N° 1564
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 11 juin 2025.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
en conclusion des travaux d’une mission d’information sur
« Masse et haute technologie :
quels équilibres pour les équipements militaires français ? »
ET PRÉSENTÉ PAR
MM. Thomas Gassilloud et Damien Girard
Députés
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SOMMAIRE
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Pages
1. L’intensification des menaces sous le seuil et des actions hybrides
2. La résurgence de conflits conventionnels de haute intensité
B. Des objectifs croissants adressés à nos armées, dans un paysage stratégique en reconfiguration
C. Une armée française forte de sa dissuasion mais taillée pour le modèlE expéditionnaire
1. Une hausse engagée des budgets de la défense, mais qui pourrait rester limitée
B. Une opposition masse-technologie à dépasser
1. La haute technologie comme démultiplicateur de la masse et concentrateur des effets
2. La masse différenciée comme solution au dilemme masse-technologie
1. La sincérisation de notre effort de solidarité stratégique en Europe
2. Un effort dual de massification et de complétude capacitaire pour tenir la haute intensité
1. La consolidation de la trajectoire de la LPM sur les grands équipements
2. La génération de masse par la différenciation des équipements
3. La masse dronisée, impératif du champ de bataille contemporain et axe de massification
4. L’acquisition et l’emploi des munitions au cœur de la stratégie de différenciation
5. La régénération pour la préservation de la masse en haute intensité
C. La masse humaine : la condition nécessaire de tout effort de remontée en puissance
2. Prendre en charge l’attrition humaine dans la haute intensité
3. Le défi de la formation et de la compétence technologique pour les armées
1. S’adapter à la dualisation du marché des équipements de défense
2. Encourager l’innovation et la décentralisation des acquisitions au plus près des armées
3. Réformer l’environnement de l’appareil industriel de défense
4. Renforcer et rationaliser les coopérations européennes en matière d’armement
5. Étendre la base d’investissement en fédérant les dynamiques du secteur privé
Annexe I : auditions et déplacements
La France doit faire face en 2025 à un environnement stratégique en rupture profonde, caractérisé par un ordre international de plus en plus contesté, le retour des logiques de puissance, la désinhibition de la violence, les actions hybrides, avec le changement climatique et environnemental comme accélérateur de tensions. L’actualisation de la Revue Nationale Stratégique 2022 a été engagée et rendra compte de cette déstabilisation du monde. Elle devra guider les réflexions sur les capacités de nos armées et l’organisation de notre défense nationale.
La dissuasion nucléaire est et restera la clef de voûte de notre défense, et protège nos intérêts vitaux, mais elle n’écarte pas pour autant l’hypothèse d’engagements conventionnels majeurs pour nos armées. Dans un contexte d’intensification de la menace russe sur le flanc est de l’Europe, le risque d’un « test » de la cohésion de l’UE et de l’OTAN par la Russie dans le cadre d’une opération de grande ampleur ne peut être écarté dans un futur proche, et vient s’ajouter à l’intensification des tensions au Proche-Orient et dans la zone Indopacifique. Enfin, l’engagement de nos armées dans une force de réassurance en Ukraine en cas de cessation des hostilités est également envisageable.
Or, la résurgence des conflits de haute intensité et le développement des menaces hybrides comme l’incertitude du soutien américain remettent au centre des préoccupations l’impératif de masse conventionnelle, c’est-à-dire la capacité à engager durablement des volumes significatifs de forces, de matériel et de munitions. Ce retour de la guerre de haute intensité, illustré notamment par le conflit russo-ukrainien, vient bouleverser les doctrines occidentales, et en particulier françaises, qui, depuis la fin de la Guerre froide, ont misé prioritairement sur la dissuasion nucléaire, épaulée par une force conventionnelle détenant la supériorité technologique, et axée sur la cohérence capacitaire. L’idée dominante, dans un contexte de réduction des dépenses militaires, était qu’une armée plus réduite mais plus agile, technologiquement avancée et mieux entraînée pouvait ainsi compenser son infériorité numérique. Or, cette hypothèse est aujourd’hui mise à l’épreuve face à des adversaires capables de soutenir l’effort de guerre sur la durée grâce à des réserves humaines et matérielles considérables.
En cas d’opposition conventionnelle de haute intensité, les armées françaises, bien que technologiquement avancées, capables et professionnelles, risquent d’être confrontées à une forme d’asymétrie inverse : une infériorité potentielle en termes de masse face à des États capables de mobiliser de vastes effectifs, de produire en série de l’armement conventionnel, et de supporter des pertes importantes.
Après plusieurs années de sous-investissement et de déflation capacitaire, les lois de programmation (LPM) 2019-2025 et 2024-2030 ont déjà permis d’enclencher une dynamique de réparation et de modernisation des forces ; Thomas Gassilloud souhaite à ce sujet mettre particulièrement en exergue l’impulsion donnée par le Président de la République. Face à l’évolution du contexte stratégique, une hausse de l’objectif de dépense, actuellement fixé à 2 %, serait envisagée, mais devra rester à un niveau soutenable. Dans le cadre d’une éventuelle augmentation, Damien Girard souhaite tout particulièrement insister sur la nécessité de préserver un équilibre de la politique de défense avec les autres politiques régaliennes, les dépenses sociales, l’action face aux crises environnementales. Par ailleurs, même en cas de hausses très importantes de notre budget de défense, une progression homothétique de nos capacités ne saurait répondre aux nouveaux enjeux.
Dans l’intention globale de préparer nos forces à la haute intensité, des renforcements capacitaires ciblés s’imposent, nécessitant une indispensable hausse des budgets pour solidifier notre modèle d’armée et prévenir des lacunes capacitaires disqualifiantes. Vos rapporteurs insistent tout particulièrement sur le renforcement de notre corps de bataille terrestre, afin de garantir l’objectif d’atteindre en 2027 le format d’une division terrestre complète et « bonne de guerre » projetable à court préavis. Ceci car l’armée de Terre est celle qui serait la plus engagée dans une guerre d’attrition. La France doit également consolider sa capacité à assurer le commandement, la génération en complétant avec les réserves (voir proposition infra) et la mise en œuvre d’un corps d’armée composé d’une agrégation cohérente de capacités européennes. Pour Damien Girard, l’effort doit aussi être porté sur la flotte de 1er rang de notre marine nationale, qu’il estime aujourd’hui lacunaire. Plus largement, l’ensemble des armées et des services interarmées (notamment SSA, SIMU, SEO, SCA) devront bénéficier d’une densification des stocks de munitions et des capacités de soutiens dans le sillage des efforts amorcés par la LPM.
Toutefois, s’agissant de la gestion des impératifs de masse et de technologie, le défi majeur à relever pour nos armées consiste à préserver la supériorité qualitative sans se retrouver débordé par la quantité des adversaires, avec des ressources budgétaires et humaines qui resteront limitées.
Pour vos rapporteurs, il ne s’agit plus simplement d’optimiser : c’est une transformation radicale de notre modèle d’armée qui s’impose, en s’appuyant sur trois axes majeurs.
1) Faire autrement. Le cœur du défi consiste à accomplir une révolution des affaires capacitaires pour nos armées, en rééquilibrant leur modèle de force et d’acquisition. L’objectif est de construire, à partir du cœur de cohérence donné par la LPM, un high-low mix capacitaire, c’est-à-dire un modèle associant d’une part des équipements à bas coûts pour des logiques d’attrition et de saturation, et d’autre part le maintien de plateformes fortement technologiques et d’armes de pointe devant emporter la décision. Pour cela, des logiques de différenciation capacitaire devront être poursuivies, dans le développement des armements ainsi que leur doctrine d’utilisation. Les armées devront aussi tirer profit de la dualisation du marché des armements, avec la montée en puissance d’acteurs nouveaux issus du domaine civil, en étant capable d’intégrer des équipements duaux. Pour cela, vos rapporteurs portent plusieurs propositions visant à redynamiser les cycles d’acquisition et d’innovation de nos équipements. Enfin, le retour d’expérience des conflits récents montre la pertinence des logiques de subsidiarité des acquisitions et du commandement (commandement par l’intention), qui pourraient encore être renforcées. Le financement de l’industrie de défense doit également s’appuyer sur des mécanismes innovants, mobilisant le capital-risque et le capital-investissement, pour dynamiser l’investissement dans les technologies critiques et renforcer l’autonomie stratégique.
Plus largement, au-delà de la dialectique entre armes de décision et armes de saturation, nos armées doivent édifier un modèle hybride reposant sur une architecture où des infrastructures technologiques coûteuses (satellites en orbite basse, systèmes de commandement et contrôle puissants, intelligence artificielle et cloud de données etc.) démultiplient l’efficacité d’armes au prix unitaire modeste. Cette transformation suppose de privilégier les investissements dans les réseaux durables plutôt que dans les vecteurs consommables et de viser à construire une architecture intégrant trois composantes : des capacités centrales technologiques associées à l’intelligence humaine, des systèmes de transmission robustes et des technologies intelligentes de masse capables de fonctionner aussi bien en réseau qu’en autonomie.
Enfin, cette révolution capacitaire doit s’accompagner d’un renforcement de la culture de l’ambiguïté stratégique. Elle consisterait à développer systématiquement les capacités de déception, de diversion et d’intoxication informationnelle à tous les niveaux, de la tactique au stratégique, pour compenser la transparence croissante du champ de bataille moderne. Elle viserait à institutionnaliser les pratiques de brouillage des intentions, dans le discours politique porté par les représentants de notre Nation comme par les responsables des armées.
2) Faire mieux. Cet objectif concerne l’ensemble de la Nation, appelée à constituer le cercle élargi de la défense globale. Il concerne au premier chef la réserve opérationnelle, que vos rapporteurs souhaitent voir évoluer vers une véritable garde nationale intégrée dans la définition du format et des plans d’engagements des armées. En effet, la montée en puissance de la réserve constitue un levier stratégique majeur pour accroître la masse opérationnelle des armées françaises, avec un objectif de plus de 100 000 réservistes d’ici 2035. Toutefois, ce potentiel ne pourra être pleinement réalisé sans une réforme en profondeur des conditions d’emploi, passant par la sanctuarisation des moyens budgétaires, une clarification des parcours. Cette garde nationale renforcée pourrait trouver une place centrale dans un dispositif d’armée massifiée : l’objectif opérationnel consisterait à créer une troisième division hybride de réserve en complément des deux divisions existantes, dotée de capacités légères axées sur la mobilité et la capacité de tenue de terrain, en parallèle d’une dynamisation des stratégies et tests d’activation de la réserve opérationnelle de 2e niveau (RO2). Plus largement, cette montée en puissance de la réserve participe en outre de l’appropriation collective des enjeux de défense et du renforcement du lien entre les armées et la nation.
3) Faire avec. La France ne fait pas la guerre seule. En cas d’opposition stratégique majeure, la masse conventionnelle engagée serait très probablement articulée autour des contributions des différentes nations alliées. Dans cette perspective, il est essentiel d’intégrer pleinement l’interopérabilité opérationnelle, mais aussi de soutenir l’évolution de la BITD européenne vers une logique de spécialisation des productions. Enfin, le retour des logiques de puissance est aussi le retour des stratégies indirectes, dans lesquelles les puissances alimentent les capacités de leurs partenaires belligérants. Vos rapporteurs ont acquis la conviction que, tirant pleinement profit du retour d’expérience de notre soutien à l’Ukraine, nos armées peuvent obtenir des résultats importants via une montée en puissance de nos actions de soutien extérieur.
Synthèse des propositions du rapport
Proposition n° 1-A (M. Girard) : Garantir la discussion par une nouvelle LPM ou un véhicule législatif spécifique, de toute évolution significative du format capacitaire des armées tirant conclusion de l’actualisation de la Revue nationale stratégique (RNS)
Proposition n° 1-B (M. Gassilloud) : Présenter devant les commissions parlementaires permanentes dédiées les enseignements de l’actualisation de la RNS pour le format capacitaire des armées
Proposition n° 2 : Mettre en place une instance de suivi spécifique, dotée d’experts détachés pour faciliter le suivi par le Parlement et les commissions permanentes compétentes des choix capacitaires du ministère des Armées et de la trajectoire de la LPM
Proposition n° 3 : Sanctuariser les financements des actions de soutien extérieur dans la trajectoire budgétaire de la mission « Défense »
Proposition n° 4 : Acquérir au plus vite une capacité renouvelée de frappe dans la profondeur avec pour objectif 48 systèmes de frappes en service à l’horizon 2035
Proposition n° 5 : Garantir la préparation et l’équipement complet, pour la haute intensité, d’une division relevable à l’échéance de la LPM, en surabondant les ressources dédiées à hauteur de + 5 Mds € à horizon 2030
Proposition n° 6 (M. Gassilloud) : Assurer la cohérence du modèle de l’AAE par un accroissement du format de l’aviation de chasse, tout en y intégrant une dualité de contrats à l’exportation
Proposition n° 7-A (M. Gassilloud) : Étudier la possibilité d’un décalage sans rupture capacitaire et sans surcoût majeur du programme de porte-avions nouvelle génération (PANG)
Proposition n° 7-B (M. Girard) : En cas de décalage du programme PANG, envisager la construction de deux porte-avions européanisés
Proposition n° 8 : Restaurer le format de référence des frégates de premier rang à 18 bâtiments mais en intégrant la possibilité de contrats à l’exportation
Proposition n° 9 : Prévoir l’équipement d’une division terrestre « low-tech » à équipement rustique et faible contenu technologique dans une logique de différenciation
Proposition n° 10 : Engager une réflexion sur l’acquisition ou le développement d’un segment d’aviation de chasse léger pour densifier les capacités d’entraînement et d’opération en milieu permissif
Proposition n° 11 : Assurer le recensement et le stockage des véhicules terrestres retirés du service, dans des conditions permettant une remise en service en cas d’engagement durable de haute intensité
Proposition n° 12 : Doter chaque élève d’école d’officier et de sous-officier des armées, en début de sa scolarité, d’un drone commercial FPV
Proposition n° 13 : Préciser et engager l’application du dispositif « drones de confiance » prévu par la LPM 2024-2030
Proposition n° 14 : Transformer les réserves opérationnelles en véritable Garde nationale, dotée de missions spécifiées, d’un périmètre d’action étendu et de crédits sanctuarisés, avec notamment pour objectif de générer une troisième division terrestre
Proposition n° 15 : Garantir un volume annuel minimal consacré aux crédits d’équipement et de masse salariale des réservistes opérationnels des armées au sein de la Garde nationale, de l’ordre de 1 Md €.
