facteurs portent sur la manière dont les activités militaires perturbent l’environnement, et sur la manière dont l’environnement, en retour, peut influencer les dynamiques d’un conflit.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier a montré toute l’étendue des dégâts environnementaux que peut engendrer un conflit armé. L’Ukraine n’en a pas fini d’évaluer l’ampleur des dévastations causées par la destruction, dans la nuit du 5 au 6 juin, du barrage de Kakhovka, qu’elle considère comme la pire catastrophe écologique en Europe depuis celle de Tchernobyl. Depuis le début de l’invasion en février 2022, environ 1,24 million d’hectares de réserves naturelles ont été touchés, ainsi que 3 millions d’hectares de forêts, dont 450 000 hectares se trouvent sous occupation ou dans des zones de combat.
On peut y ajouter le domaine méconnu des modifications volontaires de l’environnement à des fins hostiles. Il existe d’ailleurs une Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1976 (A/Res./31/72). La Convention ENMOD est aujourd’hui le seul instrument international régissant l’utilisation de technologies et techniques permettant de modifier artificiellement le climat, et n’a pas encore été ratifiée par la France.
Cet axe de travail mériterait également de faire l’objet d’auditions spécifiques de la Commission défense, afin notamment de mieux intégrer ces facteurs dans une doctrine de défense qui prenne en compte le coût environnemental des conflits armés, notamment en termes de dépollution et de restauration des écosystèmes.
En résumé, l’écologie de guerre est un concept utile pour prolonger le cycle d’auditions sur l’économie de guerre et affiner ainsi notre méthode pour repenser et maîtriser nos dépendances, dans un environnement stratégique plus sûr.
La Commission de la Défense a clos son cycle d’auditions consacré à l’économie de guerre. Le groupe Les Démocrates tient à en saluer la qualité des échanges. Nos interlocuteurs ont abordé le sujet le plus directement possible, même si l’exercice présente toujours des limites dans le cadre d’une séance non couverte par le huis-clos. Ils en sont ici remerciés. Nous souhaitons également saluer l’initiative de notre collègue et Président Jean-Michel Jacques qui a reconduit le principe des contributions des groupes politiques.
Engagée par son prédécesseur Thomas Gassilloud, cette démarche s’inscrit dans une volonté de rapprocher les citoyens des enjeux de défense et dans la nécessaire résilience nationale que nous défendons face à la multiplication et la complexité des menaces. Se plonger dans nos travaux démontre à quel point l’articulation du réel reste souvent difficile à appréhender. La diversité des personnalités auditionnées assure un éclairage assez complet des défis qui se posent à notre pays.
Avant de développer notre point de vue, il nous apparaît essentiel de rappeler le cadre de notre réflexion engagée autour de l’économie de guerre. À l’ouverture du salon Eurosatory en 2022, le président de la République Emmanuel Macron affirmait le passage de la France en « économie de guerre ». Il ne s’agit pas d’une économie de temps de guerre mais bien d’une économie qui doit se préparer à l’éventualité d’une guerre imposée, d’une guerre subie.
Reconnaissons que notre modèle, faussement bercé par les dividendes de la paix, demande une adaptation à la situation des nouveaux équilibres du monde qui tendent à émerger, notamment à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie. La loi de programmation militaire (LPM) adoptée en juin 2023 doit nous préparer au risque de retour d’un conflit de haute intensité.
Le groupe Les Démocrates considère que la vocation de notre défense nationale est aussi de protéger tout ce qui constitue le socle de notre vivre-ensemble, notre République, avec son système social et démocratique, ses valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Sans l’efficacité de nos armées mais aussi sans le renforcement de la résilience de la Nation, notamment dans sa capacité à mobiliser ses forces de production, tout l’édifice de nos valeurs et de notre modèle peut s’écrouler.
Cette résilience du « civil » et des petites entreprises qui évoluent dans l’orbite des plus grands groupes, mérite, selon nous, une attention renforcée. Nous pensons que le débat public, la diffusion d’informations et la prise en compte des besoins de communication font partie intégrante du processus dans lequel se place la construction d’une économie de guerre. Il serait impossible ou particulièrement délicat de poursuivre ce chemin sans obtenir le soutien, ou tout au moins la juste compréhension, des opinions. Mobiliser autant de ressources dans l’augmentation des moyens accordés à des missions militaires demande de faire œuvre de pédagogie, le plus largement possible, dans le but d’éviter, autant que faire se peut, l’élargissement du fossé entre l’État et les citoyens. C’est d’autant plus vrai à l’heure d’arbitrages budgétaires dont nous percevons bien les tensions à plusieurs niveaux.
En clair, les Français ont droit à toute la transparence possible. Charge à ceux qui portent la gouvernance de ces dossiers de ne pas minimiser cet aspect dans la mise en place d’une économie de guerre telle que nous la définissons. Chacun doit saisir en profondeur les raisons qui conduisent l’effort national demandé. Cet enjeu est immense. Il s’inscrit, par ailleurs, dans le cadre plus large d’une Europe de la Défense, dans un contexte de soutien incertain des États-Unis à la sécurité de l’Europe.
Dans le paysage international bouleversé de ce premier quart du XXIe siècle, l’économie de guerre demande non seulement de la réflexion, de la coordination mais aussi et surtout la mobilisation de tous les acteurs, en France et au niveau européen. Alors que nos voisins et nos compétiteurs ne cessent d’augmenter leurs budgets de défense, la France et l’Europe de la défense doivent elles aussi changer d’échelle.
Le compte-rendu des auditions démontre au lecteur que la mobilisation est engagée et prend de l’ampleur. La France, en particulier grâce à l’adoption de la dernière « LPM », s’est dotée de moyens non seulement budgétaires, financiers et capacitaires, mais également légaux et réglementaires qui doivent permettre le basculement en économie de guerre. Récemment créée, la direction de l’industrie de Défense, par exemple, renforce le dispositif et se charge notamment de la gestion de l’orientation stratégique de la base industrielle et technologique de défense (BITD) ou de la sécurité économique, volet plus que jamais indispensable.
Pour que l’offre soit au rendez-vous, les États-Majors doivent continuer de formuler des demandes claires et de manière anticipée. L’industrie de défense s’inscrit dans le temps long, avec des cycles de développement et de production s’étendant sur plusieurs décennies. S’adaptant difficilement aux changements brutaux de cadence et de rythme, la BITD a besoin de stabilité et de visibilité.
Nous déplorons que la recherche de financements reste un frein important à la montée en puissance de notre industrie de défense. La Direction générale de l'armement (DGA) évalue ces problèmes de financement à près de 200 millions d’euros. Si l’argument de la réglementation « Environnement, social et gouvernance » est le plus souvent avancé, la Fédération bancaire française n’a pas souhaité apporter une réponse claire à ces difficultés de financement qui pénalisent pourtant notre économie de guerre.
Assurer la production ne sera pas toujours suffisant. Il faut aussi s’engager à l’accélérer et savoir se positionner stratégiquement sur un marché concurrentiel. La France a ici un effort de simplification à faire sur les nombreuses normes et contraintes que la BITD doit respecter. Ces normes entrainent en effet des surcoûts, des délais allongés et une mobilisation importante de ressources humaines, alors que nos partenaires ont des exigences moins strictes. La DGA a pris conscience de cet enjeu et doit poursuivre les efforts d’agilité dans ce sens.
Au niveau européen, nos industries et nos acquisitions sont encore trop morcelées et nous devons continuer d’encourager les programmes communs, privilégier des champions européens plutôt qu’entretenir des industries nombreuses et moins performantes. Les programmes communs d’avions de combat, de chars, de défenses sol-air ou de missiles sont à cet égard clés, et nous devons résolument les poursuivre.
Les comparaisons entre États pourraient donner l’impression que la France est en perte de vitesse par rapport à ses voisins et compétiteurs dont les budgets de défense et le développement d’équipements peuvent sembler supérieurs. C’est pourquoi il est important de rappeler la singularité de notre modèle d’armée et l’intérêt de la trajectoire choisie par la France. La France a privilégié la cohérence à la masse : un modèle d’armée complet, une capacité à être nation-cadre et à intervenir en premier sur un théâtre d’opérations, une capacité de dissuasion nucléaire. Une économie de guerre performante est indispensable pour que la France conserve ce statut.
7. Groupe Horizons et apparentés
Si la montée de la conflictualité dans le monde était déjà pressentie par le monde militaire, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, est venue confirmer le retour des menaces. La guerre en Ukraine se caractérise par un changement d’échelle que révèle un niveau d’attrition sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale. Dans un contexte géopolitique de plus en plus incertain, la France n’est pas épargnée. Nos intérêts sont de plus en plus menacés non seulement sur le continent européen, mais aussi dans l’ensemble de nos outre-mer, dans l’espace Indopacifique ou encore en Afrique, partout où nos forces sont présentes. Or notre modèle d’armée, manque de masse, de volume et d’épaisseur pour faire face à l’hypothèse d’un affrontement majeur. Cette hypothèse nécessite de repenser en profondeur le fonctionnement de la base industrielle et technologique de défense (BITD) au niveau français et européen, afin de le préparer à basculer rapidement en économie de guerre si la situation géopolitique l’exige.
Plusieurs avancées ont été faites lors de l’adoption puis la promulgation de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 avec le plein soutien des députés du groupe Horizons & Indépendants. Les articles 47 et 49 ont permis notamment de réformer le régime de réquisition en cas de guerre, et de favoriser la constitution de stocks de matières et composants stratégiques. Le rapport annexé à la LPM de cette loi a aussi permis de conférer à l’industrie de défense une meilleure visibilité sur les commandes futures, en définissant le parc de matériel des armées à l’horizon 2030. Le renforcement des crédits budgétaires est nécessaire mais il demeure insuffisant s’il ne s’accompagne pas d’une mobilisation de notre industrie de défense. Il existe encore des obstacles à l’augmentation des capacités de production, à la réduction des temps de production et à la résilience de l’outil industriel, clairement identifié dans le rapport d’information de notre collègue Christophe Plassard, rapporteur spécial pour le budget de la Défense en commission des finances, publié 29 mars 2023.
Face à ces enjeux, il semble nécessaire d’améliorer l’accès de l’industrie de défense aux financements, et de lever les freins institutionnels, politiques, et humain, à la mise en place d’une réelle économie de guerre.
Les difficultés d’accès au financement de l’industrie de défense ne sont pas nouvelles. Bien que les alertes lancées depuis 2020 et l’évolution des mentalités liée à la guerre en Ukraine fassent évoluer les choses, le manque d’accès des petites entreprises aux financements privés demeure un obstacle majeur à l’innovation et à la transformation des PME en ETI.
Les banques et les institutions financières sont toujours réticentes à financer l’industrie de défense. Par peur des sanctions extraterritoriales américaines, elles ont tendance à surinterpréter les règles de conformité. Par peur des ONG et de voir leur réputation entachée, elles préfèrent limiter ou exclure les financements à destination du secteur de la défense, considérés comme non éthiques. Ces freins au financement de l’industrie de défense sont une spécificité européenne, souvent responsable d’un retard d’investissement important de l’Europe face à ses compétiteurs.
L’État et l’écosystème de la défense doivent renforcer leurs efforts de réhabilitation de l’image de l’industrie de défense. Financer la défense, c’est consolider notre souveraineté et notre autonomie stratégique, en protégeant nos petites entreprises des risques de rachat par des investisseurs étrangers. Financer la défense, c’est soutenir les efforts menés par la France pour préserver la paix. Notre pays est exemplaire dans la façon dont il gère la production et l’exportation de matériels. Financer la défense, c’est soutenir notre économie et créer des emplois. La défense doit aussi être soutenue au sein des institutions et de la législation européennes. La nouvelle feuille de route de la Banque européenne d’investissement pour les années 2024 à 2027, qui propose d’ouvrir ses lignes de crédit pour les PME aux entreprises actives dans le domaine de la sécurité et de la défense, est bienvenue. Il faut sur ce plan aller plus loin. Le programme européen pour l’industrie de la défense qui prévoit 1,5 milliard d’euros de financement pour la BITD européenne pour la période 2025-2027, doit pouvoir bénéficier en priorité aux industries européennes.
Notre groupe s’est également intéressé aux moyens de mobiliser une partie de l’épargne en faveur de l’industrie de défense. Il convient de poursuivre le rapprochement entre l’industrie de défense, d’une part, et le secteur bancaire ainsi que les institutions financières, d’autre part. L’investissement en capital dans le secteur de la défense doit être renforcé, notamment par la création de fonds spécialisés dans la défense remédiant aux défaillances des marchés et par la création d’un label incitant à investir dans les PME stratégiques. C’est pour cela que nous avons porté, à l’occasion d’une journée d’initiative parlementaire du groupe Horizons lors de la précédente législature, une proposition de loi visant à flécher l’épargne non centralisée des livrets réglementés vers les entreprises du secteur de la défense nationale. Nous voulons continuer à approfondir toutes les pistes pour mobiliser l’épargne des Français, par exemple la création d’un livret, d’un plan d’épargne réglementée ou d’une incitation fiscale.
Au-delà de l’aspect purement financier, la montée en puissance des capacités de production de la base industrielle et technologique de défense française nécessite d’entamer plusieurs chantiers, afin de donner de la visibilité, de sécuriser les chaînes d’approvisionnement, de simplifier et gagner en agilité, et de mobiliser des ressources humaines.
Le premier chantier consiste à donner de la visibilité aux industriels, surtout aux petites entreprises. Cela passe, nécessairement, par de la commande publique. Celle-ci ne doit pas être uniquement accessible aux grands groupes, mais aussi aux PME et aux start-ups, afin de soutenir les innovations de rupture et les expérimentations au plus près du terrain. En parallèle, l’augmentation du budget de la défense prévue dans la loi de programmation militaire et le contexte géopolitique imposent aux entreprises qui en ont les moyens d’investir sans attendre, pour entraîner avec eux l’ensemble du tissu industriel.
Le deuxième chantier est de sécuriser les chaînes d’approvisionnement. L’écosystème travaille sur une reconstitution de stocks stratégiques de matières premières et de composants sensibles, sur le fondement des avancées permises par la loi de programmation militaire. Une partie de ces stocks pourrait être mutualisée avec l’industrie civile, voire au niveau européen. Il convient aussi d’envisager la relocalisation de productions critiques, dont il faudra assumer les coûts, en veillant à ce qu’ils restent soutenables.
Le troisième chantier est de simplifier pour accélérer et gagner en agilité. Il vise à simplifier les équipements, en allégeant les cahiers des charges dès l’expression des besoins. L’objectif est d’éviter les spécifications qui ont un impact excessif sur le coût d’acquisition et de soutien ainsi que sur les délais de conception et de production. Il s’agit aussi de simplifier les normes et les procédures, qui allongent les délais de production et de qualification des matériels, en imposant des contraintes sécuritaires parfois disproportionnées. Pour accélérer, il convient d’anticiper des niveaux de qualité différents en fonction de l’intensité des conflits, avec la possibilité de fonctionner en « mode dégradé » en cas de crise majeure.
Le quatrième chantier est la mobilisation des ressources humaines. En raison du manque de main-d’œuvre qualifiée, qui n’épargne pas l’industrie de défense, les petites entreprises ne sont pas toutes en capacité d’accélérer la production. Des pistes peuvent être explorées pour entretenir un vivier permettant à la base industrielle et technologique de défense de pouvoir renforcer rapidement les chaînes de production, notamment la montée en puissance de la réserve industrielle de défense et le développement de solutions de travail intérimaire, en gardant une exigence élevée dans le criblage des travailleurs.
(par ordre chronologique)
1. Audition, ouverte à la presse, du vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot, sous-chef d’état-major « plans » de l’état-major des Armées, sur l’économie de guerre (mercredi 20 novembre 2024)
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous entamons ce matin notre cycle d’auditions consacrées à l’économie de guerre, qui durera jusqu’en janvier. Cette économie de guerre consiste, selon la dernière revue nationale stratégique, à pouvoir produire plus vite et à des coûts mieux maîtrisés pour soutenir un effort de guerre dans la durée, en cas de nécessité pour nos forces armées ou au profit d’un partenaire.
Plus de deux ans après le discours du président de la République à Eurosatory, il est apparu nécessaire au bureau de notre commission de faire un point sur le travail qui a été réalisé et celui qui reste à accomplir pour relever ce défi de l’entrée dans une logique d’économie de guerre, mais également pour améliorer la profondeur stratégique de nos forces armées, grâce à une base industrielle apte à soutenir dans la durée le recomplètement en munitions et en équipements d’unités engagées dans des combats de haute intensité, à forte attrition.
Pour débuter ce cycle, nous avons donc le plaisir d’accueillir le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot, qui est sous-chef d’état-major « plans » à l’état-major des armées. Les forces armées sont naturellement au cœur de l’économie de guerre à double titre : d’une part, elles expriment des besoins pour leurs équipements ; d’autre part, elles utilisent ces mêmes équipements sur les théâtres d’opérations.
Il sera donc très précieux de vous entendre sur vos attentes vis-à-vis de l’impulsion donnée par cette notion d’économie de guerre, mais aussi sur deux thématiques particulières. Il s’agit d’abord d’une thématique qui m’est chère : la simplification de l’expression des besoins par les armées. L’instruction ministérielle 1 516 a ainsi été transformée en instruction ministérielle 1 618. Peut-être pourrez‑vous l’évoquer ?
Il s’agit ensuite de l’équilibre à retrouver entre masse et haute technologie pour nos équipements militaires. Ce dernier thème fera d’ailleurs l’objet d’une mission d’information qui débutera d’ici quelques jours.
M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot, sous-chef d’état-major « plans » de l’état-major des armées. Je suis très heureux d’avoir l’opportunité d’intervenir devant vous pour parler de l’économie de guerre, sujet au cœur de l’actualité. Les démarches sur l’économie de guerre ont été confiées à la direction générale de l’armement (DGA) qui les a menées selon sept axes d’effort : la visibilité, les commandes, la relocalisation, l’identification des goulets d’étranglement, l’optimisation des dispositifs internationaux, les ressources humaines et la résilience, la sécurisation de la base industrielle et technologique de défense. Je laisserai le délégué général pour l’armement, que vous recevez prochainement, détailler le travail effectué au niveau industriel et les résultats tangibles déjà obtenus, ainsi que ceux à venir.
Mon propos se limitera donc plus particulièrement à replacer les démarches sur l’économie de guerre dans leur contexte, mais j’évoquerai naturellement les questions que vous avez abordées à la fin de votre propos liminaire.
Je vous propose tout d’abord de réaliser un retour sur la notion d’économie de guerre, qui se caractérise par une période spécifique de l’histoire où les intérêts de la nation se résument à sa survie, face à une menace existentielle, ce qui justifie que l’effort de défense s’établisse à des niveaux supérieurs à 30 % du PIB. Elle s’accompagne généralement d’une baisse de la croissance de ce même PIB, d’une réduction de la consommation des ménages et de l’investissement privé, d’une forte inflation et d’un contrôle de l’économie par l’État, notamment par la nationalisation de certains moyens de production. Des ressources financières exceptionnelles sont mobilisées pour financer les dépenses de défense : création monétaire massive, augmentation des impôts, bons de guerre, emprunts de guerre, comme cela fut le cas durant les deux guerres mondiales.
Or, la dissuasion nucléaire, clé de voûte de notre défense nationale, est bien l’assurance-vie de notre pays face à toute menace existentielle. Cette considération est structurante.
À cet égard, si le conflit en Ukraine rappelle combien le dimensionnement de l’outil de production pour fournir les capacités à forte consommation ou attrition constitue un des facteurs clés pour les belligérants dans le cadre d’une guerre de haute intensité, nous devons nous garder de transposer intégralement la situation de l’Ukraine à notre pays.
Comme le précise la revue nationale stratégique de 2022, l’enjeu consiste à faire en sorte que « l’industrie française puisse soutenir un effort de guerre dans la durée, en cas de nécessité pour les forces armées ou au profit d’un partenaire ». L’objectif de l’économie de guerre n’est donc pas de contraindre l’industrie à produire à une cadence « temps de guerre » en régime permanent, au risque de surproduire ou de disposer de capacités redondantes sans réalité industrielle, mais bien d’instaurer une capacité industrielle prête à accélérer les cadences et diminuer les délais sur faible préavis. « Plus vite, plus fort et au moindre coût », comme l’a résumé le président de la République lors de son discours du 13 juin 2022.
Ensuite, l’économie de guerre n’est pas une fin en soi, mais un moyen de répondre aux besoins des armées dans l’hypothèse d’un engagement majeur, qu’il soit mené seul ou en coalition en tant que nation cadre. Le schéma théorique repose sur des armées encaissant le premier choc d’un tel engagement, avant que les cadences de production de notre industrie puissent compenser les matériels consommés, les munitions en particulier. Il existe donc un point d’équilibre à identifier entre le format des armées et la capacité et la réactivité des chaînes de production, au risque de générer des coûts insoutenables.
Notre analyse nous oriente par ailleurs vers la primauté et l’atteinte de la cohérence du modèle de notre armée, plutôt que de disposer seulement de l’effet de masse. Ainsi, notre démarche ne peut se résumer à avoir massivement recours aux acquisitions en urgence opérationnelle, comme l’ont fait des armées européennes en raison de leurs engagements successifs en Afghanistan et en Irak. Nous avons connaissance des conséquences néfastes de ces modes d’action et des difficultés que ces armées éprouvent à s’en remettre.
L’oubli du temps long se paye cher et durablement. Je tiens, à ce titre, à rappeler que nous sommes sortis récemment de plusieurs années de « dividendes de la paix » et d’opérations principalement de contre-insurrection, durant lesquelles les conflits étaient plutôt choisis qu’imposés. Aussi les lois de programmation militaire (LPM) successives ont financé un modèle d’armée qui reposait sur la satisfaction des besoins des opérations en cours et des contrats opérationnels, laquelle ne prenait pas totalement en compte une forte consommation de munitions ou une attrition potentielle.
Ainsi, dans un contexte de montée en puissance de nos compétiteurs, la LPM militaire 2019-2025 a eu pour ambition, dans un premier temps, de réparer ces années de « dividendes de la paix » et de moderniser les armées, afin qu’elles puissent mieux mener leurs opérations et tenir leurs contrats opérationnels. Face à la dégradation accrue du contexte international et à l’émergence de menaces nouvelles, l’actuelle loi de programmation militaire capitalise sur la précédente et poursuit l’ambition de renforcer les fondamentaux de notre défense, qui reposent sur la dissuasion nucléaire, sur des forces de souveraineté et des capacités de projection et d’intervention, seuls ou en coalition, sous bref préavis, partout dans le monde.
Simultanément, nous devons relever le défi de l’émergence de la conflictualité dans le cyber et dans le spatial, qui recouvre notre capacité à faire face à un engagement majeur et à des affrontements de haute intensité. Il s’agit enfin de tirer parti de ruptures technologiques et d’innovations dans les domaines de la robotique, des drones, de la technologie quantique et de l’intelligence artificielle.
Cette LPM porte ainsi l’effort de défense à hauteur de 2 % du PIB, afin de remplir l’ambition fixée sur une trajectoire de ressources budgétaires qui, comme le stipule son article 4, s’entend comme un minimum pour que les armées françaises soient capables de répondre aux enjeux d’une hypothèse d’engagement majeur, et ainsi sortir d’une logique de modèle d’armée construit uniquement sur la base de la satisfaction des contrats opérationnels.
À cette fin, les garanties de LPM définies par les articles 4 et 5 seront plus que jamais nécessaires en raison des missions nouvelles venues s’ajouter au plan initial : le soutien massif et dans la durée à l’Ukraine, l’engagement et la guerre navale en mer Rouge, l’évacuation de ressortissants à Haïti, le soutien à la population palestinienne à Gaza, la participation à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques, le soutien au ministère de l’intérieur en Nouvelle‑Calédonie.
Nous sommes bien conscients que l’effort de la nation pour sa défense, justifié par l’évolution du contexte, confère une forte responsabilité à l’ensemble du ministère, en particulier dans le contexte difficile que nous connaissons pour les finances publiques. Aussi, l’état-major des armées veille très soigneusement à ce que chaque euro dépensé soit bien dépensé.
Le premier axe de la stratégie militaire générale, la participation des armées au renforcement de la cohésion nationale, précise à ce titre que si le lien entre les armées et le monde économique en général, et l’industrie en particulier, n’est pas direct, les armées peuvent pleinement contribuer à l’effort national, guidées par une utilisation optimale des moyens mis à disposition. L’état-major des armées s’évertue également à trouver des solutions novatrices pour contenir les dépenses, faire pivoter rapidement les armées pour répondre aux enjeux d’une hypothèse d’engagement majeur dans le temps de cette LPM et faciliter le travail de la base industrielle et technologique de défense (BITD).
Ainsi, le ministère a mis en œuvre de manière volontariste une programmation souple capable de financer une partie des dépenses nouvelles en raison d’une évolution favorable des conditions économiques.
Une force d’acquisition réactive composée de personnels de l’état-major des armées et de la DGA a également été créée pour traiter rapidement l’ensemble du processus d’acquisition sur des besoins ciblés. Elle a par exemple permis l’acquisition d’une capacité additionnelle de défense sol-air VL Mica, qui a été mise en œuvre dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024.
Les armées repensent enfin leurs besoins sous le triptyque coût‑délai‑performance. En effet, durant les décennies de dividendes de la paix, la performance a bien souvent été retenue comme le critère de premier rang afin de maintenir les compétences clés au sein de la BITD. L’objectif a été atteint en entretenant soigneusement les compétences de haut du spectre des différentes industries de défense.
Nous sommes bien conscients de la loi d’Augustine, ancien directeur de Lockheed Martin et ancien secrétaire de l’US Army dans les années 1970, qui prédisait qu’en raison de l’augmentation exponentielle du coût des avions de chasse, le budget de la défense américain ne permettrait plus de financer que l’achat d’un seul appareil en 2054. Nous veillons donc à définir le besoin militaire au bon niveau d’ambition, c’est-à-dire à éviter la surspécification tout en recherchant un avantage sur nos compétiteurs. Nous cherchons également à différencier les capacités, entre les armes de décision de haute technologie comme les missiles Scalp et les armes d’usure ou d’attrition, de plus basse technologie, comme les obus de 155 millimètres. L’achat sur étagère d’armes d’usure ou d’attrition nous demande aussi, collectivement, de réinterroger le besoin de souveraineté. En matière de drones, par exemple, le besoin de souveraineté me semble davantage associé aux charges utiles qu’aux vecteurs.
Avec la direction générale de l’armement, nous étudions des mesures dérogatoires aux normes existantes pour le temps de crise. Il s’agit d’éviter la surréglementation pour gagner du temps et privilégier la norme la plus adaptée, par exemple une base de normes civiles pour la construction navale ou des normes Otan qui sont partagées par tous pour les munitions, pour gagner en efficacité. À cet effet, il est nécessaire de retrouver une culture du risque en recherchant un juste équilibre entre le bénéfice opérationnel que nous pourrons retirer de ces adaptations, en termes de quantité ou de rapidité de production, et les risques encourus. Nous devons également améliorer notre capacité à traiter les obsolescences pour mieux rentrer dans une logique de réutilisation des matériels et technologies et faciliter le maintien en condition opérationnelle de ces matériels.
L’état-major des armées étudie les retours d’expérience ukrainiens en mer Rouge. Ils montrent que, à ce stade, aucune capacité n’est disqualifiée, mais que les répartitions entre les types d’équipements pourraient changer. Par exemple, l’utilité des chars de combat ou des véhicules blindés lourds n’est pas remise en cause, mais ces capacités, dans le contexte de la guerre en Ukraine, constituent des cibles dont la survivabilité est faible à proximité de la ligne de front.
La réinternalisation de certaines tâches de soutien qui ont été transférées aux industriels est également recherchée pour augmenter les disponibilités et améliorer l’autonomie logistique des unités déployées avec un soutien in situ. Nous cherchons enfin à exploiter les dernières innovations en faisant varier leur niveau d’intégration. Par exemple, la vidéo d’une nouvelle caméra ou d’une optronique infrarouge n’a pas nécessairement besoin d’être intégrée au système de combat d’un navire. Ces réflexions sont de nature à diminuer les coûts et les délais, notamment des délais d’intégration, de façon à disposer rapidement de ces capacités.
En synthèse, les priorités des armées sont assez simples. La première est la suivante : la LPM, toute la LPM et rien que la LPM, comme l’a déjà indiqué le chef d’état-major des armées. Cela implique notamment le respect des garanties prévues dans les articles 4, 5 et 6. Bien sûr, cette LPM représente un effort très important pour la nation, mais il est équilibré, à hauteur d’un peu plus de 2 % du PIB. Il faut se souvenir qu’il atteignait 3 % durant la guerre froide, dans les années 1970. Cette LPM a pour objet principal de redonner l’épaisseur et la cohérence nécessaires aux armées pour encaisser le premier choc d’un possible engagement majeur, dans un contexte où le recours à la force s’est banalisé.
La deuxième priorité consiste à poursuivre nos efforts pour exploiter les innovations au plus vite, en particulier dans les domaines des drones, des armes à énergie dirigée, de l’intelligence artificielle, du quantique ; quitte à prendre des risques mesurés.
Enfin, la troisième priorité vise à accompagner la BITD avec la direction générale de l’armement, pour qu’elle soit en mesure de produire plus, plus rapidement et moins cher.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour ce propos introductif, qui souligne bien la complexité des dossiers que vous devez gérer. Il est d’usage d’appeler « programmes à effet majeur » ceux qui durent parfois des décennies, mais les programmes à temps court peuvent également avoir des effets majeurs.
Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Thierry Tesson (RN). Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le président Emmanuel Macron a annoncé vouloir lancer le chantier de l’économie de guerre. Depuis, ce thème a fait florès, symbole d’un réveil industriel, d’une France se positionnant en leader de la défense européenne. Nous ne contestons pas la nécessité d’accroître nos capacités de production. Face au risque d’un engagement majeur avec une armée sous-dimensionnée pour ses missions actuelles, il est crucial d’augmenter nos stocks d’équipements et de munitions.
Si les déclarations du président la République vont dans le bon sens, elles demeurent davantage une intention que des actions au service d’une réelle remontée en puissance, pour deux raisons principales. Tout d’abord, les choix semblent davantage motivés par le contexte médiatique de la guerre en Ukraine plutôt que par une cohérence stratégique globale.
L’artillerie et les missiles ont été mis à l’honneur. Pourtant, l’armée souffre d’une trop faible réserve d’équipements qui se sont révélés cruciaux en Ukraine. Presque aucun effort n’a, par exemple, été réalisé pour augmenter nos capacités de production de blindés légers, de chars de combat ou d’équipements individuels du fantassin.
Enfin, il est crucial pour nos industriels de disposer de commandes planifiées à travers un calendrier clair. À cet égard, la présente loi de programmation est revenue sur un nombre conséquent de commandes opérées par la précédente, notamment 48 Rafale, 15 A400M, des frégates de défense et d’intervention et 500 blindés Griffon ou Jaguar.
De fait, très peu de lignes de production ont été réellement ouvertes. Nous restons sur les modèles dits de « dividendes de la paix », qui ne préparent en aucun cas les guerres de demain. Selon vous, quel équipement nécessite aujourd’hui le plus d’efforts quant à notre capacité de production, notamment en fonction des retours d’expérience de la guerre en Ukraine comme des conflits au Moyen-Orient ?
M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Nous prenons grand soin à travailler sur le retour d’expérience de la mer Rouge et de l’Ukraine, mais sans en faire des vérités absolues. Le conflit en Ukraine est maintenant statique ou quasiment statique ; la ligne de front est stabilisée. De très nombreux d’équipements sont mis en place pour assurer justement cette stabilité du front. Je pense notamment à la guerre électronique, aux dispositifs de brouillage et aux systèmes de détection des drones (systèmes radar, visuels, acoustiques).
Dans le sud de la mer Rouge, les opérations se déroulent dans une mer presque fermée comme la mer Noire, avec un point de passage obligé, le détroit de Bab el-Mandeb. Ce conflit est donc limité à une zone restreinte. Cela se traduit par une pression exercée sur les flottes, mais qui est qui complètement maîtrisée, notamment par la marine française.
Vous avez parlé de cohérence globale au sujet de cette LPM, en évoquant notamment les chars lourds et la production de blindés légers. S’agissant des chars lourds, le programme MGCS, un programme de temps long, est en cours. Nous sommes en effet attachés à deux piliers pour la définition du modèle d’armées : le temps court et le temps long.
Sur le temps court, il s’agit d’adapter l’existant aux différents enseignements tirés, il n’est pas possible de produire un bateau comme cela pouvait être le cas des liberty ships durant la deuxième guerre mondiale. Je pense notamment aux véhicules de l’avant blindés (VAB) Arlad équipés pour la lutte anti‑drones, au même titre que les Serval. Pour la marine, cela concerne l’installation d’équipements électroniques, notamment l’équipement des frégates multimissions (Fremm) avec des conduites de tir électromagnétiques. D’autres adaptations concernent également l’aviation de chasse.
Simultanément, il nous faut penser au temps long, celui qui relève des instructions pour les opérations d’armement. Ainsi, le porte-avions nouvelle génération (PANG) doit arriver en service en 2038 et servira jusqu’en 2080, le Rafale durera jusqu’en 2060. Il nous faut donc trouver un équilibre entre-temps court et temps long.
Certaines armées européennes ont ainsi privilégié les urgences opérationnelles basées sur leurs enseignements immédiats des conflits, notamment en Afghanistan ou en Irak, en délaissant les investissements du temps long ou en abandonnant des capacités qui sont extrêmement longues à reconquérir. En réalité, ce pilier du temps long est fondamental. Sur le temps court, nous privilégions le calendrier, la délivrance, les coûts, quitte à accepter de moindres performances. Dans le temps long, nous privilégions la performance, tout en maîtrisant également le calendrier.
S’agissant des efforts de production, je laisserai le délégué général pour l’armement vous faire part de sa vision. Il existe un débat en cours chez les industriels sur les garanties concernant la création de nouvelles lignes de production. Les cadences de production sont de fait fréquemment augmentées. Ainsi, KNDS a augmenté les cadences de production du Caesar et MBDA celles du Mistral ; la production des Aster a été simplifiée. Mais il faut également éviter de créer des lignes dont la production ne bénéficierait pas de la garantie de commandes suffisantes.
M. Sylvain Maillard (EPR). Au fond, comme cela ressort de votre exposé, derrière ce vocable d’économie de guerre, il faut avant tout voir une volonté politique. À nos yeux, il est particulièrement indispensable de recréer un socle industriel solide, efficace et mobilisable en cas de conflit de haute intensité. Cet impératif est d’autant plus prégnant dans le domaine de l’industrie de l’armement que la constitution de stocks, la formation des salariés et l’investissement productif doivent se planifier sur plusieurs années.
À cet égard, nous pouvons saluer les progrès accomplis depuis le discours du président de la République de juin 2022, en termes de financement, de visibilité et donc de garantie pour nos industriels. Cette action a permis de dynamiser la production, mais aussi de relancer les projets de développement des outils productifs.
Dans cette perspective, l’un des sujets demeure encore et toujours la simplification, qu’il s’agisse des procédures, des délais ou des cahiers des charges. Ce sujet apparaît d’autant plus essentiel qu’une part significative de notre base industrielle et technologique de défense est composée de petites et moyennes entreprises (PME) et de très petites entreprises (TPE) sur lesquelles les contraintes administratives pèsent particulièrement lourd.
Un choc de simplification avait été demandé aux services du ministère au printemps dernier. Où en sommes-nous ? En matière de redynamisation de notre BITD, le mieux n’est-il pas l’ennemi du bien ? Enfin, avez-vous pu avancer sur le financement de nos PME et de nos grandes entreprises, l’accès au crédit et aux financements externes ?
M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Le financement des PME ne relève pas de ma compétence, mais je peux évoquer la manière dont nous travaillons avec ces entreprises, notamment en matière de simplification des procédures, des délais et des cahiers des charges. Le retour d’expérience ukrainien est à ce titre intéressant, la simplification des normes, parfois à l’excès, est riche d’enseignements. L’intégration des normes Otan dans le corpus documentaire français n’est pas totale. Je pense notamment aux munitions Otan que nous requalifions avant de les donner aux armées. En conséquence, nous travaillons avec la DGA à lever quelques barrières dans ce domaine.
En matière de délais et de cahier des charges, nous menons également un travail important sur les spécifications. En effet, une partie des retards observés dans des programmes passés étaient notamment liés aux spécifications parfois trop pointues demandées par les armées, dans la recherche de performances élevées. Désormais, nous sommes toujours préoccupés par la recherche du « juste suffisant », le good enough.
Ces démarches permettent d’intégrer des PME et des ETI. J’en veux pour preuve la démarche Perseus lancée par les armées, notamment par la marine : lorsque les tests sont concluants et que le premier niveau de fonctionnement est atteint, le système peut embarquer sur un bateau, sur un avion, sur le terrain. De fait, certaines PME parviennent à développer des équipements extraordinaires avec peu d’argent et sans aucun financement de l’État ou sans être adossées à un grand groupe. Je suis fasciné d’observer, dans les salons comme Euronaval, la créativité de certaines entreprises. Perseus permet ainsi d’embarquer les PME à bord et de leur faire tester leur équipement dans un environnement exigeant. Il peut s’agir de grands exercices comme Orion ou Polaris, qui regroupent des équipements de différentes nationalités, dans un environnement électromagnétique très dense.
Des telles actions permettent de lever une partie des contraintes administratives : si les équipements sont bons, ils peuvent être embarqués, y compris dans un contexte opérationnel. Ces exercices offrent également l’opportunité d’intégrer le personnel des PME et des TPE dans les camps de manœuvre de l’armée de terre, sur un bateau ou sur une base aérienne, les faisant ainsi progresser. Nous ne proposons pas directement d’argent, mais nous partageons des données, qui n’ont pas besoin d’être blanchies, ce qui contribue également à la progression des systèmes.
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). En 2022, face au conflit ukrainien, le président de la République a déclaré que nous serions entrés dans une « économie de guerre », expression désormais devenue un « mantra ». Nous sommes pourtant bien loin d’une économie de guerre, à strictement parler, pour plusieurs raisons. D’abord, nous ne sommes pas en guerre techniquement. Ensuite, une économie de guerre nécessiterait une mobilisation massive de la population et des dépenses militaires qui pourraient atteindre 5 % à 10 % du PIB.
J’aimerais vous interroger sur les difficultés actuelles que rencontrent nos industries de défense. Tout d’abord, alors que la France est le deuxième exportateur d’armes à l’échelle mondiale, notre armée pâtit de manques de capacité, à l’image de la moitié de la flotte des NH90 Caïman, faute de pièces de rechange et en raison d’une production de munitions trop faible en cas de conflit de haute intensité. Ne serait-il pas plus pertinent de prioriser nos besoins nationaux au lieu de répondre aux commandes étrangères ? Quelles actions sont réalisées afin de favoriser la relocalisation de nos entreprises de défense ?
Ensuite, puisque 30 % des entreprises d’armement seraient concernées par des problèmes d’approvisionnement en 2024, qu’en est-il de leur diversification et de leur sécurisation ? L’autonomie stratégique en la matière n’est-elle qu’un vœu pieux ? Par ailleurs, les difficultés d’élévation des cadences sont aussi liées aux problèmes de recrutement. De nombreuses entreprises sont concernées, comme Centralp. En dehors de la campagne d’accompagnement des dirigeants ou des ressources humaines, avez-vous connaissance de réflexions quant à l’attractivité des carrières sur le temps long et des conditions de travail de ces métiers, qui sont en tension ?
Enfin, sur le plan strictement financier, comment protéger nos entreprises de l’investissement potentiel de fonds vautours et de spéculateurs susceptibles de compromettre notre souveraineté dans un secteur aussi critique ? Est-il d’ailleurs bien raisonnable de privilégier la coopération européenne et de partager nos compétences techniques avec des partenaires à l’attitude parfois douteuse, afin de réduire les coûts de nos équipements du futur ?
M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Vous évoquez un manque de capacités, en citant notamment les Caïman et les munitions. Encore une fois, nous avons connu une période de trente ans de sous-investissement, qui n’a commencé à être réparée qu’à partir de la première LPM. La seconde LPM poursuit bien l’effort de consolidation. Nous sommes conscients qu’il s’agit d’un effort considérable pour la nation, qui nous oblige.
En matière de munitions, les cadences de production des obus de 155 millimètres et des missiles se sont accélérées. Cependant, il n’est pas possible d’augmenter énormément les cadences des munitions complexes. Par ailleurs, fruit de l’époque des dividendes de la paix, la production est souvent partagée entre plusieurs pays. Parfois, le circuit n’est pas optimal par rapport à une chaîne de production classique, comme en automobile, où l’usine est entourée de ses sous‑traitants.
Nos besoins nationaux font également l’objet d’un équilibre extrêmement soigneux entre nos propres besoins et l’aide apportée à l’Ukraine. Cette vigilance fait l’objet de toute l’attention de l’état-major des armées. Concernant la relocalisation de nos entreprises de défense, je pense à l’usine Eurenco de Bergerac, qui doit doubler sa production de charges propulsives. Ensuite, la souveraineté de la France s’appuie notamment sur sa dissuasion, qui nous oblige à produire de manière maîtrisée l’ensemble des composants en France.
En matière d’approvisionnement, un travail spécifique est mené par la DGA, qui viendra vous l’exposer, concernant le sourcing des différents composants et l’éventualité de rapatrier certaines productions. La guerre en Ukraine a entraîné une très forte réflexion sur les chaînes d’approvisionnement, parfois jusqu’aux septième ou huitième niveaux de fournisseurs sous-traitants, en mettant à jour des PME qui dépendent beaucoup des commandes militaires, qui constituent leur seule activité. Dans d’autres cas, l’activité défense est marginale dans les PME et il convient alors de s’assurer du maintien de leur approvisionnement.
S’agissant du recrutement, le plan de fidélisation lancé par le ministre porte ses fruits. Plusieurs dispositions y contribuent, notamment dans la LPM. Le fait pour les personnels de pouvoir rester au-delà de la limite d’âge a été extrêmement bien utilisé et a permis de conserver des cadres, des sous-officiers et des officiers. Les efforts accomplis sur les grilles indiciaires et la nouvelle politique de rémunération doivent également être relevés.
Dans le cadre d’une économie de guerre, les entreprises doivent s’organiser pour disposer de capacités particulières. Cette question a souvent été soulevée concernant les soudeurs. La Haute école de formation soudage (Hefaïs) est ainsi née sous l’impulsion d’EDF, Naval Group, Orano et des Constructions mécaniques de Normandie (CMN). Les personnels formés sont ensuite employés dans les entreprises locales, ce qui permet également de générer des flux de compétences extrêmement rares. En effet, il faut plusieurs années de formation et de compagnonnage à un soudeur pour réaliser des soudures de tôles épaisses, par exemple pour des bateaux.
Mme Marie Récalde (SOC). J’ai grand plaisir à vous retrouver, ayant eu l’opportunité de vous rencontrer lors d’un déplacement de la commission de la défense en 2016, sur le porte-avions que vous commandiez à l’époque.
Le conflit ukrainien a conduit notre pays à placer l’industrie de la défense en économie de guerre. Mais le passage à une économie de guerre, comme vous nous l’avez indiqué, s’avère difficile : notre pays est confronté à des réalités industrielles trop longtemps ignorées. En conséquence, les différentes dimensions d’une économie de guerre ne sont pas réunies aujourd’hui en France, pas plus qu’en Europe.
Il n’existe pas de mobilisation massive de la population, la taille des armées et l’ampleur des opérations n’ont pas conduit à un niveau de dépenses supérieur à 5 % du PIB, faisant de la défense un acteur marginal de l’économie. Enfin, il n’existe pas d’industrie mobilisable de taille suffisante au service des armées. Pourrait-on parler, comme le fait M. Renaud Bellais, chercheur à la Fondation de la recherche stratégique (FRS), d’une « industrie bonsaï », pendant d’une armée échantillonnaire ? Nous n’irons pas jusque-là, mais la question mérite d’être posée. Nous avons besoin de retrouver une profondeur industrielle pour être capables de soutenir un effort de guerre dans la durée.
Cela peut-il impliquer la réévaluation de nos besoins en termes de puissance du matériel, d’adapter nos marchés publics et privés et de chercher en priorité du matériel « made in France » ou « made in Europe » ? Quel regard portez-vous sur une politique de commandes publiques européenne et sur une défense de l’Europe – je n’ose parler d’Europe de la défense ? Enfin, comment consolider le marché des sous-traitants ?
M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. L’industrie a consenti de grands efforts pour produire. Le ministre a ainsi demandé aux entreprises de disposer de stocks stratégiques. En effet, une partie de l’économie de guerre réside dans la capacité des armées à encaisser le premier choc, pour permettre ensuite aux entreprises d’augmenter les capacités. En conséquence, le débat porte sur le bon dimensionnement de cette capacité d’accélération, les bons points de réglage, pour utiliser l’argent public à bon escient. La DGA s’assure ainsi d’évaluer le talon de production minimal, qui permet ensuite d’accélérer la production de tel équipement ou de tel missile.
Vous avez également mentionné une « industrie bonsaï », mais ce qualificatif ne me semble pas approprié pour le deuxième exportateur d’armes au monde. On pourrait plutôt parler de « baobab ». Par ailleurs, je récuse le terme « d’armée échantillonnaire » ; nous disposons d’un modèle d’armée complet. L’armée française est une référence à la fois en termes d’entraînement et de valeur opérationnelle. C’est une armée qui compte, en Europe et au sein de l’Otan. Je tiens également à souligner l’engagement de nos troupes au service de la paix et pour le maintien de la paix en Europe.
Vous avez par ailleurs parlé d’adaptation des marchés publics français ou européens. Nous menons ce combat, notamment dans le cadre de l’Agence européenne de défense, organisme qui permet de développer les capacités européennes et dans lequel la voix des États membres peut être portée. Nous suivons avec attention le développement des fonctions du commissaire européen à la défense. De fait, de nombreux projets européens concernent le développement capacitaire. Nous sommes directement impliqués dans ces domaines et la France a explicitement demandé que les investissements européens ne puissent pas échoir à des projets dont au moins 65 % de la conception n’est pas européenne. Il s’agit d’éviter que les productions sous licence de matériels étrangers ne bénéficient de fonds européens. Ce travail en faveur de la BITD est en route et la France s’est battue pour conserver ce seuil significatif de production européenne.
M. Damien Girard (EcoS). Depuis le discours d’Eurosatory du président de la République, la France s’adapte au durcissement du contexte international. La mise en place du concept d’économie de guerre vise à garantir les capacités suffisantes pour défendre nos intérêts. En effet, l’excellence technologique n’est pas suffisante, en deçà d’une certaine masse critique pour assurer la supériorité opérationnelle.
Produire plus vite et avec davantage de flexibilité est un objectif que nous partageons. Il s’adapte cependant de façon variable à nos différents équipements. Ainsi, nos navires de surface ne peuvent être remplacés rapidement en cas de perte ou de besoin soudain. J’ai d’ailleurs déjà eu l’occasion de lancer une alerte par un amendement d’appel sur notre sous-dotation chronique en la matière. L’objectif de quinze frégates de premier rang est plus que réduit pour assumer les responsabilités de la deuxième zone économique exclusive du monde et la protection de nos nombreux territoires dits d’outre-mer. À titre comparatif, l’Italie vise un objectif de seize frégates de premier rang, alors que sa zone d’intérêt maritime est bien plus réduite.
Estimez-vous notre marine suffisamment dotée en navires de surface, notamment de premier rang, pour assurer correctement l’ensemble de ses missions ? Un engagement naval de haute intensité est-il envisageable à moyens constants de l’actuelle loi de programmation militaire ?
M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Le nombre de frégates de premier rang de la marine fait l’objet d’une mutualisation entre les besoins pour assurer la fonction dissuasion, la fonction protection - sauvegarde et la fonction intervention.
Vous avez évoqué la zone économique exclusive et l’outre-mer. Effectivement, après une période de réduction temporaire de capacités assez sensible, notamment avec la fin de vie des patrouilleurs de 400 tonnes, nous recevons à présent les patrouilleurs d’outre-mer (POM), des bateaux dotés de grandes capacités. Il faut également évoquer les bateaux de soutien et d’assistance outre-mer, qui se couplent aux frégates de surveillance. La LPM prévoit également à terme la commande de la première corvette hauturière, destinée à remplacer les frégates de surveillance. Par conséquent, sur l’outre-mer, le dispositif est en voie de reconsolidation.
Puisqu’il est question d’outre-mer, il faut aussi mentionner le programme Avsimar concernant les avions de surveillance et d’intervention maritime qui vont remplacer les Falcon 200 Gardian en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, ce qui permettra de disposer d’une flotte homogène sur la base de Falcon 2000, lesquels offriront des moyens de surveillance très importants de la zone économique exclusive.
Par ailleurs, l’état-major regarde l’apport potentiel des drones solaires de haute altitude, comme les pseudo-satellites, les HAPS (high-altitude platform stations) comme le Zéphyr ou le Stratobus de Thales et Airbus. Cet apport pourrait garantir une persistance au-dessus de nos zones économiques exclusives – je rappelle à ce titre que la Polynésie a une taille similaire à celle de l’Europe –, de surveiller et d’éviter la prédation de nos ressources, notamment halieutiques.
S’agissant de la partie marine, les frégates sont mutualisées sur un engagement majeur naval de haute intensité. Il se fera très probablement en coalition, afin d’atteindre la masse nécessaire. Il faut également mentionner le remplacement des frégates légères furtives par les frégates de défense et d’intervention. À ce sujet, les essais de la première frégate de défense et d’intervention, l’Amiral Ronarc’h, sont satisfaisants. Il s’agit d’un bâtiment prometteur dans sa tenue à la mer, doté de particularités comme son étrave inversée et sa silhouette étonnante. Ces bateaux seront équipés d’Aster et dotés des derniers radars Sea Fire de Thales. Cet ensemble remarquable sera composé de quinze frégates de premier rang extrêmement homogènes, à la fois pour les missions de la dissuasion, la protection d’un groupe aéronaval ou d’un groupe amphibie.
M. Christophe Blanchet (Dem). Comme vous l’avez souligné, l’enjeu consiste bien à augmenter la cadence de production en cas de conflit, notamment de haute intensité, et à faire face, après le premier choc, grâce à notre capacité à produire plus vite, à des coûts maîtrisés. Vous avez rappelé très justement la nécessaire maîtrise des matières premières pour continuer à assurer l’unité de production. Vous avez également évoqué la main-d’œuvre et avez à ce titre mentionné la Normandie, ce dont je vous remercie.
En revanche, vous n’avez pas souligné le rôle central de l’énergie. Si nous ne maîtrisons pas notre énergie, nous ne pouvons simplement pas produire. Or, d’après les dernières données Eurostat, en matière énergétique, la France dépend d’importations à 52 % et l’Europe à 70 %. Nous réussissons uniquement à maintenir un cap de 52 % d’importation grâce à notre parc nucléaire. Pour autant, deux puissances ne dépendent plus de leur énergie et en sont même exportatrices : la Russie de Vladimir Poutine et les États-Unis de Donald Trump.
L’histoire prouve que celui qui maîtrise l’énergie maîtrise finalement le conflit. Le président Trump, dans le cinquième point de son programme, précise très clairement sa volonté de faire des États-Unis la première puissance mondiale en matière énergétique, toutes énergies confondues. Il ajoute qu’il taxera Framatome à hauteur de 20 %, ne permettant plus à cette entreprise, notre outil nucléaire national, de pouvoir se développer. De plus, des centrales nucléaires se développent un peu partout dans le monde.
Comment augmenter la cadence de production, s’il n’y a plus assez d’énergie ou si l’on ne maîtrise pas notre énergie ? La guerre de demain la plus menaçante n’est-elle pas celle de l’énergie ? Comment pouvons-nous nous armer contre elle ?
M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. La défense de l’énergie passe aussi par la maîtrise de nos outre-mer, qui disposent de richesses importantes. S’agissant de la sécurisation et de l’internalisation du nucléaire, l’essentiel relève du pouvoir politique. En revanche, les armées participent directement à la sécurisation de nos voies d’approvisionnement. La marine intervient dans le cadre de la mission Aspides en mer Rouge, à laquelle contribue également l’armée de l’air depuis Djibouti, qui vise à sécuriser le passage des bateaux à travers le détroit de Bab el-Mandeb.
Ensuite, compte tenu de la taille de notre pays, qui n’est pas comparable à celle des États-Unis et de la Russie, nous ne pouvons pas être intégralement indépendants sur le plan énergétique. Mais la marine contribue également activement à la sécurisation des voies maritimes d’approvisionnement en Europe. Ainsi, 30 % du trafic mondial transite par le Pas-de-Calais.
M. Bernard Chaix (UDR). Dans un contexte de tensions géopolitiques inédites depuis la guerre froide, de nombreux pays sont effectivement entrés en économie de guerre. Avec plus de 7 % de son PIB dédié à la défense et la réorganisation totale de son commerce extérieur, cette configuration permet à la Russie d’avancer encore dans le Donbass, rendant plus difficiles les négociations de paix à venir.
Contrairement à la Russie, à l’Ukraine ou à Israël, la France n’a pas vocation à atteindre ce niveau d’économie de guerre. Cependant, le groupe UDR est convaincu que seule la réaffirmation de la France comme grande puissance militaire nous permettra de peser dans le nouvel ordre international qui s’annonce. Aussi, les efforts considérables portés par nos fleurons industriels afin d’accélérer la cadence de production sont admirables. Dans ce contexte, il est indispensable d’alléger le cahier des charges et les procédures qui pèsent sur eux.
Il conviendra aussi d’assurer les investissements nécessaires pour nos PME du secteur, aujourd’hui sous-financées, alors même qu’elles doivent aussi maintenir cette nouvelle cadence. Bien qu’essentiel, l’enjeu pour nos armées ne réside pas uniquement dans l’acquisition de nos équipements. Par leur nature duale, à la fois civile et militaire, les entreprises de taille intermédiaires (ETI) et les PME contribuent à l’émergence de nouvelles technologies essentielles à la conduite de la guerre, comme l’intelligence artificielle ou les technologies quantiques.
Quelles solutions sont-elles envisagées pour faciliter l’accès à des investissements privés pour les PME et TPE du secteur de la défense, qui contribuent à notre excellence technologique et permettront, demain, de « gagner la guerre avant la guerre », comme le disait le chef d’état-major des armées ?
M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Les normes constituent parfois un frein pour les PME, qui les empêche de pouvoir intégrer la commande publique de défense. La démarche Perseus vise précisément à permettre aux PME de mieux intégrer l’écosystème de défense, au travers de tests sur le terrain et par le contact direct avec les opérationnels, pour pouvoir mieux cerner leurs besoins. Dans ce cadre, les armées veillent à proposer des cahiers des clauses techniques raisonnables pour permettre un accès au plus grand nombre possible d’entreprises, y compris des petites entreprises. Nous aidons ainsi des sociétés à caractériser des cas d’usage de leurs équipements. Récemment, la marine a testé les capacités de brouillage du drone Athlon dans une séquence appelée « Wildfire ». Un bateau de la marine est ensuite parti avec ce système en opération et y a rencontré un succès certain. Lors des salons, nous allons principalement découvrir de nouvelles entreprises de taille moyenne et petite.
Par ailleurs, dans les armées, l’innovation est vraiment délocalisée, à travers le centre d’expertise aérien militaire (CEAM), le centre d’expertise des programmes navals à Toulon, la section technique de l’armée de terre (Stat) ou la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (Simmt) pour l’armée de terre. En résumé, les armées s’engagent dans une démarche forte vis-à-vis des PME de la BITD, au-delà des acteurs majeurs de l’industrie de défense.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires, en commençant par une première série de deux questions.
Mme Caroline Colombier (RN). Le respect de la LPM dotée d’un budget porté à 50,5 milliards d’euros en 2025 masque les surcoûts des opérations extérieures (Opex), les gels de crédits et les reports de charges. L’année prochaine verra donc probablement le report de programmes d’armement. Dans ces conditions, nous doutons que les éléments soient réunis pour parler complètement d’économie de guerre.
L’augmentation des cadences de production chez Dassault et KNDS France est liée au succès à l’export et non à la volonté politique du président Macron. Pour tenter de résoudre cet écart entre les besoins de nos forces et notre capacité de production, il est nécessaire de lutter contre l’excès de normes. Je pense au règlement européen Reach qui instaure un régime coûteux pour le rejet des substances chimiques, ce qui a pour conséquence de rallonger le délai de production des munitions.
Par ailleurs, les critères ESG limitent le financement des industries de l’armement par le secteur bancaire. Enfin, beaucoup de normes issues du monde civil ne sont pas toujours pertinentes lorsqu’il s’agit d’équipements militaires. En ce sens, quelle est votre perception de l’impact de l’inflation normative sur vos travaux de planification ?
M. Frédéric Boccaletti (RN). Comment parler d’économie de guerre lorsque nous peinons encore à rénover notre parc maritime ? Je pense notamment à nos NH90 et à nos frégates. L’économie de guerre est avant tout une volonté, une vision pour nos armées. Amiral, pensez-vous que nos ambitions, actées dans le Livre blanc 2013 ou encore dans la dernière LPM, permettent à nos industriels de se projeter pleinement dans cette économie de guerre ?
Enfin, le sous-dimensionnement prévu dans les textes n’est-il pas un frein ? On ne dénombre ainsi que quinze frégates de premier rang et seulement sept patrouilleurs hauturiers. Qu’en est-il par ailleurs des chasseurs de mines ?
M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. La norme Reach, dont les bénéfices environnementaux sont réels, a effectivement été extrêmement pénalisante dans le cadre de l’économie de la guerre et des munitions. Il a fallu une dizaine d’années pour retrouver le niveau de performance en portée et en létalité, avec des substances différentes. Cependant, nous veillons à demeurer actifs dans la définition des normes et nous surveillons l’évolution des textes de la Commission européenne.
L’intégration des normes civiles permet également d’adopter une autre approche par rapport aux normes militaires. Actuellement, nous nous attachons à évaluer le corpus de normes militaires de la DGA ou de Naval Group, mais aussi celui de normes civiles comme celles de Lloyds ou de Bureau Veritas. L’objectif consiste notamment à estimer si l’addition de ces normes n’est pas pénalisante, par exemple pour la construction des bateaux. Il faut parfois ponctuellement pouvoir sortir de ce carcan normatif. Tel est bien l’objet du travail que nous conduisons avec la DGA concernant les adaptations et les dérogations éventuelles. À titre d’exemple, un grand travail de simplification est également mené concernant les normes de la DGA et le corpus normatif de certains industriels.
Ensuite, s’agissant de votre question sur le sous-dimensionnement, j’ai déjà répondu en partie précédemment, en évoquant la mutualisation des capacités. Un premier lot de sept patrouilleurs hauturiers est prévu, plus trois supplémentaires dans une éventuelle LPM suivante.
La capacité de guerre des mines connaît un renouvellement, à travers un programme extrêmement ambitieux de système de lutte anti-mines du futur, dans lequel les drones prendront toute leur part. Ce programme est complexe et particulièrement disruptif, des drones mettant en œuvre d’autres drones. La finalité première de ce programme consiste à garantir la liberté d’accès à nos bases navales. Ce système, que nous développons avec les Anglais, est peut-être le plus performant au monde, en termes de capacités, notamment grâce au sonar multifaisceaux de Thales et au système de commandement associé. Ce programme est en cours de réception. Ensuite, les bâtiments de guerre des mines permettront d’emporter ces capacités jusqu’au bord du plateau continental. Cette capacité est encore en transition, puisque nous disposons toujours des chasseurs de mines tripartites.
Enfin, j’insiste sur les premiers essais extrêmement prometteurs de la frégate de défense et d’intervention, qui est destinée à remplacer les frégates légères furtives.
M. Pascal Jenft (RN). Je souhaite vous interroger sur vos échanges avec nos alliés britanniques et vos homologues au sein de l’état-major de la British Army. Le Royaume-Uni est le seul pays européen à avoir, comme la France, un modèle d’armée complet. Tout comme la France, le Royaume-Uni fait face à de très lourds défis, notamment pour une armée de terre traditionnellement négligée, voire sous‑estimée. Même la Royal Navy, fleuron de l’armée britannique, souffre de handicaps, comme en ont attesté de récents incidents. Dans ce contexte, pouvez‑vous nous donner des détails sur la manière dont ce pays adapte sa BITD pour faire face aux enjeux de la haute intensité et aux hypothèses d’engagement majeur ?
Mme Catherine Rimbert (RN). Dans un contexte où les tensions géopolitiques et les menaces de conflits de haute intensité s’amplifient, la gestion des matières premières stratégiques devient un enjeu crucial pour la préparation et le maintien opérationnel de nos armées. Le contrôle et la sécurisation d’approvisionnements en ressources indispensables comme le pétrole et les métaux rares sont nécessaires pour maintenir la continuité de nos opérations militaires en cas de crise prolongée.
Dans ce cadre, quelles mesures prévoyez-vous pour anticiper les éventuelles pénuries et renforcer le contrôle de ces matières premières stratégiques ? Plus précisément, de quelle manière sont coordonnés les efforts pour diversifier les sources, optimiser les stocks et mobiliser les capacités de production nationales, afin d’assurer un accès dans la durée aux ressources nécessaires pour les forces armées en cas de crise prolongée ?
M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Des pays européens ont en effet privilégié le temps court au détriment du temps long, notamment à la suite des opérations menées en Afghanistan et en Irak. Nous nous gardons bien de donner des leçons sur ces sujets très complexes, mais il est établi que ces pays ont privilégié des urgences opérationnelles en délaissant en partie le temps long. Certaines marines européennes rencontrent ainsi des problèmes de disponibilité, ce qui nous permet a contrario de valider la pertinence de notre service de soutien de la flotte. Par ailleurs, nous estimons que les autres pays européens ne sont pas partout souverains en matière de BITD. Des armées européennes engagées en Afghanistan et en Irak ont, quant à elles, subi de plein fouet cette logique d’urgence opérationnelle après ces conflits. Elles souffrent en outre de problèmes en matière de ressources humaines, qui aggravent les problèmes techniques.
De notre côté, nous ne cédons pas à la tyrannie du temps court : nous faisons en sorte d’adapter nos capacités, de réorienter des ressources dans le temps court, sans oublier le temps long, qui est le fondement de notre dissuasion. À ce sujet, les deux composantes de la dissuasion sont en renouvellement ; elles ont besoin de temps long et d’investissements importants. Nous veillons donc à maintenir un équilibre entre ces deux temps. Nous abordons par ailleurs avec beaucoup d’humilité les questions de ressources humaines, c’est-à-dire le recrutement et la fidélisation des troupes qui, à travers un parcours par étapes, permettent de construire des compétences précieuses, qui sont extrêmement demandées à l’extérieur. Nous menons à ce titre un travail de fidélisation, à travers la nouvelle politique de rémunération des militaires et les grilles indiciaires. En résumé, nous avons réussi à préserver cet ensemble assez vertueux, mais nous sommes conscients de sa fragilité.
Ensuite, nous menons naturellement des efforts concernant les matières premières stratégiques, dont la constitution des stocks est pilotée par la DGA. Ces données sont confidentielles, mais sachez que nous agissons fortement pour disposer de matières premières, de métaux, de terres rares et de composants, pour être capables de tenir dans la durée, si nous devions être plus isolés. Vous comprendrez que je ne donne pas plus de détails, mais je peux vous assurer qu’il s’agit là d’un souci quotidien pour la DGA.
M. le président Jean-Michel Jacques. Comment parvenir à équilibrer les temps courts et les temps longs et réajuster les instructions ministérielles qui organisent cette activité ? Ce sujet a été mentionné par le ministre Sébastien Lecornu en octobre dernier, lorsqu’il a évoqué la réorganisation interne de la DGA et de ses procédures. Pouvez-vous nous éclairer sur ces nouveaux changements ?
M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Le passage de l’instruction dite 1 516 à l’instruction 1 618 a déjà permis une simplification et offre des possibilités d’accélération des processus, en établissant les différents stades (stade de définition, stade de préparation et stade d’utilisation), en donnant la possibilité de limiter le nombre de jalons, pour gagner du temps dans le calendrier de délivrance, au profit des forces.
Il existe un document unique d’expression du besoin par les armées, qui est ensuite discuté avec la DGA. Actuellement, nous menons un travail pour éviter une surspécification, en privilégiant le calendrier et les coûts pour le temps court, éventuellement au détriment de la performance idéale. En effet, pour pouvoir être prêts à effectuer un engagement majeur, il faut disposer de capacités, ce qui passe notamment par l’amélioration de nos capacités actuelles. Dans le temps long, nous privilégions la performance et le bon niveau d’ambition.
L’instruction 1 618 offre ainsi un cadre extrêmement favorable pour le tempo des opérations d’armement. Elle est un peu moins adaptée pour le temps court, raison pour laquelle ont été mises en place la force d’acquisition active et une capacité d’acquisition rapide dite aussi fast track, réunissant la DGA et l’état-major des armées. En l’espèce, nous achetons sur étagère, puis évaluons directement avec les forces, en lien avec la DGA, pour disposer de matériels prêts à l’emploi, quitte à faire évoluer par la suite les spécifications, dans le cadre d’un programme plus consolidé. La simplification de l’expression des besoins et la chasse aux spécifications constituent ainsi une part importante de notre quotidien, où nous nous inscrivons dans une logique de « bon » niveau d’ambition.
Vous avez aussi évoqué l’équilibre entre la masse et la haute technologie. Cet aspect rejoint le point sur la simplification. Nous recherchons également un équilibre entre les armes de décision, les armes d’attrition et les armes d’usure. Pour certaines munitions, il s’agit de simplifier quelques normes et tests, pour augmenter la cadence de production, tout en conservant une partie dédiée aux hautes technologies. De fait, les affrontements actuels entre Israël et l’Iran ou entre l’Ukraine et la Russie réunissent à la fois des drones à bas coûts, mais aussi des missiles de haute technologie. Nous nous évertuons à trouver le bon équilibre, surtout en maîtrisant les coûts et en utilisant le mieux possible les ressources considérables que la nation nous a confiées, et qui nous obligent.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour ces éclairages.
2. Audition commune, ouverte à la presse, de l’ingénieur en chef de l’armement (ICA) Benoît Rademacher, directeur-adjoint de l’institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), de M. Julien Malizard, titulaire de la Chaire économie de défense à l’IHEDN, et de M. Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI), sur l’économie de guerre (mercredi 20 novembre 2024)
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous poursuivons notre cycle d’auditions sur l’économie de guerre en accueillant trois chercheurs spécialisés dans ce domaine.
Tout d’abord, l’ingénieur en chef de l’armement Benoît Rademacher, qui a occupé divers postes à responsabilité au ministère des armées et à celui des finances avant de rejoindre l’IRSEM en 2016 en tant que directeur du domaine Armement et Économie de Défense, puis comme directeur adjoint. Ensuite, Monsieur Julien Malizard, qui enseigne l’économie de défense dans de nombreuses formations supérieures, notamment à l’université Lyon III Jean Moulin, l’université de Nice et l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Ses travaux portent principalement sur les enjeux budgétaires, l’impact économique de la défense, les exportations d’armes et les problématiques d’acquisition en Europe. Enfin, Monsieur Léo Péria-Peigné, qui se concentre sur les enjeux de l’industrie de défense et d’armement, ainsi que sur la prospective capacitaire. Monsieur Péria-Peigné vient de publier un ouvrage consacré à la géopolitique de l’armement, s’inscrivant pleinement dans le cœur de notre sujet.
Votre présence aujourd’hui s’avère essentielle pour obtenir un regard extérieur sur la capacité des entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française à transformer leur modèle économique. L’objectif est double : d’une part, mieux intégrer les enseignements de la guerre en Ukraine et les mutations qu’elle engendre ; d’autre part, se préparer à soutenir un effort de guerre durable, si nécessaire, au bénéfice de nos forces armées ou de nos partenaires.
ICA Benoît Rademacher, directeur-adjoint de l’institut de recherche stratégique de l’École militaire. En guise de propos liminaires, je souhaite effectuer un rapide panorama des capacités industrielles de défense dans le contexte sécuritaire actuel. Mon objectif est de mettre en lumière certains enjeux dépassant la seule question de l’économie de guerre et d’ébaucher quelques pistes de réflexion sur les sujets qui nous occupent.
Rappelons tout d’abord que la France a opté pour un modèle d’armée complet, lui permettant d’assurer l’ensemble des fonctions stratégiques définies par les livres blancs, les revues stratégiques de défense et de sécurité nationale, et la revue nationale stratégique de 2022. Les moyens alloués à ce modèle sont déterminés par une loi de programmation militaire pluriannuelle fixant des objectifs capacitaires en matière d’équipements des forces.
La France figure en outre parmi les rares pays disposant d’une industrie capable de fabriquer la quasi-totalité des équipements militaires nécessaires à ses armées. Les industries de défense sont les héritières d’une longue tradition industrielle au service de la puissance de l’État, indissociable de la politique de défense française.
La cohérence d’ensemble du modèle de défense français et du paysage industriel de défense s’inscrit donc nécessairement dans une perspective de long terme, ce modèle faisant face à des évolutions notables.
Le spectre d’intervention des armées s’est considérablement élargi, s’adaptant aux menaces tant en termes de champs de bataille qu’en termes d’intensité et allant des opérations de maintien de la paix aux conflits de haute intensité.
L’évolution des technologies, notamment numériques, a par ailleurs entraîné l’arrivée de nouveaux acteurs issus du monde civil dans le paysage industriel de la défense. On observe une transition du modèle de spin-off vers celui du spin-in, visant à capter les innovations civiles pour les intégrer aux systèmes de défense. Cela engendre un certain découplage entre les cycles d’innovation, qui s’accélèrent, et la durée de vie des systèmes d’armes, de plus en plus longue. Ces évolutions technologiques conduisent également à un nivellement technologique, permettant l’émergence de nouveaux acteurs sur la scène internationale.
Le conflit en Ukraine illustre ces évolutions, en ce qu’il étend les dimensions du champ de bataille, notamment à la sphère informationnelle. On y observe la coexistence de moyens militaires classiques et de moyens adaptés du civil tels que les drones. Des acteurs civils, individus ou entreprises, interviennent dans le conflit, à l’instar de Maxar pour l’interprétation d’images satellites ou de Starlink pour la mise à disposition de moyens de communication. Enfin, ce conflit de haute intensité se caractérise par un usage intensif des moyens et une forte attrition.
Ces éléments mettent en évidence les défis auxquels la France est confrontée pour maintenir ses capacités d’innovation, ses capacités industrielles et, plus largement, adapter son économie à l’émergence de situations potentiellement extrêmes.
Les enjeux de l’économie de guerre englobent non seulement la capacité à augmenter et accélérer la production, de munitions notamment, mais également à l’intégration accrue de technologies et d’acteurs civils dans les écosystèmes d’innovation et de production de défense. Elle concerne également la sensibilisation et la mobilisation potentielle de la population, touchant aux forces morales, bien que cet aspect dépasse mon propos actuel.
Dans quelle mesure la politique de défense française prend-elle en compte ces enjeux ? Sur le plan de l’innovation, la création de l’Agence de l’innovation de défense (AID) en 2018 répond explicitement à l’ouverture sur les écosystèmes d’innovation civils. Elle fédère des dispositifs existants et en crée de nouveaux, sans pour autant exclure les initiatives locales des forces armées, comme les plateaux et laboratoires, ni les interactions entre industriels de la défense et écosystèmes d’innovation civile. La création de fonds dédiés, tels que le fonds innovation défense (FID), complète ce dispositif.
Au niveau capacitaire, les lois de programmation militaire 2019-2025 et 2024-2030 constituent une réponse à ces enjeux. Il convient de souligner l’effort financier consenti et la réalisation en volume de la LPM 2019-2023.
Je souhaite mettre en exergue deux points de la LPM 2024-2030, regroupés dans le chapitre « Économie de défense ». L’article 47 refonde le régime des réquisitions, avec un décret d’application prévu pour le 1er octobre 2024 et l’article 49 instaure l’obligation de constituer des stocks stratégiques pour les entreprises commercialisant du matériel de guerre. Ces dispositions, potentiellement contraignantes, octroient au premier ministre des leviers importants pour mobiliser des ressources. Elles dépassent les aspects volumétriques, capacitaires et financiers, marquant ainsi la prise en compte de la situation à laquelle la France pourrait être confrontée.
Bien que la France ne soit pas, au sens strict, en économie de guerre, elle se dote donc des moyens non seulement budgétaires, financiers et capacitaires, mais également légaux et réglementaires, pour y basculer si nécessaire.
M. Julien Malizard, titulaire de la Chaire économie de défense à l’IHEDN. Bien que les réflexions que je vais vous présenter ici soient liées aux travaux de la Chaire économie de défense, elles ne représentent pas l’opinion de l’IHEDN.
Le 23 septembre 2023, William LaPlante sous-secrétaire américain à la défense, déclarait : « L’industrie de défense répond à la façon dont nous la finançons et à la manière dont nous l’avons financée au fil du temps ». Dans une perspective économique, cela signifie que la demande adressée par les États précède l’offre industrielle. La performance de l’industrie de défense française est ainsi étroitement liée aux dépenses d’équipements passées, et son évolution future dépendra largement des investissements à venir.
Il est tout d’abord à noter que la base industrielle et technologique de défense (BITD) française figure parmi les plus performantes en Europe et dans le monde, avec huit groupes français classés parmi les cinquante premières firmes mondiales. L’institut suédois SIPRI souligne que la France possède la gamme de matériels la plus étendue en Europe, avec un niveau technologique proche de celui des États-Unis. Cette réussite découle en grande partie des investissements de défense. Entre 1980 et 2024, la France a en effet consacré en moyenne 18 milliards d’euros constants aux dépenses d’équipements, se positionnant comme le premier investisseur de l’Union européenne en matière d’équipements de défense. Ces dépenses représentent les trois quarts des investissements publics de l’État, générant un impact économique significatif avec un multiplicateur de 2 à un horizon de cinq ans. L’autonomie stratégique implique donc une politique industrielle efficace d’un point de vue économique.
Il est par ailleurs admis que le marché français étant trop restreint pour préserver l’outil industriel de défense, les exportations constituent un levier essentiel, représentant environ 25 % du chiffre d’affaires de l’industrie.
Malgré ce bilan globalement positif, la France fait face à quatre défis majeurs, dont le premier est de nature budgétaire. En valeur réelle, le budget de la mission de défense en 2024 demeure inférieur à celui de 1991. La défense représente actuellement près de 2 % du PIB, contre 4 % en moyenne durant la guerre froide et 2,7 % en 1991. Bien que la trajectoire de la loi de programmation militaire 2024‑2030 soit ambitieuse, elle ne permettra pas de retrouver les niveaux de la guerre froide. De plus, l’augmentation de 15 % du budget de défense français entre 2014 et 2023 est inférieure à celle de nombreux partenaires européens.
Le deuxième défi est capacitaire. Bien que la LPM 2024-2030 maintienne le socle des forces armées et le développement des futures plateformes majeures, ainsi que certaines technologies de rupture, plusieurs programmes conventionnels conservent toutefois leur trajectoire initiale, voire sont révisés à la baisse. La loi d’Augustine, prévoyant une augmentation exponentielle des coûts d’équipement, risque en outre de réduire le pouvoir d’achat du ministère. Selon les travaux de la littérature économique sur les trajectoires de coûts, le budget doit être augmenté de 20 % tous les six ans pendant une génération pour que le format des forces armées demeure inchangé.
Le troisième défi est industriel : compte tenu des trajectoires budgétaires et de commandes, le modèle d’affaires de l’industrie de défense française devrait rester inchangé, avec une production rationalisée autour d’un champion national par domaine et une production en flux tendu. La préparation à une guerre de haute intensité a été entreprise par certains industriels dans les secteurs des munitions et des missiles. Nous observons notamment une multiplication par quatre de la cadence de production du Mistral 3, ainsi qu’une augmentation de trois à quatre fois la production de canons Caesar dans le domaine de l’artillerie. Néanmoins, à l’échelle globale de l’industrie de défense, la question du partage du risque entre l’État et l’industrie concernant les coûts liés à l’adaptation industrielle s’avère déterminante pour la mise en œuvre de la politique publique. Cette dernière devra assumer les frais inhérents au passage d’une logique de flux tendu à une logique de massification. L’équilibre entre la prise de risques par les industriels et l’accompagnement public est au cœur de cette problématique. Il convient de considérer cela non pas comme un coût budgétaire, mais comme un investissement visant à fournir les équipements indispensables aux forces armées.
La structure du marché présente par ailleurs des particularités notables puisqu’il s’agit d’un monopsone, c’est-à-dire un seul acheteur face à plusieurs vendeurs. L’État, en définissant les besoins, détermine ainsi la taille du marché. Bien que la tendance mondiale au réarmement engendre un choc de demande, la France n’a pas véritablement réussi à tirer profit de cette situation en Europe, capitalisant davantage sur le grand export.
La question de l’adaptation industrielle se pose donc dans ce contexte. Si le choc de demande actuel s’avère permanent et s’accompagne d’une augmentation des commandes fermes, l’adaptation industrielle sera nécessaire. Il convient de rappeler que l’industrie de défense s’inscrit dans le temps long, avec des cycles de développement et de production s’étendant sur plusieurs décennies. Cette industrie s’adaptant difficilement aux changements brutaux de cadence et de rythme, la visibilité et la stabilité sont essentielles. Toute remontée en puissance industrielle doit ainsi s’accompagner d’une trajectoire crédible afin de préserver la dimension industrielle de l’autonomie stratégique.
Le dernier défi identifié est d’ordre technologique. La guerre en Ukraine révèle certaines ruptures, notamment la « dronisation » du champ de bataille et l’utilisation accrue de technologies civiles. Ces solutions, si elles ne remplaceront pas les équipements de haut niveau, permettent néanmoins une plus grande efficacité des systèmes d’armes, voire une massification à moindre coût par la militarisation de systèmes civils.
Deux types de marchés se distinguent. D’une part, un marché traditionnel reposant sur des plateformes classiques, avec un petit nombre de firmes maîtres d’œuvre industriels bien identifiées et des coûts fixes importants. Il s’agit ici d’une production dont l’objectif est d’être légèrement supérieur à l’adversaire et où l’innovation se conçoit dans un cadre descendant, l’utilisateur définissant ses besoins auxquels le développement des produits s’adapte. La valeur de ces biens est élevée et implique une production en petites séries. D’autre part, un marché émergent qui englobe les capacités apparues depuis la guerre en Ukraine. Sa dynamique se rapproche davantage de celle des produits civils, avec de faibles barrières à l’entrée, une plus forte contestabilité et une proximité accrue avec le secteur civil grâce aux effets de série. L’innovation y est de type « techno push », les entreprises proposant des solutions avant même l’expression d’un besoin. La valeur des produits est généralement faible, leur durée de vie sur le champ de bataille étant elle-même limitée.
Ces deux marchés sont complémentaires car ils répondent à des besoins différents. En termes de politique industrielle, la France occupe une position favorable sur le marché traditionnel, avec des leaders européens et mondiaux, grâce à la cohérence de son modèle et à la supervision de la direction générale de l’armement (DGA). Parallèlement, un soutien budgétaire, même modeste, devrait permettre de tester des solutions sur le marché émergent. Les retours d’expérience sur les projets Larinae et Colibri devront faire l’objet d’une attention particulière.
M. Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales. Je souhaite revenir sur la notion d’économie de guerre, qui marque une rupture avec les trois dernières décennies durant lesquelles l’industrie de défense a dû adopter une stratégie de survie. Cette période a été caractérisée par une production réduite et ralentie, seul moyen pour l’industrie et la DGA de pérenniser ce secteur.
La transition brutale entre les années de guerre froide et la période 1990‑2010 a contraint à réduire les capacités de production au minimum viable afin de maintenir les compétences et les chaînes d’approvisionnement. Cette approche explique notamment la lenteur des livraisons de systèmes tels que le Caesar. L’enjeu était de préserver une capacité d’approvisionnement constante à travers une chaîne logistique stimulée en permanence. Une production massive sur une courte période, sans perspectives d’exportation, aurait rapidement conduit à l’obsolescence de la chaîne et à la perte de compétences. Le choix du « juste à temps » n’est donc pas fortuit, mais représente une stratégie de survie dans un contexte de privatisation de la BITD. Le char Leclerc illustre les conséquences de cette approche : initialement prévue à plus de 1 400 unités, la production a été réduite à 400 après la fin de la guerre froide. Malgré un contrat d’exportation de 400 unités supplémentaires, la chaîne de production s’est finalement arrêtée en 2008. Quinze ans plus tard, le soutien de ce système devient problématique, la filière d’approvisionnement en pièces détachées ayant largement disparu. Cette situation impacte notamment notre partenariat avec l’Allemagne puisque nos besoins en chars de combat sont plus pressants que les leurs, leur chaîne de production ayant été maintenue grâce à l’export.
Ces défis se conjuguent à une sophistication croissante des systèmes, les rendant à la fois plus complexes à produire et à maintenir et plus onéreux. Le Leclerc et le Rafale coûtent deux à trois fois plus cher que leurs prédécesseurs. S’ajoute à cela le développement de normes liées aux temps de paix, parfois difficilement compatibles avec les exigences d’un conflit de haute intensité. Lors de notre récent déplacement en Ukraine, nous avons constaté que la dérégulation était perçue comme essentielle pour faire face à la Russie, permettant plus de rapidité et d’adaptabilité face à une armée encore très soviétique.
La sortie de cet état de stase pour l’industrie de défense constitue l’enjeu majeur de ce qui a été qualifié, peut-être à tort, d’économie de guerre. Cette terminologie a suscité des inquiétudes chez nos partenaires européens, notamment allemands et polonais. Il serait plus approprié de parler d’un retour à la normale, visant à retrouver des capacités de production plus efficaces, rapides et potentiellement moins coûteuses. Pour y parvenir, des réformes sont nécessaires, notamment concernant les normes, les demandes et les exports.
La BITD fait aujourd’hui face à un empilement de normes civiles et militaires françaises, européennes et internationales qui entravent son action. À titre d’exemple, le retard du drone Patroller de Safran s’explique en partie par la nécessité de respecter de nombreuses normes civiles liées au survol de zones habitées. La DGA a récemment entrepris une réforme visant à classer les normes et potentiellement dispenser certains systèmes de leur application. Cette initiative s’avère pertinente, car de nombreuses normes posent des difficultés considérables dans le développement des équipements militaires. Prenons l’exemple du Griffon, nouveau véhicule blindé de l’armée de terre, dont le développement a été retardé par la nécessité de se conformer à certaines normes. Un cas particulièrement révélateur concerne les phares du véhicule. Initialement placés à une hauteur élevée, ils ont dû être abaissés pour respecter les normes routières internationales, qui stipulent que les phares ne doivent pas éblouir les conducteurs arrivant en sens inverse. Cette modification a entraîné une refonte complète de la face avant du véhicule qui a engendré un nouveau problème : les phares, désormais trop bas, heurtaient les essieux et se brisaient. Cet exemple, bien que trivial, illustre les conséquences de l’application de normes civiles, conçues pour des véhicules produits en grande série, à des équipements militaires dont la production est limitée.
Un autre défi réside dans la culture de réduction maximale des risques, inhérente à nos sociétés modernes, qui impacte également l’industrie de défense. Chaque système doit être qualifié par les industriels puis par la DGA avant sa mise en service, ce qui engendre des surcoûts et des délais importants. La réforme de la DGA prend en compte cet aspect, mais ses effets restent à confirmer. Pour illustrer cette problématique, examinons le cas d’une douille de 20 millimètres. Sa production, apparemment simple, nécessite six à huit semaines en France, contre moins de deux semaines en Ukraine. Cette différence s’explique par les nombreuses normes et contraintes que KNDS doit respecter pour se conformer aux exigences françaises. Ces normes entraînent des surcoûts, des délais allongés et une mobilisation importante de ressources humaines.
Il est à noter que nos partenaires européens, notamment allemands, ont des exigences moins strictes. Le risque est que cet empilement de normes, bien qu’ayant des effets positifs, n’aboutisse qu’à des améliorations marginales.
Les réformes engagées par la DGA et les récentes déclarations des responsables politiques montrent une prise de conscience de ces enjeux. Il est désormais crucial que ces réformes produisent leurs effets et bénéficient des moyens financiers et humains nécessaires.
Le principal levier reste cependant la commande publique. D’après les échanges avec les industriels, leur réticence envers le concept d’économie de guerre s’explique par l’absence de commandes massives pour répondre à un besoin immédiat. Les augmentations de production constatées résultent souvent d’une accélération des commandes existantes plutôt que d’une réelle augmentation en volume. Les industriels, contraints d’investir pour répondre à ces demandes, craignent que ces investissements ne soient pas rentabilisés si les contrats ne sont pas renouvelés au même volume. L’export joue également un rôle majeur dans l’augmentation des cadences de production. Bien qu’essentiel pour notre industrie de défense, il demeure une ressource imprévisible qui ne permet pas aux industriels de disposer d’une visibilité à long terme.
Enfin, bien que l’augmentation du budget liée à la LPM ait été favorablement accueillie par les industriels, des inquiétudes persistent quant à la sincérité budgétaire et à la pérennité de ces engagements au-delà de 2027 et des prochaines élections présidentielles.
Mme Florence Goulet (RN). L’économie de défense demeure au cœur d’une stratégie industrielle et d’une ambition de souveraineté nationale, malgré les pressions des partisans d’une Europe de la défense à outrance, qui s’apparente en réalité à une défense « otanisée ». La base industrielle et technologique de défense française, forte d’environ 1 700 entreprises, dont de nombreuses PME, occupe une position centrale en termes de performance et d’innovation, bien que les dépenses ne représentent actuellement qu’une part modeste du PIB en raison de multiples restructurations.
L’économie de guerre évoquée par le président de la République implique‑t‑elle une augmentation substantielle des ressources allouées à notre défense, étant donné le sous-équipement chronique mis en lumière par le nouveau contexte géopolitique ? Emmanuel Macron insiste sur la nécessité de produire davantage et plus rapidement, mais le budget, atteignant à peine 2 % du PIB cette année, est loin de correspondre à une économie de guerre qui supposerait une réaffectation massive des moyens vers les besoins des armées.
Un décalage persiste entre les besoins urgents de soutien à l’Ukraine, le renforcement de nos capacités face à une menace de guerre de haute intensité et une LPM qui doit également prendre en compte le renouvellement global de nos équipements : porte-avions, frégates, avions et chars de combat, sans oublier les menaces dans le cyberespace, les enjeux du quantique et de l’intelligence artificielle.
Face à la nécessité d’un réarmement, un déficit budgétaire considérable et des choix économiques discutables, la marge de manœuvre réelle du gouvernement suscite des interrogations. Cette situation pourrait l’inciter à effectuer des achats à l’étranger sur étagère, remettant en cause notre principe d’autonomie stratégique. La préparation à une guerre de haute intensité pourrait certes bénéficier à l’économie française, mais cela nécessiterait des choix politiques radicalement différents.