Proposition n° 16 : Transformer Sentinelle en suspendant le dispositif permanent et conservant une possibilité de réactivation sur alerte ou en cas d’événement exceptionnel
Proposition n° 17-A (M. Girard) : Mettre fin au dispositif du Service national universel (SNU) et réorienter les crédits dédiés vers la réserve opérationnelle des armées
Proposition n° 17-B (M. Gassilloud) : En cas de fin du SNU, réorienter les crédits dédiés vers la réserve opérationnelle des armées
Proposition n° 18 : Poursuivre le renforcement du Service de Santé des armées, en visant la reconstitution de pleines capacités de rôle 2 et 3 et hospitalière projetable
Proposition n° 19 : Systématiser l’acquisition de simulateurs pour les véhicules de la gamme Scorpion au sein de l’ensemble des unités de l’armée de Terre
Proposition n° 20 : Déléguer à chacune des trois armées une enveloppe de 100 M€ en pilotage autonome depuis le programme 146 « équipement des forces »
Proposition n° 21 : Confier des capacités juridiques aux unités opérationnelles en matière d’achats publics et prévoir la mise à disposition de ressources humaines spécialisées
Proposition n° 22 : Renforcer et harmoniser les enveloppes budgétaires de subsidiarité confiées aux chefs d’unités des trois armées pour des acquisitions d’équipements, en visant un volume moyen de 100 000 euros par formation administrative
Proposition n° 23 : Relever à 30 M€ le financement du dispositif de passage à l’échelle mis en œuvre par l’Agence de l’innovation de défense
Proposition n° 24 : Réaliser une cartographie lisible de l’ensemble des circuits d’innovation et d’expérimentation mis en œuvre par les armées, l’AID et la DGA, à destination des industriels
Proposition n° 25 : Systématiser l’approche de simplification des exigences développée au sein de la DGA à l’ensemble des segments d’équipements complexes, notamment naval et aérien
Proposition n° 26 : Faciliter la réalisation des tests d’équipements aéronautiques, notamment en ouvrant de nouveaux espaces aériens destinés à cette mission dans des zones peu habitées et en initiant la réflexion sur des dispositifs de certification dérogatoire
Proposition n° 27 : Systématiser les clauses de partage de données dans la passation des contrats avec les industriels, permettant une diffusion auprès des industriels innovants sous contrôle des armées et de la DGA
Proposition n° 28 (M. Gassilloud) : Étudier la suspension du programme de développement du drone MALE européen « Eurodrone »
Proposition n° 29 : Faire évoluer la brigade franco-allemande vers une brigade aux capacités complètes et disposant de matériels et moyens uniformes, afin de soutenir une standardisation des pratiques et des équipements, en commençant par des segments précis comme la logistique
Première partie :
une armée française cohérente et efficace mais présentant des insuffisances de masse
A. Un contexte géostratégique marqué par la diversification des menaces et des champs d’action conflictuels
La prise en compte de la diversification des menaces et des évolutions du paysage stratégique est un préalable à toute réflexion sur les capacités de nos armées. Le contexte sécuritaire contemporain est marqué par une résurgence des conflits conventionnels de haute intensité, mais aussi par la diversification des actions coercitives, qui jouent avec les seuils d’engagement conventionnel et nucléaire et pèsent sur les contrats opérationnels des armées. Ces évolutions de la conflictualité s’insèrent dans un paysage stratégique lui-même en pleine recomposition. Dans un contexte de tensions globales croissantes, le risque d’une opération de grande ampleur visant à tester la cohésion de l’UE et de l’OTAN s’ajoute à l’intensification des menaces hybrides, qui visent directement la résilience des sociétés européennes. L’incertitude grandissante autour de la permanence du soutien américain accentue la nécessité pour les Européens, et pour la France en particulier, de renforcer leur autonomie stratégique.
Vos rapporteurs prennent acte de l’actualisation de la Revue Nationale Stratégique 2022, qui permettra d’appréhender pleinement l’évolution du contexte sécuritaire et stratégique de la France.
1. L’intensification des menaces sous le seuil et des actions hybrides
La dissuasion nucléaire reste la clef de voûte de notre défense et garantit nos intérêts vitaux. Elle suit une logique capacitaire propre, dictée par le souci d’assurer un fonctionnement opérationnel imparable et une stricte suffisance de l’arsenal nucléaire par rapport à l’environnement international. Elle a été exclue volontairement du champ de ce rapport.
Elle n’écarte pas toutefois complètement la perspective d’engagements conventionnels majeurs de nos armées dans la défense de nos intérêts ou de ceux de nos alliés, qui doit guider les réflexions sur le format de celles-ci. Les conflits récents ont démontré que des puissances maîtrisant l’arme nucléaire pouvaient être engagées dans des actions conventionnelles, comme l’illustrent les tensions entre l’Iran et Israël ou entre l’Inde et le Pakistan. Il s’agit de penser un épaulement conventionnel crédible, fondé sur une puissance militaire capable d’agir rapidement, durablement et à haute intensité. En outre, la capacité des armées françaises à lutter face aux menaces hybrides.
a. L’intensification des menaces sous le seuil
Les forces armées doivent prendre en compte l’intensification des menaces dites « sous le seuil », qui jouent avec les conditions d’emploi de la force conventionnelle et de l’arme nucléaire, propres à chaque État doté. Par le moyen d’opérations hybrides, clandestines ou limitées, certains États ou organisations peuvent mener des actions de déstabilisation ou d’agression de leurs compétiteurs. Celles-ci jouent sur l’ambiguïté, le fait accompli, ou la vitesse d’exécution pour éviter de déclencher l’emploi de la force conventionnelle par l’État agressé. La prise de contrôle de la Crimée, en février 2014, par des forces militaires masquées de la Russie constitue un cas emblématique de ces menaces sous le seuil du conflit conventionnel.
En outre, des attaques conventionnelles contre le territoire de puissances disposant de l’arme nucléaire ont été constatées. La guerre des Malouines en avait déjà offert une illustration. Plus récemment, en témoignent les développements du conflit russo-ukrainien dans l’oblast de Koursk depuis août 2024, les affrontements entre l’Iran et Israël d’octobre 2024, entre l’Inde et le Pakistan en 2025.
Les attaques sous le seuil représentent en outre un défi majeur pour la résilience globale des États en raison de leur capacité à exploiter simultanément les vulnérabilités de multiples secteurs critiques. En ciblant les infrastructures numériques, énergétiques et de transport, les cyberattaques peuvent paralyser des pans entiers de l’économie tout en créant des effets en cascade sur l’environnement et les chaînes d’approvisionnement stratégiques. Cette interconnexion des systèmes amplifie considérablement l’impact de ces opérations "sous le seuil", où une attaque apparemment limitée contre une infrastructure critique peut déclencher des défaillances en chaîne affectant la production industrielle, la sécurité alimentaire ou énergétique. L’efficacité de ces stratégies réside notamment dans leur capacité à exploiter cette interdépendance systémique pour maximiser les dommages tout en maintenant un niveau d’ambiguïté qui complique la riposte.
b. Les risques d’actions hybrides et la résurgence des logiques de guerre indirecte
La prolifération des capacités militaires avancées et fortement destructrices rend une confrontation militaire directe illimitée entre puissances majeures plus risquée.
Dans ce contexte, les États se tournent de plus en plus vers des stratégies hybrides et indirectes pour atteindre leurs objectifs géopolitiques sans recourir à la guerre conventionnelle. Cette approche inclut une combinaison d’actions militaires, économiques, diplomatiques, mais aussi informationnelles, cybernétiques, cognitives ou normatives visant à déstabiliser un adversaire tout en restant en dessous du seuil de l’escalade ouverte. Les conflits se déplacent alors vers ce que l’on appelle la « zone grise », un espace où les actions sont suffisamment ambiguës pour échapper aux réponses directes et où les attaques sont souvent difficiles à attribuer.
Ces formes de guerre indirecte, fondées sur l’exploitation des vulnérabilités économiques, informationnelles, politiques, sont utilisées par certains de nos compétiteurs stratégiques. Les ingérences sous le seuil de la guerre conventionnelle se multiplient, avec un accent particulier sur les attaques cybernétiques et les campagnes d’influence, dont certaines visent la France. En témoigne notamment l’action du Groupe d’initiative de Bakou, organisée par l’Azerbaïdjan depuis 2023 afin de déstabiliser nos territoires ultramarins, à commencer par la Nouvelle-Calédonie.
Une autre forme majeure de guerre indirecte réside dans le soutien à des belligérants tiers, permettant aux grandes puissances de s’affronter par procuration tout en évitant une confrontation directe. Ce type de stratégie, hérité de la guerre froide, connaît aujourd’hui un regain d’intensité, notamment dans le contexte des conflits ukrainiens ou au Proche-Orient. Citons par exemple l’appui de l’Iran au profit des Houthis dans leurs opérations en Mer Rouge, ou encore les actions menées par le groupe Africa corps (ex-Wagner) auprès de plusieurs États sahéliens (Mali, Burkina Faso, Niger, notamment). Ces formes d’assistance permettent aux États soutenants d’influencer le rapport de force, de défendre leurs intérêts stratégiques et de peser sur le cours du conflit. La guerre au XXIe siècle redevient ainsi un espace d’affrontement à distance, où les logiques d’alliances, de soutien technologique et de guerre par procuration redéfinissent profondément les dynamiques du champ de bataille.
2. La résurgence de conflits conventionnels de haute intensité
a. La réhabilitation de la masse comme facteur de décision
Notre époque est marquée par le retour préoccupant des conflits conventionnels entre États, qui remettent au premier plan des logiques de massification des appareils militaires étatiques. Des affrontements comme ceux opposant l’Arménie à l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabagh en 2020, mais surtout la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine depuis 2022, marquent cette résurgence. Plus récemment, les tensions aggravées entre l’Inde et le Pakistan font craindre une opposition ouverte conventionnelle entre deux États dotés. Ces conflits, souvent territoriaux, mobilisent des forces armées régulières et nombreuses, contrastant avec les formes de guerre asymétrique qui ont dominé les décennies précédentes.
Ces conflits réaffirment l’importance de la masse pour durer sur le champ de bataille, encaisser les chocs et générer des effets, et ce particulièrement dans le milieu terrestre.
En effet, les domaines maritime et aérien n’ont pas encore connu de confrontations de masse depuis le début du XXIe siècle. S’ils pourraient subir des logiques d’attrition en cas de conflit de haute intensité, la fluidité et l’étendue de ces espaces confèrent à la supériorité technologique un caractère encore plus déterminant qu’au sol, où la viscosité du terrain et la proximité des forces amplifient l’importance du facteur quantitatif.
Dans le milieu terrestre, cette réaffirmation s’incarne d’abord dans la masse des équipements et personnels engagés. En Ukraine, si les estimations des forces en présence sont variables, les effectifs engagés représentent plusieurs centaines de milliers de soldats. La Russie a progressivement accru le volume de ses forces engagées, qui représenterait plus de 600 000 hommes à la fin 2024 ([1]). L’effectif ukrainien est également massif : le Président ukrainien Volodymyr Zelensky avançait un nombre de 880 000 soldats au début de l’année 2025 ([2]). Cette réaffirmation de la masse est aussi lisible dans le volume d’attrition en hommes et en matériel. Entre février 2022 et février 2025, la Russie aurait perdu plusieurs milliers de chars de combat et véhicules de combat d’infanterie ([3]), pour environ 170 000 soldats tués ([4]). Malgré un volume de pertes plus élevé ([5]), la profondeur démographique et matérielle de la Russie lui permet de conserver l’initiative offensive. Dans une perspective connexe, le conflit de décembre 2020 au Haut-Karabagh a représenté des pertes de 3000 à 4000 soldats pour chacun des belligérants, en un peu plus d’un mois de combat ([6]). Enfin, la réhabilitation de la masse est manifeste dans le volume des effets engagés, particulièrement sur les segments d’artillerie et de drones, susceptible d’emporter la décision. En Ukraine, la Russie tire en moyenne 10 000 obus par jour, soit plus de 3,5 millions par an, l’Ukraine en tire 4 à 5 fois moins ([7]). Au Haut-Karabagh, l’usage en nombre de drones aériens par l’Azerbaïdjan a eu un impact décisif sur les opérations.
Cette logique de masse n’est pas pour autant absente des conflits asymétriques, en témoigne l’engagement durable et conséquent des forces israéliennes dans leurs opérations à Gaza. Tsahal a ainsi mobilisé près de 360 000 réservistes dans les jours suivants l’attaque du 7 octobre 2023 et ce sont près de 100 000 hommes qui ont été impliqués dans l’invasion de la région nord de Gaza à partir du 13 octobre.
b. Des tendances de fond sur la conduite du conflit contemporain
Ces conflits sont aussi révélateurs de tendance de fond pour le champ de bataille contemporain, bouleversant le rapport entre masse et technologie. Quatre ressortent particulièrement : la multiplication des domaines de conflictualité, l’interconnexion des domaines et milieux de conflictualité, la transparence du champ de bataille et les logiques de saturation.
Les champs et les domaines de conflictualité se sont multipliés. Aux champs traditionnels terrestres, aériens et maritimes s’ajoutent de nouveaux milieux : espace, cyber, informationnel et électromagnétique. Ils sont investis par les forces armées (et les acteurs privés contractualisés ou utilisés par les belligérants) pour acquérir la supériorité sur l’adversaire, connaître son dispositif, désorganiser son action, limiter sa compréhension des évènements. Ces nouveaux champs avaient déjà fait l’objet de compétitions pendant la Guerre froide, comme en témoigne la « Guerre des Étoiles » initiée par la présidence Reagan ou les « mesures actives » mises en place par l’URSS ([8]) , mais les conflits récents ont grandement renforcé leur importance. L’usage régulier des cyber-attaques par la Russie à l’encontre des pays européens, notamment dans le cadre du lancement de l’invasion de l’Ukraine, ou le développement des brouillages destinés à gêner l’ennemi (des communications, des signaux GPS) en sont une illustration.
Si ces champs peuvent être utilisés de manière indépendante, on observe le développement d’une interconnexion de plus en plus forte. Les actions Multi‑Milieux Multi-Champs (M2MC) se multiplient. Ces actions permettent de combiner les effets cinétiques (actions physiques) et non cinétiques (actions cyber, opérations d’influence, etc.) pour maximiser l’impact sur l’adversaire. Elles font l’objet d’un intérêt certain de la part des armées modernes (exercice « Volfa » de l’armée de l’Air et de l’Espace en 2024 qui a intégré une dimension M2MC) mais également de part de groupes terroristes. Ainsi, dans le cadre des attaques du 7 octobre 2023, le Hamas a mené une importante offensive sur les infrastructures cyber pour affaiblir les capacités de compréhension et de réaction de l’armée israélienne.
En raison d’une explosion du nombre de moyens d’observations du champ de bataille, celui-ci est devenu de plus en plus transparent. Cette transparence est particulièrement présente sur le théâtre russo-ukrainien où l’omniprésence des drones, des moyens d’observations depuis l’espace, des moyens de ROEM (renseignement d’origine électromagnétique) permettent aux deux belligérants d’avoir une très bonne connaissance des positions et des déplacements de l’adversaire, y compris pour les unités les plus en arrière de la ligne de contact. Elles font notamment peser des contraintes renouvelées sur les appuis, le soutien et la logistique. Outre la mobilisation de moyens souverains, les États belligérants ont la possibilité de faire appel à d’autres puissances ou à des acteurs privés. Enfin, la diffusion des informations par les réseaux sociaux accélère la dispersion du brouillard de la guerre. Si cette transparence a tendance à figer les positions, elle ne rend pas tout déplacement, tout mouvement d’opération, voué à l’échec : en témoigne l’offensive ukrainienne sur l’oblast russe de Koursk en août 2024. Les unités doivent apprendre à agir en ayant conscience de cette transparence, qu’elles peuvent dépasser par des manœuvres de diversion, par la dissimulation de leurs intentions ou la foudroyance de leur action.
En parallèle, le nivellement technologique s’amplifie avec le développement des solutions militaires low-cost et civiles qui renforcent les possibilités de saturation. L’acquisition d’outils technologiques à coûts faibles car issus de gammes commerciales civiles a un effet nivelant, et rééquilibre en partie le fossé technologique entre deux forces ; des capacités autrefois réservées aux armées les plus modernes sont aujourd’hui beaucoup plus accessibles au grand public. Il est possible de mentionner, s’agissant de l’équipement d’armement, les engins explosifs improvisés, les imprimantes 3D ou les drones civils. Dans le domaine de la communication, la diffusion à large échelle des technologies de cryptographie rogne une partie de la supériorité des armées les plus technologiques. Dans le domaine de la surveillance du champ de bataille et de la connectivité, les services offerts par des entreprises privées offrent des prestations souvent plus performantes et moins coûteuses que les moyens souverains traditionnels. En outre, le développement de solutions militaires efficientes et accessibles permet de générer des effets militaires importants à des coûts limités. En Ukraine, l’usage massif de drones FPV a grandement participé à mettre fin aux grandes offensives, rendant les déplacements à découvert particulièrement dangereux, tant pour les hommes que pour les blindés. En Mer Rouge, les rebelles houthistes sont parvenus à perturber fortement le commerce mondial grâce à des drones et des missiles de conception iranienne, dont les coûts unitaires se situent entre 10 000 et 50 000 dollars, comme le Shahed 136. Ces armes étant généralement simples, elles peuvent être construites en nombre important, notamment grâce à l’utilisation de composants civils. Enfin, les outils d’intelligence artificielle, largement disponibles pour le grand public, amplifient considérablement les effets de nivellement de ces solutions militaires en démultipliant les capacités d’analyse et de traitement des données, notamment dans l’accélération des boucles OODA (Observation, Orientation, Décision, Action) et la coordination des effets.
3. Des enseignements pour le contrat opérationnel et les réflexions capacitaires des armées françaises
a. La pertinence maintenue de la supériorité technologique, malgré des dynamiques de nivellement
La résurgence de l’impératif de masse ne disqualifie pas pour autant ni un type d’armement, ni la supériorité technologique qui reste un des facteurs de supériorité opérationnelle déterminant tant dans les conflits asymétriques que dans les conflits de haute intensité, même si elle s’exprime différemment.
Dans les affrontements au Haut-Karabagh et au Proche-Orient, la supériorité aérienne et de moyens de défense anti-aérienne a été déterminante. L’Azerbaïdjan a disposé de capacités qui ont facilité la manœuvre, la protection de ses troupes, et ont permis de dépasser des forces arméniennes aux équipements moins modernes. Au Proche-Orient, la supériorité aérienne israélienne conditionne la capacité à écraser toute concentration de forces adverses et à porter le feu sur l’ensemble du théâtre opérationnel.
En Ukraine, la supériorité technologique, si elle ne suffit pas à emporter la décision, reste très importante pour accroître les effets et minimiser les pertes. Les missiles haute-performance (ukrainiens, utilisant des munitions complexes occidentales mais aussi russes, utilisant le Iskander-M ou le KH 31) affichent des taux d’interception par la défense sol-air bien inférieurs à des munitions moins perfectionnées. Ils optimisent donc leurs effets lors des frappes. De même, la qualité des pièces et munitions d’artillerie occidentales explique la plus forte efficacité des frappes ukrainiennes. Dans les conflits de haute intensité, la supériorité technologique, couplée à une meilleure préparation opérationnelle, permet de mitiger une moindre masse, du fait d’une plus grande efficacité des effets produits.
b. Les enseignements capacitaires des conflits récents pour l’usage de la masse
L’observation des conflits de haute intensité illustre le besoin de renforcement capacitaire global, sur l’ensemble de la chaîne de production, d’acheminement et d’emploi. D’abord, il doit concerner le parc d’équipements, plateformes et véhicules en service pour obtenir la masse décisive sur le point de contact. Ensuite, il impose une hausse des stocks de consommables, à commencer par les munitions. Enfin, il impose une stratégie de régénération opérationnelle robuste, adossée à une production industrielle accélérée et des capacités logistiques et d’acheminement robustes.
Certaines capacités apparaissent en outre particulièrement déterminantes pour emporter la décision dans les engagements contemporains :
– Les drones, munitions téléopérées ou maraudeuses. Au Haut‑Karabakh, en 2020, l’emploi massif de munitions maraudeuses, en particulier du modèle Harop produit par Israël, a été déterminant pour les forces azerbaïdjanaises. En Ukraine, les drones ont changé le visage du combat aéroterrestre et sont aujourd’hui responsables d’environ 70 % des pertes matérielles et humaines des deux camps. Ils viennent faire peser une incertitude sur l’adversaire et fortement contraindre, voire interdire l’action, y compris de sur la ligne de front, si celle-ci est dégagée. Ils répondent également à une logique d’industrialisation de masse : l’Ukraine prévoit de produire plus de 4 millions de drones de contact en 2025. Leur nombre permet la mise en place d’une saturation très dommageable aux combattants et plateformes blindés, à un coût maîtrisé. À titre d’illustration, un drone à fibre optique, qui coûte 1 200 dollars à l’acquisition (charge explosive non comprise), peut permettre de neutraliser un véhicule d’un coup 100 voire 1 000 fois supérieur.
– Les capacités ISR (renseignement, surveillance et reconnaissance) et de C2 (commandement et conduite). Celles-ci sont révolutionnées par le développement des services civils de pointe comme Starlink et OneWeb, et le recours à des technologies commerciales (4G, 5G, applications de messagerie). Le C2 ukrainien témoigne ainsi d’une certaine agilité, les Ukrainiens ayant fait le choix d’une structure ouverte de leur outil, déployé sur la base de dispositifs de gamme commerciale, adossé à un réseau de télécommunications articulé autour de bulles wifi et de connexion internet satellitaire haut débit. Cette ouverture est toutefois facteur de vulnérabilité. Elle nécessite un important effort de protection, en parallèle d’une adaptation de la criticité et de la durée de validité des informations qui peuvent être diffusées selon le niveau de vulnérabilité ou d’ouverture des canaux.
– La guerre électronique. Elle est mise en œuvre dans l’ensemble de ses composantes (surveillance, défense, attaque) par les forces russes et ukrainiennes sur le théâtre ukrainien, avec une efficacité certaine, en particulier pour le brouillage des communications, des frappes et de drones.
– La frappe dans la profondeur. Les progrès technologiques, associés aux stratégies de saturation des défenses aériennes, font de la frappe dans la profondeur une capacité déterminante pour la maîtrise du théâtre. Avec un mix de drones à bas‑coûts, de munitions leurres et de missiles complexes, l’Ukraine et la Russie sont capables d’infliger des dégâts importants, très en arrière de la ligne de front. Ces attaques saturantes forcent une extension des moyens de défense aux zones urbaines et infrastructures stratégiques, et agissent sur les déterminants stratégiques (infrastructures énergétiques, stockage des plateformes, voies de transport, notamment).
– La défense anti-aérienne, et inversement, les capacités de suppression de celle-ci. L’ensemble des engagements récents (Proche-Orient, Ukraine, Haut‑Karabagh, Cachemire, etc) témoigne de l’importance de la défense surface-air (DSA) multicouches ; elle permet de condamner l’accès au milieu aérien pour l’aviation adverse et permet de contrer la diversité des menaces aériennes, notamment les drones, missiles de croisière et aéronefs ennemis. Surtout, celle-ci doit être massifiée pour optimiser la couverture et faire face aux logiques de saturation. En Ukraine, si les drones russes sont interceptés ou brouillés à plus de 95 %, ils ont pour effet de saturer à bas coût les défenses sol-air ukrainiennes, facilitant la pénétration des missiles (détruits ou brouillés à moins de 50 % en global). Les Ukrainiens disposent de systèmes de défense sol-air efficaces, mais à la logistique coûteuse, avec une capacité de couverture limitée, dotés d’un stock insuffisant et précieux de munitions. En conséquence, ils sont contenus à la protection des infrastructures et zones stratégiques et sont parfois dépassés par le mix de missiles russes. Plus largement, c’est l’ensemble des armées qui doivent désormais concevoir tout déploiement ou mouvement comme inscrit dans une bulle de protection sol-air, en témoigne la mobilisation de moyens de défenses anti‑aériens importants pour la couverture des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 ([9]).
c. Les qualités d’adaptation comme facteur de préservation des forces et d’efficacité des effets
Les enseignements doctrinaux des conflits de haute intensité en cours ne sont pas transposables à l’identique aux armées françaises, dont les conditions d’engagement présentent plusieurs différences majeures. D’abord, il paraît impensable que les Armées françaises soient engagées à un niveau d’intensité, de volume et de pertes similaire à ceux consentis par les forces ukrainiennes ; la dissuasion nucléaire les préserverait d’une telle situation. Ensuite, l’armée française, à l’instar de ses alliés de l’UE et de l’OTAN, fait de l’acquisition de la supériorité aérienne un objectif préalable à tout engagement aéroterrestre ou naval conséquent. Enfin, la doctrine opérationnelle d’un belligérant imprime sa marque à la conduite du combat, aux pertes et à l’évolution de la zone d’opération. Comme rappelé par le directeur du Centre Interarmées de Concepts, de Doctrines, et d’Expérimentations (CICDE) lors de son audition devant vos rapporteurs, les doctrines du combat aéroterrestre des pays de l’ancien espace soviétique (Ukraine, Russie, notamment) sont marquées par une culture « du feu », qui fait un usage limité de la composante aérienne, présente peu de coordination inter-milieux et éprouve des difficultés à déléguer l’initiative aux échelons intermédiaires et tactiques. Elles visent l’écrasement de l’adversaire sous le poids de l’attrition. Inversement, les doctrines des pays de l’OTAN plébiscitent « le mouvement », avec une coordination interarmées plus forte, maniant des ensembles réduits de troupes de haute qualité, laissant davantage de place à l’initiative et visant à altérer en profondeur ou déborder le dispositif adverse.
Vos rapporteurs appellent toutefois à la prudence en n’excluant pas totalement que la France puisse être engagée dans des conditions proches. Ce qui n’est pas comparable, c’est uniquement le contexte stratégique et politique mais dont on ne peut préjuger, y compris pour la France. Par ailleurs, le préalable de supériorité aérienne est largement théorique et pose question dans le contexte du combat contemporain, car la notion présente des nuances. La supériorité aérienne peut renvoyer à la neutralisation des chasseurs adverses, mais aussi au déni d’accès de mobilité et de frappes depuis l’espace aérien d’autres vecteurs (missiles, drones etc.).
Vos rapporteurs rappellent l’importance de certaines qualités qui dynamisent l’efficacité de la masse capacitaire, dans un contexte de transparence, de saturation et de dénis d’accès et de mobilité accrus du champ de bataille, qui doivent rester au cœur du modèle d’action des armées françaises et de la Nation :
– La subsidiarité et l’esprit d’initiative. Il s’agit de la capacité, pour les unités et leurs cadres, à s’ajuster rapidement à des contextes imprévus et continuer à opérer de manière autonome. La capacité d’improvisation, ou d’acceptation de l’imperfection, est cruciale dans un contexte de champ de bataille moderne saturé et fortement évolutif. En février 2022, les forces russes ont échoué à emporter la décision en partie en raison de leur incapacité à conduire une guerre de mouvement capable de s’adapter aux résistances ukrainiennes. Vos rapporteurs ont eu l’occasion, lors de leur déplacement au 1er régiment de hussards parachutistes, de se rendre compte des efforts en cours pour renforcer dans l’ensemble de la chaîne opérationnelle le « commandement par l’intention ». Ce type de commandement s’inscrit dans le sillage de la transformation vers une « Armée de Terre de combat » initiée depuis 2023.
– La modularité opérationnelle et les capacités de dispersion. Au niveau tactique comme opérationnel, l’essor des technologies de surveillance du champ de bataille et des moyens de frappe transforme les doctrines de commandement et de concentration des moyens. Dans le prolongement des propositions de Brossollet (Essai sur la non bataille), le Général Guy Hubin, ancien commandant du 1er régiment de hussards parachutistes, a évoqué devant vos rapporteurs le principe de « systèmes éclatés » bousculant le schéma tactique hérité de la Guerre Froide. La capacité à concentrer rapidement les effets sur un point critique tout en maintenant leur dispersion pour éviter leur neutralisation et conserver leur capacité à tenir un large compartiment de terrain, est cruciale, et ce pour les trois armées. À l’instar des États-Unis, qui ont développé un concept d’action agile ([10]), l’armée de l’Air et de l’Espace développe le concept de mise en œuvre réactive de l’arme aérienne (MORANE) pour accroître ses capacités de dispersion, de réactivité et d’adaptation logistique. Inversement, la manœuvre consistera à provoquer la concentration des moyens adverses pour les offrir aux coups destructeurs de nos feux.
– La résilience cognitive. Dans un environnement saturé de flux informationnels, la résilience cognitive des Armées et de la Nation devient un enjeu central. Elle vise à maintenir la cohérence mentale et morale face aux attaques informationnelles, aux manipulations et aux tentatives de déstabilisation psychologique. Cela passe par une sensibilisation renforcée des Armées, mais aussi l’implication de l’ensemble des citoyens dans la défense de l’intégrité informationnelle.