Dès lors, notre économie de défense est-elle encore en adéquation avec les menaces actuelles et comment pouvons-nous optimiser nos ressources ?
M. Julien Malizard. Les budgets sont définis en fonction d’objectifs précis. Actuellement, nous nous situons sur un plateau de 2 % qui représente une certaine stabilité depuis une quinzaine d’années. Un effort budgétaire significatif est observé depuis 2015, globalement aligné sur le taux de croissance du PIB. Si la LPM annoncée est respectée, nous pouvons envisager une augmentation du taux de l’effort de défense français à l’horizon 2030. Cela dépendra évidemment des perspectives de croissance, mais il est peu probable que nous atteignions 3 % ou 4 %, comme je l’ai mentionné dans mon propos liminaire. La question essentielle porte donc sur l’efficacité de nos dépenses. Globalement, nous constatons qu’un euro dépensé génère des effets économiques et militaires significatifs. En comparaison avec d’autres pays, notre efficacité se démarque. Cela témoigne de la cohérence d’ensemble de notre modèle, conçu il y a plus de soixante ans.
Votre question relève également des enjeux budgétaires majeurs, qui concernent notamment cette trajectoire dans un contexte d’endettement public important. Bien que les débats actuels sur la trajectoire future soulèvent des interrogations, le projet de loi de finances ne sacrifie pas la défense, contrairement aux tendances historiques observées depuis les années 80 lors de chocs économiques.
La question fondamentale demeure l’articulation des moyens par rapport aux objectifs. Actuellement, bien que nous préservions le socle existant, nous rencontrons cependant des difficultés pour aller plus loin quantitativement.
Concernant la possibilité d’achats sur étagère, la stratégie française privilégie une politique d’autonomie stratégique, incluant une dimension industrielle. Bien que l’achat sur étagère puisse offrir des avantages économiques, tels que des effets de série potentiels, la France n’a pas opté pour cette approche jusqu’à présent. Nous pourrions cependant envisager cette option dans certains domaines où le pays n’est pas toujours bien positionné, comme nous l’avons constaté avec l’achat de drones américains, reconnus pour leurs performances supérieures.
Nous devons donc décider si nous souhaitons renforcer nos capacités dans ces domaines, sachant que cela nécessiterait un investissement conséquent et du temps pour rivaliser avec les meilleurs au niveau mondial.
Mme Corinne Vignon (EPR). Le groupe Ensemble pour la République approuve et soutient les initiatives menées depuis 2017, et plus particulièrement depuis 2022, visant à renforcer nos capacités militaires et notre industrie de défense. La France s’inscrit actuellement dans une trajectoire de modernisation de son appareil défensif et de développement de nouveaux programmes d’envergure, tels que le porte-avions de nouvelle génération, de nouveaux Rafale ou encore des sous‑marins nucléaires lanceurs d’engins de troisième génération. Dans le cadre de nos discussions sur l’économie de guerre, je souhaiterais vous poser trois questions.
Monsieur Péria-Peigné, vous avez évoqué la « théorie bonsaï » appliquée par la France, consistant à disposer d’une grande diversité d’armements en quantités limitées. Pourriez-vous préciser votre analyse de cette stratégie ? Estimez-vous qu’elle soit adaptée pour honorer nos engagements internationaux et nous préparer à d’éventuels conflits de haute intensité ?
Monsieur Malizard, en tant que spécialiste des questions économiques, comment envisagez-vous l’impact de l’élection de Donald Trump aux États-Unis sur nos industries de défense ?
Monsieur Rademacher, fort de votre expérience à la DGA, quelle est votre appréciation des efforts de simplification des cahiers des charges, sollicités par plusieurs industriels et par le ministère des armées ? Constatez-vous des avancées significatives dans ce domaine ?
M. Léo Péria-Peigné. Je persiste à penser que nous demeurons dans une logique de bonzaï, la LPM en cours devant servir de tuteur pour consolider certaines branches. Cette trajectoire semble malheureusement se poursuivre au moins jusqu’en 2030, particulièrement lorsque nous comparons notre effort à celui d’autres pays européens.
Pour illustrer mon propos, la France ne possède actuellement que quatre lance-roquettes unitaires, ancêtres des HIMARS qui se sont distingués en Ukraine. Ces capacités, réduites drastiquement depuis trente ans, étaient même vouées à disparaître selon la précédente LPM. En effet, nous arrivions en 2025 sans aucune prévision de remplacement, alors que ces systèmes doivent être retirés du service dès 2027. La décision de les remplacer a finalement été prise, mais le rapport annexé de la LPM ne prévoit que 32 lanceurs d’ici 2035. En comparaison, la Pologne a acquis 250 équivalents coréens, dispose déjà d’une vingtaine ou trentaine de systèmes américains et envisage d’en acheter davantage. Cette approche découle d’une stratégie différente de la nôtre. Les Polonais ne cherchent pas à se doter de l’ensemble des systèmes existants, mais avec plus de 2 500 chars, 1 000 blindés, 1 600 pièces d’artillerie mobiles et 300 à 400 lance-roquettes multiples, leur capacité de défense terrestre s’avérera crédible à l’horizon 2030-2035.
Notre soutien limité en armement à l’Ukraine a malheureusement mis en évidence les lacunes de notre format. Le modèle du bonzaï nous permet certes de remonter en puissance si nécessaire, car nous conservons nos capacités. Cette flexibilité s’avère un avantage par rapport à certains de nos partenaires, pour lesquels recréer une capacité serait plus complexe que de simplement l’augmenter. En ce sens, le choix du bonzaï demeure pertinent. Néanmoins, notre aide militaire à l’Ukraine s’est révélée extrêmement limitée, car nous avons dû prélever méticuleusement sur nos propres ressources pour en transférer aux Ukrainiens. Cette situation se vérifie dans de nombreux domaines. Nous avons opté pour la suppression de nos stocks au profit d’une logique de flux tendu permanente, ce qui nous a pénalisés en 2022 et continue de nous affecter. Les années 2022 et 2023 ont probablement entaché la crédibilité de la France et de ses armées au niveau européen.
J’espère que la LPM en cours permettra de résoudre une partie de ces problèmes, notamment concernant les munitions. Cependant, en l’état actuel, elle prévoit un parc d’artillerie français de 110 pièces, un parc de chars de 180 à 200 unités et un parc de véhicules blindés aptes au combat inférieur à 800 unités. Nos capacités seront à la mesure des moyens que nous prévoyons.
M. Julien Malizard. Concernant l’impact potentiel de l’élection de Donald Trump sur l’industrie de défense, je souhaite reprendre l’analyse de mon collègue Olivier Schmitt, qui distingue la stratégie optimale pour les Français et les Européens de ce qui risque de se produire dans le contexte politique actuel. La politique de Trump, à l’image de son précédent mandat présidentiel, risque d’accentuer la fragmentation européenne. Pour certains pays européens, la sécurité garantie par l’Otan, donc par les États-Unis, demeure primordiale. Ainsi, pour renforcer l’autonomie stratégique européenne, une coordination accrue et des investissements supplémentaires seraient nécessaires afin de stimuler l’industrie de défense européenne. Or, les augmentations budgétaires se concentrent principalement dans les pays d’Europe centrale et orientale tandis que les industries de défense se situent plutôt en Europe de l’Ouest, ce qui crée un découplage au sein de l’Europe. Une meilleure coordination s’avère indispensable pour gagner en efficacité et accroître collectivement les dépenses afin d’atteindre un niveau adéquat.
Une étude de l’International institute for strategic studies a estimé que face à une guerre de haute intensité, les Européens devraient investir massivement par rapport à l’existant s’ils souhaitaient assurer leur propre défense, en faisant preuve de coordination. Cependant, malgré cette trajectoire idéale pour une défense européenne autonome, le risque de fragmentation persiste. Certains pays pourraient ainsi adopter une approche transactionnelle avec le président américain, négociant un soutien contre l’acquisition de matériel militaire. La question de la coordination se pose donc, mais la politique de défense reste une prérogative forte des États et l’absence de coordination internationale qui en découle accroît le risque de poursuite de cette fragmentation, potentiellement préjudiciable pour les Européens dans leur ensemble.
Il convient de noter que, d’un point de vue strictement économique et quantitatif, aucun pays européen ne pourrait agir seul en cas de guerre de haute intensité. Face à ce panorama, je me montre donc pessimiste.
ICA Benoît Rademacher. La DGA a été créée en 1961 sous le nom de délégation ministérielle à l’armement, avec pour mission principale la mise en place de la force de dissuasion française. Cette institution est chargée de la maîtrise d’ouvrage de systèmes d’armement complexes, nécessitant des processus bien définis. Pour illustrer cette complexité, prenons l’exemple d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins, composé d’environ 30 millions de composants. La DGA a fait évoluer ses processus pour s’adapter à cette complexité, notamment en passant de l’instruction 15-16 à l’instruction 16-18, qui vise à réduire les étapes du processus. Le ministre des armées a récemment souligné la nécessité de poursuivre la simplification des processus. Il a proposé de mettre en place des processus différenciés selon les types de systèmes : des procédures plus simples pour des besoins à court terme et des processus plus élaborés pour les systèmes s’inscrivant dans le temps long. Cette approche rejoint la réflexion sur l’existence de différents marchés dans l’industrie de la défense. D’une part, un marché complexe pour des systèmes dont la durée de vie peut atteindre 30 ou 40 ans et, d’autre part, des marchés davantage adaptés à des acquisitions rapides avec des acheteurs spécialisés.
Par ailleurs, la création de l’Agence de l’innovation de défense, distincte de la DGA, vise à offrir plus de flexibilité dans les acquisitions agiles et innovantes. Sébastien Lecornu a évoqué la possibilité de doter cette agence d’une capacité d’achat directe. Pour les achats innovants ou impliquant des acteurs moins conventionnels comme les start-ups, il est en effet essentiel d’adapter le niveau d’exigence et de dialogue. La DGA a donc réalisé des progrès significatifs dans ce domaine, en mettant l’accent sur l’innovation et en créant des unités de conduite de programme agiles et innovantes. S’il conviendra d’observer dans la durée les résultats de ces diverses innovations, j’estime donc que cet enjeu a bien été pris en considération.
M. le président Jean-Michel Jacques. En ma qualité de rapporteur de la LPM, je tiens à souligner que la qualification de « stratégie bonzaï » me paraît souvent excessive car notre armée, lorsqu’elle frappe, est redoutable et efficace.
Il convient également de rappeler que l’objectif de cette loi de programmation militaire était de doter notre armée de capacités de renseignement, d’analyse et d’action, y compris en profondeur, tout en lui permettant d’être un pays-cadre. Cela implique de maîtriser l’espace jusqu’aux fonds marins, du monde matériel à l’immatériel et entraîne inévitablement des choix financiers différents de ceux, par exemple, de la Pologne.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Mon groupe ne reconnaît pas l’expression « économie de guerre ». En effet, non seulement nous ne sommes pas en guerre, mais si tel était le cas, le système industriel et l’économie de défense actuels seraient déjà largement dépassés par les exigences d’une guerre de haute intensité. Nous sommes plutôt dans une logique de remontée en puissance et de consolidation d’un secteur industriel indispensable à la souveraineté et à la vie économique du pays.
Je souhaite également réagir aux propos de M. Malizard concernant la comparaison budgétaire entre les périodes pré et post-guerre froide, qui ne prend pas en compte l’élément fondamental qu’est l’existence de la conscription. Le modèle ayant été profondément transformé depuis lors, cette comparaison semble légèrement abusive.
Quant au débat budgétaire, mon groupe a maintes fois souligné, hors de l’hémicycle puisque les discussions n’auront pas lieu, l’insincérité du budget présenté pour 2025. Nous avons surtout été quasiment les seuls à mettre en lumière l’insoutenabilité de la trajectoire budgétaire à partir de 2027, tant l’écart entre les autorisations d’engagement et les crédits de paiement s’est creusé.
Je souhaiterais vous poser trois questions. Premièrement, concernant la dépendance aux importations de composantes et de matières premières : quelles actions sont entreprises ou mériteraient de l’être afin de sécuriser ces approvisionnements ? Deuxièmement, quelle est la réalité et l’avenir du Zeitenwende ? Enfin, je pose une question ouverte sur le bilan de la privatisation du secteur qui, bien que récente, influence manifestement le modèle en place.
ICA Benoît Rademacher. Sur le sujet de la dépendance aux importations, nous constatons la présence croissante de composants numériques et informatiques dans l’industrie et une utilisation massive de composants civils, notamment les puces et sous-systèmes électroniques. Il ne serait pas raisonnable de réinternaliser toutes ces capacités, étant donné leur bon fonctionnement actuel. Si nous procédons ainsi pour des systèmes extrêmement pointus, en particulier ceux liés à la dissuasion nucléaire, cette approche est toutefois difficile à généraliser car nous devons maintenir un équilibre délicat entre la performance des équipements intégrant les composants les plus avancés et la maîtrise des coûts.
L’enjeu principal réside dans la sécurisation des chaînes d’approvisionnement. Bien que la loi de programmation militaire impose aux industriels de la défense de constituer des stocks stratégiques, la situation se complexifie lorsque ces capacités de production ne sont pas situées sur notre territoire. Prenons l’exemple des terres rares, dont la Chine domine le marché avec 50 % des réserves et 85 à 90 % de la production mondiale. Sa stratégie vise clairement à renforcer sa présence dans l’aval de la chaîne de valeur, passant d’exportateur de matériaux bruts à fournisseur de composants. Au-delà de la sécurisation des approvisionnements, nous devons considérer la compétition à l’échelle internationale car, si la demande intérieure chinoise venait à primer sur les demandes extérieures, nous devrions être capables d’anticiper ce risque. Cela nécessite d’avoir une vision précise de l’ensemble des sous-traitants et fournisseurs, ce qui s’avère complexe en raison de la concentration des grands maîtres d’œuvre industriels. Il est également nécessaire d’envisager, sur le long terme, des technologies de substitution permettant de recourir à des moyens différents. Cette réflexion implique de s’abstraire de la manière dont nous menons actuellement les programmes d’armement.
Des recherches sont en cours dans ce domaine, mais cette contrainte s’impose malheureusement à nous. Les industriels ont l’obligation de constituer des stocks stratégiques et de diversifier leurs approvisionnements auprès de différents fournisseurs.
M. Léo Péria-Peigné. Nous avons réalisé, en collaboration avec Élie Tenenbaum, une étude sur le sujet du Zeitenwende il y a un an et une nouvelle étude similaire sur la Pologne sera publiée d’ici le mois de février. L’Allemagne entre dans une période électorale qui confirmera ou infirmera probablement certaines trajectoires, mais il est actuellement difficile d’observer des résultats concrets. Les difficultés que nous avions identifiées persistent : vieillissement de la population, manque d’attrait pour les métiers de l’uniforme et retard significatif de la Bundeswehr dans de nombreux domaines, notamment les infrastructures. Bien que ces facteurs entravent considérablement l’émergence d’un véritable Zeitenwende, une évolution politique intéressante se dessine néanmoins, avec notamment des changements révélateurs dans le discours du parti écologiste allemand sur les questions de défense et d’armement. Longtemps considéré comme l’un des partis les plus pacifistes d’Europe, il a en effet opéré un véritable tournant depuis le début de la guerre en Ukraine. Les élections de l’automne prochain entraîneront des répercussions importantes sur la réalité du Zeitenwende. Certains partis souhaitent le renforcer, tandis que d’autres sont plus nostalgiques d’une époque où le commerce avec la Russie était plus aisé.
Nous devrons observer attentivement cette situation, mais les conclusions de notre étude demeurent valables. Après trente ans, la France n’est malheureusement plus le premier partenaire militaire de l’Allemagne et doit s’ouvrir à d’autres partenaires. Lors de mon récent séjour en Pologne, j’ai constaté une réelle volonté de collaboration avec la France, ce qui pourrait ouvrir des perspectives intéressantes, là où la situation franco-allemande reste très complexe aujourd’hui.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous pourrions en effet envisager de fructueuses collaborations avec cette force armée d’excellence.
M. Julien Malizard. Dans une perspective historique, la privatisation de l’industrie de défense française est liée à la transformation de la DGA au milieu des années 1990. Cette évolution découlait d’une conception politique selon laquelle le marché serait plus efficace qu’une production régulée par l’État. Aujourd’hui, la structure capitalistique française dans ce secteur est singulière en Europe. Elle se caractérise par des entreprises privées sous capitaux publics, l’État étant actionnaire majoritaire dans l’aéronautique, voire unique actionnaire pour certaines entités comme KNDS France.
Cette configuration soulève la question fondamentale du partage du risque. Si ces entreprises étaient restées entièrement publiques, il aurait peut-être été plus aisé d’assumer des changements radicaux dans les trajectoires de commandes, de répartir le risque lié au coût du stockage ou encore d’appliquer certaines dispositions prévues dans la LPM. Un modèle d’arsenal tel qu’il existait auparavant aurait facilité cette gestion. Dans une logique de monopsone, l’État aurait assumé seul les coûts, simplifiant ainsi la gestion. Il faut néanmoins reconnaître que l’industrie de défense actuelle, organisée en grands groupes dotés d’une fonction achat performante, permet une rationalisation des coûts et une réelle efficacité.
Le débat se cristallise donc autour de deux aspects : d’une part, l’efficacité dans l’approvisionnement en composants et, d’autre part, l’internalisation par la puissance publique du coût des options évoquées. C’est sous cet angle qu’il convient d’appréhender la question.
M. Léo Péria-Peigné. La comparaison entre la France et l’Allemagne dans le domaine de l’industrie de défense s’avère pertinente. Bien que, dans le secteur terrestre, la France ait théoriquement abandonné le modèle d’arsenal, Nexter demeure une entreprise indirectement contrôlée par l’État français, tandis que l’Allemagne a entièrement privatisé Rheinmetall. Cette différence de stratégie se traduit par des résultats concrets, puisque Rheinmetall sera en mesure de produire plus d’un million d’obus l’année prochaine tandis que la France atteindra difficilement les 100 000 unités.
Il serait cependant hâtif d’attribuer cette disparité uniquement à la privatisation car, dans le secteur naval, la situation s’inverse. Les chantiers navals allemands privatisés rencontrent des difficultés considérables, au point que l’État a dû intervenir financièrement pour sauver l’un d’entre eux, une première dans l’histoire. En revanche, Naval Group, bien que partiellement privatisé mais toujours fortement influencé par l’État, demeure une entreprise extrêmement performante.
Mme Alexandra Martin (DR). Je souhaite évoquer le défi capacitaire humain dans notre économie de défense, caractérisée par le retour du combat de haute intensité. La préparation à ce type d’affrontement nécessite une augmentation substantielle des capacités de mobilisation opérationnelle et matérielle, mais également humaine. La professionnalisation des armées et la modernisation de nos systèmes de défense requièrent un renfort permanent de ressources humaines et civiles dans toutes les missions, des plus traditionnelles aux plus innovantes.
À l’instar de nombreux pays, l’apport des forces de réserve a acquis une importance déterminante en raison de leur flexibilité d’emploi et de leur excellent ratio coût-efficacité. Les réservistes constituent une composante essentielle de notre stratégie nationale de défense, qu’il s’agisse de la réserve opérationnelle intégrée en renfort dans les forces ou de la réserve citoyenne, relais de la défense auprès de la société civile. Ces deux piliers de la réserve militaire agissent de manière complémentaire : d’une part, pour épauler les armées dans l’accomplissement de leurs missions en permanence, et d’autre part, pour promouvoir l’esprit de défense et consolider le lien entre la nation et son armée.
Outre les investissements prévus par la LPM pour la transformation de nos forces armées, un objectif de 100 000 réservistes à l’horizon 2030 a été fixé. Cet objectif vous semble-t-il suffisant ? Les moyens alloués dans la LPM vous paraissent-ils adéquats ? Quelle est votre appréciation de l’apport de ces réserves dans notre économie de défense et de guerre ?
M. Julien Malizard. Dans une perspective historique, les dépenses de fonctionnement, incluant une part importante de la masse salariale, ont maintenu une remarquable stabilité. Contrairement aux attentes des années 1990-2000, la fin de la conscription n’a pas généré les économies escomptées pour financer les équipements. Aujourd’hui, la gestion des ressources humaines constitue un enjeu majeur pour plusieurs raisons. Les forces armées requièrent principalement des individus jeunes et en bonne santé, or la démographie actuelle présente des cohortes moins importantes au sein de ces classes d’âge. Des signaux d’alerte récurrents indiquent que les objectifs de recrutement n’ont pas été atteints par le passé. Il est donc impératif d’attirer et de fidéliser le personnel. Les réservistes sont perçus comme une solution pour certaines fonctions, permettant d’accéder à des compétences spécifiques sans nécessiter un recrutement permanent.
Le chiffre de 100 000 réservistes dépend des objectifs fixés. Historiquement, la France a opté pour un nombre limité de réservistes par rapport à la taille de ses forces armées, contrairement à d’autres pays comme la Finlande ou la Suisse qui ont adopté une approche différente. Ces modèles mériteraient d’être étudiés pour évaluer l’importance de la réserve.
Néanmoins, des difficultés intrinsèques persistent. Les réservistes, bien que sous contrat avec les forces armées, rencontrent parfois des obstacles pour être mis à disposition par leurs employeurs. Bien que des engagements aient été pris par certains grands groupes, un accompagnement reste nécessaire, tant pour les grandes entreprises que pour les structures plus modestes. Souvent, les réservistes proviennent de l’industrie de la défense, ce qui facilite leur sensibilisation au sujet.
Un défi majeur réside dans le manque de connaissance du secteur de la défense par le grand public. Dans l’optique d’une éventuelle massification de la réserve, il est essentiel d’attirer des personnes initialement indifférentes ou peu informées. Des initiatives telles que la Fabrique Défense ont été lancées pour présenter les métiers de ce secteur. Cependant, améliorer la connaissance générale du domaine de la défense reste un travail de longue haleine qui nécessite un soutien continu.
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Stocker de l’eau potable, constituer des réserves alimentaires, prévoir des liquidités, se munir de vêtements chauds et acquérir une radio autonome : voilà quelques recommandations contenues dans le manuel actuellement distribué à 5 millions d’exemplaires par la Suède à ses citoyens pour les préparer à l’éventualité d’un conflit. La Finlande a également lancé un site internet proposant des conseils de préparation analogues. Bien que nous évoquions fréquemment les ordinateurs quantiques, les soldats augmentés et la robotisation des forces aériennes, force est de constater que les fondamentaux demeurent essentiels. L’esprit de défense, cette capacité d’une nation à faire front commun face aux dangers, en constitue un élément clé. La question de nos capacités de production sur des éléments basiques en est un autre.
Monsieur Péria-Peigné, vous avez présenté une douille pour illustrer vos propos, et non un ordinateur quantique. Dans certains secteurs, nos capacités de production restent effectivement limitées, notamment concernant la fabrication de poudre. À ce jour, le projet de relocalisation de l’entreprise Eurenco à Bergerac est le seul existant. La nécessité d’augmenter les stocks de munitions est un objectif clairement identifié. Cette année, près d’un tiers des entreprises de l’armement déclarent rencontrer des difficultés d’approvisionnement, soit deux fois plus que dans le reste de l’industrie manufacturière. Ce constat nous oblige à sécuriser davantage l’ensemble de la chaîne de production pour ne pas dépendre de fournisseurs susceptibles d’interrompre leurs livraisons en fonction des évolutions géopolitiques.
Pourriez-vous nous indiquer les actions à privilégier pour consolider la chaîne de sous-traitants et les aider à surmonter les difficultés engendrées par la hausse d’activité nécessaire et souhaitable pour répondre aux enjeux actuels ? Vous avez évoqué la question de la commande publique, des normes, des technologies de substitution et de la diversification des fournisseurs mais quels sont, selon vous, les leviers à prioriser pour répondre aux difficultés d’approvisionnement que déclarent connaître 30 % des entreprises de l’armement ? Qu’en est-il des projets de relocalisation ? Pourriez-vous également nous fournir des éléments d’analyse comparée ? Quelles solutions ont fonctionné ailleurs face à ces difficultés et dont nous pourrions nous inspirer ou que nous pourrions adopter ?
M. Léo Péria-Peigné. Je développerai deux pistes de réflexion. Premièrement, il convient de prendre en compte le fait que l’industrie de défense représente un secteur de taille modeste, tant à l’échelle nationale qu’européenne, même en considérant l’ensemble des acteurs du continent. Cette industrie se caractérise par des demandeurs peu nombreux qui passent des commandes de volumes restreints. Par conséquent, une des solutions envisageables, déjà évoquée et qui mérite à mon sens d’être approfondie, consiste en la mutualisation des commandes. Cette approche ne devrait pas se limiter aux systèmes finis commandés par les États mais devrait surtout viser le regroupement des donneurs d’ordre de l’industrie de défense au niveau européen. L’objectif serait de pouvoir prétendre à des commandes plus conséquentes en termes de composants ou de matières premières, et ainsi gagner en importance dans la hiérarchie des priorités des fournisseurs. J’estime que cette démarche constitue un des éléments incontournables auxquels nous serons confrontés et qui s’avèrent essentiels pour l’avenir du secteur.
M. Julien Malizard. Je souhaite revenir sur un point évoqué lors des débats préparatoires à la LPM. Lors de mon audition dans le cadre de groupes de travail, j’avais proposé une analogie avec le secteur bancaire et financier que je soumets à nouveau à votre attention. Dans le domaine financier, les banques centrales organisent régulièrement des exercices appelés stress-tests, qui consistent à simuler un choc économique pour évaluer la sensibilité des banques face à diverses crises et vérifier leur capacité à maintenir leur liquidité et leur solvabilité. Nous pourrions envisager une approche similaire pour l’industrie de défense. L’idée serait de demander ouvertement aux industriels, dans le cadre d’un exercice de simulation, quel serait le délai nécessaire pour honorer une commande dans le cas d’une augmentation substantielle de la demande. Cette démarche permettrait d’identifier les points de blocage potentiels.
L’enjeu de l’économie de guerre réside dans la prise de conscience et le renforcement des capacités de production. Cependant, puisque nous ne sommes pas en situation de conflit, l’objectif est davantage un travail d’anticipation et de cartographie des besoins. Cette simulation, sous forme de stress-test industriel, offrirait l’opportunité d’identifier les obstacles, à condition que les industriels participent en toute transparence. Nous pourrions ainsi les accompagner pour éviter les écueils liés aux goulets d’étranglement et à la dépendance à un fournisseur unique pour certains composants.
Je suis convaincu que cette approche faciliterait l’anticipation nécessaire, en adéquation avec notre ambition de renforcer nos capacités.
M. Fabien Lainé (Dem). En juin 2022, peu après le déclenchement du conflit en Ukraine, Emmanuel Macron a initié la stratégie d’économie de guerre pour la France. Après trois décennies marquées par les dividendes de la paix et 80 ans sans conflit interétatique majeur sur notre continent, le concept a resurgi dans notre lexique et fait l’objet de discussions.
Traditionnellement, une économie de guerre entraîne une transformation profonde des structures économiques, sociales et industrielles d’un pays pour soutenir l’effort militaire. Elle remet en question les principes de l’économie de marché telle que nous la connaissons en temps de paix, faisant de la victoire militaire l’unique objectif national. L’Ukraine en offre un exemple frappant, consacrant actuellement 30 % de son PIB à l’effort de guerre et exigeant un sacrifice considérable de sa population, dont la vie est bouleversée à tous les niveaux.
Aussi, à partir de quel pourcentage du PIB peut-on véritablement parler d’économie de guerre pour un pays comme le nôtre, qui n’est pas directement impliqué dans le conflit ?
Nous sommes plusieurs à nous rendre au sommet de l’Assemblée parlementaire de l’Otan vendredi à Montréal, où nous échangerons avec nos homologues européens, canadiens et américains. Il serait intéressant d’aborder la perception de ce concept chez nos voisins et alliés, notamment allemands, italiens et polonais. Nous savons que certains peinent à atteindre les objectifs fixés par l’Otan. Quelle est leur perception à cet égard ?
M. Julien Malizard. Je souhaite évoquer un exercice de prospective réalisé récemment pour le podcast « Le Collimateur », où nous avons analysé les implications d’un budget de défense français atteignant 3 % voire 4 % du PIB. Bien que cet exercice de politique-fiction fût complexe, il soulève des questions pertinentes.
L’Ukraine est un pays en guerre, avec une véritable économie de guerre. Celle-ci se caractérise par un effondrement du PIB, une production entièrement orientée vers les besoins de la défense nationale et une suspension des marchés pour réallouer les ressources. Ce schéma rappelle la situation des puissances européennes et des États-Unis durant les guerres mondiales. La France, n’étant pas en guerre, ne peut adopter une telle posture. Néanmoins, nous pourrions établir un parallèle avec la période de la guerre froide, où nous nous préparions à un conflit de haute intensité face à une menace provenant principalement de l’Est. À cette époque, l’effort de défense représentait en moyenne 4 % du PIB. Sans affirmer que ce chiffre doive être notre objectif, il constitue une référence historique intéressante si l’on considère l’analogie pertinente.
Cette réflexion s’inscrit dans des débats budgétaires actuellement complexes, impliquant d’importants coûts d’opportunité. Augmenter les dépenses de défense signifierait renoncer à d’autres types de dépenses publiques, dans un contexte d’endettement public élevé.
D’un point de vue historique, la guerre froide apparaît comme une période singulière. En temps de paix, le budget de défense avoisine généralement 2 % du PIB, soit notre niveau actuel. En temps de guerre, particulièrement lors de conflits totaux, ce pourcentage peut atteindre 20 à 40 % selon les circonstances. La guerre froide se distingue avec un effort de défense oscillant entre 3 et 5 % du PIB, reflétant une situation intermédiaire entre paix et affrontement direct.
Si nous estimons que la situation actuelle s’apparente à celle de la guerre froide, et que nous souhaitons nous y préparer, les efforts budgétaires à consentir devraient être légèrement supérieurs à ceux que nous connaissons aujourd’hui.
M. Léo Péria-Peigné. Pour donner un ordre de grandeur, le PIB polonais représente entre un quart et un tiers de celui de la France. Malgré cela, la Pologne a décidé d’allouer cette année 4,7 % de son PIB à la défense, et certaines voix politiques préconisent même d’atteindre les 5 %.
Que signifie concrètement cet investissement ? Si la marine polonaise demeure modeste et sa force aérienne moins importante que la nôtre, l’objectif affiché de cette transformation militaire polonaise est en revanche le doublement des effectifs de l’armée de terre. Actuellement composée de quatre divisions de trois brigades chacune, la Pologne ambitionne d’ajouter deux divisions supplémentaires de quatre brigades, puis de faire passer l’ensemble de ses divisions à quatre brigades.
D’un point de vue purement stratégique, ce message est particulièrement fort, tant vis-à-vis des adversaires tels que la Russie que des partenaires. Si l’étude que nous menons actuellement révèle que cet effort se heurtera à d’importantes difficultés, notamment en termes de ressources humaines, ce signal est néanmoins perçu très favorablement par de nombreux partenaires, en particulier en Europe de l’Est, qui ont constaté les difficultés des puissances européennes à réagir à la crise ukrainienne. Rappelons qu’à l’automne 2023, lorsque les États-Unis ont suspendu leur aide à l’Ukraine, celle-ci a failli s’effondrer, l’Europe étant incapable de prendre le relais. Dans ce contexte, l’effort polonais visant à se doter d’un outil de dissuasion conventionnel est, selon moi, très bien accueilli, notamment par les petits pays du flanc est. À terme, si la Pologne atteint ne serait-ce que la moitié ou les deux tiers de ses ambitions, l’équilibre sécuritaire européen s’en trouvera bouleversé.
En comparaison, la LPM en cours en France a annoncé une augmentation de 40 % des budgets. Malheureusement, en termes de signalement stratégique, je pense qu’elle peine à se concrétiser par des annonces similaires. Nous avons fait le choix de la cohérence, ce qui est tout à fait compréhensible au vu de nos besoins. Néanmoins, je crains que l’effort français soit moins perçu, simplement parce qu’au final, nous n’aurons ni un canon, ni un navire, ni un avion supplémentaire. En matière de défense et d’armée, ces aspects sont importants et ce signalement compte. Si affirmer que nous sommes une armée d’emploi et que nous avons fait un choix de cohérence et de pertinence est compréhensible pour des spécialistes comme nous, un observateur moins averti aura en revanche des difficultés à percevoir cela.
ICA Benoît Rademacher. Je souhaite compléter en soulignant la complexité des comparaisons entre États. Bien que le ratio dépenses de défense sur PIB révèle que nous performons moins bien que les autres, je rappelle que nous partons d’un niveau plus élevé. Il convient de rappeler que le modèle d’armée complet de la France, sa capacité à être nation-cadre et à intervenir en premier sur un théâtre d’opérations, nécessitent des capacités de renseignement, d’anticipation et de conduite d’opérations que nos alliés ne possèdent pas nécessairement. Si l’effort des Allemands et des Polonais est notable, notamment pour l’équipement de l’armée de terre, nos enjeux diffèrent manifestement dans d’autres domaines.
La France dispose en outre d’une capacité de dissuasion nucléaire qui représentera environ 40 % des crédits de dépenses d’équipements dans la prochaine LPM. Ce montant considérable correspond également à la mise en œuvre de nouveaux programmes, tels que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de troisième génération. Nous revenons ainsi à la discussion sur le temps long et la persistance historique liée à la cohérence du modèle français, face aux enjeux émergents des conflits de haute intensité. Si je partage les propos relatifs à l’importance d’un signal stratégique montrant notre effort, nous devons nous comparer aux autres pour constater que nous n’avons pas à rougir de notre situation.
Concernant la part du PIB, une approche pourrait consister à considérer les dépenses de défense en excluant la dissuasion. Cependant, il faut rester prudent avec ces métriques, car ce que qui est inclus dans les dépenses de défense varie selon les pays. Il faut prendre en compte de nombreux éléments et se concentrer finalement sur les capacités opérationnelles. De ce point de vue, la France possède un modèle d’armée singulier par rapport à ses partenaires européens.
M. le président Jean-Michel Jacques. Notre dissuasion nucléaire représente un atout stratégique majeur que peu de nations possèdent.
M. Léo Péria-Peigné. Je crains que placer la dissuasion nucléaire au cœur de notre stratégie ne transmette un message ambigu à nos partenaires. La France affirme en effet disposer de la dissuasion nucléaire et, par conséquent, d’une armée d’emploi, sans nécessité de développer un modèle similaire à celui des autres nations européennes. Cette position soulève des interrogations chez nos alliés concernant nos capacités de soutien concrètes en cas d’attaque. Les discussions conduites depuis trois ans sur ce sujet révèlent sa complexité. Notre armée d’emploi se limite à quelques brigades, qui semblent insuffisantes pour venir en aide à nos partenaires et pour assumer le rôle de nation-cadre en encadrant un corps d’armée. Je redoute donc que l’accent mis sur la dissuasion dans notre proposition ne puisse se retourner contre nous.
M. le président Jean-Michel Jacques. La dissuasion nucléaire conserve indéniablement son efficacité face à un adversaire également doté de l’arme atomique.
Mme Anne Le Hénanff (HOR). Je trouve, à titre personnel, vos propos extrêmement sévères envers la position française et ne partage pas l’intégralité de vos déclarations.
La LPM et, plus récemment, le budget 2025 ont fait l’objet d’un travail approfondi de notre part. Nous avons établi plusieurs constats que vous n’avez que peu abordés dans votre exposé. Il s’agit notamment des nouveaux champs de conflictualité, qui engendrent des coûts, de l’augmentation bienvenue des partenariats européens, susceptibles d’alléger certaines dépenses grâce à une mutualisation future, des ruptures technologiques onéreuses, ainsi que du développement indispensable des moyens alloués aux services de renseignement pour garantir leur efficacité. J’ai une connaissance approfondie de ce dernier point en tant que rapporteure du programme 144.
Ma question est la suivante : ne pensez-vous pas qu’il soit illusoire, voire inutile ou superflu, de chercher à retrouver le niveau de production de l’après-guerre froide ? J’insiste sur ce point car je trouve votre position pour le moins surprenante. Pour inverser l’approche de mes collègues, si nous devions effectuer des choix, lesquels préconiseriez-vous ?
ICA Benoît Rademacher. Ainsi que vous l’avez souligné, nous sommes confrontés à une extension des champs de conflictualité, notamment avec l’émergence de nouvelles technologies, ce qui nous oblige à nous adapter constamment. Notre modèle d’armée soulève la question de la cohérence, qui peut être remise en question, mais qui engendre une certaine inertie programmatique nous contraignant à mener de nombreuses actions simultanément. Il convient de souligner que l’effort financier prévu dans la LPM et la réalisation de la précédente prennent en compte ces enjeux.
Concernant le niveau de production, le débat se concentre sur des besoins à plus court terme et sur une certaine inertie du système. Si la nécessité de se réarmer est évidente, nous ne sommes cependant pas en guerre, et notre réflexion doit donc s’orienter vers une logique de probabilité de conflit afin de déterminer les ressources, moyens et capacités nécessaires pour progresser.
Quant aux partenariats européens, il s’agit davantage d’un réveil de nos partenaires, car nous disposons déjà de capacités relativement complètes. L’intervention de l’armée française au Mali en est un exemple probant, puisque nous étions les seuls à pouvoir intervenir, ce qui bénéficiait à l’ensemble du territoire géographique européen.
Vous soulignez à juste titre l’émergence de nouveaux champs de conflictualité qui nous obligent, dans le cadre de la compétition internationale en matière sécuritaire, à suivre l’évolution de certaines technologies telles que l’intelligence artificielle ou les capacités quantiques. Pour donner une perspective, la France, qui demeure un petit pays à l’échelle mondiale, a pourtant réussi à se doter de manière indépendante d’une capacité de dissuasion et d’intervention que peu de pays possèdent. Même des pays tels que l’Inde ou la Chine, avec leurs budgets conséquents, ne disposent pas de ces capacités de présence navale globale, de renseignement et d’innovation technologique. Nous devons en être fiers, tout en reconnaissant l’émergence de nouveaux compétiteurs sur la scène internationale et la nécessité d’adapter notre modèle.
Les pistes évoquées incluent des approches partenariales, où nos alliés prendraient le relais sur certaines questions sécuritaires, ainsi que la coopération dans divers domaines de recherche pour accroître nos leviers d’action.
M. Julien Malizard. Si la trajectoire actuelle garantit le socle et la cohérence globale de notre stratégie de défense, nous faisons cependant face à une extension de la conflictualité. Nous pouvions, auparavant, envisager une forme de substituabilité entre les différents types d’opérations : des interventions ponctuelles durant la guerre froide, des opérations de maintien de la paix dans les années 1990, puis la lutte contre le terrorisme pendant deux décennies. Aujourd’hui, nous entrons dans une nouvelle ère où la guerre de haute intensité émerge tandis que les enjeux précédents demeurent. Cette situation engendre un risque d’élongation. Notre cohérence globale nous permet d’assurer tout type d’intervention mais nous devons nous préparer à la guerre de haute intensité tout en poursuivant la lutte contre le terrorisme, en renforçant le flanc est et en abordant les nouveaux champs de conflictualité tels que le cyber, les fonds marins et le spatial.
Cette accumulation de missions génère des besoins supplémentaires. Si la LPM prévoit de consolider l’ensemble, elle ne permet pas, en raison de la trajectoire budgétaire, de recréer une masse comparable à celle de la guerre froide. Ce n’est d’ailleurs probablement pas l’objectif puisqu’il s’agit plutôt d’agir de manière cohérente et progressive.
Il serait contre-productif d’imiter l’approche polonaise, qui a fait passer son budget de défense de 2 à 5 % du PIB en trois ans, car cette frénésie d’achat de matériel sans réelle réflexion sur son utilisation n’est pas souhaitable. Il est préférable d’adopter une approche graduelle pour continuer à solliciter notre tissu industriel et préserver notre autonomie stratégique tout en garantissant une visibilité.
La LPM prévoit en partie cet accroissement quantitatif. La cohérence est maintenue mais nous devons procéder par étapes car une augmentation trop brutale serait inefficace et pourrait nuire à la masse opérationnelle.
J’ai brièvement évoqué une piste de réflexion en citant l’exemple de l’Ukraine, qui montre comment des technologies civiles, comme les drones, peuvent compenser des faiblesses dans certains domaines, notamment l’artillerie. Il serait intéressant d’explorer cette voie, potentiellement moins coûteuse. C’est pour cela que je suggère d’établir un bilan détaillé des programmes Larinae et Colibri afin d’identifier précisément les points faibles. Cela nous permettrait de déterminer comment créer de la masse sur un projet moins structurant et moins onéreux sans compromettre la cohérence globale de notre modèle de défense.
M. Léo Péria-Peigné. Je tiens à souligner que la France, avec un PIB représentant la moitié de celui de l’Allemagne, ambitionne de développer à la fois le nucléaire et le contre-terrorisme, avec des opérations qui vont de Sentinelle à Barkhane, de maintenir sa présence en Indopacifique, dans sa zone économique exclusive (ZEE), en outre-mer et vise désormais la maîtrise du quantique, de l’hypersonique, des fonds marins et de l’espace, le tout avec un budget de 50 milliards d’euros. Je crains que cette ambition, bien que politiquement compréhensible, ne s’avère à la fois illusoire et périlleuse. Nous parviendrons peut‑être à établir des têtes de pont, des capacités échantillonnaires et à ajouter des branches au bonzaï, mais ce dernier résistera-t-il face à une crise majeure ?
Si je comprends la nécessité de rester à la pointe technologique, j’estime en revanche que nos forces armées doivent prioritairement nous protéger des menaces existentielles. Le conflit en Ukraine a rappelé aux Européens la fonction première d’une armée et d’une industrie de défense, ainsi que les dangers qui nous guettent à seulement trois heures de vol de nos frontières, bien différents de ceux rencontrés au Mali ou en Afghanistan.
Je m’interroge donc sur notre crédibilité, en temps de guerre, sur l’ensemble des domaines évoqués. L’Allemagne, avec 2 % de son PIB consacré à la défense, dispose de 75 milliards d’euros, sans les contraintes de la dissuasion nucléaire, de la présence outre-mer ou d’une implication militaire significative dans la lutte antiterroriste. Ces fonds sont majoritairement investis dans la défense territoriale et dans la constitution d’une armée conventionnelle capable de faire face à la menace russe. La France se sent peu menacée, comme en témoignent les sondages et le comportement électoral des citoyens. À l’inverse, les Polonais, qui se sentent extrêmement menacés, concentrent l’essentiel de leurs moyens militaires sur cette menace spécifique.
Je crains qu’en dispersant nos ressources, nous ne diluions notre efficacité. J’utilise souvent l’image d’une passoire pour illustrer le budget militaire français : la LPM a certes apporté plus d’eau, mais elle a également ajouté des trous. Finalement, le débit dans chaque trou n’a pas augmenté, et notre crédibilité face à un conflit potentiel risque de ne pas s’améliorer significativement. Bien que nous investissions des sommes qui nous paraissent considérables dans le quantique, l’intelligence artificielle ou l’hypersonique, ces montants restent modestes pour nos partenaires mieux dotés. Nous devons nous interroger sur le rapport coût-bénéfice de ces investissements : les sacrifices consentis pour ces capacités valent-ils réellement leurs retombées potentielles ?
Mme Michèle Martinez (RN). Dans le cadre des débats relatifs à la défense européenne, une prétendue base industrielle et technologique de défense Européenne (BITDE) est fréquemment évoquée. Certes, des entreprises ou des programmes menés conjointement par plusieurs pays européens connaissent des succès notables. Ces réussites ne se cantonnent d’ailleurs pas à l’Union européenne, comme en témoigne la société MBDA, emblème de la coopération en matière de défense entre le Royaume-Uni et la France. Néanmoins, le constat s’avère peu flatteur pour les partisans d’une Europe de la défense. L’Allemagne, notre principal partenaire commercial, n’occupe que le seizième rang des clients de la France en termes d’achats d’armement, derrière la Macédoine. Les programmes système de combat aérien du futur (SCAF) et système principal de combat terrestre (Main Ground Combat System, MGCS), menés en collaboration avec ce pays sont d’ailleurs au point mort. La majorité des États membres de l’UE privilégie l’achat de matériel américain, sans considération particulière pour une éventuelle préférence communautaire.
Dans ces conditions, comment peut-on évoquer une BITD européenne qui ne débouche sur rien de concret et demeure dépourvue de sens ?
Mme Caroline Colombier (RN). Le développement d’une économie de guerre en temps de paix vise à équiper massivement et rapidement nos forces au début d’un conflit.
Plusieurs options s’offrent à nous pour atteindre cet objectif. La première, qui consiste à produire des quantités massives d’armement, engendre toutefois des coûts considérables que nous ne sommes pas en mesure d’assumer. La deuxième option, qui repose sur la mise en place d’importantes capacités de production, représente un pari financier risqué pour nos industriels, qui ajusteront invariablement leurs outils de production en fonction de la demande actuelle. La troisième option, évoquée par divers médias spécialisés, est le concept de « socle défense ». Il s’agirait de passer d’un système d’achat à un système de location de l’ensemble des équipements majeurs, géré par une unique société de projet capable d’absorber les risques d’attrition. L’étalement des coûts de location permettrait de libérer des marges d’investissement pour les armées et les équipements en fin de location seraient vendus à des pays émergents en quête de matériel d’occasion. Le financement de cette société serait assuré par une souscription populaire. Ce modèle, qui permettrait de fournir davantage d’équipements à nos forces et d’augmenter les capacités de production de nos industriels sans alourdir les finances publiques, ne serait-il pas précisément l’instrument le plus approprié pour relever le défi de l’économie de guerre ?
Mme Stéphanie Galzy (RN). La montée des tensions internationales et les conflits en cours, notamment en Europe de l’Est et au Moyen-Orient, ont conduit de nombreux pays à réévaluer leurs dépenses militaires et à mobiliser des ressources économiques conséquentes pour soutenir leurs efforts de défense.
Comment l’augmentation des dépenses militaires et la mobilisation des ressources économiques pour soutenir l’effort de guerre affectent-elles l’équilibre macroéconomique et la stabilité financière à long terme, en particulier concernant la dette publique et l’inflation ? Quelles mesures peuvent-elles être prises afin d’atténuer ces impacts négatifs, tout en garantissant la sécurité nationale ?
M. Léo Péria-Peigné. Je vais me concentrer sur la base industrielle et technologique de défense européenne. Même s’il est vrai que l’Allemagne et la France achètent peu d’armement l’une à l’autre, affirmer que la BITDE n’existe pas reviendrait à ignorer plusieurs projets qui fonctionnent mais dont la France s’est retirée. L’avion de chasse européen Eurofighter existe bel et bien, même si certains le considèrent différent ou inférieur au Rafale. De même, le blindé européen Boxer est une réalité, bien que la France l’ait quitté pour développer le VBCI. Ces projets, qui existent et remplissent leurs objectifs, démontrent que la BITDE est en cours de développement plutôt qu’en voie d’extinction.
Ce sujet demeure néanmoins complexe. La Pologne a opté pour des achats américains et coréens principalement en raison de la rapidité de livraison face à l’urgence du conflit à ses frontières. Avec une production européenne annuelle de seulement 50 chars, il était inconcevable pour les citoyens polonais d’attendre 15 ans pour obtenir les 1 000 chars nécessaires. La situation est similaire pour les canons automoteurs : la capacité de production du Caesar, limitée à une trentaine par an, ne pouvait satisfaire la demande polonaise de 1 000 unités. Ces éléments soulèvent des questions sur l’état de nos industries respectives.
Nous sommes confrontés à un problème majeur lié à l’implantation de l’industrie de défense américaine sur nos territoires. Si des débats sont en cours concernant l’utilisation des fonds européens pour l’achat d’armement européen, la définition de ce dernier varie selon les acteurs. L’Allemagne tend à considérer comme européen tout armement fabriqué en Europe, tandis que la France privilégie ceux développés en Europe. Cette nuance requiert une vigilance constante pour préserver l’embryon de BITDE qui s’est formé car, au-delà des projets dont la France s’est retirée, il existe des collaborations en cours, notamment via MBDA, ainsi que des projets plus ambitieux comme l’avion A400M.
M. Julien Malizard. La logique de coopération constitue-t-elle un objectif en soi ou un moyen de partager les coûts et la production ? La réponse à cette interrogation détermine l’ambition industrielle poursuivie. Le projet MBDA illustre une coopération européenne réussie, fruit d’une volonté politique d’alignement sur des besoins communs. Cette réussite découle de la limitation des spécifications propres à chaque pays, contrairement à d’autres projets comme l’hélicoptère Tigre où les divergences entre les exigences françaises et allemandes ont compliqué la collaboration.
L’efficacité d’une coopération repose sur l’alignement des objectifs, notamment dans la répartition des tâches. Un programme d’acquisition commun offre une visibilité industrielle permettant de planifier les investissements nécessaires. Chaque pays tend cependant naturellement à rechercher un retour national sur ses investissements et la difficulté réside donc dans l’articulation entre les décisions prises à l’échelon supranational et les actions menées au niveau national. Bien que la Commission européenne et d’autres instances proposent des solutions pour améliorer cette coordination, leur efficacité reste limitée en raison des réticences exprimées par certains États membres.
Concernant les effets économiques des dépenses militaires, l’approche keynésienne les assimile à toute autre dépense en mettant en avant les retombées positives et le soutien à l’activité économique. La question est de savoir si ces retombées positives surpassent les potentiels effets négatifs liés à l’endettement ou à l’inflation. Les études menées pour la France, auxquelles j’ai contribué, révèlent un impact globalement positif qui s’explique notamment par l’absence de fuites dans le circuit économique : les achats de la DGA profitent aux entreprises françaises et à leur chaîne de sous-traitance nationale, évitant ainsi de soutenir des plans de relance étrangers. Bien que le secteur de la défense soit relativement modeste, il concentre en outre un potentiel considérable en termes de recherche et développement. Malgré ces aspects positifs, les risques inflationnistes ne doivent pas être négligés, comme l’illustre l’expérience américaine récente où l’inflation a fortement affecté l’efficacité des entreprises.
Il est essentiel, afin d’optimiser l’efficacité de ces dépenses, d’établir des trajectoires budgétaires planifiées sur le long terme qui permettraient d’éviter les à‑coups qui engendreraient une hausse des prix. La crédibilité de ces trajectoires doit s’accompagner d’investissements stratégiques tels que la relocalisation des activités de production de poudre à Bergerac. Ces processus nécessitent du temps, généralement un à deux ans au cours desquels les enjeux d’approvisionnement doivent être gérés. Une planification à long terme, associée à la visibilité offerte aux industriels, permet de relever ces défis efficacement.
ICA Benoît Rademacher. La pratique qui consiste à recourir à des moyens de location pour les équipements militaires existe déjà, notamment pour les moyens de transport stratégiques à longue distance. Des développements ont également été réalisés dans le domaine de la formation des pilotes de chasse et d’hélicoptères, comme à l’école du Luc dans le Var. Progressivement, nous nous inscrivons dans une logique de partenariat public-privé, à l’instar de l’Hexagone Balard.
Si ces perspectives sont intéressantes, en ce qu’elles permettent d’éviter un coût d’acquisition immédiat du capital, certaines limites apparaissent rapidement. Il convient notamment d’examiner le coût global sur la durée de location et de déterminer si une gestion interne ne serait pas plus avantageuse. Le caractère hostile des environnements soulève par ailleurs la question du partage des risques liés aux dommages potentiels sur les matériels et les soldats. Cette dimension du risque impose donc certaines restrictions. La question de la disponibilité se pose également lorsque des capacités sont mutualisées et que des priorités surviennent. Je considère néanmoins qu’une réflexion approfondie sur les modèles d’affaires est nécessaire. Nous discutons beaucoup des nouvelles technologies et capacités, mais il est tout aussi important de repenser les processus d’acquisition.
Le ministre des armées et des anciens combattants, Sébastien Lecornu, a souligné le 24 octobre dernier la nécessité de disposer de capacités d’achats sur étagère. Nous pouvons aller plus loin dans cette direction, notamment en envisageant la cession de matériel à mi-vie et en approfondissant la réflexion relative au marché de l’occasion.
Nous nous heurtons cependant à un paradoxe. Prenons l’exemple d’un matériel avec une durée de vie en service de quarante ans : si nous devons nous en dessaisir à mi-vie, soit dans une vingtaine d’années, il faut dès maintenant concevoir et produire le système qui prendra la relève. La question se pose alors de savoir si ce nouveau matériel s’inscrira dans l’architecture du système actuel ou s’il appartiendra à la prochaine génération. Nous observons ici le décalage entre l’accélération des cycles technologiques et l’allongement de la durée de vie des équipements militaires. Bien que réalisable, cette approche impliquerait un coût d’entrée important pour l’acquisition capitalistique.
J’estime néanmoins que l’innovation des processus d’acquisition et la réflexion sur de nouvelles approches, telles que la mise à disposition de matériel par des sociétés, sont des pistes à explorer pour sortir de la logique patrimoniale qui prévaut actuellement dans l’acquisition d’équipements militaires.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je tiens à exprimer ma sincère gratitude envers nos intervenants pour cette audition particulièrement enrichissante qui nous a permis d’approfondir notre compréhension des enjeux et de remettre en question certaines de nos conceptions.
3. Audition commune, ouverte à la presse, de M. Franck Saudo, Président de Safran Electronics et Défense, du général (2S) Guy Girier, conseiller militaire d’Airbus et de l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte, conseiller marine de Naval group, sur les défis de l’économie de guerre (mercredi 27 novembre 2024)
Vous pourrez ainsi évoquer les actions que vous mettez en œuvre pour vous préparer à garantir une profondeur stratégique industrielle à nos armées, dans le cas où elles seraient engagées dans un conflit de haute intensité et de longue durée. Nous savons que le partage des risques, la visibilité sur les commandes, les besoins éventuels de stock et les modalités de financement de vos activités constituent des enjeux clés pour être en mesure de redimensionner l’outil de production et de préparer cette économie de guerre en cas de nécessité. Le respect de la marche prévue en 2025 par la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, de 3,3 milliards d’euros supplémentaires, constitue à ce titre un réel motif de satisfaction.
Au-delà de ces aspects, vous êtes également confrontés à plusieurs enjeux. Je pense par exemple à la question des approvisionnements en composants critiques, à la solidité de la chaîne de sous-traitance ou encore aux besoins identifiés en ressources humaines et en formation. Enfin, je pense également à la question de la simplification normative, à travers notamment la refonte des procédures d’acquisition du ministère des armées et de la transformation en cours de la direction générale de l’armement (DGA).
M. Franck Saudo, Président de Safran Electronics et Defense. Je tiens d’abord à remercier votre commission de nous donner l’opportunité d’être auditionnés. Je propose d’aborder deux points : d’une part, Safran comme employeur et acteur de souveraineté, et d’autre part, la nouvelle donne en matière de défense et d’économie de guerre, ainsi que l’engagement de Safran en réponse à cette nouvelle donne.
Safran est un groupe international de 50 000 collaborateurs en France et de plus de 100 000 personnes à travers le monde, dans les métiers de la production et de l’ingénierie. Safran recrute en France et a réalisé près de 5 000 embauches en cette année 2024 ; mais est aussi un groupe de haute technologie de classe mondiale, numéro deux mondial des dépôts de brevets dans l’aéronautique, et premier détenteur de brevets dans notre pays, toutes industries confondues. Notre excellence technologique est française, puisque 90 % de la R&T de Safran sont effectués sur le territoire national.
Safran réalise 80 % de son activité à l’export. Nous sommes un acteur de l’aéronautique et de la défense, spécialisés dans la conception des moteurs d’avion, des moteurs d’hélicoptères et des missiles, des équipements à bord des avions et des équipements d’espace et de défense. Trois sociétés du groupe Safran évoluent principalement dans la défense et l’espace : Safran Aircraft Engines pour le M-88, le moteur du Rafale ; Safran Helicopter Engines, notamment localisée près de Pau, pour les moteurs de l’ensemble des hélicoptères des forces armées, gendarmerie, sécurité civile et douanes ; et enfin Safran Electronics & Defense, pour les drones, les systèmes optroniques, la navigation et la surveillance de l’espace.
Trois enjeux figurent au cœur du groupe industriel Safran : la souveraineté, la dualité et l’export. La stratégie du groupe Safran repose depuis 2021 sur deux piliers : la décarbonation de l’aviation et la souveraineté. Les activités de souveraineté sont au cœur de la stratégie du groupe, où elles représentent 20 % du chiffre d’affaires. Surtout, les femmes et les hommes du groupe Safran éprouvent une réelle fierté à contribuer à la motorisation et au système de guidage du Rafale, de nos sous-marins nucléaire lanceur d’engins (SNLE) ou du missile M51 dans le domaine de la dissuasion.
Safran s’attache également à la dualité civil-militaire, pour rester un des leaders mondiaux dans ses domaines, grâce à l’innovation. Par exemple, le moteur M88 du Rafale permet de maîtriser les parties chaudes, ainsi que des technologies rares dans la métallurgie. Cette maîtrise permet à Safran d’être un des cinq seuls motoristes complets sur le plan mondial et d’être un acteur majeur du civil international. Enfin, compétitivité et succès dans nos métiers de défense requièrent impérativement d’accéder à des volumes importants. Ils proviennent des activités à l’international et des exportations, qui sont clés pour la soutenabilité de nos activités au service des forces.
Laissez-moi ensuite évoquer la nouvelle donne en défense, celle de l’économie de guerre. Cette nouvelle donne est en réalité la conjonction de deux éléments. D’une part, nous avons définitivement acté la fin de la période des dividendes de la paix, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’augmentation des budgets de défense. D’autre part, le retour d’expérience des conflits récents (Syrie, Haut-Karabakh, Ukraine) dessine en réalité une transformation du champ de bataille. Cette transformation modifie notamment la transparence du champ de bataille, la présence de capteurs aussi bien au sol que dans les airs ou dans l’espace, le brouillage des signaux de radiofréquence, le retour de la guerre d’attrition, l’impératif de pouvoir engager de la masse au-delà de la seule technologie et enfin l’essor des drones légers.
Dans ce contexte, notre responsabilité et notre fierté d’industriels de défense nous engagent à être au rendez-vous de cette nouvelle donne, grâce à trois leviers. Le premier porte clairement sur l’augmentation des cadences. La LPM représente un effort financier important de la nation et en tant qu’industriels, nous devons répondre aux augmentations de cadence. Ces augmentations constituent une véritable rupture après une phase de commandes de faible niveau. Il y a là un enjeu collectif, puisqu’il s’agit non seulement d’augmenter les cadences internes dans nos usines, mais également d’embarquer l’ensemble de la chaîne des fournisseurs. Notre groupe répond présent, et je tiens à saluer le travail réalisé par les femmes et les hommes de Safran et de nos partenaires dans la supply chain, dont l’engagement permet ces succès. À titre d’exemple, les cadences sont multipliées pour le moteur du Rafale. La responsabilité est partagée. Pour pouvoir entraîner les fournisseurs, il est impératif de disposer des commandes permettant de donner de la visibilité qui seule permet aux PME d’investir dans des moyens de production ou des moyens humains, sur plusieurs années. À cet égard, la LPM représente un actif à préserver impérativement.
Ensuite, les enjeux de la transformation du champ de bataille requièrent et vont requérir à l’avenir souveraineté et agilité : à la fois des développements et programmes structurants, mais également des incréments capacitaires rapides. À titre d’exemple, le système de lutte anti-drones Skyjacker, développé en moins de six mois, a été déployé dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. Il permet d’obtenir une bulle protégeant un point d’intérêt. Les drones rebondissent sur cette « bulle ». Ensuite, en mer Rouge, les frégates françaises ont été prises à partie par des drones houthis au début de leur déploiement. Face à ces drones, la première réaction a été de tirer des missiles, dont le coût est très élevé. À leur retour en métropole, les frégates ont été équipées d’un système de vision optronique Safran de toute dernière génération, permettant d’identifier de loin la menace. Quand la menace est un drone de 20kg, les frégates peuvent ainsi laisser le drone s’approcher et l’engager au canon de 76mm plutôt qu’avec un missile. Safran a démontré son agilité puisqu’il a fallu seulement quatre semaines pour intégrer ces systèmes optroniques.
Enfin, au-delà des incréments capacitaires, la nouvelle donne renforce la prégnance des enjeux de souveraineté, dans deux dimensions. La première concerne l’accès à certaines capacités souveraines. Je pense ainsi aux lance-roquettes unitaires (LRU) déployés dans le régiment de Belfort. Le conflit en Ukraine renforce l’importance de ces feux dans la profondeur. L’accès à ces équipements est contraint de deux manières. D’une part, certains pays alliés subissent des contraintes d’approvisionnement rendant ces systèmes non disponibles pour plusieurs années. D’autre part, ces livraisons en provenance de pays alliés sont parfois associées de contraintes de déploiement sur des géographies limitées. Or il s’agit de pouvoir disposer de cette capacité de feu dans la profondeur de façon souveraine. L’impératif de disposer d’une telle capacité souveraine a été reconnu par la DGA, qui a lancé un partenariat d’innovation auquel Safran a répondu et a été sélectionné avec le groupe MBDA. Il conviendra d’être attentif à ce que le programme de développement et d’approvisionnement puisse être lancé après ce partenariat de 18 mois.
Enfin, je souhaite terminer en évoquant la technologie des moteurs d’avions de chasse. Cette technologie est maîtrisée par seulement cinq pays à travers le monde, dont le nôtre. Conserver ces technologies à l’état de l’art représente un enjeu de souveraineté nationale. À cet égard, le retard du programme du système de combat aérien du futur (Scaf) par rapport au calendrier initial nécessite de trouver un moyen alternatif de préserver sur le territoire national les compétences et les technologies, afin de tenir notre rang de motoriste complet d’avions d’armes dans ce domaine. Safran et la DGA travaillent main dans la main pour trouver les financements et la feuille de route permettant à la France de tenir son rang.
En conclusion, la première de nos responsabilités d’industriels consiste à être au rendez-vous des enjeux de la nouvelle donne de l’économie de guerre, en alliant cadence, agilité et souveraineté. Ensuite, l’engagement des industriels requiert des investissements et des prises de risques importantes, à la fois par les grands groupes, mais également par les petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI) de la BITD française. À cet égard, la visibilité dans les commandes est le nerf de la guerre. Cette visibilité est apportée par la LPM. Enfin, il nous faut poursuivre le travail engagé avec la DGA au titre de la simplification des procédures de livraison, d’approvisionnement et de soutien à l’exportation.
M. le général (2S) Guy Girier, conseiller militaire d’Airbus. Airbus est une société européenne, mais ancrée sur ses pays natifs : la France, l’Allemagne et l’Espagne. Nous sommes attachés à soutenir les armées pour répondre à leurs besoins avec la réactivité qu’elles attendent. Airbus réalise un chiffre d’affaires de 11,9 milliards d’euros dans le domaine de la défense, ce qui positionne le groupe parmi les premiers fournisseurs des forces européennes, avec Leonardo. Airbus figure également parmi les quatre fournisseurs principaux du ministère de la défense dans le cadre de la LPM.
La crise en Ukraine et l’évolution du contexte géostratégique ont profondément affecté nos approvisionnements, nos procédures et la dynamique du marché de défense en France et dans le monde. L’initiative française sur l’économie de guerre, assez atypique, est très importante. Elle a mis clairement en évidence que les dépendances et la multiplication des contraintes, résultats de trente années de dividendes de la paix, ont introduit de nombreuses difficultés. Cette réflexion a été initiée par la DGA et l’état-major des armées dans le cadre la préparation de la LPM 2024-2030.
À présent, je souhaite dresser l’état des lieux des actions menées par Airbus en liaison avec l’état-major des armées. Au préalable, je voudrais vous sensibiliser sur la situation du marché européen de la défense, un marché très atypique. Il est excessivement concurrentiel en raison du poids de l’histoire et de l’intervention très récente de l’Europe dans la défense. Ce marché s’inscrit également dans le cadre de l’Otan. En conséquence, l’industrie est malheureusement très morcelée en Europe et concentrée sur des petites séries. À l’inverse, l’industrie de défense américaine bénéficie d’une situation plus avantageuse. À titre d’exemple, le C 130 américain est produit depuis 1950, et dispose d’une profondeur de production qui permet aux États-Unis de piocher dans ses propres productions tout en accompagnant les acquisitions de leurs partenaires stratégiques. Un tel outil n’existe pas à ce jour en Europe, mais nous y réfléchissons, en lien avec la DGA.
Dans le contexte que nous connaissons en Europe aujourd’hui, cette situation s’aggrave. En effet, il est évident que l’industrie américaine fait preuve d’opportunisme au travers de deux notions : l’interchangeabilité et l’arrivée de nombreux nouveaux acteurs sur ce marché, comme la Turquie, la Corée du Sud ou le Brésil. En résumé, le marché européen est compliqué et pour y faire face, le soutien des États est essentiel. Pour nous, tout se joue aujourd’hui en Europe dans le cadre du programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP), pour s’assurer que chaque euro investi dans la défense européenne le soit bien au profit de l’industrie européenne.
Dans le cadre de l’économie de guerre, nous sommes impliqués dans les travaux menés sur deux types d’actions : la sécurisation des approvisionnements et la sécurisation de nos productions. L’invasion de l’Ukraine en 2022 nous a conduits à reconfigurer nos approvisionnements pour sortir d’un certain nombre de dépendances. Je pense notamment à la sécurisation de la filière française du titane. C’est la raison pour laquelle, avec Safran et le fonds d’investissement Tikehau, nous avons investi dans la reprise d’Aubert & Duval, pour un prix d’acquisition de 170 millions d’euros et nous réalisons un effort encore plus important, de 300 millions d’euros pour faire remonter cette filière en compétences. Nous poursuivons cette réflexion avec la DGA autour de nos dépendances sur onze métaux critiques. Dans ce cadre, nous devons analyser nos relations avec de nombreux pays, dont la Chine et le Congo.
S’agissant de la sécurisation de nos productions, nous avons conduit une réflexion nourrie par la crise ukrainienne, au travers des fameux articles 49 et 51 de la LPM. Cette dernière s’est surtout concentrée sur des entreprises qui produisent des munitions ou de l’artillerie sol-sol. Néanmoins, nous sommes complètement impliqués, pour sécuriser nos propres productions sur fonds propres.
Au-delà, soyez aussi convaincus que nous continuons de travailler par nous‑mêmes sur un certain nombre de développements internes. Je pense notamment au programme Beluga. En effet, la crise en Ukraine a notamment eu pour conséquence l’effondrement du transport stratégique en Europe, puisque la société ukrainienne Antonov a perdu la majorité de ses moyens de transport et n’est plus en mesure d’assurer le service au même niveau qu’elle le faisait avant la crise. Airbus a réagi en proposant un service complémentaire, pour aider les forces européennes à pouvoir transporter leur matériel de grand volume grâce à l’aide du Beluga. Nous finalisons actuellement ce travail avec les armées.
Enfin, je voudrais souligner que la réflexion a porté sur la simplification et l’analyse de l’approche contractuelle, en lien avec la DGA. Ce travail nous conduit à établir de nouvelles voies pour améliorer nos futurs contrats. En conséquence, je suis très confiant pour l’avenir, parce que nos futurs contrats prendront en compte des mesures de simplification qui sont multiples telles que la simplification documentaire ou la simplification de la prise en compte de la réglementation. Nous nous efforçons d’approcher le sujet d’une façon plus concrète, plus réaliste et plus opérationnelle.
En conclusion, je souhaite évoquer un exemple, qui illustre la nécessité d’introduire à nouveau une culture du risque, qui avait probablement été perdue pendant les trente années de dividendes de la paix. Elle se manifeste notamment à travers la participation de l’industrie à l’exercice Orionis mené par les armées. Celui-ci a clairement démontré que si tous les outils sont en place, il est collectivement essentiel de savoir les utiliser pour que l’opération redevienne notre première préoccupation.
En revanche, je suis convaincu qu’une dégradation supplémentaire du contexte géostratégique conduirait inévitablement à développer une économie « en guerre », marquée par un caractère d’exception sur les ressources qui devraient lui être consacrées.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte, conseiller marine de Naval Group. La société Naval Group est un groupe français de 17 000 personnes, dont la très grande majorité est basée en France, pour un chiffre d’affaires de 4,3 milliards d’euros l’an dernier, dont 70 % réalisés en France.
Naval Group est un groupe singulier, qui réalise des bateaux de surface du haut du spectre – de la corvette au porte-avions en passant par les frégates – et des sous-marins nucléaires ou classiques, des systèmes de combat, des armes sous‑marines et des drones. Peu de sociétés dans le monde sont ainsi capables de couvrir un tel champ, dont je vais parcourir les quatre segments.
Le premier est celui des plates-formes, les plus visibles et donc les plus connues.
Le second recouvre les systèmes de combat, qui sont au cœur des programmes, car ils permettent d’animer le bateau, de recueillir l’information, de la traduire, la proposer à la décision et transmettre cette dernière aux effecteurs.
Le troisième pilier concerne les armes sous-marines, les torpilles, mais aussi les drones. Naval Group est intégrateur pour tous les drones, et réalise en propre des drones de surface et sous-marins.
La quatrième fonction, enfin, est celle du soutien, ou maintien en condition opérationnelle (MCO). Le groupe couvre ainsi l’ensemble du cycle de vie, puisqu’il s’occupe même de la déconstruction des bateaux. En résumé, la société est uniquement et entièrement dédiée au naval de défense, mais elle couvre l’ensemble de ce paysage.
À présent, je souhaite vous faire part de ma grille de lecture de l’économie de guerre. Naval Group produit d’abord et avant tout des gros objets. Il est très clair que pour nous, l’économie de guerre revêt un sens différent de celui qui concerne les producteurs de munitions ou de consommables. En conséquence, notre philosophie d’économie va s’appliquer dans notre temporalité. La marine et Naval Group vivent dans quatre temps : le temps long de la programmation, le temps court des opérations, le temps futur de l’évolution et le temps du quotidien, qui est le temps du soutien et qu’il ne faut absolument pas négliger.
Le temps long est le plus simple à imaginer. On pense ici aux Barracuda, aux frégates de défense et d’intervention (FDI), aux SNLE 3G ou au porte-avions de nouvelle génération (PANG). Dans ce domaine, trois caractéristiques sont essentielles : la lisibilité, l’évolutivité et la résilience. S’agissant de la lisibilité, Naval Group doit maintenir des compétences à tous les niveaux : dans les bureaux d’études, mais également dans les chantiers. Cette lisibilité est double. De notre côté, il s’agit de montrer que nous sommes capables de maintenir ces compétences et de respecter les délais et les calendriers. Du côté de l’État, il s’agit d’une responsabilité associée à la soutenabilité de la LPM.
Ensuite, l’évolutivité nous rapproche de l’économie de guerre, laquelle implique de pouvoir assumer des hausses de cadence en cas de besoin. Naval Group doit être capable de répondre à cette demande, grâce à son organisation de travail. Le troisième pilier du temps long concerne la résilience, l’épaisseur, notamment dans le domaine logistique. Ainsi, Naval Group a signé le 20 novembre denier l’arrêté appliquant l’article 49 de la LPM, de façon à réaliser des provisions. Ce sujet concerne l’ensemble de notre supply chain, en lien avec la DGA.
Le deuxième temps est le temps court, celui des opérations. On pense généralement aux théâtres de l’actualité, en mer Noire, en mer Rouge ou en Méditerranée orientale, mais il ne faut pas non plus oublier la forte activité opérationnelle en Atlantique Nord, même si elle est plus discrète. Dans ce temps court, il est essentiel de savoir bien dialoguer avec l’état-major de la marine, l’état‑major des armées et la DGA. Une boucle de retours d’expérience est en place, dans un souci de réactivité, première problématique du temps court. Quel que soit le problème, des sociétés comme Naval Group sont capables de réagir aux demandes de la marine nationale, qui nous a d’ailleurs remerciés à plusieurs reprises pour notre rapidité.
Il faut également mentionner la boucle longue du temps court. Ainsi, instruits par ce qui se passe sur ces théâtres, nous devons être capables de réintégrer une partie de nos observations en faisant évoluer les systèmes et programmes que nous produisons. Je pense par exemple à l’amélioration des conduites de tir sur l’artillerie, l’ajout de nouvelles capacités de destruction de drones et de missiles. Ce travail est mené autour d’une plateforme d’échanges réunissant l’État et les industries concernés.
Le troisième temps est celui du temps futur et de l’innovation. Le temps court des opérations nous conduit à effectuer des améliorations, des correctifs, des patchs, mais nous devons également être capables à la fois de réagir aux demandes urgentes de la marine, mais aussi de pouvoir en déduire ensemble de nouvelles idées ou de nouvelles améliorations. L’innovation comprend ainsi trois séquences : celle de l’idéation, celle de l’expérimentation, et celle de la priorisation et du déploiement.
Comme exemple d’idéation, le contexte en Méditerranée orientale et en mer Rouge a mis en exergue deux aspects : l’économie de la réponse (à menace donnée, réponse proportionnelle donnée) et la polyvalence des outils de lancement. Dans le domaine de l’expérimentation, il convient de remercier la marine pour les dispositifs mis en place depuis deux ans concernant Perseus, Polaris, le Droneathlon, ou Wildfire.
Le dernier temps est celui du temps réel ou du quotidien, celui du soutien, qui est essentiel. Pour obtenir un retour d’expérience, il faut des bateaux en mer et donc disponibles. Nous menons régulièrement des échanges avec l’état-major de la marine sur ce sujet. Ce soutien peut être résumé par trois exigences : la disponibilité, la fiabilité et la performance. La disponibilité consiste à réaliser les arrêts techniques en temps et en heure, sans retard. Nous y parvenons depuis quarante ans, comme en témoigne le chef d’état-major de la marine qui récemment se déclarait particulièrement satisfait du taux de disponibilité des frégates. Des efforts particuliers sont ensuite réalisés sur la fiabilité. Enfin, nous conduisons un dialogue régulier avec la marine sur la performance, impérative pour opérations qu’elle conduit.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos propos liminaires. À l’issue de ce cycle sur l’économie de guerre, nous conduirons un autre cycle, dédié à l’Europe de la défense. Par ailleurs, je pense que nous aurons l’occasion de revenir lors des échanges sur les aspects relatifs aux RH et aux formations.
Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Frank Giletti (RN). L’expression « économie de guerre » semble avoir définitivement intégré le vocable du gouvernement depuis l’annonce fulgurante, voire surprenante, du président de la République Emmanuel Macron en juin 2022. Mais la France est-elle en guerre ? Cet abus de langage permet au gouvernement de ne pas reconnaître le retard accumulé par notre pays et le continent européen et de se dédouaner en évoquant les « dividendes de la paix ». En réalité, cet abus de langage marque un manque d’ambition, voire une certaine naïveté, alors que le contexte stratégique international est devenu très défavorable. On comprend par là qu’en incitant la BITD nationale à produire plus, plus vite et dans la durée, au prétexte du retour de la guerre sur le sol européen avec le conflit ukrainien, le président de la République dissimule en réalité une nécessité pour la France de rester dans la course.
Entrer en économie de guerre correspond à une ambition, des commandes publiques massives et une simplification des procédures. Or, à ce jour, nous ne constatons qu’une amélioration des cadences, éventuellement une tentative de sécurisation des approvisionnements. Alors que la LPM elle-même démontre que nous nous trouvons bien loin du réel effort fourni en cas de guerre – à la fin de celle‑ci, il n’y aura pas plus de bateaux, d’avions ni de chars –, ce message s’adresse à vous, industriels de la défense, qui participez au rayonnement de notre pays par vos savoir-faire uniques, unanimement reconnus sur la scène internationale. Comment cette recommandation présidentielle est-elle accueillie de votre côté ? Quelles différences de production nous permettent d’affirmer que nous sommes véritablement en économie guerre ?
Enfin, j’aimerais conclure par une question spécifique à Safran. Si l’annonce récente du lancement des études liées au standard F5 du Rafale nous a tous soulagés, un élément continue néanmoins d’alerter le rapporteur Air que je suis, puisqu’il s’agit d’un impensé de la LPM qu’il est urgent de prendre en considération. Je pense ainsi au moteur T-REX produit par Safran pour le Rafale. En effet, alors que la masse de la charge utile – qui a déjà considérablement évolué puisqu’elle atteint aujourd’hui plus de deux tonnes – ne cesse de croître et que les besoins en puissance électrique en matière de dissuasion continuent eux aussi d’évoluer, la puissance du moteur T-REX reste quant à elle inchangée.
Afin que ce dernier continue de répondre aux évolutions du Rafale F5 et, dans une réalité alternative, le Scaf, des discussions sont-elles menées actuellement ?
M. Franck Saudo. À propos du moteur T-REX, pour Safran et pour le pays, maintenir la compétence de motoriste complet relève d’un enjeu majeur de souveraineté. Cela suppose d’entretenir les compétences et de développer les technologies nécessaires pour tenir notre rang dans le domaine des moteurs d’avions d’arme. À cet égard, le fait que le programme Scaf ait été décalé par rapport au calendrier initial crée une distance qui met en danger le maintien de compétences.
En conséquence, sans attendre le Scaf, il est absolument impératif de mobiliser les compétences de motoriste, de « faire du muscle » au sens métier du terme sur les technologies des moteurs. En effet, cet enjeu ne figure pas dans la LPM, dans la mesure où le Scaf était attendu plus rapidement et devait assurer ce maintien de compétences. Aujourd’hui, il est essentiel de trouver les voies et moyens de lancer un programme T-REX, actuellement abordé conjointement entre la DGA et Safran, permettant le développement d’une variante du moteur M 88 capable d’atteindre une poussée de neuf tonnes. Celui-ci permettra de faire ce pont entre le moteur actuel et le Scaf, en temps et en heure. L’enjeu de court terme implique de lancer ce développement, d’identifier les financements et d’aller chercher ce moteur de neuf tonnes pour le rendre disponible au début de la décennie 2030.
M. le général (2S) Guy Girier. Je comprends qu’il me revient de parler de l’économie de guerre, sujet éminemment politique. En 2022, nous avons changé de monde et chez Airbus, nous avons poussé la réflexion sur nos dépendances, qui incombent très clairement aux trente années de dividendes de la paix et de la globalisation des marchés mondiaux. Ces dépendances concernent par exemple des matériaux, des équipements électroniques, des moteurs plasma pour les satellites, mais aussi des colles dont la production a été largement délocalisée en Chine, alors même que l’Europe dispose de la première industrie chimique au monde. Nous avons mené cette analyse avec l’état-major des armées et la DGA pour discerner l’impact de ces contraintes sur nos processus actuels. Aujourd’hui, nous corrigeons cet environnement.
M. Sylvain Maillard (EPR). Le retour en Europe du conflit de haute intensité et la révision de la LPM qui s’en est suivie ont entraîné une profonde réflexion sur les objectifs à donner à notre défense et, par ricochet, à l’appareil de production qui le soutient. Cette réflexion s’est cristallisée notamment à travers le vocable « d’économie de guerre ». Dans la perspective du passage à une telle économie, le vice-amiral Malbrunot, qui était auditionné la semaine dernière par notre commission, a souligné la nécessité pour le ministère de la défense de retrouver une « culture du risque », en simplifiant les procédures et en adaptant la réglementation en vigueur, afin d’améliorer la production, aussi bien en termes de quantité que de rapidité.
Cette prise de conscience m’apparaît aussi louable que nécessaire. Observez-vous la manifestation de cette culture du risque dans vos entreprises, dans la gestion et dans le rapport avec l’État ? Par ailleurs, le vice-amiral Malbrunot a également évoqué le besoin d’améliorer les capacités à traiter des obsolescences pour entrer dans une logique de réutilisation des matériels et technologies. Comment vous adaptez-vous à cet impératif ?
M. le général (2S) Guy Girier. La culture du risque constitue effectivement l’un des enjeux. De fait, les articles 49 et 50 de la LPM sont ni plus ni moins un nouveau partage de risque entre l’État et l’industrie. Désormais, il revient à l’industrie de prendre une part de risque encore plus importante. De fait, constituer des stocks nous fait sortir de la logique qui prévalait jusqu’à présent, celle des flux, qui était consubstantielle à l’environnement précédent. L’industrie assume ce risque, lequel entraîne un impact non négligeable sur les trésoreries des sociétés et sur l’ensemble des chaînes aéronautiques et maritimes.
La culture du risque consiste également à reprendre en compte l’enjeu opérationnel dans le cadre de nos approches. Lors de l’exercice Orionis, les états‑majors étaient reliés à l’ensemble des acteurs industriels, notamment leurs bureaux d’études. À cette occasion, nous nous sommes rendu compte que nous savions mettre en place des procédures très réactives pour répondre aux besoins. Lors de l’exercice Pégase, un A330 MRTT a connu une panne à Séoul, en Corée du Sud. Puisque la culture du risque était partagée, nous avons trouvé très rapidement la procédure permettant de dépanner l’avion sur place en moins de vingt-quatre heures, en utilisant des moyens sud-coréens.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. S’agissant de la culture du risque, je partage complètement les préconisations de l’amiral Malbrunot. Je distingue quatre risques principaux : le risque contractuel, le risque budgétaire, le risque technique et le risque physique par rapport aux différentes sécurités. Le risque contractuel a toujours existé et fait l’objet de discussions sur son partage entre un industriel et la DGA. Cette discussion est menée actuellement sur les principaux contrats de Naval Group, afin de déterminer le meilleur périmètre de chacun et partager le risque.
Le risque budgétaire est également pris en charge par les sociétés, notamment lorsqu’il s’agit de susciter des innovations. Quand Naval Group investit ses fonds propres dans un objet, il espère nécessairement que celui-ci répondra à un besoin, mais cela n’est pas toujours le cas. Un certain nombre de ces objets doivent ainsi être retenus par l’État, pour permettre l’alimentation dans le temps de cette culture du risque.
Le troisième risque concerne le risque technique. Nous avons reçu des commentaires plutôt favorables de la part d’officiers d’Alfan, rencontrés vendredi à Brest. Les responsables des commandes de bateau ont remercié Naval Group, qui accepte des propositions de réparation « exotiques » sur les systèmes, qui fonctionnent mais ne sont pas listées dans le manuel. Mais il n’est possible de sortir du manuel que lorsque l’on fait par ailleurs preuve de compétences, celles qui permettent de réussir à la fois dans le temps long et le temps court.
La quatrième culture du risque est bien plus compliquée. Elle concerne la culture du risque vis-à-vis des sécurités : sécurité du travail, sécurité de l’environnement, sécurité nucléaire. Naturellement, nous ne ferons pas de courir de risque à nos collaborateurs. Mais il y a aussi une part très livresque associée à ces risques. Quand il faut conduire un dossier d’environnement pour augmenter une surface utile, la culture du risque doit se partager avec l’État, grâce à la simplification des dossiers.
M. Franck Saudo. La prise de risque est une réalité dans l’environnement actuel, comme en témoigne l’exemple du remplacement du lance-roquettes unitaire. Le partenariat d’innovation lancé par la DGA, auquel le consortium Safran-MBDA participe, comprend une partie significative d’autofinancement par les industriels de cette première phase de dix-huit mois, qui va aboutir à des essais. Cet autofinancement constitue clairement une prise de risque pour un industriel, et donc un vrai sens des responsabilités.
En revanche, dans la durée, il importe que cette prise de risque soit récompensée, c’est-à-dire que cette première phase de partenariat et d’innovation, débouche en effet sur un programme tangible.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Le groupe La France insoumise - Nouveau Front Populaire ne partage pas le vocable « d’économie de guerre ». Nous ne sommes pas en guerre. Si nous l’étions, les nombreux efforts que vous déployez aujourd’hui ne suffiraient pas. Une économie guerre ne ressemble pas à ce qui est mis en œuvre pour « faire mieux, faire plus, faire plus vite ». Bien sûr, ce sont des impératifs, mais ils ne sont pas apparus en 2022. En réalité, l’environnement a changé, les exigences sont différentes, mais nous aurions tort de nous payer de mots encore une fois, en croyant que nous serions passés en économie de guerre.
Nous tenons par ailleurs une position de principe, qui est la suivante : nous ne croyons pas que les armes soient des marchandises comme les autres et que le marché doive s’imposer au commerce des armes. Cela implique un certain nombre de conséquences, dont la nationalisation des industries de défense le moment venu. Enfin, le débat budgétaire, contrairement à ce qui a pu être avancé, a été escamoté : il n’a pas lieu.
Nous ne croyons pas à la soutenabilité du projet de loi de finances (PLF) 2025. Je souhaiterais vous entendre à ce sujet. Ensuite, l’économie de guerre sert d’argument au renforcement de l’Union européenne (UE) dans les questions de défense. Le programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP) est en cours de discussion. Il semble que la France ait déjà renoncé. Je me rappelle que l’ancienne ministre des armées Florence Parly déclarait que l’article 5 (du traité de l’Atlantique Nord) n’est pas « un article F-35 ». Or il se trouve que 35 % d’EDIP pourraient bénéficier à des entreprises étrangères. Comment appréciez-vous cette décision ?
Amiral, il me semble que pour des raisons calendaires de disponibilité de certains sites industriels, la production des cuves et réacteurs du PANG a été lancée dès l’année dernière sans être financée. Comment Naval Group a-t-il pu en arriver là ?
M. Franck Saudo. Les armements ne sont effectivement pas des produits comme les autres. Les industriels que nous sommes agissent dans un environnement extrêmement régulé par le contrôle des exportations, chaque livraison de matériel faisant l’objet d’une demande d’approbation par l’État. Il n’en demeure pas moins que l’exportation est absolument essentielle pour nos activités dans les domaines de l’aéronautique et de la défense, c’est-à-dire des activités duales civile et militaire. La France, pays de 68 millions d’habitants, ne peut pas se contenter d’un marché national et a besoin des marchés à l’exportation, pour disposer de la compétitivité et de l’excellence technologique nécessaire. En résumé, l’export est le destin de l’industrie aéronautique et défense.
M. le général (2S) Guy Girier. La LPM est très importante pour l’industrie, car elle donne de la visibilité sur nos productions, nous aidant à maîtriser les risques inhérents à la construction, à la production et à la livraison des programmes. À ce titre, le suivi de cette LPM est majeur au regard de l’engagement de l’outil de production, pour satisfaire le besoin des armées. S’agissant d’EDIP, nous partageons la préoccupation visant à ce que chaque euro investi dans la défense revienne à l’industrie de défense européenne, à la fois pour la production, mais aussi la conception. Il en va des savoir-faire européens des bureaux d’études et de la capacité de l’industrie européenne à répondre aux besoins de sécurité et de défense en Europe.