– Les capacités de production et d’innovation décentralisées. L’expérience ukrainienne est à ce titre illustrative. Le développement de la production de drones directement par les unités opérationnelles, rapide, décentralisé, a permis de pallier certaines failles capacitaires et d’accroître la résilience des capacités de production face aux frappes russes. Cette approche s’appuie largement sur l’assemblage de composants civils standardisés directement commandés sur des plateformes commerciales grand public, transformant des "briques" technologiques civiles en équipements militaires par intégration.
– L’ambiguïté stratégique ou opérationnelle. Dans un contexte de transparence du champ de bataille, le brouillard du champ de bataille laisse la place au brouillage des intentions et aux manœuvres de déception. Elle se déploie à tous les niveaux. Au niveau opératif, le succès de la contre-offensive ukrainienne dans la région de Kharkiv en 2022 doit en partie son succès aux manœuvres de diversion vers Kherson et aux actions d’intoxication informationnelle. Au niveau tactique, citons aussi le déploiement de faux M142 Himars par les forces ukrainiennes, qui a permis de leurrer les frappes russes.
B. Des objectifs croissants adressés à nos armées, dans un paysage stratégique en reconfiguration
Sans préjuger des conclusions finales de l’exercice d’actualisation de la revue nationale stratégique, vos rapporteurs souhaitent mettre en exergue l’évolution des objectifs adressés à nos armées, marquée par une intensification du rôle de réassurance joué par nos forces en Europe.
1. Des objectifs maintenus de défense du territoire, de projection et de signalement stratégique international
L’armée française doit répondre à un contrat opérationnel général qui, outre la dissuasion nucléaire, s’articule autour de trois axes majeurs : la protection du territoire national, la projection des forces à l’étranger et la capacité de signalement stratégique.
L’armée française a comme mission prioritaire la défense du territoire national et des populations présentes sur ce territoire, dans l’Hexagone et dans les territoires d’outre-mer. L’armée de Terre est par exemple mobilisée sur la mission Sentinelle à hauteur de 7 000 hommes, soit 10 % de la FOT (force opérationnelle terrestre). Ces missions étant réalisées à tour de rôle, c’est 60 % de l’effectif FOT qui y concourt annuellement. L’effort est également soutenu pour la Marine – à travers la posture permanente de sauvegarde maritime – et pour l’AAE, illustré par le surcroît d’activités relevant de la posture permanente de sûreté aérienne (PPS-A) en 2024 ([11]).
Les armées sont également présentes dans les territoires d’outre-mer pour garantir la souveraineté. Ces forces de souveraineté mobilisent 9 050 militaires en 2025. Plus largement, les forces armées doivent pouvoir apporter leur concours auprès de l’État et de l’ensemble des pouvoirs publics en cas d’urgence ou d’insuffisance des moyens civils. L’Instruction interministérielle 10100 permet d’engager les forces armées sur le territoire national sur réquisition des pouvoirs civils lorsque les moyens nécessaires sont indisponibles, inadaptés, inexistants ou insuffisants. En particulier, la mobilisation des forces militaires pour l’assistance aux populations face aux catastrophes naturelles s’intensifiera vraisemblablement, compte tenu de l’accélération de la fréquence des événements extrêmes du fait du changement climatique. L’organisation, tous les deux ans, de l’exercice « Croix du Sud », vise à améliorer la capacité des armées françaises et alliées dans la gestion de ces situations.
En parallèle de la défense du territoire national, les forces armées doivent aussi se déployer dans le cadre de forces prépositionnées ou de missions internationales, en Europe, en Afrique et au Proche et Moyen-Orient. En Europe, les forces françaises doivent participer à la défense du continent dans le cadre de l’UE ou de l’OTAN, en tant que nation-cadre ou nation-contributrice. Elles doivent être un élément moteur d’une défense européenne de la frontière est de l’Alliance. Les forces doivent également se déployer en Afrique et au Proche et Moyen-Orient dans le cadre de partenariats de défense et de missions internationales. Elles sont également engagées pour assurer le respect de notre souveraineté et des règles internationales, notamment s’agissant des normes de navigation.
Enfin, les forces françaises doivent être en mesure de réaliser des missions et des déploiements visant à faire du signalement stratégique auprès d’alliés et de partenaires à travers le monde. Ce signalement stratégique se fait notamment à destination des nations de l’Indopacifique dont la France entend être un partenaire de défense et de sécurité utile. Cela passe par des déploiements de forces aériennes (mission Pégase), terrestres et maritimes (mission Clémenceau 25 et Jeanne d’Arc).
2. L’intensification du besoin de masse conventionnelle en Europe dans un paysage stratégique en reconfiguration
Depuis 2022, la Guerre en Ukraine a profondément modifié nos perspectives stratégiques. Cette guerre s’ajoute à un contexte mondial d’instabilité, d’usage décomplexé de la force militaire par les États et les organisations pour arriver à leurs fins. Les armées françaises, habituées depuis la fin de la Guerre froide aux opérations de maintien de la paix, de lutte contre le terrorisme doivent aujourd’hui faire face à la possibilité d’engagements majeurs, qui pourraient par ailleurs être simultanés.
Dans un contexte de maintien de la posture agressive russe, d’instabilité de la diplomatie américaine et d’incertitude sur les conditions d’une éventuelle paix en Ukraine, nos armées doivent se préparer à de possibles engagements majeurs. La Guerre en Ukraine a confirmé les vues impérialistes de la Russie et son appétence pour les solutions militaires. Si le risque d’un engagement direct pour défendre les frontières nationales est moins grand qu’il ne l’était du temps du Pacte de Varsovie, la possibilité d’un déploiement massif sur la frontière est de l’OTAN pour dissuader, réassurer ou même combattre, apparaît réaliste. Et ce alors que les États-Unis semblent se désintéresser toujours plus de l’Europe. L’armée de Terre et l’armée de l’Air et de l’Espace sont d’ores et déjà engagées sur le flanc est (missions Aigle, mission Lynx, Baltic Air Policing) mais dans des volumes qui restent contenus (1 400 personnels en Roumanie, 350 en Estonie). La perspective d’une augmentation de notre effort ne peut être écartée : en mars 2025, le Président de la République a notamment déclaré envisager la participation de la France à une « force de réassurance » déployée sur le territoire ukrainien.
L’armée française, en coopération avec ses alliés européens et américains, doit se préparer à faire face à la menace russe et être capable de dissuader ou repousser une nouvelle agression sur le flanc est de l’Europe. Celle-ci est caractérisée par une armée de masse, disposant de grandes quantités de blindés, de chars, d’artillerie et de soldats. Il faut bien être conscient que cette armée de masse, loin de constituer un ensemble ne comptant que sur sa simple inertie, est également aguerrie par trois ans d’opérations qui l’ont obligé à se réinventer, et à faire preuve d’initiative. Elle n’en est que plus redoutable. Si les capacités aériennes russes ne rivalisent pas a priori avec les capacités européennes et otaniennes par leurs effectifs et leurs compétences, elles sont appuyées par une défense anti-aérienne multicouche particulièrement développée qui rend difficile l’acquisition de la supériorité aérienne comme l’opération de frappes dans la profondeur. Les forces russes peuvent également s’appuyer sur des capacités de guerre électronique, de guerre informationnelle et de lutte dans le domaine cyber avancées qui se montrent très efficaces dans le cadre de guerres hybrides. L’armée française et ses alliés doivent donc être en mesure de déployer de la masse et un ensemble de capacités aptes à dissuader toute invasion de pays européens, que ce soit en Moldavie, Roumanie ou dans les pays baltes.
C. Une armée française forte de sa dissuasion mais taillée pour le modèlE expéditionnaire
1. Une armée française cohérente, mais pensée d’abord pour le modèle expéditionnaire et la guerre asymétrique
a. Le choix du maintien des compétences, permettant à la France de conserver un modèle d’armée complet
Face à la réduction des crédits de défense jusqu’en 2016, le choix a été fait de conserver en priorité les compétences, tant des armées que de la base industrielle et technologique de défense (BITD), au détriment de l’épaisseur stratégique. Ce choix a permis à l’armée française de maintenir un modèle apte à réaliser un large éventail de missions, dans les milieux terrestres, maritimes, aériens et spatiaux. Fait rare en Europe, où nombre d’armées n’ont pas cherché à maintenir un socle étendu de compétences. Ce choix peut être salué dans la mesure où la remontée en puissance sur des compétences abandonnées et donc perdues est un processus long et complexe. Le déploiement récent du groupe aéronaval pendant deux mois dans l’Océan Pacifique, dans le cadre de la mission Clémenceau 25 et le déploiement d’aéronefs de l’AAE (Six Rafale B, deux A400M et un A330 MRTT) dans le cadre de la mission Grand Nord 25 ou encore la participation à l’opération Aspides en mer Rouge témoignent de la compétence de notre armée.
De plus, le maintien d’une force de dissuasion nucléaire complète et souveraine a permis d’entraîner le reste des forces et de la BITD dans la sauvegarde d’une autonomie opérationnelle. La dissuasion exige la maîtrise d’un ensemble de compétences complexes (missiles balistiques, sous-marins nucléaires, ravitaillement en vol, etc.) tant dans leur développement que dans leur usage. Ce maintien de composantes de pointe bénéficie également aux forces conventionnelles.
Enfin, les différentes opérations extérieures auxquelles les forces françaises ont pu participer dans ces trente dernières années ont maintenu une culture, une expérience de l’engagement, de la guerre. L’armée française est une armée d’emploi qui a connu et connaît encore l’épreuve du feu. Ses soldats préservent ainsi cette singularité militaire qui distingue les armées véritablement engagées, gage d’une excellence démontrée dans ses engagements multinationaux otaniens ou européens ; citons par exemple notre participation à la mission ISAF (International Security Assistance Force) en Afghanistan, nos actions dans la Mer Rouge, les missions de maintien de la paix EUFOR, la mission ATALANTA etc.
b. Une armée au format réduit mais qui a répondu aux besoins opérationnels et de signalement stratégique dans un contexte de dividendes de la paix
Au sortir de la Guerre Froide les armées occidentales ont connu des baisses de budgets importantes, justifiées par la disparition de la menace soviétique, les économies et les ressources dégagées constituant ainsi les « dividendes de la paix ». Les armées ont également été particulièrement mises à contribution dans le cadre de l’application de la RGPP (Révision générale des politiques publiques). Les effectifs de la défense (personnels civils et militaires) sont passés de 540 000 en 1991 à 263 685 en 2024, soit une division par deux. Dans le cadre de la RGPP, la défense a perdu 54 000 emplois, dont 12 000 dans les forces opérationnelles. Parallèlement, l’émergence de nouveaux champs de conflictualité a nécessité la formation et le développement d’effectifs spécialisés dans des domaines jusqu’alors marginaux, comme la cyberdéfense, l’espace, diminuant mécaniquement le nombre de personnes affectées dans les domaines d’action traditionnels.
Cette réduction de moitié des formats RH s’est même accentuée pour les matériels, à mesure que le coût unitaire des équipements a grandement augmenté. À titre d’exemple, citons le Rafale, qui affiche un prix unitaire situé entre 70 et 100 millions d’euros contre 15 millions d’euros pour le Mirage 2000. Ce phénomène est décrit par la Loi n° 16 d’Augustine ([12]) qui avance que le passage des générations technologiques dans le secteur de l’armement s’accompagne d’une croissance exponentielle des coûts unitaires, risquant à terme la paralysie capacitaire.
Ce format capacitaire réduit convenait aux besoins opérationnels jusqu’à aujourd’hui, l’armée étant alors essentiellement engagée dans le cadre de conflits choisis, permettant de s’organiser pour produire une moyenne d’engagement et de s’appuyer sur une forte externalisation de certaines fonctions logistiques dans des conflits de basse intensité, des OPEX où la supériorité dans les différents champs (terrestre, maritime et surtout aérien) ne nécessitait pas une grande profondeur capacitaire. La remontée capacitaire engagée depuis 2017 peine encore à produire ses pleins effets en raison de plusieurs facteurs structurels. D’abord, les coûts d’acquisition des équipements militaires modernes n’ont pas cessé de croître, réduisant mécaniquement les volumes d’acquisition possibles à budget donné et ralentissant la reconstitution des stocks. Par ailleurs, l’effet de la décroissance capacitaire continue de se faire sentir : la réduction drastique des chaînes de production et de l’écosystème industriel de défense pendant les décennies précédentes génère des goulots d’étranglement pour la remontée en puissance. Enfin, la complexification des systèmes d’armes suscite un allongement des délais de développement comme de production.
L’armée de Terre a cessé depuis longtemps d’être une armée de masse. Elle a connu une réduction importante de son format, tant en termes d’équipements que de personnels. La fin progressive du service militaire (à partir de 1996 et jusqu’à 2002) et la professionnalisation de l’armée ont participé à réduire ses effectifs, passant de 236 000 personnels en 1996 à 144 000 en 2024 ([13]). La Politique d’emploi et de gestion des parcs (PEGP), mise en œuvre à partir de 2006, a conduit à une réduction significative du volume global de véhicules en dotation dans les unités, car elle a privilégié la mutualisation et la rotation des équipements entre différents parcs plutôt que leur affectation permanente aux régiments.
En 1991, l’armée de Terre était organisée autour de deux piliers : la 1re armée qui avait la charge de constituer l’une des principales réserves de l’OTAN pour le théâtre Centre Europe (200 000 hommes) et la Force d’action rapide qui devait être rapidement déployable en Europe ou en opération extérieure (47 000 hommes). Les forces opérationnelles terrestres comptent aujourd’hui 77 000 hommes, soit moins que la capacité du stade de France, dont une partie seulement peut être projetée dans des conditions permettant le combat en haute intensité, c’est-à-dire sans susciter d’immenses difficultés logistiques, avec un panel de capacités et de soutiens suffisamment profond pour maintenir l’engagement dans la durée. Ses missions ne sont par ailleurs assurées qu’au prix d’une dégradation des conditions d’entraînement, de potentiel des matériels, sans compter les cycles de remise en condition parfois sacrifiés en raison des besoins de rotation des forces. Ce phénomène, connu sous le nom de « surchauffe », a pu contribuer à une dégradation relative du moral dans certaines unités particulièrement sollicitées.
Les effectifs d’équipements ont globalement été réduits mais certains segments l’ont été plus que d’autres, en particulier l’artillerie, l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT) et les chars. Concernant la cavalerie, les effectifs sont passés de 1 300 chars lourds en 1990 à 225 chars Leclerc et de 1 106 engins blindés de reconnaissance et de combat en 1990 à 298 en 2024. Les pièces d’artillerie (155 mm) ont vu leur effectif passer de 345 à 95 pièces. Enfin, l’ALAT a été réduite de moitié, passant de plus de 600 appareils en 1990 à moins de 300 appareils.
Matériel |
1990 |
2024 |
Horizon 2035 |
Chars lourds |
1 255 (AMX-30) |
225 (chars Leclerc dont 34 rénovés) |
200 (chars Leclerc rénovés) |
Engins blindés de reconnaissance et de combat |
1 106 (AMX-10RC, ERC-90, AML-60/90, AM-13/SS-11) |
298 (AMX-10 RCR et Jaguar) |
300 (Jaguar) |
Hélicoptères de l’ALAT |
610 (300 Gazelle, 118 Puma, plusieurs Cougars, 194 Alouette II/III) |
275 (80 Gazelle, 67 Tigre, 24 Cougar, 15 Puma, 8 Caracal, 63 NH 90, 18 Fennec) |
252 (105 Hélicoptère de manœuvre -Cougar, NH90 et H160M Guépard- et 147 hélicoptères reconnaissance et d’assaut dont 67 Tigre) |
Artillerie (155 mm) |
345 (208 AUF-1 et 137 TR-F1/F3) |
75 Caesar 3 Griffon MEPAC |
109 Caesar NG |
Source : Commission de la défense, d’après les auditions, le rapport annexé à la LPM 2024-2030, les chiffres clés de l’armée de Terre, et archives Assemblée nationale
L’armée de l’Air a aussi vu son format se réduire depuis la fin de la Guerre froide, particulièrement sur le segment des avions de combat. En 1990, l’armée de l’Air alignait 450 appareils de combat contre 196 aujourd’hui. Il convient de préciser que ces 450 avions de combat n’étaient pas tous multi‑missions. La dynamique des effectifs est au diapason : ils sont passés de 93 000 personnels à 38 500 depuis la fin de la Guerre froide. L’armée française disposait également d’un plus grand nombre de batteries anti-aériennes (opérées alors par l’armée de Terre), bien que ces batteries aient pour la plupart des portées plus limitées que les batteries actuelles (10 à 20 km pour les batteries Roland, jusqu’à 40 km pour les MIM-23 Hawk, contre plus de 100 km pour les SAMP/T).
Équipement |
1990 |
2024 |
Horizon 2035 |
Avions de chasse |
450 (Mirage 2000, Mirage F1, Mirage 5, Mirage IV, Mirage III, Jaguar) |
196 (Rafale, Mirage 2000D, Mirage-5F, Mirage 2000B) |
225 |
Défense sol-air |
183 Roland, 69 Hawk
+ 20 postes Mistral exploités par l’armée de Terre |
10 Crotale NG, 8 SAMP « Mamba »
+ 194 postes de tir Mistral mis en œuvre par l’armée de Terre |
12 SAMP-T NG, 12 VL MICA
+ 48 Serval Mistral |
Source : Commission de la défense, d’après les auditions, le rapport annexé à la LPM 2024-2030 et archives Assemblée nationale
La Marine nationale a vu sa flotte de premier rang fortement diminuée. En 1990 elle pouvait s’appuyer sur 15 frégates de premier rang (qui n’étaient toutefois pas multi-missions), contre 10 aujourd’hui (s’ajoutent 5 frégates de classe La Fayette, mais qui ne sont pas pleinement assimilables à des bâtiments de premier rang), et un nombre plus important de sous-marins : 6 SNLE, 4 SNA, et 8 sous‑marins à propulsion classique (type Daphné et Agosta). La Marine nationale pouvait également s’appuyer sur 17 avisos escorteurs équipés pour réaliser des missions de lutte anti-surface et lutte anti-sous-marine. Entre 2011 et 2017, ceux qui sont encore en service sont transformés en patrouilleur de haute-mer (PHM). La Marine possédait également deux porte-avions (Clémenceau et Foch), pour assurer une permanence contre un seul aujourd’hui. Les effectifs totaux de la Marine nationale sont passés de 65 000 en 1991 à 38 000 aujourd’hui.
Équipement |
1990 |
2024 |
Horizon 2035 |
Frégates de premier et second rang (ou équivalent) |
15 frégates de premier rang 17 avisos escorteurs |
10 frégates de premier rang 5 Frégates légères furtives |
15 frégates de premier rang |
Porte-avions |
2 porte-avions (Classe Clemenceau) |
1 porte-avions (R91 CDG) |
1 porte-avions (R91 CDG) |
Sous-marins d’attaque (hors dissuasion) |
12 (4 SNA type Rubis et 8 sous-marins à propulsion classique) |
4 (2 SNA type Rubis, 2 SNA type Barracuda) |
6 (SNA type Barracuda) |
Source : Commission de la défense, d’après les auditions, le rapport annexé à la LPM 2024-2030 et archives Assemblée nationale
Ainsi s’est mis en place un effet « ciseau » préoccupant entre des missions toujours plus diversifiées réalisées par nos armées d’une part, et des formats en constante diminution d’autre part. Cette situation s’accompagne de la réduction progressive de certaines capacités spécialisées pourtant critiques, comme les capacités nucléaires-radiologiques-biologiques-chimiques (NRBC) ou de suppression des défenses aériennes ennemies (SEAD). Malgré ces contraintes, La direction générale de l’armement (DGA) a réussi assurer la souveraineté de notre dissuasion et le maintien des compétences au sein de notre BITD. Il convient en outre de saluer l’excellence opérationnelle des armées qui, dans ce contexte, ont réussi à mener à bien l’ensemble de leurs missions. Les deux dernières lois de programmation militaire, malgré leurs ambitions, ne permettent pas encore d’inverser durablement cette tendance.
Vos rapporteurs soulignent en outre les insuffisances des stocks de munitions et de pièces détachées, témoignant de la substitution d’une logique de stock par une logique de flux, inadaptée pour tenir d’éventuels engagements de haute intensité dans la durée. Dans un contexte où les engagements des armées relevaient pour la plupart d’engagements d’ampleur limitée les stocks de munitions et de pièces détachées, bien moins sollicitées, n’ont été que très partiellement renouvelés.
Les difficultés de maintenance et le manque de pièces détachées limitent les capacités opérationnelles des armées. Les engagements opérationnels soutenus dans les récentes décennies ont érodé la disponibilité de l’ensemble du matériel des armées ([14]). En parallèle de la réduction des budgets, il en résulte un effet « ciseau » dommageable pour la disponibilité des équipements, bien que les efforts d’optimisation de la maintenance poursuivis ces dernières années, notamment en matière de verticalisation des contrats, produisent des résultats. Ainsi, une part limitée des véhicules de l’armée de Terre serait aujourd’hui disponible en permanence pour un déploiement satisfaisant en engagement en haute intensité (en état de marche et disposant des pièces de rechange suffisantes pour durer).
Les faiblesses des stocks de munitions sont connues. Un récent rapport de notre Commission a souligné les difficultés en matière d’obus d’artillerie, en particulier des obus destinés à l’entraînement dont le nombre est insuffisant et aux charges vives (dont aucune n’aurait été livrée en 2024) ([15]). Les stocks des munitions utilisées par l’aviation de chasse sont également lacunaires, en particulier s’agissant des munitions air-air. Une récente publication suggérait que les stocks de l’AAE ne suffiraient qu’à trois jours de combat de haute intensité, voire une journée pour les missiles Meteor ([16]). Les responsables auditionnés par vos rapporteurs font remarquer que ces estimations de durabilité dépendent nécessairement du niveau d’intensité et de l’efficacité des actions aériennes.
2. Une recherche de la polyvalence et de la supériorité technologique qui a suscité une hausse des coûts unitaires des équipements et une réduction des formats
La réduction des formats a suscité un cercle vicieux pour les équipements français et la BITD, aggravant les lacunes capacitaires de nos armées. Les équipements produits pour les armées françaises ayant vocation à être seuls sur leurs segments, il est bien souvent exigé qu’ils soient le plus performants et polyvalents possibles. Outre la réduction des formats, la sensibilité accrue de la société aux pertes a directement orienté les investissements vers des solutions technologiques de plus en plus sophistiquées, privilégiant les systèmes d’armes à distance, les drones, les munitions de précision et les équipements de protection individuels avancés.
Les exportations d’armement sont venues partiellement compenser cette dynamique défavorable, contribuant au maintien des niveaux de production. Cependant, cette dépendance croissante aux marchés extérieurs a également exercé une influence notable sur les choix de la Direction générale de l’armement (DGA), qui a parfois dû intégrer les exigences et spécifications de clients étrangers dans la conception des équipements, complexifiant davantage les programmes et leurs coûts. Par ailleurs, cette sophistication technologique croissante a progressivement exclu certains marchés traditionnels, notamment africains, à la recherche d’équipements plus simples, robustes et abordables, contribuant ainsi à un déphasage entre notre offre industrielle hautement technologique et les besoins réels de nombreux partenaires stratégiques.
En conséquence, nos entreprises d’armement ont parfois tendance à privilégier leurs activités de bureaux d’études plutôt que leurs capacités industrielles. Réduisant ses commandes, l’État a encouragé les entreprises de la BITD à réduire leurs volumes de production et préserver les efforts de recherche et développement (R&D). Le développement et la construction d’équipements polyvalents coûtent cher. Afin de soutenir ces efforts, les dépenses de recherche et développement ont été davantage protégées que d’autres types de dépenses (équipement et fonctionnement) ([17]). Dans un contexte de baisse des crédits militaires, ces équipements ont été présentés comme un palliatif à la réduction des formats. Le Rafale est un très bon exemple, pensé pour remplacer l’ensemble des avions de chasse alors en service (Mirage F1, Mirage 2000C/N/B/5F, Jaguar, Super Etendard), il s’est accompagné d’une réduction importante du format de l’AAE et d’une forte hausse du coût unitaire. Il est remarquable par ailleurs que cette diminution de la densité productive de la BITD s’inscrive en parallèle d’une réduction plus large de l’empreinte industrielle dans notre pays.
La recherche constante de performances supplémentaires entraîne une hausse du rapport coûts-performance, en particulier dans les domaines de pointe. La R&D de défense offre des rendements décroissants : une performance supplémentaire de 5 % dans l’aéronautique entraîne une hausse de 25 % du coût et représente un tiers des difficultés d’ingénierie ([18]).
En réduisant le volume des commandes, l’État a (involontairement) fait mécaniquement augmenter le coût unitaire des équipements. Une part importante du coût de l’appareil résidant dans les coûts de développement, plus le volume de production est réduit, plus l’impact sur le coût unitaire est important. Le passage d’une production en série à des productions « artisanales » augmente également le prix unitaire. L’hélicoptère de combat Tigre dont les commandes ont été réduites de 215 à 80 unités, a par exemple vu son prix unitaire augmenter de 78 % ([19]).
De plus, ces « cathédrales technologiques » ([20]) ne sont pas des armes miracles et ne sont pas toujours optimales pour réaliser l’ensemble des missions. Ce sont des équipements complexes et donc onéreux à utiliser et à entretenir. Leurs coûts d’utilisation et d’entretiens ne peuvent être diminués en deçà d’un certain seuil et renchérissent donc grandement le coût de certaines missions « simples ». Pour reprendre l’exemple du Rafale, ce dernier doit être en mesure de réaliser des missions allant du largage d’une bombe AASM sur une cible fixe au tir d’un missile Meteor sur un autre chasseur à une distance dépassant les 100 km. Son coût de fonctionnement et d’entretien ne variant que peu entre les missions, il est donc trop onéreux pour des missions simples. En moyenne, le coût par heure de vol d’un Rafale est proche de 20 000 euros, près de deux fois supérieur à celui d’un Mirage 2000.
La hausse conséquente du coût unitaire accroît le défaut de masse et limite la capacité des armées. Dans le cadre d’un conflit de haute intensité, où l’attrition est importante, la masse devient une qualité, or le coût élevé des équipements polyvalents ne permet plus aux armées de disposer de stocks suffisants.
3. Une hypothèse HEM à réinterroger dans le cadre d’une réflexion plus large sur le contrat opérationnel des armées et les réalités de la guerre moderne
Dans un contexte de retour des conflits de haute intensité, de développement des menaces hybrides et d’incertitudes sur nos alliances, il devient fondamental de s’interroger sur la capacité des armées françaises à soutenir un engagement majeur. Si la dissuasion nucléaire constitue toujours la réponse la plus adaptée à des menaces sur nos intérêts vitaux, l’évolution du contexte plaide pour un renforcement de nos capacités pour son « épaulement », pour dissuader de manière conventionnelle et faire face à des menaces à large spectre. Les rapporteurs rappellent que la France se doit de garantir sa contribution conventionnelle à la défense européenne mais aussi de conserver la capacité d’agir de manière autonome dans l’hypothèse d’un isolement stratégique.
a. Repenser les scénarios d’engagement majeurs pour la France
L’hypothèse d’engagement majeur (HEM) prévue dans les livres blancs ([21]) et retenue pour l’élaboration de la LPM 2024-2030 repose sur une double hypothèse qui limite son envergure. Elle suppose un préavis de 6 mois et une durée d’engagement limitée à 6 mois. Pour la composante terrestre, la LPM retient une cible d’engagement majeur d’une division terrestre composée de deux brigades relevables, une brigade d’aérocombat et un groupement de forces spéciales terre. Pour la composante Marine, elle vise le déploiement du porte-avions et son groupe aérien ainsi que 8 frégates de 1er rang. Pour la composante aérienne, elle vise entre autres le déploiement de 40 avions de chasse, 8 avions de transports et de ravitaillements, une capacité de renseignement de théâtre complète.
Or les exemples récents ont pu montrer que les conflits actuels sont moins prévisibles, que leur durée à tendance à s’allonger et qu’ils mobilisent beaucoup plus de combattants. L’instabilité mondiale croissante, le recours toujours plus décomplexé à des solutions militaires génèrent une incertitude plus forte. Cette dernière rend difficile l’appréciation de la situation et l’anticipation et plaide pour une réduction de la durée de préavis. Par ailleurs, l’exemple de la guerre en Ukraine montre que les conflits de haute intensité peuvent durer plusieurs années. Les différents moyens militaires s’annulant, il devient difficile de prendre rapidement l’avantage sur l’adversaire. La supériorité aérienne, clef d’une victoire rapide dans la doctrine occidentale de la guerre, est bien plus complexe à obtenir du fait du développement de la défense anti-aérienne. L’usage massif des drones participe également à réduire les écarts entre les belligérants et à transformer ces conflits en guerres de position.