Mme Anna Pic (SOC). Avec 4 000 PME et ETI, dont 1 000 sont considérées stratégiques, et un chiffre d’affaires de près de 30 milliards d’euros par an, la BITD française compte parmi les plus performantes d’Europe. Julien Malizard, titulaire de la chaire « Économie de défense » à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), estime à plus de 18 milliards d’euros constants les dépenses d’équipement réalisées entre 1980 et 2024. De tels investissements classent la France au premier rang des investisseurs européens en la matière. Cependant, l’évolution du contexte géopolitique nous oblige à faire le nécessaire pour retrouver une profondeur industrielle capable de soutenir un effort de guerre dans la durée. Dans cet objectif, à l’occasion de son audition par cette commission il y a quelques jours, M. Malizard a identifié quatre défis majeurs pour notre BITD.
Le premier concerne le plan budgétaire, puisque le budget de la mission défense en 2024 atteint péniblement 2 % du PIB, contre 4 % en moyenne pendant la période de la guerre froide. Le deuxième a trait au capacitaire, puisque certains programmes conventionnels stagnent ou voient leur trajectoire revue à la baisse et le troisième au domaine industriel, en pariant sur le fait que le modèle français BITD resterait inchangé au regard de la trajectoire budgétaire et des commandes. Enfin, sur le plan technologique, M. Malizard a insisté sur le fait que les ruptures technologiques ne doivent pas remplacer les équipements du haut du spectre.
Au regard de ces différentes remarques, plusieurs interrogations me viennent à l’esprit. D’abord, comment s’établit le partage de risque entre l’État et les industriels, s’agissant du passage d’une logique de flux tendus à une logique de massification ? L’effort dont nous parlons peut-il être supporté dans un cadre uniquement national ou au niveau européen ? Que pouvez-vous attendre, dans cette perspective, de la création d’un commissaire européen à la défense ?
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Le fait que l’Europe accorde une importance particulière aux sujets de défense, accélérée depuis la guerre en Ukraine, est effectivement bénéfique. Cela permet de conduire un véritable dialogue à Bruxelles, pour échanger jusqu’au plus haut niveau sur des thèmes qui n’étaient pas forcément abordés avec le même intérêt auparavant.
Une illustration forte est donnée par les budgets. D’ores et déjà, le fonds européen de défense est doté de 1 à 1,2 milliard d’euros par an. Parmi la douzaine de domaines, six ou huit concernent le naval, ce qui permet d’entamer des projets de R&D. Par ailleurs, au-delà de la question de l’éligibilité à EDIP, il faut observer que l’Europe ne cherche pas à prendre la place des États, qui demeurent responsables en matière de défense.
Quand l’Europe promeut des domaines de lutte plus particuliers ou des plateformes, un dialogue est nécessaire. Il existe déjà, mais il doit encore s’intensifier entre les représentants de l’État à Bruxelles, les industriels susceptibles de participer à ces domaines et les instances européennes concernées pour savoir s’il faut privilégier un ensemble intégré – une plateforme dans le domaine naval – ou plutôt des briques technologiques qui se diffusent sur les plateformes des uns et des autres.
En résumé, ce dialogue est essentiel pour concilier l’attention portée par l’Europe sur la défense, une augmentation potentielle des budgets et la bonne coordination entre la vision étatique et la réponse industrielle. Cette cohérence d’ensemble nous tiendra animés pendant encore quelque temps.
M. le général (2S) Guy Girier. Chez Airbus, société européenne, nous estimons que l’Europe représente une part de la réponse. Nous conduisons de nombreux programmes en coopération, qui nous permettent d’apporter de la masse. Ils consolident et sécurisent les outils de production. Dans le contexte de l’économie de guerre tel qu’il se présente, ils offrent une partie de la réponse. Cependant, je m’associe pleinement aux remarques qui viennent d’être formulées, parce que les responsabilités de l’Europe sont limitées. Les États sont en charge de leur sécurité, de leur propre défense. L’Europe doit apporter une facilité d’accès aux capacités au profit des États. Tel est l’un des enjeux des discussions EDIP en cours actuellement.
M. Franck Saudo. Madame la députée, le passage à la masse nécessite des augmentations de cadence très importantes et mobilise des enjeux RH pour trouver les compétences nécessaires dans un certain nombre de métiers. Cela conduit les industriels à trouver des solutions en rupture. Sur notre site de Fougères en Bretagne, spécialisé dans les métiers de l’électronique, les difficultés de recrutement ont par exemple conduit les équipes à « embaucher sans CV », afin que des personnes intéressées par travailler pour Safran rejoignent des sessions de formation. Ces dernières leur offrent l’opportunité d’évaluer si le métier leur correspond dans un premier temps, puis de poursuivre éventuellement la formation. Celles qui témoignent des compétences nécessaires sont embauchées.
Mme Anne-Laure Blin (DR). Vous avez esquissé les contours de ce que vous entendez par « économie de guerre », laquelle correspond à une économie qui se restructure drastiquement pour soutenir les efforts de guerre, accompagner nos industries et garantir notre souveraineté. J’estime aussi que l’économie de guerre passe aussi par une bataille « bureaucratique », car l’amélioration de l’efficacité publique est essentielle pour les Français, mais également nos entreprises, et a fortiori nos entreprises industrielles.
Concrètement, quelles mesures ont été mises en place par le ministère de l’économie mais aussi celui des armées pour faciliter la vie de vos entreprises et de vos sous-traitants, notamment dans le cadre de cette économie de guerre ? En 2022 la DGA et un certain nombre d’industriels déploraient l’absence d’une cellule de planification de la remontée en puissance. La situation a-t-elle évolué depuis 2022 ?
M. Franck Saudo. Cette volonté de simplification des procédures d’acquisition et de réception des matériels a débuté, mais elle doit se renforcer. Par exemple, sous l’impulsion des équipes de la DGA en charge de la qualité, des chantiers de terrain réunissant la DGA et les industriels ont eu lieu sur le chantier particulier de la réception des matériels. Grâce à ces mesures de simplification, le temps de réception a pu être réduit de deux semaines. Pour autant, ce travail doit se poursuivre et s’amplifier dans les mois à venir, car il nous faut des outils différents, dès lors que nous devons produire en masse et soutenir les augmentations de cadence.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Le volontarisme de la DGA est réel en matière de simplification et concerne notamment la simplification dans les spécifications, dont les enjeux élevés reflètent les besoins opérationnels et le sérieux de l’État dans ses achats. Cette simplification concerne également les démarches contractuelles, dans le cadre de l’instruction 1618. La conception d’un bateau s’appuie sur un règlement de classe, réalisé le plus souvent en France par Bureau Veritas. Ce socle, bâti sur l’expérience, donne satisfaction à 90 %. La deuxième couche, celle des SCAT, est quant à elle aux mains de la marine et de la DGA. Elle concerne des spécifications supplémentaires qui viennent enrichir et donc, d’une certaine façon, alourdir le règlement de classe.
Dans ce domaine, une vraie prise de conscience est intervenue et s’est notamment matérialisée pour le programme en cours sur les bâtiments de guerre des mines (BGDM). Un dialogue à trois entre la DGA, la marine et Naval Group permet de bien répondre aux besoins de la marine et au règlement de classe tout en filtrant les SCAT. De fait, l’ensemble étatique constitué par la marine et la DGA veille à ce que chaque demande supplémentaire fasse l’objet d’une véritable analyse de la valeur. Dans la marine, la philosophie consiste fréquemment à doubler les équipements, par une sécurité fondée sur l’expérience, mais les degrés de fiabilisation sont tels qu’ils permettent de revisiter cette politique. Simplifier oblige ainsi souvent à mener un très grand travail d’ingénierie pour revoir les spécifications.
M. Damien Girard (EcoS). J’étais ce lundi en visite sur le site lorientais de Naval Group, dans ma circonscription, pour y rencontrer les équipes construisant les futures frégates de défense et d’intervention française. Celles-ci font preuve d’un savoir-faire fondamental à notre base industrielle et technologique de défense. Les soudeurs, les charpentiers tôliers, les mécaniciens de précision, les ajusteurs et beaucoup d’autres, sont indispensables. Le ministère des armées travaille déjà à l’identification de ces métiers en tension dans un cadre interministériel. De même, certains acteurs de l’industrie de défense, comme Naval Group, mènent des actions concrètes en matière de partenariat et de formations.
La remontée en puissance de notre industrie nécessite de redimensionner la chaîne de production et de recourir à suffisamment de personnels compétents. L’urgence ne peut pas être la norme dans l’industrie. Dans un contexte de réarmement mondial, notre réservoir de compétences doit s’élargir dans la durée. Quelle marge de manœuvre demeure à la disposition de l’industrie de défense pour attirer et fidéliser des talents ? Quel rôle l’État peut-il jouer pour l’accompagner ?
Je souhaite enfin attirer l’attention de cette commission, car nos auditionnés sont certainement déjà convaincus par le cas particulier du respect de la planification. Le décalage des commandes prévues initialement par la LPM engendre des risques d’inactivité de l’industrie, préjudiciables à la solidification de sa main-d’œuvre. C’est ainsi le cas pour nos navires de premier rang.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Pour Naval Group, il s’agit du cœur du sujet. Au-delà de toute considération sur l’économie de guerre, la question essentielle consiste à savoir si le modèle industriel actuel saura accélérer en cas de besoin. D’une part, ce modèle est bon : la superficie et les métiers d’une société comme Naval Group permettent de disposer d’une empreinte et d’un périmètre suffisamment large pour répondre aux sollicitations. D’autre part, le sujet RH doit être au cœur des réflexions, au-delà des questions de production à court terme. Demain, nous ne pourrons répondre aux exigences de la marine et de l’État qu’en conservant des compétences.
Ainsi, au titre de la fabrication et du soutien, Naval Group dispose de 226 métiers pour pouvoir être à la hauteur des demandes de la marine. Le maintien des compétences dans la durée, pour désigner, développer, construire et entretenir, est essentiel. La marge de manœuvre que vous évoquez concerne notamment les efforts de formation qui sont conduits à travers les écoles internes. Notre groupe a par exemple créé, en compagnie d’autres acteurs, une école de soudeurs à Cherbourg.
L’autre aspect concerne la réponse de l’État et je ne peux que m’accorder avec vous concernant le respect de la planification et donc de la LPM en matière d’autorisations d’engagement et de crédits de paiement. Cette démarche est nécessaire pour permettre à Naval Group de maintenir ses compétences.
M. le général (2S) Guy Girier. Cet aspect du recrutement est effectivement crucial, compte tenu de la remontée en cadence du domaine aéronautique civil, mais aussi des besoins militaires, dans un environnement qui est lui-même en tension, de façon globale. Nous observons aujourd’hui le redémarrage d’un certain nombre de fonctions, dont le nucléaire, qui doit opérer un grand nombre de recrutements, au moment où la jeunesse se préoccupe par ailleurs des enjeux environnementaux.
À cet effet, Airbus entretient lui-même ses outils de formations. Nous disposons ainsi d’un « lycée Airbus » situé à Toulouse, mais aussi un collège dans le nord de la France, à Albert, qui nous permettent de former des métiers spécifiques. Dans un secteur aéronautique mondial où la dualité d’usage constitue un atout favorable, nous utilisons et utiliserons au mieux l’ensemble de nos compétences, en fonction des circonstances.
M. Franck Saudo. Dans la période d’augmentation de cadence actuelle, nous avons rencontré des difficultés de recrutement dans certains métiers. Je pense par exemple au brasage ou certains métiers de la mécanique. Ici intervient un paradoxe : le niveau de chômage demeure à 7 % en France, mais il n’est pas toujours facile de recruter. L’enjeu porte ici sur les leviers permettant de faire se rencontrer les besoins industriels, les moyens de formation et la disponibilité des talents. Les industriels participent à cet effort de formation grâce à des écoles spécifiques, mais aussi à tous les dispositifs permettant de faciliter la mobilité des salariés sur le territoire.
Vous avez évoqué par ailleurs la fidélisation de nos salariés. La plupart d’entre eux sont animés par la fierté et la passion de leur métier. De ce point de vue, l’ensemble des prises de parole en soutien de l’esprit de défense alimentent cette fierté et cette passion des femmes et des hommes de notre groupe, lesquelles sont essentielles pour l’augmentation des cadences.
Mme Josy Poueyto (Dem). Les défis de l’économie de guerre se sont installés dans le débat politique et économique du pays. Ces dernières semaines, notre groupe a défendu fermement le respect de la marche budgétaire de la LPM pour 2025. L’innovation reste une des priorités des prochains mois, dans l’objectif d’être prêts pour le combat du futur, tout en ne négligeant pas les menaces actuelles.
Le groupe Les Démocrates est particulièrement attaché à tout ce qui permet d’aborder dans d’excellentes conditions les enjeux des guerres de demain. Nous devons encore gagner en efficacité dans nos capacités d’adaptation. Pour y parvenir, à l’heure du numérique et de la haute technologie, nos armées ont aussi besoin d’équipements dotés d’architectures ouvertes. Nos armées ont besoin de procéder à des adaptations continues des systèmes, face à des menaces qui évoluent très rapidement et en permanence, sans exiger des validations de procédures interminables.
Pour l’heure, si je comprends bien, les industriels ne seraient pas prêts à partager des informations de cet ordre au nom de la propriété intellectuelle, ce qui nous fait perdre à l’évidence de l’agilité et du temps. Une chose est sûre : les militaires attendent une évolution favorable dans ce domaine. Messieurs, quelle est votre analyse en la matière ? Quels sont les arguments de blocage ? Quelles garanties attendez-vous et comment imaginer rapidement des solutions qui répondraient aussi bien aux contraintes de la propriété industrielle qu’aux contraintes des armées ?
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Vous avez évoqué le partage des données d’information. Naval Group, dans sa fonction d’intégrateur, embarque de nombreux équipements provenant de multiples industriels, dont Safran et Airbus. Par conséquent, le partage de données opérationnelles est nativement intégré, afin que les systèmes d’arme soient efficaces.
Ensuite, la question du tiers de confiance qui se posait il y a quelques années, a été tranchée par la marine, avec la création du centre de services de la donnée et de l’intelligence artificielle à Toulon, où les industriels sont priés de se rendre pour travailler sur des données. Des marges de progression demeurent concernant les données de réparation de tel ou tel équipement. L’ouverture des données de soutien nécessite déjà le partage d’un certain niveau d’information par les différents industriels, mais il est certain que dans un objectif de performance et de fiabilité, il nous faut encore aller plus loin.
Enfin, vous avez mentionné les architectures ouvertes. Naval Group intègre parfaitement la nécessité de faire évoluer tant le système de combat (combat management system) que le système de gestion de la plateforme (platform management system), mais la notion d’architecte numérique demeurera essentielle, pour s’assurer que cette ouverture n’engendre pas des dégradations, des faiblesses ou des lacunes.
M. le général (2S) Guy Girier. Airbus est une société européenne, habituée aux coopérations. Les questions de propriété intellectuelle se règlent lors de l’entrée dans les programmes, en entente avec l’ensemble des partenaires. Les résultats obtenus sur l’A400M, le CASA ou l’A330 MRTT démontrent que les obstacles sont gérés pour mener les programmes à long terme. En résumé, nous avons ces échanges dans le cadre de nos programmes. Certains partenaires ont peut-être moins l’habitude de le faire.
M. Franck Saudo. Précédemment, nous avons évoqué les prises de risque par les industriels. Une partie de cette prise de risque en autofinancement nécessite d’être récompensée, notamment grâce la propriété intellectuelle, qui permet d’attaquer d’autres marchés face aux concurrents. Simultanément, les thématiques de propriété intellectuelle ne doivent pas empêcher de chercher de la valeur au service des forces. À cet égard, comme le général Girier le souligne, il existe un ADN de coopération, lequel permet de conduire certaines réalisations. Je pense ici à nouveau au partenariat d’innovation sur le programme FLP-T, le remplacement du lance-roquettes unitaire (LRU) en partenariat entre MBDA et Safran, exemple de mise en commun et de travail coopératif au service des forces.
M. Édouard Bénard (GDR). À quoi correspond l’économie de guerre ? Il s’agit à la fois de disposer de stocks conséquents, de relocaliser en France la production, de diversifier les sources d’approvisionnement étranger en métaux rares ou autres composants critiques, d’augmenter les cadences de production, d’adapter la production industrielle, de renforcer la résilience des entreprises concernées face aux risques de sabotage, notamment depuis le cyberespace et de retrouver une BITD souveraine et autonome. L’économie de guerre telle qu’elle nous est présentée concerne seulement l’industrie d’armement, même si elle touche d’autres secteurs et implique tous les groupes que vous représentez.
Je me concentrerai sur une de ces contradictions bien précises au regard des éléments précités : nous sommes nombreux à craindre de voir l’industrie spatiale française déclassée. M. le général, Airbus Defence and Space a annoncé le mois dernier la suppression, d’ici 2026, de 2 500 postes dans cette filiale, qui compte 35 000 emplois dans le monde.
Airbus doit faire face à des retards de livraison de satellites en raison de choix technologiques qui n’étaient pas assez matures lors de leur commercialisation. Ainsi, une dizaine de gros satellites, notamment de communication, attendent d’être finalisés. Je pense aux satellites de la gamme Eurostar E3000 et OneSat à plus de six tonnes.
L’investissement dans la constellation OneWeb n’offre pas les résultats attendus, car celle-ci doit faire face à la concurrence de Space X avec sa constellation Starlink, forte de plus de 6 000 satellites proposant des services directement aux utilisateurs finaux. Airbus ne produit ni munition, ni artillerie. Stratégiquement, la réduction des investissements dans le spatial interroge, dans ce contexte. Quel est l’impact de telles décisions du groupe dans la perspective d’une économie de guerre, voire « en guerre », pour reprendre vos propos.
M. le général (2S) Guy Girier. Le domaine spatial européen rencontre des turbulences à l’heure actuelle, pour diverses raisons. Il convient naturellement de mentionner le New Space, à l’initiative d’Elon Musk, qui est parfaitement soutenu par l’administration américaine. Cet appui lui permet d’ailleurs de mener une approche très agressive du marché spatial dans le monde. Il s’agit là du premier élément de stabilisation.
Le deuxième élément de déstabilisation de l’espace concerne l’évolution des architectures. Je serai néanmoins plus mesuré sur les difficultés de OneWeb face à Starlink. Avec les constellations se pose la problématique du choix d’architecture entre les systèmes géostationnaires et les systèmes en orbite basse. De nouveaux modèles économiques se mettent en place et contribuent également à déstabiliser le marché. Enfin, le soutien institutionnel sur les marchés de défense est interrogé par cette évolution d’architecture, car il doit se positionner.
Pour autant, la visibilité demeure intéressante. Nous regardons l’avenir avec beaucoup d’intérêt. Un certain nombre de commandes importantes à l’export nous permettent d’adapter l’outil spatial européen, dans un contexte où celui-ci a tendance à perdre son unité européenne et s’émietter.
M. Matthieu Bloch (UDR). Face à la multiplication des foyers de tension dans le monde et à la menace nucléaire qui ressurgit en Europe, la France doit accélérer son réarmement. Au groupe UDR, nous sommes conscients que l’acquisition de moyens militaires conséquents est incontournable à la réaffirmation de la puissance française dans le monde. Nos fleurons industriels permettront à la France de peser dans le nouvel ordre international.
Les efforts que vous déployez afin d’accélérer la cadence de production sont admirables. Aussi, la récente révision de la doctrine nucléaire de la Russie vient interroger le rôle de la dissuasion dans les conflits actuels. La dissuasion est un pilier fondamental de notre sécurité nationale. Ainsi, je tenais à saluer le programme de construction du premier SNLE 3G. Naval Group, en tant qu’acteur clé de cette filière d’excellence, porte une responsabilité unique dans le maintien et le développement de cette capacité stratégique.
Un autre défi majeur concerne le MCO de notre matériel, qui impose une maintenance longue et complexe. Chaque jour d’indisponibilité du matériel impacte directement nos capacités de défense. Or des solutions existent, comme les jumeaux numériques et la maintenance prédictive. La production et la maintenance nécessaire nécessitent des composants critiques, parfois issus d’autres pays. Cette dépendance pourrait entraîner des conséquences sur la sécurité de nos approvisionnements.
Quels outils innovants sont envisagés afin de réduire ces indisponibilités de matériel tout en garantissant la fiabilité et la sécurité de nos systèmes ? En matière de souveraineté industrielle, quelles stratégies sont prévues pour sécuriser nos approvisionnements, notamment en termes de matériaux sensibles comme les alliages pour coque et les équipements électroniques ?
M. Franck Saudo. Les outils digitaux permettent notamment de réaliser la maintenance prédictive. Depuis plus de quinze ans, les équipes de Safran offrent une disponibilité de 100 % aux forces armées pour les moteurs d’hélicoptères. Pour y parvenir, nous utilisons notamment l’intelligence artificielle et les algorithmes pour anticiper les défaillances et alimenter la supply chain.
Ensuite, vous soulignez la question de la disponibilité des alliages rares ou des composants électroniques. Certains composants électroniques comme les wafers sont intégralement produits à Taïwan. Nous devons y faire face, par les stocks, mais aussi par un dialogue partenarial avec les différents industriels de défense et les grands acteurs du monde des microprocesseurs.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Parmi les outils à disposition, la maintenance prédictive constitue effectivement une avancée. Cependant, il faut réserver les capteurs aux équipements qui le méritent, ils ne peuvent être multipliés sur l’ensemble des équipements.
Par ailleurs, Naval Group profite de son histoire et des nombreux retours d’expérience. Je pense notamment au sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Rubis, dont le dernier exemplaire sera retiré en 2029. Ces bateaux étant arrivés à Toulon en 1982, nous disposons déjà d’une expérience d’exploitation de quarante ans. Cela permet d’exploiter les données et informations recueillies lors des entretiens passés pour pouvoir alimenter l’ingénierie de soutien et réaliser ce soutien au juste besoin.
S’agissant du second point, la sécurisation des approvisionnements, elle repose sur trois leviers : la constitution de stocks, la diversification des sources et la sécurisation de la supply chain en France, soit par une visibilité suffisante, soir par des rachats.
M. Thierry Tesson (RN). Ma question s’adresse particulièrement à Naval Group. Comme l’a rappelé le vice-amiral Malbrunot lors de son audition, l’économie de guerre concerne également des programmes de temps long, particulièrement pour la marine nationale, car la construction de bâtiments peut prendre plusieurs années. Dans le cadre d’un engagement majeur de la France sur le champ aéronaval, si nous devions remonter très rapidement en puissance sur ce secteur ou si une large partie de notre flotte devait être mise hors de combat, quelles solutions industrielles pourraient émerger ? De manière plus précise, quels sont les leviers à la disposition de Naval Group pour réparer le plus rapidement possible les bâtiments endommagés ? Qu’en est-il du drone naval utilisé par l’Ukraine en mer Noire ou des mines qui ont trouvé un intérêt récent dans ces nouveaux conflits ?
Mme Emmanuelle Hoffman (EPR). La guerre en Ukraine a mis en lumière des défis cruciaux pour notre industrie de défense, qui doit s’inscrire dans une logique d’économie de guerre, laquelle nécessite notamment d’augmenter la capacité de production pour répondre à une demande croissante. Je salue évidemment les efforts et la vitalité de nos industries dont vous êtes d’excellents représentants.
Dans un contexte extrêmement concurrentiel où la technologie peut engendrer une immense différence sur le champ de bataille, comment continuer à innover tout en répondant au cahier de commandes en forte augmentation ? Comment les ruptures technologiques comme l’intelligence artificielle (IA) guident-elles vos ambitions stratégiques tout en protégeant nos données technologiques sensibles ? Je pense par exemple à l’acquisition par Safran de l’entreprise Preligens.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Mon intervention s’adresse à M. Franck Saudo et à Safran Electronics & Defense. À Dijon en Côte-d’Or est située une usine de votre société produisant des boules optroniques aéroportées pour hélicoptères et drones. En septembre, Safran a acquis Preligens, l’un des leaders de l’IA pour les secteurs de l’aérospatiale et de la défense. Cette branche est devenue Safran AI, rattaché à Safran Electronics & Defense. Quels seront les impacts de l’intégration de la société Preligens au sein de Safran s’agissant du développement de technologies telles que l’optronique ? Au-delà, quelles sont les tendances actuelles et à prévoir pour le marché de l’optronique dans le contexte actuel ?
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Monsieur Tesson, vous avez mentionné la capacité de faire plus et plus vite. Notre site de Lorient est aujourd’hui capable de produire deux frégates par an, pour la marine nationale et pour l’export.
S’agissant de la capacité de réparation en cas de coup dur, trois volets doivent être abordés. En premier lieu, les RH concernent le sujet des compétences précédemment évoqué, et notamment la faculté de Naval Group de rassembler des forces suffisantes pour venir en aide aux programmes de soutien. Ensuite, le déploiement constitue une des forces de Naval Group, récemment décliné à Djibouti, Abu Dhabi ou Singapour. Enfin, la politique d’infrastructures navales de la France a été particulièrement pertinente, notamment en comparaison de celles menées par certains alliés. Elle nous permet de ne pas faire attendre le bateau à l’extérieur et de pouvoir le réparer très rapidement.
M. le général (2S) Guy Girier. Madame Hoffman, vous nous avez interrogés sur la capacité d’innovation et l’intelligence artificielle. Airbus investit sur fonds propres environ 3,5 milliards d’euros par an dans la recherche. À ce titre, l’IA figure au cœur de nos préoccupations, depuis longtemps. Ainsi, nous l’avons introduit dans tous nos cockpits pour sécuriser l’utilisation des avions de ligne et faciliter l’activité des équipages à bord. De même, Airbus est opérateur du renseignement en France, où l’IA joue également une place très importante. L’un des enjeux clés concerne la gestion en masse des données de renseignement, pour pouvoir apporter des analyses les plus pertinentes, au bon niveau.
M. Franck Saudo. Safran a récemment acquis la start-up Preligens, un des succès de la french tech, qui dispose d’une capacité absolument unique au monde. La vision stratégique consiste à combiner ses compétences en matière d’IA dans deux domaines : les équipements de défense – notamment ceux qui sont produits sur le site de Dijon, qui est passé de 250 personnes à 360 personnes lors de la période récente – et l’IA au service de l’humain, pour l’aider dans la prise de décisions. L’IA dont on parle ici garde évidemment « l’humain dans la boucle ».
M. Bernard Chaix (UDR). Le contexte géopolitique s’est sévèrement dégradé ces dernières semaines, avec la réapparition d’une menace nucléaire sur le continent européen. Le groupe UDR est convaincu que la France doit redevenir une puissance militaire incontournable, seul chemin nous permettant de peser sur les décisions du monde à venir. Nos fleurons industriels sont indispensables dans ce cadre. Les PME assurent entre 30 % et 80 % de la chaîne d’approvisionnement des équipements militaires. Alors que la cadence de production s’accélère, ses sous‑traitants font face à une forte tension, voire un risque de saturation.
Quelle solution permettrait une meilleure coordination entre maîtres d’œuvre et sous‑traitants ? Quel bilan tirez-vous de la modification des conventions entre la DGA et vos groupes concernant la chaîne de sous-traitance et visant à s’adapter au nouveau contexte d’économie guerre ?
M. Thibaut Monnier (RN). La forte tension pesant sur nos stocks stratégiques demande une réponse au défi du MCO de nos équipements militaires, dans une perspective de guerre à haute intensité. Par exemple, sur nos 438 hélicoptères, tous ne sont pas en état. En 2019, seulement. 39 % des hélicoptères de manœuvre, 54 % des hélicoptères d’assaut et 51 % hélicoptères de la marine sont en mesure de voler. Les raisons tiennent à l’obsolescence, l’usure, le manque de personnel et l’approvisionnement en pièces détachées.
Même si les nouveaux équipements sont aujourd’hui conçus pour bénéficier d’une logistique et d’une maintenance de nouvelle génération et que les industriels prévoient des réserves capacitaires, la haute intensité nécessitera des recrutements, des formations et un cadencement renforcé. Pensez-vous que les efforts consentis par la LPM suffiront pour répondre aux défis actuels, notamment avec une gestion du MCO à flux tendu ? À la suite des premiers contrats de soutien opérationnel signés avec l’armée ou la sécurité civile, êtes-vous favorable à plus grande externalisation dans ce domaine ?
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Ma question s’adresse précisément à l’amiral de la Motte. Cette année semble en effet marquer le lancement de la construction du PANG, car les premiers crédits de paiement prévus dans la LPM lui sont enfin alloués. Néanmoins, il me semble que, pour des raisons calendaires de disponibilité de certains sites industriels, la production des cuves des réacteurs nucléaires a été lancée l’année dernière.
Comment, à votre connaissance, une telle production a-t-elle pu être financée ? Les industriels ont-ils avancé les centaines de millions d’euros dont nous parlons ? Ont-ils servi d’intermédiaire entre l’État et les banques ? Considérez-vous normal que, dans le cadre d’une économie de guerre, les industriels avancent ainsi des sommes, et que ce mode de financement, où l’État n’intervient qu’en deuxième rideau, est une bonne chose ?
M. le général (2S) Guy Girier. Dans le domaine des hélicoptères, la verticalisation du contrat a fourni une réponse, qui a demandé un engagement financier important de l’État. Désormais, nous sommes passés au deuxième stade de mise en place de ces dispositifs où les investissements réalisés commencent à donner leur efficacité tant opérationnelle qu’économique.
Vous avez également mentionné les flux tendus. L’article 49 de la LPM porte sur les stocks, mais également les conditions de réalisation du MCO, avec l’obligation de réaliser un certain nombre de stocks pour assurer l’activité aérienne maximale telle que prévue par les contrats.
M. Franck Saudo. Monsieur Chaix, vous avez posé une question relative à l’efficacité et le travail collectif entre maîtres d’œuvre et sous-traitants, enjeux essentiels de la BITD. Au-delà du comportement coopératif de chaque acteur de l’écosystème, des mécanismes collectifs de place doivent être établis pour identifier les difficultés des sous-traitants et apporter des solutions, notamment face aux problèmes de trésorerie. Le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) mène ce travail collectif d’identification et de recherche de solutions, au bénéfice de l’écosystème.
M. l’amiral (2S) Stanislas Gourlez de la Motte. Monsieur Lachaud, la réalisation des premières pièces pour le PANG n’est pas liée à l’économie de guerre. Par ailleurs, il faut surtout souligner que le porte-avions nouvelle génération associe quatre acteurs : Naval Group, TechnicAtome, Framatome et les Chantiers de l’Atlantique. Le programme doit ainsi tenir compte des contraintes industrielles des deux acteurs Framatome et Chantiers de l’Atlantique, qui réalisent une part plus importante de leur chiffre d’affaires dans le civil.
S’agissant du financement, je suis désolé de ne pas pouvoir apporter des précisions. Mais l’acquisition d’une bride de cuve ne relève pas d’une démarche d’auto-financement de Naval group.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
4. Audition commune, ouverte à la presse, de l’amiral (2S) Hervé de Bonnaventure, conseiller défense de MBDA, de M. Alexandre Dupuy, directeur des activités systèmes de KNDS France, et de M. Alexandre Houlé, directeur de la stratégie de Thales, sur les défis de l’économie de guerre (mercredi 27 novembre 2024)
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous poursuivons nos auditions avec les représentants des industriels pour évoquer les défis de l’économie de guerre. Pour cette deuxième table ronde, nous avons le plaisir d’accueillir M. Hervé de Bonaventure, conseiller défense du président-directeur général de MBDA, M. Alexandre Dupuy, directeur des activités systèmes de KNDS France et M. Alexandre Houlé, directeur de la stratégie de Thales.
Deux ans après les déclarations du président de la République sur l’économie de guerre, des réussites méritent d’être saluées. Un canon Caesar est maintenant produit en dix-sept mois au lieu de trente-six mois, et KNDS est en mesure d’en livrer plus de six par mois au lieu de deux auparavant. S’agissant de Thales, nous pouvons citer le doublement de la production du radar Ground Master. Chez MBDA, la production d’Aster doit être multipliée par trois, en 2025.
Nous serions donc heureux de vous entendre sur les défis relatifs à l’accélération des cadences et à l’augmentation des capacités de production, à la relocalisation d’un certain nombre d’activités sur le territoire français, à l’approvisionnement en matériels critiques ou encore à la consolidation de la chaîne de sous-traitance. De la même manière, nous aimerions connaître votre ressenti sur la question de la simplification normative en cours, notamment à la DGA. De plus, les travaux de notre commission ont confirmé que l’accès au financement demeure l’une des difficultés structurelles de la remontée en puissance de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Vous pourrez certainement y revenir.
Par ailleurs, il convient de relever que la préparation au passage éventuel à une économie de guerre se conçoit également au niveau européen. Les leviers européens se sont développés au-delà du fonds européen de défense. Je pense notamment au plan munitions du commissaire Thierry Breton, au mécanisme visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA) ou au règlement sur le programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP), en cours de préparation. Vous nous direz certainement en quoi ces financements peuvent constituer une opportunité aussi pour notre BITD, afin qu’elle conforte sa profondeur stratégique au service de nos armées et de nos partenaires.
M. l’amiral (2S) Hervé de Bonaventure, conseiller défense du président-directeur général de MBDA. Conseiller défense de MBDA, je représente Éric Béranger, qui n’a malheureusement pas pu être présent aujourd’hui, en raison d’un rendez-vous avec les autorités en Italie. Je vous remercie de nous auditionner publiquement. Il est important que nos citoyens puissent suivre la tenue de ces débats dans un contexte qui, malheureusement, est de plus en plus dangereux pour notre monde. Le monde a changé et une nouvelle priorité est accordée aux munitions, armements et missiles.
Le contexte international, notamment marqué par la guerre en Ukraine et des attaques en mer Rouge, démontre l’importance d’avoir des stocks de munitions et de missiles, afin de pouvoir tenir dans la durée. Ce nouveau contexte place MBDA, premier acteur européen dans les systèmes de missiles, parmi les acteurs clés de cette remontée en puissance. Au défi de la performance s’ajoute aussi celui du temps et de la masse. Il faut désormais faire plus et plus vite, afin de fournir efficacement nos armées, mais aussi celles de nos partenaires stratégiques, sans sacrifier pour autant la performance de nos produits.
Même s’il reste du chemin à parcourir, je suis fier de dire que MBDA est au rendez-vous opérationnel. Notre groupe sert la marine nationale en mer Rouge, où nos missiles Aster ont été particulièrement efficaces. Le couple marine nationale‑MBDA, auquel j’associe Naval Group et Thales, a permis de remplir la mission efficacement. MBDA est également au rendez-vous opérationnel en soutenant les armées en Ukraine. Les armées françaises ont donné aux armées ukrainiennes des systèmes équipés d’Aster, du système Mistral, ou encore le Scalp.
MBDA a aussi été au rendez-vous pour les Jeux olympiques, dont nous avons assuré la protection avec des systèmes VL Mica dans le sud de la France. Ces VL Mica ont d’ailleurs été livrés treize mois après leur commande, soit une performance remarquable et inédite. L’armée de l’air est particulièrement satisfaite de ce système, dont elle a passé une commande de huit nouveaux exemplaires.
Je tiens par ailleurs à rendre hommage devant vous aux femmes et aux hommes de MBDA qui sont au rendez-vous de cette économie de guerre. Ils sont aux postes de combat pour servir notre société et les armées françaises. Ce matin, j’étais aux Invalides pour lancer une formation à l’esprit de défense que nous réalisons régulièrement pour tous nos collaborateurs, après dix-huit mois au sein de MBDA. Ces stages durent un jour et demi et leur permettent de structurer leur engagement au sein de l’industrie d’armement, au service de la défense de la France.
Monsieur le président, lors de l’une de vos interventions devant les auditeurs de la nouvelle session nationale « Politique de défense » de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), vous avez indiqué que « promouvoir l’esprit de défense auprès du plus grand nombre est essentiel et participe à la fois à la résilience comme à la cohésion de la nation ». Éric Béranger est très attaché à ce que cet esprit de défense soit bien cultivé au sein de MBDA, mais aussi à l’extérieur. En conséquence, chaque salarié est un ambassadeur de cet esprit de défense.
De quelle manière MBDA s’est-il adapté à cette économie de guerre ? Aujourd’hui, notre plan d’investissement s’établit à 2,4 milliards d’euros pour l’ensemble du groupe sur les cinq ans, dont plus d’un milliard d’euros en France. L’effort consenti se traduit concrètement par un renforcement de notre outil de production. En région Centre, à Bourges, nous avons acheté plus d’une trentaine de nouvelles machines d’usinage, de soudage, de fraisage et de ponçage, qui sont progressivement installées et livrées. Nous avons doublé la superficie de notre site de Selles-Saint-Denis, qui sert à l’assemblage final des missiles, afin d’augmenter nos capacités de production et d’accueillir sur ce site de nouvelles activités.
D’autre part, nous constituons des stocks importants de composants ou de sous-ensembles, afin de pouvoir assembler plus vite et de donner de la visibilité à nos fournisseurs. Nous savons qu’une tension peut exister chez certains de nos sous‑traitants qui font face à l’augmentation des commandes du secteur civil. Nous avons aussi augmenté nos stocks dans le domaine des aciers spéciaux. Nous avons ainsi commandé 80 tonnes d’aciers spéciaux, alors que notre consommation annuelle est plutôt de l’ordre de 4 à 5 tonnes. Nous disposons aussi de réserves de titane en grande quantité pour fabriquer plusieurs milliers de missiles et nous accéderons également à la qualification de « seconde source », pour ne pas être dépendants d’un seul fournisseur.
En réalité, un missile rassemble plusieurs dizaines de milliers de références ou de composants. Environ 60 % de la valeur d’un missile provient de nos sous‑traitants et nous traitons avec environ 2 000 fournisseurs. Ces chiffres attestent qu’une accélération dans le cadre de l’économie de guerre ne peut pas se décréter d’un claquement de doigts. Elle nécessite d’anticiper et d’embarquer avec nous notre chaîne de sous-traitants, qui sont souvent des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI). Cela nécessite des investissements, mais aussi de gérer de façon très attentive les goulots d’étranglement et les compétences industrielles clés.
Il est bien sûr nécessaire que nos fournisseurs et les fournisseurs de nos fournisseurs mettent en place de nouveaux moyens pour augmenter les quantités produites. En parallèle, nous expérimentons de nouvelles manières de faire, plus agiles, afin de nous adapter toujours plus efficacement à la demande. Nous optimisons donc l’utilisation de notre outil de production. Dans certains sites, nous avons basculé en trois-huit ou en deux-huit, et nous avons mis en place une plateforme de fabrication additive à la pointe de la technologie à Bourges. Elle permettra d’obtenir des gains de temps, d’être plus efficace, de fabriquer parfois des pièces beaucoup plus optimisées. Nous avons ouvert cette installation à nos sous‑traitants.
Nous travaillons toujours plus étroitement avec la direction générale de l’armement (DGA) et le ministère des armées, afin de trouver des solutions. À ce titre, un groupe de travail a été mis en place autour du missile Aster, directement sous le pilotage du ministre des armées. Lancé dès le mois de février, il a rendu ses conclusions au mois de juin. Grâce à ce groupe de travail, nous avons pu améliorer la cadence de production du missile Aster, qui sera largement augmentée en 2025. De la même manière, pour l’AKERON MP, la DGA nous a passé une commande globale, qui permettra d’accélérer la production et l’assemblage du missile et de produire une centaine de missiles en plus en trois mois sur activation de la clause d’accélération.
Enfin, MBDA est très vigilant et très attentif au maintien des compétences. Nous avons mis en place depuis quelques années un plan de recrutement massif, associé à un programme de formation et de transmission des savoirs. Sur l’ensemble du groupe, 2 500 recrutements sont ainsi prévus en 2024, dont plus de 800 en France, soit des chiffres similaires à ceux de 2023. En France, cela représente trois personnes recrutées par jour de travail.
Grâce à l’ensemble de ces actions, MBDA est pleinement engagée dans cette économie de guerre et a obtenu des résultats concrets. Au-delà de l’Aster, nous avons multiplié par quatre le nombre de Mistral produits par mois. Entre 2022 et 2025, nous sommes passés de dix missiles par mois à quarante missiles par mois. Pour l’AKERON MP, nous avons multiplié la cadence par 2,5, passant de vingt missiles par mois à cinquante missiles par mois. Nous avons en outre diminué la durée de fabrication de ces missiles.
Ces actions comportent également un volet européen. Je pense notamment à la grande réussite que constitue l’EDIRPA, qui a pour objet d’aider à la production de missiles pour les États membres. Cette initiative a permis la mise en place d’un mécanisme, dès 2023, et d’une lettre d’intention qui réunissait la France, la Belgique, Chypre, l’Estonie et la Hongrie dans un mécanisme d’acquisition en commun du Mistral 3 sous pilotage français. La Commission a annoncé le 14 novembre dernier que ce projet avait été sélectionné – soit le seul projet français à l’être –, ce qui permettra d’obtenir une subvention de 60 millions d’euros, au profit de cette production et de cette fourniture d’armes en commun. Grâce à cette dynamique lancée par EDIRPA, quatre autres pays se sont manifestés pour rejoindre le projet : l’Espagne, la Slovénie, le Danemark et la Roumanie.
M. Alexandre Dupuy, directeur des activités systèmes de KNDS France. Je suis en charge de l’activité système et des affaires publiques chez KNDS France. Je représente Nicolas Chamussy, qui est en déplacement aujourd’hui et ne pouvait pas se joindre à nous.
KNDS France est en réalité le nouveau nom de Nexter, depuis un an et demi. Pour mémoire, Nexter et Krauss-Maffei Wegmann ont fusionné en 2015 pour former le groupe KNDS. Depuis donc quelques mois maintenant, la partie française s’appelle KNDS France et la partie allemande KNDS Allemagne. Aujourd’hui, KNDS est le principal acteur de la défense terrestre en France, avec 4 500 collaborateurs en CDI, auxquels il faut rajouter des intérimaires et des apprentis. KNDS est un des leaders de la défense terrestre en Europe, présent sur les principaux segments capacitaires du combat terrestre, notamment les segments qui délivrent une capacité du feu et qui apportent une protection élevée aux combattants. Nous sommes engagés dans une dynamique de consolidation européenne à travers le groupe KNDS, cette fois-ci en incluant nos filiales en Italie et en Belgique, qui réalisent pour l’essentiel des munitions et dont nous étendons le spectre d’activité.
En métropole, KNDS dispose de neuf sites, répartis sur l’ensemble du territoire, de manière à peu près homogène. Dans le Centre-Val de Loire, deux de nos emprises ont la charge de fabriquer les munitions, les obus et les tubes des canons Caesar. Nous sommes également présents en Auvergne-Rhône-Alpes, à Roanne, où nous assemblons tous nos véhicules. Ainsi, les blindés du programme Scorpion, comme les travaux de rénovation du char Leclerc y sont réalisés. Dans la même région, de plus petits sites sont spécialisés en matériel de protection NRBC et en optique militaire.
À Tulle également, nous fabriquons et nous réalisons une activité de traitement thermique et de traitement de surface. À Tarbes, se trouve l’activité d’initiation du feu et à Toulouse, nous produisons de l’électronique. Enfin, à Versailles où se trouve le siège de l’entreprise, nous disposons également de petites filiales, KNDS France Robotics et KNDS France Training, situés sur le plateau de Paris Saclay où est présent un écosystème français de l’industrie de défense terrestre Nous n’avons pas cessé d’investir dans chacune de nos emprises depuis la création de Nexter et continué de créer des emplois, en moyenne 500 par an depuis 2017.
Nous sommes mobilisés depuis le début du conflit ukrainien, notamment au travers de l’artillerie mais pas uniquement. Pour y parvenir, nous avons identifié les segments sur lesquels nous pouvions accélérer notre production, mais également les achats de matières premières et de composants nécessaires. Ainsi, nous avons décidé d’acheter, bien au-delà de nos stocks habituels, les composants qui nous paraissaient les plus importants : la poudre nécessaire à la décharge propulsive pour des munitions, quelques composants électroniques et des aciers spéciaux, notamment des aciers retraités, sortis de fonderie, pour réaliser les fameux tubes des canons Caesar.
Ensuite, nous avons établi deux priorités : produire plus de Caesar et plus de munitions, ce qui nous a conduits à prioriser l’activité de nos salariés, qui se sont mobilisés à tous les niveaux, et auxquels je souhaite rendre hommage. Certaines des chaînes sont passées en trois-huit, voire en cinq-huit soit les trois-huit étendus le week-end, pour pouvoir monter en puissance sans déstabiliser le reste de l’activité. Nous avons ainsi continué à produire des blindés du programme Scorpion, nous avons maintenu la cadence de production des Jaguar, des Griffon, des Serval et avons tenu nos engagements en matière de livraison.
Cela nécessite d’adapter l’outil industriel, notamment dans nos chaînes de sous-traitance. Souvent, nous avons traduit cet engagement par des commandes fermes et en anticipation à une grande partie de nos sous-traitants, pour leur permettre de monter en puissance. Lorsque les limites capacitaires sont atteintes chez eux, nous cherchons une deuxième source : investir, choisir et qualifier une deuxième source, notamment en France pour répondre à l’impératif de souveraineté. Ces actions manifestent une prise de risque puisqu’il s’est agi de produire, au départ, sans commande. Nous avons ainsi choisi de préfinancer un certain nombre de Caesar, alors que nous ne disposions pas encore de commandes, pour l’équivalent de 500 millions d’euros, à peu près un tiers de notre chiffre d’affaires annuel, sur deux ans.
Ces efforts nous ont ainsi permis de passer d’une fréquence de deux Caesar par mois avant la guerre en Ukraine à six aujourd’hui, d’augmenter la production d’obus, pour l’adapter à la capacité maximale de production de poudre et livrer des coups complets. Dans ce domaine, le besoin consiste à pouvoir tirer à la distance maximale à chaque fois, ce qui inclut le maximum de charges modulaires.
Nous avons également travaillé dans le domaine du maintien en condition opérationnelle (MCO). Outre sa précision, sa capacité à être peu vulnérable grâce à sa mobilité, sa capacité à être soutenable facilement constitue également une des grandes forces du canon Caesar. Concrètement, nous arrivons à soutenir le Caesar à distance, en nous appuyant sur un partenaire local spécialiste de machines agricoles, et agissons par téléopération. À cette occasion, nous avons également repensé le mode de fabrication pour réduire le temps de cycle, que nous avons divisé par deux.
J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer la relocalisation à travers les doubles sources. Par ailleurs, la prise de risque est encore plus marquée lorsqu’il s’agit d’investir dans les machines-outils, puisqu’il faut être certain de pouvoir les utiliser pour les rentabiliser. C’est ici que notre capacité à vendre suffisamment pour amortir des investissements industriels est essentielle. Notre secteur était et demeure hautement concurrentiel, mais ses équilibres ont été profondément modifiés par la guerre en Ukraine. Certains industriels sont ainsi directement concernés par les besoins ukrainiens et voient leur chiffre d’affaires augmenter de manière assez significative, mais cela n’est pas le cas de tous, ce qui induit quelques distorsions.
L’origine des commandes importe également. Certains pays choisissent de commander immédiatement, mais d’autres commandes sont plus lentes à se matérialiser, lorsqu’elles passent par des canaux européens et des financements conjoints, créant un déséquilibre entre certains acteurs. Il nous faut aussi composer avec nos actionnaires et les convaincre d’investir, y compris en amont de commandes fermes. La question ne se pose pas avec l’État français, qui possède 50 % du groupe KNDS.
Le théâtre ukrainien nous a montré le besoin d’une artillerie de demain avec des munitions allant plus loin et étant plus précises, et avec une charge anti-char. Pour KNDS France il s’agit des obus BONUS qui dispose d’une charge anti-char, et des obus KATANA, pour la précision, dont nous terminons le développement. Les munitions téléopérées (MTO) sont à la fois une menace et un effecteur. KNDS contribue ainsi à un programme de munition téléopérée, Colibri, initié par la France qui a été accéléré pour pouvoir répondre au besoin ukrainien. J’en profite pour relever que ce programme est un exemple de consultation de la DGA, qui se traduit par des spécifications très légères, un temps de cycle très court et une première capacité livrable rapidement. Le théâtre ukrainien montre également l’importance du char, qui est le seul à pouvoir apporter des feux dans un environnement très menacé. La LPM prévoit d’ailleurs des actions sur ce point précis.
Par ailleurs, l’Europe est montée en puissance dans le domaine de la défense avec des financements pour acheter des matériaux, mais également pour subventionner des capacités. Nous sommes ainsi concernés par le plan ASAP (Act in support of ammunition production), qui vise à renforcer nos capacités de production de charges modulaires. Malgré ce besoin d’urgence, il faut relever que de plus en plus de pays européens demandent, en échange de leur financement, qu’une partie de l’activité industrielle soit réalisée sur leurs territoires.
Enfin, le modèle de BITD qui fonctionne aujourd’hui repose sur la réponse aux besoins français, mais également aux besoins export. Ce sont les exportations qui ont notamment permis aux chaînes de production des Caesar de tourner depuis une dizaine d’années. À ce titre, je me tourne vers vous, mesdames et Messieurs les députés, pour vous dire que nous avons besoin de vous. Vous pouvez jouer un rôle dans le soutien à l’export, en expliquant ce que nous savons faire, et dans quelles conditions. Je vous remercie de votre contribution en ce sens.
M. Alexandre Houlé, directeur de la stratégie de Thales. Le groupe Thales regroupe 80 000 collaborateurs, à moitié en France et à moitié à l’étranger. En France, une cinquantaine de sites sont répartis sur le territoire. Nous sommes le leader dans les technologies, avec un chiffre d’affaires issu à 50 % des activités de défense, 30 % de l’aéronautique et le spatial et 20 % pour la cybersécurité et l’identité digitale. Thales est donc un groupe dual.
Je souhaite d’abord revenir sur les engagements du groupe Thales pour répondre aux défis de l’économie de guerre et de la LPM 2024-2030. Nous sommes parfaitement conscients de l’effort que représente cette loi de programmation, alors que l’État traverse une situation financière difficile. Nous constatons avec satisfaction à ce stade l’effort consenti par le gouvernement pour maintenir la trajectoire de ressources prévue.
Néanmoins, dans ce contexte d’économie de guerre, les États ont certes augmenté leur budget de défense, mais cette augmentation n’est généralement pas suffisante pour financer un passage complet vers une véritable économie de guerre. Les dépenses consacrées à la défense s’élèvent ainsi à 2 % du PIB, contre 40 % à 60 % pendant la Seconde guerre mondiale, et 4 % à 6 % pendant la guerre froide.
Cette économie de guerre et ce contexte nécessitent dans tous les cas que les industriels, dont Thales, entreprennent une adaptation industrielle. Nous le faisons depuis un certain nombre d’années. Nous avons auto-investi pour doubler la capacité de production des radars de défense aérienne Ground Master, de douze à vingt-quatre aujourd’hui, sur notre site de Limours en Essonne. Nous prévoyons de passer à trente-six dans les années à venir. Nous accompagnons Dassault Aviation pour tripler la capacité de production de nos équipements pour le Rafale, notamment les suites radars, les suites de guerre électronique, les suites optroniques. Nous avons ainsi investi dans un nouvel outil de production à Pont-Audemer dans l’Eure, à Étrelles en Ille-et-Vilaine, mais également sur d’autres sites en France.
Je pense également au quadruplement en cours des capacités de production de munitions sur notre site de la Ferté-Saint-Aubin, dans le Loiret, où nous passerons de 20 000 à 80 000 obus de mortier en quelques années, pour recompléter les stocks des armées françaises, et de nos alliés, mais aussi pour fournir des capacités de soutien à l’Ukraine.
Je tiens à mon tour à saluer l’engagement des salariés Thales pour avoir contribué à cette accélération.
Nous travaillons bien sûr avec une chaîne de sous-traitance, facteur clé de notre performance. En effet, Thales achète à peu près la moitié de son chiffre d’affaires, à hauteur de dix milliards d’euros. Dans cet effort en faveur de l’économie de guerre, la plus grande difficulté que nous avons rencontrée a précisément porté sur cette chaîne de PME et ETI, qui ont parfois peiné à servir nos commandes pour plusieurs raisons : (i) difficulté à investir (exemple des cartes électroniques nues - PCB), (ii) difficulté à recruter, dans des expertises pointues ou (iii) concurrence avec le domaine civil, en particulier aéronautique.
Face à cette situation, Thales accompagne quotidiennement ses sous‑traitants pour les aider à sécuriser leur production. Par exemple, nous avons parfois acheté des machines pour ces PME et ETI, nous leur avons commandé par anticipation alors que nous ne disposions pas encore de commandes fermes de notre côté. En tant que maîtres d’œuvre, nous sommes conscients de notre responsabilité vis-à-vis de la chaîne de sous-traitance, en particulier lorsque celle-ci est petite.
Ensuite, je souhaite vous soumettre quelques réflexions sur l’économie de guerre. Pour pouvoir monter en compétences, un industriel doit disposer de trois leviers : de la visibilité, du temps et des ressources. La visibilité est essentielle pour permettre l’investissement. Il est difficile pour un industriel de se lancer dans un grand plan de recrutement, dans un plan d’investissement de long terme, dans la mobilisation de toute la supply chain, si dans le même temps il est à la merci d’une rupture de commandes dans les cinq ans à venir, parce que les priorités ont changé. Ce n’est bien sûr pas la garantie de saturer l’outil de production sur les 10 prochaines années, mais il est important de disposer d’une sécurisation sur un minimum de commandes, pour pouvoir s’engager dans les cycles longs qui caractérisent le secteur de la défense.
Deuxièmement, la durée de la montée en puissance constitue un point de vigilance. Il est évident que la montée en cadence industrielle depuis le sous-traitant de rang 2 jusqu’à l’assemblage du produit ne peut se réaliser du jour au lendemain. Dans le cas du Rafale, il faut de dix-huit à vingt-quatre mois pour mener à bien la production d’équipements très complexes. Pour gagner du temps, il faut alléger certains freins pour gagner en flexibilité, en agilité et en rapidité.
Il faut distinguer les produits sur le temps long de ceux sur le temps court. Les premiers correspondent à des systèmes très complexes, des technologies qui nécessitent souvent des années de développement. Ces systèmes sont indispensables dans les conflits de haute intensité, qu’il s’agisse par exemple du spatial militaire de haute performance, des capacités de résistance au brouillage ou des radars intégrant l’intelligence artificielle pour pouvoir repérer les très petits objets comme les drones.
Les produits sur le temps court sont généralement des produits qui sont consommables ou qui seront probablement utilisés sur des durées de quelques semaines ou quelques mois. Pour ces derniers, il n’est pas possible d’utiliser les mêmes normes que pour les produits du temps long si nous voulons être efficaces : il faut absolument éviter la sur-spécification, pour viser une spécification au juste besoin. Dans ce domaine, nous avons besoin que la DGA soit plus agile. À cet égard, le programme Impulsion lancé par la DGA va dans le bon sens, de même que la nouvelle feuille de route annoncée par le ministre des armées il y a quelques semaines. Thales a participé aux nombreux groupes de travail sur ces sujets de simplification, qui ont commencé à porter leurs fruits, mais qui doivent encore aller plus loin.
Le troisième point concerne les ressources, c’est-à-dire le partage du risque financier et de la capacité pour les industriels d’auto financer leur développement. Nous agissons déjà en ce sens, sans attendre les injonctions de l’État, dès lors que nous disposons d’un plan d’affaires solide. Par exemple, nous avons triplé la capacité de production de nos radars Ground Master, que nous avons développée sur fonds propres car le plan d’affaires le permettait, notamment à l’export.
Encore une fois, la visibilité est importante et renvoie également à la question de l’exportabilité des matériels dans le cadre d’un appel d’offres. À chaque fois que nous répondons à ce type d’appel d’offres, nous devons nous interroger pour savoir si le produit que nous développons peut s’insérer sur une chaîne mondiale. Ce questionnement ne concerne naturellement pas tous les produits ; il ne se pose probablement pas pour un sous-marin nucléaire, que l’on ne cherche pas forcément à exporter dans le monde entier. Il n’en va pas de même en revanche pour une jumelle, un obus, une radio,
En conclusion, au-delà de cet effort d’adaptation, Thales a continué à investir pour répondre à ces enjeux de croissance et de soutien des armées, ce qui n’implique pas uniquement des machines, mais d’abord et avant tout les femmes et les hommes. Lors des trois dernières années, nous avons recruté 9 000 personnes sur le seul secteur défense en France et 30 000 au total. Nous avons mis en place des « académies métier » pour les faire monter en compétences. Thales a ainsi consacré 750 millions d’euros d’investissements pour ses entités françaises lors des trois dernières années. De plus, nous déployons 4 milliards d’euros d’investissements en R&D pour apporter toujours plus d’innovations au service de nos clients, ce montant devant passer à 5 milliards d’euros à l’horizon 2030, notamment pour nous renforcer dans les domaines de l’intelligence artificielle et de la cybersécurité. Ces investissements ne sont concevables que parce que nous menons des activités duales, à la fois civiles et de défense. Il s’agit ainsi de pouvoir transférer les meilleures technologies du civil vers le militaire, afin de fournir un bénéfice opérationnel à nos armées, sur les théâtres d’opérations.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Julien Limongi (RN). Depuis deux ans, nous entendons parler d’une nécessaire transformation de notre économie vers un modèle d’économie de guerre, expression galvaudée, mais utilisée à longueur de temps. Cette ambition, portée par le président de la République et le ministre des armées, visait à répondre aux besoins stratégiques, notre défense dans un monde de plus en plus instable. Pourtant, aujourd’hui, il est temps de faire un bilan critique de cette réorientation.
Un des défis majeurs identifiés dès le départ était la capacité des multiples sous-traitants à répondre à l’accélération de la production et aux exigences accrues de notre industrie militaire. Ces PME, qui représentent une grande partie de la chaîne d’approvisionnement, devaient s’adapter en rythme inédit. Des goulots d’étranglement étaient craints dans les secteurs critiques comme l’électronique, la métallurgie ou encore les composants de précision. Qu’en est-il vraiment ? Les grandes entreprises du secteur ont-elles réussi à intégrer leurs sous-traitants dans cette dynamique ? Les petites structures ont-elles bénéficié du soutien nécessaire en termes de financement, de recrutements et de transferts technologiques ?
Il ne suffit pas d’accélérer la production dans les grands groupes si les fournisseurs en amont n’arrivent pas à suivre. En leur absence, le modèle risquerait de ne pas fonctionner, de s’écrouler potentiellement. Dès lors, quelles sont les conséquences de ce supposé passage en économie de guerre sur nos PME innovantes, vos sous-traitants, notamment en ce qui concerne les exigences accrues ou les retards de paiement ? Ces entreprises constituent en effet la colonne vertébrale de notre souveraineté industrielle. Si elles échouent, cette ambition ne restera qu’un slogan, loin des réalités du terrain.
M. Alexandre Dupuy. Quelques éléments de réponses ont été apportés sur la mobilisation des sous-traitants, effectivement indispensables. En tant que maître d’œuvre, nous achetons entre 50 % et 65 % de ce que nous vendons. Cela signifie que le dimensionnement de cette chaîne dépend de la prise de risque assumée par ceux-ci. Nous sommes allés assez loin en essayant de se projeter dans l’expression du besoin accessible, tout en étant raisonnables, avec en perspective ce qui se passera après pour ne pas se lancer dans des investissements qui n’auraient pas d’utilité au-delà de cinq à dix ans.
Les conséquences pour cette chaîne de sous-traitance devront être évaluées dans le temps moyen. Le principal enjeu n’est pas tant financier, puisque les maîtres d’œuvre sont bien présents, mais relève plus des ressources humaines, des efforts menés en matière de recrutement et surtout de formation, de compagnonnage. Certains centres de formation sont fortement montés en puissance, notamment en région Centre-Val de Loire, autour de quelques métiers sous tension, dont le soudage.
M. l’amiral (2S) Hervé de Bonaventure. Chez MBDA, 60 % du montant d’un missile dépend de sa chaîne de sous-traitance. Nous ne pouvons pas avancer seuls et nous demeurons extrêmement vigilants. Depuis dix ans, nous avons au sein de MBDA des équipes dédiées au suivi de l’ensemble de nos fournisseurs et de nos sous-traitants, pour leur apporter la résilience suffisante. La ponctualité, la conformité, la robustesse et la pérennité des compétences nous permettront d’être au rendez-vous et MBDA est un acteur majeur du pacte Action PME, devenu le plan en faveur des ETI, PME et start-up (PEPS).
MBDA suit à peu près une centaine de start-up et a pris des participations dans une dizaine d’entre elles, pour les aider à se développer et à obtenir une taille critique. Nous suivons à peu près une centaine de sous-traitants pour leur apporter de la robustesse, notamment dans leurs finances, en leur passant des commandes pour leur permettre d’assurer les investissements nécessaires à cette montée en production.
M. François Cormier-Bouligeon (EPR). Nous sommes ici très attachés à notre industrie de défense française, essentielle à la souveraineté de notre défense. Le président Jean-Michel Jacques a souligné, comme je l’ai moi-même fait dans différents rapports, les très importants progrès réalisés par vos entreprises pour vous préparer à l’économie de guerre et augmenter vos cadences de production. Les exemples du canon Caesar, des munitions de 155 millimètres pour KNDS France, de l’Aster ou du Mistral pour MBDA, des radars et d’autres produits pour Thales forcent l’admiration. Je voudrais, au nom du groupe Ensemble pour la République, féliciter l’ensemble des collaborateurs de vos entreprises et de vos fournisseurs sous-traitants pour les efforts réalisés afin de répondre avec succès au contexte continental et mondial menaçant que nous connaissons.
La LPM prévoit, dans son article 49 la constitution de stocks stratégiques. Dans mon récent rapport, j’évoque un premier arrêté qui a été notifié à MBDA. Comment agissez-vous pour vous y préparer ? Ensuite, je souhaiterais connaître votre vision du rôle de l’Union européenne en matière de défense. Que pensez-vous d’EDIRPA ?
M. Alexandre Houlé. Nous transmettrons vos bienveillantes remarques à nos salariés. S’agissant de la LPM, Thales a constitué des stocks sur un certain nombre de matériaux stratégiques, des composants, mais aussi des sous-ensembles, pour pouvoir accélérer le moment venu. À titre d’exemple, nous avons choisi de saturer l’outil de production des radars Ground Master et d’investir en conséquence, alors même que nous n’avons pas encore reçu toutes les commandes. Nous pensons être capables de prendre ce risque parce que nous disposons d’une certaine visibilité sur la demande mondiale.
Enfin, le domaine des poudres constitue un sujet déterminant, un goulet d’étranglement. Eurenco est totalement saturé, certains acteurs européens ont été rachetés par des concurrents allemands qui verticalisent la chaîne de valeur. Nous établissons des accords stratégiques avec Eurenco : nous leur fournissons un certain nombre d’intrants que nous obtenons grâce à nos filiales en Australie, particulièrement des explosifs, et cette société fournit en contrepartie à Thales et à ses sous-traitants de la poudre et de la nitrocellulose.
M. Alexandre Dupuy. L’article 49 de la LPM vise à demander aux entreprises, à travers un dialogue efficace et rapide avec la DGA et l’état-major des armées, de mettre en place un stock qui permette de produire en autonomie, la réponse aux besoins fermes et « hautement probables » pour les deux ans qui viennent, se traduisant pour nous par des commandes d’équipements.
En revanche, il est plus difficile de déterminer ces besoins hautement probables dans le domaine du soutien. Les trois industriels qui se présentent aujourd’hui devant vous ont décidé d’investir dans un stock allant bien au-delà du besoin français, pour répondre aux problématiques Ukraine et export. Enfin, nous avons achevé nos discussions avec la DGA et nous venons de recevoir le courrier de notification de la déclinaison de l’article 49 de la LPM.
M. l’amiral (2S) Hervé de Bonaventure. Je souhaite évoquer l’Union européenne (UE). Au-delà d’EDIRPA, nous saluons l’arrivée de la stratégie industrielle européenne de défense (EDIS) et du futur Livre blanc, en cours de préparation. Le nouvel outil EDIP coiffera le fonds européen de défense et EDIRPA. Nous veillons à ce que ce nouveau règlement EDIP rappelle sans ambiguïté l’autorité de conception dans le critère d’éligibilité. Le contenu doit également être d’origine UE, le taux de 65 % évoqué aujourd’hui devrait être augmenté. Le troisième critère essentiel concerne l’absence de restriction d’emploi. Le quatrième doit prendre en compte la sécurité d’approvisionnement ou la faculté de pouvoir s’assurer, au cours de la vie d’une capacité, que la chaîne de soutien demeure libre.
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Nous sommes parvenus à maintenir une BITD puissante et souveraine que toute l’Europe nous envie parce qu’il a toujours existé dans notre pays la volonté d’une défense souveraine, tant par le choix de la dissuasion que celui du général de Gaulle de quitter le commandement intégré de l’Otan. Nos armées ont donc conçu et acheté français.
Aujourd’hui, cette volonté politique peut être interrogée. L’Union européenne par la voix de la présidente de la commission von der Leyen a décidé, au mépris des traités européens, de se doter d’une compétence de défense et de nommer un commissaire à la défense, ce qui n’est absolument pas prévu dans le cadre des traités, alors même que ces derniers réduisent la défense de l’UE à n’être qu’un allié au sein de l’Otan.
Le projet EDIP vise à permettre le financement de matériels militaires. Les derniers éléments en notre possession indiquent que plus de 35 % du matériel financé par ce projet pourraient être achetés en dehors de l’UE. L’élection du président Trump aux États-Unis nous fait craindre un certain nombre d’éléments. En effet, nombreux sont nos partenaires qui décident d’acheter américain pour donner des gages, pour garantir leur sécurité par le maintien du parapluie nucléaire américain. Ne craignez-vous pas, dans ces conditions, que la BITD française pâtisse de ce dispositif européen qui aspirerait des fonds français pour financer des achats hors UE ?
M. l’amiral (2S) Hervé de Bonaventure. L’ADN de MBDA repose sur deux piliers : le pilier de la coopération et le pilier de l’export. Cette coopération peut intervenir dans différents cadres, mais je tiens à rappeler le succès du Scalp Storm Shadow, programme réalisé en forçant les forces armées et les industriels à converger vers un produit extrêmement semblable et à diviser par deux le coût de développement et l’investissement pour ce missile. Grâce à cette diminution, la France a pu acheter plusieurs centaines de missiles. Un deuxième exemple concerne le Rafale. Le très grand intérêt que suscite le Rafale réside également dans son équipement par le missile Meteor, champion du monde dans le domaine air-air, réalisé en coopération avec les cinq pays de MBDA et la Suède. La France n’a ainsi payé qu’un sixième environ du développement de ce missile. Bien qu’il s’agisse d’un programme en coopération, nous disposons de la liberté d’emploi de ce missile pour nos forces armées.
S’agissant du règlement EDIP, il nous faut défendre une trajectoire de progrès, au-delà des 65 % de contenus européens. Il convient également de mener un travail auprès des autres États membres, afin qu’ils comprennent cette priorité absolument essentielle : en achetant à l’extérieur, on devient dépendant, parfois vassal dans le temps long, et l’on prive les industriels européens des investissements nécessaires pour développer des briques technologiques futures.
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Ils le font depuis cinquante ans !
M. Alexandre Houlé. Je partage ces derniers propos : en règle générale, nous avons plutôt intérêt à conduire des coopérations européennes. Thales est un grand défenseur du Fonds européen de défense et milite pour une orientation vers l’innovation. Une BITD européenne sera plus forte unie que fragmentée, pour faire face à la concurrence mondiale, notamment parce que nos compétiteurs extra‑européens sont de plus grosse taille.
En revanche, nous ne devons pas être naïfs. Les industriels de la défense font remonter les besoins aux autorités françaises, à travers nos bureaux de représentation à Bruxelles, qu’il s’agisse de l’autorité de conception, de la préférence européenne, du maintien des prérogatives essentielles conservées par les États membres sur les priorités capacitaires et le choix d’export. À cet effet, industriels et État doivent agir de concert pour pouvoir imposer nos lignes rouges sur ces sujets et être véritablement efficaces.
M. Alexandre Dupuy. Le taux de 65 % de produits européens est bien un minimum, il peut s’accroître. À cet égard, il faut mener un long travail vis-à-vis de l’ensemble des pays européens qui ne possèdent pas de BITD et ont donc l’habitude d’acheter à l’étranger, avec de la formation associée. Il nous revient donc d’être capables de proposer une offre plus complète, intégrant les équipements, la formation et le MCO, pour les convaincre que nos solutions sont pérennes.
La disponibilité des équipements européens est également remise en question par quelques pays. Ici encore, le travail est collectif. Nous devons tous ensemble décider quels sont les équipements dont la capacité est insuffisante en Europe, et voir comment la développer. Un des volets du plan ASAP vise justement à donner à l’Europe plus de capacités pour pouvoir acheter européen.
Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). Je souhaite vous interroger sur le projet de char du futur, lancé en 2017, mais qui a pris beaucoup de retard. Il a fallu en effet attendre des années pour que nous assistions enfin à la signature d’un protocole d’accord sur le partage des tâches pour le projet Main Ground Combat System (MGCS). Le chemin à parcourir est encore très long, puisque nos chars Leclerc ne pourront être remplacés par leurs successeurs qu’à partir de 2040.
Ces derniers mois, l’allemand Rheinmetall et l’italien Leonardo ont annoncé le lancement d’un projet concurrent au MGCS, qui devrait aboutir à un horizon plus proche. L’attitude de Rheinmetall, qui participe au MGCS, a largement contribué au retard pris par ce projet, en ne s’y greffant qu’en 2019.
Cependant, la capacité de la coentreprise germano-italienne à produire de nouveaux véhicules blindés dans des délais nettement plus courts que le MGCS nous invite à questionner l’horizon lointain de son aboutissement. Alors que les besoins capacitaires sont très importants à moyen terme, n’est-il pas possible d’envisager une production à plus court terme du MGCS, comme son projet concurrent est en mesure de le proposer ?
M. Alexandre Dupuy. Le programme MGCS est un programme en coopération voulu par deux États, la France et l’Allemagne, qui pourra être ouvert à d’autres pays. Son calendrier se situe dans le temps moyen-long, puisque l’on parle de 2035 et de 2040. La France est un peu plus pressée que l’Allemagne en raison de son plan d’équipement actuel. Néanmoins, le besoin militaire a convergé, les premiers financements sont mis en place et les deux ministres s’activent pour faire avancer le dossier. Nous venons d’ailleurs de franchir une nouvelle étape avec, du côté industrie, une compagnie de projets en cours de création (projet company), à quatre, réunissant Thales, KNDS France, KNDS Allemagne et Rheinmetall. Elle sera en mesure de répondre à une sollicitation d’une équipe franco-allemande pour développer des briques technologiques suivant huit piliers.
En parallèle, d’autres initiatives industrielles sont intervenues, dont celle entre Rheinmetall et Leonardo, que vous avez mentionnée. Celle-ci a un objet précis : le renouvellement du parc des chars Ariete italiens, un besoin à court terme. De la même manière, le projet Future Main Battle Tank (FMBT) mené par le Fonds européen de défense, vise à proposer le développement, soit d’un char à l’horizon d’une dizaine d’années, soit de briques technologiques susceptibles d’enrichir le MGCS. Il n’y a donc pas d’incompatibilité entre les deux.
Aujourd’hui, les 200 chars Leclerc possédés par la France seront rénovés, à partir d’un programme qui progresse normalement. Un peu plus d’une trentaine de chars ont déjà été livrés, conformément au contrat. Tout est fait pour que les chars Leclerc puissent tenir jusqu’en 2040. Les briques technologiques sur lesquelles nous travaillons pour MGCS doivent nous permettre de faire évoluer le char Leclerc, si nécessaire. Tel est le sens du démonstrateur Leclerc Évolution que KNDS France a présenté à Eurosatory, qui intègre les nouvelles technologies. Cela nous permet d’aborder la coopération en position de force vis-à-vis de nos partenaires, mais également d’être prêts, au cas où.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Nous traversons effectivement une période majeure d’accélération des évolutions techniques et technologiques, nécessitant une adaptation continue dans le développement, notamment de vos produits. La question de l’obsolescence des technologies devient un élément crucial pour la constitution des stocks et leur stabilité.
Or le besoin en visibilité révèle un manque d’information quant à l’organisation des stocks et, a fortiori, des pertes à terme. Quelles proportions de ces stocks d’équipements conventionnels seraient utilisées à court terme dans chacun dans vos activités ? Par ailleurs, comment l’obsolescence et la gestion des stocks s’inscrivent-elles dans une perspective d’exportabilité accrue de vos produits ?
Enfin, la sauvegarde et le maintien des compétences correspondent en partie à l’investissement dans l’avenir, aussi bien par la recherche industrielle que par la recherche militaire. Le cyber et l’intelligence artificielle représentent des domaines à enjeux prioritaires pour que nos armées soient opérationnelles. De ce point de vue, comment investissez-vous dans la recherche sur ces deux sujets, dans vos productions ?
M. Alexandre Houlé. La question de l’obsolescence est effectivement essentielle en matière de stocks. Il s’agit d’avoir un stock roulant, de l’utiliser pour la production, et le réalimenter au fur et à mesure. Elle comporte nécessairement une part de risque, assumée par un industriel comme Thales.
Ensuite, Thales emploie plus de 6 000 experts en cybersécurité et près d’un millier d’experts en intelligence artificielle, domaine dans lequel nous investissons fortement pour pouvoir offrir le bénéfice opérationnel à nos clients. L’intelligence artificielle permet ainsi par exemple à nos radars de cibler encore plus rapidement les mini drones, tels que ceux que nous voyons en Ukraine. Notre entité cyber réalise de nombreuses missions de cybersécurité dans le domaine civil et nous la renforçons, d’année en année, depuis près de dix ans. Nous avons l’année dernière fait l’acquisition d’un grand acteur de la cyber aux États-Unis, Imperva, pour un peu moins de 4 milliards d’euros. Mais la cybersécurité irrigue également l’ensemble des autres activités de Thales, comme la défense, l’aéronautique et le spatial.
Enfin, dans le domaine de la défense, nous construisons une « IA de confiance », à la fois éthique, transparente et explicable. Nous devons expliquer que les algorithmes IA que nous développons ne sont pas des boîtes noires, qui produisent des données sans que nous ne maîtrisions le parcours décisionnel. Nous consacrons ainsi de grands investissements pour disposer de ressources et d’experts dans ces domaines très compétitifs.
M. Alexandre Dupuy. L’activité cyber comporte effectivement plusieurs volets. Il s’agit d’abord de la protection de nos installations et de nos outils de production, mais aussi la protection de la performance des systèmes d’armes que nous produisons. Scorpion repose sur un combat collaboratif et il faut s’assurer que personne ne puisse entrer dans la boucle décisionnelle du combat collaboratif.
En matière de stocks, tout dépend de la nature des produits que nous devons stocker. Un ébauché de tube Caesar peut se stocker dans le temps long, sans obsolescence, mais une poudre explosive se conserve plutôt mal, dans de fortes conditions de sécurité. En réalité, le meilleur mode de conservation est l’obus stocké, le produit fini. Enfin, au-delà du volet souveraineté, disposer de stocks nous permet également de produire plus vite et d’être plus réactifs en cas de sollicitation, éventuellement plus réactifs que la concurrence.
Mme Sabine Thillaye (Dem). KNDS est impliqué dans le développement de nombreux dispositifs comme les véhicules de combat, le programme Scorpion, les canons Caesar, le char MGCS. Comment articulez-vous les besoins auxquels vous êtes confrontés, comme le renforcement de vos capacités de production et la flexibilité industrielle ?
Par ailleurs, la question des matières premières demeure assez cruciale. Quelles difficultés rencontrez-vous dans ce domaine ? Quelles sont nos véritables dépendances ? Ensuite, quel regard portez-vous sur le Fonds européen de défense ? Il est parfois critiqué pour dispersion excessive de ses ressources vers un nombre trop élevé de projets. Quelles sont vos attentes quant au futur commissaire de défense, qui est chargé d’une meilleure coordination et une meilleure coopération ?
Enfin, les ministres Pistorius et Lecornu indiquent qu’ils partent désormais des besoins de nos armées et non plus des besoins des industriels. Comment voyez‑vous ce changement de logiciel ? Pour finir, j’observe avec satisfaction l’achat de Brimstone 3 de MBDA par l’Allemagne
M. l’amiral (2S) Hervé de Bonaventure. Il est nécessaire de ne pas concentrer nos forces uniquement sur cette production et sur le temps présent, pour pouvoir aussi œuvrer sur le temps moyen et le temps long. MBDA conduit depuis dix ans le programme FMAN-FMC de missiles de croisière, pour remplacer les missiles Scalp et Exocet, aujourd’hui extrêmement performants.
Ce programme comprend deux composantes : un missile subsonique, mais furtif et un missile beaucoup plus véloce, extrêmement manœuvrant. Nous sommes actuellement dans une phase de levée de risques, qui devrait se concrétiser par un contrat de lancement-réalisation en 2025. Il est mené en coopération avec le Royaume-Uni et l’Italie.
S’agissant des matières premières, dans les aciers spéciaux, nous consommons entre quatre et six tonnes par an et nous disposons de quatre-vingts tonnes de stocks. Ce type de sécurisation est assez simple sur des matières qui ne vieillissent pas. Il en va différemment pour les composants ou les fibres ou les poudres, dont les durées de vie sont beaucoup plus courtes.
Avant le Brexit, 80 % des dépenses de défense de l’UE étaient assurées par la France et le Royaume-Uni. Le Fonds européen de défense permet d’augmenter l’argent disponible pour la R&T, mais nous devons veiller à l’arrivée de nouveaux concurrents. Le projet Aquila propose des concepts d’intercepteur contre‑hypersonique à quatre pays membres de l’Union : la France, l’Italie, l’Allemagne et les Pays-Bas.
Enfin, la LPM a érigé la dissuasion en priorité. MBDA fabrique le vecteur de la composante nucléaire aéroportée, à travers le système d’armes ASMPA-R. Nous développons en parallèle un nouveau missile, l’ASN4G, à la fois hypersonique et restant dans l’atmosphère. Le moteur sera un statoréacteur, aboutissement d’une recherche de vingt ans. Ce missile de haute technologie devrait être disponible vers le milieu des années 2030. Il fait partie d’un programme soutenu par la LPM.
M. Alexandre Dupuy. La réponse à l’ensemble des besoins passe d’abord par une standardisation, à laquelle la dynamique européenne contribue. Pour nous, l’enjeu, consiste à essayer de vendre toujours le même matériel. Aujourd’hui, il n’existe plus que deux modèles de Caesar. Une autre logique peut nous conduire à produire autrement, comme pour les Serval et les Griffon où une même base peut accueillir différentes versions.
Ensuite, il est naturellement nécessaire de disposer de visibilité pour pouvoir dimensionner un outil industriel et répartir son effort. Lorsque nous affronterons des périodes de charge plus faibles, il faudra s’assurer que l’outil est alimenté a minima par des commandes nationales ou export. Nous estimons qu’une chaîne de production de munitions doit au minimum tourner au tiers de sa capacité maximale pour entretenir les compétences. Nos ouvriers sont capables de passer d’une activité à une autre.
M. Alexandre Houlé. Les guerres de haute intensité, comme celle que nous connaissons en Ukraine, ne sont pas moins technologiques, contrairement à ce qui a pu être imaginé au début. Au moment où nous accroissons la production de matériels actuels, nous ne devons pas négliger la préparation de l’avenir. Thales investit sur fonds propres dans la R&D pour préparer l’avenir, parfois très lointain. Je pense notamment aux capteurs quantiques, cent fois plus petits, mais cent fois plus performants. Nous préparons également l’avenir, notamment grâce à notre dualité civile et militaire. Enfin, il est également essentiel de maintenir un niveau d’études amont suffisant pour pouvoir intégrer ces innovations au fur et à mesure dans les programmes futurs, au bénéfice de nos armées.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires, en commençant par une première série de deux questions.
M. Frank Giletti (RN). Il serait opportun pour le président de la République comme pour le gouvernement, d’avoir à l’esprit qu’avant d’utiliser tort et à travers un vocabulaire inadapté à la situation, « l’économie de guerre », une bonne appréhension des situations qui se présentent à nous, dans l’espace par exemple, constituera l’une des clés du succès des armées de demain.
Nos forces armées ne disposent aujourd’hui que d’un unique radar de veille spatiale GRAVES qui, même s’il représente une capacité unique en Europe, reste limité puisqu’il ne permet de suivre que les satellites en orbite basse, excluant par ailleurs les satellites ayant des orbites proches de l’Équateur. Or si nous voulons permettre à la France de maintenir son rang parmi les puissances mondiales, il nous incombe de moderniser urgemment notre système de détection dans l’espace. L’une des priorités affichées par la LPM concernait notamment le développement du successeur dudit radar, le GRAVES NG, pour une entrée en service à compter de 2030. Avez-vous obtenu des commandes pour l’étude et la conception de celui-ci ?
Mme Michèle Martinez (RN). Ma question s’adresse plus spécifiquement à MBDA. La coopération peut s’entendre de deux manières : soit comme une fin en soi, soit comme un moyen, avec la volonté de coopérer pour partager les coûts de la production.
De ce point de vue, MBDA est un projet de coopération européenne qui a bien fonctionné, grâce à la volonté politique d’alignement sur un projet commun d’acquisition et sans trop de spécifications. Cette réussite est riche en enseignements. D’une part, la coopération européenne en matière de défense ne se limite pas aux seules frontières de l’UE. Nous n’avons donc pas besoin que la Commission européenne s’ingère dans les politiques de défense des États membres pour que celle-ci soit efficace. D’autre part, elle révèle moins d’idéologie, de « coopération pour la coopération » et un peu plus de réalisme en matière d’industrie de défense, pour éviter les écueils que nous déplorons dans les programmes Scaf ou MGCS.
Dans ce contexte, pouvez-vous nous donner votre regard sur les raisons du succès industriel de MBDA ?
M. Alexandre Houlé. Monsieur le député, le spatial militaire constitue un champ de conflictualité de plus en plus important. La DGA a lancé plusieurs programmes pour y répondre, notamment le radar GRAVES NG, programme auquel Thales répond et est en discussion avec la DGA.
Thales souhaite également répondre à un autre programme sur des démonstrateurs de petits satellites qui permettraient de protéger d’autres satellites, et plus encore.
Thales reste vigilant afin que le spatial se maintienne au bon niveau dans les futures commandes de la LPM, d’autant plus que cette industrie duale est « disruptée » dans sa version civile par certains acteurs américains. Nous avons donc absolument besoin d’un soutien fort sur le spatial militaire pour pouvoir maintenir les compétences critiques en France.
M. l’amiral (2S) Hervé de Bonaventure. Madame Martinez, je vous remercie de nous avoir interrogés sur les critères de succès de la coopération. Le premier réside dans les besoins des armées des pays participant à cette coopération, qui doivent converger. Cela a notamment été le cas pour le Scalp Storm Shadow.
Le deuxième critère repose sur la convergence des calendriers, associée à une volonté politique, laquelle est primordiale pour faire converger les armées et les industriels sur le besoin. Dans ce cadre, celui qui est champion dans son domaine doit être assuré de mener le sous-ensemble de cette coopération. Dans le cadre d’une coopération, il arrive que certains pays soient tentés d’acquérir une compétence, ce qui contribue à alourdir les coûts et introduit plus de risques.
La gestion et la protection de la propriété intellectuelle sont également primordiales pour s’assurer que la coopération soit efficace. Ici aussi, il est souvent nécessaire de procéder à un arbitrage politique pour conduire les industriels à converger. Enfin, lorsqu’une capacité est fabriquée en coopération, il faut pouvoir conserver la pleine souveraineté, notamment dans le domaine de l’export, à l’heure où certains à Bruxelles souhaitent centraliser les licences export.
Mme Gisèle Lelouis (RN). Dans un contexte international marqué par le retour des conflits de haute intensité et des tensions géopolitiques croissantes, l’économie de guerre s’impose comme une réalité incontournable. La BITD française est un pilier stratégique dans notre appareil de défense, capable de fournir aux forces armées les équipements nécessaires pour garantir l’indépendance militaire du pays.
Dans ce contexte, le rôle des grands acteurs de la BITD comme MBDA, Thales et KNDS, est fondamental. Il incarne l’excellence française dans les domaines des armes modernes, des systèmes de défense et de la cybersécurité. Cependant, face à une Europe divisée sur des priorités stratégiques, il est crucial de garantir que les intérêts nationaux priment sur les coopérations industrielles, qui pourraient diluer notre capacité à défendre nos propres intérêts.
L’échec partiel de certains programmes européens, comme le Scaf ou les divergences entre États membres montrent que la coopération doit toujours être guidée par la préservation des capacités françaises. Ainsi, dans un contexte de montée en puissance de l’économie de guerre, comment les acteurs de la BITD envisagent-ils de garantir la souveraineté industrielle et militaire nationale, notamment en réduisant notre dépendance aux ressources stratégiques étrangères et en renforçant notre capacité de production ?
M. Thierry Tesson (RN). Ma question s’adresse plus spécifiquement à KNDS France. Comme vous le savez, nous sommes circonspects quant à l’aboutissement concret du projet MGCS. Celui-ci, miné par divers désaccords, voit constamment sa date de sortie repoussée. Lorsque le projet a été initié en 2012, la date de sortie était prévue pour 2035, puis 2040 et enfin aujourd’hui, 2045. En outre, la récente signature d’un accord entre Rheinmetall et Leonardo laisse craindre une minoration par nom de la France dans le projet MGCS, ainsi qu’un déclassement de KNDS sur le volet chenillé.
Néanmoins, votre entreprise a présenté à Eurosatory le char Leclerc Évolution, réponse intéressante. Combien coûterait l’acquisition de votre démonstrateur ? Si les armées le jugeaient au niveau, sous quels délais seriez-vous capable d’en lancer la production en série ?
M. l’amiral (2S) Hervé de Bonaventure. Madame Lelouis, je vous témoigne de notre volonté de maintenir notre souveraineté et de pouvoir favoriser cette coopération industrielle dans le cadre d’un juste calendrier.
Je souhaite également évoquer le programme en coopération sur le futur missile de croisière antinavire, dans lequel MBDA France et MBDA Royaume-Uni ont déployé différentes briques technologiques. Au cours de la phase de levée de risques, nous avons pu prouver la justesse des choix technologiques et notamment valider le fameux moteur de ce futur missile supersonique. Lorsque le contrat sera passé, nous pourrons doter les forces armées françaises d’un missile doté d’une capacité de frappe dans la profondeur, permettant de pénétrer dans les défenses sol‑air, à l’horizon 2030. 750 personnes travaillent déjà à ce programme, des deux côtés de la Manche, ce qui témoigne de notre engagement.
M. Alexandre Dupuy. Monsieur le député, KNDS a présenté cinq chars à Eurosatory : les chars du présent (Leclerc et Leopard), du proche avenir (Leclerc Evolution et une version du Leopard avec une tourelle automatisée) et la préparation du futur, avec le projet de démonstrateur de technologies autur d’une tourelle avec un nouveau canon, ADT 140. Le Leclerc ne démérite pas et offre aujourd’hui toutes les caractéristiques d’un des meilleurs chars, sinon le meilleur char du monde. Il a moins été vendu à l’export en raison du calendrier : il est arrivé après le Leopard.