Même si la France n’est pas dans la même situation que l’Ukraine (dissuasion, alliances, situation géographique), elle doit se préparer à des conflits de haute intensité, pour dissuader, pour aider un allié ou se défendre elle-même, qui se prolongent dans le temps et qui nécessitent des moyens importants en hommes et en matériel. Ces conflits sont marqués par une consommation importante de munitions, de pièces de rechanges, d’énergie (pétrole, électricité). La masse y est un élément primordial pour encaisser le choc et espérer prendre l’initiative. Les moyens terrestres (infanterie, blindés, artillerie) et aériens (aviations, drones) sont présents en grand nombre. L’attrition sur les soldats (blessés et tués) et les équipements est forte et nécessite donc une épaisseur suffisante pour tenir sur la durée. Cette capacité à encaisser les pertes et à durer dans la durée implique nécessairement une coordination étroite avec une montée en puissance rapide de l’outil industriel de défense. Les stocks initiaux doivent permettre de tenir le temps nécessaire pour que les chaînes de production parviennent à compenser à la fois la consommation opérationnelle et l’attrition des matériels.
Les armées doivent aussi se préparer à devoir défendre l’important domaine maritime français et les différents territoires d’outre-mer. Elles doivent être en mesure de protéger au quotidien la seconde zone économique exclusive du monde et les ressources situées dans ses fonds marins, des tentatives d’exploitation illégales. Pour prévenir un engagement majeur loin du territoire hexagonal, elles doivent conserver des moyens logistiques aériens et maritimes importants pour acheminer hommes et matériels et une capacité à projeter à longue distance des unités de combat terrestres, maritimes et aériennes.
L’hypothèse de crises simultanées, en Europe et dans d’autres espaces continentaux, ne peut pas être écartée. Dans le scénario maximaliste, notre Armée pourrait être amenée à devoir gérer, en même temps une crise européenne, une crise dans l’Indopacifique ou au Moyen-Orient et des rétroactions sur le territoire national. La simultanéité des crises entraînerait une mobilisation majeure des moyens militaires et civils.
La France doit également maintenir une capacité de commandement au niveau corps d’armée adaptée aux exigences d’un éventuel engagement multinational, c’est-à-dire disposer des moyens appropriés de coordination, de renseignement et de soutien idoines.
b. Sincériser le modèle et aligner les capacités réelles des armées
À l’instar des rapports récents de notre commission sur la haute intensité ou sur le bilan de l’exercice ORION 23 ([22]), vos rapporteurs soulignent que l’armée française n’est que partiellement capable de répondre à ces différents scénarios. Qu’il s’agisse de l’armée de Terre, de la Marine nationale ou de l’armée de l’Air et de l’Espace, ainsi que des services de soutien et interarmées, plusieurs lacunes limitent la capacité à répondre aux exigences de la haute intensité.
L’armée de Terre, taillée pour les OPEX, n’est pas encore pleinement adaptée aux conflits majeurs. Son format et son niveau d’équipement sont trop réduits pour disposer de moyens suffisants à encaisser un choc contre un adversaire. Le manque de masse se fait sentir, or le champ terrestre est très égalisateur ([23]). En effet, la supériorité technologique y produit moins d’effets qu’elle ne peut en produire dans les autres champs (maritime, aérien). La masse est donc un élément essentiel pour obtenir la supériorité. Sur le segment des chars, l’armée de Terre ne dispose que de 200 chars Leclerc dont seulement une petite partie est rénovée alors que le retour d’expérience ukrainien fait état de plusieurs centaines de chars perdus chaque mois par les forces russes. Les munitions et les pièces de rechange manquent (notamment pour les véhicules), ce qui rend tout déploiement d’envergure complexe, faute de soutien suffisamment disponible. Enfin, certaines capacités essentielles pour le combat moderne de haute intensité, comme la frappe dans la profondeur, les moyens de guerre électroniques, ne sont que peu, voire pas présentes dans l’arsenal de l’armée de Terre.
L’AAE, dans son format actuel, doit assurer plusieurs missions concomitantes (dissuasion, projection, protection du territoire, notamment) avec des moyens mutualisés pouvant être portés à leur limite en cas d’engagements simultanés. Certaines capacités essentielles manquent comme la SEAD (Suppression of Enemy Air Defenses, neutralisation des défenses aériennes adverses) ou les munitions d’usure pour saturer les défenses ennemies. Certains segments capacitaires ne sont tout simplement pas présents en nombre suffisant. En raison du format chasse à 200 avions, l’AAE pourrait avoir des difficultés à honorer l’ensemble de son contrat opérationnel, notamment en cas d’alerte nucléaire où il serait certainement nécessaire de limiter temporairement les missions conventionnelles ([24]). Ce manque d’avions se répercute aussi dans l’entraînement des équipages dont la durée moyenne est de 150 heures, là où le standard OTAN recommande 180 heures par an et par pilote. Les stocks de munitions (missiles air‑air, air-sol, de croisière) sont limités. La défense aérienne est également trop limitée dans son format pour assurer une couverture totale du territoire et résister à des attaques saturantes. Les flottes dites « de soutien » sont taillées au plus juste (avions ravitailleurs, avions de guerre électronique, etc), en particulier si les zones de conflits se multiplient et si elles sont espacées. Les éléments de mobilité stratégique (A400M, C-130) ne permettent pas non plus de subvenir à l’ensemble des besoins, y compris en cas de crise touchant le territoire national imposant le recours à des solutions externalisées. L’affrètement d’Antonov-124 pour appuyer les déploiements logistiques suite au cyclone Chido à Mayotte en décembre 2024 en constitue une illustration.
La Marine nationale, dont le format découle du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, dispose d’un volume limité pour couvrir l’ensemble de l’espace maritime français et assurer des engagements supplémentaires. Elle ne peut s’appuyer que sur 10 frégates de premier rang (auxquelles s’ajoutent 5 frégates de type Lafayette), ce qui convient partiellement aux missions actuelles, moyennant certains ajustements (comme la mise en place de plusieurs équipages pour un seul navire pour maximiser sa présence à la mer), mais pourrait s’avérer insuffisant en cas d’engagements simultanés. Le reste de la flotte de frégates, en raison d’un faible armement, ne permet pas de compléter efficacement ce premier rang. Les munitions manquent également malgré les efforts réalisés depuis 2022.
Les soutiens, notamment sanitaires, ne sont pas alignés sur la réalité de l’attrition des conflits contemporains. Il est particulièrement frappant que les données de planification opérationnelle de l’armée de Terre en termes d’attrition ne soient pas calculées selon l’estimation des pertes probables mais selon la capacité de soin du Service de Santé des Armées (SSA), limitée à 100 blessés/jour. Elles témoignent d’un renversement logique où les moyens définissent les finalités.
Les capacités de renseignement et d’anticipation doivent également continuer à gagner en épaisseur et maturité. Sur le combat aéroterrestre notamment, les difficultés du drone Patroller, avec la première livraison en 2024, ont ralenti la montée en puissance du segment drones de commandement. S’agissant de l’AAE, le retrait des Transall C160 « Gabriel » a suscité une diminution capacitaire qui sera résorbée lors de la livraison des avions de renseignement stratégique « Archange ». Enfin, le lancement réussi du satellite CSO-3 en mars 2025 a permis de moderniser les capacités de renseignement satellitaire de nos armées. Surtout, les armées françaises doivent être à la hauteur du défi de traitement et de valorisation de la donnée, notamment par l’intelligence artificielle ; la mise en place d’un supercalculateur dédié à la défense permettra de doter nos armées d’une capacité de concevoir leurs propres modèles pour utilisation de données que le ministère ne souhaite pas transmettre.
Enfin, la France et ses armées doivent poursuivre une révision profonde des doctrines : se préparer à l’éventualité d’affrontements longs, coûteux, avec un niveau de pertes bien supérieur à celui des opérations des dernières décennies. Les doctrines militaires récentes ont été conçues dans un contexte de paix relative, privilégiant des interventions extérieures limitées et souvent asymétriques. Ces engagements, grâce à une nette supériorité technologique, ont permis de maintenir des pertes humaines faibles et contrôlées. Ce modèle est aujourd’hui mis en question par le retour des conflits symétriques de haute intensité, où même des armées modernes subissent des pertes massives.
Cet exercice d’analyse critique ne doit pas faire oublier l’excellence de nos armées ; elles ont démontré à plusieurs reprises leur capacité à mener des opérations complexes sur des théâtres d’engagement variés et dans des délais contraints. À titre d’exemple, l’opération Hamilton en 2018 avait illustré la maîtrise française des capacités de frappe de précision menées à longue distance. L’exercice Pégase 2024 a validé les capacités de projection stratégique et de déploiements rapides simultanés de forces aériennes. L’opération Sagittaire d’évacuation d’urgence du Soudan en 2023 comme le déploiement express en Nouvelle‑Calédonie entre 2024 et 2025 ont témoigné de l’excellence de nos capacités logistiques, capables de relever des défis complexes de transport et de soutien dans des contextes de crise aiguë.
Deuxième partie :
quelle que soit la trajectoire budgétaire,
nos armées seront appelées à dépasser l’opposition entre masse et technologie
A. Une trajectoire budgétaire en hausse, mais qui restera contraignante pour la massification des armées
1. Une hausse engagée des budgets de la défense, mais qui pourrait rester limitée
Après plusieurs années de sous-investissement et de déflation capacitaire, les LPM 2019-2025 et 2024-2030 avaient permis d’enclencher une dynamique vertueuse de restauration et de renforcement des forces, précédant largement l’effort de réarmement européen après 2022. La LPM en cours a ainsi permis de porter le budget à 413 Mds € sur l’ensemble de la période 2024-2030.
L’objectif inscrit dans la loi reste celui d’un effort de défense porté à 2 % du PIB, conformément aux engagements pris au sein de l’OTAN, mais surtout dans une logique de souveraineté stratégique. Il ne s’agit pas seulement d’atteindre un chiffre symbolique, mais d’augmenter les ressources des armées pour combler les lacunes critiques identifiées : munitions, soutiens, capacité de frappe, défense sol-air, renforcement du commandement et du contrôle (C2), ainsi que la montée en puissance dans le domaine des drones, désormais indispensables sur tous les théâtres d’opérations, entre autres.
Cette dynamique a été déclenchée et sanctuarisée dans la trajectoire des LPM 2019-2025 et 2024-2030, malgré un environnement économique contraint. Thomas Gassilloud souhaite rappeler qu’elle est notamment tributaire de l’impulsion du Président de la République depuis 2017. Elle répond à un besoin impérieux de s’opposer aux nouvelles menaces, dans un contexte stratégique profondément dégradé. Dans ce cadre, il est essentiel que le contexte d’économie budgétaire envisagé à l’échelle nationale ne se traduise pas par des coupes dans le budget de la défense. Notre effort de Défense ne peut être une variable d’ajustement : il en va de l’efficacité opérationnelle des forces, de leur capacité à remplir les contrats fixés par le Livre blanc et la Revue nationale stratégique, mais aussi de la crédibilité internationale de la France, en tant que puissance militaire autonome.
En outre, dans un contexte d’aggravation du paysage stratégique, le Président de la République comme le Gouvernement ont laissé entendre leur souhait d’un accroissement important des budgets affectés à la défense, en complément des hausses déjà planifiées dans la LPM. L’actualisation en cours de la Revue nationale stratégique (RNS) récemment engagée vise à prendre en compte l’évolution à la hausse des menaces et de la conflictualité internationale, et pourrait préfigurer d’un renforcement de notre Défense. Elle pourrait en outre s’accompagner d’un effet de bord positif pour l’activité économique française et européenne ([25]).
Sur ce sujet, Damien Girard souhaite faire part de sa vigilance quant à l’impératif de soutenabilité d’un éventuel effort budgétaire supplémentaire en matière de défense. Certains articles de presse se sont fait écho de discussions visant à porter l’effort à 4 %, voire parfois 5 % du PIB. Dans un contexte de déficit budgétaire important, une hausse des dépenses ne doit pas se faire au détriment d’autres politiques régaliennes, aux dépenses sociales, aux politiques environnementales.
De l’avis des rapporteurs, l’incertitude quantitative de cette hausse et son étalement dans le temps doivent nous rendre prudents. Par ailleurs, même une hausse importante n’échapperait à l’impératif de faire autrement pour des résultats plus massifs et rapides. Tirant les conclusions de l’actualisation de la Revue nationale stratégique (RNS), le Gouvernement pourrait décider d’ajustements significatifs de la trajectoire budgétaire ou capacitaire définie dans la LPM, comme l’ont laissé entrevoir les récentes annonces concernant l’évolution du nombre de Rafale ou de frégates, ou les réflexions en cours sur le format de l’artillerie longue portée. Les rapporteurs estiment qu’une part importante de la hausse doit être consacrée à faire autrement, à dynamiser le modèle d’armée et les outils de développement de la masse.
L’avis de vos rapporteurs diffère quant à la suite à donner à l’exercice d’actualisation de la Revue nationale stratégique.
Pour Damien Girard, toute inflexion sur les équipements majeurs nécessiterait que le Parlement soit saisi d’un nouveau projet de LPM. Ce passage devant la représentation nationale lui apparaît essentiel pour garantir la légitimité d’un éventuel réajustement de l’ambition militaire française.
Pour Thomas Gassilloud, pour un éventuel ajustement de la trajectoire de la LPM, la Loi de Finances constitue un véhicule législatif rapide et suffisant tant que l’augmentation de l’enveloppe budgétaire globale (sur-marches) est limitée à 0.1 % du PIB chaque année. L’enjeu pour lui consiste à dégager certainement et rapidement de nouveaux moyens pour nos armées, tout en travaillant sur les pistes d’économies hors défense, plutôt que d’engager une longue réflexion à l’issue incertaine.
Proposition n° 1-A (M. Girard) : Garantir la discussion par une nouvelle LPM ou un véhicule législatif spécifique, de toute évolution significative du format capacitaire des armées tirant conclusion de l’actualisation de la Revue nationale stratégique (RNS)
Proposition n° 1-B (M. Gassilloud) : Présenter devant les commissions parlementaires permanentes dédiées les enseignements de l’actualisation de la RNS pour le format capacitaire des armées
De même, pour assurer une évaluation efficace d’une éventuelle évolution des capacités de nos armées et des dépenses afférentes, vos rapporteurs soulignent le besoin de renforcer les moyens du Parlement concernant le contrôle de l’exécution des programmes de l’efficacité des choix opérés. Ils suggèrent la mise en place d’un institut parlementaire de suivi spécifique, rattaché au Parlement, doté de ressources humaines dédiées et d’experts techniques. Cette instance pourrait, par exemple, s’appuyer par exemple sur le détachement de magistrats de la Cour des comptes ou de hauts fonctionnaires issus de la Direction générale de l’armement (DGA). Son rôle serait de fournir une expertise indépendante et régulière sur la trajectoire de la LPM, l’exécution des programmes d’armement, le respect des calendriers, ainsi que sur la cohérence des choix capacitaires avec les priorités stratégiques fixées. Elle permettrait ainsi aux commissions compétentes de disposer d’une vision consolidée et actualisée de l’avancement de la LPM et des actions mises en œuvre en matière d’équipement des forces.
Proposition n° 2 : Mettre en place une instance de suivi spécifique, dotée d’experts détachés pour faciliter le suivi par le Parlement et les commissions permanentes compétentes des choix capacitaires du ministère des Armées et de la trajectoire de la LPM
En conséquence, bien qu’une augmentation des dépenses de défense soit probable, elle pourrait être limitée. Les réflexions sur la masse doivent donc se faire dans une trajectoire soutenable, invitant davantage à une stratégie d’optimisation ciblée de la masse. Dans un contexte où le cap des 2 % du PIB est maintenu comme objectif stratégique ou légèrement augmenté, mais où les marges de manœuvre budgétaires demeurent contraintes, il devient impératif de penser la construction et l’organisation des forces non pas dans une logique d’expansion continue, mais dans celle d’une rationalisation des moyens existants. Cela implique une approche fine et sélective de la notion de "masse" : il ne s’agit plus simplement d’augmenter le nombre d’équipements ou d’effectifs, mais de renforcer l’efficacité opérationnelle en ciblant les investissements là où ils produisent un gain capacitaire réel.
2. La systématisation et la sincérisation du soutien indirect pour préserver les capacités des armées
La LPM a entériné le choix d’un financement interministériel de l’effort de soutien à l’Ukraine, afin de ne pas porter préjudice à la programmation budgétaire et aux évolutions capacitaires des armées. Celui-ci est estimé par le ministère des armées entre 2 et 3 Mds € sur l’année 2024.
Si cette organisation budgétaire est pertinente pour ne pas faire porter sur les seules armées la charge liée à cette politique de soutien, sa lisibilité est perfectible, notamment s’agissant du traitement différencié de dépenses qui portent pourtant sur des actions de nos armées et de matériels de défense prélevés généralement sur leurs stocks.
Or, il est de l’avis de vos rapporteurs que, dans un monde de plus en plus polarisé par des confrontations géopolitiques entre grandes puissances, les politiques de soutien indirect de la France et de l’UE à des partenaires belligérants sont amenées à se développer. Cette dynamique pourrait nous pousser à soutenir des belligérants, au-delà de l’Ukraine, dans des conflits où nos intérêts stratégiques seraient en jeu. Ce mode d’action représente en outre un outil efficace pour défendre nos valeurs, préserver notre sécurité tout en réduisant les coûts humains et le risque d’un conflit ouvert. Enfin, l’établissement de partenariats est une nécessité opérationnelle, pour préserver des points d’appuis sur l’ensemble des théâtres ; l’édition 2024 du dispositif PEGASE, durant lequel l’AAE a mobilisé plusieurs partenaires pour assurer une présence dans 13 pays, en est une illustration.
Sur la base des volumes engagés actuellement pour l’Ukraine, la systématisation des actions de soutien indirect permettrait de générer des effets stratégiques massifs tout en optimisant les dépenses et en préservant les capacités de nos armées, en évitant les lourdes conséquences d’un engagement direct. Cette organisation permettrait d’éviter d’obérer les capacités de nos armées, ainsi que de s’assurer de la bonne prise en compte des besoins spécifiques des actions de soutien dans les chaînes d’acquisition et industrielles avec des modes de contractualisation différenciés. Elle permettrait aussi un dimensionnement dès la loi de finances initiale, des actions des compensations financées pour les cessions des Armées. Il s’agit ici de prévoir des équipements militaires supplémentaires ayant finalité à être cédé, dans une logique d’anticipation et afin d’éviter que des cessions ne se fassent au détriment des capacités des Armées ; concrètement, les équipements concernés seraient mis à disposition des Armées françaises, mais utilisables pour des actions de soutien indirect si le contexte stratégique l’exigeait.
Dans ces conditions, il apparaît pertinent à vos rapporteurs de spécialiser une part des crédits, en sus de la trajectoire nationale, à des fins d’actions de soutien extérieur.
Proposition n° 3 : Sanctuariser les financements des actions de soutien extérieur dans la trajectoire budgétaire de la mission « Défense »
Les opérations de soutien et de cessions manquent de fluidité. Lors de nos auditions, plusieurs responsables militaires ont fait état d’un risque de disqualification de la France dans ses coopérations capacitaires, notamment vis-à-vis de l’Ukraine. L’instruction des opérations de soutiens et d’exportations d’armement est trop lente, et inadaptée à la réalité de l’évolution des cycles d’innovation et capacitaire du conflit moderne. Avec des opérations nécessitant parfois plusieurs mois, voire plusieurs années, pour être autorisées, l’efficacité de notre soutien est entamée. Le cadre réglementaire des exportations d’armement et le principe de l’action de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) ne sauraient être remis en cause, mais les délais d’instruction par les ministères participants et le SGDSN sont perfectibles.
B. Une opposition masse-technologie à dépasser
1. La haute technologie comme démultiplicateur de la masse et concentrateur des effets
a. Au-delà de la masse des effectifs et des équipements, viser la masse des effets
Dans le contexte de la guerre moderne, la notion de masse renvoie à trois ensembles :
– La masse stratégique se réfère aux ressources fondamentales qui permettent de maintenir la capacité de combat d’une Nation à long terme : elle comprend le volume des effectifs, l’entraînement des forces, la qualité et la quantité des équipements disponibles. Dans une perspective plus élargie, elle renvoie à l’ensemble des paramètres structurant le potentiel stratégique des Armées d’une nation : sa démographie, son appareil budgétaire, en particulier. Bien qu’elle soit toujours déterminante, cette masse n’est pas suffisante à elle seule pour garantir le succès d’une opération.
– Parallèlement, la masse opérationnelle fait référence à l’ensemble des capacités mobilisables, déployables et dynamiques sur le champ opératif, impliquant la mobilisation des forces, leur transport, leur déploiement, ainsi que l’intégration des systèmes. Cette masse nécessite une coordination étroite et une gestion en temps réel pour assurer une efficacité optimale sur le terrain, ce qui devient d’autant plus crucial dans un contexte où l’ennemi peut avoir une vision presque totale du champ de bataille, notamment grâce à la technologie.
– Enfin, dans le cadre de la haute intensité moderne, où la transparence du champ de bataille est omniprésente, ce n’est plus tant la concentration des moyens qui fait la différence, mais bien la concentration des effets, faisant émerger une notion de masse des effets. C’est-à-dire qu’il ne s’agit plus uniquement de rassembler des unités ou des équipements en grand nombre, mais de maximiser l’impact de chaque action et de chaque ressource utilisée.
L’efficacité des effets militaires ne réside pas uniquement dans la masse de forces ou de moyens déployés, mais aussi dans une série de facteurs complémentaires qui assurent leur performance optimale. En effet, au-delà de la quantité, la disponibilité des équipements joue un rôle central tout comme la réactivité des soutiens logistiques (approvisionnement, maintenance, soutien en munitions, carburant, etc.) Parallèlement, la coordination entre les différentes unités, ainsi que la capacité à synchroniser les actions sur le terrain, sont essentielles pour maximiser l’impact des moyens engagés. Cette coordination doit se faire dans un cadre de commandement et contrôle (C2) efficace, où les informations sont traitées rapidement et les décisions prises sans délai. À ce titre, vos rapporteurs soulignent l’importance centrale que devra occuper l’architecture de type « cloud de combat » dans les futurs systèmes de C2. Au-delà d’une nécessaire augmentation par des algorithmes performants d’intelligence artificielle, sécurisés par un chiffrage robuste, ils devront assurer une interopérabilité parfaite avec nos alliés au sein de l’UE et de l’OTAN. Pour autant, vos rapporteurs estiment que bien qu’il soit fondé sur une architecture ouverte, évolutive et interopérable, la France devra être souveraine sur l’ensemble de la chaîne de valeur composant cet outil central de son autonomie d’appréciation et de décision. Enfin, il devra être commun à l’ensemble des trois armées, voire aux FSI (forces de sécurité intérieure), et décliné jusqu’aux plus bas échelons tactiques.
b. La haute technologie comme multiplicateur des effets
La haute technologie ne doit pas être un totem. Une confiance excessive dans les solutions technologiques peut conduire à des impasses capacitaires, car risque de compromettre des qualités essentielles telles que la rusticité, la simplicité d’emploi, l’autonomie logistique ou le rapport coût-efficacité. L’exemple du programme FÉLIN (Fantassin à Équipements et Liaisons Intégrés) en est une illustration parlante : lancé pour moderniser l’équipement des fantassins français, il intégrait de nombreux dispositifs électroniques et optroniques. Très ambitieux technologiquement, ce programme, déployé à partir de 2010, a rapidement montré ses limites en opération et a été abandonné dès 2013 en raison de sa complexité et de son inadéquation aux réalités du terrain. Il a pourtant représenté un montant de près d’1 Md € pour le budget de défense. Au même moment, la France abandonnait sa filière armement petit calibre, armes comme munitions, ce qui en fait aujourd’hui le seul État membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU à ne plus produire une cartouche.
En raisonnant à budget constant et masse brute inchangée, la haute technologie doit d’abord et surtout servir de multiplicateur d’efficacité.
L’automatisation et l’IA jouent un rôle majeur dans l’optimisation des ressources opérationnelles et humaines. L’intégration de systèmes connectés renforce la capacité d’adaptation des forces, de coordination des feux et de concentration des effets. Le théâtre ukrainien montre que les drones, la robotisation et la guerre électronique sont des domaines stratégiques où la technologie peut augmenter la masse sans nécessiter un accroissement des effectifs ou une hausse significative de la masse brute. Les robots sont employés pour des missions variées : renseignement, la logistique, le déminage et le combat.
L’exercice Diodore 25, mené en mars 2025 par l’armée de Terre, illustre cette dynamique, avec l’intégration de plusieurs solutions expérimentales fondées sur des processus d’automatisation ou d’IA visant à renforcer le cycle de décision. Il a notamment intégré : des drones équipés d’IA pour la détection et l’identification d’objets militaires ; des logiciels dits de "massive intelligence", exploitant le renseignement multi-sources ; des systèmes d’imagerie avancés pour la reconnaissance automatisée des cibles et des terrains ; des analyses de données automatisées pour mettre en exergue les informations critiques en temps réel.
La connectivité joue elle aussi un rôle déterminant, mais parfois contrarié, car créatrice de dépendances et vulnérabilités. Elle permet une amélioration de l’efficacité des opérateurs et effecteurs en soutenant la réactivité, la coordination et la précision des feux. Mais elle est aussi créatrice de vulnérabilité, face au risque de brouillages et cyberattaques. Les armées doivent ainsi apprendre à opérer dans des environnements dégradés, et s’entraîner à appréhender des situations de ruptures de contact.
Le retour d’expérience du théâtre ukrainien est particulièrement remarquable quant à l’importance de la connectivité satellitaire, avec un recours important au renseignement satellitaire et à la constellation Starlink.
En France, le chantier de refonte des communications satellitaires est engagé dans l’ensemble des armées via le programme Syracuse 4 ; elles bénéficieront à terme du développement du programme IRIS². Elles devront prendre en compte le risque de brouillage ou de piratage cyber, mais aussi apprendre à agir en mode dégradé pour prévenir les situations de rupture. Dans la lignée des réflexions conduites sur le sujet au sein de notre commission ([26]), vos rapporteurs souhaitent mettre en exergue deux orientations prioritaires pour les capacités satellitaires utilisables par les armées françaises. D’abord, soutenir, dans l’intervalle nous séparant de la mise en œuvre de la constellation IRIS², des solutions alternatives crédibles à l’américain Starlink ; aujourd’hui, seule la solution OneWeb, opérée par la société Eutelsat, apparaît présenter un niveau d’avancement suffisant et doit être soutenue par les leviers de financement disponibles nationaux, et surtout européens. Ensuite, la constitution d’une capacité d’alerte avancée autonome sur une base européenne (capacités de détection de lancements de missiles balistiques) doit être initiée.
Plus largement, il est nécessaire d’accompagner la réflexion initiée, au sein des forces et dans les démarches d’acquisition, vers les mix technologiques. Elle vise à équilibrer l’intensité technologique d’un équipement et l’atteinte des effets recherchés, avec des solutions plus simples, rustiques et économiques.
2. La masse différenciée comme solution au dilemme masse-technologie
Opposer de manière rigide la masse et la haute technologie constitue une impasse qui ne permet pas de répondre de façon pertinente aux défis opérationnels des armées.
Lors de son audition par vos rapporteurs, l’économiste Renaud Bellais a opposé deux modèles théoriques d’armée, massif et technologique, illustrant l’impossibilité d’une solution extrême. Sa simulation de l’efficacité militaire d’une technologie postule une efficacité croissante mais dont les gains marginaux sont décroissants à proximité de la frontière technologique. En parallèle on retrouve un lien inverse avec le coût budgétaire : plus l’arme est performante, plus elle coûte cher, comme exprimé par la Loi d’Augustine.
Source : Renaud Bellais.
À niveau de dépense fixe, privilégier l’un des deux extrêmes est inefficace. Pour l’approche massifiée, malgré un coût unitaire bas, de très (trop) grandes quantités de matériel sont nécessaires pour traiter un objectif donné, avec des effets de bord négatifs pour l’organisation (coûts de production, de stockage et d’approvisionnement). De l’autre côté du spectre, l’approche tout-technologique est une impasse capacitaire car elle aboutit à l’impossibilité de couvrir l’ensemble des missions et des zones d’intérêts.
La dimension de durabilité plaide également pour une solution intermédiaire. Miser exclusivement sur l’un ou l’autre extrême revient à prendre un risque d’inefficacité militaire : trop de masse sans qualité engendre l’obsolescence, trop de technologie sans volume compromet la capacité à durer et à encaisser les chocs.
Loin d’être exclusives, ces deux dimensions sont profondément complémentaires : la masse permet la saturation et la déception, soutenant l’occupation du terrain, l’ambiguïté opérationnelle comme la résilience face aux pertes, tandis que la haute technologie cherche l’effet décisif et la performance des effets, par la précision, la vitesse et la supériorité informationnelle. Le débat ne peut donc être manichéen : il ne s’agit pas de choisir entre quantité et qualité, mais d’articuler intelligemment les deux en fonction des contextes, des menaces et des objectifs.
La réponse est casuistique, c’est-à-dire qu’elle dépend des cas concrets et des rapports coût/efficacité propres à chaque système d’armes ou à chaque configuration opérationnelle. Les armées doivent évaluer chaque acquisition non seulement à travers son prix d’achat, mais aussi à l’aune de l’espérance de puissance de combat qu’elle procure – autrement dit, le gain militaire potentiel que l’équipement est censé générer. La difficulté réside dans la complexité de cette analyse des coûts, intégrant plusieurs facteurs difficilement comparables : budget disponible, complexité de production, stocks nécessaires, performances minimales ou contextuelles attendues.