Le proche avenir se construit par le développement de briques technologiques, certaines en auto-financement, d’autres grâce à des commandes publiques. Certaines briques sont développées dans le cadre de la coopération. S’agissant de MGCS, l’architecture a été travaillée et nous devons aborder à présent un programme financé de piliers technologiques. Au sein de cette coopération, nous ne devons pas craindre la concurrence, pour prouver que certaines de nos capacités sont meilleures que celles des partenaires et ainsi être retenus et/ou travailler ensemble.
L’enjeu consiste pour nous à mobiliser les énergies pour maintenir et transmettre les compétences acquises grâce au char Leclerc et préparer l’avenir. Plus concrètement, si des commandes étaient passées pour quelques chars Leclerc Evolution, cela permettrait de comprendre, en compagnie de la DGA et des armées, ce que l’on peut en attendre et ce qui doit évoluer. Ce faisant, nous pourrions affiner le besoin. De nouveaux concepts comme un quatrième homme dans le char, l’utilisation de munitions téléopérées, la lutte anti-drones pilotée ou le télépilotage d’un robot ont été positionnés initialement dans le cadre de MGCS, à un horizon de quinze ans. Selon moi, il n’y a pas de sens à reproduire le démonstrateur tel qu’il existe aujourd’hui. Il convient d’abord de travailler avec la DGA et les armées pour s’assurer de la réponse aux besoins, non seulement nationaux, mais également d’un ou plusieurs pays export capables de cofinancer et d’étendre la surface de production.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
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5. Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, sur les enjeux de l’économie de guerre (mercredi 4 décembre 2024)
M. le président Jean-Michel Jacques. Monsieur le secrétaire général, je rappelle, pour nos nouveaux collègues qui ne vous connaissent pas encore, qu’avant d’exercer vos fonctions actuelles, vous avez passé pratiquement toute votre carrière au ministère de l’Intérieur comme préfet, mais aussi comme directeur de cabinet du ministre à deux reprises, de 2011 à 2012 et de 2018 à 2020.
Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) est notamment chargé de la préparation des plans gouvernementaux et de l’organisation de l’État en temps de crise, ce qui en fait un acteur central dans notre préparation à l’économie de guerre.
La dimension interministérielle du SGDSN est particulièrement adaptée à l’économie de guerre. Celle-ci doit en effet mobiliser l’ensemble des ministères et pas seulement le ministère des armées et des anciens combattants. Je pense par exemple au financement de la base industrielle et technologique de défense (BITD) ou à la question des stocks stratégiques, qui sont des sujets sur lesquels le SGDSN est fortement mobilisé.
Enfin, il sera également intéressant de vous entendre, monsieur le secrétaire général, sur l’action menée en matière de sécurisation des sites industriels de notre BITD, qu’en tant que députés, nous connaissons bien lors de nos déplacements dans les différentes entreprises situées sur nos circonscriptions. Ces entreprises constituent en effet une véritable cible potentielle pour nos compétiteurs stratégiques dans le contexte actuel, comme l’ont rappelé de récents incidents en Allemagne.
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je parle au nom des 1 600 agents qui, dans toutes les missions du SGDSN, sont au service de la Nation.
Monsieur le président, vous avez souhaité que j’apporte notre contribution au travail de revue de l’économie de guerre, qui avait été entamé par votre prédécesseur, M. Thomas Gassilloud.
J’aborderai le sujet un peu différemment du ministre des armées et des anciens combattants, des industriels de la BITD ou du délégué général pour l’armement, puisque mon action s’inscrit à la fois dans le champ de l’action interministérielle et dans celui de la défense civile aux côtés de la défense militaire.
La première fois que l’expression « économie de guerre » a surgi dans le débat public, c’était lors du discours du Président de la République au salon Eurosatory en 2022. Il avait, compte tenu de la guerre en Ukraine, souligné la nécessité pour notre base industrielle de défense de changer de paradigme économique afin d’être en mesure de faire face aux besoins et à nos engagements, mais également de renforcer et revoir notre sécurité, dans la mesure où nous avions davantage une « armée de vitrine » qu’une armée capable de produire en quantité l’ensemble des moyens nécessaires.
Nous avons donc repris cette ambition au travers de l’un des dix objectifs stratégiques qui étaient retenus dans la revue nationale stratégique, laquelle a permis de préparer la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, votée en 2023.
La LPM a d’ores et déjà permis de moderniser et d’adapter le régime des réquisitions en temps de paix et en temps de guerre. Le texte organise par ailleurs la possibilité de constituer des stocks stratégiques de matières ou composants d’intérêts stratégiques au profit des armées. Elle établit aussi la possibilité de procéder à une priorisation de la livraison de biens et services aux bénéfices des armées. Toute une série d’outils juridiques a donc été mise en place et vise à contribuer au développement de cette économie de guerre.
Plusieurs entreprises ont ainsi réussi à accélérer significativement leur cadence de production et à démontrer les premiers effets de ces mesures. C’est notamment le cas de Nexter, qui a réduit de moitié les délais de production des canons CAESAR, ou de Dassault, qui a triplé sa capacité de production mensuelle de Rafales.
Je n’évoquerai pas les questions de cadences industrielles, de goulets d’étranglement ou de simplification des normes de production. Ma plus-value sera plutôt de vous parler de l’économie civile face à la guerre économique et donc, d’une certaine manière, l’économie en guerre.
Dans cette perspective de l’économie en guerre, le SGDSN travaille bien sûr en étroite coopération avec le ministère des armées et des anciens combattants, la direction générale de l’armement (DGA), le ministère de l’économie et des finances et la direction générale de l’entreprise (DGE).
Nous avons contribué et nous suivons évidemment la programmation militaire, comme l’ensemble des dispositifs qui visent à accélérer et à améliorer la préparation de la Nation à faire face à un engagement majeur. À ce titre, nous avons participé de près à la préparation de la dernière LPM, nous avons rédigé la revue stratégique et nous avons coorganisé la phase 3 de l’exercice Orion, qui a justement traité de la capacité de l’économie à venir en soutien à nos forces armées dans le cadre d’une opération. Ce travail sera répété pour l’exercice 2026.
Le SGDSN est un service du Premier ministre, chargé, aux côtés de son cabinet militaire et civil, de lui permettre d’assurer les responsabilités que l’article 21 de la Constitution lui confie. Le SGDSN travaille également pour le compte du président de la République, garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités selon l’article 5 mais aussi président du conseil de défense et de sécurité nationale selon l’article 15. Concernant ce dernier point, nous sommes chargés de la préparation de ses conseils et de leurs secrétariats, puis du suivi des décisions qui ont pu être prises.
En 2010, ce qui était auparavant le secrétariat général de la défense nationale (SGDN) est devenu SGDSN, c’est-à-dire qu’il a reçu dans ses missions le suivi de la sécurité nationale. L’objet était bien d’intégrer la nécessaire complémentarité entre défense à l’extérieur et sécurité à l’intérieur, ce qu’on appelle le continuum de sécurité.
Dans ce domaine, tout le dispositif de préparation de notre économie à une situation conflictuelle rentre en ligne de compte, y compris la préparation ou la protection de notre économie face à une situation de plus en plus conflictuelle, à la fois au niveau visible mais aussi au niveau invisible, à travers les menaces hybrides, les tentatives de prédation ou de sabotage, comme les attaques cyber. L’organisation du SGDSN a pour objectif de répondre à ces éléments.
La direction de la protection et de la sécurité de l’État planifie, forme et entraîne les acteurs de la gestion de crise, ce qui couvre non seulement les administrations de l’État, mais aussi les opérateurs d’importance vitale, c’est-à-dire les entreprises essentielles au bon fonctionnement de nos services publics qui doivent pouvoir être, en tout temps et en toutes circonstances, capables de réagir. Cette direction rédige et met à jour les plans antiterroristes de la famille Vigipirate, les plans sanitaires et plans de réaction aux accidents, quels qu’ils soient. C’est à ce titre qu’elle pilote depuis 2021 une stratégie nationale de résilience, approuvée par le Premier ministre et visant à mobiliser toute la Nation pour faire face aux crises. Cela touche aussi à l’économie de guerre. Votre commission ayant longuement travaillé sur ces sujets ces dernières années, nous sommes donc régulièrement amenés à venir vous expliquer où nous en sommes et comment tout ceci fonctionne.
La direction des affaires internationales, stratégiques et technologiques, également importante en matière de sécurité économique, suit les crises internationales, mène des travaux interministériels d’anticipation et anime la lutte contre la prolifération. Dans tous ces domaines, nous sommes donc amenés à réfléchir en matière d’anticipation sur l’impact que pourrait avoir une extinction des satellites ou encore un blackout électrique ou d’Internet sur la situation de notre pays, et donc sur le fonctionnement des entreprises.
Avec la DGE du ministère de l’économie et des finances, cette direction protège le patrimoine scientifique et technique de nos entreprises et de nos laboratoires de recherche. Ainsi, nous veillons au fait que nos laboratoires de recherche soient mieux protégés et que nos principales entreprises respectent un minimum de règles de sécurité pour éviter qu’il puisse y avoir de l’espionnage, du sabotage ou tout simplement le « pompage » de la matière grise à l’intérieur de l’entreprise.
Cet après-midi encore, nous aurons une réunion avec la DGE pour regarder la situation dans un certain nombre d’entreprises convoitées par l’étranger, qui pourraient être rachetées et sur lesquelles nous sommes amenés à mettre en place tout un système avec Bpifrance et des moyens de sécurité afin de les protéger.
Nous assurons également le secrétariat de la commission interministérielle pour l’exportation d’armes de guerre et le secrétariat de la commission pour l’exportation de biens à double usage. Cela représente environ 4 000 à 5 000 nouvelles demandes de licences et environ 2 500 demandes de modifications de licences émises chaque année par les sociétés exportatrices d’armement. Permettre à nos entreprises d’exporter des armements, c’est leur permettre d’avoir la capacité économique de produire et de pouvoir garantir notre propre indépendance en la matière. Il est donc absolument indispensable que, sur les biens à double usage et sur l’exportation de matériel de guerre, nous puissions veiller à ce qu’il y ait un niveau d’exportation suffisant pour garantir la viabilité de nos entreprises.
Évidemment, nous veillons à ce que ces exportations soient faites dans le respect des traités ainsi que des règles françaises et que cela puisse prendre en compte le bon fonctionnement des entreprises. Il s’agit de tout un travail d’arbitrage qui m’amène, pour le compte du Premier ministre, à décider d’autoriser ou d’interdire une exportation.
Le travail de ces directions se fait en commun avec les ministères. Le SGDSN coordonne, synthétise, propose des points de sortie et d’arbitrage au Premier ministre ou à son cabinet avec pour objectif de protéger les intérêts fondamentaux de la Nation, donc son économie.
À côté de ces directions d’administration centrale, pour faire face à l’économie de guerre, nous avons plusieurs services à compétences nationales qui sont opérationnels et qui s’occupent des menaces hybrides, pour lesquelles nous sommes chefs de file.
Les menaces hybrides sont des attaques, menées en dessous des seuils de conflictualité et d’attribution, qui visent à désorganiser un pays — dans son économie, ses forces stratégiques, ses institutions ou encore lors des élections — de façon à pouvoir gagner sans avoir eu à combattre, comme le disait Sun Tzu. Le premier exemple de ces menaces hybrides est bien sûr les attaques cyber.
Au regard de ces menaces, une agence nationale de sécurité des systèmes informatiques (ANSSI) a été créée en 2009 et constitue l’autorité nationale de cybersécurité, qui est de fait le bouclier cybersécuritaire du pays, son pompier, le régulateur national et l’autorité de police administrative du cyberespace. Cela vaut non seulement pour nos administrations, régulièrement attaquées par des entités étrangères qui visent donc à espionner, à pénétrer nos systèmes pour interrompre nos services publics ou tout simplement à séquestrer des données via des rançongiciels et, le cas échéant, les revendre sur le dark web. Tous les jours, nous en avons des exemples, à l’encontre d’administrations, des services publics, ou des entreprises privées, telles que Norauto ce matin encore. On peut en trouver bien d’autres, qui sont parfois très sensibles et stratégiques.
À ce titre, la directive européenne Network and Information Security (NIS 2), dont la transposition en droit français vous sera soumise en 2025, accroît à la responsabilité de l’ANSSI en lui donnant à suivre la cybersécurité d’environ 15 000 opérateurs utiles à la cyber-résilience du pays, c’est-à-dire non seulement des entreprises et des administrations mais aussi des collectivités locales. En effet, si le service informatique d’une commune ou du conseil départemental est bloqué, tout s’arrête. Or, l’investissement en cybersécurité représente 10 % du montant de l’investissement total en informatique. En revanche, un sabotage des systèmes d’information représenterait entre 200 000 euros et 300 000 euros de remédiation, au moins. En outre, les investissements de remise à niveau en cybersécurité demeureraient à faire, car les cybercriminels n’hésitent pas à revenir là où c’est facile. Pour une entreprise, la remédiation d’une attaque qui arrête les systèmes d’information, c’est la perte de 10 % du chiffre d’affaires. On parle donc bien d’un impact extrêmement important.
Un autre service rattaché au SGDSN est l’opérateur des systèmes d’information interministériels classifiés.
Enfin, le dernier-né des services rattachés au SGDSN est VIGINUM, chargé de la détection et de la caractérisation des ingérences numériques étrangères, c’est‑à-dire la manipulation de l’information menée par des entités ou des États étrangers contre nos institutions, notre démocratie et notre équilibre sociétal. Nous ne nous occupons évidemment que des ingérences numériques étrangères d’origine étrangère, ce qui suffit largement à occuper ce service, déjà très sollicité avec les jeux Olympiques et Paralympiques, le rapport sur les activités en la matière de l’Azerbaïdjan sorti lundi, les difficultés que nous avons pu rencontrer avec le projet russe Lakhta au Sahel ou encore l’ensemble des attaques qui peuvent également être menées contre des entreprises.
Concernant les menaces hybrides, la pratique du lawfare – c’est-à-dire la capacité pour un État étranger à imposer l’extraterritorialité de ses lois et donc à imposer celles-ci en France – entre également en ligne de compte. Les réglementations International Traffic in Arms Regulations (ITAR) et Export Administration Regulations (EAR) des États-Unis sont connues dans ce domaine. Si un équipement américain relevant de la réglementation ITAR est compris dans votre matériel, vous devez demander l’autorisation des Américains pour pouvoir l’utiliser.
Les Chinois recopient, presque mot à mot, l’ensemble de cette réglementation. Ainsi, de nombreux contrôleurs chinois veulent venir visiter nos entreprises stratégiques ou essentielles à notre puissance économique pour contrôler que l’activité y correspond aux lois chinoises et avoir accès à certains secrets de nos entreprises.
La loi de blocage de 1968, revue et améliorée, permet d’entraver ce type d’action, ce que nous nous efforçons de faire. Toutefois, en matière d’économie en guerre, ces capacités des États étrangers à venir vérifier dans nos entreprises la conformité à leurs propres règles posent évidemment un problème de souveraineté et d’équilibre. Il faudra que nous puissions avancer et continuer à protéger au niveau français, mais aussi européen avec les directives qui sont en cours, la capacité de nos entreprises à résister à cela. L’arrivée de la prochaine administration Trump devrait encore renforcer cette nécessité.
Pour éviter de renseigner nos adversaires, le dispositif de sécurité des activités d’importance vitale est classifié. Il regroupe plusieurs centaines d’opérateurs d’importance vitale qui sont répartis en 12 secteurs d’activité et près de 1 500 points d’importance vitale. Ils sont soumis à des obligations spécifiques de sécurité physique, périmétrique et de cybersécurité. Ainsi, ils doivent non seulement être en état de résister à des attaques, des sabotages ou des tentatives d’espionnage mais aussi d’éviter de se retrouver confrontés à des crises environnementales, des inondations ou des feux de forêt.
La directive européenne « Résilience des entités critiques » (REC), dont le projet de loi de transposition est actuellement entre les mains de la Haute assemblée, permettra aussi de renforcer, sur la base de nos préconisations, la sécurité de nos entreprises dans ce domaine.
Demain, les opérateurs devront réaliser une cartographie de leurs vulnérabilités d’approvisionnement. L’économie de flux tendus ayant été remise en question par la crise liée à l’épidémie de Covid-19 puis par la guerre en Ukraine, nos entreprises doivent se protéger et un système d’approvisionnement leur permettant de ne plus dépendre d’un seul État ami ou partenaire. En effet, dans ce domaine, les États ne sont pas toujours des amis ou des partenaires. Il est donc nécessaire que nous opérions une diversification des sources d’approvisionnement, une relocalisation de production à l’intérieur de notre pays et que nous ayons la capacité à pouvoir chercher partout l’énergie qui nous est nécessaire mais aussi les matières premières ou les terres rares. La disposition nécessaire pour pouvoir se mettre en guerre et tenir collectivement et solidairement dans la durée se situe au niveau national, mais aussi au niveau européen.
Ces éléments apparaissent dans la stratégie nationale de résilience que je vous avais présentée à nouveau au mois de juin dernier. Forte de 73 actions, cette stratégie comprend aussi un volet économique pour nous redonner une épaisseur stratégique, et ainsi pouvoir absorber le premier choc et réagir à la crise.
Nous avons aussi, dans ce cadre, des plans de continuité d’activité pour lesquels le SGDSN a rédigé un guide ad hoc à disposition de tous les types d’entités, en plus de l’animation du dispositif du plan de suivi des plans de continuité du côté de l’État.
Nous essayons aussi de faire en sorte que l’ensemble de nos concitoyens ne soient pas seulement consommateurs de sécurité mais aussi acteurs de leur sécurité dans différents domaines, ce qui signifie qu’il faut que nous puissions réfléchir à la mise en place des stocks stratégiques mais également de réserves nécessaires pour que nos entreprises puissent fonctionner.
Dans les plans des opérateurs d’importance vitale, il y a un plan de rappel de leurs ingénieurs et de leurs acteurs essentiels à la sécurité de l’entreprise. Ce sont souvent des volontaires ayant déjà exercé auparavant des fonctions de militaire, de policier, de gendarme ou encore d’infirmier. Si, un jour, nous nous retrouvons confrontés à une crise, nous demanderons à ces volontaires de rejoindre l’hôpital, les armées ou de rester dans leur entreprise afin d’assurer son bon fonctionnement. Nous voudrions constituer une forme de recensement, à partir de chaque département, avec la possibilité de remonter au niveau national pour identifier les compétences et les volontariats — tout ceci ne pouvant fonctionner que sur le volontariat — afin d’organiser un dispositif nous permettant, en fonction de la nature, de l’étendue et de la « systémicité » de la crise, de déterminer avec l’ensemble des autorités comment affecter ces réservistes, avec l’accord de l’intéressé, au bon endroit et au bon moment.
Nous souhaitons travailler sur ce point absolument majeur avec la garde nationale et le ministère des armées et des anciens combattants. Nous avons commencé à y réfléchir dans le cadre de l’exercice ORION 23 et nous continuerons à y réfléchir pour préparer le prochain car c’est, en termes d’efficacité opérationnelle, un point absolument essentiel. Quand nos armées ont besoin de bouger vite d’un endroit à un autre, les camions militaires ou les moyens de transport militaires peuvent certes être utilisés mais les logisticiens du secteur privé sont aussi parfaitement capables de nous trouver les trains, les camions et, le cas échéant, les bateaux pour pouvoir aller d’un point à un autre vite et bien, en ayant parfaitement réglé ce genre de sujet.
Il faut que nous arrivions à mettre en place ce type d’initiatives pour essayer de renforcer notre capacité à faire face à une économie de guerre. Nous aurons beaucoup à faire sur ce sujet, même si nous avons déjà assez bien commencé à agir, avec l’exercice ORION 23, nos avancées concernant ce sujet des réserves et le début du travail des opérateurs d’importance vitale concernant les stocks stratégiques. Il reste que nous avons encore un certain nombre de vulnérabilités.
Je rappelle la bonne nouvelle que représente le rachat d’Alcatel Submarine Network par l’État, en faveur duquel le SGDSN s’est beaucoup battu. Ce groupe, appartenant auparavant à Nokia, fait partie des trois seules entreprises de la planète spécialisée dans la fabrication, la maintenance et la pose de câbles sous-marins. Les deux autres entreprises pratiquant également cette activité sont respectivement chinoise et américaine. Ce rachat est donc essentiel pour notre souveraineté et notre capacité à pouvoir faire travailler Orange avec nous sur ce sujet.
Un autre sujet, sur lequel nous ne sommes en revanche pas encore tout à fait au point, mais sur lequel nous travaillons, est le rachat en cours par une société chinoise de la dernière entreprise française qui produit de la vitamine D et des acides aminés pour l’alimentation du bétail en Europe. Elle compte environ 80 salariés et est située dans l’Allier, à Commentry. Évidemment, ce projet de rachat nous interpelle et nous amène à considérer qu’il faudrait trouver le moyen de garder le contrôle de ce type d’entreprise de façon à ne pas nous retrouver dépendant d’un État étranger qui, le jour venu, peut décider de « fermer le robinet ».
Nous sommes vraiment engagés afin d’avancer et de progresser sur le sujet.
Néanmoins, pour qu’une économie de guerre puisse fonctionner et pour que nos armées puissent faire le travail, du financement est nécessaire. Libérer le financement des contraintes réputationnelles est aujourd’hui un des enjeux extrêmement importants auxquels il faut que nous puissions nous attaquer. Les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) de la BITD font régulièrement état de difficulté de financement, non pas en raison de réglementations internationales puisque l’Union européenne a interrompu les projets de taxonomie sur le sujet mais en raison d’une prudence des banques qui, au titre de leur réputation, ne veulent pas se faire accuser d’avoir prêté de l’argent à une entreprise qui produit de l’armement. Des entreprises se retrouvent donc interdites de crédit par les banques pour de plus ou moins bonnes raisons et risquent de couler, même si seulement 5 à 10 % de leur activité concernent la défense nationale. Les groupements industriels dans les industries d’armement font en sorte de les soutenir mais un problème est clairement en train de se poser. Ce dernier est spécifique à la France parce qu’au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Allemagne ou en Italie, la question ne se pose pas. Ce vrai sujet réputationnel doit être traité afin de créer un environnement permettant l’investissement dans la BITD, tant au niveau national qu’au niveau européen. Ce sont les sujets de taxonomie sur lesquels nous travaillons. Dans ce domaine, il y aura effectivement beaucoup à faire.
En outre, concernant le financement, un certain nombre de dispositifs nationaux et européens existent et sont en train de fonctionner. La procédure dite « article 90 » est un dispositif autofinancé qui prévoit d’apporter un soutien financier aux entreprises dans leurs travaux d’industrialisation de matériel de guerre et de prospection commerciale dans une perspective d’exportation. Cette procédure représente 63 millions d’euros. Le gouvernement accorde des avances remboursables au fur et à mesure des ventes, selon des critères cumulatifs. Les matériels produits exportés doivent être classés matériel de guerre lorsque c’est nécessaire à la protection des intérêts essentiels de la sécurité de l’État. De plus, le siège social des entreprises et les unités de production de matériel doivent être situés en France. Les contrats d’avance remboursable sont conclus entre les entreprises bénéficiaires et Bpifrance et peuvent s’élever jusqu’à 65 % du montant des travaux d’industrialisation et de prospection éligibles. Évidemment, ce dispositif concerne les PME, les très petites entreprises (TPE) et les ETI.
Un autre mécanisme est le fonds soutenant l’innovation par le ministère des armées et des anciens combattants, finançant la recherche et le développement maintenant un savoir-faire. Le projet de loi de finances (PLF) 2024 prévoyait pour les études amont plus de 1 milliard d’euros à cette fin.
Il existe aussi des dispositifs et des mécanismes européens.
Je vous parlais d’une moindre frilosité au niveau européen, sauf peut-être à la Banque européenne d’investissement (BEI), où nous poussons l’élargissement du champ d’intervention de la banque au bénéfice des secteurs industriels de la défense, alors que celle-ci, jusqu’à présent, était réticente à élargir son activité au-delà des activités duales.
L’Union européenne s’est par ailleurs dotée d’un fonds européen de défense avec un budget de 8 milliards d’euros sur la période 2021-2027 pour favoriser la coopération entre entreprises et centres de recherche au niveau européen, pour renforcer la compétitivité, l’efficacité et la capacité d’innovation de notre base industrielle de défense européenne.
Dans le cadre de la mise en place de la stratégie industrielle européenne de défense, dite EDIS, un nouveau règlement baptisé European Defense Investment Program (EDIP) est en cours d’élaboration afin de renforcer l’autonomie, la résilience et la compétitivité de la BITDE. Plusieurs points visent à soutenir l’industrie de défense, tels que l’acte de soutien à la production de munitions (ASAP), initié en mars 2023 avec 500 millions d’euros. La somme a été débloquée en mars 2024 et 31 projets provenant de 15 pays, dont la France, vont être soutenus.
Un autre instrument, destiné à aider l’industrie de défense au moyen d’acquisitions conjointes, est l’European Defense Industry Reinforcement Through Common Procurement Act (EDIRPA), adopté par le Conseil et le Parlement en octobre 2023 et s’élevant à 310 millions d’euros pour financer des projets conjoints dans les munitions, la défense aérienne et antimissile ainsi que les systèmes et plateformes héritées. La Commission a annoncé que cinq projets avaient été sélectionnés.
Dans tous ces domaines, nous veillons à ce que l’Union européenne prenne bien en compte la nécessité de favoriser l’industrie européenne. Pour l’instant, le règlement prévoit qu’il faut au minimum 65 % de composants conçus dans l’Union européenne dans la valeur du produit final des matériels, les 35 % restants pouvant bénéficier à des entités extra-européennes. Il a fallu que nous nous battions pour avoir ces 65 %, puisque certains pays considéraient que 50 % auraient pu suffire. Lorsque je discute avec mes homologues dans différents pays, ils se disent qu’il faut acheter beaucoup d’armements à tel ou tel pays — et je pense plutôt à un pays —, pour compenser le fait que ces pays ne sont pas encore au 2 % du produit intérieur brut (PIB), et qu’il vaut donc mieux acheter beaucoup. Je leur réponds que nous allons tuer notre industrie de défense et perdre notre souveraineté, à ce compte.
La France soutient l’idée qu’un bonus puisse être accordé aux matériels dépassant ce seuil de 65 %, à défaut d’avoir réussi à atteindre le seuil de 80 %. En outre, elle demande que la définition de l’autorité de conception soit également prise en compte, pour que le savoir-faire et les droits de propriété industrielle de nos États puissent être respectés, et donc qu’il soit enfin impossible de recourir à des composants provenant de pays tiers, si des alternatives issues d’États membres existent.
En termes de sécurité et d’approvisionnement, nous sommes aussi en train de travailler sous l’angle européen.
Le SGDSN est donc le bouclier et veille à ce que les entreprises se protègent elles-mêmes et assurent un minimum de protection dans la mesure où elles concourent à la souveraineté de l’État ou à la défense des intérêts fondamentaux de la Nation. Nous veillons également à ce qu’existe une bonne coopération au niveau européen.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour cette présentation. Je cède la parole aux orateurs de groupe pour leurs questions.
Mme Stéphanie Galzy (RN). Monsieur le secrétaire général, le rôle de votre mission est d’anticiper, de prévenir et de protéger. Il s’agit d’une mission ô combien importante. Dans un contexte mondial incertain, l’économie de guerre reprend une nouvelle dimension avec l’essor de la cyberdéfense et de l’espionnage industriel.
Alors que les conflits traditionnels sont toujours présents, une autre guerre se déroule dans l’ombre, où nos entreprises deviennent des cibles. En plus d’être créatrices d’emplois, elles détiennent également des données sensibles. Les cyberattaques peuvent viser à voler des informations, à compromettre des systèmes ou à saboter des opérations. Les conséquences économiques peuvent être gravissimes, allant de pertes financières directes à des atteintes à la réputation.
D’un autre côté, l’espionnage économique est une réalité, à laquelle les entreprises doivent faire face. Des acteurs, étatiques ou non, cherchent à obtenir des informations sur les innovations technologiques et notre savoir-faire.
La protection des entreprises contre l’espionnage et les cyberattaques est essentielle pour garantir non seulement leur survie, mais aussi la stabilité économique de ce secteur. La cybersécurité est aujourd’hui un pilier central de la stratégie économique de ces entreprises. C’est un enjeu majeur pour l’avenir de notre économie et de notre sécurité.
Afin de garantir la compétitivité et la sécurité de nos entreprises, quelles mesures mettez-vous en place pour les aider et quelle est votre vision sur cette problématique pour les années à venir ?
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Pour protéger la compétitivité de nos entreprises face aux menaces hybrides, notre principe est vraiment celui du bouclier. Nous nous assurons que la règle du jeu est respectée par nos compétiteurs et qu’il n’y a pas un détournement de procédures à leur encontre. Par exemple, lorsque des marchés publics sont ouverts par des entreprises publiques, nous veillons à ce que soient admises à l’appel d’offres des entreprises venant de pays qui ont passé des accords commerciaux avec la France. S’il n’y a pas d’accord commercial, nous pouvons très bien dire à ces entreprises qu’elles ne sont pas autorisées à participer à ce marché. Cela a été fait à plusieurs prises, par exemple pour des équipements de sécurité dans des aéroports. Il s’agit d’une disposition européenne, transcrite dans le droit français, qui fonctionne. Nous veillons vraiment à ce que la règle du jeu soit totalement respectée et que nous nous trouvions ainsi à égalité de compétition et de concurrence entre les uns et les autres.
Le deuxième élément en matière de protection de la compétitivité des entreprises est d’essayer à notre niveau de faire en sorte que les règles, y compris celles que nous imposons ou qui sont imposées au niveau européen, le soient avec discernement et intelligence. Nous essayons de faire en sorte que l’objectif soit atteint, mais d’éviter que les différentes administrations, au fur et à mesure, ne sur‑appliquent pas une règle pour protéger les fonctionnaires chargés de la faire respecter. Il ne faut pas se tromper d’objectif.
Par exemple, lors des premiers mois de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19, nous disposions de masques qui étaient considérés comme périmés car leurs élastiques, ayant plus de cinq ans, risquaient de se rompre. Il a alors été recommandé de ne pas se servir de ces masques parce que des fonctionnaires chargés de cette question avaient peur qu’une personne contaminée par la Covid-19 se retourne contre l’administration en raison d’un élastique défectueux. Nous nous sommes donc retrouvés dans une situation où il était interdit de se servir des masques et où nous étions exposés au virus. À l’époque, j’étais au ministère de l’Intérieur, je suis passé outre et j’ai pris la décision de distribuer les stocks de masques dont nous disposions. Je reconnais que, lors d’une réunion à l’Élysée, l’élastique de mon masque s’est rompu. Je l’ai alors mis dans ma poche et j’en ai sorti un autre.
La compétitivité, c’est parfois du bon sens.
M. Thomas Gassilloud (EPR). Monsieur le secrétaire général, je suis ravi de vous recevoir à nouveau dans cette commission, pour nous rappeler la pertinence de notre Constitution, et notamment de l’article 21, disposant que le Premier ministre est responsable de la défense nationale. Je crois que ce rappel est plus que jamais pertinent au regard des menaces, notamment hybrides, auxquelles la Nation est confrontée.
Je suis également ravi que vous puissiez nous sensibiliser à nouveau sur l’importance du SGDSN, qui gère des domaines extrêmement vastes, à savoir le cyber au travers de l’ANSSI, la gestion du secret du champ informationnel avec VIGINUM, l’espace, la sûreté nucléaire ou encore le suivi des opérateurs d’importance vitale.
Ces éléments exigent de nous, parlementaires, une grande responsabilité, notamment en tant que membres de la commission de la défense. Aujourd’hui, il nous sera présenté une motion de censure. Or, face aux menaces à 360 degrés qui nous guettent et à l’instabilité du monde, chacun d’entre nous est appelé à assumer ses responsabilités, pour savoir s’il nous faut ajouter de l’instabilité et du retard dans les décisions, notamment de mise en œuvre de la LPM, et s’il est pertinent de revenir sur les 3 milliards d’euros d’augmentation de crédit prévus dans le PLF 2025 – visant à poursuivre la modernisation de notre dissuasion, lancer le chantier du porte‑avions de nouvelle génération et améliorer la protection de nos soldats de l’armée de terre avec le programme Scorpion – ou de revenir sur les 700 recrutements et 100 millions d’euros prévus pour la revalorisation des soldes.
Mes chers collègues, depuis 2018, en tant que membres de l’ensemble des groupes politiques, nous avons toujours veillé au respect à l’euro près des deux LPM. En cas de censure, cette marche de 3 milliards d’euros prévue dans le budget 2025 serait probablement perdue. Nous sommes tous des patriotes préférant l’intérêt de notre pays à l’intérêt de nos partis. Nous avons donc chacun un rôle à jouer pour sensibiliser nos groupes politiques aux graves conséquences en matière de défense en cas de censure du gouvernement.
Monsieur le secrétaire général, pourriez-vous évoquer l’importance de la commission interministérielle de défense nationale (CIDN), créée pour une meilleure coordination des efforts interministériels sur les questions de défense, et l’avancée de ses travaux ?
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. La CIDN, présidée par le Premier ministre ou son directeur de cabinet, rassemble l’ensemble des ministères concernés pour vérifier que chacune des administrations assure l’essentiel de ses responsabilités en matière de protection pour faire face à une crise, à savoir un plan de continuité d’activité, une organisation de la cybersécurité dans leurs locaux et la formation des cadres et des agents à la gestion de crise.
Ce dernier point est motivé par le fait que, si les experts sont formés, les dirigeants du ministère, qui seront à la manœuvre en cas de crise, ne le sont pas toujours. Il faut s’assurer que ces personnes sont formées à la gestion de crise et qu’une relève est assurée si la crise dure plusieurs semaines.
Une commission est réunie en principe chaque année.
M. Christophe Bex (LFI-NFP). La guerre en Ukraine a souligné qu’une armée doit agir avec les moyens et l’industrie dont elle dispose. Lorsque le conflit s’engage, il faut faire avec ce que nous avons, et non avec ce que nous souhaitons. Cette situation nous impose d’être en mesure d’anticiper une capacité de réaction en cas de dégradation rapide des relations internationales.
Pour cela, nous avons besoin d’une stratégie et d’une politique industrielle de défense permettant d’avoir la profondeur industrielle nécessaire pour accompagner les forces armées, non seulement par la qualité des matériels fournis, mais aussi par la capacité à les approvisionner dans la durée.
Pourtant, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nos décideurs ont eu l’air surpris par la longueur des délais nécessaires pour augmenter la production de matériel militaire. Selon les derniers rapports parlementaires, la France n’aurait pas les munitions suffisantes pour tenir plus de quelques semaines seulement à un conflit de haute intensité.
Le passage à une économie de guerre demandée par Emmanuel Macron en 2022 s’annonce donc de plus en plus difficile. L’utilisation de ce concept n’a aucune valeur quantifiable. À partir de quel moment peut-on considérer que nous sommes en économie de guerre ? Lorsque la population est massivement mobilisée dans l’industrie de l’armement ? Lorsque la taille et l’ampleur des moyens et des opérations conduisent à un niveau de dépenses incomparable avec un temps de paix ? Ou lorsque l’industrie mobilisable est effectivement mise au service des armées ? La France ne coche aucune de ces cases. Mais le souhaitons-nous réellement ?
Alors que des plans sociaux menacent des milliers d’emplois dans des secteurs stratégiques de la défense, notamment l’espace, avec 1 000 emplois menacés chez Thales Alenia Space et 2 500 emplois menacés chez ADS, pouvez‑vous nous dire si toutes les actions sont prises afin de garantir une stratégie d’armement sur le long terme ?
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. En 2022, il est clair que notre armée n’était pas prête à faire face à une guerre de longue durée et dans les conditions dans lesquelles celle-ci s’est engagée, avec le retour des conflits à haute intensité. Nous étions en train de profiter des « dividendes de la paix » et personne ne s’attendait à ce qu’un État, qui avait signé tous les traités de paix depuis 1945, puisse utiliser sa puissance nucléaire pour imposer aux uns et aux autres de ne pas bouger et attaquer un État indépendant et souverain.
Notre dissuasion nucléaire efficace et performante a été importante pour faire baisser un peu le ton.
Il a fallu se réadapter. En effet, la LPM qui a été votée prévoit toute une série d’investissements, d’aménagements et de réorganisations pour se préparer aux situations de guerre que nous connaissons.
Comme vous, je ne souhaite surtout pas que l’économie de guerre implique une mobilisation de l’ensemble des entreprises et des économies, avec 20 ou 30 % du PIB au profit des armées, comme en Russie, et des difficultés pour le reste de la société, notamment en raison de l’inflation. Il faut donc anticiper.
Nous devons pouvoir continuer à aider nos entreprises à investir, à disposer de matériel suffisant et à pouvoir réagir dans le cadre d’une alliance. Nous ne sommes pas seuls puisque nous faisons partie de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et de l’Union européenne. Des dispositifs de défense sont mis en place pour que nous puissions avoir une coordination et une cohérence dans les moyens entre les uns et les autres. Une répartition et un partage de l’effort doivent donc être décidés entre alliés afin de jouer efficacement cette capacité à réagir.
Tout notre objectif est de faire en sorte que nos entreprises continuent à produire et à créer de l’emploi, parce que c’est non seulement une question de souveraineté pour notre État, mais aussi car ces entreprises constituent des employeurs extrêmement importants pour la vie quotidienne sur nos territoires.
J’ajoute également qu’en matière de recherche et développement (R&D), tous les travaux qui peuvent être engagés sont également particulièrement importants pour diffuser une recherche de qualité qui servira à l’ensemble de l’économie civile.
Mme Isabelle Santiago (SOC). Nous vous rejoignons bien évidemment sur l’importance d’une diffusion de culture de la continuité d’activité auprès de l’ensemble des acteurs, publics comme privés.
Or l’étude ImpactCyber, dont les résultats ont été publiés en octobre dernier, a dressé un état des lieux préoccupants du niveau de maturité cyber des PME et des TPE. Nous savons que les 4 000 entreprises de la BITD, dont 1 600 sont considérées comme critiques, font partie des cibles prioritaires. M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, a d’ailleurs dit dans une récente commission que les cyberattaques augmentaient significativement et qu’elles étaient surtout liées à des intérêts de nos compétiteurs dans les domaines particuliers, comme le spatial et le naval. Évidemment, ces questions ont été abordées dans le cadre de la LPM et de tous les sujets que nous avons évoqués ces derniers temps.
Le 15 octobre dernier, le gouvernement a présenté le projet de loi relatif à la résilience des activités d’importance vitale, à la protection des infrastructures critiques, à la cybersécurité et à la résilience opérationnelle numérique du secteur financier. Ce projet de loi vise à transposer trois textes. Une commission spéciale avait été mise en place au Sénat. Pouvez-vous revenir sur les mesures préconisées ? Dans quelles mesures permettront-elles d’accompagner les entreprises de la BITD afin d’améliorer leur résilience et leur maturité cyber ?
Par ailleurs, dans son avis du 6 juin 2024 sur le projet de loi, le Conseil d’État relevait que la charge reste un défi, en termes financiers mais aussi en compétences à acquérir, pour les entités qui devront s’identifier elles-mêmes et se mettre en conformité. Pouvez-vous revenir sur ce qui est envisagé pour aider nos TPE, sachant que tous ces points ont été abordés souvent dans le cadre de la LPM ?
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Je partage évidemment fondamentalement votre préoccupation sur le niveau de maturité dans les PME et les TPE.
Nous avons créé des Cyber Incident Response Teams (CIRT) régionaux, c’est-à-dire des centres régionaux d’alerte et de soutien aux entreprises, en dotant les conseils régionaux qui le souhaitaient de moyens pour mettre en place ces dispositions. À travers la stratégie cyber, nous souhaiterions beaucoup pouvoir continuer ce travail et les aider à avancer car, dans le cadre de ses responsabilités économiques, la région doit pouvoir jouer un rôle non seulement éducatif, mais aussi d’accompagnement physique des entreprises pour pouvoir avancer. La gendarmerie, à travers son commandement dans le cyberespace (COMCyberGEND), mène aussi des actions. De plus, nous essayons de travailler avec les chambres de commerce et d’industrie pour informer les chefs d’entreprise et les pousser à renforcer leur cybersécurité.
L’investissement revient aux entreprises et représente environ 10 % du coût global des systèmes d’information.
Toutefois, ce qui compte pour un certain nombre d’autres entreprises, ce sont les mesures d’hygiène, à savoir changer régulièrement les mots de passe, faire en sorte que des personnes ne puissent pas approcher des équipements, organiser une forme d’étanchéité entre les différents systèmes ou encore s’assurer de l’existence de redondances et de sauvegardes. Dans la plupart des cas, ces mesures d’hygiène suffisent, notamment pour les petites entreprises et collectivités locales.
La directive REC concerne les opérateurs d’importance vitale, c’est-à-dire les grosses structures auxquelles nous demandons de faire des efforts et, en tant qu’entité essentielle, nous leur demanderons également d’essayer de garantir et d’améliorer la sécurité de leurs infrastructures informatiques. Pendant les Jeux olympiques et Paralympiques, nous avons aidé les principaux partenaires à s’organiser, se protéger et se renforcer pour faire face à la situation.
Concernant NIS 2, toute une série de mesures est prévue en matière de dispositifs de détection des attaques, de pare-feu et d’architecture de sécurité des systèmes. Nous jouons beaucoup sur l’aspect technique, de façon intelligible par un chef d’entreprise, mais aussi sur l’aspect éducatif et le conseil.
Enfin, nous avons aussi, notamment pour les très gros acteurs, la capacité à infliger des sanctions si ceux-ci n’ont pas fait les investissements nécessaires. La sécurité informatique, c’est un peu comme quand vous imposez des barreaux aux fenêtres, des verrous aux portes et un coffre où ranger vos biens les plus précieux. Les intéressés doivent faire ces efforts. Ils en seront les premiers bénéficiaires.
Concernant les petites collectivités, la dotation de soutien à l’investissement local (DSIL) et la dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR) peuvent évidemment apporter leur concours aux investissements qui seront décidés par les élus locaux dans ce domaine.
Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). Dans un contexte international marqué par des tensions géopolitiques croissantes, la notion d’économie de guerre revient au cœur des réflexions stratégiques françaises et européennes. Cette nouvelle donne exige une adaptation rapide et efficace de notre modèle industriel et logistique pour répondre aux exigences d’un conflit de haute intensité.
Tout d’abord, comment l’État anticipe-t-il la montée en puissance de notre industrie de défense pour garantir une production rapide et suffisante d’équipements critiques en cas de besoin ?
Ensuite, quelles sont les mesures concrètes mises en place pour sécuriser nos chaînes d’approvisionnement, notamment dans les secteurs technologiques nécessitant des matières premières stratégiques, pour lesquels notre dépendance à des pays tiers demeure préoccupante ?
Enfin, face aux enjeux de recrutement et de formation dans les filières liées à la défense, comment le SGDSN accompagne-t-il la mobilisation des compétences humaines indispensables pour garantir notre autonomie stratégique et soutenir l’effort national ?
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Concernant l’anticipation de la montée en puissance, deux points entrent en ligne de compte : le souhait des entreprises d’effectuer de la R&D et la nécessité de pouvoir produire de la quantité.
Pour produire, ces entreprises doivent avoir des commandes, étalées dans le temps, d’où l’importance de la LPM et des moyens qui, chaque année, sont mis à sa disposition afin de garantir aux entreprises qu’elles pourront effectuer les investissements nécessaires sur les chaînes d’approvisionnement. Cela a été le cas pour le CAESAR et le Rafale de Dassault. Il faut maintenant que nous continuions à le mettre en œuvre pour bon nombre d’autres entreprises.
Concernant les mesures concrètes pour sécuriser nos chaînes d’approvisionnement, tout notre objectif est de diversifier les approvisionnements. Par exemple, un délégué interministériel aux métaux rares a été mis en place et vise à regarder où se trouvent les métaux indispensables pour nos technologies. Pour l’instant, l’essentiel de ces métaux se trouve en Chine. Le délégué interministériel va essayer de regrouper l’ensemble des entreprises pour aboutir à une vision globale des besoins, afin d’être davantage en position de pouvoir discuter, négocier et obtenir des contrats avec différents États étrangers ; l’objectif étant surtout d’éviter de se retrouver dépendant d’un seul et même État le moment venu. Il s’agit d’un travail concret sur lequel nous avançons et sur lequel nous essayons, avec les uns et les autres, de trouver la solution le plus vite possible.
Par ailleurs, nous rencontrons effectivement des difficultés pour recruter des professionnels dans les différentes administrations.
C’est moins le cas à l’ANSSI, qui a une telle réputation en matière de cyberdéfense que les geeks sont très heureux de venir y travailler, y compris en sortie d’études. En effet, même si la rémunération y est plus basse que dans le privé, ils y acquièrent une compétence et une réputation qui leur permet, après quelques années, de valoriser ce dispositif dans le privé.
Il n’en demeure pas moins que notre pays connaît des difficultés de féminisation des métiers du numérique et, d’une manière plus générale, d’attractivité, notamment dans les petites entités ; les mêmes qui ont pu être victimes de cyberattaques. Beaucoup d’entités victimes n’avaient pas suffisamment investi, d’un point de vue technique mais également en matière d’experts et de sachants permettant de faire fonctionner ce dispositif.
Nous devons impérativement parvenir à remonter le niveau de recrutement ainsi que le niveau d’investissement. C’est pourquoi le plan CaRE a été mis en place par le ministère de la santé et de l’accès aux soins, à hauteur de 150 millions d’euros cette année encore, pour aider les hôpitaux à pouvoir se protéger et donc à investir dans ce domaine. La question des ressources humaines sera majeure.
M. Damien Girard (EcoS). Les dommages causés à des câbles sous‑marins dans les eaux suédoises de la mer Baltique, les 17 et 18 novembre, nous rappellent la vulnérabilité de ces infrastructures. Plus largement, les fonds marins sont de plus en plus de réels terrains de rapports de force. Ce sont autant des espaces d’échanges et de commerce que des réserves de ressources. Du gaz, du pétrole, de l’électricité, des parcs éoliens ainsi que des connexions à Internet et des échanges d’informations en tout genre s’y trouvent en quantité importante.
Plusieurs innovations et ruptures technologiques conduisent ces fonds sous‑marins à devenir un terrain accessible jusqu’à 6 000 mètres de profondeur. Les forces armées des États-Unis, de la Chine ou encore de la Russie développent des moyens concrets pour accroître leur capacité d’action.
La marine nationale considère également ce secteur comme un domaine prioritaire, alors que notre pays possède le deuxième domaine maritime au monde. Ce chantier comporte de multiples dimensions : renseignements, protection des infrastructures, lutte anti-sous-marine, drones, sous-marins, mines, recherche scientifique ou encore gestion des ressources. Le ministère des armées s’est saisi de ce sujet avec sa stratégie de maîtrise des fonds marins de février 2022. J’ai également eu l’occasion d’interroger le délégué général pour l’armement dans le cadre de cette commission sur la montée en puissance de nos capacités en la matière. De même, la nationalisation par l’État de la société de production et de pose de câbles Alcatel Submarine Network est une nouvelle à saluer.
Le besoin d’un cadre stratégique complet demeure cependant. Quelle approche publique globale construire dans le cadre de la notion d’économie de guerre pour s’assurer que la France demeure souveraine, sur les plans militaires mais aussi scientifiques, économiques et écologiques, au sujet de ces fonds marins ?
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Le sujet des fonds marins est en effet un enjeu de compétition internationale, qui est véritablement en train de monter en vigueur.
Pour le moment, nous ne savons pas encore si l’arrachage des câbles sous‑marins par le bateau chinois dans la mer Baltique a été volontaire ou involontaire. L’enquête est toujours en cours et je ne peux donc pas préjuger du résultat. Il n’en demeure pas moins que cela fait plusieurs fois que des câbles sont arrachés dans cette mer et que cela commence à faire beaucoup. Des câbles sont également arrachés entre le Royaume-Uni et le continent ainsi que dans différents autres endroits.
La solution sur ce sujet est évidemment la redondance et la multiplication des câbles. Entre la Suède et l’Allemagne, le trafic a été interrompu quelques microsecondes. Nous essayons d’investir, y compris au niveau européen, pour multiplier les câbles et, par exemple, disposer d’un câble qui fera le tour de l’Afrique et évitera ainsi de passer par le canal de Suez et la Mer rouge, passages assez risqués.
De la même manière, la LPM investit dans des robots qui doivent permettre de descendre à 6 000 mètres de profondeur. Les armées sont d’ores et déjà en train d’avancer sur ce point.
En outre, nous regardons les questions de droit international. La France s’oppose farouchement à l’exploitation des nodules marins ou à grande profondeur, qui représenterait un risque absolument considérable pour notre planète. Nous essayons donc, à travers toutes les instances internationales, de faire veiller à cette « sanctuarisation » de ces fonds marins. Faire en sorte que ce qui est aujourd’hui une terre préservée de toutes les ambitions et de tous les problèmes de prospection puisse le rester serait peut-être déjà la première stratégie. Il faut que nous parvenions à y travailler avec l’Europe mais aussi au niveau international.
Au niveau national et européen, des groupes de travail sont mis en place pour réfléchir sur cette protection des grands fonds marins. Nous essayons d’éviter qu’ils se militarisent trop vite — ce qui est parfois un peu compliqué — et qu’ils deviennent un enjeu d’exploitation économique donnant lieu à des enjeux militaires.
M. Fabien Lainé (Dem). Je voudrais vous interroger sur la possible vulnérabilité de nos apports en matière d’hydrocarbures.
Durant l’été 2017, nous avons voté de bonne foi la loi n° 2017-1839 du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l’énergie et à l’environnement. Il s’agit d’une loi d’exemplarité dont on peut comprendre le sens : une grande Nation européenne mettait fin à l’extraction de pétrole en France.
Nous avons ensuite connu la crise liée à l’épidémie de Covid-19 puis la guerre en Ukraine, qui ont révélé toute la vulnérabilité de nos pays quant aux apports de gaz et de pétrole. Or, en France, nous produisons sur notre sol 1 % de nos besoins nationaux. Nos armées ont à ce jour besoin de cette quantité pour fonctionner. Il semble peu probable que le pétrole synthétique ou l’électrification s’y substituent rapidement.
J’avais interpellé le président de la République lors de ses vœux aux armées à Mont-de-Marsan, dans ma circonscription, en janvier 2023. Il avait trouvé cette problématique intéressante. J’avais évidemment saisi le ministre des armées, qui s’est tourné vers le SGDSN.
Le pétrole que nous importons émet trois fois plus de CO2 lors de son transport et de son extraction dans d’autres pays. Au regard des effets de cette loi, je constate que le mieux est l’ennemi du bien. Nous avons besoin d’améliorer notre autonomie stratégique et notre résilience. Quel est votre avis sur ce sujet ? Comment peut-on avancer ?
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Monsieur le député, vous me rappelez un vieux dossier, dont nous avions effectivement parlé à un moment. En effet, l’idée avait été d’utiliser ce pétrole, exploité notamment dans le Sud-Ouest et en région parisienne, au bénéfice de nos armées. Un groupe de travail a été mis en place à cette époque, a conclu au fait que ce n’était pas rentable et n’est pas allé beaucoup plus loin. Rappelons que nous ne parlions pas encore d’économie de guerre mais de rentabilité. J’ai souvenir — mais je vérifierai — que cette option a été assez largement écartée par le ministère des armées, encore une fois pour des raisons de coût.
Faut-il remettre ce sujet sur la table ou, s’il y a une question de rentabilité, faut-il en tout cas garder la possibilité, en cas de crise d’approvisionnement, de pouvoir garantir l’utilisation d’un certain nombre d’approvisionnements minimaux en pétrole ? Oui, il faut sans doute que nous continuions à travailler sur cet aspect. Toutefois, nous n’y sommes pas encore.
Je ne résiste pas, par ailleurs, à vous dire que la décarbonation – c’est-à-dire pouvoir utiliser du matériel qui fonctionne à l’électricité en bénéficiant de notre parc de centrales nucléaires aujourd’hui et demain pour un certain nombre d’équipements, y compris militaires – est sans doute également un point sur lequel il faut que nous puissions continuer à travailler.
M. Loïc Kervran (HOR). Vous avez évoqué le rôle du SGDSN dans la sécurisation de l’économie et sa contribution pour accompagner « l’économie civile face à la guerre économique ».
La plateforme PLACE, par laquelle transitent les appels d’offres de l’État et des organismes de sécurité sociale, était gérée par une PME française ayant remporté de nombreux appels d’offres. Or, au printemps dernier, l’État a décidé de confier, en dehors de tout processus d’appels d’offres, la gestion de cette plateforme au groupe nord-américain CGI. Sur cette plateforme transitent les réponses financières mais aussi techniques de nombreux appels d’offres, notamment du ministère des armées et des anciens combattants. Les réponses à ces appels d’offres peuvent être relatives, par exemple, aux drones sous-marins ou à l’équipement GSM des hélicoptères.
Hier, en réponse à une question au gouvernement, Laurent Saint-Martin, ministre chargé du budget et des comptes publics, a malheureusement accumulé les contre-vérités sur ce sujet. Il a en effet parlé d’appels d’offres perdus par ATEXO, ce qui n’est pas le cas. Il a dit que CGI n’avait pas accès aux données, ce qui n’est pas le cas non plus. Je trouve dommageable, sur un sujet aussi sensible, de répondre ainsi à la représentation nationale.
J’aimerais savoir si, au SGDSN, vous avez connaissance de cette question et si vous avez pu mener des vérifications de nature à nous rassurer sur ce sujet.
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Je crains, monsieur le député, de ne pas pouvoir vous faire une meilleure réponse que celle du ministre. En tout cas, nous n’avons pas été associés et nous ne sommes pas intervenus sur cet appel d’offres et sur le passage de la plateforme Place d’une entreprise française à une entreprise nord-américaine.
Il n’en demeure pas moins que l’ANSSI vérifie quand même, dans ce domaine, qu’un certain nombre de conditions préalables en matière de sécurité sont garanties. Je revérifierai avec l’ANSSI et je vous indiquerai si ses équipes ont été amenées à travailler sur ce point. Encore une fois, nous sommes tout de même conduits à vérifier assez régulièrement le respect de nos règles de sécurité.
M. Yannick Favennec-Bécot (LIOT). Concernant la protection de nos savoir-faire industriels et de notre patrimoine scientifique et technique, comment le SGDSN décline-t-il concrètement, en lien avec la DGE et les responsables de l’industrie de défense, les engagements pris dans la LPM ?
Quel est l’état de la menace pesant sur les PME de la défense ? Comment sensibilisez-vous ces acteurs privés à la problématique des attaques d’entreprises étrangères hostiles ?
Comment la stratégie nationale de résilience adoptée en 2022 est-elle mise en œuvre, notamment avec les entreprises ?
Enfin, compte tenu de l’ampleur et de l’évolution des menaces, qu’attendez‑vous du Parlement et quelles sont vos préconisations dans la perspective de la transposition de la directive REC ?
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Concernant la protection de nos savoir-faire industriels en liaison avec la DGE, un rapport a été rédigé il y a quelques mois par M. Geoffroy Roux de Bézieux, sur les conditions dans lesquelles la sécurité économique dans les entreprises pouvait être partagée et mieux infuser au sein des groupements d’entreprises. Il est intéressant que M. Roux de Bézieux ait occupé la fonction de dirigeant du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), puisque certains dirigeants et entreprises n’ont pas toujours été sensibles à ces questions.
Dans ce domaine, la DGE dispose, à travers le comité interministériel de sécurité des entreprises de l’économie (CISSE), de représentants régionaux travaillant avec les préfets et les services de sécurité, notamment la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), pour aller voir les entreprises les plus sensibles et recenser les pépites, afin de s’assurer que les minima de sécurité sont mis en œuvre. Dans un certain nombre de cas, comme lorsque des entreprises ou des laboratoires sont sensibles, nous mettons en place de zones à régime restrictif (ZRR) afin que l’accès en soit contrôlé.
Ces éléments font effectivement partie de la manière de sensibiliser les PME rattachées à la défense. Les contrats passés par l’État avec un certain nombre d’entreprises contiennent des clauses particulières, imposant une certaine hygiène en matière de système informatique, des investissements de sécurité et la préservation de secrets d’affaires, afin d’éviter que ces entreprises constituent la porte d’entrée permettant aux prédateurs d’intervenir. Nous avons eu plusieurs mauvaises surprises dans ce domaine et nous sommes donc maintenant extrêmement attentifs sur ce sujet.
Le projet de loi que vous examinerez prochainement transpose les directives européennes REC, NIS 2 et DORA.
Je suis moins inquiet sur la directive DORA, relative aux services financiers, car ces entreprises, qui connaissent les coûts des attaques dans leurs systèmes, investissent assez largement pour faire le nécessaire. Avec l’ANSSI et le système Place de Paris, nous faisons assez régulièrement du bounty hacking pour vérifier que tout cela tient, ce qui est le cas.
Nous avons beaucoup contribué à la rédaction des textes REC et NIS 2 pendant la présidence française en 2022. La directive REC s’inspire du dispositif des opérateurs d’importance vitale, qui existait en France et que nous avons partagé à nos alliés européens. En outre, concernant NIS 2, l’ANSSI a été souvent sollicitée car elle est l’une des agences de cybersécurité les mieux préparées pour faire avancer ce sujet en Europe.
Le texte, tel qu’il va vous être présenté, transpose ces directives. Nous avons fait en sorte de les garder au plus près, sans surtransposer. Nous avons tenu compte de la spécificité de la France, notamment en matière de cybersécurité, entre les entités importantes et les entités essentielles. Compte tenu de notre système, nous avons beaucoup de petites et de moyennes collectivités, ce qui n’existe pas en Pologne, en Allemagne ou dans d’autres pays. Nous avons donc fait en sorte d’aider à adapter le dispositif à cette spécificité.
Nous aurons évidemment besoin que la loi soit votée mais aussi qu’elle soit suffisamment partagée et connue pour qu’il puisse y avoir une bonne publicité sur ce sujet, nous permettant ainsi de disposer des moyens pour garantir et améliorer l’attractivité. Si les gens ont conscience que le métier est porteur et qu’il va durer pendant de longues années, de plus en plus de personnes voudront se diriger vers ce domaine. Un travail important sera évidemment à réaliser avec les ministères de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur et de la recherche. L’éducation de la population est un sujet majeur à travers tous les canaux dont nous pourrons disposer.
M. Bernard Chaix (UDR). Lors des dernières réunions, nous évoquions l’accélération de la cadence de production d’équipements militaires nécessaires au vu de l’instabilité géopolitique inédite (intensification de la guerre en Ukraine, résurgence du terrorisme en Syrie avec la prise de la ville d’Alep par des mouvements islamistes et départs forcés de nos troupes au Tchad et au Sénégal, qui dévoilent au grand jour nos faiblesses sur la scène internationale).
Si cette nouvelle cadence est positive, au sein du groupe parlementaire UDR, nous sommes bien placés pour savoir que la quantité ne fait pas toujours la qualité et que le nombre n’est pas la seule variable d’ajustement qui nous permettra de gagner les guerres de demain.
Au regard de la nouvelle nature plurielle de la guerre, il nous incombe d’investir massivement dans les nouvelles technologies, comme les supercalculateurs, devenus indispensables pour le maintien de notre arsenal nucléaire. Par-dessus tout, un nouveau front numérique de la guerre a été ouvert, permettant à des puissances étrangères de contester nos intérêts à distance.
Dans son rapport publié lundi dernier, le service VIGINUM, placé sous votre autorité, a identifié 423 comptes X (anciennement Twitter), tous liés au pouvoir central d’Azerbaïdjan, qui appellent au soulèvement des populations kanak et corses contre la France. En moins de deux ans, VIGINUM a aussi recensé une trentaine de campagnes informationnelles hostiles de l’Azerbaïdjan qui appelaient à la « décolonisation des Outre-mer ». Je pense aussi aux nombreux appels à boycotter les Jeux olympiques de Paris.
Quels seraient les fondements d’une économie de guerre numérique qui permettrait de nous protéger de ces attaques ? Et quels sont les moyens technologiques manquants à VIGINUM qui seraient à acquérir afin de neutraliser ces nouvelles menaces en pleine expansion ?
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Il y aurait beaucoup à dire sur la désinformation et la manière dont nous pouvons essayer de la contrer.
Concernant l’équipement informatique de VIGINUM, nous avons obtenu les crédits nécessaires pour disposer d’un socle technique permettant de faire efficacement de la veille, de la détection et de la caractérisation. Nous partageons ces détections avec les ministères.
De plus, VIGINUM a besoin de se développer en matière de capacity building, c’est-à-dire de formation des autres États démocratiques. Au niveau européen, nous sommes très engagés en la matière. Le parlement européen avait très tôt créé la commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation (INGE). Je pense que la nouvelle commission poursuivra les efforts en la matière, dans son champ de responsabilité. Pour notre part, nous essayerons de poursuivre les efforts de coopération sur ce sujet, avec l’aide de l’ARCOM compétente nationalement pour l’application du règlement DSA.
En matière de désinformation, la guerre est asymétrique : nous sommes victimes de désinformation et on essaye de nous nuire ; à l’inverse, en Azerbaïdjan et dans quelques autres pays, il n’y a pas d’information libre. Notre capacité à rétablir les faits est donc limitée. De fait, ce ne peut être qu’une guerre asymétrique.
Ma mission dans ce domaine est de protéger et de favoriser une réflexion chez nos concitoyens. La meilleure des réponses n’est pas de dire qu’une nouvelle est fausse mais de dire qu’elle a été fabriquée à l’étranger par telles personnes, dont nous pouvons donner les adresses IP et les adresses de courriels. Nous donnons ces informations aux médias de qualité, aux chercheurs et à tous ceux qui les demandent, de sorte qu’ils peuvent les vérifier. La meilleure réponse est donc de jouer la transparence et l’information vers les médias et de nos concitoyens, pour que ceux-ci comprennent qu’il faut être prudent sur Internet. Dans une démocratie, le meilleur moyen de lutter contre la désinformation est d’inciter les concitoyens à se poser des questions, à réfléchir et à ne pas gober les fausses informations – ce qui risque d’arriver quotidiennement.
M. le président Jean-Michel Jacques. La question pertinente de notre collègue me permet de rebondir sur le fait que nous allons lancer une mission d’information sur l’influence, lors de laquelle cette bulle informationnelle sera bien entendu évoquée.
Je cède la parole aux députés pour leurs questions.
Mme Caroline Colombier (RN). À l’heure où les tensions géopolitiques s’intensifient, la nouvelle Commission européenne emmenée par Ursula von der Leyen annonçait vouloir faire de l’Europe de la défense le pilier de son action afin de favoriser l’autonomie stratégique de l’Union européenne, s’arrogeant ainsi progressivement le domaine de la défense au mépris des traités.
En ce sens, il ne fait pas de doute que les travaux portant sur le règlement EDIP se poursuivent. Cette proposition de règlement, étudiée depuis mars dernier, vise à définir l’industrie européenne de la défense par trois critères cumulatifs : une autorité de conception européenne, un maximum de 35 % de composants extraeuropéens et l’absence de restrictions d’utilisation.
Or, face à la prochaine prise de fonction de Donald Trump, qui ne manquera probablement pas de promouvoir l’armement américain en exigeant une plus grande contribution des membres de l’OTAN, et au regard de l’urgence opérationnelle incompatible avec les lenteurs des programmes européens, ne craignez-vous pas que cette nouvelle stratégie européenne soit mise en difficulté ou dévie de sa trajectoire, en subventionnant in fine l’outil de production américain au détriment de notre BITD ?
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). La question des vulnérabilités est majeure dans un monde hyper-connecté. Le diagnostic est connu et partagé. Pourtant, des efforts sont encore à consentir.
Je salue le travail colossal du campus régional de cybersécurité et de confiance numérique, situé à Pessac, dans ma circonscription, mais ne peux m’empêcher de penser que leurs moyens, bien que fortement soutenus par le conseil régional, trouvent des limites face à l’ampleur de la tâche.
Nous pouvons nous demander si les 4 000 PME et ETI de la BITD sont au niveau des exigences actuelles. Les dispositifs existants et le diagnostic cyber, notamment porté par la DGA et Bpifrance, sont-ils à la hauteur ?
Enfin, aborde-t-on suffisamment la nécessité de protéger les femmes et les hommes, au-delà des seuls systèmes d’information, car les vulnérabilités sont aussi là et qu’il convient de réduire la surface d’attaque humaine de nos entreprises, singulièrement sur les profils les plus critiques ?
M. Julien Limongi (RN). La vente d’entreprises stratégiques pour notre défense nationale est toujours une source d’extrême préoccupation pour notre souveraineté. Des fleurons industriels français vendus à l’étranger ont déjà pu être mis en coupe réglée dans le passé, d’où notre inquiétude.
Je ne vais évidemment pas revenir sur le scandale de la vente d’Alstom, qui reste impardonnable, mais je m’enquête, car une situation similaire semble se profiler pour l’entreprise Atos. Cette entreprise, qui développe des systèmes de commandement pour nos forces armées et des dispositifs d’écoute essentiels à notre souveraineté, voit ces technologies sensibles mises officiellement aux enchères.
Dans un contexte où les menaces sur notre sécurité économique et stratégique sont multiples, pouvez-vous nous détailler les procédures mises en place pour encadrer et sécuriser ce type de vente ? Quels mécanismes garantissent que les brevets technologiques critiques et intérêts stratégiques d’Atos ne seront pas cédés à des acteurs étrangers, menaçant ainsi la souveraineté et la défense de la France ?
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche représente évidemment une grande incertitude, compte tenu de sa conception très transactionnelle des relations avec les États. Concernant les sujets liés à la défense, et notamment le règlement EDIP, la possibilité que certains pays achètent davantage d’armements aux États-Unis, au détriment de notre BITD, constitue effectivement une préoccupation. Ce sujet, et notamment le contenu d’EDIP, est évoqué lors des discussions que nous avons avec les uns et les autres.
Un autre point est que le futur président Donald Trump a évoqué l’idée d’un Freedom of Speech Act qui supprimerait la modération sur les réseaux sociaux. Or, le Digital Services Act européen réclame exactement l’inverse, c’est-à-dire des dispositifs de modération sur les réseaux sociaux, avec des sanctions. Nous aurons donc un sujet de discussion assez compliqué.
Lors de mes voyages en Europe, j’ai pu constater que mes homologues sont bien conscients de l’existence d’un sujet relatif à l’enjeu diplomatique, mais également qu’ils ont aussi des industries d’armement ainsi que des enjeux de souveraineté, et qu’ils se demandent ce que sera l’OTAN dans quelques années. Je peux donc espérer raisonnablement que le travail engagé en bilatéral avec nos principaux partenaires, y compris sur le plan industriel, mais également au niveau européen, puisse nous permettre d’avoir un front solide face aux incertitudes.
Concernant la protection des entreprises de la BITD, nous essayons à chaque fois de faire en sorte que ces entreprises puissent bénéficier d’un audit – au niveau national, par des entreprises ou par leurs propres acteurs ou fournisseurs.
Pour autant, je ne sais pas si ces audits sont suffisants dans l’absolu. Mais, l’essentiel est quand même d’avoir le niveau suffisant pour parer aux attaques les plus fréquentes. Je citerai la fameuse phrase : « Quand on est poursuivi par un lion, il ne faut pas courir plus vite que le lion, il faut courir plus vite que le voisin ». L’idée est justement d’avoir une protection suffisante pour que les attaquants aillent s’intéresser à d’autres entreprises dans d’autres États. Jusqu’à présent, cela fonctionne relativement mais, au regard des difficultés que peuvent connaître bon nombre d’entreprises, les certitudes sont relatives.
Concernant Atos, comme sur Alcatel Submarine Network, le SGDSN et les ministères ont été à chaque fois associés, et même au premier rang, s’agissant du ministère de l’économie et des finances, pour rappeler nos intérêts fondamentaux. Nous avons beaucoup plaidé et rappelé, par exemple, que la partie d’Atos relative aux supercalculateurs devait rester chez nous, ce qui explique la proposition qui a été faite de garder cette partie, importante aussi pour nos centrales nucléaires. Deux autres outils peuvent être utilisés : la procédure Investissements étrangers en France (IEF), qui va imposer ou interdire la vente d’une entreprise à l’étranger, mais aussi, dans un certain nombre de cas, des lettres d’engagements imposant à l’entreprise étrangère – devant faire partie d’un pays allié – un certain nombre de règles de sécurité et une forme d’étanchéité entre les parties sensibles et les parties plus commerciales. Nous surveillons évidemment que cette étanchéité et ce mode de fonctionnement soient bien établis.
Mme Nadine Lechon (RN). Le 27 février dernier, le capitaine de vaisseau Yann Briand, sous-directeur des affaires internationales du SGDSN, a souligné, lors d’une audition au Sénat, l’importance de la protection de la sécurité économique dans vos missions.
Le rapport de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) pour l’année 2022-2023 a mis en avant le fait que l’ingérence industrielle ne concerne pas que nos adversaires connus et déclarés, mais aussi nos alliés. Le rapport cite directement les États-Unis mais nous pouvons aussi penser à l’Allemagne. Toujours selon le rapport, la France ferait preuve d’une naïveté collective sur l’ingérence industrielle et l’espionnage. Rappelons qu’un vol technologique peut coûter jusqu’à quinze ans d’avantages concurrentiels, d’après le colonel Olivier Mas.
Jusqu’à présent, le SGDSN a eu pour principale action de sensibiliser les acteurs de l’armement sur ces questions. Ne serait-il pas désormais nécessaire de prendre des mesures plus approfondies ? Le cas échéant, quelles pourraient être ces mesures ?
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Il est vrai que l’intérêt de différents États pour nos entreprises n’est pas seulement relatif à de la compétition industrielle mais aussi de la compétition économique. De ce point de vue, nos alliés sont effectivement très intéressés par ce que nous faisons. Nous pourrions nous en sentir flattés mais cette affection est parfois un peu étouffante ou encombrante.
J’évoquais précédemment l’extra-territorialisation du droit. Je suis régulièrement en discussion avec l’ambassade des États-Unis, en liaison avec le CICE, afin que des questions posées par les autorités américaines, administratives ou judiciaires, n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire à la manifestation de la justice. Parfois, ces questions poussent un peu loin.
En outre, nous essayons de pousser la notion de cloud souverain en Europe, c’est-à-dire un cloud dans lequel aucun État ou autorité ne pourra aller « pomper » sans que la justice l’y ait autorisé, permettant que nous puissions assurer la sécurité. L’Europe est plutôt en train d’essayer de basculer vers un système de cloud à l’Américaine, dans lequel les autorités américaines pourront, quoi qu’en disent les promoteurs de ce système de cloud, « pomper » et aller chercher les données des entreprises, des particuliers et des intéressés pour se renforcer. Nous avons beaucoup d’actions à mener sur ce sujet et nous le faisons, sachant que, selon la célèbre phrase, « un État n’a pas d’amis, il n’a que des intérêts ». Nous veillons extrêmement fortement à l’intérêt qui peut être porté sur ce sujet, de la même manière et avec la même attention, à l’est, à l’ouest, au nord ou au sud.
Nous sensibilisons donc les entreprises et nos acteurs. Nous veillons beaucoup à ce que nos entreprises ne soient pas naïves. Toutefois, vous connaissez vos chefs d’entreprise comme nous. Les gens qui montent des startups peuvent difficilement penser à tout. Nous leur recommandons souvent de s’entourer de personnes dotées de la vision logistique, administrative, réglementaire et qui prennent en compte la sécurité, pour éviter les pièges. Lorsque nous avons des projets ou lorsque nous soutenons des appels à candidatures, comme cela a été le cas pour les startups du « nouveau nucléaire », nous insistons fortement sur ces points.
Néanmoins, chaque chef d’entreprise est libre de faire ce qu’il veut et on ne pourra pas, au-delà des entreprises nécessaires à la sécurité nationale, imposer des mesures de sécurité qui basculeraient sur un sujet de liberté publique, surtout s’il fallait commencer à vérifier. Premièrement, nous n’avons pas les moyens. Deuxièmement, nous n’avons pas l’envie. Troisièmement, je pense que chacun doit assumer sa propre responsabilité en matière de sécurité. Pour reprendre une expression célèbre, non seulement l’État ne peut pas tout, mais je rajouterai que l’État ne doit pas tout.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie, monsieur le secrétaire général. Nous avons pu apprécier votre expérience de préfet, qui enrichit vos réponses très complètes et à laquelle, en tant que députés des territoires, nous sommes sensibles.
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6. Audition, ouverte à la presse, de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, sur les enjeux de l’économie de guerre (mercredi 4 décembre 2024)
M. le président Jean-Michel Jacques. Monsieur le délégué général, mes chers collègues, nous poursuivons notre cycle consacré à l’économie de guerre en ayant le plaisir d’accueillir M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, accompagné de M. Alexandre Lahousse, ingénieur général de l’armement, qui pilote la direction de l’industrie de la défense créée au sein de la direction générale de l’armement (DGA) et de Mme Mathilde Herman.
La DGA est au cœur des enjeux de l’économie de guerre. Nous rappelons souvent qu’évoluer et suivre les nouvelles façons de travailler et organisations est indispensable. Je sais, monsieur le délégué général, que cette question constitue l’un des doubles défis que vous devez relever, à savoir adapter les méthodes de travail à un nouveau contexte stratégique qui fait évoluer le rapport au risque et à l’équilibre entre le coût et la performance tout en soutenant notre base industrielle et technologique de défense (BITD) dans sa démarche vers l’économie de guerre.
La transformation de la DGA est déjà amorcée, notamment à travers sa réorganisation interne mais aussi à travers les dispositifs votés dans le cadre de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, qui ont fait évoluer certaines de vos exigences à l’égard de la BITD.
Le 24 octobre dernier, lors de sa visite sur le site de la DGA à Vert-le-Petit, le ministre des armées et des anciens combattants a établi une feuille de route pour accélérer la transformation de la DGA. Il sera donc particulièrement intéressant de vous entendre sur les mesures que vous entendez prendre pour mettre en œuvre cette feuille de route portée par le ministre.
Je pense également que des précisions de votre part seront les bienvenues concernant la création de la force d’acquisition réactive et le travail effectué par la DGA en matière de simplification des normes. Vous savez que les députés sont très sensibles à ce sujet. En tant que rapporteur de la LPM, je l’ai moi-même souvent porté dans mon rapport.
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. Je suis très heureux d’intervenir devant votre commission pour échanger sur les enjeux de l’économie de guerre.
Au regard des auditions précédentes, je vous propose que nous écartions le point de la terminologie parce que nous pourrions débattre assez longtemps sur ce choix des termes qui fait couler beaucoup d’encre. Or ces termes me semblent être l’arbre qui cache la forêt, à savoir les enjeux et les finalités de notre démarche. Ma préférence est donc plutôt de parler des objectifs, des méthodes et des résultats.
L’économie de guerre, comme elle est considérée aujourd’hui en France, n’est pas une économie de temps de guerre mais une économie qui se prépare à ne pas subir en cas de crise. Cela passe évidemment par les acteurs économiques de la défense, mais pas seulement. Il s’agit aussi de passer d’un modèle de temps des dividendes de la paix à un modèle d’engagement qui, à la différence des années précédentes, peut être probable et surtout non choisi.
Chacun visualise bien ce qu’est le temps de paix ou le temps de guerre mais il existe un entre-deux – dans lequel nous sommes –, fait de crises variées qui se succèdent, se superposent et nous appellent à faire monter en puissance notre outil de défense, sans pour autant être nous-mêmes engagés dans un conflit. C’est typiquement le cas de cette mission, qui est le soutien à nos alliés en guerre. C’est donc à cette situation que nous cherchons à faire face.
Durant mes différentes auditions, j’ai eu l’occasion de vous parler des résultats obtenus. Je souhaite féliciter les équipes de la DGA mais aussi les industriels et les forces, car il s’agit d’un effort commun.
Cette audition me donne l’opportunité de détailler davantage la méthode déployée depuis deux ans, que nous avions déjà commencé à préfigurer depuis la crise liée à l’épidémie de Covid-19. Je rappelle en effet que nous n’avons pas attendu les crises en Ukraine et au Moyen-Orient et que cette pression s’exerçait déjà sur l’ensemble de notre écosystème depuis la crise sanitaire.
Parmi les grands principes qui guident nos travaux sur l’économie de guerre, le premier est la cohérence d’ensemble, puisque cette économie a mécaniquement la performance de son maillon le plus faible. Faire un effort sur un axe sans cohérence d’ensemble produirait peu d’effets, voire des effets négatifs sur d’autres axes ou programmes. Une bonne illustration est le domaine des munitions.
Un deuxième principe est la subsidiarité maximale. Nous avons en effet un grand nombre de chantiers, très divers, et les acteurs doivent donc être responsabilisés de manière maximale pour pouvoir être impliqués directement, ce qui induit le fait de chercher à réduire nos interfaces pour permettre de créer des effets très concrets dans des temps très courts. C’est grâce à ce type de principe que les équipes projet ont les moyens de transformer des démonstrateurs de munitions téléopérées en véritables systèmes qui ont été et seront déployés en Ukraine en quelques mois seulement.
Le troisième principe, qui m’est assez cher, est lié aux risques et à l’audace à partager, puisque la prise de risques ne peut pas porter que sur un seul acteur et n’a de sens que si elle est distribuée, acceptée et partagée. Il s’agit d’un effort de la DGA pour remettre en question certaines méthodes, mais aussi de l’industrie, pour faire des stocks et miser sur l’export, ainsi que des forces, pour réévaluer leurs besoins au regard du contexte pour prendre en compte les enjeux industriels.
Par exemple, la DGA a fait évoluer assez drastiquement ses méthodes pour faciliter les vols de drones, afin de ne pas appliquer à un drone les règles les plus contraignantes des vols d’aéronef habités. Nous faisons la même chose pour les drones navals. Cette initiative est partagée avec les industriels et les forces. Les règles de navigabilité d’un drone naval peuvent aujourd’hui se résumer au fait que le drone doit rester dans un environnement et dans un volume maîtrisé.
Le quatrième principe est le « faire autrement ». Nous avons accompli un certain nombre d’actions et nous sommes encore en train d’en accomplir. Que faisons-nous lorsque nous n’y arrivons pas ? Cet objectif est prioritaire et dépend de trois points, à savoir :
– analyser la valeur du besoin, notamment partagé avec les forces,
– chercher à raccourcir les cycles d’acquisition et surtout les adapter en fonction de l’ampleur et des enjeux des programmes,
– chercher à développer des solutions qui font consensus pour qu’elles soient opératives, c’est-à-dire travailler ensemble avec la DGA, le ministère des armées et des anciens combattants, les états-majors, les services de soutien, les grands industriels maîtres d’œuvre mais aussi l’ensemble des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et des petites et moyennes entreprises (PME) qui font notre BITD, le but étant de faire vite, efficace et décisif.
De plus, nous devons planifier aujourd’hui, en temps de paix, la bascule vers la production de masse en garantissant au maximum la réversibilité, l’agilité et évidemment l’innovation. Concernant ce talon de production minimale, j’insisterais sur le fait de ne pas confondre les stocks minimaux qu’il nous faut recompléter et les enjeux de capacité de production qui sont des flux et que l’on se doit de mettre en place pour préparer l’avenir.
Un travail est donc en cours avec le ministère des armées et des anciens combattants sur les mécanismes de montée en puissance des forces et de leur environnement, dans la perspective d’un engagement majeur. Nous travaillons sur les capacités d’adaptation des industriels de la défense, avec notamment des exercices opérationnels incluant les industriels visant à tester la capacité à faire monter en puissance la production mais aussi redescendre sereinement en cadence. En effet, si nous provoquons ou stimulons trop ces industriels pour accélérer leur production, il faut aussi considérer qu’un jour ils seront en mesure et en nécessité de redescendre. Les conséquences ne doivent pas être trop importantes d’un point de vue social et économique sur les acteurs considérés.
Enfin, nous devons mobiliser l’industrie civile. En 1915, les industriels de l’engrais chimique se sont mobilisés pour la sauvegarde de la Nation. L’audition étant publique et sachant que nous sommes sous accord de confidentialité, je ne vais pas vous donner davantage de détails mais nous menons aujourd’hui un certain nombre de travaux avec des industriels, qui ne sont pas du tout du monde de la défense, pour nous aider à atteindre cette production de masse.
Concernant la gouvernance et l’organisation pour poursuivre ces objectifs, l’économie de guerre et la transformation de la DGA sont deux chantiers qui vont de pair avec la direction de l’industrie de défense (DID), outil clé pour piloter cette économie de guerre qui vient d’être créé et est dirigée par l’ingénieur général de l’armement Alexandre Lahousse. La DID comporte trois services, relatifs à l’orientation industrielle et de gestion de la stratégie de notre BITD, la performance et la qualité industrielle ainsi que la sécurité économique, qui nous tient particulièrement à cœur. Nous avons eu l’occasion, lors d’autres auditions, de détailler les différentes menaces qui planaient sur nos PME, qu’elles soient économiques ou liées à la résilience en termes de sécurité physique ou cyber. Nous avons aujourd’hui un adjoint dédié aux PME, ETI et startups, également délégué ministériel aux PME et placé au sein de cette DID.
Concernant le bilan de l’activité 2024, la DID est très nouvelle mais fonctionne aujourd’hui en rythme accéléré. La direction a traité, depuis le début de l’année, 116 dossiers liés à des investissements étrangers en France (IEF), qui concernent les intérêts économiques de la Nation, mais également 19 fiches de performance qualité et quatre diagnostics de performance industrielle. Notons que trois autres diagnostics sont en cours.
La cible est de visiter 1 000 PME par an. Je rappelle que la BITD compte 4 500 PME, dont 1 200 PME critiques. Environ 700 PME ont déjà été visitées cette année. De plus, 55 propositions de relocalisation ont été reçues et étudiées et 11 projets ont été lancés sur financement du ministère, avec le programme France 2030, ou sur financement en fonds propres des entreprises concernées.
L’organisation nouvelle s’accompagne donc d’un pilotage nouveau de l’économie de guerre avec une mobilisation de l’ensemble des services et directions de la DGA, puisqu’un comité exécutif se réunit tous les 15 jours au niveau des équipes de projets sur l’économie de guerre. En outre, un comité de pilotage, que je préside, se réunit toutes les six semaines. Enfin, notons également l’existence de nouvelles interfaces, avec le lien sur le maintien en conditions opérationnelles à tous les niveaux ainsi que le lien avec le ministère des armées et des anciens combattants, car nous considérons les thématiques de soutenabilité et de cohérence avec nos alliances militaires.
Sept axes de travail ont été retenus, auxquels j’ajouterais un huitième.
Le premier axe est de produire davantage, plus rapidement, et de maintenir et régénérer, ce qui signifie donc mettre en place une capacité d’accélérer la production à la demande, en avançant par exemple en 2023 des commandes globales prévues plus tard selon la LPM.
Le deuxième axe consiste à produire, à spécifier et à contractualiser autrement.
Un troisième axe concerne l’aptitude de notre BITD à répondre, ce qui signifie, certes, offrir de la visibilité mais aussi identifier les goulets d’étranglement dans la durée, y remédier, utiliser de nouvelles techniques, comme l’impression 3D, ainsi que d’autres process innovants et construire des tours de surveillance avec l’industrie.
Le quatrième axe est de consolider la souveraineté. Cet axe concerne les enjeux, les relocalisations, les financements, les clauses de souveraineté dans les contrats, la mise en place de stocks stratégiques.
Le cinquième axe concerne la résilience cyber, physique et financière de la BITD. En termes de résilience cyber et physique, des listes d’entreprises qui participent notamment au soutien à l’Ukraine ont été signalées vis-à-vis de la direction de renseignement de la sécurité de défense afin que nous puissions aller les visiter et les sensibiliser.
Le sixième axe consiste à s’inscrire et peser dans les dispositifs internationaux. Les enjeux sont le fonds européen de défense, les initiatives European defence industry reinforcement through common procurement act (EDIRPA), Action de soutien à la production de munitions (ASAP), European Defence Industry Program (EDIP), European Defence Industry Strategy (EDIS) et le Livre blanc européen. Nous avons là aussi une nécessité d’influence pour promouvoir les coopérations, défendre sans hésitation les intérêts français et influer sur les choix.
Le septième axe, très important et complexe, est relatif aux ressources humaines. Beaucoup de filières sont en tension du point de vue des ressources humaines. Nous nous devons de mettre en place des remédiations — ce qui est complexe à réaliser —, notamment en utilisant de nouveaux outils, comme la montée en puissance de l’industrie de défense.
J’ai décidé d’ajouter un huitième axe, à savoir la production de masse. Il s’agit d’étendre les enjeux de production au-delà des acteurs de la défense pour tirer la meilleure partie de l’ensemble des atouts industriels français.
Notre but est de généraliser l’applicabilité de l’économie de guerre tout en faisant une priorisation. En effet, nous ne pouvons pas tout faire à la fois pour garantir l’efficacité en fonction des résultats recherchés. Nous avons priorisé les obus de 155 millimètres, les drones aériens, les munitions téléopérées, la défense solaire, les pièces de rechange, l’armement air-sol ou encore l’artillerie. Évidemment, nous continuerons sur cette voie.
Je citerai deux exemples pour illustrer assez concrètement les actions sur ces axes et leur transversalité : les munitions et les munitions téléopérées – lesquelles ne sont pas des munitions à proprement parler.
Les leviers d’application de cette démarche liée à l’économie de guerre pour les munitions sont tout d’abord les commandes globales, qui donnent une visibilité à l’industrie sur toute la LPM. Cette dernière prévoit en effet 12 milliards d’euros sur les munitions complexes, tels que les missiles, et 4 milliards d’euros sur les munitions simples, telles que les obus. Les leviers sont également l’accélération des démarches administratives et la capacité à acheter au « coup de sifflet ». En outre, nous avons passé un certain nombre d’autres commandes – qui concernent du 155 millimètres, du 120 millimètres, des missiles de moyenne portée (MMP), Aster ou encore Mistral –, que je pourrais vous détailler si vous le souhaitez.
Notre défi est évidemment d’améliorer les capacités de production souveraines. Cela nécessite d’affiner nos connaissances des capacités de production, ce qui n’est pas évident. Il faut identifier et recenser les goulets d’étranglement, qui ne sont pas forcément uniquement chez le maître d’œuvre mais le plus souvent dans les chaînes de sous-traitance.
Il existe une demi-douzaine de goulets d’étranglement directement liés au domaine des munitions mais une cinquantaine de goulets d’étranglement sont transverses, identifiés et ciblés. Ces derniers ont des impacts dans tous les domaines, et souvent dans le domaine des munitions. Ces actions individuelles de remédiation doivent être mises en place pour réduire les risques en termes de résilience et de performance, sachant que ces problèmes, pouvant être relatifs au financement, au recrutement, aux bassins d’emploi ou encore aux performances industrielles, sont communs à l’ensemble des industriels de l’armement. Il n’y a pas de thématique véritablement spécifique aux munitions dans ces domaines, si ce n’est la question des intrants et notamment des matières critiques. Aujourd’hui, 5 % des remédiations restent à faire, puisque 95 % des remédiations ont déjà été effectuées ou enclenchées. Je tiens à souligner que 23 % ont été refusées par les entreprises pour des raisons qui leur appartiennent.
Compte tenu du reste à faire à la suite du premier batch réalisé entre juillet et octobre, nous avons constitué un second batch selon les mêmes critères que le précédent. Ainsi, 22 entreprises ont été identifiées. Nous ne visons évidemment pas un objectif de zéro goulet d’étranglement, qui n’est pas réaliste. Au fur et à mesure que la démarche se poursuit, de nouveaux goulets sont évidemment identifiés.
Par ailleurs, nous devons être plus souverains. Relocaliser la fabrication de poudre permet de retrouver de la souveraineté et constitue la réparation d’une erreur historique. En effet, en 2010, nous avions fermé nos capacités souveraines de production de poudre, ce qui fut une erreur dont nous payons le prix aujourd’hui. Nous visons à revenir aux niveaux nécessaires pour alimenter notre industrie.
Une nouvelle filière, liée à l’impression 3D, s’est développée. De plus, nous avons une note d’orientation industrielle en publication pour la structuration d’une filière souveraine dans ce domaine. Il s’agit d’un plan d’action de la DGA qui sera décliné dans toutes les directions.
De plus, notons l’adaptation de l’outil industriel pour augmenter les cadences et accompagner les industriels dans la montée en puissance. Par exemple, dans le cas de la fabrication de l’Aster, nous avons constitué ce qu’on appelle une tiger team, c’est-à-dire une équipe très resserrée entre industriels, DGA et état‑major des armées, qui a produit ces effets. Nous nous sommes réunis toutes les semaines pendant plusieurs mois. Nous ne devions pas avoir plus de 32 missiles Aster en 2025. Or nous en aurons normalement entre 80 et 100, avec une montée en puissance continue pour atteindre une capacité de production de plus de 300 missiles par an en 2028. Je pourrai revenir, si vous le souhaitez, sur ce sujet compliqué, cet outil et l’outil de production ayant été conçus à une période où des productions échantillonnaires étaient volontairement demandées, avec une coopération maximale entre les pays.
Par ailleurs, nous travaillons sur la constitution de stocks pour améliorer notre réactivité, rendue possible par les mesures normatives de la LPM. Le premier arrêté a été signé par le ministre le 12 mai dernier concernant la société MBDA. Ces éléments aident évidemment par rapport à cette thématique de l’économie de guerre mais aussi pour notre pertinence à l’export. En effet, nous risquons la perte de marchés parce que nous ne sommes pas capables de livrer dans les temps. La constitution de ces stocks nous permet donc aussi de garantir une certaine compétitivité de nos industries à cet égard.
Hormis ce focus sur les munitions, je dois signaler que certains industriels n’avaient pas attendu et avaient constitué des stocks, de titane ou de matières premières, par exemple. Pour d’autres, cette décision a permis d’enclencher la démarche. Des demandes de priorisation ont été adressées à cinq industriels. De plus, j’ai signé en novembre dernier des arrêtés de constitution de stocks pour Naval Group, ARQUUS et KNDS. Il s’agissait aussi d’une demande des maîtres d’œuvre industriels, car cela leur permet d’avoir, vis-à-vis de leur chaîne de sous-traitance, des arguments pour mobiliser l’ensemble de cette chaîne.
Dans le domaine des munitions, les deux derniers leviers sont les soutiens européens, notamment de la facilité ASAP et les achats conjoints entre les Européens, qui contribuent également au dynamisme à l’export, ainsi que le renfort de nos capacités RH.
Concernant les munitions téléopérées, notre accélération a très clairement été réalisée sur la base du retour de l’expérience du conflit ukrainien. Il s’agit donc d’une sorte de mélange des différents leviers, liés à l’innovation, aux commandes et au fait de faire autrement.
Nous avons, au milieu de l’année 2024, commandé les 460 premières munitions téléopérées françaises à courte portée dans la continuité d’un appel d’offres intitulé Colibri et initié dès mai 2022 par l’agence de l’innovation de défense (AID). De plus, nous avons acquis en urgence une première version de ce missile téléopéré, appelé OSKAR, qui conduira à de premières livraisons d’une centaine de munitions aux partenaires ukrainiens dans les prochaines semaines, avec, en complément, une vingtaine de munitions qui seront destinées aux forces françaises, à des fins d’expérimentation.
Un autre levier est la stratégie industrielle nouvelle. Je rappelle régulièrement notre soutien très actif aux PME. Nous ferons parvenir des fiches informatives sur notre action, notamment le plan en faveur des ETI, PME et startups (PEPS), et qui précise les dispositifs disponibles. Des acteurs pertinents dans ce domaine se trouvent sans doute dans chacune de vos circonscriptions.
Je citerais également la création du pacte « drones aériens de défense » pour une coconstruction de cette filière, signé lors du Salon Eurosatory.
Les missiles téléopérés constituent finalement un cas d’école pour travailler sur la production de masse avec des industriels civils. Je ne peux vous donner trop de détails publiquement mais sachez que cela progresse extrêmement rapidement.
L’économie de guerre et la transformation de la DGA vont donc de pair. Le discours du ministre à Vert-le-Petit, que je pourrais qualifier de refondateur, signifie que nous devons poursuivre les efforts engagés pour aller vers davantage de subsidiarité et de simplification ainsi que mener un travail sur les normes. De plus, notre efficacité doit être équivalente. Il n’y a pas de DGA à deux vitesses. Notre travail doit donc s’effectuer sur le temps court, le temps long et les ruptures technologiques qui peuvent apparaître entre les deux.
À la suite de ce discours, nous avons entamé la mise en œuvre de la suite de ce plan en adaptant notre comitologie interne, revue en fonction de l’importance des affaires traitées. Ces travaux sont rapidement effectifs puisque nous travaillons sur l’ensemble des déclinaisons de la comitologie.
Nous effectuons également un travail des ressources humaines sur la valorisation des parcours, et notamment des talents, avec un nouveau protocole que j’ai eu l’honneur de signer il y a deux jours sur le conseil général de l’armement, ainsi qu’un travail sur les parcours croisés entre industries et DGA.
Nous entendons simplifier l’exercice de l’autorité technique, avec la publication d’une circulaire.
Dans le domaine de la simplification des normes, le but est aussi de protéger l’ensemble des responsables de pôle qui seraient amenés à déroger aux normes applicables en milieu civil, avec la création d’une circulaire qui établira de façon opposable que le responsable de pôle se situe dans un cadre juridique quand il établit une telle dérogation.
Ces exemples font partie d’une liste de vingt actions concrètes et précises, dont le déploiement est prévu au plus tard à la fin de l’année 2025. Nous sommes donc dans un battle rhythm, si je puis dire, assez agressif.
Toute la DGA est pleinement mobilisée, comme à son habitude, pour poursuivre ces efforts.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie, monsieur le délégué général, pour votre travail de changement, déjà entrepris par la création de l’agence de l’innovation.
Il n’est parfois pas facile de changer les habitudes. Au-delà d’un changement des normes, valoriser l’audace me semble nécessaire. Je commence à percevoir des changements sur ce point mais je rencontre encore de personnes qui détiennent des responsabilités et qui manquent d’audace. Il faudrait peut-être bien les cibler ou dévaloriser ceux qui manquent d’audace.
Je cède maintenant la parole aux représentants des groupes politiques pour leurs questions.
M. Thierry Tesson (RN). Notre groupe a déjà exprimé sa circonspection envers le terme d’économie de guerre, qui masque en réalité une politique insuffisamment ambitieuse face aux enjeux actuels.
Un des facteurs de ces insuffisances est ainsi la faible capacité de financement mais aussi tout ce qui limite les possibilités de produire plus au moindre coût. Des exemples industriels comme Anduril aux États-Unis ou EOS Technologies en France démontrent pourtant que cette option est une bonne solution quand l’argent s’avère rare et cher.
Parmi les obstacles, on relève d’abord que les entreprises de défense se heurtent à des difficultés de financement dépendant de normes européennes qui incitent nos banques à considérer ces projets comme dommageables pour leur image. Ainsi, pour les livraisons de pickups non armés pour les forces du G5 Sahel, aucun établissement français n’a soutenu le projet malgré une participation de Bpifrance à 50 %. Seule Deutsche Bank et Al Arabiya Bank ont accepté d’y participer. Ce manque de financement nuit à nos capacités d’innovation. Il oblige nos entreprises à financer une partie de leur R&D sur fonds propres, ce qui concerne évidemment les grands groupes, mais plus encore une large partie des entreprises de moyenne et de petite taille.
Le recours à des sources de financement soutenues par l’État serait probablement un moyen de contourner ces difficultés structurelles qui, de fait, limitent l’ampleur et la diversité de notre BITD.
Face à ces blocages, existe-t-il de votre côté une liste des banques françaises qui refusent de prêter aux entreprises de défense nationale ? De plus, selon vous, serait-il pertinent de créer un livret A de défense pour financer l’industrie de défense ?
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. Ce sont des questions extrêmement importantes que vous soulevez, sur lesquelles nous travaillons évidemment depuis de très nombreuses années, avant même la création de l’agence d’innovation défense. Nous voyons de plus en plus de petites sociétés porteuses d’innovation qui mettent en lumière un certain nombre de difficultés.
Vous avez cité Anduril et EOS Technologies.
EOS Technologies est une petite société française qui est soutenue par la DGA dans le domaine des munitions téléopérées. Nous effectuons donc vraiment notre travail et essayons de promouvoir cette solution extrêmement innovante venant d’une très belle société.
Le cas d’Anduril est un peu plus compliqué. Son fondateur est un milliardaire qui s’affranchit d’un certain nombre de réglementations puisqu’il fait ses expérimentations dans le désert, en dehors de tout centre. Toutefois, nous travaillons aussi sur la facilitation d’expérimentations un peu innovantes avec l’agence. Le fondateur d’Anduril fait ses expérimentations avec une mise de départ assez considérable, qui inspire aussi, bien évidemment, un certain nombre d’idées.
Je ne suis pas choqué que des entreprises financent leur propre R&D. Néanmoins, cela doit aller de pair vers un engagement à acheter les produits une fois qu’ils seront développés. Nous travaillons sur ce point. Ce mécanisme est assez vertueux parce qu’il permet aux investisseurs de ne pas miser sur des revenus non récurrents mais sur un engagement de commandes qui constitue un revenu récurrent. Je dis cela, car quelques entreprises, plutôt grandes, auraient tendance à considérer de temps en temps les financements de R&D comme une espèce de subvention pour charge de services publics. Il faut donc nuancer tout cela. Les capacités de R&D de nos grands industriels sont, dans un certain nombre de domaines de rupture, réunies dans des laboratoires communs, avec des unités du CNRS ou dans le domaine de l’intelligence artificielle.
Nous rencontrons effectivement des difficultés, qu’il ne faut pas nier, pour le financement des entreprises, liées à une certaine interprétation des réglementations Environnement, social et gouvernance (ESG).
Il existe tout d’abord des difficultés de financement liées au manque de fonds propres chez les entreprises, estimé entre 100 et 200 millions d’euros par an environ. Nous regardons toutes les initiatives publiques ou privées qui nous permettraient de réparer cela. Ce manque de fonds est évidemment difficile à objectiver. Toutefois, en regardant à l’échelle européenne et française, nous trouvons tout de même des éléments.
Par ailleurs, nous réalisons une campagne auprès des banques et des assureurs afin de nous attaquer à toutes les institutions qui auraient des politiques d’exclusion du secteur de la défense dans leurs thèses d’investissement. Cela passe aussi par les termes des règlements. Par exemple, plutôt que de parler d’armes controversées, il vaudrait mieux parler d’armes interdites. Nous menons toute une action, notamment à l’échelle européenne, sur ce point. Le nucléaire étant désigné comme une arme controversée, vous voyez tout l’intérêt qu’auraient certains lobbies à dire qu’il ne faut pas financer des entreprises de la dissuasion. Nous devons être vigilants sur ce point.
Nous avons mis en place des référents bancaires ainsi qu’une médiatrice au sein de la DID. On pourrait s’attendre à ce que cette médiatrice ait été saisie d’une centaine ou d’un millier de dossiers. Or il y a eu douze dossiers. Cela peut s’expliquer par le fait qu’il n’y ait besoin que de douze médiations ou par le fait que la présence même de ces référents bancaires et de cette médiatrice incite les gens à trouver eux-mêmes des solutions.
Évidemment, nous cherchons à développer d’autres outils, comme les fonds d’investissement. Nous disposons en effet du fonds Definvest et du fonds d’innovation de défense. Nous prévoyons éventuellement la création d’un fonds de fond. Nous travaillons avec la DG Trésor sur l’ensemble de ces sujets.
Il ne nous revient pas de porter la thématique du Livret A. Je rappelle qu’il s’agissait bien de la part du Livret A qui n’était pas fléchée vers le social et le logement, et qui aurait donc pu être fléchée sur ce sujet. Je ne fais pas de politique. Nous regardons donc froidement la diversité des outils qui sont à notre disposition. Un travail permanent est mené avec la DG Trésor sur ce sujet. Je pense qu’à un niveau interministériel, un événement sera organisé, sans doute au début de l’année 2025, sur le sujet du financement des entreprises de la défense.
M. François Cormier-Bouligeon (EPR). Je voudrais tout d’abord vous remercier, monsieur le secrétaire général, au nom des députés du groupe Ensemble pour la République, ainsi que l’ensemble des 10 000 collaborateurs de la DGA, civils et militaires, pour vos travaux et votre réorganisation.
Votre audition se tient dans un double contexte.
Premièrement, votre audition a lieu dans un contexte géopolitique inquiétant et menaçant, au regard de la guerre en Ukraine, des tensions en Roumanie et en Géorgie, de la guerre au Proche et au Moyen-Orient ainsi que de la montée des tensions dans la zone indopacifique.
Nous avions anticipé ce contexte, comme l’attestent les deux LPM qui se sont succédé. Ces dernières permettent la préparation à l’économie de guerre pour laquelle la DGA et l’ensemble de nos industriels de défense français sont fortement mobilisés. Or, on ne produit pas de l’armement aussi facilement et rapidement qu’une simple voiture. Cela nécessite de plusieurs mois à plusieurs années, en fonction de ce dont on parle, et les stop and go ont des conséquences.
Le programme 146 « Équipement des forces » prévoit, en 2025, 51,3 milliards d’autorisations d’engagement et 18,7 milliards de crédits de paiement. C’est une bonne part des 3,3 milliards d’euros de marge de la LPM pour l’an prochain. Ces autorisations et ces crédits concernent des capacités essentielles : capacités terrestres, programme Scorpion, Griffon, Serval, Jaguar, hélicoptères Tigre, capacités aériennes, Rafales, Airbus A330 MRTT, capacités maritimes, frégates, sous-marins nucléaires d’attaque, porte-avions du futur mais aussi renouvellement de notre force de dissuasion, sous-marins nucléaires lanceurs d’attaques 3G, missiles M51.4 et missiles ASN4G.
Deuxièmement, votre audition se tient dans le contexte de la motion de censure qui sera examinée à l’Assemblée aujourd’hui. Je crois que la représentation nationale et les Français qui nous regardent ont besoin d’être informés sur les conséquences qu’auraient le vote de la motion de censure et le rejet du budget sur l’ensemble de ces questions liées à la défense et à son industrie.
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. Je ne fais pas de politique et je n’en ferai pas. Le ministre des armées et des anciens combattants s’est exprimé sur ces sujets dans une interview au Parisien.
Ce que je peux vous dire est que tout le travail réalisé dans le cadre de l’économie de guerre ne tient que parce qu’il a été fondé sur le partage du risque, la confiance et la visibilité que nous donnons à nos industriels. Sinon, ces derniers n’ont aucun intérêt à rentrer dans une telle démarche, alors que leurs carnets de commandes sont déjà bien remplis. La véritable volonté industrielle ne tient qu’en raison de cette confiance.
Si nous ne sommes pas capables de passer les commandes prévues en LPM et si nous devions perdre en particulier cette marche à 3 milliards d’euros, nous briserons cette relation de confiance. Je ne vais pas quantifier mais le problème est surtout que nous ne pourrons plus être en mesure d’exiger des efforts et de la prise de risque de la part des industriels. Je rappelle que nous n’avons plus d’arsenaux. Nous sommes donc en quelque sorte dans un monde capitaliste qui attend des commandes, de la visibilité et des paiements. Si nous ne sommes plus en mesure de disposer de cette marche, il y aura des conséquences très directes sur l’équipement et le programme 146 « Équipement des forces », mais aussi des conséquences directes et plus insidieuses sur l’état d’esprit de notre écosystème industriel si nous leur montrons que nous ne serons pas au rendez-vous des commandes annoncées.
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). Dans la dernière saison de Ces guerres qui nous attendent, initiative impulsée par l’agence d’innovation de défense, la Red Team élabore un scénario fondé sur un conflit entre deux puissances, luttant pour accaparer les ressources spatiales, reconduisant l’imaginaire culturel maintes fois ressassé de la conquête spatiale.
Un autre récit idéologique, autour de la startup et, a fortiori, de la startup nation, très en phase avec un pouvoir désormais déclinant, a valorisé la croissance de jeunes pousses réputées innovantes, qui seraient la clé du succès, et fait florès sur les fronts de l’innovation par et pour les armées.
Un autre récit, aujourd’hui à la mode, qui ajoute une strate narrative et qui est discutée dans ce cycle d’auditions, assume quant à lui que nous aurions basculé dans une économie de guerre, tendance ou transition sur laquelle nous avons déjà dit ici qu’elle relève d’abord de l’incantation rhétorique.
Sous l’angle de l’évaluation des politiques publiques, j’enchaînerais diverses questions générales portant sur le bilan que vous tirez des actions menées par l’AID en matière de management de l’innovation et de renforcement de la BITD.
Tout d’abord, j’aurais aimé vous entendre sur le régime d’appui à l’innovation duale (RAPID), le fonds d’innovation défense ou encore l’application hAPPI, qui constituent autant d’agencements s’entremêlant dans un mille-feuille organisationnel, peu lisible pour les acteurs et les parties prenantes, sans même mentionner les parlementaires. Les innovations soutenues dans ces cadres vont-elles porter leurs fruits sur le plan opérationnel ? Ces initiatives sont-elles productives à l’épreuve de l’innovation ordinaire ? N’y aurait-il pas d’ailleurs un coût caché, voire un coût d’opportunité financier, à soutenir des startups alors même que les accords‑cadres de type Centurion – certes plus classiques – contraignent les grandes entreprises à sous-traiter 30 % du marché à des partenaires innovants ? Aurions-nous gagné à faire autrement qu’en passant par une mise en concurrence de startups qui, par inclination, ont tout à prouver et bien souvent versent dans la promesse sans lendemain ?
Ensuite, concernant l’innovation planifiée, quel bilan dressez-vous du plan d’action ministériel « Achats d’innovation » 2021-2024 ? Comment la DID compte-t-elle répondre aux besoins et honorer ces missions ?
Enfin, le modèle de financement de l’innovation ouverte vous semble-t-il compatible avec le financement de l’innovation planifiée, compte tenu de nos besoins matériels et capacitaires actuels à court et moyen terme ?
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. Je rappelle que le travail de la Red Team était une expérimentation qui visait à voir si des auteurs, des dessinateurs et des scénaristes de science-fiction pouvaient nous aider à penser les menaces futures – et non les réponses à ces dernières. Ce programme a très bien fonctionné et a été pérennisé sous une initiative qui s’appelle RADAR, lancée à la maison de la radio avec plus de 1 200 personnes. Cette démarche se poursuit donc afin d’essayer de nous éclairer sur les menaces futures, peut-être à moins long terme, puisque RADAR s’intéresse à une prospective à dix ans.
Est-ce vraiment nécessaire que vous y voyiez très clair entre le dispositif RAPID, le fonds d’innovation défense ou l’outil hAPPI ? Du point de vue d’un entrepreneur, ce n’est pas à lui de choisir. C’est pour cela que nous avons mis en place un guichet unique. L’une des grandes innovations mises en place à l’agence d’innovation de défense est de nous dire que ce n’est pas au créateur de PME de savoir si son innovation est pertinente pour les besoins de la défense, ni à qui s’adresser dans ce ministère. Les organigrammes du ministère et des différentes armées et administrations peuvent être complexes à comprendre. Pourtant, cela fonctionne parce que nous avons du matriciel. Il s’agit de notre complexité à nous, que nous savons gérer. Effectivement, beaucoup de dispositifs interviennent en fonction du niveau de maturité technologique des différentes innovations. Ces niveaux sont particulièrement bas quand il s’agit d’innovations très exploratoires. Nous les aidons à monter en maturité. Cela peut venir de l’extérieur mais également de l’intérieur.
Au sein de l’agence d’innovation de défense, quatre types de projets sont soutenus. Tout d’abord, sélectionner les projets de technologies de défense, que vous appelez « innovations planifiées », nécessite de nous demander quelles sont les briques technologiques innovantes dont nous avons besoin — sans avoir la réponse aujourd’hui — pour construire les systèmes de défense que nous planifions de disposer demain. De plus, il y a la recherche plus ou moins fondamentale ainsi que l’innovation qui vient du monde civil, avec le financement de l’innovation ouverte qui peut se faire par des projets d’accélération d’innovation financés ou par l’injection de capitaux dans les entreprises concernées. Enfin, il y a l’innovation participative venant de l’ensemble des directions et des services du ministère.
Les questions que se pose un innovateur quant à l’intérêt des dispositifs pour lui et l’interlocuteur auquel il doit s’adresser sont donc résolues par le guichet unique, qui fonctionne très bien.
Un autre problème concerne la poursuite des démarches, à savoir la création d’une société, l’injection d’une innovation dans un programme d’armement comme Centurion ou encore le passage à l’échelle d’une innovation sur catalogue. Nous avons créé un comité de passage à l’échelle, coprésidé par les forces et par la DGA, qui nous permet de prioriser. Ainsi, nous avons sanctuarisé un certain nombre de lignes à flux sur le programme 146 « Équipement des forces » et le programme 178 « Préparation et emploi des forces », qui nous permettent d’expérimenter les toutes premières phases d’un passage à l’échelle pour que cette innovation se retrouve dans les mains de ceux et celles qui en ont besoin.
Concernant le fonds d’innovation défense, nous parvenons à investir dans des sociétés mais je ne peux pas vous garantir que ces dernières sont les licornes de demain. C’est toute la difficulté de l’exercice de l’investisseur. Je rappelle que d’autres acteurs, parmi lesquels des acteurs industriels, ont investi dans le fonds, qui est passé de 200 millions d’euros à 250 millions d’euros. Ce montant nous permet d’investir 25 millions d’euros par tour de table dans une société duale, innovante et dont le business model primaire n’est pas celui de la défense, car nous ne voulons pas les arsenaliser. Nous avons trouvé des sociétés du quantique, des matériaux ou des communications. Je n’ai pas en tête le nombre d’investissements réalisés à ce jour mais nous pourrons le partager avec vous.
Je rappelle que ce fonds d’innovation défense n’investit jamais seul. Nous investissons en minoritaire avec d’autres fonds, pouvant être des fonds corporate, des fonds de filières, des investisseurs en capital risk ainsi que d’autres fonds du ministère ou interministériels. Nous pouvons investir avec les fonds du secrétariat général pour l’investissement (SGPI) mais aussi avec le fonds Definvest, porté par le ministère des armées et des anciens combattants. Il s’agit donc plutôt d’un succès, à la fois dans son fonctionnement et dans le fait que nous parvenons à élargir sa surface financière.
Mme Anna Pic (SOC). Il semble évident que nous devons rassurer nos collègues du bloc central. Le groupe parlementaire Socialistes et apparentés a particulièrement montré la nécessité de la marche de 3 milliards d’euros lors du débat sur la LPM. Nous ne sommes pas des adeptes du chaos. Ainsi, nous ne doutons pas qu’après que nous ayons mis fin à la « méthode Barnier » et à un budget qui met en danger tant la croissance que le budget des Français, le président de la République nommera un premier ministre qui saura trouver les voies et méthodes pour prendre acte de l’absence de majorité à l’Assemblée et faire les compromis nécessaires pour établir un texte budgétaire, après la loi spéciale que nous voterons dans les prochains jours, au début de l’année 2025. Ce texte sera alors voté.
Puisque nous avons l’intérêt collectif au cœur, nous avons effectivement constaté depuis l’annonce du passage à l’économie de guerre plusieurs goulets d’étranglement, dans un contexte où les commandes passées aux industriels ont déjà doublé en une décennie, passant de 9,5 milliards d’euros en 2012 à 20 milliards d’euros en 2023.
Un certain nombre de dispositifs et d’actions menées par l’État, en la faveur de sous-traitants notamment, ont permis de densifier le maillage territorial. Nous ne doutons pas des efforts menés par la DGA pour faire en sorte que nos entreprises de la BITD, petites ou grandes, puissent travailler dans les meilleures conditions afin de répondre aux attentes exprimées par le pouvoir politique. Il n’en reste pas moins que tous ces efforts pourraient s’avérer insuffisants compte tenu de l’évolution du contexte géopolitique et de la trajectoire budgétaire. En effet, le budget de la mission défense atteint péniblement les 2 % du produit intérieur brut (PIB) en 2024.
Comme le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale l’exprimait lors de son audition devant notre commission, est-il bien pertinent de doubler le nombre de chars Leclerc quand nos partenaires disposent d’un grand nombre de chars Leopard ? À cet égard, comment la DGA collabore-t-elle avec ses partenaires européens et au sein de l’OTAN pour renforcer nos capacités et faire face à la montée de la conflictualité ?
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. Les programmes en coopération se font effectivement aux niveaux européen, bilatéral et de l’OTAN.
Je ne reviendrai pas sur le dimensionnement de nos capacités. Je rappelle que ce n’est pas la DGA qui définit le besoin, mais bien les états-majors des armées. Tout cela a été construit dans une programmation militaire et dans un contexte qui a évolué significativement entre le début de la préparation de cette loi, en septembre 2022, et sa signature, à l’été 2023, avec de nouvelles missions et une évolution du contexte à l’origine d’enjeux et de conséquences sur le développement capacitaire. Nous n’allons pas le nier.
Lorsque vous parlez des chars et des blindés, nous voyons bien qu’il y a un ajustement en fonction de l’évolution du contexte capacitaire. La LPM est une loi vivante, qui doit permettre de nous inscrire dans un mécanisme assez dynamique. Nous avons des outils pour cela, avec toutes les discussions autour des mises en place des mécanismes européens de l’EDIP, de l’ASAP pour les achats de munitions ou de l’EDIRPA pour les acquisitions communes d’équipements — qui est plutôt un succès.
Nous coopérons de manière assez pragmatique. Si nous voulons que notre industrie se transforme en vue d’être capable d’économie de guerre, il faut privilégier l’achat d’objets européens. Un certain lobbying existe bien évidemment sur cette question. Par exemple, nous nous attachons particulièrement, dans le cadre de l’EDIP, à l’éligibilité aux subventions européennes et aux mécanismes d’accompagnement. Nous sommes favorables à une préférence aux matériels qui sont conçus, développés, produits et utilisés en Europe, et sur lesquels il y a un retour d’expérience. S’il n’existe vraiment pas d’équivalent, nous devons en créer un ou nous fournir hors de l’Europe en fonction de l’urgence de la situation.
Par ailleurs, il faut que ces équipements soient interopérables. Un bon moyen d’atteindre cette interopérabilité est, par exemple, le programme Capacité motorisée (CaMo), qui vise à mutualiser des capacités de combat terrestre futur sur le modèle Scorpion, avec l’utilisation des mêmes équipements — les véhicules Serval et Griffon, les engins Jaguar, le véhicule blindé d’aide à l’engagement (VBAE) mais également des systèmes d’information communs comme le système d’information pour le combat Scorpion ou encore les équipements du fantassin. Ce programme nous permet de procéder à des exercices communs sur les mêmes bases. Nous avons très récemment eu l’occasion de montrer au roi des Belges la réalité de l’engagement commun des militaires belges, français et luxembourgeois, dans un programme tout à fait illustratif en ce sens.
Évidemment, nous avons toujours la volonté de rester dans un cadre qui nous permet l’interopérabilité au sein de l’OTAN. Ce n’est pas toujours facile. En effet, je me suis déjà exprimé devant cette commission pour rappeler que le terme « interopérabilité » ne signifie pas « ITAR-opérabilité » et que nous devons faire un peu attention à ce que nous faisons. Néanmoins, nous travaillons avec l’OTAN dans le domaine de l’innovation et des équipements, ainsi qu’avec l’organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAr), en Europe, pour concevoir des systèmes qui soient évidemment interopérables dans un tel contexte.
Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). Je tiens, au nom du groupe parlementaire Droite républicaine, à vous remercier, ainsi que nos industriels de la BITD et nos militaires pour leurs efforts au quotidien au service de la Nation.
Face aux tensions géopolitiques croissantes et à la montée en puissance des conflits de haute intensité, la capacité de la France à entrer rapidement en économie de guerre est un enjeu majeur pour garantir notre autonomie stratégique et notre capacité à répondre à une crise prolongée. Nous savons l’importance d’accélérer les rythmes d’innovation et de production, notamment pour les munitions, l’armement et les composantes critiques.
Quels sont, selon vous, les principaux freins industriels, réglementaires ou financiers qui limitent aujourd’hui cette capacité d’adaptation ? Comment l’État, en collaboration avec les industriels, peut-il mieux anticiper ces besoins pour éviter des ruptures dans nos chaînes d’approvisionnement stratégiques, tout en maintenant une compétitivité à l’échelle européenne et internationale ? Et enfin, quelles priorités identifiez-vous pour renforcer notre base industrielle de technologie de défense dans les années à venir, notamment dans un contexte où l’agilité et la rapidité sont devenues essentielles ?
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. Certaines thématiques ont déjà été évoquées lors de mes propos liminaires.
Nous sommes véritablement dans une situation qui nous amène à rattraper des années de décélération depuis la fin de la guerre froide. Nous ne demandions pas à nos industriels de pas produire en grande quantité et rapidement. De plus, nous leur avons demandé de produire des choses extraordinairement performantes qui répondaient aux impératifs de la guerre choisie. Aujourd’hui, deux conflits nous apportent des retours d’expérience et nous conduisent à renforcer notre industrie de défense dans tous les domaines, en nous tournant vers davantage d’innovation, d’intelligence artificielle pour le ciblage, de basses technologies, de volume et d’armes d’usure plutôt que d’armes de décision. Nous sommes donc conduits à produire en quantité bien supérieure, à une époque où nous payons le fait d’avoir choisi d’être dépendants d’autres Nations en termes de matériaux, de technologies et d’avoir fermé les compétences essentielles sur notre territoire. En même temps, nous devons toujours être en mesure de délivrer des armes extrêmement performantes et puissantes. De plus, ce qu’il se passe au Proche et Moyen-Orient montre aussi l’utilisation de ciblages très précis ou de capacités de renseignement, qui font également partie des priorités que nous devons mettre en place dans le cadre de cette économie de guerre.
Le premier frein est le fait que, lorsque nous donnons de la visibilité à de grands maîtres d’œuvre industriels, cette visibilité doit ruisseler sur l’ensemble de la chaîne de sous-traitance, ce qui est – et je ne leur jette pas la pierre – compliqué pour eux aussi. En effet, à partir d’un certain niveau, il existe une dilution de cette chaîne. Lorsque nous la déplions, nous nous rendons compte que chacun doit être en mesure d’accélérer mais aussi qu’il existe une certaine interdépendance, de telle sorte que, si nous accélérons sur un axe, nous pouvons décélérer sur un autre. Les études réalisées pour l’accélération du développement du missile Aster nous indiquent qu’il faut être prudents, car toucher à certains éléments de la chaîne de sous-traitance au profit de l’Aster diminue l’efficacité d’autres chaînes également prioritaires. Cette problématique constitue un véritable frein, très compliqué.
Le deuxième frein est le financement des PME et tout ce qui s’y rapproche.
Le troisième frein est relatif aux ressources humaines. Neuf métiers sur dix sont en tension au sein de l’industrie de défense. Il y a la problématique du domaine mais aussi celle des bassins d’emploi. Dans certains bassins d’emploi, nous ne trouvons pas de personnes spécialisées, en mesure d’occuper le poste et disposées à travailler en trois-huit ou en cinq-huit étendus.
Nous sommes obligés d’engager un certain nombre de travaux dans les régions sur le sujet des ressources humaines. Nous avons mis en place des attachés de l’industrie de défense en région (AIDER) auprès des présidents de région, pour que les régions nous apportent toute la visibilité sur ces bassins d’emploi et sur ces filières. J’ajoute que les écoles internes à la DGA n’existent plus. Nous devons donc aussi travailler sur la formation, pour apprendre des compétences essentielles aux personnes disposées à travailler. Nous avons engagé un travail avec France Travail sur ce sujet. Un forum est d’ailleurs prévu en mars 2025. De plus, nous avons également réalisé un recensement des postes ouverts et immédiatement disponibles. Je tiens à souligner que 10 000 postes sont immédiatement disponibles dans les industries de défense, partout en France. Nous vous donnerons tous les éléments permettant de vous connecter aux représentants des PME.
Enfin, la réserve de l’industrie de défense nous permet de répondre à cet enjeu. Je rappelle que cette réserve est composée de volontaires (industriels, jeunes retraités, experts ou personnes voulant simplement collaborer) prêts à donner de leur temps pour aider leur industrie ou d’autres industries à monter en cadence, en production ou en compétences. La cible est de 3 000 réservistes. Nous avons déjà signé un certain nombre de conventions, avec KNDS, Arquus, Verney-Carron, Vistory ou encore Naval Group. Nous faisons donc actuellement monter cette réserve. Le principe est que nous formons ces volontaires, à notre charge, en échange d’un engagement à servir dans cette réserve. Ce dispositif est assez nouveau et nous permet de pallier la suppression de ces écoles de formation. L’expérience de personnels habitués aux fonctions très techniques ou de production est extrêmement utile. Nous travaillons d’ailleurs sur la constitution d’un vivier de réservistes de l’industrie de défense et au-delà de cette seule industrie, à savoir des personnes qui viendraient de l’industrie civile pour aider l’industrie de défense, notamment dans l’optimisation des chaînes de production.
Mme Josy Poueyto (Dem). Ma question se fait l’écho de l’une de mes précédentes interventions, lors de l’audition des représentants de la BITD, portant sur les conséquences du développement de l’innovation. Il ne s’agit pas de remettre en cause une des priorités fixées dans la LPM mais plutôt de voir si l’innovation est en mesure de servir encore davantage nos armées dans tous les cas de figure.
En effet, à l’heure du numérique et de la haute technologie, nos armées ont aussi besoin d’équipements dotés d’architecture ouverte aux spécialistes de la DGA ou du ministère des armées et des anciens combattants, lesquels sont les seuls à connaître la réalité d’une menace à un instant précis. L’objectif serait donc de procéder à des adaptations continues des systèmes face à ces menaces qui évoluent très vite.
On me dit que les industriels ne seraient pas prêts à partager des informations de cet ordre au nom de la propriété intellectuelle. Pourtant, les militaires sont dans l’attente d’une évolution favorable dans ce domaine. Existe-t-il des arguments de blocage ? Où en est ce débat ? Quelles solutions permettraient de répondre tout aussi bien aux contraintes de la propriété industrielle qu’aux contraintes des armées ?
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. Il me semble important, surtout pour une administration un peu moins connue que les autres, comme la DGA, d’être assez transparent et informatif vis-à-vis de la représentation nationale, qui peut d’ailleurs nous aider dans un certain nombre de cas. Cela a d’ailleurs été le cas pour la LPM, avec la mise en place de ces mesures réglementaires qui nous sont aujourd’hui fort utiles.
Concernant le développement de l’innovation, 10 milliards d’euros sont consacrés à l’innovation dans la LPM. Cette innovation concerne tous les domaines, y compris des grands domaines nous demandant de faire des ruptures technologiques. Toute une partie est donc dédiée à la mise en place de démonstrateurs dans le domaine du quantique, de l’hypervélocité ou encore des armes à énergies dirigées.
Effectivement, une difficulté inhérente à notre métier est de concevoir des systèmes pour le temps long, avec des technologies que nous ne connaissons pas encore à bord. Il faut évidemment que l’architecture de nos systèmes leur permette de rester en première ligne et ne soit pas obsolète dès leur mise en service. Concernant la mise en service, des équipes travaillent déjà sur le démantèlement des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de troisième génération qui ne sont pas encore construits, car ce démantèlement doit être prévu dès le neuvage et la conception du système. Quand je vous parle de temps long, il s’agit de temps vraiment très long.
Les architectures ouvertes sont l’un des moyens d’arriver à cet objectif. Elles permettent de concevoir des coques sans concevoir tout de suite leurs systèmes de combat, par exemple dans le système naval, et de nous dire que nous n’aurons pas à reconstruire un bateau de manière importante le jour où il faudra changer de système de combat. Ce point est compliqué parce qu’il faut tout de même une architecture. Nous ne pouvons pas nous permettre de concevoir un bateau en nous disant que nous allons faire son architecture numérique à la fin. Il y a des points communs entre le temps court et le temps long, à savoir cette architecture, et nous espérons que nous serons capables de la faire progresser.
Pour faire progresser cette architecture, il faut aussi des standards et l’accord des industriels. Il existe des discussions avec les industriels sur ce point parce qu’effectivement, tous n’acceptent pas. Se cacher derrière la confidentialité n’est pas une bonne chose. Il faut simplement que nous nous mettions d’accord sur des standards, comme nous sommes en train de le faire. Dans le projet comme Artemis.IA, qui vise à créer un socle commun pour les projets d’intelligence artificielle, le but est que nous proposions un socle et que chaque industriel plugge son système sur celui-ci. Le vrai problème est le partage des données, qui constitue un sujet extrêmement prégnant au sein du ministère, sur lequel nous travaillons.
Mme Anne Le Hénanff (HOR). Lors de mes auditions pour le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense », certains auditionnés ont parfois regretté la difficulté du passage à l’échelle, c’est‑à‑dire le délai entre l’expérimentation et la commande publique. Ce délai met dans certains cas les PME dans des situations financières critiques, au point que certaines d’entre elles envisageaient de ne plus répondre aux appels à projets. Je voudrais savoir comment vous prenez en compte, dans vos relations avec les PME, cette vraie problématique de survie d’un certain nombre d’entre elles.
Par ailleurs, la DGA a quand même une culture d’excellence – pour ne pas dire perfectionniste – c’est-à-dire que vous cherchez toujours le meilleur et le plus performant. J’ai cru comprendre, dans le discours du ministre des armées et des anciens combattants, que, dans certains cas, nous ne sommes peut-être pas obligés d’aller jusqu’à l’excellence. J’aimerais savoir comment vous prenez en compte cette nouvelle vision dans vos modes de fonctionnement et surtout qui va veiller à ce que nous ne soyons plus dans l’hyperexcellence en permanence.
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. Effectivement, le sujet du passage à l’échelle a mené à la création de l’agence de l’innovation de défense. Si nous n’avions pas rencontré cette difficulté, nous ne nous serions pas interrogés sur la manière d’accélérer. Depuis le début, nous avions ce sujet en tête. J’ai déjà expliqué la mise en place du comité de passage à l’échelle.
La raison de tout cela est que nous avons beaucoup d’expressions de besoins mais ces dernières sont désincarnées. En 2019, j’avais fait voler Franky Zapata au‑dessus de la Manche sur son Flyboard Air. Nous avions demandé l’expression de besoins d’utilisation d’un tel système, que nous avions commencé à trouver intéressant, dans les armées. Or nous avons mis un an à l’obtenir. Sans sponsors prêts à s’engager sur la mise en place d’une innovation – que nous devons être capables d’activer –, cela ne fonctionne pas. De plus, cela ne fonctionne pas si cela prend trop de temps, car, par définition, l’innovation sera déclassée au moment où elle sera mise en service.
C’est pour cette raison que nous avons cherché à mettre en place les nouveaux modes de fonctionnement. Un mode, appelé partenariat de l’innovation, fonctionne très bien sur le papier mais était un peu lourd. Nous avons réussi à le simplifier. Nous faisons par exemple du partenariat de l’innovation dans le domaine du quantique. Dans la mesure où nous ne savons pas quelle technologie ou quelle société gagnera, nous en choisissons cinq, au départ, auxquelles nous octroyons la même somme. Nous demandons une démonstration au bout d’un certain jalon, ce qui permet de garder les plus prometteuses. Évidemment, au fur et à mesure, nous parvenons à financer ces sociétés et à faire en sorte que celles qui ont participé à ce partenariat ne l’aient pas fait gratuitement. Ce point est assez important, car il s’agit d’une nouvelle manière de mettre en place des mécanismes de simplification dans la façon dont on conduit ces consultations.
Concernant la commande, rappelons tout d’abord qu’il ne faut pas que les sociétés, surtout petites, se consacrent exclusivement à la défense, ce qui tuerait leur activité. Travailler pour la défense est particulièrement prestigieux, ce qui peut inciter les entreprises à y consacrer toute leur activité. Or des retards d’un an ou des restrictions à l’export peuvent survenir et risqueraient d’entraîner des difficultés de financement. Nous visons donc vraiment des sociétés dont nous allons encourager la dualité. Il peut être un peu frustrant que nous ne passions pas nos commandes tout de suite mais cela encourage les sociétés à ne pas avoir cette seule ligne dans leur business model. Ce n’est pas parfait mais nous essayons de nous corriger.
Quelques exemples me viennent en tête de dirigeants d’entreprise ne sachant pas à quel interlocuteur s’adresser au sein de la DGA. Or j’ai moi-même dirigé treize PME et, chaque fois que j’ai rencontré une difficulté, j’ai essayé de trouver une solution. Certains patrons sont assistés et attendent d’être « pris en main ». C’est du darwinisme économique. Les innovateurs doivent également être innovateurs dans leur fonctionnement. Il est très rare que cela se passe de cette façon mais cela arrive. Nous avons mis en place tous les mécanismes. Nous pouvons communiquer toutes les coordonnées du guichet unique et le numéro vert spécial pour les PME, à savoir le 0800 02 71 27. Nous avons également fait des erreurs. Toutefois, en face, il faut que les gens soient volontaires et capables d’aller jusqu’au bout.
Concernant la surexcellence technologique, ma première réponse est la systématisation des mécanismes d’analyse de la valeur du besoin et de la valeur technique. J’avais signalé ce point devant la commission. Dans certains cas, nous déterminons des exigences parfaites. Nous nous demandons par exemple si un missile fait pour fonctionner de manière nominale, dans la limite des exigences de sécurité, à - 40 ou - 50 degrés vaut opérationnellement le coup. Si la réponse est négative et qu’une telle fabrication coûte 30 % de plus, ce n’est peut-être pas la peine de le produire, car nous ne l’aurons peut-être jamais ou plus tard et pour beaucoup plus cher. Si c’est difficile à faire pour les programmes qui sont déjà lancés, c’est aujourd’hui absolument systématique pour tous les nouveaux programmes.
Ensuite, nous avons également mis en place de nouvelles démarches, pour tous les projets pour lesquels le délai est un critère prioritaire. C’est ce que nous avons appelé la force d’acquisition réactive, qui pilote une vingtaine de projets afin que nous puissions les voir le plus vite possible. En tout état de cause, pour l’innovation, c’est entre aujourd’hui et trois ans.
De plus, il existe des comités de revue des exigences, qui nous permettent de spécifier ce dont nous avons besoin et d’éviter ces pelures d’oignon d’exigences de plus en plus contraignantes, y compris des exigences légales et inutiles parce que le Code des marchés publics permet déjà beaucoup de choses.
Un autre élément est la mise en place, dans toutes nos exigences, d’un critère de productibilité. En effet, depuis des années, nous avons l’habitude de faire exclusivement du développement et de la recherche. Le but est aujourd’hui de nous demander si un projet est productible et exportable. Ce sont des exigences nouvelles, qui ne sont pas des surexigences et sont à mon avis fondamentales.
Nous avons par exemple un projet de robot démineur pour l’armée de terre, pour lequel nous avons fait un hackathon entre les équipes de la DGA, du commandement du combat terrestre futur et de Renault. Chacune des quatre équipes a proposé un projet d’une manière différente. Une équipe nous a permis de déterminer que nous aurons ce robot pour un montant quatre fois moins cher et dans un délai deux fois plus rapide, car nous mixons des approches différentes.
Ce point et la réorganisation de la DGA nous permettent très concrètement d’entrer dans une nouvelle ère. Quand le ministre a évoqué ces sujets à Vert-le-Petit, il n’a pas dit que nous devons le faire maintenant mais qu’il faut poursuivre la démarche que nous avons engagée depuis deux ans sur l’ensemble de ces processus.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède la parole aux députés pour leurs questions individuelles.
Mme Florence Goulet (RN). Le président de la République a parlé d’économie de guerre et incité les industriels français à produire plus et plus vite. Encore faut-il avoir un matériel à produire, ce qui n’est malheureusement pas le cas des chars de combat, puisque la chaîne de production du Leclerc est arrêtée depuis 2008 et que le projet franco-allemand MGCS, lancé en 2015, est loin d’être opérationnel et semble même s’éloigner de plus en plus, puisqu’on parle maintenant d’une mise en service en 2040.
Pendant ce temps, de nombreux pays européens réarment à grande vitesse avec divers matériels américains, israéliens ou sud-coréens, et des chars allemands. En effet, les industriels de notre voisin se sont rapidement adaptés à cette nouvelle donne en proposant des versions modernisées du Leopard 2 et du Panther et KNDS Deutschland a aligné les commandes en Europe, en sus des 18 premiers commandés par l’armée allemande pour remplacer les Leopard 2A6 envoyés en Ukraine. Quel est votre éclairage sur ce sujet ? La DGA envisage-t-elle une version modernisée du Leclerc afin de préserver les compétences de notre industrie de défense dans ce domaine, voire de concurrencer l’Allemagne sur ce marché ? Sinon, sommes-nous condamnés à nous passer de chars de combat ou à acheter des Leopard 2 après les fusils HK416 ?
Mme Gisèle Lelouis (RN). L’incident survenu lors de l’entraînement DEFNET de mars 2024, où un Griffon a été temporairement mis hors combat à la suite d’une cyberattaque utilisant un télémètre militaire, soulève de sérieuses préoccupations quant à la sécurité informatique des systèmes embarqués dans nos véhicules blindés multirôles. Cet événement a démontré non seulement la vulnérabilité des véhicules Griffon face à des cyberattaques tactiques, mais aussi les implications opérationnelles graves que cela pourrait entraîner sur le terrain en compromettant à la fois la mobilité et le réseau de communication de l’armée.
Cet incident illustre un défi central dans le cadre de la montée en puissance de notre économie de guerre, à savoir garantir que nos capacités opérationnelles ne soient pas compromises par des vulnérabilités technologiques.
Dans ce contexte, la montée en cadence de la production et l’adaptation rapide de nos équipements face aux menaces émergentes sont essentielles. Ainsi, compte tenu de l’urgence stratégique, comment l’industrie de défense s’est-elle mobilisée pour intégrer des solutions de cybersécurité robustes dans les véhicules déjà produits, tout en accélérant la cadence de production des nouveaux modèles pour répondre aux besoins opérationnels ?
M. Romain Tonussi (RN). La guerre en Ukraine a montré l’importance d’une mobilisation rapide de l’industrie de défense pour répondre aux besoins opérationnels en matériels et équipements.
Pourtant, en France, les PME, qui pourraient jouer un rôle clé dans cette mobilisation, se heurtent à la complexité des cahiers des charges de la DGA et aux longs délais nécessaires pour obtenir l’homologation de leurs produits. Ces obstacles freinent leur capacité à accéder efficacement aux marchés publics et à répondre aux impératifs d’innovation.
Ainsi, quelles réformes concrètes prévoyez-vous pour réduire les délais d’homologation et simplifier les processus administratifs afin d’assurer une pleine mobilisation du tissu industriel de défense, notamment des PME, dans un contexte de crise majeure ?
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. J’ai déjà répondu à une partie de vos questions, monsieur le député, en évoquant les démarches sur la simplification des cahiers des charges, les partenariats d’innovation, la simplification des exigences de besoin et la comitologie.
L’instruction ministérielle n° 1618 est en vigueur pour la conduite des opérations d’armement. Sachez que nous la ferons évoluer, au moins dans son guide d’application. Il s’agit d’analyser les impacts de cette évolution sur les opérations d’armement. Toutefois, il est très clair que nous n’allons pas traiter une PME comme nous traitons Naval Group lorsqu’ils construisent un sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE). Si cette critique pouvait auparavant être formulée, nous sommes vraiment sur le chemin de la résolution.
Par exemple, concernant les cahiers des charges, la documentation abondante demandée par les équipes de la DGA aux différentes petites entreprises est souvent évoquée. Or de nombreux exemples montrent que ce sont les maîtres d’œuvre industriels qui, pour se prémunir de tout recours vis-à-vis de la DGA, demandent à leurs sous-traitants des choses que nous ne demandons pas. Je ne jette pas l’opprobre sur les industriels de la défense, dont nous avons vraiment besoin. Néanmoins, il faut être conscients que les exigences documentaires que nous publions sont parfois assez significativement augmentées par des mécanismes de protection juridique ou de protection qualité des maîtres d’œuvre industriels, voire de leurs sous-traitants de premier ou deuxième rang. Nous n’avons pas forcément ni la connaissance ni la maîtrise de ce sujet.
Ce travail commun de simplification, qui a d’ailleurs donné lieu à un séminaire d’une journée conjointe avec le ministère des armées et des anciens combattants ainsi que les industriels au printemps dernier, se poursuivra. Nous réalisons quelques expérimentations assez ciblées pour déterminer comment nous pouvons nous prémunir de ce type de problème.
Par ailleurs, le char lourd est évidemment une préoccupation. J’ai déjà dit dans cette enceinte que nous ne faisons pas n’importe quoi et je continue de le dire. Nous avons évidemment étudié le fait de pouvoir prolonger le char Leclerc jusqu’en 2040. Nous nous donnons les moyens et le temps du choix. Je rappelle aussi que le système principal de combat terrestre (MGCS) n’est pas le successeur du Leclerc et que nous ne préfigurons en rien la nature du char lourd qui sera, le cas échéant, à l’intérieur du MGCS. En effet, il s’agit de moyens de combat terrestres avec des ailiers « scorpionisés », dronisés et dans un cloud de combat. Il est possible de se dire que les Allemands pourraient disposer d’un char lourd différent du char lourd français dans le même projet MGCS, ce qui ne me choquerait pas. Cela serait financé sur fonds propres. Mais, dans le cadre du projet, nous essayons d’avoir cette architecture de système de systèmes qui nous permet de préparer le système de combat futur.
En outre, nous avons évidemment des plans B. Nous soutenons nos champions français, et notamment ceux qui innovent sans arrêt. Je pense par exemple au canon Ascalon, innovation majeure qui montre que nos industriels sont capables de considérer des systèmes qui sont nativement en mesure d’effectuer du maintien en condition opérationnelle (MCO) effectif, car, sur l’Ascalon, l’idée est de pouvoir changer le canon d’une tourelle en moins d’une heure, ce qui est tout à fait nouveau et peut s’adapter sur une tourelle d’un partenaire. Nous disposons donc d’un nombre de possibilités qui nous permet de pallier le fait que nous avons fermé des chaînes et des usines de production et le fait que nous nous sommes rendus dépendants de certaines choses. Ce n’est pas en deux ans que tous les problèmes peuvent être résolus, mais cette progression militaire et sa déclinaison au combat blindé sont justement faites pour nous éviter tout trou ou rupture capacitaire dans les années concernées.
Par ailleurs, il est bénéfique que l’incident lié au Griffon soit apparu lors d’un exercice. Les exercices visent en effet aussi ce type de découverte. Un objet est d’autant plus vulnérable qu’il est sophistiqué, capable du combat collaboratif et connecté. Ce point constitue effectivement une préoccupation. Cela signifie que nos systèmes d’armes doivent être « cyber resilient by design ». Cette exigence nécessite de concevoir des architectures cyber résilientes, ce qui est le rôle d’architecte du système de défense de la DGA dans le numérique et dans le cyber. Toutefois, il faut aussi que les usines soient cyber résilientes et qu’il n’y ait pas des failles qui puissent apparaître dans la production de nos matériels ou dans la fabrication des chaînes. Ce point constitue une préoccupation.
J’ai inauguré il y a trois semaines, aux côtés de MBDA, la nouvelle usine de Matra Electronique, située à Venette. L’une des premières questions que l’on se pose, au regard du degré d’automatisation de cette usine, est de savoir si elle est cyber résiliente. Or la réponse est positive et ce point a été conçu en premier. Il s’agit d’une démarche vraiment partenariale avec les différents industriels d’armement.
Nous avons introduit un référentiel de maturité cyber. Si nous pouvons compter sur les facultés de cyber résilience des grands industriels de la défense, les sociétés moins expérimentées, plus petites et plus rapides sont moins familiarisées à ces sujets. Un conseil pour la cybersécurité de l’industrie de l’armement a été mis en place au mois de juin.
De plus, nous avons un certain nombre de dispositifs, tels que DIAG-CYBER, financé à 50 % par Bpifance et dont la DGA assure le suivi. Notre objectif est d’accompagner environ 600 entreprises sur trois ans pour un montant de 2,6 millions d’euros, via ce programme diagnostic ou un autre programme analogue. Évidemment, nous travaillons avec l’ensemble des partenaires concernés — agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), COMCYBER ou encore experts techniques de DGA Maîtrise de l’information — afin de minimiser les risques dans ce domaine. Néanmoins, toute innovation crée ses propres risques. Il nous revient d’y répondre de la manière la plus rapide, efficace et agile possible.
Mme Natalia Pouzyreff (EPR). La stratégie pour l’industrie de défense européenne s’appuie sur plusieurs instruments, dont le programme d’investissement EDIP, qui vise à réapprovisionner et acquérir de nouveaux équipements de défense. Les négociations entre les États membres sont en cours et semblent particulièrement âpres sur les critères d’éligibilité. En règle générale, ne peuvent pas être financés des produits de défense qui font l’objet de restrictions. Or on pense naturellement aux restrictions de type ITAR.
Concernant la part des composants étrangers autorisés dans le produit final, le niveau maximum est fixé à 35 % de la valeur totale du produit. Le principe d’instaurer une autorité de conception a été avancé par la partie française. Cela peut‑il permettre de sécuriser, voire de dupliquer, certains composants critiques ? Que pouvez-vous nous dire des positions françaises quant aux négociations en cours ?
M. Thibault Monnier (RN). « On peut rester vingt-quatre, s’il le faut même trente-six heures sans manger ; mais l’on ne peut rester trois minutes sans poudre », disait Bonaparte. Sans poudre, il n’y a pas de guerre possible. Si la réouverture, par Eurenco, de l’usine de poudre à Bergerac rassure pour l’équipement en obus, la France reste critique en munitions par l’abandon de son industrie de petit calibre avec GIAT Industries, au Mans, et le rachat de Manurhin par la société émiratie EDIC. Depuis, elle s’en remet à l’international pour s’équiper.
L’une des missions de la DGA est l’acquisition de munitions complexes et classiques et le ministre vous a confié en décembre dernier une étude sur la viabilité économique de la relance d’une filière nationale de munitions de petits calibres. En effet, une filière nationale de 9 millimètres, couplé à du 5,56 millimètres, permettrait de répondre aux besoins des forces de sécurité intérieure et de l’armée. Ainsi, êtes-vous favorable au retour de cette filière pour retrouver une autonomie souveraine dans ce domaine ? Le ministre annonce un rapprochement avec la Belgique. Est-ce la voie d’un projet à vocation européenne ?
Mme Marie Récalde (SOC). Je ne vous cache pas mes grosses interrogations, voire mes inquiétudes, concernant EDIP. Que pensez-vous de l’idée de créer une DGA européenne ? Existe-t-il un risque de démantèlement de la souveraineté de la France ? Lorsque, par exemple, nous nous associons aux Allemands et aux Espagnols pour le système de combat aérien du futur (SCAF), pourquoi les Allemands achètent-ils aux États-Unis ?
Mme Alexandra Martin (DR). Un enjeu majeur de notre siècle est celui de la transition énergétique et nos entreprises de défense ont pour ambition de répondre à celui-ci en facilitant l’accès aux énergies non fossiles, en préservant des ressources naturelles et en permettant une production industrielle durable.
Parallèlement, les militaires se voient simultanément confrontés à des besoins énergétiques croissants de leurs équipements en raison de nouvelles capacités technologiques, d’une multiplication de matériel électronique ou d’informations et de communications énergivores nécessitant des puissances électriques supplémentaires.
Si les grandes puissances mondiales affichent une ferme volonté politique de réduire leur consommation énergétique, les perspectives militaires tablent sur des besoins énergétiques croissants. Comment les entreprises de défense pourront-elles concilier la transition écologique avec le maintien des performances de production des matériels de guerre ?
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. Concernant le programme EDIP, je me suis récemment rendu à Bruxelles pour réaffirmer la position française, assez isolée au départ et qui fait aujourd’hui davantage consensus. Notre vigilance particulière vis-à-vis des mécanismes d’EDIP concerne évidemment les mesures relatives à la sécurité d’approvisionnement. Vous m’avez questionné sur la création de ce nouveau cadre et avez mentionné une DGA européenne. Je vous rappelle que la DGA n’effectue pas que de l’acquisition, mais aussi des essais et de la conduite de projets. Nous sommes effectivement extrêmement vigilants quant au risque de duplicatas ou d’éléments qui empiéteraient sur les prérogatives des États membres. Je note l’existence d’une nouvelle gouvernance, intitulée Defense Industrial Readiness Board. Le but est d’aboutir et de converger vers une position qui soit acceptée avant le passage à la nouvelle présidence, surtout compte tenu de ce que nous pouvons observer de l’actualité outre-Atlantique.
Nous travaillons donc évidemment sur ces critères d’éligibilité. L’autorité de conception, le développement, la production en Europe – avec, évidemment, le recours à des composants étrangers qu’en cas d’absence de substituts européens – ou encore la protection des développements – que nous effectuons aussi au Fonds européen de défense – font partie des lignes sur lesquelles nous nous battons dans le cadre de cette nouvelle réglementation et de cette nouvelle politique. Il en va de même pour la gouvernance.
De plus, j’ai une vigilance toute particulière sur le fait que les États membres doivent conserver le capacitaire à leur main. Il faut donc trouver cette bonne formulation juridique pour nous permettre d’inscrire ce principe dans le texte et être vigilants à ce que seuls des objets programmés au niveau national, mais relevant d’un véritable intérêt commun, puissent être proposés.
Un autre sujet est le contrôle des exportations. Je rappelle que le contrôle export doit rester la prérogative des Nations. Ce point représente pour nous une véritable ligne rouge, et, évidemment, un sujet majeur de vigilance sur le communautarisme d’un contrôle d’exportation qui pourrait être envisagé.
La position que nous défendons est donc un refus des duplications, notamment de l’OCCAr, l’idée que le capacitaire doit être aux mains des Nations et une prudence quant à la gouvernance, à l’éligibilité et aux exportations.
Par ailleurs, je rappelle que, sauf erreur de ma part, seules les munitions de 9, 5,56 et 7,62 millimètres sont considérées comme des munitions de petit calibre. La position sur ce sujet a effectivement été réactualisée. Si nous ne pensions pas, il y a quelques années, avoir besoin d’une filière nationale de munitions de petit calibre, nous nous sommes réinterrogés au regard de l’évolution du monde. Nous nous rendons compte que le besoin des armées est effectivement d’être approvisionnées en priorité en munitions de 5,56 millimètres.
Une étude réalisée en quelques mois par la DGA confirme que nous pouvons exiger la localisation d’une usine en France au titre des intérêts essentiels de sécurité. Des discussions sont aujourd’hui en cours. Je ne vais pas vous en donner des résultats qui ne seraient pas encore connus, mais je confirme que la Belgique a déjà indiqué fortement sa volonté de candidater dans ce cadre.
Enfin, concernant la transition écologique, qui est un sujet extrêmement important, je voudrais tout d’abord dire que les armées et la DGA ne sont pas distinctes du reste de la Nation. Alors que le monde entier se détourne des énergies fossiles, nous ne pouvons pas nous dire que nous allons rester au diesel et au fioul aéronautique. Je rappelle que nous avons déjà commencé un certain nombre d’expérimentations, avec notamment des fiouls biosynthétiques, utilisés pour faire voler nos hélicoptères de combat. Ce point nous est apparu comme une priorité opérationnelle, car, le jour où nous aurons une dépendance trop forte à ces énergies et qu’elles ne seront plus disponibles, cela induira évidemment une contrainte opérationnelle majeure. De plus, d’un point de vue opérationnel, nous avons tout intérêt que tous nos équipements soient efficaces et sobres énergétiquement.
Ainsi, nous avons lancé un certain nombre d’études, notamment concernant l’électrification de systèmes, tels que le Griffon, et la non-dépendance aux énergies fossiles ou à de nouvelles sources d’énergie. Beaucoup de projets portent sur l’hydrogène et sur la transition énergétique. Un des scénarios de la Red Team, que je vous invite à lire, portait d’ailleurs sur une guerre de l’énergie, lors de laquelle des Nations en guerre ont l’interdiction d’utiliser au-delà d’un certain seuil d’énergie, ce qui induit des conséquences tout à fait directes comme le fait de conceptualiser comme doctrine d’emploi le vol d’énergie à des puissances compétitrices.
Au moment où nous observons des développements importants, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle embarquée, nous nous devons de travailler sur la sobriété énergétique des équipements embarqués, ce que nous faisons. Nous avons aujourd’hui des équipements de plus en plus puissants et miniaturisés, mais de plus en plus consommateurs. Nous nous demandons ainsi comment arriver à concilier sobriété énergétique et puissance naturelle pour atteindre les effets militaires dont nous avons besoin, tout en restant d’ailleurs dans des contraintes juridiques complexes. Nous devons également voir comment concilier les différentes normes, telles que la norme civile concernant l’embarquement de batteries au lithium, avec les exigences des besoins militaires. En tout cas, ce thème nous intéresse au premier chef.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
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7. Audition commune, ouverte à la presse, de M. Benjamin Gallezot, délégué interministériel aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques, de M. Thierry Francou, président directeur général d’Eurenco et de M. Bruno Durand, président d’Aubert et Duval, sur les problématiques d’approvisionnement et de relocalisation dans le cadre d’une économie de guerre (mercredi 18 décembre 2024)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, avant de commencer notre audition, je tiens à faire part de la solidarité de notre commission vis-à-vis de l’ensemble des habitants de Mayotte, victimes du plus fort cyclone qu’a connu cet archipel depuis quatre-vingt-dix ans, et qui font face à une situation humanitaire et sanitaire dramatique.
Je voudrais, en votre nom également, exprimer notre soutien et notre admiration pour l’action des militaires français qui, en ce moment même, interviennent pour aider les populations mahoraises et qui contribuent notamment à l’acheminement de plusieurs tonnes de matériel. Une fois encore, l’armée française a répondu présente pour aider et soulager les maux causés par une situation exceptionnelle.
J’ai demandé dès lundi au ministre des armées, Sébastien Lecornu, des informations détaillées sur les moyens déployés par nos armées en faveur de Mayotte, sollicitant un point de situation devant notre commission par un personnel traitant, afin que vous puissiez exercer au mieux votre mission d’évaluation et de contrôle. Le ministre m’a répondu qu’en raison de la mobilisation intensive des personnels en cellule de crise et sur place, il était impossible dans l’immédiat de répondre favorablement à cette demande. J’ai donc demandé qu’une note détaillée précisant la diversité des moyens engagés nous soit rapidement adressée. Nous l’avons reçue ce matin et nous allons vous l’envoyer.
Nous poursuivons maintenant notre cycle d’auditions dédié à l’économie de guerre en abordant ce matin les problématiques relatives à l’approvisionnement et à la relocalisation.
Nous avons le plaisir d’accueillir M. Benjamin Gallezot, délégué interministériel aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques depuis janvier 2023. Monsieur, vous êtes normalien, ingénieur général de l’armement, et vous avez occupé de nombreuses fonctions en cabinet ministériel, notamment comme directeur adjoint du cabinet de Mme Florence Parly lorsqu’elle fut ministre des armées. Vous avez également été directeur adjoint du cabinet du Premier ministre de 2021 à mai 2022.
Je salue également M. Thierry Francou, président directeur général d’Eurenco, diplômé de l’Ensta Bretagne et ingénieur de l’armement. Monsieur, vous avez assumé d’importantes responsabilités à la direction générale de l’armement (DGA), chez Safran, puis chez ArianeGroup, avant de prendre, en 2019 la tête du groupe Eurenco.
Enfin, Monsieur Bruno Durand, vous avez passé une grande partie de votre carrière chez Safran. Vous avez ensuite pris la direction d’Aubert et Duval, à la suite du rachat de cette importante entreprise stratégique par un consortium composé d’Airbus, de Safran et Tikehau Capital, l’État possédant également une action spécifique assortie de droits particuliers.
Les retours d’expérience de la crise sanitaire puis de la guerre en Ukraine ont démontré à quel point les transformations économiques et technologiques de ces dernières décennies nous ont rendus dépendants de ressources rares, d’entreprises manufacturières, mais également d’industries étrangères. Ceci a été d’ailleurs favorisé par des choix de délocalisations, au point d’affecter parfois notre autonomie stratégique et notre souveraineté.
Cette prise de conscience se traduit dans la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, qui prévoit plusieurs outils pour mieux sécuriser les approvisionnements des forces armées et de nos capacités de production, à travers notamment la constitution de stocks stratégiques ou la priorisation des commandes. Par ailleurs, l’État et la plupart des filières professionnelles se sont mobilisés pour créer une filière de recyclage du titane ou pour identifier les conditions de la sécurisation de notre approvisionnement en matière de matières minérales.
La délégation interministérielle aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques a été créée le 10 décembre 2022. Monsieur Gallezot, vous nous direz certainement comment vous vous employez pour faire en sorte que la France maîtrise mieux ses approvisionnements. Nous savons que l’identification des entreprises critiques, des vulnérabilités et des potentiels goulets d’étranglement constituent des problématiques qui nous empêchent parfois de renouer avec cette logique d’économie de guerre.
M. Benjamin Gallezot, délégué interministériel aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques. La délégation interministérielle a été créée par un décret publié le 10 décembre 2022 et tire son origine d’un rapport confié à M. Philippe Varin, ancien patron de PSA et ancien dirigeant d’industrie, notamment dans l’aluminium. Ce rapport a ainsi émis un certain nombre de recommandations sur la politique à conduire en matière d’approvisionnement de minerais et métaux stratégiques. Ce rapport était particulièrement centré sur la problématique de l’industrie des batteries et des terres rares, en particulier dans l’automobile, mais ses conclusions valent pour la plupart des secteurs industriels, en particulier le secteur de la défense.
Philippe Varin a ainsi recommandé la création d’un poste de délégué interministériel pour coordonner l’action des différents ministères concernés. Il s’agit d’une structure légère puisque, puisque nous sommes deux. Cette délégation fonctionne sur le principe de subsidiarité, elle vise à impulser l’action du gouvernement et à appuyer les ministères dans leur travail. S’agissant du ministère des armées, nous travaillons avec l’acteur principal dans ce domaine, la direction générale de l’armement (DGA), qui a la connaissance des besoins de l’industrie. Dans ce domaine, la situation est particulière, puisque l’État est acheteur, ce qui n’est pas le cas de la plupart des secteurs industriels.
Cette délégation a notamment pour rôle de coordonner les différents services du gouvernement, d’interagir avec les industriels et de travailler avec nos partenaires internationaux. Nous avons d’abord mis en place des outils pour bien connaître les filières des minerais et métaux stratégiques. De fait, la connaissance fine des chaînes de valeur de nos dépendances est extrêmement complexe. Nous parlons ici d’une cinquantaine de métaux stratégiques, chacun ayant des utilisations multiples et connaissant, entre la phase d’extraction et la phase de fabrication des pièces, cinq à sept étapes industrielles successives, qui servent quasiment toutes les industries.
À ce titre, nous avons mis en place l’Observatoire français des ressources minérales pour les filières industrielles (Ofremi), qui rassemble nos meilleurs centres de recherche dans le domaine des minerais et des métaux, dont en particulier le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), mais aussi le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), ainsi que d’autres entités publiques et l’industrie privée.
L’ensemble des secteurs industriels est représenté au sein de cet Observatoire, en particulier l’industrie de défense à travers ses trois syndicats professionnels, le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) ; le Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat) et le Groupement des industries de construction et activités navales (Gican). Cet organisme nous aide ainsi à améliorer notre connaissance des filières, à examiner la criticité de chacun des métaux et à appuyer les industriels dans leur démarche de sécurisation de leurs approvisionnements. Il est assez original dans la mesure où il est véritablement fondé sur un partenariat entre les pouvoirs publics et l’industrie. Il a produit un certain nombre d’études, en particulier sur la question du titane.
Ensuite, nous avons travaillé sur la problématique des stocks. Très rapidement, dans le cadre de la LPM, a émergé l’idée d’une série de mesures permettant de mieux maîtriser un certain nombre d’approvisionnements, à la fois en temps normal et en temps de crise ou de guerre. L’article 49 de la LPM permet ainsi à l’État de déterminer les niveaux de stocks qui doivent être constitués au sein des entreprises qui répondent aux besoins d’approvisionnement du ministère des armées. Il s’agit là d’une logique assez similaire à celle qui est appliquée par les États-Unis depuis un certain temps. En revanche, alors qu’aux États-Unis, le stock est détenu par le ministère des armées, la logique que nous avons souhaité appliquer concerne des stocks détenus sous la responsabilité des industriels. Cette modalité semble plus efficace, en particulier parce qu’elle permet de s’assurer que les besoins correspondent vraiment à ceux des industriels, sous la supervision globale de la DGA.
Par ailleurs, nous avons mis en place des outils de soutien pour les projets de capacité industrielle, organisés autour de quatre dispositifs. Le premier s’inscrit dans le cadre de France 2030, avec 400 millions d’euros, aujourd’hui quasiment intégralement engagés, pour soutenir des projets d’extraction, de transformation, de raffinage ou de recyclage des métaux. Le deuxième concerne un crédit d’impôt qui, conformément aux règles européennes, est ciblé sur un certain nombre de secteurs, en particulier ceux qui sont liés aux batteries, mais qui contribuent tous à la résilience de nos chaînes d’approvisionnement.
Le troisième outil porte sur un fonds d’investissement dans lequel l’État fournit 500 millions d’euros et qui a pour vocation de réunir des financements privés jusqu’à 2 milliards d’euros. Ce fonds peut prendre des participations minoritaires dans des projets industriels opérant sur l’ensemble de la chaîne depuis l’extraction et la transformation jusqu’au recyclage, en France, en Europe, ou à l’international. Les équipes de ce fonds, géré par la société privée InfraVia, ont été mises en place et les premiers investissements devraient être réalisés dans le courant du premier trimestre de l’année prochaine. Le dernier outil financier a trait à la garantie des projets stratégiques : l’État fournit sa garantie pour des emprunts bancaires liés à des projets industriels en France ou à l’étranger, au cas par cas, après validation de la direction générale du Trésor.
Le troisième élément de la stratégie est relatif à la coopération internationale. Les chaînes de valeur dont nous parlons sont fortement internationalisées et il est absolument vital de travailler avec nos partenaires pour essayer de développer des ressources nouvelles. À ce jour, nous avons conclu une dizaine de partenariats internationaux et nous travaillons dans des cadres multilatéraux, en particulier au sein de l’Union européenne, qui a adopté un règlement sur les matériaux critiques (Critical raw material act), mais aussi dans des cadres multilatéraux, qu’il s’agisse de l’OCDE, de l’Agence internationale de l’énergie ou d’autres organismes.
Enfin, le dernier élément a trait à la recherche et développement, pour trouver d’autres solutions de substitution, améliorer la compétitivité et les capacités de notre industrie, mais aussi le recyclage. Nous menons un effort très important en matière d’innovation, en particulier dans le cadre de France 2030, à travers des programmes d’identification des ressources du territoire national, mais aussi plus en aval, en lien avec le recyclage, le raffinage et la transformation des métaux.
M. Thierry Francou, président d’Eurenco. Eurenco a été créé il y a vingt ans dans un objectif de rationalisation de l’outil industriel, à une période où il n’existait plus de commandes de munitions et où la situation européenne était marquée par une surcapacité en termes de poudres et explosifs.
Nous fabriquons ainsi des poudres et explosifs, pour un chiffre d’affaires de 500 millions d’euros en 2024 (en hausse de 30 % par rapport à 2023), soit deux fois et demie plus qu’en 2019. Nos sites se répartissent en France à Sorgues près d’Avignon et à Bergerac, mais également en Suède, en Belgique et à Houston, pour nos activités civiles. En 2024, environ 1 400 personnes sont employées par Eurenco, soit 500 de plus qu’en 2019. Notre chiffre d’affaires se décompose de la manière suivante : 80 % sur la défense et 20 % sur le civil, en sachant que nous le réalisons pour 80 % à l’export, les 20 % restants se répartissant entre la France, la Belgique et la Suède.
Eurenco est le chimiste de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Nous transformons ainsi des produits nitrés en des produits énergétiques pour la défense, dont des poudres. Ces poudres concernent des applications différentes : des poudres de petit calibre et des poudres de gros calibre, des tailles et formulations différentes impliquant également des outils de production spécifiques. Grâce à ces poudres, nous générons du gaz pour propulser des obus, des munitions. Nous produisons également des explosifs, qui permettent de générer du souffle pour les obus, les têtes de missiles ou de torpilles, dans le but de servir l’ensemble de la BITD.
Nous réalisons également des produits combustibles, des charges modulaires d’artillerie, une forme de pâte à papier très chargée destinée à brûler pour apporter le maximum d’énergie à l’obus qui sera propulsé. Nous chargeons en explosifs des obus, des têtes militaires, des bombes aéronautiques, notamment sur notre site de Sorgues. Nous disposons ainsi d’une capacité de plus de 20 000 chargements d’obus de 155 millimètres à Sorgues, en complément des activités de KNDS basées à La Chapelle-Saint-Ursin, mais en employant une technologie différente. Aujourd’hui, nous chargeons des obus pour Rheinmetall et pour l’État allemand.
Ces charges explosives présentent une qualité d’insensibilité : nous pouvons placer dans ces munitions des explosifs insensibles qui pourront être embarqués avec un haut niveau de sécurité sur des porteurs nucléaires, comme les sous-marins ou les porte-avions.
Nous menons également une activité civile dans le domaine des additifs pour carburant, qui représentent 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, notamment grâce à un monopole sur les États-Unis et le Canada, que nous traitons à partir de notre port logistique à Houston. Cette dualité civile et militaire est utile pour nous assurer une activité contracyclique et nous permettre d’entretenir nos compétences. Dans le détail, nous utilisons le résidu de fabrication des explosifs pour réaliser ces additifs, en faisant d’un déchet une valeur. Nous produisons également des carburants pour la propulsion des satellites depuis notre site suédois.
Nos segments de marché sont diversifiés, qu’il s’agisse de la nitrocellulose, des poudres et charges propulsives pour des munitions de moyen et gros calibres, des têtes militaires explosives pour bombes, obus, torpilles ou missiles, des poudres pour le petit calibre et la chasse, des explosifs pour des applications pétrolières pour pouvoir forer à forte profondeur et enfin des additifs pour carburant. Aujourd’hui, notre premier client réalise seulement 12 % de notre chiffre d’affaires, en cohérence avec notre stratégie de diversification, laquelle a pour objet d’assurer une résilience des chaînes d’approvisionnement et de limiter nos dépendances.
Nos forces résident dans notre indépendance vis-à-vis de la chaîne munitionnaire, mais également dans notre actionnariat. Eurenco est détenu à 100 % par l’État à travers sa holding de tête, la Société nationale des poudres et explosifs, qui est détenue par l’Agence des participations de l’État. Cette détention rassure aussi un certain nombre de nos clients finaux, c’est-à-dire des pays.
M. Bruno Durand, président d’Aubert et Duval. Aubert et Duval est une entreprise née en 1907, spécialisée dans la sidérurgie. Nous exerçons ainsi trois métiers. Le premier métier est celui d’élaborateur : il consiste à concevoir et fabriquer des alliages d’aciers spéciaux, de titane ou de superalliages en base nickel offrant des propriétés particulières en termes de corrosion et de tenue à température. Une fois que ces gros lingots de sept à vingt-quatre tonnes sont produits, la deuxième étape est celle de la forge, qui consiste à frapper ces matières pour casser la structure moléculaire et renforcer la résistance mécanique. La mise en forme de grandes pièces intervient ensuite dans des très grosses presses. À titre d’exemple, nous disposons d’une presse de 65 000 tonnes, dont il y a peu d’exemplaires comparables au monde : deux en Russie, deux en Chine et une aux États-Unis. Après cette mise en forme, les pièces sont livrées, soit au client final, soit à un usineur.
Notre chiffre d’affaires est réalisé à 65 % dans l’aéronautique, 15 % dans la défense, mais aussi dans l’énergie ou le médical. Tous nos produits sont des produits critiques destinés à des secteurs critiques et répondent à un besoin de résistance. Les matériaux militaires présentent des contraintes spécifiques en termes de température et de fatigue : nous livrons en particulier une partie des alliages pour le moteur du Rafale, la partie forgée du canon Caesar, des éléments sur les missiles et sur les chaudières nucléaires des porte-avions et sous-marins.
Aubert et Duval emploie aujourd’hui 4 000 personnes, pour un chiffre d’affaires de près de 820 millions d’euros. Notre positionnement géographique est un héritage de l’histoire, où il fallait être proche d’une source d’énergie (dans notre cas, un barrage hydraulique) et « loin des Allemands ». Nous sommes ainsi essentiellement implantés en Auvergne et dans l’Ariège. En 2023, la société, qui souffrait de difficultés, a été rachetée par Airbus, Safran et Tikehau, l’État français possédant une action spécifique. En effet, ces difficultés mettaient en péril les chaînes d’assemblage des principaux clients de l’entreprise, qui se sont réunis pour lui permettre de se stabiliser. L’objectif consistait ainsi à permettre la poursuite de la fourniture aux lignes d’assemblage civiles et militaires, mais également à développer les matériaux du futur et à assurer une indépendance vis-à-vis des matériaux américains.
Depuis le rachat de l’entreprise, le chiffre d’affaires a augmenté de 20 % chaque année et 650 personnes ont été embauchées. Dans la métallurgie, la R&T se déploie sur différents secteurs. Le premier concerne le développement des alliages du futur, en particulier pour les avions du futur. En effet, des températures plus élevées permettent de moins consommer et d’augmenter la poussée. Nous menons ainsi des travaux avec le DGA pour Safran et pour le système de combat aérien du futur (SCAF). La R&T porte également sur les alliages destinés aux canons et aux petits calibres.
D’autres travaux de recherche portent sur les contrôles, dans la mesure où les autorités de régulation dans le domaine du nucléaire et celui de l’aéronautique sont de plus en plus sévères. Dans ce segment, nous nous inspirons de ce qui est réalisé dans le domaine médical et menons des travaux en lien avec le CEA et Framatome. Enfin, le troisième axe de recherche concerne la simulation, grâce à notre maîtrise des trois métiers de l’alliage, de la forge et de la mise en forme. Nous faisons ici appel à l’intelligence artificielle (IA) pour mener à bien ces simulations. Ces travaux nous ont notamment permis de multiplier par trois nos cadences de production pour le canon Caesar. Nous évoluons dans une industrie de temps long, qui nécessitent de forts investissements et donc de disposer d’une vision de long terme pour effectuer les bons choix.
Les moteurs militaires évoluent dans de très hautes températures, au-delà de la température de fusion des alliages traditionnels. Ainsi, si ces moteurs ne comportent pas des pièces résistantes à ces hautes températures, ils fondent. Pour y parvenir, nous fabriquons des alliages à base de poudre, très particuliers. Or cette poudre est fabriquée par une poignée d’acteurs chinois, russes, américains et français. Pour conséquent, posséder ces technologies constitue un élément clé de notre souveraineté.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour ces propos liminaires très riches et très complémentaires. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
Mme Florence Goulet (RN). À l’heure du retour de la menace d’un conflit de haute intensité en Europe, couplé au passage en force vers une énergie décarbonée, gourmande en métaux rares, la France se retrouve en difficulté pour ses approvisionnements stratégiques, alors qu’elle avait, il y a quelques années encore, de nombreux atouts en main. D’une part, sa diplomatie est boutée hors d’Afrique, à un moment de tensions sans précédent sur les ressources minières. D’autre part, depuis les années 1980, elle ne dispose plus d’un État stratège soucieux de préserver ses intérêts nationaux.
Nous avons assisté au démantèlement de nos champions industriels et de nos arsenaux et à la liquidation de nos stocks stratégiques. Alors que la menace renaît en Europe, que la fable de la fin de l’Histoire s’effondre et que le président de la République exhorte les industriels de l’armement à produire plus et plus vite, que faire ? Augmenter la cadence de production des munitions ? Encore faut-il disposer des matériaux nécessaires, comme le tungstène pour les obus perforants, le tantale-155 pour le canon Caesar et les terres rares pour les systèmes de guidage. Le rapport Varin préconisait, dès 2022, un accompagnement financier important des États. Il recommandait au moins 30 % d’autonomie sur les approvisionnements stratégiques, le premier impératif étant de rouvrir des mines en France et en Europe, avec la création d’un fonds d’investissement dédié. Pourtant, la dépendance s’est aggravée et il est toujours très compliqué d’ouvrir des mines, comme en témoigne l’exemple de la mine de tungstène de Salau en Ariège.
Pour le recyclage, une chaîne industrielle ne pourra être mise en œuvre sans un soutien financier volontariste. En effet, recycler coûte à ce jour toujours plus cher que d’extraire. L’opportunité de reconstituer des stocks stratégiques n’est toujours pas arrêtée. La France ne dispose même pas de liste nationale de matériaux critiques et s’appuie sur des listes européennes. C’est pourquoi, messieurs, je vous demande ce qu’il faudrait mettre en œuvre en matière d’approvisionnements critiques, afin que vous puissiez répondre aux besoins de la défense de la France et de ses alliés.
M. Benjamin Gallezot. De la mine aux besoins en métaux de l’industrie de défense, il faut passer par plusieurs étapes incontournables. Le premier élément porte sur les gisements, c’est-à-dire des roches qui renferment plusieurs minéraux. À partir du minerai, le minéral est transformé pour en extraire le métal. Dans l’exemple du titane, le produit ici récupéré est un oxyde de titane. Pour obtenir du titane métallique, l’éponge de titane, il faut ensuite enlever l’oxygène. Une grande partie des utilisations de l’éponge de titane concerne l’industrie en général, mais une petite partie est destinée au titane de classe aéronautique, employé pour les activités militaires.
Dans l’aéronautique, nous avons estimé le besoin en titane entre 20 000 et 30 000 tonnes, dont quelques milliers sont dévolues aux activités de défense. En règle générale, les applications de défense représentent 5 à 10 % (20 à 30 % dans des cas particuliers) de l’utilisation des métaux stratégiques. Il n’existe donc pas, il ne peut exister, dans ce domaine, des chaînes complètement dédiées à la défense, au moins pour la partie qui permet d’extraire du métal. Il est donc illusoire de songer ici à une production autarcique.
C’est la raison pour laquelle nous avons créé l’Ofremi, afin de pouvoir prendre, dans chacun des cas, les bonnes solutions industrielles, à un coût raisonnable. Dans le cas du titane, l’essentiel des besoins est d’ordre civil et nous travaillons sur le recyclage des déchets de fabrication de titane, mais aussi sur des approvisionnements diversifiés des éponges de titane, qui servent à l’ensemble de l’industrie, en particulier l’industrie aéronautique civile. Ce faisant, nous sécurisons l’approvisionnement militaire, à travers la constitution de stocks, pour pouvoir répondre aux situations de crise.
En conclusion, au-delà du volet financier, l’enjeu consiste à bien décortiquer les besoins en compagnie des industriels et à prendre les mesures adaptées aux spécificités de la défense, afin de constituer les stocks à des niveaux suffisants, pour réagir utilement en temps de crise.
M. Thierry Francou. Je souhaite ajouter un élément concernant la chimie, mais qui est parfaitement en ligne avec les propos de M. Gallezot. Selon moi, les deux axes de sécurisation reposent sur le maintien d’une industrie européenne de la chimie et l’accélération des solutions de substitution.
Pour disposer de l’acide nitrique indispensable à la fabrication de poudre, il nous faut des plateformes chimiques, qui sont généralement opérées par des producteurs d’engrais. Or comme la presse s’en fait l’écho, les chimistes européens renoncent à des investissements en Europe pour délocaliser leurs usines de fabrication d’engrais. Par conséquent, sans une industrie européenne de la chimie, nous serons confrontés à de graves problèmes d’approvisionnement.
Nous nous efforçons également d’accélérer des substitutions. À ce sujet, il a beaucoup été question de produire de la nitrocellulose à partir du coton, mais celui‑ci n’est pas produit en France ni en Europe. En revanche, la cellulose de bois est plus disponible. Cet exemple témoigne ainsi de la nécessité de changer les pratiques et les besoins.
M. Bruno Durand. Le titane est assez peu présent dans l’industrie de défense. Mais comme M. Gallezot l’a indiqué, nous avons sécurisé quelques matériaux. Je pense notamment à l’un d’entre eux, nécessaire dans les alliages, qui est un sous-produit de la fabrication de combustible nucléaire, que nous avons sécurisé auprès de Framatome.
Ensuite, dans la métallurgie, le recyclage est connu depuis le Moyen-Âge. Environ 80 % de notre fabrication provient du recyclage. Pour le titane, nous recyclons 75 %, ce qui est économiquement et écologiquement rentable, car cela permet de diviser les émissions de CO2 par trois.
Mme Emmanuelle Hoffman (EPR). Permettez-moi de commencer par vous remercier, au nom du groupe Ensemble pour la République, pour votre présence et vos présentations respectives. Je tiens aussi à saluer les efforts déjà entrepris par le gouvernement, et en particulier par notre ministre des armées, pour soutenir notre industrie de défense. La loi de programmation militaire 2024-2030, avec son budget historique de 413 milliards d’euros, témoigne de l’engagement fort de l’État.
De plus, le plan de relance aéronautique de 15 milliards d’euros, lancé en 2020 et le fonds d’investissement défense de 2 milliards d’euros, annoncé en 2023 représentent des initiatives importantes pour renforcer notre souveraineté industrielle. Comme vous l’avez rappelé, nos industriels de défense font face à des défis majeurs concernant leur chaîne d’approvisionnement : la dépendance vis-à-vis des fournisseurs étrangers pour certains composants critiques et matières premières, la nécessité d’adapter rapidement les capacités de production pour répondre à une demande accrue d’équipements et de munitions, notamment dans le contexte en conflit en Ukraine qui met sous pression l’ensemble de la chaîne logistique, sans parler des défis liés à la cybersécurité, au recrutement de personnels qualifiés ou à l’accès aux financements.
La relocalisation de certaines productions stratégiques, la diversification des sources d’approvisionnement et le renforcement de la coopération européenne apparaissent comme des leviers essentiels pour accroître la résilience. Des défis majeurs persistent à ce jour. Comment évaluez-vous l’efficacité du plan d’action sur les métaux critiques et stratégiques lancé par le gouvernement en janvier 2023 ? Comment percevez-vous l’évolution de la coopération européenne ces dernières années, notamment à travers des initiatives comme le Fonds européen de défense ? Quels sont les principaux freins à une collaboration plus étroite au niveau européen dans vos secteurs respectifs ? Enfin, comment concilier l’objectif de souveraineté nationale avec la nécessité de coopérer au niveau européen ?
M. Benjamin Gallezot. Parmi les projets qui ont été engagés, je peux mentionner celui concernant l’aluminium, métal très utilisé dans l’aéronautique, mais aussi par d’autres secteurs industriels. Soutenus par le plan d’action France 2030, les projets portés permettent d’augmenter de 50 % la capacité de recyclage d’aluminium en France. Il y a quelques semaines, une nouvelle ligne a par exemple été inaugurée sur le site Constellium de Neuf-Brisach, l’un des plus importants sites de recyclage d’aluminium en France.
Dans le domaine du cuivre, le groupe Nexans, un des leaders mondiaux du câble, a annoncé la création d’une usine de recyclage, qui nous permettra d’augmenter significativement nos capacités et de combler notre retard vis-à-vis de nos partenaires européens. Nous appuyons également l’investissement du groupe Solvay dans une usine de séparation de terres rares, à La Rochelle. Une autre usine de séparation de terres rares devrait également voir le jour dans le sud-ouest de la France. De mon point de vue, la stratégie de mobilisation de moyens financiers importants dans le cadre de France 2030 a porté ses fruits. Aubert et Duval a lancé un plan pour augmenter les capacités de fabrication de lingots de titane au sein de la filiale EcoTitanium.
Ensuite, comment concilier Europe et souveraineté ? La coopération européenne est absolument essentielle : les chaînes de valeur sont par nature européennes. Il n’existe pas de concurrence significative à ce niveau, les pays européens sont confrontés aux mêmes défis. La coopération européenne que nous mettons en place, en particulier dans le cadre du règlement sur les matériaux critiques, est fondamentale, incontournable.
M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Je souhaite évoquer la problématique des relocalisations. Cette année, notre pays a connu davantage de fermetures d’usines que d’ouvertures. La délocalisation industrielle est en marche : tel est le bilan de sept années de pouvoir d’Emmanuel Macron. Dans cette conjoncture négative, comment considérer qu’une économie de guerre pourrait être un palliatif pour réindustrialiser le pays ?
Ensuite, à Bergerac, en avril 2024, à l’occasion de la pose de la première pierre d’une nouvelle unité de production chez Eurenco, le président de la République affirmait que l’objectif concernait la maîtrise de la totalité du processus, depuis l’extraction, le raffinage, la transformation jusqu’au recyclage des métaux rares. Quand parviendrons-nous à cet objectif ambitieux ? Est-il seulement atteignable, puisque le sous-sol français ne peut pas répondre à lui seul à la demande sur la sécurisation des chaînes d’approvisionnement ?
Nous devons tirer toutes les conséquences de la crise du covid. Il convient de diversifier nos importations, de sécuriser les routes commerciales et notamment les points chauds. Cela passe effectivement par la relocalisation de filières de production pilotées et opérées par l’État, ainsi que par le stockage de matières premières stratégiques. À ce sujet, monsieur le délégué interministériel, pouvez‑vous nous décrire plus précisément la situation des stocks stratégiques ?
Enfin, les besoins en métaux rares sont en croissance exponentielle. D’ici à 2030, les prévisions font état d’une multiplication par dix des besoins en lithium et par sept pour le graphite et le manganèse. Dès lors, comment l’industrie de la défense s’insère-t-elle dans cette croissance de la demande ? Pour conclure, comment conjuguer extractivisme et préservation de l’environnement ? Le sous-sol de ma région, l’Alsace, contient l’un des gisements de lithium les plus importants du pays. Dans quelle mesure l’industrie de la défense compte-t-elle ou non s’insérer dans l’exploitation de ces gisements ?
M. Benjamin Gallezot. Je ne partage pas la première partie de votre intervention. Sur l’ensemble du quinquennat, le bilan est largement positif en créations nettes d’usines. Quatre grands projets de giga-factories sont en cours en France, dont une usine déjà en service. Si vous vous rendez dans la région de Dunkerque, vous verrez que la réindustrialisation produit des effets concrets, à la fois en matière de capacités industrielles, mais aussi d’emplois.
Ensuite, vous avez évoqué l’articulation entre les capacités d’extraction d’un minerai comme le lithium et la défense. Nous disposons en France de ressources importantes de lithium et nous conduisons des projets concrets pour les développer. Si l’ensemble de ces ressources est développé, les trois quarts des besoins en lithium des gigafactories envisagées sur le territoire français seront couverts. Nous nous attachons à appuyer les industriels dans leurs projets, ce qui peut prendre du temps. Ensuite, l’industrie ne raisonne pas par idéologie et je ne me reconnais pas dans cette idée d’extractivisme. Nous essayons de développer les projets d’extraction de minéraux, dans un cadre réglementaire extrêmement rigoureux.
Enfin, les besoins de la défense en lithium sont très faibles par rapport à ceux des giga-factories. En développant dans ce cas particulier des capacités civiles, nous nous donnons une chaîne industrielle qui permettra également de répondre aux besoins des armées en lithium.
M. Thierry Francou. Le métier d’Eurenco consiste à produire des poudres et des explosifs. Nous sécurisons nos matières premières de base auprès de notre chaîne d’approvisionnement depuis longtemps, avant même la crise sanitaire. Mais les chaînes d’approvisionnement européennes ont connu des interruptions durant la crise covid. À Bergerac, l’enjeu consistait à reprendre notre autonomie depuis la nitrocellulose jusqu’aux charges modulaires, à partir d’une chaîne sécurisée de bout en bout, en baissant nos coûts. En neuf mois, nous avons construit neuf bâtiments et la première ligne est en cours de réception. Elle commencera à fonctionner en janvier et l’ensemble sera livré en milieu d’année prochaine.
Nous avons pu monter ce chantier rapidement parce que nous disposions encore des compétences sur notre site suédois. Des personnels ont ainsi été formés pour en Suède et ont ensuite travaillé sur le site de Bergerac. En résumé, nous agissons dans notre domaine d’expertise, en améliorant nos stocks et la résilience de notre chaîne d’approvisionnement, mais nous ne maîtrisons pas l’ensemble des éléments de la souveraineté. J’insiste sur la préoccupation concernant l’industrie chimique en Europe. Sans ces matières premières de base, les activités d’Eurenco, mais aussi de l’ensemble des fabricants de poudres et explosifs en Europe, cesseront.
M. Fabien Lainé (Dem). L’approvisionnement et la relocalisation des minerais et matériaux stratégiques constituent sans doute deux des enjeux les plus cruciaux dans le cadre d’une économie de guerre. Depuis la chute de l’Union soviétique, la France a tourné le dos à une armée de masse pour se concentrer sur une armée dite « bonsaï », dotée de matériels très performants sur le plan technologique et stratégique. Je pense notamment au tir particulièrement réussi il y a quelques semaines du M51, fleuron de notre dissuasion nucléaire à Biscarrosse, dans ma circonscription.
Ces équipements de très haute technologie obligent nos armées à dépendre de minerais et de matériaux stratégiques parfois peu accessibles, et notamment certains qui sont extraits dans des pays compétiteurs comme la Chine. Il y a peu de temps, avec ma collègue Isabelle Santiago, nous sommes rendus à Washington dans le cadre de l’Assemblée parlementaire de l’Otan, où ces questions ont été évoquées. À ce sujet, je souhaite évoquer un aspect rarement abordé dans le débat public concernant la guerre en Ukraine. En effet, ce pays possède la sixième réserve de titane au monde, mais également du lithium, du manganèse ou du graphite. Existe‑t‑il aujourd’hui un inventaire des minerais critiques nécessaires à nos armées ?
M. Benjamin Gallezot. Les besoins des armées sont en grande partie identiques à ceux de l’industrie civile. Les spécificités n’apparaissent que très en aval. Ensuite, face aux dépendances, les projets sont nombreux en France, et notamment dans les territoires et départements d’outre-mer, dont les ressources sont importantes.
Mais nous ne pouvons pas extraire la totalité des métaux dont nous avons besoin, ce qui souligne le caractère incontournable des partenariats. Heureusement, la ressource géologique est souvent dispersée dans le monde, y compris pour le cobalt, élément métallique supposé rare. Le cobalt est souvent présent à proximité du nickel, donc notamment en Nouvelle-Calédonie. De notre côté, nous nous attachons à créer les capacités industrielles, à travers des soutiens. Mais encore une fois, aucun pays ne dispose d’une exclusivité géologique et il est possible de s’approvisionner auprès de pays partenaires pour des applications souveraines.
Vous avez raison, l’Ukraine dispose de ressources minérales importantes et bénéficie d’une longue tradition minière et métallurgique. Nous avons d’ailleurs soutenu le service géologique de l’Ukraine, dont une partie des équipes a été hébergée au BRGM, en France. Nous les avons aidées à établir un recensement des ressources minérales de l’Ukraine, avec le soutien financier de l’Europe. Nous poursuivons des relations régulières avec les autorités ukrainiennes et nous nous inscrivons dans un processus d’approfondissement de cette collaboration.
M. Bruno Durand. J’insiste pour ma part sur la nécessité absolue de conserver les compétences. Nous formons des ingénieurs de très bon niveau, mais qui ont de moins en moins de place pour s’exprimer. L’une des réussites d’Aubert et Duval consiste à avoir conservé ses compétences en métallurgie, qui sont extrêmement rares. Il est essentiel de nourrir cette excellence française et de la conserver sur notre territoire.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Les industries de défense se trouvent confrontées à des défis exponentiels en matière d’approvisionnement en minerais et métaux stratégiques. L’investissement est primordial pour encourager les filières industrielles et prioriser ainsi les ressources nécessaires aux marchés clés, notamment dans le domaine des batteries et des métaux d’alliage, pour les industries de pointe et de souveraineté.
Nous dépendons de pays producteurs qui se situent principalement en dehors de l’Union européenne, avec lesquels nous pouvons parfois nous trouver en situation de coopération limitée. Cet aspect engendre à moyen terme des questions concernant un approvisionnement incertain pour nos industries, mais également la sécurisation du stockage des minerais stratégiques.
S’agissant des problématiques d’approvisionnement et de relocalisation, le choix du développement de la haute technologie semble pouvoir être complété par le recours aux technologies dites « low tech ». Se pose également la question de la comptabilité entre un objectif de sobriété énergétique pour l’autonomie de nos armées et celle de l’équilibre entre haute technologie et équipements de base. De même, le réemploi de matériaux critiques est une clé pour parvenir à des objectifs industriels durables.
Pourriez-vous nous partager vos positions sur le développement de la low tech ? S’agissant du réemploi des matériaux, les démarches que vous nous avez présentées pour la France existent-elles dans les autres pays avec lesquels nous coopérons ? Comment s’organise le respect des normes environnementales, afin d’éviter les externalités négatives ? Enfin, quelles incitations économiques et réglementaires sont nécessaires pour favoriser la relocalisation dans les phases nécessaires ?
M. Benjamin Gallezot. Encore une fois, les minerais sont disponibles dans de très nombreux pays. Au sein de l’Otan, le Canada, qui dispose d’une géologie absolument incroyable et d’une industrie minière extrêmement puissante, est un partenaire majeur. La Suède, qui vient d’adhérer à l’Otan, possède également des activités minières importantes, en particulier dans le minerai de fer. Mais l’on peut également citer la Finlande, l’Espagne ou la Grèce, qui produit notamment de la bauxite. Au sein de l’Otan, nous disposons donc des ressources minières très largement suffisantes pour répondre à nos besoins de défense. En résumé, la disponibilité du minerai primaire n’est pas un sujet majeur : nous n’avons pas nécessairement besoin d’aller dans des pays risqués ou lointains pour obtenir les ressources.
Ensuite, le recyclage et le réemploi constituent effectivement des leviers extrêmement importants. J’ai déjà mentionné l’aluminium, mais il faut également citer les terres rares. Nous avons inauguré il y a quatre mois à Grenoble une usine de recyclage d’aimants, qui sont très présents dans notre quotidien. Ce recyclage doit permettre à lui seul de couvrir une grande partie de nos besoins. Cela vaut pour les terres rares, mais aussi par exemple pour le germanium, notamment utilisé pour les appareils de vision nocturne militaires, qu’il est possible de recycler à partir de sources secondaires.
M. Bruno Durand. Nos contrats commerciaux comprennent une partie liée au recyclage. Nous avons réinventé le principe de la consigne des bouteilles de verre : notre client doit nous rendre la partie recyclée. Par ailleurs, nous sommes de forts consommateurs d’énergie et sommes donc très sensibles aux évolutions des prix. Notre transition du gaz vers l’électricité prend du temps.
M. Thierry Francou. En matière de sécurisation, certains matériaux ne se stockent pas. Par exemple, il ne se passe que trois semaines entre la fabrication de l’acide nitrique et son utilisation. La résilience de la chaîne d’approvisionnement n’en est que plus essentielle.
S’agissant du réemploi, dans le cadre de la montée en capacité et face au manque de poudre, nous avons repris des poudres du ministère des armées qui avaient été fabriquées dans les années 1990, pour les reconfigurer et permettre de les réutiliser, sur le théâtre ukrainien. Trente ans après leur fabrication, elles fonctionnaient parfaitement.
Mme Isabelle Santiago (SOC). Je fais partie des quelques députés de cette commission qui siègent à l’Assemblée parlementaire de l’Otan, où nombre de ces sujets ont été évoqués dans le cadre de la commission économie et défense, notamment ceux concernant les terres rares.
Ensuite, cinq chantiers prioritaires ont été identifiés dans la LPM, dont celui consistant à sécuriser nos chaînes d’approvisionnement pour assurer notre souveraineté dans les capacités de production et garantir notre autonomie de décision. Dans ce cadre, nous sommes particulièrement attentifs à la chaîne des sous-traitants. Quelles actions envisagez-vous d’adopter pour consolider la chaîne des sous-traitants et l’aider à faire face à ses approvisionnements ?
Monsieur Francou, Eurenco a été auditionné au Sénat récemment. Vous avez évoqué la cellulose de bois, qui serait produite dans une filière en Aquitaine. Pouvez-vous nous en dire plus ?
M. Benjamin Gallezot. Comme je l’ai indiqué précédemment, la chaîne peut comporter jusqu’à six étapes entre l’extracteur et l’assembleur. Nous travaillons en lien avec les fédérations professionnelles pour repérer les maillons les plus fragiles. À un moment, Aubert et Duval a fait partie de celles-ci. L’action menée par Airbus, Safran et Tikehau a donc été salutaire. Cet exemple témoigne de la capacité des donneurs d’ordre à pouvoir se saisir de la situation et procéder à des investissements massifs. Quoi qu’il en soit, nous devons conserver notre très grande vigilance.
M. Thierry Francou. La solution de substitution existe, elle est déjà fabriquée. La nitrocellulose à base de cellulose de bois est ainsi utilisée dans certains produits. L’élément bloquant aujourd’hui concerne aujourd’hui la vitesse de requalification de nouveaux sous-éléments dans la chaîne d’approvisionnement. Désormais, l’enjeu porte sur l’accélération. Aujourd’hui, quels que soient les pays en Europe ou même aux États-Unis, il est très difficile de changer la moindre virgule sur une spécification. Le besoin est fort, partagé, mais le processus est long et compliqué.
Mme Anne Le Hénanff (HOR). Une fois n’est pas coutume en commission de la défense nationale, je souhaite évoquer les questions de finances. Monsieur Gallezot, vous avez évoqué des mesures d’accompagnement. La situation budgétaire de notre pays nécessiterait potentiellement de revoir sa stratégie, notamment dans le ciblage et la priorisation des accompagnements financiers. Comme vous l’avez exposé en introduction, les dispositifs sont nombreux et onéreux, qu’il s’agisse de France 2030, des crédits d’impôt ou des garanties financières. Pourriez-vous nous préciser si des travaux prospectifs sur ces aspects spécifiques financiers sont engagés à votre niveau interministériel, pour anticiper les évolutions financières que nous devrons probablement mener, mais également les contraintes liées à la rareté des produits et aux relations géopolitiques entre les pays ?
Messieurs Francou et Durand, vos deux entreprises témoignent d’une forte croissance depuis quelques années, qui atteint parfois 30 %. Pourriez-vous nous éclairer sur les raisons précises de ces évolutions à deux chiffres ? Enfin, quel est votre niveau de dépendance aux finances publiques pour mener à bien vos évolutions ?
M. Benjamin Gallezot. Tout d’abord, lorsque nous entreprenons, nous avons le souci permanent d’être les plus économes possible des deniers publics. Vous avez mentionné un certain nombre de dispositifs, mais il faut distinguer les différents aspects. Par exemple, la création d’un fonds d’investissement de 500 millions d’euros a été inscrite dans le budget au titre de France 2030, mais il s’agit d’un investissement et non d’une dépense publique au sens maastrichtien du terme. Ce fonds d’investissement a pour objectif de rapporter de l’argent, et non d’en coûter.
Ensuite, les garanties sont données au cas par cas, Bpifrance et le Trésor cherchant à minimiser les risques de sinistres. De fait, historiquement, les garanties de l’État à l’export sont plus rémunératrices que coûteuses pour le budget de l’État. À ce jour, je ne connais pas par exemple de sinistre sur les contrats Rafale, dont les garanties sont payantes. En revanche, ces garanties permettent de réduire le risque pour les industriels. Les agents de l’État, notamment ceux de Bpifrance, sont donc toujours extrêmement scrupuleux lorsqu’ils valident les projets, d’autant plus que dans ces domaines, seul l’État accepte de prendre des risques pour la réindustrialisation, mais ils sont soigneusement contrôlés.
Par ailleurs, les 400 millions d’euros d’investissement s’étalonneront sur cinq à dix ans. Ces aides sont octroyées sous condition de cofinancement par l’industriel, de manière temporaire (jusqu’à fin 2025) et sont soumises au contrôle du Parlement et de la Cour des comptes. En résumé, il n’est pas possible de réindustrialiser sans consentir un important effort budgétaire.
M. Thierry Francou. La croissance d’Eurenco est tirée par l’envoi de munitions en Ukraine et la reconstitution de stocks dans les pays qui envoient les munitions. Nous disposons ainsi de commandes fermes jusqu’en 2032 et les demandes qui nous sont adressées correspondent à trois fois nos capacités de production. En dépit des investissements en cours, la demande est bien supérieure à ce que nous sommes capables de produire. La première étape a consisté à augmenter nos effectifs et à faire tourner nos usines à pleine capacité, puis nous avons procédé à des investissements d’augmentation capacitaire, dans le souci de la gestion à long terme de cet investissement.
S’agissant de notre dépendance à la commande publique française, celle-ci est aujourd’hui estimée à moins de 7 % de notre chiffre d’affaires. Nous utilisons en revanche le dispositif France 2030 et notamment son plan de décarbonation, qui nous offre un effet de levier. Enfin, nous avons levé 75 millions d’euros de subventions européennes dans le cadre de la démarche Asap, dont 6 millions d’euros en Suède. Sur la centaine de millions d’euros d’investissement réalisés cette année, 90 % des retombées dans la chaine de fournisseurs sont allés au Bergeracois, 5 % à la France et le reste en Europe. À Bergerac, 400 personnes travaillaient cet été sur le chantier.
M. Bruno Durand. Notre croissance est tirée par celle de l’aéronautique, du trafic et des long-courriers. Ensuite, nous avons bénéficié du rapatriement par nos clients d’un certain nombre de pièces qui étaient auparavant fabriquées en Russie. Dans le domaine de l’énergie et des turbines terrestres, l’élément marquant est le passage du charbon au gaz, marqué par une très forte croissance asiatique. Enfin, le nucléaire et les SMR ont besoin que l’on maîtrise les technologies des matériaux, de même que le marché médical.
Nous sommes peu dépendants de la commande publique. En revanche, le soutien à la R&T demeure important. J’ajoute par ailleurs que lorsque nous avons racheté cette société, toutes les banques nous ont écrit pour supprimer les découverts bancaires, à l’exception notable du Crédit Agricole.
Désormais, l’enjeu de la souveraineté est compris par l’ensemble de nos interlocuteurs. La priorisation des commandes de souveraineté est par exemple acceptée par nos clients américains, qui connaissent leur propre Patriot Act.
Mme Mereana Reid Arbelot (GDR). Ma question porte sur la définition des matières premières stratégiques, élément central de l’économie de guerre, mais aussi de la répartition des compétences entre l’État et la Polynésie française, dont je suis députée. En effet, l’État est compétent en Polynésie en ce qui concerne les matières premières stratégiques telles qu’applicables sur l’ensemble du territoire de la République. Un rapport sénatorial de 2022 relève cependant une forte illisibilité de la répartition des compétences en matière de minerais stratégiques, en raison de renvois multiples à des textes anciens.
Ainsi, la seule définition des matières premières stratégiques est celle d’une décision de 1959, qui classe dans cette catégorie les minerais ou produits utiles aux recherches ou réalisations applicables à l’énergie atomique, c’est-à-dire les substances suivantes : l’uranium, le lithium, le thorium, l’hélium, le béryllium, et leurs composés. Le code minier dispose que la liste de ces matières est fixée par décret.
Aujourd’hui, cette liste n’a pas été modifiée et il me semble nécessaire que la représentation nationale soit éclairée sur la manière dont l’État la fera évoluer. Qui sera consulté ? Quelles seront les modalités retenues pour fixer cette liste ? Je rappelle que l’ONU a systématiquement réaffirmé les droits inaliénables du peuple de la Polynésie française, à la propriété, au contrôle et à l’utilisation de ces ressources naturelles.
Ainsi pour les Polynésiens, dans ce contexte belliqueux dans lequel les États sont incités à renforcer leurs ressources de défense ou de guerre, il s’agit de savoir comment sont considérées les ressources minérales comme les terres rares et les nodules polymétalliques que l’on trouve dans nos fonds marins et, par conséquent, de quelles compétences elles relèvent.
M. Benjamin Gallezot. Il s’agit d’une question assez spécifique à la Polynésie, qui ressort des compétences respectives du territoire et de l’échelon national en matière de politique minière. Il n’existe pas d’intention de modifier le décret que vous avez mentionné.
Ensuite, la position du gouvernement français consiste à ne pas avoir recours à l’exploitation des ressources minérales en haute mer. En effet, il existe déjà des ressources terrestres et il ne serait pas responsable d’aller puiser dans les ressources minières des grands fonds marins. De plus, nous ne connaissons pas suffisamment l’environnement écosystémique de ces grands fonds marins. La France prône donc la collaboration de plusieurs pays en matière de recherche pour mieux connaître ces grands fonds.
Il existe effectivement des ressources potentielles dans la zone économique exclusive (ZEE) et les eaux territoriales des archipels de Polynésie. Je pense notamment aux nodules que vous avez évoqués, mais également aux encroûtements cobaltifères présents sur les pentes des volcans. Cependant, le gouvernement et l’ensemble des acteurs en Polynésie sont très attachés à la qualité de l’environnement. En l’état actuel des connaissances, il ne semblerait pas raisonnable de se lancer dans cette exploitation.
M. Bernard Chaix (UDR). Les métaux stratégiques constituent l’épine dorsale de notre souveraineté industrielle et militaire. Malheureusement, il serait illusoire de parler de souveraineté aujourd’hui, alors même que nous faisons face à de fortes vulnérabilités en matière d’approvisionnement. Comme le constate l’excellent rapport de notre collègue Jérôme Buisson présenté ce matin en commission des affaires étrangères, ces ressources sont concentrées entre les mains de quelques puissances étrangères. Ainsi, 90 % des terres rares mondiales sont extraites et raffinées en Chine, 50 % du titane, indispensable pour la production des Rafales, proviennent de la Russie et 70 % du tungstène essentiel à la construction des canons Caesar, sont produits en Asie. Que deviendraient ces armements si nos flux d’approvisionnement venaient à être coupés ?
Les États-Unis ont déployé une stratégie nationale cohérente de sécurisation de leurs approvisionnements en nouant des partenariats bilatéraux avec l’Australie et le Canada. Le règlement européen sur les matières premières critiques, dont l’objectif est d’augmenter nos capacités d’extraction et surtout de diversifier nos chaînes d’approvisionnement, va dans le bon sens. Cependant, vous en conviendrez, nous ne partageons pas exactement les mêmes intérêts stratégiques que nos vingt‑six partenaires européens, particulièrement en ce qui concerne notre industrie de la défense. La stratégie européenne devra alors absolument être complétée par une approche française.
Ainsi, une question s’impose : quelle est aujourd’hui la stratégie française mise en œuvre pour sécuriser ces métaux essentiels à nos armements les plus stratégiques ? Disposons-nous d’une cartographie précise des ressources exploitables sur notre territoire national, notamment en outre-mer ? Enfin, à ce jour, moins de 1 % des terres rares sont valorisées. Existe-t-il des pistes prometteuses en matière de recyclage de ces matériaux ?
M. Benjamin Gallezot. J’ai déjà eu l’occasion de répondre en grande partie à vos questions. Nous disposons de partenaires diversifiés au sein de l’UE et de l’Otan. En France, nous avons lancé un programme de mesures géophysiques et géochimiques, de cartographie des ressources minérales. Le BRGM est notamment à l’œuvre dans le Massif central. Nous appliquerons les meilleures technologies, y compris l’IA pour exploiter au mieux ces mesures. Elles nous permettent d’évaluer les ressources minérales dans la profondeur, au-delà de 300 mètres. Au fur et à mesure que ces travaux arriveront, la cartographie sera de plus en plus précise. De telles campagnes seront également menées en outre-mer, en particulier en Guyane.
Quoi qu’il en soit, il ne faut pas rentrer dans une logique d’autarcie qui consisterait à imaginer créer des chaînes uniquement nationales pour la production militaire. Cette logique n’est pas viable, car les quantités militaires ne justifient pas ces exploitations, en règle générale. Nous devons donc agir par une combinaison de l’exploitation et du recyclage. J’ai déjà évoqué le sujet des aimants : il n’est pas pertinent d’utiliser des terres rares pour construire des aimants pour la défense quand il est possible de recycler l’existant.
Cette approche est déployée au cas par cas, dans l’objectif de choisir les meilleures solutions. Encore une fois, les ressources sont limitées, qu’il s’agisse des ressources financières ou des ressources humaines. Souveraineté ou maîtrise ne signifient pas autarcie.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires, en commençant par une première série de deux interventions.
M. Philippe Bonnecarrère (NI). Je remercie les intervenants pour la qualité de leurs réponses. Vous avez fait œuvre de pédagogie en expliquant qu’il n’y avait pas, à l’heure actuelle, de problème de disponibilité du minerai. Vous avez également indiqué que les sujets militaires s’inscrivaient dans des chaînes de production civile et qu’une partie de la production assurée pour les besoins de l’économie générale pouvait être utilisée à des fins militaires.
Chemin faisant, vous nous avez indiqué que le développement des projets demeurait pour partie fragilisé. Comment parvenir à favoriser ce développement ? En d’autres termes, sur un certain nombre de minerais critiques, notre pays devrait‑il mettre en œuvre des procédures d’urgence ou des procédures dérogatoires aux règles minières traditionnelles ?
M. Thibaut Monnier (RN). L’actualité nous rappelle l’importance de nos territoires d’outre-mer et de leur développement. Des puissances comme la Chine accroissent la pression, notamment sur la Nouvelle-Calédonie, riche en ressources minières, puisqu’elle possède par exemple la deuxième réserve du monde de nickel. L’exploitation de cette matière première est à 90 % importée par la Chine. Dès lors se pose la question de la captation de nos ressources par ce pays, qui mène une lutte d’influence et de déstabilisation de moins en moins dissimulée en Nouvelle‑Calédonie. Quel est votre regard d’industriels sur cette situation ?
M. Benjamin Gallezot. Le Parlement a adopté il y a un peu plus d’un an une loi d’accélération des projets, qui permet de concilier les besoins avec les procédures environnementales. Un premier train de mesures a été établi et il convient déjà de l’appliquer dans son intégralité. Nous sommes d’ailleurs aidés dans notre tâche par la diligence des préfets.
Par ailleurs, il existe une procédure des projets nationaux d’intérêt majeur, qui a d’ailleurs été activée pour une mine de lithium. Elle permet en particulier à l’État de reprendre la compétence sur les autorisations de permis de construire, ce qui correspond souvent à une demande des collectivités locales, qui ne disposent pas forcément de l’ensemble des compétences techniques. S’agissant du domaine minier, un texte a été approuvé par le Sénat et sera soumis à l’Assemblée nationale. Il comporte des dispositions visant à simplifier les procédures de permis d’exploration minier.
Ensuite, le nickel de Nouvelle-Calédonie ne part pas à 90 % en Chine. Il est destiné au Japon, à la Corée du Sud, mais aussi à la Chine. De fait, Japon et Corée du Sud constituent des partenaires très importants des mineurs de Nouvelle‑Calédonie, depuis de très nombreuses années. Dans le domaine des minerais, il est certain que la proximité géographique joue un rôle important.
Depuis plusieurs mois et années, le gouvernement français s’attache à aider l’industrie du nickel en Nouvelle-Calédonie. Nous l’avons réalisé à travers des opérations de soutien et de prêts, notamment aux usines pyrométallurgiques ou hydrométallurgiques, qui connaissaient des difficultés. Nous avons mis en place des aides importantes, qui ont permis de maintenir des usines jusqu’à présent. En outre, nous travaillons très activement sur les projets de reprise des différentes usines. En résumé, le gouvernement s’attache à mettre en place toutes les conditions pour pouvoir préserver cette industrie.
Ensuite, nous travaillons avec les acteurs industriels du nickel en Nouvelle‑Calédonie pour voir comment il est possible de réorienter une partie des flux vers l’Europe, ce qui existait d’ailleurs à une certaine époque, lorsque le nickel calédonien était acheminé à l’usine de Sandouville, à côté du Havre. Nous avons proposé des dispositifs d’aide, y compris pour l’approvisionnement en électricité, enjeu fort en France métropolitaine, mais encore plus en Nouvelle-Calédonie, où le prix de l’électricité est bien plus élevé pour les industriels opérant sur ce territoire que pour leurs concurrents. Comme vous le savez, ce pacte n’a pas été saisi pour le moment par le gouvernement de Nouvelle-Calédonie. De notre côté, nous nous efforçons de préserver cette industrie, en grave danger à l’heure actuelle.
Mme Nadine Lechon (RN). Ma question concerne l’usine de poudre d’Eurenco à Bergerac. Le 11 avril 2024, Emmanuel Macron a affirmé qu’elle était l’image de la reconquête industrielle de notre pays. Ainsi, 500 millions d’euros d’investissement et 400 emplois sont consacrés à la relance d’une production de munitions pour la France et ses alliés. Mais derrière cette façade, qu’en est-il vraiment ?
Monsieur Francou, au Sénat, le 22 mai dernier, vous aviez dit « On parle d’économie de guerre, mais nous avons des réglementations de temps de paix. » Concrètement, vous dites avoir perdu plus de neuf mois dans la construction du site de Bergerac en raison d’un excès de normes, d’un manque de considération des pouvoirs locaux, d’une difficulté à se projeter, sans parler des perturbations des activistes. À ce titre, nous souhaitons donc savoir quelles barrières juridiques et normatives nuisent à cette réindustrialisation. Quel impact sur les délais ces barrières peuvent-elles engendrer ? Quels freins au développement avez-vous clairement identifiés ?
M. François Ruffin (EcoS). Mon intervention fera le lien entre l’industrie de la défense et la défense de l’industrie. Monsieur le délégué, dans votre réponse, vous avez mentionné ce que j’appellerais plus un frémissement qu’un véritable rebond de l’industrie dans notre pays. Davantage d’usines ouvrent, entraînant davantage d’emplois, mais la part de l’industrie dans la valeur ajoutée stagne. Il est à craindre que nous devions connaître un hiver prolongé, un retour des délocalisations en série face à la vague de dumping, notamment en provenance de la Chine.
Si l’industrie de la défense avait dû être soumise comme les autres secteurs industriels à la « concurrence libre et non faussée », à « la libre circulation des marchandises », elle n’existerait quasiment plus aujourd’hui. Si l’on peut encore parler d’industrie de défense française, c’est bien parce que l’on a réussi à la préserver assez largement des règles du marché européen, notamment grâce aux orientations de la commande publique, à travers l’intervention de l’État. Celle-ci permet d’éviter le risque technique ou de marché grâce à une planification menée par la DGA. Ne devons-nous pas en tirer les leçons pour agir de la sorte dans l’industrie en général si nous voulons retrouver une souveraineté économique ?
M. Thierry Francou. Lors de mon audition devant le Sénat, il m’avait été demandé pourquoi il ne m’était pas possible d’aller plus vite, en comparaison de ce qui se passait en Russie. J’avais alors répondu que la Russie était en guerre et s’affranchissait des contraintes réglementaires. De notre côté, nous devons toujours faire face aux mêmes contraintes de temps de paix. À titre d’exemple, pour commencer la construction d’une usine, il faut au préalable effectuer un an d’études environnementales. Sans cette obligation, nous n’aurions certes pas gagné un an, mais nous aurions pu aller plus vite.
Lors de l’audition, j’avais souligné la différence entre les procédures réglementaires à l’œuvre dans notre pays et celles des pays en guerre ou en économie de guerre. J’avais également souligné l’alignement et le support de l’ensemble des services, de l’État jusqu’au local, pour obtenir ces autorisations dans les délais minimum.
En réalité, notre véritable sujet d’inquiétude ne concerne pas la réglementation, mais porte sur la délocalisation à l’œuvre de la chimie européenne. Celle-ci n’est pas liée au règlement REACH, mais aux contraintes de l’ensemble de la réglementation européenne, qui engendrent des coûts supplémentaires pour les opérateurs et affaiblissent leur compétitivité. Simultanément, d’autres réglementations suscitent l’ouverture à des productions en provenance d’ailleurs, notamment de Chine, mais qui ne respectent pas les mêmes réglementations et dont les coûts sont très différents. En résumé, la question porte à la fois sur la compétitivité, mais aussi sur le maintien des actifs de production sur le territoire européen. Nous n’avons plus d’usine d’acide nitrique concentré en France depuis déjà quelque temps. Dans ce domaine, ma chaîne d’approvisionnement est donc belge, allemande et polonaise.
M. Benjamin Gallezot. Monsieur Ruffin, je n’ai pas parlé de frémissement, mais d’une véritable dynamique, notamment dans les secteurs que je suis. En matière aéronautique, la croissance de la production d’avions a été particulièrement forte par rapport à il y a une quinzaine d’années. La dynamique industrielle est réelle, elle est survenue parce que l’État a travaillé avec les industriels sur la R&T, sur différents outils, dont les avances remboursables. Ces outils de politique industrielle existent et ont été considérablement développés depuis 2017, notamment dans le cadre de France 2030.
L’argent n’est plus seulement orienté vers la R&T, mais également vers les capacités industrielles, ce qui constitue une nouveauté. Jusqu’à récemment, les réglementations européennes permettaient des aides à la R&T, mais pas à des aides à l’investissement. Ceci est désormais possible.
Depuis longtemps, la France milite pour le développement de telles politiques industrielles dans le cadre européen. Des progrès ont donc été accomplis de manière importante ces dernières années ; la situation a beaucoup évolué par rapport à il y a une dizaine ou une quinzaine d’années. Tous les problèmes ne sont certes pas résolus.
Le cas de l’industrie de défense est plus un cas extrême qu’un exemple, dans la mesure où, en l’espèce, le client public maîtrise le type de produit, la quasi-totalité de la commande et le volet export. Mais il est possible de s’inspirer de ce cadre. Le secteur de l’automobile affronte actuellement des difficultés, mais des évolutions doivent être relevées. Il y a quinze ans, il n’existait pas de dispositifs d’aide pour l’industrie automobile, qui ne le demandait pas forcément. Aujourd’hui, la construction d’usines de batteries se réalise grâce à une aide et un soutien de l’État. Quelque part, la transition des moteurs thermiques aux véhicules électriques constitue un élément de politique industrielle, assumé et autorisé par l’Europe, et déployé grâce à des investissements importants de l’État.
Ensuite, il convient de parler des protections. Le marché européen est en effet ouvert, mais il se protège de plus en plus. À cet égard, les aspects environnementaux constituent un sujet majeur, à travers notamment les clauses miroir. Dans le domaine automobile par exemple, les bonus sont conditionnés aux contenus en CO2. De la même manière, l’UE a pris des décisions en matière de droits de douane.
En conclusion, la politique industrielle et la protection ne règlent pas tous les problèmes, mais ils constituent des outils puissants. Un certain nombre d’éléments que la France portait depuis longtemps sont aujourd’hui intégrés dans le « logiciel européen ». Nous œuvrons pour faire en sorte que la nouvelle Commission reprenne un certain nombre des propositions françaises en faveur d’une plus grande protection, d’un meilleur équilibre et d’une politique industrielle digne de ce nom au niveau européen.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
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8. Audition commune, ouverte à la presse, de M. l’ingénieur général de l’armement Claude Chenuil, du groupe de travail « Drones du Gicat », de M. Henri Seydoux, président de Parrot, de M. Bastien Mancini, président de Delair, et de M. Jérôme Bendell, directeur du pôle maritime d’Exail, sur les enjeux de l’économie à travers l’exemple de l’industrie des drones (mercredi 18 décembre 2024)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions consacrées à l’économie de guerre en abordant maintenant la question des drones.
Monsieur Claude Chenuil, vous êtes ingénieur de l’armement en deuxième section et avez accompli l’essentiel de votre carrière à la direction générale de l’armement (DGA). Vous représentez aujourd’hui le groupe de travail « drones » du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat).
Monsieur Henri Seydoux, vous êtes président de Parrot, que vous avez fondé en 1994. Vous êtes un homme de rupture par l’innovation, puisque vous êtes à l’origine du premier kit mains-libres Bluetooth pour les automobiles et vous avez développé le tout premier drone grand public.
Monsieur Bastien Mancini, vous êtes président de Delair, que vous avez cofondé en 2011 et qui fabrique une gamme complète de drones aériens et sous‑marins pour l’application industrielle de sécurité et de défense.
Enfin, Monsieur Jérôme Bendell, vous êtes directeur du pôle maritime d’Exail depuis mars 2024 et avez trente années d’expérience opérationnelle dans le management dans les domaines de l’aéronautique, de la défense et des hautes technologies.
Le retour d’expérience des conflits en cours a démontré le caractère décisif des drones dans les guerres modernes. C’est le cas pour les drones aériens, comme on l’a vu en Ukraine, mais également en mer Rouge. Le domaine des drones ravive le dilemme bien connu entre masse et technologie. Plus encore que pour d’autres filières, les innovations y sont extrêmement rapides et les boucles technologiques sont très courtes, tirées principalement par le secteur civil. Monsieur Bendell, votre éclairage en la matière nous sera certainement très utile.
Monsieur Chenuil, vous mettez également en lumière cet enjeu dans le rapport du Gicat sur les drones de contact de moins de 150 kilogrammes, réalisé conjointement avec l’Association du drone de l’industrie française (Adif) présidée par M. Mancini. À la suite de ce rapport, le ministère des armées a signé en juin 2024 un pacte « drones aériens de défense » qui doit permettre de faciliter les échanges entre l’administration et les entreprises du secteur. Vous nous ferez certainement part de vos préconisations pour aller encore plus loin dans la simplification normative et l’application des programmes d’armement à cette nouvelle réalité.
Messieurs, à travers vos trois entreprises, nous disposons d’illustrations de production de drones dans des domaines variés. Vous nous direz chacun comment vos entreprises ont su s’adapter aux impératifs de l’entrée dans une logique d’économie de guerre, mais également s’imposer dans un environnement très concurrentiel.
M. l’ingénieur général de l’armement Claude Chenuil, représentant du groupe de travail « drones » du Gicat. Je vous remercie de nous accueillir aujourd’hui au sein de la commission de la défense nationale et des forces armées et de nous donner la parole. Je suis ici, à votre demande, pour vous exposer les enjeux du pacte « drones aériens de défense », signé lors du dernier salon Eurosatory par le ministre, et désormais piloté par la DGA.
Ce pacte drone s’appuie directement sur les recommandations formulées par le groupe de travail « drones » du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat) et l’Association du drone de l’industrie française (Adif). Ingénieur général de l’armement, ayant quitté le service actif, je représente aujourd’hui le Gicat, qui compte près de 480 adhérents, de la start-up au grand groupe, en passant par les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les petites et moyennes entreprises (PME). Ces dernières représentent d’ailleurs 80 % de ses adhérents.
Je suis aujourd’hui le porte-parole de ce tissu de petits industriels français, dont les membres couvrent un large spectre d’activités industrielles, de recherche, de services et de conseils au profit des composantes militaires et civiles nationales et internationales, impliquées dans la sécurité et/ou la défense terrestre et aéroterrestre.
En 2023, le chiffre d’affaires cumulé de nos adhérents s’élève à près de 900 milliards d’euros et se répartit de la manière suivante : 10 % dans le domaine de la sécurité et de la cybersécurité et 90 % dans le secteur de la défense terrestre et aéroterrestre. Sur ce même chiffre d’affaires, 69 % sont réalisés sur le territoire national et 31 % à l’export. Cependant, la part à l’export est en constante baisse depuis 2019, ce qui souligne un besoin patent de soutien pour accompagner nos entreprises sur les marchés internationaux, en parallèle de l’appui offert par plusieurs services de l’État tels que Business France et BPIFrance. Enfin, nos adhérents génèrent 50 000 emplois directs et indirects.
Ces chiffres démontrent à la fois l’importance économique et stratégique de notre secteur, mais aussi les défis auxquels il est confronté, notamment à l’exportation. Dans un contexte de retour de la guerre de haute intensité sur le théâtre européen, le Gicat a accompagné ses industriels pour répondre aux exigences de la montée en cadence de production, à la suite du discours du président de la République à Eurosatory en 2022.
Mais pour soutenir ces industries, il faut à la fois des commandes, de la visibilité, du financement et des ressources humaines. Le Gicat a été le premier groupement à répondre aux besoins des partenaires ukrainiens en organisant, en septembre 2023 le premier séminaire industriel bilatéral en Ukraine, au profit des industriels de défense. Depuis, les entreprises françaises ont signé de nombreux contrats et accords. De son côté, le Gicat a multiplié les accords de coopération. Nous avons mis en place un groupe de travail dénommé « Club Ukraine », qui nous permet d’être au contact des réalités industrielles sur place et des besoins en temps réel de leurs forces armées.
De même, nous avons, il y a quelques jours, ouvert un bureau à Kiev afin de pérenniser nos relations avec les acteurs ukrainiens. Il s’agit là d’une première pour un groupement professionnel européen. Les sujets drones y feront figure de priorité, dans un pays qui prévoit de produire quatre millions de drones par an.
C’est dans cette perspective de mise en marche de l’industrie et à la lumière des enseignements de la guerre en Ukraine que s’inscrit ce pacte « drones aériens de défense », aboutissement du groupe de travail du Gicat et de l’Adif. Son objectif initial portait sur la création de synergies entre les industriels concernés – dronistes, équipementiers, systémiers, la DGA et l’état-major de l’armée de terre – sur les drones aériens de moins de 150 kilogrammes. Les travaux du groupe de travail ont abouti à des propositions concrètes visant à dynamiser et soutenir la BITD française des drones, pour doter les forces, dans un contexte d’économie de guerre, de systèmes de drones, y compris les munitions téléopérées, évolutifs et pouvant être achetés dans les quantités nécessaires, selon les circonstances.
Le groupe de travail a débuté en mars 2023 a et a rendu un rapport final diffusé en mars 2024. Les recommandations formulées dans le rapport ont reçu un avis favorable et l’une d’elles s’est même concrétisée par la signature du pacte « drones aériens de défense » par le ministre des armées lors du salon d’Eurosatory de juin 2024. Sa mise en place est officiellement effective depuis début décembre, après le recueil des demandes d’adhésion des industriels.
Ce pacte constitue une prolongation amplifiée du groupe de travail Gicat‑Adif, un collectif de travail inédit entre l’État et l’industrie piloté par la direction générale de l’armement (DGA). Du côté de l’industrie, il est ouvert à l’ensemble de la filière sur la base du volontariat et du respect de quelques critères simples d’éligibilité. Du côté de l’État, de multiples entités du ministère des armées y participent, à l’image de l’état-major des armées, de l’armée de terre, mais aussi des organismes de recherche étatiques comme l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (Onera), l’institut Saint-Louis (ISL) et le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Il est également ouvert à d’autres ministères. Par exemple, différents services du ministère de l’intérieur y participent, de même que des personnalités qualifiées.
Ce pacte tient compte des particularités du domaine des drones, marquées par une grande évolutivité technologique et de forts enjeux opérationnels. Il vise à permettre des fertilisations et stimulations croisées, fondées sur une meilleure appropriation des besoins des armées par l’industrie, une meilleure connaissance des capacités industrielles françaises, un périmètre clair et circonscrit favorisant l’atteinte des objectifs (des drones de moins de 150 kilogrammes, munitions téléopérées comprises), et enfin des travaux thématiques réactifs, dans le but de proposer des recommandations concrètes.
En pratique, ce pacte regroupe des travaux menés par des groupes de travail thématiques qui doivent déboucher sur des propositions concrètes, la diffusion d’informations de nature générale et d’intérêt commun, l’organisation d’événements thématiques permettant aux différents acteurs du drone de défense de se rencontrer et d’échanger et des réunions plénières mensuelles en format hybride réunissant une centaine de participants. Preuve du succès de la formule, plus de 100 sociétés adhérentes s’impliquent en fonction de leurs ressources, et leur nombre ne cesse d’augmenter.
M. Henri Seydoux, président de Parrot. J’ai créé Parrot, une société de high tech, il y a une trentaine d’années. Elle s’est d’abord développée dans le domaine des télécoms grand public. J’étais ainsi le principal développeur des téléphones pour voiture, des systèmes Bluetooth à reconnaissance vocale. Ce secteur connaît des mutations très rapides et il y a une quinzaine d’années, je me suis intéressé aux produits grand public et ai fini par fabriquer, un peu par défi, des drones grand public.
En me lançant dans le domaine de la robotique aérienne, j’ai été très rapidement confronté à la concurrence chinoise. Les Chinois sont en constante recherche d’industries nouvelles pour s’y établir en incontestables leaders, à l’image de la voiture électrique, des panneaux solaires ou des batteries. Ainsi, ils ont investi des milliards pour développer leur industrie du drone, qui est très avancée face à tous ses concurrents, y compris américains.
Il y a environ cinq ans, j’ai été contacté par la Defense Innovation Unit (DIU), une organisation du ministère de la défense des États-Unis, qui s’est donnée pour mission de créer une offre non chinoise pour les drones à partir de drones grand public. Au fil du temps, je me suis progressivement orienté vers la fabrication de drones militarisés (et non de drones militaires), qui doivent respecter la réglementation « double usage » applicable aux produits pouvant être utilisés à la fois à des fins civiles et à des fins militaires. Ensuite, l’importance du rôle des drones dans la guerre en Ukraine a surpris tout le monde, y compris les professionnels du secteur. Le drone est un objet technologique entièrement issu de l’industrie du Consumer electronics, comme l’iPhone. Ainsi, un drone ukrainien militarisé coûte de 500 à 10 000 dollars, soit des montants faibles.
Le bouleversement de l’industrie du drone aujourd’hui à l’œuvre est compris par tous. Tous les pays du monde veulent développer leur industrie de drones, une industrie en devenir dont on ignore la destination finale, mais pour laquelle les capitaux sont disponibles. La situation évolue constamment et la France y tient son rôle, qui n’est cependant pas très significatif à l’échelle mondiale, puisqu’elle représente moins de 5 % de cette économie.
M. Bastien Mancini, président de Delair. Je suis président de la société Delair, entreprise basée à Toulouse, qui réalise des drones pour l’industrie et la défense. Créée en 2011, notre société emploie aujourd’hui 150 personnes et a connu un développement assez important. Nous réalisons aujourd’hui 30 millions d’euros de chiffre d’affaires, quand les leaders mondiaux se situent plutôt au-delà de 300 millions d’euros, jusqu’à 4 milliards d’euros pour le leader chinois DJI. En Europe, les grandes entreprises du secteur réalisent quant à elles entre 50 et 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. Nous essayons donc de nous développer pour essayer d’atteindre une taille critique de leader européen.
Nous nous sommes d’abord développés sur le marché de l’industrie civile et au gré des circonstances, nous avons été conduits à produire également des drones pour la partie militaire. Certains de nos drones sont ainsi opérés en Ukraine, tous les jours. Puisqu’il est question d’économie de guerre, l’arbitrage entre la technologie et la masse est constant. Désormais, le drone est devenu un objet de masse pour l’armée, alors qu’il était préalablement considéré comme un bijou technologique, de la même manière que l’étaient les lanceurs spatiaux, domaine dans lequel j’ai débuté ma carrière. Dans celui-ci, les programmes de R&T avaient pour objet de financer des optimisations de l’ordre de 1 à 2 % tous les cinq ans sur Ariane. Elon Musk a complètement modifié le secteur en reprenant les technologies des années 1960, mais en produisant des lanceurs en masse, de manière industrielle, pour faire baisser les coûts par unité. Les usagers de la défense ont ainsi considéré qu’il était de leur intérêt de pouvoir disposer de drones en masse, ce qui a modifié le paradigme dans le secteur.
S’agissant du financement, les capitaux ne sont pas toujours disponibles lorsqu’il s’agit de défense, nous pouvons en témoigner. L’aspect militaire des drones peut rebuter des fonds d’investissement. En effet, un investisseur a tendance à éviter d’investir dans un secteur stratégique où l’État joue un tel rôle, car il n’est pas sûr de pouvoir revendre facilement ses parts à l’issue de la durée prévue de son investissement. Par ailleurs, il n’est pas toujours aisé de trouver des banques pour nous accompagner à l’export, en tant qu’entreprise de fourniture d’armes.
M. Jérôme Bendell, directeur du pôle maritime d’Exail. Exail a été créé en 2022, à l’issue du rapprochement d’ECA Group et d’iXblue. Il s’agit d’une ETI française cotée en Bourse et dont l’actionnaire principal est familial. Notre activité est très diversifiée, de la fibre optique au simulateur de vol, en passant par les systèmes de positionnement inertiels. Nous produisons des drones, notamment des drones maritimes. La société comprend près de 2 000 personnes, connaît une très forte croissance depuis sa création et a affiché un chiffre d’affaires de 320 millions d’euros en 2023. Nous disposons d’un carnet de commandes de plus de deux ans. Environ 80 % de notre chiffre d’affaires est réalisé à l’export. Vingt et un de nos sites sont situés en France et les autres se trouvent en Belgique.
Exail produit des drones maritimes, des bateaux et sous-marins autonomes et est leader en France. Notre carnet de commandes est ainsi riche de plus de 800 drones. Les drones maritimes sont utilisés pour de nombreuses applications, qu’elles soient civiles (observation des fonds marins, surveillance de l’environnement maritime, surveillance ou analyse d’infrastructures critiques) ou militaires. Nos clients de la défense recherchent des capacités spécifiques, dans le cadre de la guerre des mines.
Nos marchés sont mondiaux et notre équilibre se fonde sur la dualité de production, entre des produits civils et des produits militaires, nous permettant d’offrir des solutions compétitives pour la défense. En matière de guerre des mines, nous travaillons actuellement en collaboration avec Naval Group sur le programme belgo-néerlandais, pour lequel nous développons une troisième génération complètement robotisée. Les solutions déployées par ces clients permettent de « droniser » l’ensemble du système de guerre des mines à l’aide de drones de surface, de drones sous-marins, de drones destructeurs de mines et de drones aériens pour la surveillance. Ce système permettra de déployer une centaine de drones sur près de douze navires ; il est sans équivalent en Europe à ce jour. Exail est également fournisseur de plus de 600 drones de destruction de mines pour l’Otan.
En France, nous avons pu nous faire connaître grâce à nos marchés à l’export et nous avons reçu une commande de huit drones sous-marins autonomes en compagnie de Thales, dans le cadre du programme SLAM-F. Par ailleurs, Exail est également capable de fournir des solutions pour les grands fonds. Nous avons ainsi eu la chance de remporter un programme de la DGA et du ministère des armées pour développer une capacité d’observation et d’analyse des grands fonds à vocation stratégique.
En matière de drones de surface, nous sommes un des leaders mondiaux des drones destinés à l’océanographie. Nous avons ainsi développé une capacité spécifique, le Drix, dont nous avons vendu plusieurs dizaines d’exemplaires à l’export. Nous avons enfin reçu très récemment notre première commande française, qui émane du Service national d’hydrographie et d’océanographie français (Shom). Ici aussi, nos succès à l’export bénéficient à la France et nous permettent d’entrer sur le marché français, après coup.
En conclusion, notre réussite dans les domaines maritimes tient à notre faculté de développement de grands programmes à l’export, qui nous ont permis d’obtenir des effets de masse, en particulier les drones pour l’Otan. Ces centaines de drones fournis nous permettent aujourd’hui de pouvoir proposer à la France une capacité industrielle, permettant de réaliser des drones à destination des besoins français, dans le cadre de la LPM ou de l’économie de guerre.
À ce titre, nous souhaitons pouvoir être soutenus dans nos démarches d’export, mais aussi en France, ce qui consacrerait la capacité que nous avons réussi à déployer en matière d’innovation et de développement, en lien avec notre taille et notre intégration industrielle.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Pascal Jenft (RN). Le marché des drones militaires connaît une croissance extrêmement rapide, portée par les progrès de l’intelligence artificielle, la technologie furtive et des systèmes autonomes. Cette croissance est particulièrement visible depuis la guerre en Ukraine. Aujourd’hui, la France est confrontée à des choix stratégiques majeurs et devra s’adapter aux innovations et améliorations en termes de surveillance ou de charge utile. Les développements clés comprendront nécessairement des temps de vol plus longs, une meilleure intégration avec les systèmes de vol et l’utilisation de matériaux de pointe pour renforcer la durabilité et l’efficacité. Mais ils nécessiteront également une vision et une ambition forte de la France, qui commence seulement à muscler son jeu.
Ce marché est en pleine expansion parce qu’il est stimulé par la disponibilité croissante de drones low-cost. Ces derniers ont d’ores et déjà redéfini les règles des conflits modernes. Comment s’adapter ? Où placer le curseur entre la volonté de développer des drones dits capacitaires et celle de développer de nouveaux drones de pointe ultra technologiques, plus performants, mais également beaucoup plus chers et donc beaucoup moins nombreux ?
De plus, j’aimerais que vous nous fassiez part de votre vision du drone français de demain. Pensez-vous que nous pourrons, à un horizon proche, proposer à nos armées, mais également aux pays alliés, un Rafale version drone ? Si tel est le cas, sous quelle forme ? Je souhaiterais également connaître votre point de vue sur les drones téléopérés, et plus spécifiquement les « drones suicide », là où la France semble osciller entre production sur son sol et achat à l’étranger.
Selon vous, la France est-elle en retard dans sa vision et les signaux envoyés aux industriels ? Comment réagissez-vous à la lecture du dernier rapport du Gicat de l’ADIF, qui évoque « la nécessité d’encourager les industriels à faire des développements sur fonds propres » ? La LPM actuelle vous permet-elle de vous projeter assez loin pour maîtriser le virage vers la guerre des drones ?
M. Henri Seydoux. Les micro-drones constituent des objets technologiques en devenir. Nous pouvons comparer la situation à celle d’internet, qui a connu un fort succès au début des années 2000, puis un recul, avant de rencontrer à nouveau un développement extraordinaire. Tout le monde comprend la valeur technologique du drone, mais les modalités de développement de l’offre sont d’une extrême complexité.
En matière de drones, l’enjeu principal porte certainement sur le logiciel. Il ne peut malheureusement être compris que par des pays en situation de conflit. De plus, comme pour les autres industries de haute technologie, le drone est un produit de masse, au même titre que l’iPhone, les PC, les réseaux télécoms ou les liaisons satellites.
Ainsi, il n’existe pas de réponse immédiate à la question concernant les mesures à prendre pour favoriser l’industrie du drone en France. Cependant, de mon point de vue, les armées doivent devenir des utilisateurs de drones et devraient acheter quelques milliers de drones de 500 à 10 000 euros, pour pouvoir mener des essais. Chez Parrot, quand nous allons en Ukraine, nous rendons visite aux industriels du drone, mais également aux responsables du ministère et aux utilisateurs, sur le terrain. Il s’agit là d’une grande leçon opérationnelle, que nous devons tous retenir. En résumé, je souhaite que nos relations avec l’armée s’approfondissent.
M. Bastien Mancini. L’État a commencé à prendre conscience de la situation et surtout du dynamisme de ce segment. Un programme militaire classique se déroule sur le temps long et doit franchir des étapes incontournables : l’expression des besoins par les forces, puis l’établissement d’un cahier des charges, l’organisation d’un appel d’offres, et seulement enfin la production. Ce processus se déroule ainsi sur de nombreuses années : dix ans au moins séparent l’expression du besoin de la livraison du système.
Ce même raisonnement ne peut s’appliquer à un domaine comme le nôtre, qui est marqué par un très fort dynamisme. De nombreuses entreprises développent ainsi leurs programmes sur fonds propres. Elles n’attendent pas qu’ils soient impulsés par l’État, mais analysent les marchés et fabriquent leurs produits avant d’essayer de les vendre le mieux possible. Ainsi, il ne nous faut que trois ans pour développer un produit.
Dans ce cadre, le rapport Gicat-Adif préconise de favoriser, à investissement public constant, des commandes de produits sur étagère, développés sur fonds propres par les industriels qui ont pris des risques. En contrepoint, il s’agit sans doute de minimiser les dépenses de programmes de R&T centrés sur des démonstrateurs successifs qui ne seront jamais utilisés. Sur une enveloppe de 250 millions d’euros par an, la répartition proposée est la suivante : 170 millions d’euros de commandes sur étagère, 60 millions d’euros de programmes de R&T et 20 millions d’euros pour la souveraineté. Je considère que depuis quelques années, les pouvoirs publics ont vraiment pris conscience de la situation, qui évolue plutôt favorablement.
M. Karl Olive (EPR). Les drones militaires s’imposent aujourd’hui comme un des outils incontournables de la guerre moderne. Ils se distinguent par leurs nombreuses capacités : renseignement, information et reconnaissance tactique, neutralisation des menaces, transport logistique et soutien maritime. L’intégration de l’intelligence artificielle dans ces dispositifs renforce encore leur performance et leur place stratégique.
Moins coûteux que le matériel d’armement conventionnel, les drones permettent également de réduire significativement les pertes humaines – jusqu’à 30 %, selon une étude américaine – et de mener des opérations de longue durée, grâce à leur endurance. La France, aux côtés de ses partenaires européens, investit massivement dans cette filière via des programmes comme Eurodrone, consolidant ainsi notre souveraineté dans ce domaine crucial.
Cependant, si les conflits récents ont mis en exergue la place du drone dans la guerre, ils ont aussi démontré les limites des drones de haute technologie et l’intérêt du drone à faible coût. Je pense notamment au recours par les forces ukrainiennes à des petits drones kamikazes, qui ont permis de réaliser des avancées stratégiques dans les premiers mois du conflit, en attendant les livraisons de missiles occidentaux.
Ma première question concerne le retour d’expérience sur l’usage des drones dans les conflits, ces dernières années. Je pense plus particulièrement au tournant de l’usage des drones à faible coût face aux drones à haute technologie.
Ma seconde question concerne l’intelligence artificielle et son usage dans les drones. Comment s’intègre-t-elle dans leur développement et au-delà, devons‑nous craindre demain des drones kamikazes ou portant des munitions utilisées par une IA sans opérateur ?
M. Jérôme Bendell. L’IA est effectivement une tendance forte dans l’industrie. Ainsi, la supervision du système de guerre des mines que j’ai évoqué précédemment s’effectue grâce à un système d’automatisation proche d’une IA, car il dispose d’une capacité d’adaptation et de développement. Cependant, dans le domaine militaire, il existe des contraintes incontournables en matière de flux de données et de capacités de calcul, pour lesquelles l’IA ne constitue pas l’outil le plus approprié. Les précédents intervenants ont souligné avec justesse que nous ignorons dans quelle direction le marché des drones va évoluer. Se concentrera-t-il sur la très haute technologie ou à l’inverse sera-t-il dominé par les drones kamikazes ou les drones destructeurs ? Les différents sujets continueront d’évoluer en parallèle, selon moi.
Ensuite, au-delà des achats sur étagère, il existe d’autres types d’initiatives, comme des essais et démonstrations en environnement réel, dans le domaine naval en particulier. L’armée américaine procède ainsi de la sorte depuis longtemps et la France s’y est également mise, à travers son premier dronathlon, qui s’est déroulé récemment. Cette approche nous apparaît particulièrement appropriée pour se faire une idée des capacités que les industriels peuvent fournir, mais également des menaces.
En résumé, il existe donc déjà des cadres pour résoudre ces problématiques et permettre à la France de se positionner sur les investissements auxquels elle doit procéder.
M. l’ingénieur général de l’armement Claude Chenuil. L’intelligence artificielle offre de nouvelles possibilités, dont nous ignorons où elles mèneront, mais qu’il nous faut explorer. Dans le cadre du pacte drones, un groupe de travail est d’ailleurs dédié à ces problématiques d’intelligence artificielle et rendra prochainement son rapport, lequel comportera également une feuille de route. Un enjeu associé concerne les ressources humaines : si le drone se généralise, il ne sera pas possible de poursuivre le modèle actuel où un pilote est associé à un seul drone pour évoluer vers un modèle où un même pilote se chargera de plusieurs drones.
Ensuite, la question du low cost est effectivement pertinente. Les drones sont encore trop chers ; il faut faire baisser les coûts. Dans le cadre du pacte drone, la DGA a lancé une opération pour identifier un drone low cost qui pourrait équiper l’armée de terre ; l’objectif consistant à le livrer pour l’exercice Orion 2026. Nous appuierons d’ailleurs l’action de la DGA dans le cadre du pacte.
Par ailleurs, le Rafale dronisé est en dehors du périmètre du Gicat, qui se concentre sur les drones de moins de 150 kilogrammes, mais il me semble que des actions sont menées en ce sens par Dassault, dans le cadre du standard F5. En revanche, les munitions téléopérées et les drones kamikazes sont naturellement inclus dans nos travaux. La France s’est dotée d’un premier lot de drones, produits par Delair, qui ont été livrés à l’Ukraine. Un autre programme concernant des munitions téléopérées de courte portée a également été confié à cette même société.
En résumé, la France avance, elle dispose d’industriels performants et les retours en provenance d’Ukraine nous indiquent que les drones de Parrot et de Delair figurent parmi les meilleurs en service actuellement. Par conséquent, il faut continuer à encourager nos pépites technologiques. Je partage les propos de M. Mancini : il importe de pouvoir passer des commandes à ces industriels, notamment dans le cadre de cet objectif de drone low cost destiné à équiper massivement les unités de l’armée de terre, afin que celle-ci s’approprie véritablement l’enjeu de la guerre des drones.
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). L’intégration systématique des drones dans la gamme des options stratégiques est relativement récente en France, par comparaison avec les États-Unis où ces technologies sont domestiquées depuis les années 2000. Le conflit ukrainien a banalisé ces usages, à tel point qu’ils sont désormais un point de passage obligé sur le théâtre des opérations. Je ne souhaite pas revenir sur les causes du retard français ou l’évaluation rétrospective de ce qu’il aurait fallu entreprendre, mais plutôt sur les modalités d’organisation de la filière drone militaire et dans quelle mesure celle-ci est adaptée.
Ma première question concerne la planification des capacités pour surmonter le trou diagnostiqué ces dernières années. Le 17 juin 2024, à Eurosatory, le ministre des armées a signé un pacte « drones aériens de défense », dans l’objectif de structurer la filière par une stratégie d’achat idoine et de répondre ainsi aux besoins urgents des armées. Placé sous l’autorité de la DGA et l’influence du Gicat, ce pacte se veut ambitieux. Il s’agit, entre autres, de livrer un premier lot de 1 000 drones d’entraînement à bas coût, pour l’exercice 2026. Au‑delà des effets d’annonce optimistes, j’aimerais obtenir davantage d’éléments sur la structuration concrète et le pilotage de cette filière drone.
Certes, cette organisation est en rodage, les commandes sont à peine passées, mais il nous paraît légitime de disposer d’informations complémentaires dans la perspective d’une économie de guerre. En particulier, comment organiser et maintenir les cadences de production et surtout de livraison, lorsque les activités et intérêts d’autant d’acteurs – en compétition dans le meilleur des cas – doivent être synchronisés durablement ? Pensez-vous réaliser des économies d’échelle et éviter une érosion des ressources par essaimage sur des PME ou des start-up qui n’ont pas encore complètement validé leur technologie et surtout leur capacité à honorer des commandes ?
Ensuite, la structuration de la filière française pose la question de l’éventuelle coopération industrielle avec d’autres nations également intéressées par cette technologie, dans un contexte de guerre commerciale avec les industriels chinois, étasuniens, turcs ou israéliens. Depuis 2020, un contrat de réalisation a été signé entre les partenaires européens pour développer l’Eurodrone. Pour diverses raisons, qui ont été discutées cet automne au Parlement, les premières livraisons ne sont envisagées aujourd’hui qu’au tournant des années 2030. Cette stratégie partenariale est-elle la bonne ? Ne faut-il pas préférer celle qui consiste à approfondir l’autonomie stratégique française de part en part ? Une alternative souveraine existe, représentée par le drone Aarok. Vous paraît-elle préférable ? Est‑il plus pertinent de concentrer les efforts sur la production nationale de champions fortement intégrés plutôt que d’être exposés à des arbitrages très incertains avec les partenaires européens et tenter d’équilibrer les modèles économiques par une stratégie d’exportation bien ciblée ?
M. Bastien Mancini. J’ai participé à la création de l’Adif, qui a vocation à regrouper les industriels français du secteur, qui n’est pas encore très structuré et rassemble un très grand nombre de PME et ETI. Cette structuration commence à poindre malgré tout, grâce à l’Adif et au pacte drones.
Par ailleurs, le terme drone désigne des objets qui demeurent assez différents, et vont d’un jouet de 30 grammes à un bombardier de dix tonnes. J’encourage peut-être l’Académie à lancer des travaux pour trouver les trente mots permettant de désigner le vaste ensemble aujourd’hui regroupé sous le terme générique de drone, de la même manière que les Esquimaux utilisent trente mots différents pour évoquer la neige.
M. Jérôme Bendell. Vous avez mentionné l’arbitrage entre les grands programmes de coopération européens et le soutien à une industrie nationale qui investit et exporte. L’expérience d’Exail est marquée par sa réussite à l’export dans des projets sur lesquels nous avons investi en fonds propres, ce qui nous permet de nous positionner sur des programmes d’acquisition européens. Ce modèle a été particulièrement pertinent, en ce qui nous concerne.
Ensuite, vous avez évoqué la souveraineté. Chez Exail, nous fonctionnons sur une souveraineté quasi complète, à travers une intégration verticale de nos produits, qui nous aide à maîtriser l’intégralité de notre chaîne d’approvisionnement. Cette stratégie industrielle contribue donc selon nous à la souveraineté française et nous permet de proposer des capacités à la défense. À titre d’exemple, nous maîtrisons l’enjeu de la batterie en France.
M. Aurélien Rousseau (SOC). Le pacte drones consiste en quelque sorte à sortir de l’idée du programme d’armement pour passer à une approche par « l’expérience client », le client étant les armées. Au-delà des annonces et de l’affichage, cette culture est-elle désormais ancrée ?
Ensuite, dans le cadre du pacte drones et dans la dynamique de l’économie de guerre, certains matériels nécessiteraient-ils l’intervention de la puissance publique ? Vous évoquiez par exemple les cellules de batterie, mais j’imagine que le raisonnement peut s’étendre à d’autres composants. Les sujets relatifs à la taxonomie ou la dualité des produits pourraient-ils permettre d’accélérer la dynamique d’appropriation de ces outils ?
M. Henri Seydoux. Pour le dire de manière un peu abrupte, je ne pense pas que la méthode de « l’expérience client » que vous mentionnez soit désormais bien établie. Pourtant, il s’agit de la seule méthode utile : la haute technologie, la high tech, se développe par l’usage. Nous fabriquons des drones, mais nous ne savons pas exactement quelle sera l’étendue de leur champ d’utilisation. Par conséquent, il est essentiel de connaître le retour d’expérience des usagers de drones, qu’il s’agisse de l’armée, de la police ou des pompiers.
Ensuite, pour un industriel, l’enjeu principal concerne l’investissement. Parrot est une entreprise de taille modeste, mais je dois investir environ 40 millions d’euros par an, de manière extrêmement ciblée. Dans ce domaine, chaque pays agit selon sa culture. Par exemple, Taïwan a une longue tradition d’investissement dans son industrie et investira donc des centaines de millions de dollars dans ce domaine, si cela lui semble nécessaire.
Par ailleurs, je souhaite revenir sur la question existentielle des armes autonomes et de l’IA, sujets éminemment politiques. L’ONU a ainsi documenté une attaque d’un drone turc entièrement autonome en Libye. Il est essentiel que les démocraties fassent preuve de fermeté et convainquent de la nécessité d’interdire les armes autonomes, au même titre que les gaz de combat ont été interdits depuis la première guerre mondiale. Des traités internationaux doivent agir en ce sens, afin qu’une intelligence humaine soit toujours intégrée dans la boucle de décision.
De fait, la tentation de céder à un usage des armes autonomes ne cesse de croître, confortée par l’expérience des conflits et le manque de pilotes. En Ukraine, plusieurs millions de drones sont tirés chaque année et les Ukrainiens ont dû former 30 000 pilotes, dans l’urgence. Encore une fois, il faut militer pour une interdiction ferme de l’autonomie des drones, quels qu’ils soient.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). L’usage des drones est en perpétuel développement dans les domaines civil et militaire. L’évolution technologique est fulgurante et nous pouvons collectivement faire la constatation de l’usage massif des drones en Ukraine. Les armées et les industriels bénéficient donc de retours d’expérience de ce champ de bataille. Quelles avancées stratégiques et industrielles peuvent être tirées de l’usage massif des drones en Ukraine ? Nous permettent-elles de lever certaines barrières technologiques industrielles ?
Par ailleurs le général Schill, chef d’état-major de l’armée de terre encourage l’accélération de l’utilisation des drones, les conflits armés étant démultiplicateurs de l’innovation, au même titre que l’application du numérique et l’intelligence artificielle. Un des enjeux exprimés par les industriels et les armées vise à faire converger les besoins opérationnels et réglementaires d’un côté et les réponses technologiques de l’autre.
La cybersécurité et la souveraineté logicielle constituent des enjeux industriels forts pour garantir une utilisation opérationnelle sur nos terrains d’intervention. Toutefois, le recours à l’IA diffère selon le pays producteur et l’entité utilisatrice de drones. La projection de robots tueurs constitue une des craintes exprimées par nos concitoyens. Des ONG ont d’ailleurs engagé une campagne internationale d’interdiction de ces robots. En 2018, plus de 200 entreprises technologiques ont signé un engagement public à ne pas participer au développement, à la fabrication, au commerce ou à l’utilisation d’armes autonomes létales.
Face à la possibilité que les drones français soient détournés de leur usage premier après leur vente, comment vos industries se positionnent-elles sur les enjeux éthiques que représentent les robots tiers et l’usage massif de l’intelligence artificielle ?
M. Bastien Mancini. Je partage entièrement les propos de M. Seydoux concernant l’interdiction des armes autonomes. Delair est une entreprise de drones civils et nous avons débuté notre activité en produisant des drones pour inspecter les pipelines. Ce n’est que par la suite que nous sommes passés aux drones militaires. En Ukraine, nos drones servent notamment à désigner des cibles et certains de nos drones sont ensuite équipés d’armes par l’usager final. Ces éléments nous ont conduits à mener une réflexion au sein de notre entreprise, qui demeure de taille modeste, pour établir une charte éthique. J’estime qu’elle est essentielle ; j’ai moi-même besoin d’être intellectuellement en accord avec l’usage qui est fait de nos produits. Une réflexion approfondie m’a ainsi conduit à me dire que la défense de nos valeurs démocratiques justifie dans certaines circonstances l’usage nécessaire de la force.
M. Jérôme Bendell. Exail ne produit pas de systèmes de drones de destruction autres que ceux dédiés à la destruction de mines. Aujourd’hui, sur le plan éthique, l’entreprise se refuse de prendre un quelconque leadership dans le domaine des drones de destruction et elle a établi un certain nombre de règles en ce sens. Nous fabriquons des drones supervisés : ils disposent d’une certaine autonomie, mais tous nos systèmes impliquent la présence d’un humain dans la boucle de décision, qu’il soit civil ou militaire. Nos systèmes de bateaux autonomes peuvent avoir jusqu’à trente jours d’autonomie, ils peuvent traverser des océans et effectuer des missions extrêmement importantes, mais il demeure toujours un lien avec un contrôleur, qui peut arrêter le drone en cas de besoin. Sur le plan réglementaire, nous respectons naturellement l’ensemble des contraintes d’export imposées par l’État. Nous disposons enfin de chartes éthiques pour nous guider dans cette démarche.
Mme Josy Poueyto (Dem). À travers vos expériences et vos réussites, vous incarnez finalement les réponses aux nouveaux besoins exprimés par nos armées. Nous portons de notre côté la volonté de mieux comprendre vos fonctionnements pour tenter de mieux structurer encore une stratégie d’acquisition et de développement de drones militaires. En somme, il s’agira toujours de stimuler l’innovation.
Je me préoccupe des conditions de l’accélération de la production. Notre industrie dispose de nombreux atouts pour y parvenir grâce à la présence sur ce marché d’une importance diversité d’acteurs de grande qualité. La filière des drones possède même un avantage comparatif. Elle peut aussi compter sur les expertises de nos autres champions, par exemple dans l’aéronautique, les systèmes embarqués et le numérique. Cet ensemble forme un écosystème performant, mais je m’interroge sur les synergies en place, leur efficacité et leur évolution pour assurer le développement attendu. Le secteur apparaît en effet assez fragmenté, raison pour laquelle le ministre a engagé cette année le « pacte de drones aériens de défense », fondé sur un modèle collaboratif. Il est certainement trop tôt pour tirer un bilan et des perspectives claires sur ce pacte, mais la croissance du secteur dépend aussi d’autres partenariats.
Quels sont les freins à des coopérations internationales plus prononcées en termes de partage de ressources et de mutualisation de moyens ? Dans ce cadre, le développement de la filière ne nous expose-t-il pas à un risque de perte d’autonomie ?
M. Jérôme Bendell. La filière est effectivement très fragmentée, le marché est encore jeune et peu consolidé. Dans notre segment des drones maritimes, nos principaux compétiteurs ne sont pas français, mais américains ou du nord de l’Europe. Peu à peu, le marché se consolidera, il y aura des gagnants et des perdants et l’État n’aura pas nécessairement un rôle décisif, compte tenu du caractère international des marchés.
S’agissant de la partie stratégique relative à la coopération, Exail met un point d’honneur à maîtriser sa chaîne d’approvisionnement pour les équipements de ses drones, jusqu’aux composants, afin de pouvoir mieux innover et développer des produits pour les marchés que nous ciblons. En conséquence, nous sommes stratégiquement viables pour la France.
M. l’ingénieur général de l’armement Claude Chenuil. L’Europe s’implique de plus en plus en matière de défense, ce dont nous pouvons nous féliciter. En revanche, il est indispensable que les financements européens soient fléchés vers des industries européennes et non des industries américaines. Il nous faut faire preuve d’une grande vigilance dans ce domaine précis. De même, les États membres doivent conserver leur souveraineté concernant la politique d’exportation.
Ensuite, la production industrielle constitue un enjeu majeur, sur lequel la DGA travaille. Selon moi, une des pistes de réflexion pour la montée en cadence en cas de conflit concerne les industries civiles qui ne produisent pas de drones aujourd’hui, mais des équipements similaires, qu’il s’agisse d’électronique ou de plastique. La DGA explore cet aspect, car il permettrait de monter en puissance rapidement et à moindre coût, si la nécessité se faisait jour.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de cinq questions complémentaires, en commençant par une première série de trois interventions.
M. Damien Girard (EcoS). Notre pays possède le deuxième territoire maritime du monde. La sécurisation de cet espace est vitale, car celui-ci est stratégique en matière écologique, mais aussi en termes de connectivité et d’activité économique. J’ai eu l’occasion d’interroger, il y a deux semaines, le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale sur l’enjeu de la lutte qui s’amorce entre grandes puissances pour les fonds marins. Dans ce domaine, la France dispose de compétences technologiques avancées. Grâce à l’innovation, les drones peuvent remplir plusieurs fonctions, des missions de reconnaissance et défense, mais aussi un usage scientifique. Quelle approche stratégique et capacitaire adopter pour permettre la surveillance et la protection de notre zone maritime par les drones maritimes et sous-marins ? Pour quels usages et quelle complémentarité avec les moyens classiques ?
Mme Corinne Vignon (EPR). Monsieur Mancini, j’ai eu le plaisir, l’an dernier, de visiter votre entreprise, qui est une success story à la toulousaine. J’y ai découvert les drones de type avion qui peuvent voler au-delà de 100 kilomètres. Je sais également que vous les commercialisez dans soixante-dix pays. Le ministère des armées vous a commandé 300 drones de surveillance et 2 000 kamikazes, dont une centaine a été livrée en urgence à l’Ukraine.
Après vous être diversifiés dans les drones sous-marins, vous venez d’acquérir Squadrone System, producteur de drones multicoptères, spécialiste d’essaims de drones pour la défense. Cette opération de croissance externe est à saluer dans un marché du drone français et européen composé d’une multitude d’acteurs dont la santé financière est souvent fragile. La pérennité de ce marché doit justement passer par une phase de consolidation pour atteindre des volumes nécessaires à une production de masse permettant de réduire les coûts et de rendre des équipements plus attractifs face à nos compétiteurs.
Quels sont pour vous les principaux freins à la croissance des entreprises françaises du secteur ? S’agit-il de la frilosité des établissements bancaires face aux besoins d’exportation des entreprises, de la réglementation européenne qui restreint la portée des drones à un kilomètre ou de l’acceptation sociale, qui peut limiter le déploiement des drones pour certains usagers ?
Mme Caroline Colombier (RN). Les Ukrainiens ont développé une gamme de drones variés comme les drones kamikazes Rubaka ou le drone missile Palianytsia, mais encore bien d’autres modèles. Pouvez-vous évoquer la diversité des drones ? Ensuite, quels sont les principaux problèmes de réglementation auxquels vous êtes confrontés, lors des processus de certification de vos drones, avec la direction générale de l’aviation civile (DGAC) ou le ministère des armées ?
M. Jérôme Bendell. Monsieur Girard, vous avez raison de souligner que la France possède le deuxième territoire maritime du monde. À ce titre, l’utilisation des drones devrait être complètement évidente pour pouvoir couvrir plus facilement cet espace. De fait, des solutions existent déjà, à des coûts parfaitement acceptables. Je pense notamment à notre drone Drix, utilisé en océanographie, qui permet également de mener des missions de surveillance.
En réalité, l’enjeu porte plus sur l’évolution de la réglementation. Concernant les drones maritimes, une nouvelle réglementation a vu le jour, afin de prendre en compte les évolutions technologiques. Elle devrait permettre la généralisation de ces moyens de surveillance de nos côtes, y compris dans des territoires très lointains. À titre d’exemple, certains de nos Drix naviguent aux États‑Unis ou en Asie tout en étant opérés depuis la France. En réalité, tout dépend des orientations que les pouvoirs publics souhaitent prendre, ce qui impliquerait des changements d’habitude et même de culture.
M. Bastien Mancini. Madame Vignon, je vous remercie pour vos compliments, que je transmettrai à nos 150 salariés très impliqués, qui ne ménagent pas leurs efforts. Je souhaite par ailleurs revenir sur le volet réglementaire. La France était ainsi en avance sur la réglementation des drones en 2012, grâce à des premiers arrêtés publiés par la DGAC, qui ont permis de développer ce tissu de PME. Ainsi, dès 2012, un arrêté permettait d’envoyer les drones à une distance quelconque de l’opérateur. L’Europe a ensuite pris la main en 2019 et a voulu créer une nouvelle méthode, qui n’a pas été couronnée de succès. En effet, plutôt que de reprendre les méthodes de l’aéronautique classique, elle a voulu tout réinventer, ce qui est particulièrement chronophage et coûteux.
À un moment donné, il est nécessaire de prendre des risques, ce que la réglementation française de l’époque avait bien compris. Il y a dix ans, nos drones pouvaient inspecter des dizaines de milliers de kilomètres de lignes électriques, mais aujourd’hui la distance a été réduite à un kilomètre. Dès lors, cet usage civil n’a plus de sens en termes économiques, ce qui freine la massification de tels drones, laquelle est pourtant indispensable pour diminuer leur coût.
Simultanément, il est positif de pouvoir disposer d’une réglementation européenne, car elle concerne un marché doté d’une taille suffisante pour pouvoir envisager l’amortissement des coûts de développement. À ce titre, lancer des marchés d’acquisition à l’échelle européenne permettrait sans doute d’atteindre cette masse tant recherchée.
M. Thierry Tesson (RN). En vous écoutant, je me dis que la réalité dépasse la science-fiction. Je pense également aux révolutions qui ont émaillé le secteur de l’armement, comme le char d’assaut ou l’informatique. Comment utiliser les drones ? Au début de la guerre en Ukraine, des drones moyenne altitude à longue endurance (MALE) ont été utilisés. Désormais, nous observons un recul de l’utilisation de cette arme, à l’inverse des drones jetables, produits en très nombreuses quantités. Ma question s’adresse principalement au représentant du Gicat. De votre position d’observateur, pensez-vous que la pertinence des drones MALE reste valable dans le cadre des conflits actuels et à venir ?
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). Quelles sont vos réflexions concernant le développement d’une nouvelle classe de drones dits hypersoniques, capables en théorie d’emporter des charges utiles réservées à la surveillance classique et/ou des charges explosives ? Certains d’entre eux sont propulsés à l’hydrogène, à l’instar des projets de l’entreprise Destinus, dont le fondateur, dissident russe et entrepreneur du new space, cherche à s’implanter en France. La presse a d’ailleurs révélé que l’essentiel de son activité consiste désormais à livrer des drones d’attaque low cost à l’armée ukrainienne. Est-il pertinent d’investir dans ces capacités susceptibles de conférer un avantage stratégique aux armées, dans l’hypothèse où elles deviendraient opérationnelles ?
M. Henri Seydoux. Il existe environ 200 fabricants de drones en Ukraine, souvent dirigés par des entrepreneurs très dynamiques, alors même que l’Ukraine n’est pas un acteur majeur de la high tech et ne dispose pas d’industrie du logiciel ou du capital-risque. Les Ukrainiens montrent ce qu’il est possible de réaliser avec très peu de structures. Mais si la guerre devait survenir en Corée du Sud, à Taïwan ou en Chine, nous serions confrontés à la même problématique que les fabricants de téléphones GSM des années 1990 face à la vague des iPhones : nous serons totalement débordés. La high tech européenne n’a jamais réussi à passer à l’échelle. Les succès allemands ou français comme Dassault Systèmes constituent en réalité des exceptions et non la norme.
Si jamais le risque d’un conflit se matérialise à Taïwan, les Taïwanais produiront des drones par dizaines de millions. En effet, la technologie des drones low cost est une technologie civile, très proche de la technologie du téléphone mobile, qui utilise beaucoup l’IA et des puces extrêmement puissantes. La téléphonie mobile est ainsi une industrie qui fabrique deux milliards d’objets chaque année. Par conséquent, j’estime que la seule manière de tirer son épingle du jeu consiste à mener une stratégie de l’exception : en matière de drones comme de high tech, les chances de voir émerger de grands leaders européens sont extrêmement faibles.
M. l’ingénieur général de l’armement Claude Chenuil. Les drones MALE sont théoriquement en dehors du périmètre du Gicat. Dans ce domaine, il convient d’être extrêmement prudents. Aujourd’hui, un drone MALE qui vole dans le ciel ukrainien constitue une cible, mais nous ne savons pas quelles seront les évolutions technologiques demain. Peut‑être obtiendrons-nous des systèmes qui permettent de protéger ce type de drone. Si nous parvenons à produire des drones MALE en quantité, la situation peut aussi évoluer. Se pose donc ici, une fois encore, la question de l’échelle, ce qui nous ramène aux enjeux d’industrialisation.
Il a été également question des drones rapides. À ce sujet, la différence entre drones et missiles commence à devenir particulièrement ténue. Dans le cadre du pacte drones, un groupe de travail dédié aux drones rapides est précisément en cours de constitution, dans la mesure où nous percevons un besoin. Au-delà, si nous voulons réaliser des munitions téléopérées permettant de frapper dans la profondeur, il faudra nécessairement monter en taille, compte tenu des lois de la physique. Le champ des possibles est infini en matière de drones et il nous faut explorer toutes les pistes.
M. Bastien Mancini. La technologie des drones est novatrice en ce qu’elle permet de produire en masse des objets volants qui ne transportent personne. Delair est un essaimage du Centre national d’études spatiales où je travaillais précédemment. D’une certaine manière, un drone est un satellite qui vole dans l’atmosphère, un objet autonome, qui culturellement et technologiquement se distingue de l’avion. Or cette nouvelle culture n’est pas forcément bien appréhendée, y compris par les pouvoirs publics. À titre d’exemple, les drones relèvent de la DGAC et donc du ministère des transports, alors même que la plupart des drones ne transportent rien aujourd’hui. Ces spécificités renforcent l’intérêt de structurer la filière, afin de pouvoir entamer un dialogue constructif avec les pouvoirs publics.
M. Jérôme Bendell. Vous avez évoqué les enjeux de la masse et de la projection des drones. Dans le domaine des drones sous-marins, ceux qui sont employés pour l’étude des grands fonds doivent être capables de descendre à plusieurs milliers de mètres. Il ne s’agit donc pas de drones « standard », mais de drones dont les volumes, les tailles et les résistances sont singuliers. Ensuite, puisque ces engins sous-marins doivent parcourir de grandes distances, il est nécessaire qu’ils disposent d’une plus grande autonomie que les engins contrôlables à plus proche distance. Certains de nos drones mesurent ainsi seize mètres et disposent de trente jours d’autonomie. De fait, la maîtrise de telles technologies n’est pas accessible à tous les industriels, de la même manière que peu d’entre eux sont en mesure de fabriquer des avions de chasse.
Naturellement, nous sommes confrontés à des compétiteurs, mais dans certains domaines, la France a la chance de maîtriser certaines capacités dont l’accès est beaucoup plus restreint que celui des drones civils « lambda ».
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
9. Audition commune, ouverte à la presse, de l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta, directeur de la direction internationale de la coopération et de l’export de la direction générale de l’armement (DGA/DICE), de M. Armel Castets, sous-directeur du financement international des entreprises et du soutien au commerce extérieur à la direction générale du Trésor, et de M. Bruno Berthet, président du conseil d’Aresia et président de la Commission internationale du GIFAS, pour le Conseil des industries de défense françaises (CIDEF) sur la problématique du soutien à l’exportation des entreprises de la BITD (cycle économie de guerre) (mercredi 15 janvier 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons notre cycle sur l’économie de guerre par une audition relative au soutien aux exportations des entreprises de notre base industrielle et technologique de défense (BITD). Je précise que cette audition est distincte de l’audition des ministres sur le rapport 2024 relatif aux exportations d’armes de la France. Cette dernière audition, que nous avons dû reporter du fait de la démission du gouvernement Barnier, devrait se tenir le 18 février après-midi, conjointement avec la commission des affaires étrangères et la commission des affaires économiques.
La présente audition a pour objet de nous interroger sur l’efficacité du soutien apporté aux exportations des entreprises de la BITD. Chacun sait ici que l’exportation de matériel militaire est indispensable pour maintenir une BITD autonome, renforcer nos alliances et garantir notre indépendance. Cette attention a conduit à la mise en place d’un écosystème étatique de soutien aux exportations de matériel militaire, en complément des actions conduites par le groupement professionnel. Cet écosystème est-il efficace ? Comment pourrait-on éventuellement l’améliorer ?
Pour saisir plus nettement le sens de cette question, nous accueillons l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta, directeur de la direction internationale de la coopération et de l’export de la direction générale de l’armement (DGA), ainsi que M. Armel Castets, sous-directeur du financement international des entreprises et du soutien au commerce extérieur à la direction générale du Trésor (DGT). Je rappelle que la DGA et la DGT constituent deux acteurs clés du soutien aux exportations. Messieurs, votre présence aujourd’hui démontre la dimension interministérielle du sujet.
Nous accueillons enfin M. Bruno Berthet, président du conseil d’Aresia, un équipementier important du secteur de l’aéronautique civile et de défense. M. Berthet est présent aujourd’hui en sa qualité de président de la commission internationale du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) et représente à ce titre le Conseil des industries de défense françaises (Cidef).
Messieurs, avant que vous ne soyez interrogés par les membres de la commission, je vous cède la parole pour un propos liminaire.
M. l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta, directeur de la direction internationale de la coopération et de l’export de la direction générale de l’armement (DGA/Dice). Je vous présente, en mon nom propre et au nom de la direction générale de l’armement, nos meilleurs vœux pour 2025. Notre monde est malheureusement désordonné et dans ce monde, nous avons besoin d’une action et d’une diplomatie centrales. Pour présenter une forte crédibilité diplomatique, nous devons disposer d’un fort caractère opérationnel de nos forces armées et, pour ce faire, nous avons besoin d’une industrie d’armement forte et souveraine.
Les représentants de la DGA, de la DGT et de l’industrie que vous recevez aujourd’hui cherchent d’abord et avant tout à procurer le plus d’atouts possible à la France dans ce domaine. En m’engageant dans mon poste, la première question que je me suis posée concernait le rôle de l’État dans la stratégie d’export d’armement, alors que l’on pourrait penser de manière superficielle que la stratégie export relève en premier lieu des directeurs commerciaux des entreprises.
En quoi l’export relève-t-il d’une politique publique ? Je pense que nos échanges y répondront largement. Nous illustrerons nos propos par des exemples les plus parlants possibles, même si le contenu et le niveau de concurrence commerciale, de rivalité géopolitique et diplomatique nous empêcheront d’entrer dans un détail trop fourni. Pourquoi exporter ? Pourquoi est-ce une politique publique ? La première raison est liée aux retombées économiques : les exportations de matériel de guerre françaises représentent en moyenne 8 milliards d’euros par an, avec des pics réguliers liés à un ou plusieurs contrats importants.
À titre d’exemple, en 2022, les exports ont représenté 27 milliards d’euros, dont le principal contributeur était le contrat Rafale aux Émirats arabes unis. Sur la même période, le déficit de la balance commerciale française au niveau des biens s’établissait à 160 milliards d’euros. En 2024, les exports se sont élevés à 18 milliards d’euros, comme l’a récemment révélé le ministre des armées lors de ses vœux. Néanmoins, ces chiffres sont très loin de décrire la politique d’exportation de la France. Cette politique est en effet d’abord et avant tout l’expression de notre politique étrangère. À titre d’exemple, il y a deux ans, la Pologne a fait l’acquisition de deux satellites d’observation auprès de la France. Le montant de ce contrat était tout à fait significatif, mais l’essentiel était ailleurs, dans le partenariat établi. En effet, un partenariat dans le domaine des satellites d’observation concerne non seulement la communauté du renseignement, mais il est aussi vital pour notre diplomatie, d’autant plus qu’il intervenait après une période de refroidissement avec la Pologne.
Les exportations sont également un vecteur de stabilisation et de sécurité régionale. Quand le contrat Rafale a été passé avec les Émirats arabes unis, la presse a largement reconnu que Dassault Aviation avait obtenu un contrat d’environ 16 milliards d’euros. Mais le partenariat stratégique qui en a découlé a conduit la France à assumer son rôle de partenaire lors de l’attaque terroriste de janvier 2022 – que les Émiratis considèrent comme leur « 11 septembre » – notamment parce que nous avons déployé des missiles de défense sol-air. Les échecs permettent également de mesurer le poids de la politique étrangère dans une acquisition, comme en témoigne l’épisode Aukus, il y a quelques années.
Les coopérations ou les exports peuvent aussi relever bien plus, par moments, d’une politique que d’une stratégie commerciale. Dans une crise, il est souvent de bonne politique d’opposer plusieurs fronts à l’adversaire. Il s’agit de fronts militaires, naturellement, mais pas seulement. Tisser des relations d’armement avec des alliés historiques d’un rival peut faire évoluer les allégeances et l’obliger à disperser ses efforts. C’est clairement ce que font certains de nos rivaux dans certaines régions du globe. Il n’y a pas de raison de nous interdire d’agir de la même manière, de notre côté.
Vous avez évoqué, monsieur le président, l’économie de guerre. Dans ce cadre, on pourrait se demander si l’export ne conduit pas à diluer nos efforts, alors que nos stocks d’armements et de munitions sont loin d’être pléthoriques. En réalité, il n’en est rien : nous pouvons décider de réinvestir aujourd’hui parce que nous avons précisément su garder les compétences et les capacités de production pendant les périodes de crise en termes de commande publique, grâce à l’export. L’exemple du missile Mistral de défense sol-air de très courte portée est à ce titre éclairant. La France n’en avait pas commandé pendant environ une décennie, mais les partenaires étrangers l’avaient fait. C’est grâce à ces commandes que nous avons pu relancer les chaînes de production, en 2022. Et c’est grâce à ces chaînes que nous avons pu satisfaire le besoin urgent des armées françaises, mais aussi de plusieurs armées partenaires, notamment en Europe et en Ukraine.
Une boucle « vertueuse » de l’export est également liée au fait qu’il donne lieu à des redevances. Contrairement à l’industrie civile, qui développe le plus souvent ses produits sur fonds propres ; dans le domaine militaire, le contribuable finance le plus souvent les développements. Il est donc juste que l’industriel, qui exporte et engrange donc des marges sur ces contrats export, rétrocède une partie de ses bénéfices à l’État, qui peut alors les réinvestir dans ses programmes d’armement. Enfin, l’export permet le maintien de la compétitivité de la BITD qui se heurte à la concurrence et qui n’attend pas tout d’un État-providence.
En synthèse, l’export permet de disposer d’une BITD solide et souveraine, qui offre la possibilité à nos armées de remplir leur contrat opérationnel et qui nous évite de dépendre de fournisseurs étrangers ; lesquels pourraient décider de retarder les livraisons à la France pour assurer d’autres de leurs priorités.
Comment agissons-nous ? Notre leitmotiv concerne des armements crédibles portés par un accompagnement étatique agile. Il est très souvent fait mention de « l’équipe France », parce qu’elle associe de façon coordonnée les autorités politiques, les services étatiques sous le pilotage de la direction générale de l’armement, qui assure la cohérence d’ensemble de toutes ces actions. Il faut souligner que l’État est un acteur de plus en plus sollicité face à la demande grandissante des partenaires de recourir à des partenariats de gouvernement à gouvernement – ou G to G.
Il n’y a d’ailleurs plus réellement d’exports stricto sensu, car nous nous engageons de plus en plus dans des coopérations avec nos partenaires étrangers. Les armées, dans le domaine des opérationnels et de l’interopérabilité ; des entités spécialisées pour la formation ou la doctrine ; la DGA dans le domaine technique, capacitaire, programmatique et de profondeur de coopération industrielle ; le réseau diplomatique et la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) dans le domaine politico-militaire sont ainsi particulièrement mobilisés.
Le ministère chargé de l’économie contribue au soutien de l’État aux exportations françaises d’armement. Pour certains partenaires étrangers, le volet financier est essentiel, à travers des prêts dont ils ont besoin, afin de pouvoir acheter ces matériels à crédit. De fait, ces prêts peuvent être aussi importants que la performance intrinsèque des matériels. À ce rôle s’ajoute celui de la « finance de guerre », qui doit permettre de donner des outils à nos entreprises pour obtenir les financements nécessaires au développement de leur activité. Enfin, nos industriels sont incontournables pour produire des matériels de qualité, à un prix raisonnable et dans des délais de production le plus agressifs possible. De fait, les délais de livraison deviennent aujourd’hui un critère différenciant majeur en matière d’export.
Notre approche est équilibrée, mais également très rigoureuse. Les activités de commerce des armes sont strictement contrôlées. Le soutien étatique s’adresse aux grands groupes, mais également aux petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI). Ce soutien se manifeste par l’aide à des participations à des salons à l’étranger, mais aussi par la création de labels de type « utilisé par les armées françaises » qui représente un véritable gage de crédibilité, ou des considérations complètement stratégiques. Je pense notamment aux instruments européens qui imposent une coopération entre plusieurs États.
En France, notre écosystème industriel repose notamment sur de grands groupes. Mais pour que ces grands groupes français puissent avoir accès à des subventions européennes, il leur faut s’associer à des groupes étrangers. Dès lors, le réflexe naturel pourrait consister à aller chercher des PME à l’étranger au détriment de PME françaises. En conséquence, notre rôle consiste à nous assurer que si cela doit intervenir, la réciprocité doit également être la règle : dès lors qu’un maître d’œuvre étranger se lance dans une coopération internationale et veut rechercher des financements européens, il est de notre devoir à tous de soutenir l’introduction de PME françaises dans ces projets pilotés par des étrangers.
En conclusion, je répondrai sans détour que l’export est clairement une politique publique et nécessite une équipe France unie. Je sais d’ailleurs ce que cette équipe France doit à la diplomatie parlementaire. À ce sujet, mes équipes mais également l’ensemble du dispositif interministériel se tiennent à votre disposition en amont de vos réunions et de vos déplacements internationaux.
M. Armel Castets, sous-directeur du financement international des entreprises et du soutien au commerce extérieur à la direction générale du Trésor. Monsieur le président, je vous remercie pour votre invitation. Dans mon propos liminaire, je vais m’efforcer de revenir succinctement sur les performances à l’export des entreprises françaises de la, BITD, avant de rappeler les principaux outils publics de soutien à l’exportation pour le matériel de guerre. J’indiquerai enfin quelques points de vigilance chers à la direction générale du Trésor.
Les performances des entreprises françaises de la BITD connaissent des variations importantes d’une année à l’autre, au gré des très importants contrats. Cependant, ces performances demeurent soutenues dans le temps, si l’on prend en compte les prises de commandes, qui nous semblent constituer le bon indicateur. Ces prises de commandes s’établissaient à 8,7 milliards d’euros en 2023, contre 22 milliards d’euros en 2022 et 11,7 milliards d’euros en 2021. Elles seront de 18 milliards d’euros en 2024. Ces performances font ainsi de la France le deuxième exportateur de matériel de défense au monde. S’agissant des destinations, les contrats les plus importants concernent notamment l’Asie-Pacifique. Il faut également relever une base d’importation du matériel de guerre français en Europe, et enfin, des contrats conclus très régulièrement au Proche-Orient et en Afrique.
Ces performances sont bien sûr d’abord dues aux caractéristiques et à la qualité de la production du matériel par les entreprises de la BITD en France. Mais nous espérons également que le champ très développé des outils publics de soutien à l’exportation contribue financièrement à rendre l’offre française compétitive sur les marchés étrangers. À ce titre, je me concentrerai sur quelques dispositifs, au sein d’une gamme très diverse d’outils qui sont notamment exécutés par Bpifrance Assurance Export pour le compte et au nom de l’État.
L’outil principal concerne ainsi l’assurance-crédit, qui permet aux pays acheteurs d’emprunter les sommes nécessaires auprès de banques privées grâce à la garantie de l’État sur le prêt bancaire. Très concrètement, nous procédons à travers cet outil à une substitution du risque de non-paiement par le pays client, qui peut être élevé, par un risque souverain français, évidemment jugé plus sûr par les établissements bancaires. Deux effets vertueux se manifestent à travers cet outil : l’abaissement du coût du crédit et donc de l’acquisition, mais aussi la résorption d’une faille de marché, notamment pour les pays marqués par un risque de crédit élevé, qui peuvent éprouver des difficultés à trouver un mécanisme assurantiel en dehors du mécanisme de soutien public.
De plus, pour certains types de contrats particulièrement importants dans la relation diplomatique entre la France et le pays acheteur notamment, ou lorsque l’on rencontre des difficultés importantes de financement, nous parvenons à articuler cet outil – le crédit bancaire garanti – avec des prêts du Trésor. Dans ce cas, nous établissons une offre financière mixte, qui a deux effets. Le premier concerne à nouveau l’abaissement du coût total de financement. Le prêt du Trésor s’effectue à un taux fixe fixé par l’OCDE, mais puisqu’il émane directement de l’État français, il évite les marges bancaires sur la part du financement qui est prise en charge par le prêt du Trésor. Par ailleurs, il s’inscrit dans un accord d’État à État, ce qui permet d’éviter la procédure compétitive et ainsi de s’assurer que l’entreprise française obtienne effectivement le marché.
Un autre outil est constitué par la stabilisation de taux, y compris lorsque la banque offre un taux variable dans le temps. Dans ce cas, le Trésor vient en substitution pour offrir un taux fixe, ce qui constitue également un avantage compétitif pour l’offre française, notamment lorsque les conditions de marché sont particulièrement incertaines. Enfin, dans le cadre de la structuration de l’offre financière française, nous développons le refinancement des grands contrats à travers l’offre de la Société française de financement local (Sfil), caisse de réassurance qui vient refinancer le contrat. Cette offre permet de baisser le coût total de financement et représente à ce titre un élément important pour la compétitivité de l’offre française.
L’ensemble de ces instruments intervient dans un cadre approuvé annuellement par le ministre de l’économie. La politique de financement export détermine ainsi chaque année l’appétence au risque de l’État pour l’octroi, pays par pays, de ces outils financiers de soutien à l’export, qu’il s’agisse des prêts ou des assurances crédit. À cette intention, nous procédons à une évaluation annuelle des risques macroéconomiques et des risques intrinsèques aux pays, en examinant l’ensemble des indicateurs tels que les réserves de change, les arriérés ou la soutenabilité de la dette, qu’elle soit publique ou externe.
En fonction de cette analyse de risques, nos outils peuvent ensuite être ouverts, ouverts sous conditions, poser des restrictions sectorielles ou enfin être totalement fermés. Cette carte, publiée annuellement, est disponible sur le site de la direction générale du Trésor. En outre, la DGT participe à la commission interministérielle en charge de l’octroi des licences d’exportation au côté du ministère des armées et du ministère des affaires étrangères. À cet effet, nous appliquons la position commune européenne de 2008. Nous nous employons plus spécifiquement à analyser la capacité de l’État acheteur à rembourser le bien.
Je terminerai mon intervention en soulignant deux points d’attention de la DGT. Le premier concerne la place des PME et des ETI de cette BITD. Nous veillons à ce que nos outils permettent de soutenir de façon particulière leur offre. Il s’agit notamment de l’assurance caution export, qui permet de couvrir les émetteurs de caution contre le risque de défaillance de l’industriel. Cet outil offre ainsi aux banques la possibilité de s’exposer à des entreprises dont la surface financière est plus limitée. À ce titre, l’État a rehaussé la quotité maximale assurée de 50 % à 80 % des engagements de caution des PME et ETI. Il a par ailleurs doublé en 2023 le chiffre d’affaires social pris en compte pour savoir si l’entreprise se situe ou non dans la catégorie PME-ETI, en le relevant de 150 millions d’euros à 300 millions d’euros par an. Ce relèvement a permis de faire rentrer un nombre important d’entreprises dans ce champ.
Par ailleurs, dans l’instruction quotidienne des dossiers, nous veillons avec nos collègues Bpifrance Assurance Export à prendre en compte les spécificités et les difficultés particulières des PME. Il ne s’agit donc pas un outil en soi, mais d’une vigilance particulière. Enfin, en lien avec la politique publique de réindustrialisation du territoire, nos outils sont également conditionnés à des exigences de part française, c’est-à-dire la part de la valeur ajoutée du contrat – qu’elle soit industrielle, financière ou de service – qui est effectivement réalisée sur le territoire national. Le seuil minimal est de 20 % pour l’assurance-crédit et de 50 % pour les prêts du Trésor. Dans le cas de l’assurance-crédit, la part du contrat qui est effectivement couverte au moyen de la garantie publique est proportionnée à la part française. Il s’agit là d’incitations très fortes, afin de maintenir l’outil industriel sur notre territoire.
M. Bruno Berthet, président du conseil d’Aresia et président de la Commission internationale du Gifas, pour le Conseil des industries de défense françaises (Cidef). Mon intervention se déploiera en trois parties et évoquera le contrôle, le financement et le soutien, tel que l’industrie peut le percevoir. La France est un exportateur important d’équipements de défense dans le monde. Il s’agit là d’un axe stratégique, dont l’industrie est parfaitement consciente. De fait, nous n’exportons pas une arme de guerre au sens réglementaire du terme comme nous exportons des automobiles ou des biens de consommation classiques. La BITD bénéficie d’un haut niveau de savoir-faire et d’une force politico-commerciale significative, installée dans la durée.
L’exportation de défense est un cas spécifique, qui obéit à une réglementation particulière bien connue et parfaitement légitime. À ce titre, le premier soutien consiste à faire en sorte que le contrôle des exportations d’armements ne constitue pas un frein trop important. Ainsi, il faut disposer d’un contrôle qui soit à la fois fluide et rigoureux. Il est difficile d’être compétitif s’il est nécessaire d’attendre deux mois pour disposer d’une autorisation d’exploitation quand des concurrents peuvent l’obtenir en quinze jours.
Dans ce domaine, il existe désormais depuis des années une concertation importante et continue, à tous les niveaux. Je rappelle ainsi que le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale participe en personne à certaines réunions. Cette concertation donne globalement satisfaction : ce contrôle, tout en restant extrêmement rigoureux, s’est en effet largement fluidifié au cours des dernières années. La diminution du délai d’autorisation d’exploitation intervient depuis plusieurs années, même si nous observons aujourd’hui – de manière très conjoncturelle je l’espère – une réaugmentation de ce délai. Nous sommes très attentifs à cet aspect et dialoguons de manière permanente avec l’administration.
Ce contrôle est, de notre point de vue, indispensable et très rigoureux. La BITD est très attachée à ce que ce contrôle demeure national, dans la main des autorités gouvernementales françaises. En effet, une vision supranationale viendrait impacter un sujet de souveraineté nationale. Sur le fond, cette collaboration entre l’État et l’industrie concernant le contrôle se déroule de manière fluide. Nous appelons naturellement de nos vœux qu’elle puisse se poursuivre et même s’améliorer. L’industrie souhaite d’ailleurs que ce mode de coopération soit étendu à d’autres domaines, et particulièrement celui des biens à double usage.
Sur le plan économique, la BITD constitue une des rares filières dont la contribution à la balance commerciale de la France soit positive. Cette BITD n’est pas uniquement constituée de grands groupes dont les sièges sont situés à Paris, mais irrigue bien vos territoires. Les exportations de défense sont à la fois le fait de Dassault Aviation, de Naval Group, de Nexter et des grands satellitaires, mais aussi des PME et ETI implantées dans vos circonscriptions.
En matière de financements, le dispositif est devenu plus opérationnel ces dernières années. Pour autant, il importe de considérer la concurrence internationale, qui bénéficie de son côté de dispositifs attractifs, voire agressifs. Nos concurrents traditionnels constitués par nos alliés et partenaires états-uniens, allemands ou italiens sont aujourd’hui rejoints par un certain nombre de nouveaux arrivants qui prennent une part de marché de plus en plus importante sur le marché international, avec des offres de financement agressives, qui détonnent par rapport aux habitudes bien réglées qui existaient dans « le monde d’avant ». Parmi ces derniers, on peut citer la Corée du Sud ou la Turquie, mais la liste est en réalité relativement longue. Il s’agit notamment de l’Ukraine, qui est en train de se doter d’un tissu d’industries de défense extrêmement important et affirme ouvertement qu’elle a vocation à devenir un très grand exportateur d’équipements de défense.
L’accompagnement financier est significatif, mais peut toujours être amélioré. Du côté industriel, il faut relever à ce titre une France à plusieurs vitesses. Par exemple, le dispositif d’accompagnement et de soutien d’une exportation de Rafale est traité à Paris par les services centraux des ministères concernés et les directions générales des établissements bancaires. Il n’en va pas de même pour les projets de l’une des PME implantées dans vos circonscriptions ; dont les PDG doivent aller négocier leurs lettres de crédit avec des chargés d’affaires bancaires, qui ignorent l’existence d’une procédure CIEEMG (Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre).
Dans ce cadre, les groupements industriels comme le Gifas ont notamment pour mission d’accompagner leurs adhérents, pour essayer de déminer un certain nombre de cas connus. Cependant, il ne faut pas sous-estimer les difficultés auxquelles les industriels sont exposés lorsqu’ils veulent exporter. En matière d’exportation, il ne s’agit pas seulement de favoriser les approches de quelques grands industriels, ces fameux « éléphants » qui irriguent certes l’ensemble des entreprises la BITD. Il s’agit également de mobiliser plus amplement cette BITD pour aller chercher des contrats, en Europe et au-delà.
Les résultats de ces dernières années sont effectivement très significatifs, pour ne pas dire exceptionnels. Néanmoins, un certain nombre de faiblesses persistent en France. Celles-ci concernent d’abord les produits qui sont proposés : la BITD française propose très essentiellement des produits choisis et développés pour les armées françaises et bénéficie à ce titre du soutien de l’administration. Il n’en reste pas moins que le format militaire français est assez spécifique et que les produits proposés ne reflètent pas nécessairement une stratégie d’export en tant que telle de chacun des industriels. Le cas des drones est à ce titre assez significatif. Pendant très longtemps, ce segment a constitué un angle mort des propositions de défense en France, car notre armée n’en formulait pas la demande.
En conclusion, du point de vue des industriels, le soutien à l’exportation par l’administration française est extrêmement satisfaisant, mais peut encore être amélioré. À ce titre, je tiens à souligner que l’accompagnement parlementaire est essentiel. Dans certains cas, pour certains pays, votre contribution s’avère particulièrement utile et nous ne pouvons que souhaiter travailler encore mieux, ensemble.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
Mme Catherine Rimbert (RN). Monsieur l’ingénieur général, Messieurs, l’année 2024 a été positive en termes d’exportation d’armements, qui s’est établie à 18 milliards d’euros pour la France. Ce montant est encourageant, mais il s’explique surtout par les livraisons de vingt et un Rafale contre treize en 2023 et un carnet de commandes de 220 chasseurs à Dassault Aviation.
Cette dynamique des grands groupes de BITD ne doit toutefois pas faire oublier que les PME et les très petites entreprises (TPE), maillons essentiels de notre tissu industriel de défense, se heurtent à de nombreux obstacles administratifs liés à l’export control. Bien entendu, les process et les règles sont indispensables pour assurer le respect des obligations stratégiques et réglementaires de la France. Ils engendrent cependant des délais significatifs, des surcoûts et une mobilisation excessive des ressources internes des entreprises. Nous sommes bien loin de cette économie de guerre si chère à Emmanuel Macron.
Il est à souhaiter, dans le domaine de la défense comme dans bien d’autres, que si un jour nous devions être en guerre, la sur-réglementation et la complexité des normes s’effaceraient devant l’efficacité. À cela s’ajoute un constat alarmant : un grand nombre de TPE et de PME de BITD souffrent d’un manque de formation et d’accompagnement en matière d’export control, ce qui complique encore davantage leur capacité à se conformer aux exigences et à accéder aux marchés internationaux.
Dans ce domaine, comment simplifier les procédures pour encourager l’export tout en préservant les exigences de sécurité nationale ? Quelles mesures de formation ou dispositifs particuliers peuvent être mis en place pour renforcer les compétences des entreprises à l’export ? Enfin, comment le Gifas, la DGA ou la DGT peuvent-ils intervenir pour alléger ces charges administratives et réglementaires ?
M. l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta. Vous avez raison, les pics en montants d’exportation sont effectivement liés aux « éléphants » dont parlait M. Berthet. En 2024, l’export a concerné les chasseurs Rafale, mais également des sous-marins, à destination des Pays-Bas, pour un montant de plusieurs milliards d’euros, ou des canons Caesar. Mais ils ne sont pas les seuls : au sein des 18 milliards d’euros mentionnés, presque la moitié – environ 8 à 9 milliards d’euros – est constituée par le « socle », c’est-à-dire des contrats inférieurs à 200 millions d’euros, moins visibles et moins médiatisés.
Ensuite, notre objectif consiste à opérer de meilleurs contrôles, toujours plus efficaces. Dans le monde brownien, plus instable, dans lequel nous évoluons désormais, il est nécessaire de nous poser continuellement la question des évolutions possibles. Ce questionnement prend naturellement du temps, impliquant la réaugmentation des délais, précédemment évoquée. Cependant, soyez assurés que notre objectif consiste effectivement à accélérer ces processus, pour le bien de tous, entreprises et administration.
Nous sommes extrêmement vigilants à l’accompagnement des petites entreprises, même si des améliorations peuvent toujours intervenir. Nous organisons des séminaires en région, nous nous déplaçons auprès des entreprises, dans les territoires, pour assurer des formations pour expliquer le dispositif de contrôle export, à la fois français, mais aussi américain. En effet, la réglementation américaine sur le trafic d’armes au niveau international (International Traffic in Arms Regulations, ITAR) est extrêmement rigoureuse. Nous expliquons donc aux entreprises ces dispositifs, qui demeurent parfois méconnus.
M. Yannick Chenevard (EPR). Dès lors que l’on aborde le sujet de l’augmentation des exportations d’armement, cela signifie que la situation internationale se tend. Cette situation est marquée par le retour des empires. Certains pays, qui s’étaient quelque peu relâchés pour certains, souhaitent se réarmer et parfois très rapidement. En conséquence, ils achètent soit sur étagère, soit du matériel d’occasion, soit ils veulent des volumes, comme cela a été rappelé concernant les drones. L’amélioration des cadences de production en France a-t-elle un impact sur les livraisons à l’export ?
Ensuite, monsieur l’ingénieur général, vous avez évoqué brièvement la norme ITAR. Cette dernière ne constitue-t-elle pas un frein à l’export de matériel américain, puisqu’elle implique pour les pays acheteurs de demander aux États-Unis leur accord pour l’utilisation dudit matériel ? Dans ce cas, cette norme pourrait constituer un atout pour l’armement français. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
Enfin, nous constatons aujourd’hui le besoin de volume, de masse et de rapidité de production. En renouvelant l’ensemble de nos normes et de nos conditions de fonctionnement, qui représentent parfois un important handicap pour gagner des marchés très rapidement, nous mettons-nous en situation d’assurer cette masse, ce volume et cette rapidité ?
M. l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta. Tous les termes que vous avez évoqués sont particulièrement ciblés. Il faut produire vite, il faut produire des volumes. De fait, au-delà de la qualité intrinsèque des équipements, les conditions de financement importent grandement. Aujourd’hui, le principal discriminant est probablement relatif aux délais de livraison, qui tendent à s’allonger. Un homologue européen m’a ainsi indiqué que le pays fournisseur avec lequel il a contracté vient de lui annoncer un délai supplémentaire de quatre ans pour la fourniture du matériel commandé. En réaction, les pays clients partenaires demandent des délais de livraison particulièrement agressifs.
Les actions mises en œuvre depuis 2022 dans le cadre de l’économie de guerre ont contribué de manière assez notable à l’accélération de la production pour les armées françaises, mais aussi pour l’export. L’exemple le plus emblématique concerne probablement le canon Caesar. Auparavant, la société KNDS France attendait de recevoir une commande pour lancer la production de ce matériel, selon un schéma traditionnel. KNDS France a pris la décision très courageuse industriellement de décider de produire les « long-lead items », les sous-ensembles à cycle industriel long avant l’obtention de commandes fermes. Quand le marché de l’artillerie s’est ranimé, KNDS France a été en mesure de fournir ces canons dans des délais de livraison extrêmement agressifs.
J’ai déjà évoqué par ailleurs le cas des missiles Mistral. La plupart des pays européens avaient abandonné les capacités de défense sol-air, mais ils se sont brutalement réactivés. Puisque la chaîne de fabrication avait été maintenue par l’export et que la capacité existait, nous avons pu conclure un certain nombre d’accords étatiques avec Chypre, la Hongrie, la Belgique ou l’Estonie pour des acquisitions groupées de ces missiles Mistral, dont le cycle de production a été accéléré. Naturellement, cela n’est jamais suffisant et il serait souhaitable que les industriels puissent prendre encore plus de risques pour raccourcir leurs délais de livraison. Mais, honnêtement, nous sommes globalement en bonne voie.
Vous avez par ailleurs évoqué la norme ITAR. Le contrôle américain conduit de temps en temps à interdire des livraisons. Un des exemples emblématiques concerne le chasseur de sixième génération F35 que les États-Unis ont refusé de fournir à la Turquie parce qu’elle avait acheté des systèmes de défense sol-air russes. Nous pouvons parfois en profiter, mais dans certains cas, nous adoptons la même approche que le contrôle export américain.
Ensuite, le chantier des normes françaises est en cours. Il nous faut dépasser plusieurs difficultés, notamment la responsabilité personnelle, y compris pénale, d’un certain nombre d’acteurs. À ce titre, il convient de mener des réflexions pour se libérer de ces responsabilités personnelles, qui sont la marque des temps de paix. Si nous vivions un véritable temps de guerre, le ministère ou l’État seraient responsables. Or, aujourd’hui, nous ne sommes ni véritablement en paix, ni véritablement en guerre ; nous vivons dans un entre-deux, qu’il nous faut traiter.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je conserve une forme de doute concernant l’effectivité de cette responsabilité pénale individuelle, qui est parfois invoquée pour justifier l’absence de prise de risque, d’initiative ou d’audace. À ce titre, je suis preneur d’exemples concrets, si vous pouvez m’en fournir.
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). S’agissant de la problématique à tiroirs des exportations, je souhaite évoquer dans un premier temps les redevances perçues par l’État de la part des industriels, au titre des exportations d’armement.
Dans un rapport publié en janvier 2021, la Cour des comptes recommandait au ministère des armées « de faire preuve de plus de diligence dans l’établissement et le recouvrement des redevances dues par les industriels exportateurs et leurs sous-traitants ». Alors que les redevances doivent rembourser une bonne partie des prestations réalisées par l’État dans le développement ou la réalisation des technologies et outillages, certains industriels en contestent le calcul et répugnent à les acquitter. Le manque de transparence à ce sujet dans les documents budgétaires génère un manque à gagner difficile à chiffrer. Disposez-vous de davantage d’informations en la matière, notamment en ce qui concerne le montant des sommes perçues au titre de ces redevances, le mode de calcul, le taux de recouvrement, les éventuelles contestations et les moyens mis en œuvre par le ministère pour les recouvrer ?
Je souhaite également vous interroger à propos du travail de la CIEEMG, qui peut concerner des configurations critiques. Les documents divulgués par le média indépendant Disclose en avril 2019 ont prouvé que du matériel militaire français a été fourni à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis dans le cadre du conflit au Yémen, alors que ces pays sont accusés de crimes de guerre. Pourtant, il semble que cette commission continue d’autoriser l’exportation de matériel vers ces pays. Ce simple exemple nous amène à vous demander des éléments d’explication à propos des critères utilisés pour accorder ou non les licences d’exportation auprès de pays acheteurs.
Je rappelle, à toutes fins utiles, que la loi de programmation militaire (LPM) prévoit la création d’une commission parlementaire d’évaluation des exportations de matériel de guerre. Depuis la dissolution, aucune information n’est disponible sur les travaux et la composition de cette commission. Disposez-vous d’informations à ce sujet, au niveau du ministère ?
M. l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta. L’ensemble du ministère et du gouvernement considère qu’il est effectivement juste de percevoir ces redevances dans la mesure où ce sont essentiellement des deniers publics, et donc les contribuables, qui financent le développement de nouveaux matériels, pour les besoins des armées françaises. J’observe d’ailleurs que le principe même des redevances n’est pas l’apanage de la France, l’immense majorité des pays du monde le pratiquent. Du reste, lors des coopérations internationales, l’une des premières questions à résoudre consiste à s’entendre sur un mécanisme de redevances en cas d’export. Dans ces conditions, il est évidemment de notre devoir de recouvrer ces redevances.
Comme la Cour des comptes l’a relevé, ce recouvrement a été plus compliqué à une certaine période, pour de bonnes et mauvaises raisons. Par exemple, malgré ses excellentes performances et son succès actuel, le Rafale ne s’est pas exporté pendant quasiment vingt ans. Durant cette période, les industriels s’interrogeaient pour essayer de réduire leur prix à l’export et demandaient à l’État une exonération de redevance, afin de gagner des marchés.
Depuis le rapport de la Cour des comptes, des actions ont été mises en œuvre et nous avons émis un grand nombre de titres de perception qui, pour certains, restent à honorer par les entreprises. Mais la situation tend clairement à s’assainir. J’ajoute qu’en dépit des quelques créances qui n’avaient pas été recouvrées, la Cour des comptes concluait son rapport en indiquant que le bilan du système demeurait largement positif. Quoi qu’il en soit, l’une de nos missions prioritaires consiste bien à recouvrer ces créances, à la fois parce que le principe est juste, mais aussi parce que cela nous permet de réinvestir dans nos programmes d’armement.
Vous avez également mentionné la CIEEMG, qui n’est pas le thème central de cette audition. Cependant, je peux vous assurer que les critères examinés sont rigoureux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous dépassons actuellement les délais d’instruction qui pourraient être attendus ou espérés de la part de nos industriels. Lors de ces instructions, nous respectons naturellement tous les engagements internationaux de la France. Le plus important contrat de l’histoire française concerne les quatre-vingts Rafale vendus aux Émirats arabes unis. Il est à la fois parfaitement public et parfaitement assumé.
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). La Cour des comptes a rendu un rapport assez éclairant en 2023 sur deux volets spécifiques. Le premier concerne la formation et le soutien aux TPE et PME. La part de ces TPE et PME dans la BITD reste en effet insuffisante, alors qu’elles pourraient contribuer à une plus grande réactivité et une plus grande innovation. Ensuite, je souhaite également aborder le développement de la pratique des offsets, les compensations industrielles demandées par les pays acheteurs. De quelle manière ce sujet est-il appréhendé ? En effet, il me semble que cet aspect est particulièrement impactant pour les petites entreprises.
M. Armel Castets. Le soutien aux TPE et PME fait l’objet d’une attention constante de la part de nos équipes, au quotidien. Au-delà des instruments, soyez assurés que l’équipe France soutient notre tissu industriel. Pour y parvenir, nous nous efforçons de nous rendre accessibles aux TPE et des PME, mais également d’aller vers elles. Gaël Diaz de Tuesta a d’ailleurs rappelé les efforts de la DGA pour se déplacer dans les territoires et y faire connaître les instruments. Je veux également souligner que Bpifrance Assurance Export est filiale du groupe Bpifrance. À ce titre, nous nous appuyons sur le réseau Bpifrance dans les territoires, que vous connaissez bien, pour promouvoir, secteur par secteur, les spécificités des différents outils et du soutien dont les entreprises de la BITD peuvent bénéficier.
Naturellement, des marges d’amélioration demeurent et ont d’ailleurs été relevées dans le rapport de la Cour des comptes de 2023. Cependant, quand nous nous comparons à nos voisins, nous n’avons pas à rougir de la gamme des instruments disponibles, de l’ensemble des outils de soutien public, qui peuvent certes être affinés ou améliorés. Il nous faut encore développer notre effort « d’aller vers » en direction des TPE et PME. Nous y réfléchissons à la fois en interministériel, mais également à la DGT. En effet, lors de nos déplacements, nous rencontrons les chefs d’entreprise et leurs équipes et nous constatons que certains des instruments disponibles ne sont toujours pas connus. Je pense notamment à la procédure de l’article 90, un outil particulièrement intéressant, puisqu’il s’agit d’une avance remboursable mise à la disposition des TPE et PME, qui permet notamment d’adapter du matériel militaire déjà développé aux besoins spécifiques d’un pays de destination.
En résumé, nous offrons une gamme de produits disponibles, nous adaptons nos niveaux d’exigence, notamment l’exigence de contenu local, aux besoins des PME et des ETI. Au quotidien, dans l’instruction, nous nous efforçons d’être particulièrement vigilants pour les accompagner, car nous savons que l’obstacle administratif est plus élevé pour ces entreprises. Enfin, nous sommes conscients de ce défi « d’aller vers », qui doit continuer à tous nous mobiliser.
M. l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta. La procédure de l’offset était finalement assez vertueuse, originellement. Lorsque l’on vend un armement à un pays, celui-ci, désireux de ne pas trop déséquilibrer sa balance commerciale, demande qu’on lui achète des biens pour un montant ou une fraction du montant en question. Initialement, cela concernait par exemple des matières premières.
Petit à petit, ce mécanisme a été dévoyé par les pays qui pratiquent l’offset et qui ont demandé de se limiter au champ de la défense. Cela a d’abord entraîné des surcoûts pour le client qui pratique l’offset. En effet, lorsque l’on demande à un industriel de construire une usine dédiée ou un offset, sa première réaction va consister à surfacturer cette prestation, puisqu’elle lui coûte plus cher. Ensuite, le mécanisme induit un caractère potentiellement artificiel : lors de mes déplacements internationaux, j’ai pu constater qu’un certain nombre d’usines ou de sites de production créés par un offset, par un surcoût payé par le pays client, n’avaient pas véritablement de marché à l’expiration des obligations d’offset. En conséquence, la France ne pratique pas historiquement l’offset.
Il n’empêche que lors de nos achats, nous demandons un certain nombre de compensations, qui peuvent se révéler être des success-stories. À titre d’exemple, lors de l’achat de l’avion Hawkeye auprès des États-Unis, une PME française a été imposée par le biais de compensations. Elle a tellement bien réussi qu’elle figure désormais dans la chaîne de valeur de l’entreprise américaine.
Je pense que votre question portait également sur les difficultés rencontrées par les PME dans l’exercice de leurs obligations d’offset. Dans la mesure du possible, il convient de revenir à la philosophie originelle de l’offset. Si l’entreprise en question peut satisfaire ses obligations d’offset, par exemple en achetant un certain nombre de biens d’intérêt dans le pays en question, nous en revenons à la définition originale et vertueuse de l’offset. Le Gifas doit s’efforcer à ce titre d’identifier les opportunités qui existent en la matière.
Ensuite, il s’agit de jouer sur l’équipe France. En fonction des contrats, la PME peut souhaiter réaliser cet offset pour elle-même, mais elle peut aussi s’appuyer sur les grands groupes. Envisager la problématique en équipe France, sur la globalité du marché mondial, et non projet par projet ou pays par pays nous offre aussi une agilité qui nous permet de satisfaire un certain nombre de ces obligations.
M. Bruno Berthet. Certaines PME peuvent effectivement éprouver des difficultés en matière d’offset. En effet, quand un maître d’œuvre consent à un offset pour décrocher un contrat, son réflexe naturel va consister à modifier sa chaîne d’approvisionnement, au détriment d’une PME ou ETI française avec laquelle il travaillait jusqu’alors. En conséquence, la supply chain française doit s’organiser et le sujet de l’offset constitue un sujet industriel, qui se traitre entre maîtres d’œuvre et sous-traitants.
Ensuite, le soutien des PME et ETI pour l’export de défense fait partie de la politique publique, sur laquelle les parlementaires donnent leur avis. Dans certains cas, soutenir l’exportation de quarante fusils de précision peut demander presque autant de travail à l’administration que l’exportation d’un escadron de Rafale, qui bénéficie d’un regard plus attentif des plus hautes autorités de l’État. L’industrie demande ainsi que les services qui contribuent au soutien aux exportations d’armement soient mieux dotés en personnels : plus il y aura d’agents, plus les exportations de défense des PME et des ETI seront soutenues.
Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). Monsieur l’ingénieur général, je souhaite vous interroger sur la problématique de l’export impliquant d’autres pays. En effet, l’industrie de la défense se conçoit de plus en plus à une échelle européenne. Nous le constatons à travers les différents grands programmes d’armement terrestre comme le système principal de combat terrestre (MGCS), aérien avec le système de combat aérien du futur (SCAF) ou maritime, à travers le projet de corvette européenne (EPC). De fait, notre BITD devient de plus en plus une BITD européenne.
Pour autant, la législation sur l’exportation d’armements diffère d’un pays à l’autre. Nos partenaires allemands adoptent une vision particulièrement restrictive, laquelle peut être source de blocages. Arquus en a fait les frais en 2019 concernant les boites de vitesse, de même que le contrat SFMC, qui impliquait des éléments pyrotechniques du canon Caesar. Surtout, le sous-traitant, Nicolas industrie, a été poussé à la faillite du fait de ce même blocage allemand.
Cette difficulté présente d’autant plus d’enjeux que nos partenaires outre‑Rhin sont impliqués dans des projets comme le MGCS et le SCAF. Alors que nos chaînes de production d’armement sont de plus en plus intégrées au niveau multinational, comment mieux prévenir les blocages d’exportation par des partenaires européens aux législations différentes ?
M. l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta. Il existe une ligne rouge absolue, soutenue à tous les niveaux de l’État : le contrôle export doit rester national. Nous l’assumons, dans la mesure où ce domaine relève de l’expression de notre diplomatie, de notre politique, de notre géopolitique. Naturellement et simultanément, les autres pays disposent aussi de leur contrôle national, afin de garantir leur souveraineté.
En conséquence, dans les programmes en coopération, l’enjeu consiste à s’entendre et à adopter une posture conciliante, mais aussi à éviter de s’engager avec un maillon trop faible qui exporterait de façon désordonnée. Dans ce cadre, nous pouvons nous féliciter de l’accord intergouvernemental conclu avec l’Allemagne et l’Espagne pour l’instant et qui est amené à s’étendre à d’autres pays européens qui disposent d’une forte BITD. Cet accord nous permet de ne pas bloquer les exportations des autres pays sans une excellente raison d’intérêt national. En l’espèce, nous nous faisons confiance sur le caractère rigoureux de nos systèmes respectifs.
Depuis que cet accord a été signé avec les Allemands et les Espagnols, nous avons apuré un grand nombre de licences qui étaient en souffrance, par différents mécanismes. Le premier concerne le de minimis : dès lors qu’un système est au-delà de 80 % français, les Allemands ne peuvent pas s’opposer à un export. Cet accord comprend également un volet sur les grands programmes en coopération, comme le SCAF ou le MGCS où la clause de minimis ne s’applique pas. L’accord prévoit là aussi une confiance a priori, pour éviter les blocages intempestifs. Nous souhaitons malgré tout, notamment avant de lancer les phases successives du SCAF par exemple, que les règles du jeu soient très claires concernant la stabilité des positions des uns et des autres. Le contrôle export français prend un certain temps lors de l’instruction, mais une fois la licence initiale délivrée, il permet d’être stable dans le temps, ce qui constitue une grande force, reconnue par l’ensemble des partenaires.
M. Damien Girard (EcoS). Notre BITD vise notamment à garantir des capacités suffisantes pour défendre nos intérêts. L’exportation d’équipements militaires est une condition pour préserver la BITD française, première industrie de défense du continent européen et deuxième exportatrice au monde.
Je souhaite particulièrement vous interroger sur la dimension européenne de notre BITD. Deux élections de Donald Trump et le retour de la guerre sur notre continent n’ont pas freiné une dynamique de dépendance de notre continent vis‑à‑vis du matériel américain. Ainsi, la France, première industrie de défense de l’Europe, n’exporte que marginalement sur notre propre continent, près de 10 % en moyenne sur les cinq dernières années.
Le président de la République, dans son discours aux ambassadeurs, a d’ailleurs souligné cet enjeu et avancé l’idée d’une préférence européenne pour les marchés de la BITD du continent. Le besoin d’aider massivement des alliés tels que l’Ukraine et la construction progressive d’une force de défense européenne opérationnelle nécessitent en effet de s’appuyer sur des industries européennes
– notamment françaises – solides. Quelles sont les marges de manœuvre pour renforcer l’habileté des entreprises françaises en Europe ? Quel arbitrage opérer entre exportation de matériel français et projet européen commun ?
M. Armel Castets. L’européanisation du financement de la défense constitue une dimension essentielle, sur laquelle les administrations travaillent toutes intensément. À ce titre, je rappelle un certain nombre de développements récents qui représentent des signaux très positifs de la position française tenue à Bruxelles et auprès de l’ensemble de nos partenaires européens.
D’abord, la Banque européenne d’investissement (BEI) a évolué, après avoir tenu une politique très fermée pendant des années. Nous l’interprétons comme le résultat d’une prise de conscience sur la nécessité d’une autonomie stratégique européenne davantage affirmée. Très concrètement, elle peut octroyer des prêts aux entreprises de la BITD à travers l’enveloppe de l’Initiative stratégique pour la sécurité européenne, qui a été rehaussée de 6 à 8 milliards d’euros sur la période 2021-2027. Il existe encore des limites – que nous nous employons à faire évoluer – notamment dans sa politique d’exclusion des munitions, armes, équipements, infrastructures militaires et policières, qui atténuent la portée de ce soutien.
J’ajoute que le programme InvestEU, qui regroupe plusieurs instruments financiers du précédent cadre financier pluriannuel européen, contribue aussi à l’effort collectif, notamment au moyen de garanties budgétaires de l’Union européenne (UE) de 26,2 milliards d’euros, elles aussi gérées par la BEI. Le programme ambitionne un effet de levier sur la mobilisation d’investissements privés, afin de remédier aux défaillances de marché et au déficit d’investissement dans l’UE. Le périmètre du programme a été élargi et comprend quatre fenêtres : les infrastructures durables, la R&D, les PME et le social. Des investissements stratégiques ont été opérés à travers cette fenêtre, par exemple dans la cybersécurité, la défense et l’espace.
Enfin, le Fonds européen de défense a vocation à être pérennisé dans le prochain cadre financier pluriannuel, de même qu’un ensemble d’instruments européens qui ont été développés à titre exceptionnel, notamment le programme EDIRPA, le fonds ASAP et le programme EDIP. La France pointe la nécessité d’établir un minimum de commandes européennes à travers cette nouvelle fenêtre budgétaire. Cette position ne fait pas consensus à Bruxelles, mais nous réaffirmons notre ambition à son égard.
M. l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta. Monsieur le député, vous avez évoqué la préférence européenne et son caractère politique, qui est le pendant de ce qui se pratique ailleurs. Il suffit pour s’en convaincre de penser au Make America Great Again de Donald Trump ou à la politique pratiquée par l’Inde, illustrations d’une certaine forme de protectionnisme. Cette idée de la préférence nationale politique est bien à l’œuvre dans un certain nombre de blocs ou de pays du monde, et il me paraît tout à fait naturel que le président de la République l’exprime de manière symétrique.
Une autre approche plus technique peut être adoptée, celle de la bonne foi. Quand une entreprise étrangère envisage de produire en France ou en Europe, des coopérations gagnant-gagnant peuvent être réalisables si elle nous permet de nous approprier ses matériels, de les modifier et de les « franciser ». Mais si cette même entreprise se contente de fournir des « boites noires » que nous ne pouvons pas modifier, elle agit seulement dans une démarche purement mercantile et il est alors de notre devoir collectif de repousser cette coopération.
S’agissant de l’export ou de la coopération en Europe, il est toujours possible de faire mieux. Mais il faut relever les réussites, comme le programme CaMo de matériel terrestre avec la Belgique, le programme des sous-marins avec les Pays-Bas, un certain succès des missiles de défense sol-air à très courte portée Mistral ou du canon Caesar, l’équipement de Rafale pour trois autres pays européens. Ces exemples montrent malgré tout que les produits français sont appréciés et s’exportent en Europe. Ils se juxtaposent aux grands projets européens, comme l’A400M, le SCAF ou MGCS, qui doivent être réalisés à l’échelle d’un continent. Il faut conserver ce panachage entre l’export d’équipements vers un certain nombre de pays européens et la poursuite de ces grands programmes.
M. Bruno Berthet. Il existe effectivement un certain nombre de rapprochements transnationaux entre différents pays européens pour constituer des groupes européens, le meilleur exemple étant constitué par MBDA. En revanche, ces rapprochements concernent peu les PME. À titre personnel, je peux témoigner de la difficulté de conduire ces rapprochements, car il est très difficile d’obtenir un accompagnement financier pour mener à bien une consolidation européenne dans le domaine de l’armement. En Europe, il est difficile de trouver des fonds et d’adresser des politiques publiques qui sont assez différentes selon les pays ; il est structurellement compliqué pour essaimer une BITD réellement européenne. Mais je pense que nous y parviendrons avec le temps.
Ensuite, il est exact qu’un certain nombre de dispositifs ou d’actions dans le domaine de la défense vont être financés par Bruxelles, alors que certains pays ont l’habitude d’acheter en dehors de l’Union européenne. Ici aussi, l’action politique doit être pragmatique. Nous ne pourrons pas dire du jour au lendemain à certains partenaires européens de n’acheter que des matériels européens. En revanche, il nous faut expliquer que des fonds européens doivent être ciblés pour financer des travaux en Europe.
M. Christophe Blanchet (Dem). Messieurs, permettez-moi, au nom du groupe Les Démocrates, de vous souhaiter une très belle année. J’espère que notre commission de la défense conservera son esprit de paix pour nos débats et nos échanges et qu’elle pourra ainsi inspirer l’hémicycle.
Vous avez cité nos partenaires, nos concurrents et les pays émergents, mais vous n’avez pas évoqué la Chine. Ce pays a déclaré hier un excédent brut commercial à hauteur de 1 000 milliards d’euros, dû en grande partie à un fort dumping. Dans quelle mesure ce dumping impacte-t-il l’économie de défense et, potentiellement, l’aspect concurrentiel de nos entreprises ? Ensuite, la Chine demeure le champion du monde de la copie et de la contrefaçon. Cet aspect pose la question de la propriété industrielle et intellectuelle. Dans quelle mesure parvenons‑nous à protéger effectivement cette propriété industrielle, afin qu’elle ne soit pas copiée et qu’elle se retourne contre nous ? Dans quelle mesure notre BITD innove-t-elle et valide-t-elle ses brevets ?
M. Armel Castets. Au-delà même du sujet de la BITD, la Chine n’est pas membre de l’OCDE, qui a établi le cadre auquel nous nous soumettons, comme l’ensemble des pays de l’UE. De ce fait, un certain nombre de grandes économies émergentes ne rentrent pas dans ce cadre et en profitent pour proposer des offres de financement particulièrement attractives, qui affectent la compétitivité de nos entreprises sur la scène internationale. La question des subventions nationales fait l’objet de travaux intenses et elle est effectivement soulevée lors des échanges bilatéraux avec les autorités du pays que vous mentionnez.
Ensuite, le marché de la défense constitue malgré tout un sujet spécifique, au sein duquel la relation diplomatique et stratégique joue évidemment un rôle très important pour un certain nombre d’équipements. Ainsi, l’accès à l’équipement lui‑même s’inscrit aussi dans un partenariat. Lorsqu’il achète un matériel français, un pays étranger vient aussi chercher une expertise, une capacité de maintenance et de formation des équipes. Ces éléments permettent de relativiser la dimension strictement liée au financement du projet. Ainsi, l’intensité de la relation diplomatique et stratégique de la France avec un grand nombre d’États conduit ces pays à chercher du matériel français.
Par ailleurs, dans les négociations contrat par contrat, nous observons que la recherche d’un partenariat stratégique sur le matériel de guerre et du soutien d’un pays comme la France peut avoir valeur de signal, celui du choix d’une puissance d’équilibre plutôt que l’un des deux géants. Enfin, la France est dotée d’un mécanisme de contrôle des investissements, avec un dispositif spécifique qui s’applique à la BITD, dans la mesure où les technologies françaises sont convoitées par nos compétiteurs en général, et pas uniquement la Chine. Enfin, je ne dispose pas d’éléments concernant les brevets, mais nous pourrons vous apporter une réponse ultérieurement.
Mme Anne Le Hénanff (HOR). Sauf erreur de ma part, vous n’avez pas fait allusion dans votre exposé au service après-vente. Existe-t-il un service après‑vente des exportations ? Si tel est le cas, de quelle manière s’opère-t-il ? Ensuite, parmi les différents acteurs, j’ai identifié notamment des opérateurs privés, comme Défense conseil international (DCI), dont l’État détient 34 % du capital. Cette structure a pour objet d’accompagner les contrats à l’export et d’exporter le savoir-faire et l’expertise française, mais elle est également qualifiée d’opérateur du ministère des armées. À ce titre, elle mène des actions de formation, d’entraînement, de conseil, de mise à disposition de moyens et d’accompagnement des ventes d’armement dans les domaines terrestres, aériens, maritimes, mais aussi de la cybersécurité, de la cyberdéfense, de la guerre électronique, notamment à travers un partenariat privilégié avec Thales. Or, DCI est une émanation de la DGA. Pouvez‑vous fournir de plus amples détails à ce propos ? Pourriez-vous développer les modes de fonctionnement privés et publics qui concernent DCI ? Comment vous organisez-vous pour accompagner l’après-vente des exportations ?
M. Bruno Berthet. Le domaine des exportations de défense est souvent un domaine exorbitant par rapport au droit commun, mais elles nécessitent bien entendu un accompagnement, qui va être dimensionné en fonction de la demande du client. Certains clients considèrent qu’ils savent s’organiser seuls, voire veulent être totalement autonomes, y compris dans la maintenance, quand d’autres demandent un soutien.
Du côté industriel, la moindre des choses consiste à proposer une opération globale, incluant la maintenance sous différents aspects. La part de l’industrie et la part des opérationnels peuvent être très différentes selon les milieux et les systèmes d’armes, en France comme à l’étranger. DCI est un opérateur, dont le positionnement a d’ailleurs progressivement évolué ces dernières années. Il peut accompagner les industriels dans l’exportation de défense, mais il peut également être utilisé par le ministère des armées pour transférer du savoir-faire directement opérationnel. Intrinsèquement, DCI peut être un des opérateurs choisis par un maître d’œuvre industriel qui accompagne, soutient et contribue à la formation des opérateurs dans le pays importateur. En résumé, il s’agit donc d’un opérateur très important.
M. Bernard Chaix (UDR). Pour la France, l’exportation d’armes représente un enjeu immense, à plusieurs titres. Tout d’abord, elle figure parmi les derniers véritables avantages comparatifs de notre économie. En effet, le déficit commercial de la France est devenu abyssal : de 58 milliards d’euros en 2017, celui‑ci a presque atteint 100 milliards d’euros en 2023. Malgré ce contexte alarmant, la France demeure la troisième puissance exportatrice d’armes dans le monde, se situant encore devant le Royaume-Uni et même la Chine. Certains en nourrissent un sentiment de culpabilité. Pour ma part, je pense que le secteur figure parmi les derniers reliquats de notre puissance, et qu’il convient donc le chérir.
En outre, notre excellence dans l’aéronautique militaire nous permet de conserver une bonne représentation sur la scène internationale. Alors que notre influence diplomatique s’efface partout, nos entreprises, avec le soutien de l’État, permettent d’entretenir des relations bilatérales de qualité avec les puissances régionales telles que l’Inde, l’Égypte ou les Émirats arabes unis.
Le secteur de la BITD française est bien sûr composé de nos grands groupes industriels, mais aussi de plus de 4 000 PME et ETI, irriguant près de 200 000 emplois. Dans son rapport de 2023, la Cour des comptes avait suggéré de renforcer l’accompagnement des TPE et PME du secteur. Il s’agissait alors de lancer un programme de formation à l’exportation en leur apportant un soutien sur les procédures, l’analyse des pays acheteurs et une aide sur les enjeux juridiques. Où en sommes-nous du plan « Action PME » du ministère des Armées ? Quels efforts complémentaires sont envisagés pour permettre à ces entreprises de contribuer efficacement à la pérennité de nos exportations d’armement ?
M. l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta. Monsieur le député, soyez sûr que nous chérissons autant que vous cette capacité d’exportation, notamment par les relations diplomatiques qu’elle nous permet de tisser.
Les PME représentent un enjeu majeur et nous nous attachons réellement à assurer ces actions de formation. Le plan « Action PME » est d’ailleurs devenu le « Plan en faveur des ETI, PME et Startups » (PEPS), pour augmenter encore plus son périmètre d’action. Nous aidons les PME à participer à des salons à l’étranger et nous avons créé le label « utilisé par les armées françaises », qui leur permet également d’avoir une référence simple à souligner dans leurs discussions avec les partenaires. Nous les aidons aussi dans les grands instruments européens comme le Fonds européen de défense, pour avoir accès aux maîtres d’œuvre industriels tiers étrangers. Enfin, nous menons ce « Tour de France » pour former les PME, les informer sur le contrôle export français ou étranger et les dispositifs de soutien export, dont le PEPS. En marge du dernier salon Euronaval, près de 350 représentants d’entreprises, essentiellement des PME, sont venus écouter les présentations françaises, mais aussi du département d’État, du département du commerce et du département de la défense américains, pour se familiariser avec ces outils.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de cinq questions complémentaires, en commençant par une première série de trois questions.
Mme Michèle Martinez (RN). L’Allemagne est notre premier partenaire commercial. Au nom d’une prétendue Europe de la défense qui ne signifie rien et ne mène nulle part, nous menons avec Berlin des projets d’armement qui s’enlisent. Je pense notamment aux programmes SCAF et MGCS. La balance commerciale entre la France et l’Allemagne en matière d’armement est déséquilibrée. Nous achetons un fusil d’assaut emblématique à nos partenaires. En retour, la France n’est que le seizième fournisseur de l’Allemagne en matière d’armement, derrière la Macédoine. Comment expliquez-vous un tel déséquilibre de la balance commerciale ? Pourquoi les entreprises de notre BITD ont-elles tant de difficulté à exporter vers notre premier partenaire commercial ?
M. Karl Olive (EPR). L’industrie de défense française constitue un véritable poumon économique, représentant 200 000 emplois directs et indirects et générant un chiffre d’affaires annuel d’environ 30 milliards d’euros.
L’exportation joue un rôle clé dans ce chiffre d’affaires global de l’industrie de la défense, mais elle doit faire face à une concurrence internationale qui ne cesse de s’intensifier. L’épisode des sous-marins australiens en 2021 illustre bien cette réalité. L’Australie avait en effet annulé abruptement une commande de douze sous‑marins auprès de Naval Group pour se tourner vers des modèles américains et britanniques, dans le cadre de l’accord Aukus. Or, il y a quelques semaines, l’ancien sous-marinier et directeur du Submarine Institute of Australia, Peter Briggs, a déclaré au think tank Australian Strategic Policy Institute que l’Australie devait être prête à abandonner le plan d’achat des huit sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire du plan Aukus et commencer à planifier l’acquisition d’au moins douze sous-marins de classe Suffren. Notre industrie est‑elle en mesure de se repositionner efficacement en cas de revirement du gouvernement australien ? Plus largement, quelle est notre stratégie pour renforcer notre différenciation face à la concurrence dans le domaine des sous-marins à propulsion nucléaire ?
Mme Caroline Colombier (RN). Je souhaite attirer votre attention sur les petites et moyennes entreprises qui concourent à la BITD en France et qui font toujours face à un défi majeur : le financement de leurs activités à l’exportation. Un rapport parlementaire d’une mission flash en 2021 soulignait déjà que l’industrie de défense faisait face à des difficultés accrues de financement, venant principalement du poids croissant de la conformité, renforcé par la loi Sapin 2, et de la prise en compte de critères extra-financiers comme le risque d’image ou les critères ESG.
Pour rappel, les PME représentent 76 % des 2 000 entreprises au cœur de la BITD. En raison de la contraction du crédit bancaire, ces entreprises rencontrent des difficultés pour obtenir les fonds nécessaires à leurs opérations internationales, qui représentent une part significative de leur chiffre d’affaires. Elles doivent aussi faire face à des coûts élevés pour développer, produire et exporter des technologies de pointe, et l’absence de financement adéquat peut limiter leur capacité à innover et à répondre aux exigences des marchés internationaux. En écho au rapport flash, lors de ses vœux, le ministre des armées est également revenu sur cette attente. Qu’en est-il de la création d’un fonds souverain et de solutions durables pour faciliter l’accès au financement et préserver ainsi l’autonomie stratégique de la BITD ?
M. l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta. L’annulation de la commande des sous-marins australiens relevait d’une décision géopolitique. L’Australie est désormais face à un projet immense, colossal, qu’elle va devoir traiter. Si jamais elle nous adresse une demande formelle, nous l’étudierons. Le choix par la marine des Pays-Bas, marine européenne et alliée dans le cadre de l’OTAN, dotée d’une expérience expéditionnaire, du sous-marin Barracuda à propulsion conventionnelle (Blacksword Barracuda) nous honore, mais nous engage également. D’autres pays nous sollicitent, à l’instar du Canada par exemple, potentiellement pour une douzaine de sous-marines de cette classe.
S’agissant de notre relation avec l’Allemagne, j’avoue que je maîtrise moins bien que vous les chiffres que vous avez évoqués. Le tissu industriel français est relativement bien implanté en Allemagne, à travers des groupes comme Thales ou Safran. Ces derniers mènent une activité non négligeable en Allemagne et qui n’est probablement pas comptabilisée dans la balance commerciale. Ensuite, un certain nombre de projets franco-allemands se sont effectivement enlisés. Je ne citerais pas les projets MGCS et SCAF à ce titre, mais plutôt d’autres comme le Tigre standard 3 ou l’avion de patrouille maritime. Les projets MGCS ou du drone MALE constituent des projets européens structurants, qui certes franchissent leurs jalons moins rapidement qu’espéré, mais ils progressent et respectent les lignes rouges françaises.
M. Armel Castets. L’accès au financement pour les PME de la BITD est assez semblable à celui des PME dans les autres secteurs. Ainsi, elles ont globalement accès au crédit bancaire. Je souligne les efforts conjoints du ministère des armées, du ministère des finances et de la fédération bancaire française pour s’assurer de l’existence de référents BITD dans chaque banque et faciliter la prise en considération des demandes de financement. Ces PME sont néanmoins confrontées à un sujet spécifique de transformation de leurs résultats en fonds propres, ce qui constitue un défi, au même titre que celui des délais de paiement.
Les autorités françaises font par ailleurs preuve d’une vigilance accrue en matière de conformité, qu’il s’agisse de la DGA ou de la DGT. Dans les différentes instances où nous intervenons, nous veillons à ce qu’il n’y ait pas d’exclusion préalable par principe des domaines de la BITD, ce qui implique que les formulations de la réglementation financière européenne soient suffisamment précises, afin de ne pas laisser place au doute. En effet, en cas de doute ou d’ambiguïté, les départements de la conformité des banques s’engagent dans une interdiction de principe.
M. Thierry Tesson (RN). Les exportations de notre industrie d’armement sont importantes et je note qu’il s’agit d’un petit noyau industriel protégé, probablement parce qu’il bénéficie d’argent public. Nous avons évoqué aujourd’hui les normes américaines ITAR, mais l’on connaît moins les normes allemandes qui émanent de l’Office fédéral de l’économie et du contrôle d’exportation, le Bundesamt für Wirtschaft und Ausfuhrkontrolle (BAFA), qui permettent à l’Allemagne d’exercer une capacité d’embargo. Elles ont ainsi été employées pour les restrictions imposées sur l’Eurofighter et le blindé Guarani.
Compte tenu des coopérations qui nous lient avec notre voisin, le risque d’un blocage de nos exportations existe. C’est d’autant plus préoccupant que le gouvernement fédéral pousse des projets concurrents comme le KF-51 face à l’EMBT ou bloque le montage du canon Ascalon sur le MGCS pour imposer un matériel allemand. Quels armements établis sur les partenariats avec l’Allemagne ont couru par le passé ou pourraient courir dans le futur un risque d’empêchement d’exportation par le BAFA ?
M. Philippe Bonnecarrère (NI). Vous avez fait référence au plan « Action PME ». Dans le souci de solidifier notre base industrielle et nos PME, une attention particulière est-elle accordée à la reconversion de nos sous-traitants automobiles ? Ces entreprises connaissent les machines-outils, ont une culture de la production de masse, de la qualité et du contrôle ; mais elles souffrent aujourd’hui des exceptionnelles difficultés qui affectent le secteur automobile.
M. l’ingénieur général de l’armement Gaël Diaz de Tuesta. Le meilleur exemple du blocage du contrôle export allemand a concerné l’A400M, dont le modèle économique repose d’ailleurs en partie sur l’export. Nous avons pu mobiliser l’accord trilatéral franco-germano-espagnol sur le contrôle des exportations pour faire évoluer cette position allemande et lever les blocages allemands qui avaient été exprimés pour un certain nombre de destinations.
S’agissant des programmes en coopération, la France a érigé une ligne rouge absolue, afin de conserver son système de contrôle export national et régalien. S’agissant des PME, dans le cadre de l’économie de guerre, nous nous sommes tournés vers des industriels habitués à la production en masse. Objectivement, après deux ou trois décennies de paix, ces industriels n’appartenaient pas nécessairement à l’industrie de défense. La DGA a donc abordé les constructeurs automobiles pour bénéficier de leur colossale expérience en matière de production de masse, charge à eux ensuite de répercuter cette impulsion au sein de leur chaîne de sous-traitance.
M. Bruno Berthet. Le bon sens incite effectivement à aider à la reconversion d’un certain nombre d’acteurs. Comme vous le savez, certaines ETI voire certaines PME travaillaient déjà à la fois pour le secteur automobile et le secteur de la défense. Je pense par exemple à une belle ETI, Lisi, qui produit de la visserie de manière indifférente pour l’automobile et pour la défense. Néanmoins, même une société de ce type a besoin d’un peu de temps pour reconvertir une usine dédiée à l’automobile, dans la mesure où les normes et les cadences diffèrent. Il faut donc prévoir un certain nombre de transferts de savoir-faire.
Cela étant, des accompagnements interviennent souvent avec un soutien national de la part de la DGA, mais aussi un accompagnement local. Je pense par exemple à l’organisation qui a été mise en place dans la vallée de l’Arve, site bien connu de la Haute-Savoie, qui subit la crise automobile. Dans ce département, le préfet pilote une action pour accompagner les PME tournées vers l’automobile dans leur reconversion, notamment dans le domaine de la défense. En résumé, il existe là un véritable sujet et l’accompagnement public est essentiel, au-delà de celui des filières et des groupements industriels.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
10. Audition commune, ouverte à la presse, de M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance, et de Mme Maya Atig, directrice générale de la fédération bancaire française, sur la problématique du financement de la BITD (cycle économie de guerre) (mercredi 22 janvier 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous achevons aujourd’hui notre cycle sur l’économie de guerre avec une audition relative au financement des entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD). La préparation à l’économie de guerre nécessite que les entreprises trouvent les financements nécessaires en vue d’adapter et de renforcer leurs outils de production. Cette question du financement est une préoccupation constante de notre commission et a fait l’objet de nombreux travaux parlementaires.
Nous avons constaté une légère amélioration du financement du secteur de la défense ces dernières années. Cependant, nos entreprises de défense souffrent encore trop souvent d’un déficit de financement privé, en dette ou en capital, ce qui entrave leur modernisation et leurs investissements. La création d’un outil de financement spécifique dédié aux PME-PMI de la BITD, comme un nouveau livret d’épargne dédié à l’industrie, est envisagée.
Nous regrettons que les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) soient encore trop souvent interprétés comme excluant l’investissement dans le secteur de la défense. Je considère au contraire que la défense est vertueuse, car elle nous protège et est nécessaire à notre société.
Pour mieux comprendre les difficultés rencontrées et les efforts en faveur des entreprises de la BITD française, nous avons invité deux acteurs importants du financement, représentant les secteurs privé et public.
Madame Maya Atig, directrice de la Fédération bancaire française et directrice générale de l’Association française des banques et Monsieur Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance en charge de l’international, de la stratégie, des études et du développement.
Je note également que la Commission européenne avance sur le soutien de la BITD européenne, notamment à travers la proposition de règlement établissant un nouveau programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP). Cependant, la question du financement des projets de défense soulève des divergences entre les États membres sur la définition des critères d’éligibilité. La France souhaite s’assurer que l’argent du contribuable européen ne servira pas à financer l’achat d’équipements étrangers, notamment américains.
Mme Maya Atig, directrice générale de la fédération bancaire française. Notre collaboration sur ce sujet a débuté avec l’audition par la mission flash sur le financement de la base industrielle et technologique de défense en décembre 2020.
Je tiens à affirmer clairement que les banques françaises ont été et resteront des partenaires de long terme du secteur de la défense. Notre position sur les questions de souveraineté est constante. La France est l’un des rares pays où plus de 90 % du financement de l’économie, des ménages et des entreprises repose sur des sociétés dont le centre de décision est en France. Cette base de financement nationale est un atout majeur pour notre souveraineté.
Nous sommes cohérents dans notre approche, défendant la souveraineté pour notre secteur et pour les autres. Nous sommes d’ailleurs quasiment la seule fédération bancaire européenne à être intervenue dans le débat européen que vous avez mentionné, Monsieur le président, en affirmant clairement cet engagement.
Concernant les critiques adressées à notre secteur, je souhaite y répondre de manière offensive. On nous a qualifiés de frileux, discriminants ou encore de Bisounours. On a évoqué des problèmes de compliance, d’ESG, et des difficultés systémiques. Certaines de ces critiques sont infondées, d’autres méritent d’être travaillées.
Il est important de ne pas nier l’existence de difficultés ponctuelles dans le financement, notamment dans l’attribution de prêts. Pour y répondre, nous avons mis en place, à la demande de l’industrie et sur proposition des assemblées parlementaires, des référents défense dans les différentes banques. Ces référents sont en contact direct avec les secteurs professionnels ou la direction générale de l’armement (DGA). Sur les quelques dizaines de dossiers remontés à la DGA, seuls treize posaient de réelles difficultés, et tous ont pu être traités.
Notre métier est de gérer les risques, et nous le faisons de manière professionnelle, que ce soit dans le secteur de la défense ou pour toute autre entreprise. Lorsqu’un crédit est demandé, de nombreux facteurs sont analysés.
Concernant les PME du secteur, nous manquons actuellement d’un diagnostic économique global, ne disposant pas nous-mêmes d’une base de données exhaustive sur leur situation.
La direction générale de l’armement et Bercy mèneront cette étude. Les entreprises de la base industrielle et technologique de défense sont fortement endettées, ce qui suggère un accès aux prêts, mais elles manquent de fonds propres. Elles ont choisi de produire en France malgré des coûts potentiellement plus élevés, ce qui a des conséquences. Leurs cycles de production exigeants et les flux de trésorerie irréguliers, notamment dans les chaînes de sous-traitance, compliquent la consolidation de leur position financière.
Certaines entreprises de la BITD sont réticentes à ouvrir leur capital, préférant maximiser leur ratio d’endettement sur fonds propres. Il n’existe pas actuellement d’instrument large permettant aux investisseurs particuliers fortunés d’investir facilement dans ces entreprises. L’épargne populaire et des classes moyennes est orientée vers des produits sans risque, incompatibles avec l’investissement en actions nécessaire pour ces entreprises. Même avec des garanties publiques importantes, il est difficile de réorienter cette épargne vers des investissements plus risqués.
Il faut donc se tourner vers des catégories d’épargnants plus aisés, capables d’investir dans les entreprises. La difficulté principale du secteur réside dans le financement, particulièrement en fonds propres, plutôt que dans l’accès au crédit. Nous encourageons publiquement les entreprises à dialoguer avec leurs banquiers, nos référents défense étant à disposition pour faciliter ces échanges.
Concernant les critères ESG, il est crucial d’être précis dans les termes utilisés. Par exemple, la notion d’« armes controversées » doit être clairement définie comme se référant aux armes interdites par les traités internationaux auxquels la France a souscrit. Nous travaillons à clarifier ces définitions dans les textes européens et nos politiques internes pour éviter toute ambiguïté.
Il existe effectivement certains investisseurs internationaux qui, pour des raisons géopolitiques ou autres, préfèrent ne pas investir dans le secteur de la défense. Il est important de proposer une offre diversifiée qui réponde à ces préoccupations tout en maintenant que l’investissement dans la défense est normal et fait partie de notre souveraineté financière.
M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance. Chez Bpifrance, notre vision du financement de la BITD s’inscrit dans un contexte très dynamique depuis 2022. Le marché mondial de la défense connaît une forte croissance, marquant la fin de la période post-guerre froide. La loi de programmation militaire (LPM) a considérablement changé la donne, offrant une visibilité à long terme, notamment pour les grands industriels de l’armement.
Cependant, la BITD, en particulier les sous-traitants, doit s’adapter à cette nouvelle réalité. Des études menées sur les entreprises de la BITD il y a quelques années révèlent que ces entreprises sont plus endettées et disposent de moins de fonds propres que leurs homologues d’autres secteurs industriels. Elles font face à des modalités de paiement parfois structurellement plus difficiles.
Dans le cadre de l’économie de guerre, un travail important sur l’outil industriel est nécessaire. Il faut exploiter la visibilité offerte par la LPM, simplifier les produits, sécuriser les ressources humaines et les chaînes d’approvisionnement, enfin favoriser l’accès au financement privé.
Un autre objectif majeur est l’intégration des start-up technologiques dans la BITD, impulsée notamment par la création de l’Agence d’innovation de défense (AID). Des innovations importantes pour la Défense émergent dans des domaines civils tels que le New Space, le quantique, ou la blockchain.
Dans ce contexte, Bpifrance accompagne le développement des entreprises de la BITD à travers un continuum de défense, couvrant les enjeux structurels, l’export, l’innovation et la croissance mais aussi des enjeux plus récents liés à l’augmentation des cadences comme la réduction des goulots d’étranglement. Nous disposons d’une gamme complète de solutions de financement, d’investissement, d’assurance export et de conseil, accessibles à toutes les entreprises de la BITD, sans restriction hormis les accords internationaux français sur les armes controversées.
Notre doctrine d’intervention, approuvée par l’Assemblée nationale en 2013, inclut pleinement les activités de défense. Nous avons développé un continuum pour la Défense, en partenariat avec la DGA, qui inclut des outils spécifiques tels que les fonds Definvest et Innovation Défense, les prêts Déf’fi et Article 90, un accélérateur spécialisé dans la défense, et des diagnostics dédiés.
Nous sommes actionnaires d’environ soixante-dix entreprises de défense, bien que la plupart ne soient pas exclusivement dédiées à ce secteur. Le fonds Definvest cible les entreprises considérées comme stratégiques par la DGA, tandis que le fonds Innovation Défense se concentre sur les innovations potentiellement utiles à la défense.
L’accélérateur défense a été créé l’année dernière en collaboration avec la DGA. Il s’agit d’un accompagnement non financier de trente entreprises considérées comme sensibles par la DGA, qui doivent augmenter leur cadence de production. Pendant douze mois, nous les accompagnons méthodologiquement pour optimiser leur fonctionnement. Le taux de satisfaction des entreprises participantes est extrêmement élevé.
Nous avons également lancé une initiative de porte-à-porte auprès de 1 000 entreprises de la BITD pour leur proposer notre aide en matière de financement et d’accompagnement. Il est important de noter que nos interventions en prêts se font toujours en partenariat avec une banque privée.
L’année dernière, nous avons dépassé 1,2 milliard d’euros d’investissements, de financement et d’accompagnement dans le secteur de la défense, hors grands groupes. Cela représente presque un doublement depuis 2018. Ces chiffres n’incluent pas l’assurance export, qui représente une activité très importante, oscillant entre 10 et 20 milliards d’euros.
Concernant les enjeux ESG, je considère que le financement des activités de défense y participe pleinement. La défense est essentielle à la préservation de nos valeurs et de notre continent. Il existe cependant un décalage entre cette réalité et la perception de certains investisseurs ou organismes financiers.
Au niveau européen, nous constatons un manque de cohérence entre les différents pays sur ce sujet. Le Parlement européen a un rôle crucial à jouer. La nouvelle Commission européenne semble alignée sur ces enjeux, comme en témoignent les récentes nominations de Commissaires. Cependant, il reste du travail à faire, notamment concernant la doctrine de la Banque européenne d’investissement (BEI).
M. le président Jean-Michel Jacques. Il serait intéressant que vous nous communiquiez les noms des banques qui ne soutiennent pas suffisamment le secteur de la défense. Cette information permettrait à nos concitoyens de faire de manière éclairée le choix de leur banque, en tenant compte de ce critère de patriotisme économique.
Mme Maya Atig, directrice générale de la fédération bancaire française. Il est important de nuancer le propos. Le paysage bancaire français est dominé par six groupes qui représentent environ 90 % de l’activité. Les banques qui ne travaillent pas avec le secteur de la défense le font rarement pour des raisons ESG, mais plutôt par manque de capacité à accompagner correctement ces clients spécifiques.
M. le président Jean-Michel Jacques. Votre réponse me semble « noyer le poisson ». Il serait plus transparent de nommer clairement les banques qui ne soutiennent pas le secteur de la défense et ne jouent pas le jeu. Les citoyens ont le droit de connaître les valeurs portées par leur banque, y compris leur position sur le financement du secteur de la défense.
Thierry Tesson (RN). Malgré les discours rassurants, il semble que les banques privées restent frileuses pour investir dans ce secteur stratégique, notamment en raison des craintes liées à l’image et aux critères ESG. Nous avons plusieurs exemples concrets de cette réticence :
1. Un sous-officier vétéran s’est vu refuser l’ouverture d’un compte professionnel par BNP Paribas et la Bred Banque populaire pour un projet validé par le ministère.
2. Une entreprise française de drones à usage dual a été dissuadée par BNP Paribas de s’adresser au marché de la défense, sous peine de perdre tout accompagnement financier.
3. Lors de la fourniture de pick-up non armés au G5 Sahel, aucune banque française n’a accepté de financer l’opération. Ce sont finalement la Deutsche Bank et Al Arabiya Bank qui ont pris le relais.
Ces exemples illustrent une tendance inquiétante parmi les grandes banques françaises telles que Bred Banque populaire, BNP Paribas, LCL, Société Générale, Crédit du Nord, etc.
Ma question est donc la suivante : quelles mesures comptez-vous prendre pour encourager les banques privées à soutenir notre base industrielle et technologique de défense ?
Mme Maya Atig, directrice générale de la fédération bancaire française. Je tiens à souligner l’importance de transmettre ces exemples aux référents de défense. Les dirigeants des banques concernées suivent ces sujets de très près. Concernant l’escalade individuelle, je suis étonnée qu’on refuse de suivre quelqu’un travaillant dans le secteur de la défense en général, car BNP Paribas, que vous avez citée, est l’un des principaux financeurs du secteur. Il est crucial de comprendre chaque cas individuel.
La question de la concurrence européenne et de la place d’autres banques est très instructive. Les banques françaises sont plus nombreuses dans ce secteur, mais ce n’est pas un marché fermé. On peut avoir des stratégies de conquête de nouveaux clients, en étant présent là où d’autres ne le sont pas ou en proposant de meilleurs prix.
Nous avons eu des cas où des entreprises nous ont signalé que des banques étrangères leur proposaient de meilleurs prix que les françaises. C’est positif d’une certaine manière, mais il faut veiller à ne pas s’aligner sur des prix trop bas ne permettant pas de couvrir le prêt. C’est pourquoi il est important d’examiner chaque cas individuellement.
Concernant la sensibilisation, M. Lagarde a mentionné un engagement de 1,2 milliard pour Bpifrance, incluant investissement, financement et accompagnement. Je n’ai pas de chiffre aussi précis pour l’ensemble des banques, car il n’existe pas de classification spécifique pour la défense. Les estimations basées sur quelques noms connus, y compris des PME, s’élèvent à plusieurs dizaines de milliards d’engagements pour l’ensemble des banques.
Nous rappelons les questions d’interprétation du terme « armes controversées » et la sensibilité du sujet. Tous nos adhérents sont au courant de cette audition et répondront individuellement. Ils sont à la disposition des parlementaires et des associations professionnelles.
Le message essentiel est qu’il ne faut pas se diviser sur ce sujet. Il faut regarder vers l’extérieur et l’Europe, et agir ensemble. Toutes ces banques travaillent avec le secteur de la défense et sont prêtes à traiter les situations individuelles en fonction de la qualité des dossiers, et non du secteur en général.
M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance. Concernant le rôle de Bpifrance pour aider les banques privées à servir les besoins financiers de la BITD, nous sommes tout à fait disposés à garantir leurs prêts. Nous pouvons également intervenir en co-financement avec les banques privées sur des prêts moyen-long terme, à 50/50, partageant ainsi le risque. Nous disposons aussi d’un outil de court terme important dans le domaine de la défense, notamment pour répondre à la problématique des délais de paiement.
L’export pose un problème particulier, surtout pour le financement d’opérations dans des pays ayant une image mitigée, notamment pour de petites opérations en Afrique. Nous essayons de résoudre ce problème à travers l’assurance export et les crédits export de Bpifrance. Nous finançons les acheteurs de produits français dans des géographies complexes, comme récemment des bateaux dans un pays africain.
Nous avons une limite haute à notre capacité d’engagement dans ces crédits export, et nous proposons depuis un certain temps de la relever, notamment pour le domaine de la défense dans ces géographies compliquées. C’est important car il existe un problème d’image réel concernant certains pays pour les banques privées.
M. Karl Olive (EPR). La BITD est un moteur économique et stratégique crucial, créant plus de 210 000 emplois directs et indirects. C’est l’un des rares secteurs à contribuer positivement à la balance commerciale. La loi de programmation militaire, dotée de 413 milliards d’euros, témoigne de la volonté de soutenir notre BITD et de bâtir une véritable économie de guerre.
La création de deux fonds d’investissement gérés par Bpifrance, Definvest et Innovation Défense, totalisant 300 millions d’euros, s’inscrit dans cette démarche. Cependant, ce montant reste modeste comparé aux initiatives américaines, comme la start-up Anduril qui a levé plus d’1,4 milliard de dollars en 2022.
La dépendance de notre industrie envers les financements publics est préoccupante, d’où l’importance d’impliquer des partenaires privés comme les banques et les fonds d’investissement. La mission flash de notre collègue Jean‑Louis Thiériot a identifié plusieurs freins à l’investissement privé : les contraintes de la loi Sapin 2, les critères ESG tendant à exclure la BITD, le rôle prépondérant de l’État et les risques perçus liés au cycle long de production.
Dans ce contexte, renforcer les capacités d’investissement des entreprises de la BITD, particulièrement les PME, est vital. Mes questions sont les suivantes :
1. Quels leviers pourrions-nous envisager pour diversifier les sources de financement de la BITD, notamment en faveur des PME ?
2. Comment évaluez-vous l’écart entre la dotation des fonds gérés par Bpifrance et les montants levés par les initiatives américaines ?
3. Quelles mesures proposeriez-vous pour mobiliser davantage les partenaires privés et ainsi compléter les financements publics ?
M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance. Je suis d’accord avec votre remarque sur le montant des fonds d’investissement spécialisés en France. Comparés à nos alliés américains, nous avons des années-lumière de retard sur ce qu’ils peuvent investir. Cela pose des problèmes pour les entreprises classiques de la BITD, mais aussi pour les technologies d’avenir comme l’intelligence artificielle et le quantique, sur lesquelles de nombreux acteurs américains se positionnent en Europe.
Pour le fonds Innovation défense, nous l’avons ouvert à des investisseurs privés pour créer un effet de levier. Nous avons déjà des engagements, notamment d’un groupe allemand. Il y a peu de fonds privés spécialisés dans la défense sur le marché, et ceux qui existent ont eu des difficultés à lever des fonds. C’est un problème de culture des grands investisseurs institutionnels français et européens, qui ont parfois des doctrines excluant le secteur de la défense.
Ce problème se situe au niveau des asset owners, qui peuvent avoir des politiques difficiles à concilier avec le monde de la défense. Certains, comme les fonds souverains du Golfe, n’ont aucune limite dans ce domaine. À l’opposé, le groupe BEI a évolué positivement mais sa doctrine reste limitée, notamment pour la fabrication d’armes et de munitions.
Cette situation pose des problèmes complexes pour les fonds d’investissement, car il est difficile de déterminer si une PME ou une start-up sera cliente d’un fabricant d’armes après plusieurs niveaux de sous-traitance. Ces questions devraient être harmonisées au niveau européen.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Au nom de mon groupe, je tiens à souligner que les problèmes de financement de la BITD sont indissociables de ceux de l’économie réelle en général. Je note avec amusement que les défenseurs du libre‑échange se rendent compte que le marché n’est pas toujours le plus adapté, notamment pour le financement de l’industrie de défense. Les armes ne sont pas des marchandises comme les autres, car elles touchent à la souveraineté des États et la recherche du profit peut alimenter la course aux armements.
Nous constatons aujourd’hui les difficultés liées à la privatisation du secteur, engagée il y a une trentaine d’années. Ce choix n’était pas inévitable et nous en payons les conséquences.
J’ai deux questions précises. Premièrement, comment Bpifrance travaille‑t‑elle en coordination avec le Comité interministériel de restructuration des industries (CIRI) et l’Agence des participations de l’État ? Deuxièmement, à Madame Atig, quelle est la position de la Fédération bancaire française sur le financement de la défense, notamment par les obligations convertibles en actions (OCA) et les obligations à bons de souscription d’actions (OBSA) ?
M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance. Il existe un partage des tâches entre le CIRI et nous. Bpifrance intervient en économie de marché, tandis que le comité interministériel de restructuration industrielle agit de manière plus directe et urgente sur les entreprises en grande difficulté. Notre doctrine ne nous permet pas d’intervenir directement sur ces entreprises, notamment en raison du droit européen.
Nous travaillons néanmoins avec le Trésor et les armées pour trouver des solutions, parfois en influençant ou en collaborant avec des donneurs d’ordre proches de Bpifrance. L’outil que nous utilisons souvent dans ces situations est le crédit court terme, qui permet de redonner du souffle aux entreprises.
Nous avons un système de travail avec le ministère des armées et le CIRI qui nous permet d’être systématiquement informés dans ce genre de cas. L’Agence des participations de l’État (APE) siège à notre conseil d’administration, donc nous travaillons en étroite collaboration également avec elle.
Mme Maya Atig, directrice générale de la fédération bancaire française. Votre question complète celle de Monsieur Olive. Il est important pour les entreprises d’avoir accès à différents instruments financiers : crédits bancaires classiques, crédits syndiqués, obligations convertibles en actions, et divers titres. Les obligations convertibles en actions sont souvent difficiles à mettre en place pour les PME, bien qu’elles puissent fonctionner pour les grandes entreprises. Pour les PME, ces produits sont complexes et peu accessibles aux épargnants individuels. Néanmoins, les OCA font partie de la palette de propositions disponibles.
M. Sébastien Saint-Pasteur (Soc). Il est important de noter l’évolution positive depuis 2020 concernant l’accès au crédit et l’attractivité des entreprises du secteur. Parmi les dix-huit recommandations formulées dans un récent rapport sénatorial, certaines ont été mises en œuvre, comme la création du fonds Definvest en 2018 et l’accélérateur défense.
Une proposition qui mérite notre attention est la création d’un livret d’épargne défense. Madame Atig, vous avez évoqué la difficulté d’orienter l’épargne des particuliers vers ce type d’investissement. Je pense que cela pourrait contribuer à éveiller un esprit de défense chez les citoyens. Que pensez-vous de cette idée ? Faut-il envisager d’autres outils financiers innovants ? Ou serait-il pertinent d’adapter la fiscalité de l’assurance-vie pour mieux orienter une partie des 300 milliards d’euros d’épargne privée vers le secteur de la défense ?
Par ailleurs, on constate que les grands groupes du secteur se portent bien sur les marchés financiers. Comment pourrait-on, selon vous, faciliter l’accès des très petites entreprises (TPE) du secteur de la défense aux investissements des petits épargnants ?
Mme Maya Atig, directrice générale de la fédération bancaire française. Je tiens à préciser que nous ne prétendons pas que tout se porte parfaitement bien. Nous cherchons des solutions là où des problèmes persistent.
Le fléchage de l’épargne est une idée répandue mais difficile à mettre en œuvre. Les épargnants sont habitués à des produits simples, souvent défiscalisés et peu risqués comme le plan d’épargne en actions (PEA), le livret A ou le plan d’épargne-logement. Le défi réside dans le fait que les épargnants sont peu enclins à faire des choix actifs d’investissement.
Actuellement, l’épargne est utilisée en grande partie par la Caisse des dépôts pour des usages d’intérêt général et par les banques pour financer l’économie, y compris les PME de la défense. Créer un produit spécifique pour la défense, comme un livret A dédié, ne résoudrait pas nécessairement les problèmes de financement des fonds propres et de l’innovation, car ces fonds sont peu orientés vers le risque.
Les fonds défense existants lèvent principalement des capitaux auprès d’investisseurs institutionnels. Il est complexe d’attirer les particuliers vers ces produits à risque. Une solution pourrait être de développer davantage de fonds défense accessibles au grand public et éligibles au PEA, ce qui leur donnerait une meilleure visibilité.
Il faut également noter que le livret A contribue déjà au financement de la défense, bien que dans une proportion difficile à quantifier précisément. À l’avenir, nous pourrions envisager des fonds plus nombreux, mais avec un régime fiscal similaire au PEA et intégrés à celui-ci.
M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance. Je souhaite ajouter deux points complémentaires.
Premièrement, en tant que copilote des travaux autour de la défense au sein de la Caisse des dépôts, je peux témoigner d’une forte dynamique dans ce domaine depuis quelques années. Le groupe, que ce soit avec ou sans le livret A, manifeste une volonté importante d’investissement, notamment dans les infrastructures et les entreprises du secteur de la défense.
Deuxièmement, nous avons développé chez Bpifrance un outil appelé Bpifrance Entreprises, qui en est à sa troisième génération. Ce produit permet aux Français d’investir, à partir de 500 euros, dans un portefeuille de fonds d’investissement qui soutiennent l’industrie française, y compris le secteur de la défense. Bien que les montants restent modestes (environ 100 millions d’euros par génération), ils démontrent qu’il est possible d’intéresser les particuliers au capital‑investissement, y compris dans le domaine de la défense, sans avantage fiscal spécifique. Cette approche pourrait être une piste intéressante pour améliorer nos capacités de levée de fonds dans le secteur non coté, y compris pour la défense.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). En mai 2024, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, a averti les banques qui continuaient de bloquer les financements de PME de la défense en lien avec l’armement nucléaire. Actuellement, la majorité des banques françaises mutualistes, dont le Crédit Agricole, le groupe BPCE et le Crédit Mutuel, ainsi que des banques d’investissement comme BNP Paribas et la Société Générale, financent des industries de défense. Certaines ont publié des politiques sectorielles défense et sécurité, prétendument compatibles avec leurs objectifs de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Cependant, les banques sont soumises au respect et à la publication de critères extra-financiers, notamment le reporting ESG et RSE, qui servent à communiquer sur les aspects financiers, sociaux, environnementaux et de gouvernance de leurs activités. Quel regard portez-vous sur l’intégration de la finance verte pour la BITD ?
Je précise que le groupe écologiste s’était opposé à la proposition de loi visant à financer les entreprises françaises de la défense via les livrets A et de développement durable et solidaire, votée au Sénat en mars 2024. Nous défendons la réorientation de l’épargne populaire vers des projets socio-écologiques, dont l’urgence climatique est évidente.
Enfin, nous sommes favorables au maintien d’un contrôle public sur la BITD. Comment conciliez-vous investissement public et privé pour la BITD ?
Mme Maya Atig, directrice générale de la fédération bancaire française. Nous avons constamment demandé qu’il n’y ait pas de traitement spécifique et excluant de la défense, contrairement à la vision initiale des autorités européennes qui considéraient que le secteur ne pouvait pas entrer dans un cadre ESG positif. Compte tenu de l’impact de la défense sur la souveraineté et la liberté de notre continent, il faut évaluer les critères de pollution et les questions sociales pour la défense comme pour les autres secteurs, plutôt que de l’exclure d’emblée. Nous pensons qu’il y a une compatibilité.
Concernant le contrôle public, la structure de la base industrielle et technologique de défense, composée de 4 000 PME et de quelques grandes entreprises, démontre une vitalité et une diversité d’activités, y compris dans le civil. Une logique de nationalisation serait incompatible avec le maintien de cette vitalité.
M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance. Il n’y a pas d’incompatibilité entre l’application des principes RSE-ESG et la BITD. Chez Bpifrance, nous pensons qu’un plan de réindustrialisation de la France ne peut pas se faire sans un plan climat. La réindustrialisation passe par l’innovation et le verdissement, une vision partagée par de nombreux entrepreneurs et PME. Nos enquêtes de conjoncture montrent que, malgré une baisse des investissements due au ralentissement des commandes, ceux dans la décarbonation sont restés stables. Cet aspect démontre une prise de conscience et une nécessité dans toute la chaîne industrielle, notamment sur les questions climatiques, qui sont sans doute les plus sensibles dans ce domaine.
M. le président Jean-Michel Jacques. En complément, je rappelle que, lors de la loi de programmation militaire, nous avons voté pour valoriser l’engagement des réservistes dans les entreprises au sein des critères ESG. Cela illustre comment la défense peut être mise en valeur à travers ces critères, un aspect parfois mal compris.
M. Fabien Lainé (Dem). En cette période d’investiture de Donald Trump comme quarante-septième président des États-Unis, il est intéressant de comparer les différences culturelles entre l’Europe et les États-Unis. Les États-Unis considèrent leur armée comme un acteur central dans la défense de la liberté et des droits démocratiques à travers le monde, tandis que les pays européens ont longtemps perçu la défense comme une simple variable d’ajustement budgétaire.
Bpifrance a récemment doublé ses financements pour la BITD, ce qui est positif. Cependant, Madame Atig, nous n’avons pas obtenu de réponse claire sur les groupes bancaires qui financent la BITD, notamment les petites entreprises et les start-up indispensables. Compte tenu de la situation géopolitique actuelle et des menaces aux frontières de l’Europe, ce sujet ne peut être traité à la légère. Parmi les six principaux groupes bancaires français – BNP Paribas, Banque populaire avec la Caisse d’épargne, Crédit Agricole, Crédit Mutuel, Société Générale, et Banque Postale – pouvez-vous nous indiquer, proportionnellement à leur chiffre d’affaires et leurs engagements, lesquels prêtent le moins et le plus à la BITD ? C’est une information que les parlementaires de la commission de défense sont en droit de recevoir.
Mme Maya Atig, directrice générale de la fédération bancaire française. Je dispose de peu de chiffres précis, car il n’existe pas de code spécifique identifiant les entreprises du secteur de la défense, beaucoup ayant des activités duales. Néanmoins, je peux vous dire que les financements s’élèvent a minima à 40 milliards d’euros en crédits pour les groupes que vous avez cités. Ce chiffre inclut différents types de financements et de soutiens, mais je ne peux pas vous donner la proportion exacte par rapport au bilan de chaque banque. Il faut comprendre que chaque institution bancaire a sa propre stratégie et empreinte. Par exemple, Banque populaire ou Caisse d’épargne est plus orientée vers les PME, les commerçants et artisans, tandis que BNP Paribas ou Société Générale servent davantage des entreprises internationales. L’important est de comprendre que chaque banque est engagée. La plupart des banques publient des politiques sectorielles de risques, expliquant ceux qu’elles sont prêtes à prendre sur un secteur donné, bien que cela ne soit pas toujours mis en avant d’un point de vue commercial.
Une autre banque du groupe Crédit Mutuel présente sa politique de risque et de soutien de manière plus commerciale. Je pense que les meilleures pratiques vont progressivement s’imposer. Les 40 milliards mentionnés sont répartis entre toutes ces banques, et ce chiffre pourrait être plus élevé car nous avons pris la version minimale pour chacune. Sur environ 1 300 milliards de prêts aux entreprises, ces 40 milliards représentent près de 3 %, alors que la défense ne représente que 2 % de l’économie. Ces indications collectives apportent déjà une première réponse.
M. le président Jean-Michel Jacques. J’ai examiné les déclarations de ces six groupes bancaires. Le Crédit Mutuel Arkéa affirme clairement son soutien à la défense, tout en précisant les armes exclues. En revanche, le Crédit Agricole ne mentionne que la vigilance, l’évaluation des risques et les exclusions. Ce n’est pas une question de marketing, mais de patriotisme. Nous, parlementaires, attendons un soutien patriotique des banques françaises envers notre BITD.
Mme Maya Atig, directrice générale de la fédération bancaire française. Je vous assure du soutien patriotique des banques pour la BITD. Nos dirigeants, dont Jean-Laurent Bonnafé, Philippe Brassac, Daniel Baal, Stéphane Dedeyan, Nicolas Namias et Slawomir Krupa, ne comprennent pas pourquoi leur patriotisme est remis en question. Ils expriment leur soutien à la BITD.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous serions rassurés s’ils l’écrivaient noir sur blanc.
Mme Anne Le Hénanff (HOR). Les banques privées utilisent des outils classiques d’analyse des dossiers, principalement la mesure du niveau de risque et l’atteinte d’un niveau optimal de rentabilité financière. Vous avez évoqué la souveraineté financière, un terme nouveau pour moi. Comment concilier souveraineté stratégique et souveraineté bancaire, notamment à l’approche de la nouvelle revue stratégique ? Comment intégrez-vous ces notions ?
Concernant la coopération industrielle européenne évoquée par le président de la République, comment envisagez-vous les financements ? Enfin, vous avez indiqué que la France et les autres pays européens n’étaient pas alignés sur la notion de souveraineté bancaire. Ne sommes-nous pas plutôt isolés ?
Mme Maya Atig, directrice générale de la fédération bancaire française. Notre relatif isolement s’explique par le fait que peu de pays ont autant de grandes banques sur leur territoire et un financement de l’économie assuré à 90 % par des banques nationales. En France, six grands groupes financent la défense et d’autres secteurs. Dans d’autres pays, on trouve une ou deux grandes banques et une multitude de petites banques plus spécialisées. L’idée d’avoir de grands établissements bancaires performants à l’international est partagée par peu de pays. Les règles bancaires internationales impactent davantage les banques européennes que les américaines ou britanniques.
La souveraineté financière implique de maintenir des acteurs de poids sur le territoire national et européen, assurant une autonomie stratégique. Concernant le projet de souveraineté que vous mentionnez, nous n’y sommes pas associés malgré nos contacts réguliers avec le ministère de la défense.
M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance. Pour illustrer l’importance de la souveraineté bancaire, je siège au conseil d’administration de l’équivalent de Bpifrance en Lituanie. Dans ce pays, il n’existe aucune banque nationale, toutes ayant été rachetées par des pays nordiques. La façon de travailler sur l’industrie et la défense y est très différente de la France. Ce type de discussion que nous avons ici n’y serait même pas envisageable. L’absence de grandes banques nationales a un impact significatif.
M. Matthieu Bloch (UDR). Il serait pertinent d’envisager une mission flash sur le financement de l’industrie de défense, afin d’obtenir un panorama complet des pratiques en vigueur.
Monsieur Lagarde, le secteur de la défense représente l’un des derniers grands avantages comparatifs de la France dans l’économie mondiale. Malgré un déficit commercial important, la France demeure la troisième puissance exportatrice d’armes. Cependant, la résilience financière des entreprises de la BITD est cruciale pour maintenir notre fleuron industriel.
Ces entreprises font face à un double défi : d’une part, des avancées technologiques rapides nécessitant des investissements massifs en recherche et développement et, d’autre part, une nouvelle cadence de production imposée par le contexte géopolitique. Les PME, qui constituent 75 % de la BITD, doivent s’adapter à ce rythme frénétique, mais sont confrontées à un assèchement des liquidités dû à la réticence des investisseurs privés.
Mes questions sont les suivantes : Quels mécanismes Bpifrance met-elle en place pour assurer la résilience financière des entreprises de la BITD, en particulier les PME, dans ce contexte de course technologique ? Quelles actions sont entreprises pour éviter une dépendance excessive aux capitaux étrangers, qui pourrait compromettre notre autonomie stratégique ?
M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance. Nous travaillons en étroite collaboration avec la DGA pour répondre à trois enjeux majeurs : la stabilité financière des entreprises classiques, l’innovation et l’augmentation des cadences de production.
Nous utilisons pleinement nos instruments existants et avons mis en place des fonds spécialisés d’investissement pour attirer le marché privé du financement en capital dans ce secteur. Notre rôle de spécialiste et nos liens privilégiés avec le ministère des armées rassurent les co-investisseurs.
Nous travaillons actuellement sur plusieurs projets avec le ministère des armées, bien que les contraintes budgétaires de l’État imposent des arbitrages. Pour soutenir les entreprises les plus fragiles de la BITD, nous pourrions nous inspirer des outils comme les OCA et OBSA que nous avons mis en place en période post‑COVID, évitant ainsi de sous-valoriser les entreprises ayant besoin de fonds propres.
Nous adoptons également une approche proactive en allant directement à la rencontre des entreprises de la BITD. Nos chargés d’affaires en région prennent l’initiative de contacter ces entreprises pour leur présenter les solutions de financement disponibles, conscients que certains entrepreneurs peuvent être réticents à l’idée de recourir à des financements extérieurs.
M. Frank Giletti (RN). Je souhaite aborder le financement de la BITD des différents pays de l’Union européenne, un sujet qui n’a pas été évoqué ce matin. Le président de la République a appelé à une préférence européenne en matière d’armement. Cependant, nous constatons que l’ancien commissaire Thierry Breton, en charge des questions de défense et défenseur de la souveraineté européenne, rejoint une banque américaine comme lobbyiste.
Dans ce contexte, j’aimerais avoir votre avis sur l’activité et l’ingérence des banques américaines au sein de l’Union européenne. Quel est leur rôle dans le financement du marché de l’armement sur notre continent ? Leur activité ne contredit-elle pas l’autonomie européenne et la préférence européenne en matière d’armement ?
M. Pascal Jenft (RN). Nos industries de défense sont poussées à être plus productives, notamment par nos engagements envers l’OTAN qui nous imposent de consacrer 2 % de notre PIB à la défense, avec une possible augmentation à 3 % souhaitée par Donald Trump. Parallèlement, l’Union européenne incite à investir dans d’autres domaines comme l’écologie, ce qui peut détourner certains investisseurs de la défense.
La question pour nos industriels de la défense est de savoir si leurs investisseurs peuvent adapter leur financement et, sinon, comment obtenir des fonds supplémentaires. Existe-t-il un risque sérieux d’immixtion d’influence étrangère via un appel à des investisseurs étrangers ? Les banques peuvent se montrer réticentes à financer l’industrie d’armement, d’autant que d’autres secteurs réclament également des investissements importants.
M. Bernard Chaix (UDR). Depuis 2017, plus de 25 milliards de dollars de capitaux privés ont été mobilisés dans le secteur de la défense aux États-Unis. En France, seuls deux fonds d’investissement ont choisi d’investir dans la BITD : Weinberg Capital et Tikehau Capital. Malgré cet engagement, nos entreprises restent sous-financées. Il est difficile d’estimer le montant exact des capitaux mobilisés, mais ils se comptent probablement en centaines de millions d’euros, voire quelques milliards au maximum. Face au réarmement mondial et à la course technologique du secteur, ces montants paraissent très modestes, et le contraste avec les États-Unis est inquiétant. Quels sont, selon vous, les principaux obstacles dissuadant les investisseurs privés de s’engager dans ce secteur et comment y remédier ? Comment la Fédération bancaire française envisage-t-elle de sensibiliser ses acteurs au caractère stratégique et patriotique de ces investissements pour notre souveraineté nationale ?
M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance. Concernant l’ingérence étrangère dans le domaine de la BITD, je rappelle que l’intégralité de ce secteur est soumise à la réglementation sur les investissements étrangers en France (IEF), avec une surveillance particulière pour le secteur de la défense. Bien que Bpifrance n’en fasse pas directement partie, nous sommes associés et consultés sur ce sujet. Des systèmes de protection existent, même s’ils ne sont pas toujours parfaits.
Pour répondre à votre question, Monsieur le député, il y a effectivement deux fonds privés spécialisés dans le domaine de la défense. Bpifrance est investisseur dans ces fonds et les soutient. Le groupe Caisse des dépôts, notre maison mère, a également co-investi à nos côtés pour soutenir ces fonds, ce qui est exceptionnel pour le secteur de la défense.
Quant à la réticence des investisseurs institutionnels, je pense qu’il y a d’abord des problèmes culturels. Ce sont des domaines peu connus. De plus, certains ont dans leur doctrine une exclusion du secteur de la défense. Ce problème de doctrine a été largement résolu en France pour les intermédiaires, mais il persiste au niveau des asset owners, c’est-à-dire les investisseurs qui financent les fonds et les banques. Il n’est en effet pas encore complètement résolu.
M. Thibaut Monnier (RN). La BITD en France est cruciale pour notre souveraineté nationale, mais son financement présente plusieurs défis pour notre autonomie stratégique. La BITD dépend fortement des contrats étatiques, la rendant vulnérable aux changements politiques. Les retards de financement et les annulations de programmes peuvent avoir des conséquences graves sur les opérations des entreprises. De plus, nos entreprises doivent rivaliser avec des géants mondiaux disposant de ressources financières considérables et d’un solide soutien étatique. Il est essentiel que nos entreprises puissent anticiper la production et l’industrialisation de leurs produits. Comment la France peut-elle améliorer la prévisibilité du financement de la BITD pour surmonter ces défis ?
Mme Florence Goulet (RN). Le besoin de financement de la BITD est plus que jamais d’actualité. De nombreuses entreprises rencontrent des difficultés à se financer, notamment en raison de la frilosité des banques et des investisseurs face aux exigences de la conformité bancaire et de la taxonomie verte européenne. Ces industries sont jugées trop risquées au regard des critères ESG.
À l’inverse, les États-Unis n’ont pas hésité à investir en Europe. Par exemple, la part des investisseurs institutionnels américains dans le capital de Thales est passée de 25 % en 2017 à 42 % en 2022, au détriment des Européens qui sont passés de 40 % à 28 % sur la même période. Quelles solutions pourrions-nous mettre en œuvre pour que notre industrie de défense puisse se battre à armes égales avec nos concurrents internationaux ? Que pensez-vous d’initiatives privées telles que SouvTech Invest, la plateforme de financement participatif dédiée aux start-up pour soutenir l’innovation et aux PME-ETI (entreprise de taille intermédiaire) pour la réindustrialisation ?
Mme Maya Atig, directrice de la fédération bancaire française. L’amélioration de la prévisibilité de l’État dépend essentiellement du respect des lois de programmation. Il n’existe pas de solution miracle. Des échanges réguliers avec le ministère de la défense et les entreprises sont nécessaires pour assurer une bonne visibilité sur les plans de trésorerie. Nous avons le sentiment que cet engagement tient dans le temps.
Quant à la présence des banques américaines en Europe, je n’ai pas de chiffres spécifiques au secteur de la défense. Leur activité en Europe est concentrée sur de grandes entreprises, fortement rentables et internationalisées. Les États-Unis ont une plus grande facilité à exprimer leur puissance financière en raison d’une fiscalité moins lourde et d’une protection sociale moindre, ce qui encourage les investissements risqués.
Le défi pour les décideurs européens est de trouver un équilibre. Si l’on impose davantage d’obligations aux banques européennes, cela réduira leur capacité à prendre des risques. Il faut que les autorités européennes assument ce choix et stabilisent les règles pour permettre la croissance.
Concernant le financement participatif, il ne représente actuellement qu’une petite partie du financement des entreprises. La question qui se pose pour toutes les formes d’investissement innovant est de savoir jusqu’à quel point le patriotisme des individus se traduit dans leurs choix de placements, sachant que ces investissements comportent des risques et peuvent être cycliques.
Pour le financement participatif comme pour les grands investisseurs, le défi est le même, à savoir de concilier une logique patriotique profonde avec les réalités du portefeuille d’investissement.
M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance. Je souhaite aborder brièvement la question de la prévisibilité, qui est un enjeu crucial. La loi de programmation militaire (LPM) offre une prévisibilité au maître d’œuvre industriel. Il serait souhaitable que cette prévisibilité se décline à tous les niveaux de sous‑traitance. Je ne suis pas certain que ce soit actuellement le cas, et je sais qu’il s’agit d’une préoccupation pour nos partenaires de la DGA. Bpifrance est disposé à collaborer avec ses principaux partenaires de maîtrise d’œuvre industrielle dans le cadre de la dématérialisation des factures.
Notre objectif est d’anticiper les commandes de ces grands maîtres d’œuvre industriels en termes de crédit à court terme. Nous avons déjà mis en place ce système dans d’autres secteurs industriels et nous sommes prêts à le déployer ici.
M. le président Jean-Michel Jacques. En effet, la question des grands donneurs d’ordre est cruciale et mérite toute notre attention. Nous avons déjà rencontré cette problématique dans le secteur agroalimentaire. Je me demande si cela ne commence pas à se refléter dans la BITD. C’est un sujet important à surveiller. Merci pour vos réponses et votre participation.
11. Audition, ouverte à la presse, de M. Bertrand Rondepierre, directeur de l’agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (AMIAD) (mercredi 29 janvier 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous recevons aujourd’hui Monsieur Bertrand Rondepierre, directeur de l’Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de la défense (Amiad), dont la création remonte au 1er mai 2024. Monsieur le directeur, votre audition a été demandée par quasiment l’ensemble des groupes politiques composant notre commission. Il est vrai que vous êtes à la tête d’une agence dont la vision revêt une importance cardinale pour l’avenir de notre défense et notre capacité à gagner les guerres de demain.
« Notre responsabilité, c’est de continuer de voir loin », a annoncé le président de la République lors des vœux aux armées depuis le commandement de l’appui terrestre, numérique et cyber, de Cesson-Sévigné. Votre agence y contribue. Réduire l’intelligence artificielle (IA) a un effet de mode serait une grave erreur, car elle constitue sans doute un des tournants technologiques les plus fulgurants de ces dernières décennies.
Les états-majors, directions et services du ministère des armées en ont d’ailleurs pleinement conscience. Nous sommes tous ici convaincus que passer à côté d’une rupture technologique comme l’intelligence artificielle serait dramatique pour notre sécurité. Je fais volontiers miens les propos du ministre des armées Sébastien Lecornu, qui a eu cette formule laconique au sujet de l’intelligence artificielle de défense : « Soit l’armée française prend date, soit elle décroche ».
Monsieur le directeur, votre rôle consiste donc à faire en sorte que l’armée française prenne date et ne décroche pas. À cette fin, le ministre des armées a annoncé une stratégie ministérielle ambitieuse pour l’intelligence artificielle de défense : plus de 2 milliards d’euros y seront consacrés à l’horizon 2030 pour le financement de plusieurs projets d’envergure, parmi lesquels le futur supercalculateur Asgard, qui signifie « Architecture souveraine de génération d’intelligence artificielle pour la recherche et la défense ».
En rappelant que Paris va recevoir à compter du 6 février prochain un sommet international pour l’action sur l’intelligence artificielle, je vous cède la parole, afin, que vous nous expliquiez les enjeux qui animent votre agence et la manière dont vous comptez la faire fonctionner.
M. Bertrand Rondepierre, directeur de l’agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (Amiad). Je suis heureux d’être parmi vous aujourd’hui pour ma première audition à l’Assemblée nationale.
Il est clair que l’IA ne constitue pas un effet de mode. D’un point de vue technologique, nous assistons à une véritable rupture, un « game changer » comme l’indique le ministre, dans l’intégralité des applications qui intéressent les armées, les directions et les services. À ce titre, je suis inspiré par cet impératif et tous les jours, dans mes fonctions, je pars du principe que tout ce que l’on imagine envisageable aura bien lieu. Nous sommes confrontés à des puissances, voire des groupes, qui ont accès à des technologies de façon proliférante. En conséquence, le ministère des armées doit se préparer à ce que nos potentiels adversaires se saisissent de ces technologies, sans se poser nécessairement les mêmes questions éthiques que celles qui nous animeraient. Cet impératif nous oblige évidement d’être au rendez-vous.
Partant de ce principe, la stratégie du ministère dont j’ai la charge de l’exécution se développe autour de trois axes. Le premier concerne les usages : ma mission essentielle consiste à faire en sorte que l’intelligence artificielle soit une réalité pour les armées, les directions et les services, pour leur permettre de mieux accomplir leur mission. Ces usages sont classés selon trois dimensions. La première porte sur l’IA organique, une IA qui réponde aux besoins du ministère, considéré dans ce cadre en tant qu’une entreprise comme une autre. La deuxième se caractérise par « l’IA en temps réfléchi ». Les armées mènent des opérations, elles collectent de la donnée et du renseignement sur le terrain. Dans ce cadre, l’IA en temps réfléchi doit permettre d’appréhender la conduite d’opérations sur le terrain, y compris les dimensions logistiques, par exemple. La troisième dimension relève de l’IA embarqué et porte sur des systèmes critiques, des systèmes en temps réel, à l’instar des missiles, de l’avionique.
L’activité de l’Agence est donc structurée autour de ces trois piliers, du point de vue de l’usage, impliquant de répondre à des enjeux majeurs pour arriver à délivrer des produits. Je pense d’abord à la ré-internalisation de la compétence, une des dimensions structurantes et assez nouvelles de la stratégie IA du ministère. Pour être compétent en matière numérique, il est impératif de disposer d’experts capables de produire des produits d’IA. Cette thèse est corroborée par la nature des acteurs qui produisent de l’IA dans le domaine civil, notamment l’entreprise Mistral AI. Cette ré-internalisation de la compétence est assez innovante, dans la mesure où le ministère se concentrait historiquement, lors des dernières décennies, sur une forme d’externalisation. Or le numérique nous impose de changer de paradigme. Au sein de l’Agence, nous agissons selon plusieurs modes : le « faire », au sein même de l’Agence, le « faire faire » en travaillant avec des partenaires, et le « faire avec », puisque les données du ministère sont confidentielles et ne peuvent donc pas circuler librement, comme vous pouvez l’imaginer.
Ce dernier élément me conduit à évoquer un autre enjeu, celui de la souveraineté, qui implique d’avoir une capacité propre en interne, notamment pour l’IA relative à la dissuasion. Cette ré-arsenalisation est critique, dans la mesure où elle commande la manière dont nous structurons l’Agence. Enfin, le dernier enjeu est d’ordre industriel. En effet, la base industrielle et technologique de défense (BITD) dans le domaine de l’IA diffère des maîtres d’œuvre habituels. Cela signifie qu’au sein de l’Amiad, nous avons besoin de nous conditionner pour travailler avec des acteurs différents.
Nous devons apprendre à travailler autrement. Pour pouvoir ré-arsenaliser, nous devons donc embaucher des experts, soit la principale mesure d’investissement qui a été décidée par le ministre des armées. Cette ré-arsenalisation se traduit donc par une dimension technique, pour 75 % des embauches, afin d’attirer des profils différents sur des missions différentes et instiller une culture différente. Pour y parvenir, nous avons besoin d’un portage et d’un appui politiques, l’Agence étant placée auprès du ministre.
Ce portage politique est également associé à une autre dimension, établie dès la conception de l’Agence : la prise de risque. Puisque nous réinventons des modes de travail, des manières de faire, il faut ainsi accepter le risque de commettre des erreurs. En tant que directeur de l’Amiad, je revendique et endosse donc cette prise de risque. J’ai été embauché le 1er février 2024 et l’Agence a été créée au 1er mai 2024, traduisant notre volonté d’agir avec célérité. Nous sommes partis des équipes déjà constituées au sein du ministère, dont une cinquantaine d’experts, qui ont été intégrés au sein de l’Agence, à partir du mois de septembre. Au 1er janvier 2025, nos effectifs s’élèvent 105 personnes à Bruz et devraient être portés à 115 dans les mois à venir, en intégrant les futurs contrats.
Désormais, nous fonctionnons sur un régime quasi permanent, dans le sens où notre activité se déploie, nous menons des projets, dont certains commencent à être délivrés. Ainsi, nous avons livré un chatbot ministériel l’année dernière, nous travaillons avec l’armée de terre et notamment la section technique de l’armée de terre (STAT). L’armée de terre a ainsi présenté au cours d’un exercice dans le Larzac un certain nombre de moyens pour la lutte anti-drones, dont un canon qui offre une assistance à la visée. Les chefs d’état-major en semblaient plutôt satisfaits.
L’AMIAD comporte également un volet recherche assez significatif, avec un choix de localisation fort en Bretagne, sur le site de Bruz. Nous avons ainsi attiré des talents sur une mission spécifique, dans une région située au cœur d’un écosystème particulier, qui nous permet d’entreprendre. Un volet recherche est également assuré sur le site de l’École polytechnique, à Palaiseau, dont la vocation est plus orientée vers la recherche fondamentale et la publication de papiers scientifiques.
L’Agence n’a que quelques mois d’existence et il est naturellement prématuré de considérer qu’elle a rempli ses objectifs. Cependant, il me semble que nous avons emprunté un chemin de succès ou, à tout le moins, un chemin qui confirme que la direction dans laquelle nous nous sommes engagés est pertinente. Le fait d’avoir réussi à embaucher cinquante à soixante experts en seulement quelques mois d’existence tend à démontrer que notre formule fonctionne.
Au-delà de la lutte anti-drones, nous menons également une action dans le domaine cyber. L’audition étant publique, il ne m’est pas possible de fournir plus de détails sur ces sujets secret défense, mais nous pourrons apporter des compléments ultérieurement, si cela s’avère nécessaire. En matière industrielle, nous avons établi un partenariat avec Mistral AI, qui correspond à notre logique de travailler avec d’autres acteurs différents.
En conclusion, le fait numérique est absolument critique et l’Amiad a vocation à y participer. Cependant, il convient d’être conscient qu’agir en matière d’IA ne peut intervenir ex nihilo. Nous avons besoin de disposer d’infrastructures numériques, de machines pour travailler sur des données, sur le stockage, sur des capacités de calcul à l’instar du supercalculateur Asgard évoqué par le président. De fait, au-delà de l’Amiad, un écosystème entier au sein du ministère est en train d’évoluer et de se mettre en marche pour déployer des produits, sur le terrain.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie et retiens l’audace qui transparaît dans vos propos, et qui nous ravit. Je suis cependant persuadé que vous serez confrontés à de nombreux interlocuteurs qui se retrancheront derrière le risque pénal individuel pour ne pas vous suivre dans cette audace. Je considère pour ma part qu’il s’agit bien souvent de fausses excuses pour justifier l’inaction. Par ailleurs, vous devrez sans doute faire face à des enjeux de périmètres de pouvoir, mais nous vous suivrons attentivement.
Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Frank Giletti (RN). L’IA intervient comme un levier stratégique essentiel pour la compétitivité économique et la souveraineté technologique de la France. Le Rassemblement national encourage activement le développement de technologies souveraines sécurisées et innovantes, notamment dans des secteurs stratégiques comme la défense. Si des coopérations européennes peuvent être envisagées, elles doivent impérativement préserver les intérêts français et garantir notre indépendance industrielle.
Dans cette perspective, il est crucial que les projets d’avenir, comme ceux liés au drone de combat autonome (UCAV), s’inscrivent dans une logique de maîtrise nationale et de montée en puissance rapide pour ne pas céder du terrain face à nos compétiteurs internationaux.
Le projet de loi de finances (PLF) 2025 prévoit une enveloppe significative de 700 millions d’euros d’autorisations d’engagement (AE) sur la ligne UCAV. Cela témoigne d’une ambition affirmée pour renforcer notre souveraineté dans un domaine stratégique, celui des drones de combat. Pourtant, il est crucial de souligner que malgré plus d’une décennie de démonstrateurs en Europe – je pense aux Barracuda, Neuron ou encore Taranis – aucun UCAV n’a encore été mis en service opérationnel. Ce retard s’explique en grande partie par le manque de maturité du socle d’autonomie nécessaire pour exploiter pleinement leur potentiel capacitaire.
Aujourd’hui, nous vivons un tournant technologique. L’intelligence artificielle, et plus précisément l’apprentissage par renforcement, est désormais mature pour des applications concrètes, comme en témoigne la récente démonstration de combat autonome réalisé aux États-Unis avec le X-62 VISTA. Cependant, il est important de relever que cette rupture technologique n’est pas le fait des acteurs traditionnels de l’industrie de défense. Aux États-Unis, ce sont des entreprises comme Shield AI et Anduril, jeunes, agiles et spécialisées, qui portent ces innovations et investissent massivement pour passer à l’échelle.
En Europe et en France particulièrement, cette recomposition industrielle autour des logiciels doit nous interpeller. Sommes-nous prêts à tirer parti de ces nouvelles dynamiques pour ne pas rester spectateurs dans une course ou chaque année compte ? Quelle part des 700 millions d’euros d’AE UCAV pour 2025 est‑elle dédiée spécifiquement au développement des technologies d’IA nécessaires pour conférer à ces systèmes l’autonomie capacitaire dont ils ont besoin ? Quelle stratégie industrielle le ministère des armées met-il en place pour accélérer cette feuille de route en s’appuyant non seulement sur nos grands groupes traditionnels, mais aussi sur des acteurs émergents et spécialisés ?
M. Bertrand Rondepierre. Le théâtre de guerre ukrainien atteste d’un brouillage quasi permanent et de la nécessité d’une autonomie dans tous les vecteurs aériens que nous allons nous déployer. Un patch IA a été intégré dans l’exercice de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, qui consacre un certain nombre de crédits dont je dispose. En revanche, sur les 1,8 milliard d’euros annoncés par le ministre, nous avons fait le choix de ne pas saisir tous les crédits pour les transférer directement à l’Amiad. En conséquence, un grand nombre de programmes, dont celui que vous citez, demeurent entre les mains de la direction générale de l’armement (DGA) et sont pilotés par les programmes habituels. Je ne suis donc pas pilote de l’ensemble de ces programmes et il peut nous arriver d’être confrontés aux réticences que mentionnait le président Jean-Michel Jacques à l’instant.
Ensuite, je partage le constat que vous avez effectué concernant l’apprentissage par renforcement. En compagnie de l’armée de l’air, nous nous interrogeons donc pour savoir comment nous pouvons passer à la vitesse supérieure, immédiatement. Certains acteurs français proposent des démonstrateurs et je leur ai demandé si nous pouvions les faire voler à brève échéance. Mais nous nous heurtons à des pratiques, dont certaines sont légitimes, que nous devons traiter en tant que telles.
Les technologies d’autonomie fonctionnent grâce à des environnements spécifiques, des simulateurs, par exemple fondés sur le jeu de go. En l’espèce, l’environnement de simulation permet de faire jouer un objet contre la machine, en l’occurrence pour le combat aérien. Ces techniques d’apprentissage par renforcement permettent, dans un cadre de simulation, d’entraîner une machine à faire voler un avion et à opérer des systèmes d’arme. Une fois que cette opération peut être effectuée en simulateur, il est envisageable d’en faire autant en vol.
En compagnie d’autres acteurs, nous réfléchissons donc à une démarche en deux temps. Dans un premier temps, pour arriver à produire l’effet que vous indiquez, il nous faut être capables de faire jouer ces algorithmes dans des environnements de simulation. Nous travaillons donc avec l’armée de l’air, afin qu’ils soient mis à disposition de l’Amiad et testés en simulation d’entraînement. Ensuite, une fois que nous sommes capables de mener à bien ces simulations, nous nous interrogerons pour savoir comment faire voler l’objet. Tel est l’objectif que nous souhaitons atteindre, mais à ce stade, je ne peux me prononcer sur un horizon.
Mme Emmanuelle Hoffman (EPR). Au nom du groupe Ensemble pour la République, je vous adresse nos remerciements pour le temps que vous nous accordez et la présentation extrêmement claire et énergique que vous venez d’effectuer. En mars 2024, la France s’est engagée dans une ambitieuse initiative visant à devenir le numéro un européen et intégrer le top 3 mondial en matière d’intelligence artificielle militaire.
Les objectifs affichés par notre pays sont résolument ambitieux. Cette quête de leadership s’accompagne d’une volonté ferme d’assurer une maîtrise souveraine de technologie d’IA de défense, avec un budget conséquent de 2 milliards d’euros entre 2024 et 2030. Au cœur de cette stratégie se trouvait la création de l’Amiad. Sous votre direction, l’Amiad poursuit l’objectif de recruter 300 experts d’ici 2026, témoignant de l’importance accordée aux talents dans ce domaine crucial.
Cette annonce a marqué un tournant stratégique majeur dans la manière dont la France envisage sa défense future. De plus, le ministère des armées a annoncé en octobre 2024 l’acquisition d’un supercalculateur dédié à l’intelligence artificielle militaire, prévu pour être opérationnel fin 2025. Ce projet ambitieux, fruit d’une collaboration entre Hewlett Packard Enterprise (HPE) et Orange, vise à doter la France de la plus importante capacité de calcul classifiée dédiée à l’IA en Europe.
Dans un monde en grande mutation où la menace cyber est plus que jamais présente et alors que les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient rabattent les cartes, l’innovation et les sauts technologiques sont indispensables pour répondre aux nouvelles menaces. Comment la France peut-elle maintenir une approche éthique tout en ne se faisant pas distancer dans cette course à l’innovation ?
Ensuite, le ministre des armées a annoncé que votre agence allait travailler avec Mistral AI. Quel détail pouvez-vous nous fournir sur ce partenariat futur et comment envisagez-vous de développer d’autres partenariats avec le secteur privé dans une logique gagnant-gagnant ? Enfin, le besoin de main-d’œuvre qualifiée en R&D est immense pour répondre à ces enjeux. Que mettez-vous en place pour attirer des talents et garantir nos capacités d’innovation ?
M. Bertrand Rondepierre. L’approche éthique fait effectivement partie de nos préoccupations. Je rappelle d’abord l’existence d’un comité d’éthique au sein du ministère, avec lequel nous collaborons, et qui nous a rendu visite l’année dernière. Je suis conscient de mes responsabilités, mais l’Amiad n’élabore pas l’éthique de l’IA pour le ministère. Ensuite, nous nous inspirons des pratiques à l’œuvre dans le domaine technologique, dont l’un des principaux aspects consiste à réduire la distance entre le concepteur – l’Amiad – et les utilisateurs, c’est-à-dire les forces armées. Nous nous inscrivons ainsi dans une logique de co‑construction, qui intègre notamment les volets éthiques concernant l’usage, le commandement et le contexte d’emploi. Je ne suis donc pas le prescripteur, mais m’inscris dans une réflexion collective que j’outille d’un point de vue technique et de développement. Je précise à ce titre que personne au sein du ministère n’accepterait d’utiliser un outil qui ne soit pas maîtrisé d’un point de vue de commandement. En résumé, notre action s’appuie donc sur une doctrine, une co-construction et un certain nombre de principes éthiques.
Vous avez évoqué ensuite le programme commun entre l’Amiad et Mistral AI. Tout d’abord, je souligne que nous ne nous inscrivons pas dans une compétition avec le privé. De mon côté, je cherche à m’assurer de dialoguer avec des industriels au bon niveau, au bon prix et dans le bon horizon temporal. Quand ces trois conditions sont réunies, je n’ai aucune raison de solliciter mes propres équipes pour développer nos propres produits.
Mistral AI présente l’intérêt critique d’être un acteur aux racines françaises et d’avoir des compétences reconnues sur le plan international. Nous nous inscrivons dans une logique gagnant-gagnant : nous profitons de leur savoir-faire et de leur côté, ils peuvent se prévaloir de développer des produits pour les forces armées, ce qui constitue pour eux un gage de sérieux. Nos cas d’usage étant spécifiques, ils peuvent faire se targuer de cette expérience dans leur modèle et auprès de leurs autres clients. Ainsi, peu de leurs clients travaillent par exemple sur l’imagerie hyper-spectrale et imagerie satellite.
De mon côté, je peux tirer le meilleur parti de la technologie existante et je les aide à monter en compétence sur le périmètre du ministère, dans le cadre d’une relation saine. En effet, je ne les transforme pas en acteurs de la défense. De fait, il importe de ne pas trop spécialiser les acteurs de l’IA dans le domaine de la défense, ce qui reviendrait à les détourner de leur business initial et ne serait bon pour personne.
Enfin, vous avez évoqué nos démarches pour attirer la main-d’œuvre qualifiée. Tout d’abord, nous nous positionnons volontairement sur la région Bretagne, et profitons des infrastructures existantes sur le site de DGA Maîtrise de l’information. Cette offre différenciante permet d’attirer des talents. Ensuite, nous avons également un objectif en matière de circulation. Naturellement, nous souhaitons offrir des carrières longues aux talents que nous attirons, mais dès la construction de l’Agence, j’ai intégré l’idée que nombre d’entre eux partiront chez des grands acteurs du secteur, car nous évoluons dans un écosystème français voire européen souverain et dynamique.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Nous avons bien conscience que l’IA constitue une technologie de rupture. Dans ce cadre, la création de l’Amiad suscite des questions d’ordre organisationnel. Qui sont vos donneurs d’ordre ? Vous dépendez certes du ministre, mais comment interagissez-vous avec la DGA et les différents services qui ont en charge le numérique dans les armées ?
Ma deuxième question porte sur la capacité industrielle et la stratégie industrielle globale. Vous avez bien souligné que cet écosystème, le monde de l’IA, n’est pas celui de la BITD ordinaire. Néanmoins, nous avons nécessairement besoin d’acteurs majeurs, capables de fournir des infrastructures. Or ils ne sont pas si nombreux en France à pouvoir fournir des garanties de souveraineté. Comment interagissez-vous réellement avec ceux-ci ? Comment vous inscrivez-vous dans la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle qui date déjà de 2018 et qui devrait avoir porté ses fruits, même si nous n’en sommes pas tout à fait certains ?
Enfin, en matière d’éthique, il existe un enjeu majeur de régulation au niveau international, le sujet clef étant celui des « robots tueurs », tels qu’ils sont trivialement qualifiés. Êtes-vous sollicités pour conseiller le ministre des affaires étrangères pour les négociations dans ce domaine ? Sont-ils plutôt prescripteurs à votre égard ?
M. Bertrand Rondepierre. Je travaille sous la responsabilité du ministre, mais ne peux naturellement travailler seul. À ce titre, je me félicite que nous ayons pu construire de très bonnes relations, particulièrement avec les armées, lesquelles sont nos clients finaux. J’ai la liberté de pouvoir effectuer des choix sur ce que j’estime être utile et nécessaire en matière d’IA, mais en pratique, nous nous inscrivons dans un processus de partage, de consultation et d’échange avec tous les services du ministère, dont les armées, la DGA, le secrétariat général pour l’administration (SGA), afin de synthétiser les besoins de chacun.
De fait, dans la construction de l’Amiad, nous nous sommes efforcés d’éviter tout effet de préemption. L’Agence porte les problématiques de niveau ministériel, comme les infrastructures, les homologations, les systèmes d’information. Une de mes missions consiste à équiper l’ensemble des armées, sans rogner pour autant sur leur autonomie, à partir de leurs données. De la même manière, ils se retournent vers nous lorsque les problématiques sont particulièrement complexes. À cet effet, j’échange régulièrement avec tous les grands subordonnés du ministère, pour faire le point sur les différents besoins et différents programmes, pour établir une synthèse et construire une feuille de route sur chacun des domaines. Il s’agit d’une certaine manière d’un exercice d’équilibriste, qui fonctionne bien pour le moment.
Ensuite, vous avez également évoqué la capacité industrielle. Si l’on veut intégrer des parties algorithmiques dans un sous-marin ou d’un avion, il est nécessaire de faire dialoguer trois acteurs : les acteurs nouveaux du domaine de l’IA, les grands maîtres d’œuvre industriels dépositaires de tous les systèmes complexes et critiques, et l’État. Des problématiques spécifiques y sont associées : intégrer des algorithmes réalisés par des acteurs plus petits nécessite de concevoir les systèmes de façon un peu différente. À ce titre, le ministère et l’Amiad doivent prescrire différemment et acheter des objets différents, à l’heure où intervient la bascule du « physique » vers le « numérique », qu’il convient de rendre opérante. Nous aurons l’occasion d’en reparler dans quelques mois, quand des premiers cas concrets auront été réalisés. Je précise également que nous travaillons également avec la direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information de la défense (DIRISI) pour les parties relatives aux infrastructures.
Ensuite, je ne porte pas les enjeux de régulation, mais j’interviens effectivement en tant que conseiller. L’AMIAD est conçue pour être l’expert référent du ministère, qui nous consulte, au même titre que d’autres ministères, par les voies interministérielles. Quelle que soit la régulation industrielle à venir, mon rôle consiste à donner à nos forces les moyens de faire face aux menaces. L’exemple caricatural porte sur les « robots tueurs », mais dans le cyberespace, il existe déjà des actions particulièrement dangereuses.
Nous ne développons pas ce genre de technologies, mais pour y faire face, nous sommes bien obligés d’y réfléchir et de nous interroger sur les différentes formes et applications qui peuvent être employées par nos adversaires. Cet enjeu technologique se double effectivement d’un enjeu en matière de régulation. Dans ce cadre, nous fournissons notre regard d’expert, nous expliquons comment nous percevons la situation d’un point de vue technologique et ce qui nous semble cohérent ou non. Ensuite, le dialogue et les négociations ont lieu dans d’autres instances, mais nous ne les menons pas directement.
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Pour comprendre la révolution de l’intelligence artificielle, il suffit de regarder les flux financiers colossaux et l’accélération de l’investissement dédié à cette technologie. Il n’est guère utile de rappeler les bouleversements technologiques qui poussent aussi nos armées à s’adapter plus encore chaque jour à cette nouvelle donne.
Nous avons déjà parlé à de nombreuses reprises dans cette commission des enjeux des supercalculateurs, des clouds de combat, des fabricants de processeurs graphiques (GPU) ou encore de l’Amiad, dont vous avez pris la direction. L’IA de défense est en effet devenue une problématique majeure pour la supériorité tactique des armées, dans la mesure où elle facilite la préparation au combat, le ciblage et l’optimisation des forces.
Les États-Unis et la Chine investissent massivement dans ce secteur, dans l’objectif de consolider leur leadership mondial. Dans ce contexte, la France ne peut faire l’économie d’une stratégie déterminée en la matière, consciente de ses atouts mais aussi de ses faiblesses. À cet égard, deux axes apparaissent comme déterminants : assurer la fiabilité des systèmes pour éviter les défaillances critiques et garantir leur traçabilité pour comprendre et maîtriser les décisions prises.
Dès lors, le ministère des armées vous semble-t-il aujourd’hui suffisamment outillé humainement, financièrement et industriellement pour faire face aux défis mondiaux de l’intelligence artificielle ? Nous convoquons parfois le génie français et nous pouvons être fiers de nos talents, mais est-ce suffisant face à la puissance financière de certaines nations ?
Ensuite, bien que le rôle de l’Amiad soit essentiellement technique, votre expertise légitime un éclairage de votre part. Le comité d’éthique dont vous avez parlé est-il suffisant au regard des enjeux et de l’extrême rapidité des changements, depuis les robots tueurs jusqu’aux soldats augmentés ? En effet, si science sans conscience n’est que ruine de l’âme, défense sans conscience ne pourrait être demain que ruine de l’homme.
M. Bertrand Rondepierre. Il ne me revient pas de procéder à un jugement sur notre stratégie nationale ou européenne, dans la mesure où nombre d’enjeux me dépassent. Compte tenu de ma mission et des moyens dont je dispose, je serais ravi de travailler sur des questions de hardware par exemple, mais je ne peux pas plus m’avancer sur le sujet des machines. Au‑delà des efforts financiers consentis par le ministère, ma principale ressource réside dans les personnes que nous embauchons. À ce sujet, si nous parvenons en 2026 à délivrer avec 300 experts ce que le secteur privé parvient à réaliser, j’estime que nous aurons déjà accompli une bonne partie de notre mission.
Dans ce cadre, il importe également d’avancer par la pratique, au-delà des moyens financiers et humains supplémentaires que l’on pourrait toujours espérer. Dans un premier temps, l’essentiel consiste surtout à réaliser à partir des moyens existants et j’estime à ce titre que les moyens financiers et humains dont je dispose sont suffisants pour accomplir ma mission. Il est toujours possible de le déplorer, mais il faut avoir conscience que nous n’évoluons pas dans les mêmes ordres de grandeur que les États-Unis ou la Chine, nous ne disposons pas des mêmes bases industrielles ou des mêmes types d’acteurs.
Aujourd’hui, je pense que nous sommes capables d’engendrer un effet d’entraînement sur un grand nombre d’acteurs de l’écosystème, en parvenant à les faire travailler ensemble. Je pense aux grands industriels de la BITD, aux acteurs de l’IA issus du monde civil. Quand nous parviendrons à utiliser correctement l’argent disponible et à mener des collaborations gagnant-gagnant, il sera toujours envisageable de nous demander ce que nous pouvons faire de plus. En résumé, le volume de ressources allouées ne constitue pas une véritable problématique à ce stade.
Ensuite, le comité d’éthique est-il suffisant au regard des enjeux ? Je ne suis pas sûr qu’il me revienne de me prononcer à ce sujet. En revanche, je souligne que l’Amiad n’a pas uniquement un rôle technique, mais également une mission d’expertise, qui permet de nourrir le dialogue avec ce comité d’éthique. Aujourd’hui, nous disposons d’une doctrine, de principes et de modalités clairs. Nous sommes entrés dans le détail des garanties que nous devons offrir et des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Aujourd’hui, nous sommes en mesure d’exécuter et donc d’être redevables, notamment devant votre commission.
Si vous me posez demain des questions sur un système, je serai capable de vous fournir les différentes preuves de la mise en œuvre de la démarche d’éthique, de manière très concrète et pragmatique. Cette démarche me semble efficiente, à ce stade.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). L’une des richesses de votre agence concerne le recrutement et la qualité des hommes. Sous quel statut recrutez-vous vos personnels ? En effet, nous savons bien que pour recruter les meilleurs talents, les grilles de la fonction publique sont parfois problématiques. Comment dépassez‑vous ce problème ? Ensuite, l’un des facteurs d’efficacité de l’IA réside dans la capacité à agréger des données issues de source très différentes. Quelle est votre politique d’agrégation des données avec toutes les armes, directions et services du ministère ?
Ma dernière question concerne l’écosystème de l’IA. Nous avons tous été témoins des effets d’annonce en provenance d’Outre-Atlantique ou de Chine. Face à l’évidente différence d’échelle, et au-delà même de la mission de l’Agence, courrons-nous un risque de décrochage technologique, pour la simple raison que nous n’aurions pas les moyens financiers de demeurer dans la course ?
M. Bertrand Rondepierre. Je n’ai pas de religion sur les statuts. Honnêtement, mon intérêt est dirigé vers ma mission et ma capacité à pouvoir l’exécuter. Force est de constater que toutes les catégories sont représentées au sein de l’Agence, qu’il s’agisse de fonctionnaires, de militaires et des civils. La fonction publique est assez peu dotée en talents en matière d’IA, nous incitant à nous tourner vers le civil.
La direction interministérielle du numérique (Dinum) a publié des référentiels de rémunération nous offrant une certaine latitude, même si nous ne pouvons naturellement pas nous aligner sur le privé, ce qui n’est ni possible, ni souhaitable. Les grilles que nous avons mises en place nous ont permis de faire en sorte que la question du salaire ne constitue pas un obstacle à l’embauche. En soi, il s’agit d’un véritable progrès par rapport à la situation antérieure.
Nos propositions sont cohérentes et notre attractivité repose en outre sur notre localisation et sur des possibilités uniques. Par exemple, l’année dernière, certains de nos experts ont eu l’opportunité d’embarquer sur le Forbin, ce qu’ils n’auraient pas pu réaliser s’ils travaillaient dans le privé. En résumé, ce sujet ne constitue pas un problème, à ce stade.
Nous embauchons également des militaires, mon objectif consistant à ce qu’ils représentent 10 % des effectifs, soit une trentaine de personnes à la fin 2026. Le plan annuel de mutation (PAM) 2025 devrait nous permettre de faire venir un plus grand nombre de militaires des forces, dans l’optique de répondre à un double enjeu : militariser le métier, mais aussi former les décideurs de demain. Je discute de ces sujets avec les chefs d’état-major. Les militaires qui rejoignent l’Amiad pour une durée de deux à trois ans ne sont pas des numériciens, mais des opérationnels. L’Agence permet donc de doter les décideurs des armées de demain d’une connaissance de l’IA et des produits. Cette manœuvre nous semble donc hautement bénéfique. La militarité est donc essentielle, non pas pour respecter un dogme, mais par intérêt bien partagé entre l’Amiad et les armées.
Comme je le disais précédemment, je considère que le constat sur l’échelle est une donnée d’entrée : nos moyens sont peut-être inférieurs à ceux employés par d’autres pays, mais nous devons nous en accommoder et ils nous permettent malgré tout d’agir. Il est cependant exact que disposer d’un plus grand nombre de machines permet d’itérer plus rapidement. À titre d’exemple, si je devais réentraîner un modèle de fondation, comme un grand modèle linguistique (Large Language Model ou LLM) pour des besoins de défense, il faudrait mobiliser l’intégralité du calculateur actuel pour effectuer cette opération dans un temps à peu près raisonnable.
Dans ces conditions, ma première tâche consiste déjà à tirer le meilleur parti des moyens dont je dispose. Les investissements actuels me semblent suffisants pour fournir un grand nombre de services dans un premier temps et me permettent d’accomplir ma mission. Naturellement, si nous disposons de plus de moyens, nous pourrons produire un plus grand nombre de réalisations.
Il faut également avoir en tête les enjeux relatifs au renouvellement, puisque ces calculateurs ont des durées de vie limitées. Dans quelques années, la machine que nous achetons actuellement sera frappée d’obsolescence, ce qui nécessite de réfléchir à l’investissement dans la durée, en fonction des choix qui seront établis. Aujourd’hui, je ne peux pas apporter de réponse définitive, nous nous inscrivons dans la construction d’une feuille de route sur le futur des capacités de calcul et des capacités numériques du ministère. Il me semble essentiel que votre commission en ait conscience. En synthèse, nous sommes capables de produire en dépit des questions d’échelle, qui demeurent néanmoins incontournables.
Vous m’avez également interrogé sur les données. La gestion du secret de défense est aujourd’hui inspirée par la gestion classique de documents papier qui sont enfermés dans des coffres. En matière de données, il va nous falloir rassembler des données de nature différentes, comme des données de renseignement, des données tactiques sur le matériel et la logistique, qui évoluent aujourd’hui dans une logique de silo, avec des classifications différentes. Nous aurons besoin de ces données, dans un exercice compliqué qui percute les principes de sécurité et les principes de l’architecture des systèmes d’information. Pour autant, nous n’avons pas le choix. Mon principal enjeu en 2025 consiste très concrètement à proposer des solutions technologiques et des cheminements pour y parvenir. Se poseront ensuite des questions de pratique, de prise de risque, mais aussi peut-être de réglementation.
M. Damien Girard (EcoS). L’intelligence artificielle représente un enjeu majeur pour notre souveraineté nationale, constitue un outil pour l’efficacité de nos armées, appuie la prise de décision, participe au renseignement et intègre directement les équipements, comme des drones. En 2018, le rapport Villani désignait déjà la défense comme l’un des principaux champs d’application de cette technologie et appelait à la construction d’une stratégie nationale sur le sujet, notamment à travers des zones franches IA.
Je tiens spécifiquement à vous interroger sur la contribution de l’IA à la lutte informationnelle. Notre débat public est en effet menacé à la fois par des techno‑milliardaires tels qu’Elon Musk et par des opérations de déstabilisation de la part de régimes autoritaires. David Chavalarias souligne l’urgence de prendre cet enjeu au sérieux dans son ouvrage Toxic data. La récente nouvelle fonction d’influence des armées et la création du service chargé de la protection contre les ingérences numériques étrangères, Viginum, attestent une prise de conscience, quoique tardive, de la France.
Quel rôle pour jouer peut jouer l’intelligence artificielle pour protéger notre débat public et participer à la lutte informationnelle ? Quel peuvent être les liens de l’État, et notamment l’Amiad, avec les innovations et compétences existantes au sein de la société civile en matière d’influence ?
M. Bertrand Rondepierre. L’IA joue déjà un rôle et fait partie des gammes de produits que nous mettons en œuvre au profit des forces, particulièrement du commandement de la cyberdéfense (Comcyber), même si je ne peux en dévoiler certains détails en audition publique. Cependant, à titre d’exemple, elle est employée dans les campagnes de détection : l’IA générative permet de générer du contenu en grand volume et à très grande vitesse, sans solliciter un grand nombre d’humains pour y parvenir. De fait, un des premiers enjeux consiste à détecter à l’échelle les campagnes d’influence mises en œuvre par d’autres, comme des fausses images, des fausses vidéos, des fausses bandes-son, mais également d’élaborer des réponses.
L’Amiad n’est pas un service opérationnel ; il ne met pas en œuvre ces outils, mais nous entretenons un dialogue soutenu et continu avec l’ensemble des armées, directions et services. En revanche, à ce stade, nous ne travaillons pas directement avec Viginum, mais avec le Comcyber, au premier chef. Nous nourrissons ce dialogue opérationnel pour mieux cerner leur métier et leurs besoins, pour construire des outils voire des suites d’outils pour leur permettre d’être plus efficaces. Il s’agit de mettre en œuvre tous les dispositifs qui leur sont nécessaires, et de le faire à l’échelle, en tenant compte des contraintes en matière de ressources humaines.
Nous disposons déjà de produits opérationnels, depuis l’année dernière. À cet effet, nous nous inscrivons dans une démarche intéressante, qui va au-delà de la prise en compte de besoins individuels pour considérer la problématique dans son ensemble. Dans le champ de la lutte informationnelle, nous nous interrogeons sur les effets que nous cherchons à obtenir, pour discerner les segments où l’IA peut améliorer l’efficacité et même l’efficience sur les différents plans opérationnels.
À titre illustratif, nous détectons par exemple des deep fakes, mais cela n’est pas suffisant ; nous allons au-delà. En conséquence, nous construisons des briques, mais nous mettons surtout en œuvre un ensemble de systèmes animés par de l’IA capables de concevoir une réponse et, in fine, d’obtenir un effet opérationnel. Je suis désolé de ne pouvoir répondre que de manière abstraite, mais vous comprendrez que je ne peux rentrer précisément dans le détail, dans le cadre d’une audition publique. Je serai ravi de pouvoir apporter plus de précisions si vous le souhaitez, dans un autre contexte.
Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). L’IA recouvre des enjeux qui sont à la fois stratégiques, opérationnels, souverains, mais également éthiques, ces derniers m’apparaissant essentiels. Est-il possible d’envisager une réglementation internationale des règles internationales ? Compte tenu du faible nombre de règles respectées aujourd’hui, cela me semble un peu illusoire.
Ensuite, j’ai compris que le ministre des armées nourrissait l’ambition de déployer l’intelligence artificielle, pour faire de la France un pays moteur dans ce domaine. Est-il pertinent de déployer une architecture commune au niveau européen ? L’IA a-t-elle une incidence sur l’interopérabilité ? Si tel est le cas, il me paraît essentiel de pouvoir l’assurer au niveau européen. Si chaque pays doit agir seul, je crains que nous n’aboutissions à des situations qui s’avèreront très négatives pour chacun.
M. Bertrand Rondepierre. À titre personnel, je ne suis pas certain que nous ayons besoin d’une réglementation plus nourrie. Je conçois néanmoins qu’il existe des enjeux internationaux qui me dépassent et sur lesquels je n’ai pas forcément ni vocation, ni compétence pour me prononcer.
En revanche, les enjeux de prolifération sont évidents. L’IA est différenciante, dans la mesure où cette technologie est proliférante. Aujourd’hui, à partir d’une base de connaissances établie, n’importe qui peut mettre en œuvre sur son ordinateur des algorithmes compliqués et puissants. Sans exagérer, un individu motivé peut créer à lui seul une campagne massive de deep fakes. Dans ce domaine, un des risques concrets que nous avons tous en tête concerne par exemple les escroqueries numériques comme les scams téléphoniques ou par courriel. À l’inverse du nucléaire, il n’est pas nécessaire de maitriser une technologie complexe en amont, même si je ne suis ni un théoricien, ni un technicien du domaine. Quoi qu’il en soit, il sera difficile de maîtriser ces objets informatiques. Si une réglementation doit intervenir, il me semble qu’elle s’appliquera à la partie relative aux usages, à l’instar du règlement européen sur l’intelligence artificielle (AI Act) dans le domaine civil.
Par ailleurs, je précise qu’un corpus documentaire et réglementaire s’applique déjà, ce qui n’est pas complètement anodin. Je pense notamment à la question de la licéité des armes. L’IA remet-elle en cause les examens de la licéité des armes ? Je ne le pense pas, à titre personnel. En revanche, l’IA remet en cause la catégorie des preuves que nous sommes censés apporter lorsqu’un système intègre des éléments relatifs à l’intelligence artificielle.
En revanche, à ce stade, compte tenu des échanges que j’ai pu mener et dans la limite des compétences qui me sont attribuées, je suis persuadé qu’il est possible de produire de nombreux éléments à partir des corpus dont nous disposons déjà. Ensuite, il convient de ne pas négliger le traitement de la question du commandement. En tant que technicien, j’estime qu’il est illusoire de penser que les technologies sur lesquelles nous travaillons nous échappent. Les ingénieurs chargés de la production connaissent très exactement les effets du système qu’ils élaborent et savent l’expliciter. Il faut bien avoir conscience que le commandement demeure responsable. Dès lors, nous devons justement nous placer en situation de responsabilité.
Nous avons précédemment parlé d’autonomie, lorsqu’il a été question des drones et des munitions téléopérées. Lorsque ces objets sont envoyés sur le terrain, la décision peut se poser de plusieurs manières. On peut par exemple envisager que le commandement valide la décision de faire feu. Cette décision ne m’appartient pas, raison pour laquelle je parlais précédemment de co-construction. Il existe en outre une autre manière d’envisager la problématique, qui consiste à donner en amont à la machine un ordre clair sur les conditions dans lesquelles le feu est donné. Je pense notamment aux contextes complètement brouillés, lorsqu’il n’est pas possible de disposer de la radiocommande pour pouvoir piloter le drone au moment de la frappe. À ce moment précis, la boucle de rétroaction classique ne peut intervenir. Cela implique qu’en amont, la décision de commandement doit fixer le cadre d’emploi, la façon d’agir et la manière dont le système doit se comporter.
Dans ce cadre, l’Amiad doit fournir au commandement les moyens d’opérer effectivement la responsabilité sur les systèmes qui seront mis en œuvre. En l’espèce, il s’agit d’un impératif absolu, mais qui n’est pas dicté par une réglementation. Simplement, les chefs ont besoin de porter une responsabilité claire, qu’ils ne pourront pas exercer si nous ne mettons pas à leur disposition des moyens de l’exercer. Si tel devait être le cas, cela signifierait que j’aurais manqué ma mission.
Ensuite, vous m’avez également interrogé sur le cadre européen. À ce stade, je ne suis pas consulté sur l’Europe de la défense ; ce qui n’empêche pas d’avoir une opinion sur la dimension européenne. J’ai précédemment évoqué l’écosystème de l’intelligence artificielle, où les entreprises peuvent être parfois françaises, plus souvent européennes et plus généralement internationales. Par nécessité, l’IA de défense devra comporter une dimension européenne, au moins dans sa dimension industrielle. S’agissant des coopérations, l’enjeu d’interopérabilité est une contrainte incontournable, qui doit être pris en compte.
Mme Anne Le Hénanff (HOR). Monsieur le directeur, je vous remercie pour votre présence parmi nous aujourd’hui. Vous connaissez l’intérêt que je porte au sujet de l’intelligence artificielle de défense, dont j’avais déjà eu l’occasion de discuter en septembre dernier en ma qualité de rapporteur du programme 144.
Lors de ses vœux aux armées, le ministre des armées a annoncé la création d’un futur commissariat au numérique de défense. Plusieurs entités du ministère en charge du numérique ont vocation à être regroupées au sein de ce futur commissariat. Il m’a par exemple été indiqué que la bascule de l’agence du numérique de défense, qui dépend actuellement de la DGA, vers ce futur commissariat, était à l’ordre du jour. Je crois comprendre également qu’il devrait en être de même pour la direction générale du numérique et des systèmes d’information et de communication (DGNUM), pour la Dirisi et pour l’Amiad.
La création de ce commissariat au numérique de défense a vocation à rationaliser le mille-feuille organisationnel du ministère des armées en matière de numérique, ce que je ne peux que saluer. Toutefois, les conséquences de sa création pour la gouvernance de la politique ministérielle en matière de numérique, y compris en matière d’IA de défense, suscite des interrogations.
De prime abord, la création de ce commissariat semble complexifier davantage encore la gouvernance de ladite politique, dont la clarification était une des recommandations que je portais dans mon rapport pour avis sur le programme 144. Elle interroge surtout quant au degré d’autonomie dont disposera dorénavant l’Amiad, qui est pourtant directement rattachée au ministre des armées et au rôle qu’elle sera conduite à jouer pour le pilotage de la politique ministérielle en matière d’intelligence artificielle de défense.
Quel sera le positionnement de l’Amiad vis-à-vis de ce futur commissariat au numérique de défense ? Quelles seront les conséquences de la création de ce commissariat au numérique sur le rôle et les prérogatives de l’Amiad en matière de gouvernance de la politique ministérielle de défense ?
M. Bertrand Rondepierre. Je consacre une grande partie de mon temps à cette réforme, pour faire en sorte qu’elle soit bénéfique à l’ensemble du ministère. En termes de positionnement, nous avons décidé que l’Amiad rejoindra à terme le commissariat au numérique de défense, après sa montée en puissance. À partir de la fin 2026, il pourra être envisageable de réfléchir à une éventuelle convergence. Cette rationalisation me semble clef et répond à un grand nombre de mes problématiques, en tant que responsable de l’Amiad. Pour pouvoir accomplir mes missions, j’ai besoin que le numérique fonctionne bien au sein du ministère et de pouvoir disposer d’une entité qui joue un rôle d’opérateur et soit capable de mettre à disposition de l’Agence les services numériques dont j’ai besoin. Je pense ainsi au supercalculateur, à l’hébergement, aux logiciels, à un cloud modernisé, aux pratiques en matière de sécurité, de déploiement et de la conception d’applications.
Les contours de ce futur commissariat font l’objet de réflexions actuellement, mais je salue cette initiative qui regroupe les acteurs allant de la définition de la politique, des principes et de la stratégie jusqu’à l’exécution. L’effet à obtenir doit tous nous animer, pour faire en sorte que le ministère soit efficient en matière numérique. Le commissariat agira avec la même logique que j’ai évoquée concernant l’Amiad, c’est-à-dire une entité capable de donner à l’ensemble des « clients » les services dont ils ont besoin pour pouvoir travailler, en évitant les effets de comitologie. À ce stade, j’estime que nous nous orientons dans la bonne direction.
Cet opérateur facilitera grandement ma mission et permettra de décupler mon efficience, ma célérité et ma capacité à développer et déployer des produits. Aujourd’hui, je suis obligé de traiter également la problématique de l’infrastructure d’hébergement, mais j’ambitionne à terme de pouvoir me concentrer sur la partie relative à la mise en production d’applications. En résumé, s’agissant des rôles et prérogatives de chacun, les actions me semblent bien orientées.
Par ailleurs, le commissariat ayant pour vocation de rapprocher les acteurs, l’Amiad devrait pouvoir exercer un rôle particulier en matière de données, sujet essentiel pour l’IA. En outre, je devrais continuer à être rattaché au ministre, tout en bénéficiant d’un recentrement autour de ma mission essentielle en matière d’IA, en me délestant d’une partie du numérique.
M. Édouard Bénard (GDR). Monsieur le directeur, je vous remercie pour votre présentation et vos réponses, qui soulèvent de nombreux enjeux de souveraineté nationale et européenne, de défis géopolitiques et éthiques. L’IA est incontestablement un outil de puissance sur le plan géopolitique. Les États-Unis dominent le secteur, avec des investissements envisagés de 200 milliards de dollars sur dix ans, tandis que la Chine prévoit 150 milliards d’euros d’ici 2030.
Par contraste, les efforts européens restent modestes, malgré un Fonds européen de défense doté de 8 milliards d’euros ou des projets comme Gaia-X lancé en 2020, qui vise à sécuriser les données sensibles en Europe via une infrastructure de cloud souveraine. La mutualisation des ressources constitue un élément de réponse pour réduire la dépendance, notamment pour les semi-conducteurs.
S’agissant de développement d’une stratégie européenne claire et ambitieuse pour assurer la souveraineté technologique et garantir la souveraineté des données dans un contexte géopolitique de plus en plus tendu, je partage vos propos. Quels sont les résultats de la première phase du plan national pour l’intelligence artificielle, évoqué précédemment ? La deuxième phase, qui vise à intégrer l’IA dans l’économie a-t-elle porté ses fruits ? De quelle manière la France peut-elle véritablement prétendre à une souveraineté technologique quand elle dépend très largement des semi-conducteurs asiatiques ?
Quelles mesures concrètes sont-elles donc prévues pour remédier à cette dépendance ? Par ailleurs, le programme Artemis IA confié à Thales et Atos annoncé en 2022 n’a toujours pas démontré de résultats concrets. Comment ce retard peut-il s’expliquer ? Témoigne-t-il de la difficulté structurelle à faire progresser les projets d’intelligence artificielle en France ? Enfin, la France compte le nombre le plus élevé de laboratoires d’IA en Europe, qui s’élève à quatre‑vingt‑un. Nous avons déjà évoqué aujourd’hui la question des talents et des enjeux de formation des décideurs de demain. Vous avez fait référence à un objectif de 10 % d’agences militarisées à cette fin. Où en sommes-nous de cette ambition et de cet objectif ?
M. Bertrand Rondepierre. Le rapport Villani de 2018 a contribué à une prise de conscience. À partir de cette époque, les décideurs publics et privés ont clairement identifié l’enjeu de l’IA, qui n’était pas discerné jusque-là. Je me souviens que lorsque je prospectais dans l’industrie après ma formation en matière d’IA, on me répondait qu’il ne s’agissait pas d’un sujet clef. Ensuite, de nombreux investissements sont intervenus, notamment en direction des instituts de recherche portant sur l’intelligence artificielle. Le rapport comportait notamment un volet consacré à la défense, auquel j’avais contribué. Une première stratégie a ensuite été mise en œuvre, avec plusieurs réussites. De fait, lorsque pris mes fonctions l’année dernière il existait déjà à peu près 400 cas d’usage. En 2024, est apparue la nécessité d’accélérer la mise en production, afin de rendre la technologie effectivement accessible sur le terrain. La création de l’Amiad a donc répondu à cette exigence d’exécution.
Je plaide coupable concernant Artemis IA, puisque j’ai conçu ce projet en 2015, époque à laquelle l’environnement et les technologies n’étaient sans doute pas assez matures. En l’occurrence, nous avons probablement eu raison un peu trop tôt. Artemis a été élaboré pour répondre aux enjeux grandissants en matière d’infrastructures, notamment d’infrastructures de calcul. En effet, nous observions l’émergence des questions critiques autour de la donnée, c’est-à-dire son stockage et son traitement en masse, mais également les processeurs de calcul. Ce programme Artémis avait vocation à répondre à ces questions.
Il est toujours possible de s’interroger sur les montants consacrés ou la vitesse d’exécution, mais certaines réalisations ont néanmoins vu le jour. Si la concrétisation d’un chatbot ministériel ne constitue pas une fin en soi, nous ne pouvons que nous féliciter des efforts accomplis et de l’alignement de toutes les directions pour mener à bien ce projet.
Depuis la création de l’Amiad, l’un de mes priorités concerne ainsi l’exécution au quotidien. À Bruz, je m’efforce par exemple de rencontrer le plus grand nombre d’intervenants possible. L’enjeu ne porte pas uniquement sur la volonté ou la stratégie, mais aussi sur la mise en œuvre concrète des moyens. Pour mener à bien ces projets, depuis la décision jusqu’à son implémentation, il est nécessaire de déployer une énergie non négligeable.
En matière de recherche, nous ne créons pas un nouvel objet mais collaborons avec l’écosystème existant, comme le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) ou le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). L’AMIAD a embauché des thésards, des chercheurs post‑doctorat, au profit de l’écosystème.
M. Bernard Chaix (UDR). L’intelligence artificielle représente probablement le plus grand défi technologique du XXIe siècle. Les progrès spectaculaires réalisés nous conduisent déjà à tirer une première conclusion : les grandes puissances qui structureront le monde de demain ne pourront se passer du modèle d’IA compétitif, sécurisé et efficace. Quelques récents exemples sont édifiants, comme le développement du modèle chinois DeepSeek, aussi performant que la dernière version de Chat GPT, mais dont l’entraînement nécessiterait un coût financier bien inférieur.
La Chine et les États-Unis prennent ce véritable tournant technophile, qui fondera leur puissance de demain. Le groupe UDR est convaincu que la France doit entrer dans cette course technologique, au risque d’être dépendante d’autres puissances et incapable de défendre ses intérêts les plus vitaux. En conséquence, nous accueillons avec bienveillance la stratégie ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense.
Nous soutiendrons les efforts budgétaires envisagés par la loi de programmation militaire, de l’ordre de 2 milliards d’euros d’ici 2030. L’obtention d’un supercalculateur pour l’IA militaire devient donc incontournable pour nos armées. Cependant, ces sommes seront-elles suffisantes ? Aux États-Unis, les 200 milliards de dollars annuels dépensés par les Gafam seront complétés par les 500 milliards prévus par le président des États-Unis pour les infrastructures dans l’IA. Par ailleurs, nous constatons que de nombreux jeunes ingénieurs français se précipitent aux États-Unis, faute de financements décents de leurs travaux dans l’Hexagone.
Face à ce double phénomène de fuite des cerveaux et d’investissements restreints, comment votre agence pourra-t-elle se maintenir dans la course technologique ? Ces réalités font-elles obstacle au projet du supercalculateur le plus puissant d’Europe, en lien avec le tandem HPE-Orange ?
M. Bertrand Rondepierre. Avant de prendre mes fonctions, je travaillais moi-même pour Google DeepMind. En outre, j’ai constaté le retour d’un certain nombre d’ingénieurs vers des missions de souveraineté. Compte tenu vraisemblablement de la situation politique, nous observons donc un désir des experts du domaine de revenir vers leur pays d’origine, ou au moins vers l’Europe. À titre d’exemple, Mistral AI réunit des Français ou des étrangers qui travaillaient au préalable pour des entreprises de la tech de plus grande envergure.
Ce phénomène est donc loin d’être négligeable et nous en bénéficions. Pour ces experts, notre mission confère du sens à leur action, ils souhaitent consacrer plusieurs années de leur vie à leur pays. Après les annonces du ministre, j’ai été assez stupéfait du nombre de personnes qui nous ont contactés pour postuler à l’Amiad. Pour notre recrutement, nous n’avons pas eu à consentir à de grands efforts de publicité, nous n’avons pas démarché toutes les écoles très activement de la région Bretagne ou d’ailleurs.
Simultanément, pour les raisons que vous évoquez, nous allons continuer à rencontrer des flux sortants, mais ce phénomène témoigne du changement de dynamique et d’une véritable attractivité, de ce point de vue. Comme je l’ai indiqué précédemment, il est important d’orchestrer un flux de talents au sein de notre écosystème, auquel les industriels sont également attachés. J’ajoute que la fuite des cerveaux n’est pas seulement liée à une question d’argent, mais également à l’absence d’opportunités clairement affichées pour ceux qui travaillent dans cet écosystème. Mais la situation est désormais bien plus positive qu’elle ne l’était il y a quelque temps, y compris parce que la France et l’Europe mettent en œuvre une stratégie autour de l’IA, qui commence à porter ses fruits. Pour ma part, je pense disposer des moyens de réaliser la mission qui m’a été confiée, notamment pour attirer les talents.
Ensuite, la situation concernant le hardware et la puissance de calcul me dépasse très largement. Nvidia exerce un quasi-monopole sur les GPU et nous sommes obligés de leur acheter leurs processeurs graphiques par l’intermédiaire de nos partenaires sur ce marché. Des discussions au plus haut niveau sont menées à Bercy et à l’Élysée concernant ces situations. Si demain un acteur français ou européen est capable de proposer une alternative, il faudra réfléchir à la manière dont nous sommes capables de l’utiliser, tant les questions de logiciels et de hardware sont entremêlées. Nous intégrons dès aujourd’hui cet enjeu et menons des actions très concrètes dans ce domaine.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de questions complémentaires.
Mme Catherine Rimbert (RN). L’Union européenne continue d’encadrer strictement l’usage de l’intelligence artificielle dans le domaine de la défense, notamment en interdisant des drones autonomes alimentés par l’IA, capables de repérer et cibler des objectifs humains et matériels. Pendant ce temps, les big tech et les big states comme les États-Unis ou la Chine avancent sans freins. Elles innovent, expérimentent et repoussent les limites de l’IA de défense, en voulant aller toujours plus loin et notamment en développant ces drones.
Dans ce contexte, comment la France peut-elle rattraper son retard et rester compétitive si les réglementations européennes imposent des limites qui brident l’innovation ? Ne risquons-nous pas de sacrifier notre souveraineté et notre capacité d’action face à des adversaires qui ne s’imposent pas les mêmes contraintes ?
M. Bertrand Rondepierre. Sous réserve de vérifications de ma part, le domaine de la défense dispose d’un statut dérogatoire vis-à-vis du droit européen et son exercice relève de la compétence exclusive des États souverains. Cela concerne notamment les systèmes d’armes. En revanche, la question du rattrapage se pose et dans le domaine de la R&D, nous sommes naturellement obligés de nous intéresser aux actions potentielles de nos adversaires en matière d’IA appliquée à des systèmes d’armes autonomes.
Mme Catherine Hervieu (SOC). L’intelligence artificielle interroge évidemment l’éthique et le respect du droit international, mais aussi les enjeux environnementaux et énergétiques. L’IA doit rester un objet opérationnel et la décision doit demeurer dévolue à l’humain. Or, au sein de l’armée israélienne, les opérateurs humains n’examineraient que très brièvement les cibles suggérées avant d’ordonner les frappes. Quel est le regard l’Amiad sur l’utilisation de l’IA embarquée par Israël, en termes de retour d’expérience ? Comment l’Amiad prend‑elle en compte les impacts environnementaux de l’IA, compte tenu des besoins énergétiques immenses des data centers, mais également du coût du numérique en ressources, notamment en eau et matériaux rares ?
Mme Gisèle Lelouis (RN). L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier 2025 a ravivé les débats sur la dépendance de l’Europe vis‑à‑vis de Washington en matière de défense. Dans ce contexte, la souveraineté de la France dans le développement de ses systèmes de défense, notamment en matière d’intelligence artificielle, revêt une importance cruciale. Le Rassemblement national a toujours plaidé pour une stratégie d’indépendance technologique et de maîtrise des outils stratégiques pour notre pays.
L’AMIAD joue un rôle central dans cette ambition. Toutefois, des questions subsistent quant à la capacité de la France de développer de manière autonome des technologies d’IA de défense sans dépendre de puissances étrangères. Pourriez‑vous détailler les mesures que l’Amiad met en place pour assurer la souveraineté technologique de la France en matière d’IA de défense, notamment en ce qui concerne le développement interne des technologies, la protection contre les ingérences étrangères et la collaboration avec des partenaires européens partageant cette vision de l’indépendance stratégique ?
M. Yannick Chenevard (EPR). Pour produire de l’IA, il est nécessaire de disposer d’un très grand nombre de données et il en sera de même demain, pour le quantique. Or ces opérations sont extrêmement énergivores. Menez-vous une réflexion sur les besoins énergétiques, qui sont éminemment stratégiques ?
M. Bertrand Rondepierre. Je ne commenterai pas l’actualité internationale. En revanche, un des enjeux de l’IA consiste bien à raccourcir la boucle OODA (Observer, Orienter, Décider, Agir). Si la durée de cette boucle tend vers zéro, l’humain ne pourra plus suive. Mais il n’existe pas de fatalité en la matière, le sujet relève du choix humain lors de la conception et de la mise en œuvre des outils. Dans ce cadre, l’Amiad agit en co-construction avec les forces, afin que ces dernières disposent toujours de la capacité de prendre des décisions qui aient du sens.
L’impact environnemental constitue effectivement une problématique. À ce titre, nous prenons en compte l’enjeu de frugalité. En effet, sur un théâtre d’opérations, l’énergie n’est pas nécessairement abondante. Notre démarche est animée par la volonté de faire le mieux possible, avec le moins possible. Cette démarche devra ensuite être mise à l’épreuve de la pratique et nous pourrons reparler des effets concrets et documentés si je dois revenir m’exprimer devant vous. Aujourd’hui, notre empreinte globale est assez faible, mais vous avez raison de souligner cet enjeu d’impact environnemental, lequel concerne d’ailleurs l’ensemble de l’écosystème de l’IA.
Vous m’avez également interrogé sur la dépendance. La création de l’Agence et ses actions de ré-internalisation visent précisément à réduire cette dépendance. Un premier objectif consiste à être capable de faire seuls, quand aujourd’hui, nous sommes obligés de nous appuyer sur des partenariats et des technologies maîtrisées par des acteurs privés étrangers. Notre montée en compétence doit précisément nous permettre d’agir seuls, par exemple si les modèles d’IA ne sont plus accessibles en open source, demain.
Un autre enjeu concerne l’examen des produits. Lorsque nous utilisons des outils en provenance de l’extérieur, nous menons naturellement un audit en matière de sécurité et d’alignement, pour savoir précisément ce qu’il y a à l’intérieur des objets que nous utilisons. Mener ce travail en interne contribue ainsi à renforcer notre souveraineté, y compris sur les cas d’usage qui demeurent aux mains de la puissance étatique, l’exemple ultime concernant la dissuasion.
Enfin, vous avez évoqué le quantique, technologie dont je ne suis pas un spécialiste. En revanche, l’Amiad bénéficie de son pôle de recherche à Palaiseau, avec des chercheurs qui, au-delà du temps court, sont capables de penser le temps long. Je ne suis pas en mesure de vous répondre précisément sur la consommation d’énergie suscitée par le quantique, mais intuitivement, je partage votre point de vue, la technologie actuelle étant extrêmement consommatrice d’énergie. Heureusement, nous disposons en France d’infrastructures énergétiques assez efficientes, mais vous avez raison de souligner que cet aspect fait partie de la réflexion d’ensemble menée au sein du ministère sur l’IA « de bout en bout », depuis la métropole jusque sur les navires en mer. Nous intégrons cet aspect dans notre démarche concernant nos moyens de calcul et notre besoin opérationnel, pour ne pas être pris en défaut d’énergie. Ces sujets doivent être abordés bien en amont, nous ne pouvons pas les traiter à la dernière minute, contrairement au numérique et à l’IA plus particulièrement.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour votre exposé et vos réponses très nourries. Je me permets de vous inviter à considérer également les réservistes dans le cadre de votre politique RH. Enfin, l’actualisation de la revue nationale stratégique annoncée par le président de la République lors de ses vœux aux armées devrait également nous éclairer sur les sujets compliqués que vous avez évoqués. Comme vous l’indiquez, nous n’avons pas le choix et vous pouvez compter sur le soutien des parlementaires.
([2]) BELLAIS Renaud, Au-delà des attentes : le besoin d’une réelle poli6que industrielle de défense, FRS, 13.06.2024, url
([3]) CORDET Maxime, Une perte d’influence de la France sur l’Europe de la Défense : pourquoi un sursaut stratégique est-il nécessaire ? IRIS, 01.2025, url