À ce titre, la France a jusqu’à présent réussi à préserver un certain équilibre, en maintenant une masse minimale dans chacune des technologies et capacités jugées critiques, garantissant ainsi un modèle d’armée cohérent, complet et apte à couvrir le spectre des engagements possibles. Surtout, cette approche a permis de préserver des capacités, quand d’autres armées ont opéré des renoncements. Or, dans le domaine militaire, la perte d’une compétence ou capacité de haute-technologie entraîne une rupture souvent irréversible ou extrêmement coûteuse à réparer. Une fois qu’une capacité est abandonnée, la reconstituer demande non seulement du temps et des ressources, mais aussi la reconstruction d’un savoir-faire souvent long à retrouver. Les exemples ne manquent pas pour illustrer les difficultés à retrouver des capacités perdues. La Marine britannique, qui n’avait plus employé de porte-avions depuis 2010 avait ainsi témoigné de fortes difficultés à réintégrer l’ensemble des capacités de soutien nécessaire pour utiliser pleinement un groupe aéronaval après la mise en service des deux porte-aéronefs de classe Queen Elizabeth, en 2018 et 2020 ([27]).
La solution face aux dilemmes capacitaires contemporains ne réside pas dans le choix exclusif entre masse et technologie, mais dans une approche différenciée et équilibrée. Il s’agit de construire un équilibre stratégique entre systèmes avancés et moyens plus rudimentaires à la coordination facilitée par la haute-technologie, comme le rappelait le Vice-Amiral d’Escadre Malbrunot devant notre Commission ([28]). Cette différenciation est régulièrement organisée autour du concept de « high-low mix », qui dans le cas français pourra distinguer différents types d’équipements et systèmes d’armes : les armes d’attrition (équipement en masse et coût maîtrisé), les armes d’usure (usage prolongé et rusticité), les armes de décision (effets technologiques, équipements coûteux et rares à effet maximal). Une notion connexe renvoie à la "technologie intelligente de masse", qui traduirait une approche privilégiant des technologies intelligentes mais produites en volumes importants (avec une standardisation ou un système de « briques technologiques » intégrées), permettant de concilier sophistication technique et effet de masse nécessaires aux conflits de haute intensité.
La Corée du Sud, un exemple de massification à budget contenu
Les Forces armées de la République de Corée reposent sur un effectif avoisinant les 600 000 personnels, auxquels s’ajoutent les millions de militaires de réserve.
Le budget militaire du pays était de 47,9 milliards de dollars en 2023 (11e au classement des nations qui dépensent le plus pour leur défense), soit un niveau légèrement plus faible que le budget français.
L’armée de Terre coréenne compte 365 000 personnels, auquel il faut ajouter les 25 000 hommes du corps des Marines. Elle dispose d’équipements en grand nombre : 2 200 chars (M48 Patton, K1, K2 Black Panther), 6 000 systèmes d’artillerie (K9 Thunder, M270, K239 Chunmoo), 3 100 véhicules blindés et 660 hélicoptères. La Marine coréenne dispose de 70 000 personnels pour 90 navires de surface (dédiés au combat) et 10 sous-marins. Enfin, les Forces aériennes coréennes peuvent compter sur 65 000 personnels et un grand nombre d’avions de combats : 410 chasseurs (F-35, F-15, F-16, F-4 Phantom, F-5 Tiger) et 190 avions d’entraînement/attaque au sol (FA-50, F-5). Elles disposent également d’un nombre important de systèmes anti-aériens : 150 (MIM-104 Patriot, Cheongung).
Ce format d’armée, bien plus volumineux que le format français, est financé par un budget qui n’est pas plus important. Contrairement à beaucoup de pays européens, la Corée du Sud n’a pas réduit son budget militaire au sortir de la Guerre froide, la menace nord-coréenne justifiant le maintien de ces dépenses. Elle n’a donc pas à subir les coûts supplémentaires d’une remontée en puissance. Ensuite, elle s’appuie sur un format d’armée multigénérationnel, combinant des matériels récents (avions F-35) avec des matériels plus anciens mais toujours en mesure de réaliser des missions simples (avions F-4 Phantom et F-5 Tiger dont la conception date de la fin des années 1950). Grâce à une politique d’export volontariste et des contrats majeurs (14 milliards d’exportations militaires en 2023), elle parvient à maintenir des volumes de productions importants dans ses usines et donc éviter la transition à une production « artisanale » plus coûteuse. Enfin, les Forces armées coréennes se concentrent sur un scénario principal d’engagement : la défense de l’intégrité du territoire face à la menace nord-coréenne. Ce scénario justifie de prioriser certains segments (combat au sol, artillerie, acquisition de la supériorité aérienne) et d’en délaisser d’autres comme le transport aérien stratégique (50 avions de transport) ou les capacités de ravitaillement à longue distance (uniquement 4 avions de ravitaillement aérien).
De l’observation de ce modèle, il résulte plusieurs enseignements pour la définition du format capacitaire des armées françaises : l’importance d’un partenariat industriel profond entre des champions nationaux et la commande publique ; les bénéfices d’une continuité de l’effort budgétaire ; le caractère dissuasif d’une flotte terrestre et aérienne conventionnelle nombreuse.
Toutefois, il est aussi illustratif des limites d’une armée qui a fait le choix d’une massification très ciblée pour une situation stratégique unique et qui ne dispose pas de capacité de dissuasion nucléaire. L’armée coréenne est taillée pour un combat d’artillerie, de blindés et d’infanterie de haute intensité dans sa péninsule, mais dispose de capacités limitées de projections comme de mobilité, fussent-elles tactiques ou stratégiques.
Troisième partie :
rééquilibrer le modèle d’armée français
par l’optimisation des masses capacitaires,
humaines et industrielles
La structure des forces idéale dépend des objectifs stratégiques.
Si les rapporteurs considèrent que les choix qui ont été faits depuis la fin de la Guerre Froide ont été logiques compte tenu des menaces à adresser et des impératifs budgétaires, il est aujourd’hui nécessaire de tirer les conclusions de l’évolution du contexte stratégique.
La remontée en puissance de nos armées doit donc aller de pair avec une réflexion sur l’équilibre technologique de leurs équipements, et une stratégie de différenciation capacitaire. Cela implique de faire des choix clairs en matière de priorités capacitaires. Plutôt que de viser une excellence technologique systématique, souvent coûteuse et de long terme, il peut être plus judicieux de renforcer certaines capacités clés offrant un bon rapport coût/efficacité. En outre, vos rapporteurs sont convaincus de la nécessité de rénover les acquisitions des armées pour mieux intégrer les équipements issus des gammes civiles, dans un contexte de dualisation du marché de l’armement.
Source : Commission de la défense, d’après audition de MM Malizard et Droff
Vos rapporteurs souhaitent préalablement rappeler un élément cardinal de la pensée stratégique française : même si un cas d’isolement stratégique n’est pas à exclure, nous ne faisons généralement pas la guerre tous seuls. En cas d’opposition stratégique majeure, la masse opérationnelle serait articulée autour des contributions cumulatives des différentes nations alliées. Dans cette perspective, il est essentiel d’intégrer pleinement l’interopérabilité et la complémentarité dans les plans de montée en puissance. Chaque nation ne peut pas tout faire : certaines peuvent se spécialiser dans la supériorité aérienne, d’autres dans la logistique, la défense aérienne, les blindés lourds. Une telle logique de répartition stratégique des rôles renforce l’efficacité globale de la coalition. C’est dans cette perspective que vos rapporteurs souhaitent mettre l’accent sur le corps de bataille terrestre français.
A. Une cible prioritaire pour l’effort de massification : le renforcement du corps de bataille terrestre français
1. La sincérisation de notre effort de solidarité stratégique en Europe
C’est dans une logique de satisfaction des besoins stratégiques adressés aux armées, tels que mis en exergue dans la première partie de ce rapport, que doivent être pensées les évolutions du format des armées. Or le contexte stratégique est marqué par l’illisibilité de la diplomatie américaine, la perspective d’une mise à l’épreuve par la Russie de la solidarité otanienne et européenne sur le flanc est de l’Europe et des conditions de résolution de la guerre en Ukraine encore incertaines, mais pouvant impliquer une participation directe ou indirecte des armées françaises. Le format de nos armées doit, entre autres impératifs, penser un objectif actualisé pour une situation stratégique inédite : être en capacité d’aider un allié européen à défendre ou reconquérir un territoire envahi, et pour cela donner des signaux crédibles de notre solidarité et de la capacité de nos armées à participer à un combat de haute intensité.
Or, dans le combat terrestre, la masse est particulièrement déterminante. Comme évoqué par M. Michel Goya dans son audition par vos rapporteurs, en milieu terrestre la qualité prime sur la quantité au-delà du rapport de deux contre un.
Les rapporteurs ont acquis la conviction que tout effort de remontée en puissance des armées devra faire de la massification des forces projetables et du corps de bataille terrestre un objectif prioritaire. Dans un contexte de priorités mises sur les capacités expéditionnaires et les capacités de dissuasion, la réduction des formats avait largement pesé sur l’armée de Terre, dont les forces opérationnelles témoignent d’un manque grave d’épaisseur et de lacunes sur certaines capacités déterminantes pour la haute intensité.
L’ambition, consacrée dans la LPM, est celle d’atteindre en 2027 le format d’une division terrestre complète et « bonne de guerre » projetable à court préavis, composée de deux brigades interarmes et représentant près de 19 000 hommes et 700 véhicules.
À partir de 2030, cette division doit être relevable. Cela afin d’assurer notre réactivité et crédibilité stratégique, et de soutenir, dans le cadre de l’OTAN, notre capacité à assurer un rôle de nation-cadre pour l’échelon corps d’armée. La France exerce déjà ce rôle cadre en Roumanie depuis deux ans, avec la mission Aigle, qui intègre des unités belges, luxembourgeoises et espagnoles.
Plus largement, c’est l’ensemble de la force opérationnelle terrestre, soit 77 000 hommes, qui est concerné par le mouvement de restauration capacitaire.
La question du niveau d’ambition mérite d’être posée pour maintenir la France dans son rôle de nation-cadre au sein de la défense de l’Europe. Dans les réflexions stratégiques de l’OTAN, le pion de manœuvre est celui du corps d’armée. Si aujourd’hui seuls les Américains disposent de la capacité de mobiliser des corps d’armées complets, plusieurs de nos alliés (Royaume-Uni, Pologne, Allemagne, Italie) sont engagés dans des trajectoires de remontée en puissance. Si elle ne s’inscrit pas dans ce mouvement, l’armée française risque de perdre son rang de deuxième armée de l’Alliance.
Toutefois, cette réflexion serait prématurée tant que les capacités des forces terrestres existantes ne seront pas pleinement satisfaisantes pour la haute intensité. Dans la lignée de précédentes missions d’information, notamment concernant la préparation à la haute intensité ([29]) et sur le retour d’expérience de l’exercice ORION 23 ([30]), les co-rapporteurs ont pu relever la persistance d’insuffisances capacitaires et le manque d’épaisseur pour relever au mieux le défi de la haute intensité. Pour être au rendez-vous de la haute intensité, les forces terrestres seront confrontées à un double défi : l’acquisition d’une profondeur stratégique par la massification des personnels et des équipements et le complètement des capacités devenues indispensables au champ de bataille aéroterrestre contemporain.
2. Un effort dual de massification et de complétude capacitaire pour tenir la haute intensité
a. Des capacités clés pour la haute intensité à maîtriser en priorité
Les conflits symétriques récents ont montré qu’aucune capacité n’est discréditée, mais ont vu la réhabilitation ou le développement de plusieurs capacités déterminantes pour la capacité d’une brigade terrestre à évoluer sur le champ de bataille et produire des effets : lutte anti-drones (LAD), munitions téléopérées, équipements de guerre électroniques, trame antichar, capacités de frappe à longue portée et d’armes de décision. La LPM a prévu des efforts significatifs, mais il ressort des auditions des rapporteurs que ceux-ci seront tout juste suffisants pour maintenir le niveau de préparation opérationnelle, plutôt que l’augmenter.
Sur la défense sol-air (DSA) et la lutte anti-drones (LAD), il y a une urgence à disposer des capacités différenciantes pour faire face aux menaces, dans une logique de complémentarité des moyens. La LPM a prévu un effort de 5 Mds € sur la période 2024-2030 pour les moyens de défense surface-air, mais qui devra être décliné sur l’ensemble de la trame :
– Sur la défense sol-air de courte et de moyenne portée, assurée par l’armée de l’Air et de l’Espace, les cessions de systèmes à l’Ukraine, le recomplètement industriel impossible de certains systèmes anciens, ainsi que les délais logistiques et de maintenance ne permettent pas actuellement d’atteindre la complétude des contrats opérationnels DSA. En outre, les stocks de munitions sur ces segments sont actuellement insuffisants pour soutenir un engagement de haute intensité dans la durée. Dans une logique de cohérence multi-couches intégrée au sein des forces terrestres, la question d’une ré-internalisation de capacités courte-portée au sein de l’armée de Terre pourrait être posée.
– L’armée de Terre conserve des capacités de défense de très courte-portée fondées sur le système Mistral, en cours de renouvellement. Mais face aux technologies nivelantes et aux stratégies de saturation par drones et missiles balistiques, la densification de la basse couche par des systèmes SHORAD (Short-Range Air Defense) et MANPADS est essentielle pour protéger les unités terrestres, et limiter l’attrition des munitions des segments de moyenne et longue portée, plus coûteuses. La commande, en janvier 2025, de deux nouvelles versions du véhicule Serval doit permettre de répondre aux menaces aériennes sur la courte portée, avec 24 exemplaires spécialisés dans la lutte anti-drones et 30 exemplaires de défense sol-air.
– Enfin, l’armée de Terre témoigne de besoins urgents en matière de détection, les équipements actuels affichant une faible disponibilité technique, notamment les modules NC1-30, qui doivent être renouvelés. Afin d’étendre et compléter les capacités de détection et de coordination de zones, il pourrait en outre être envisagé l’acquisition de systèmes GM200 de Thalès.
Sur la trame anti-char, jusqu’ici fondée sur la roquette AT4F2 et le missile Akeron MP, le besoin de moyens plus lourds et les effets des cessions ukrainiennes se font ressentir. La LPM prévoit l’acquisition de missiles NLAW pour densifier les capacités de courte-portée.
Sur les feux de longue portée, l’évolution du conflit contemporain et le retour d’expérience du conflit ukrainien imposent l’acquisition de capacités renouvelées de frappe dans la profondeur opérative et stratégique pour l’armée de Terre, comme rappelé dans un récent rapport de notre Commission consacré à l’artillerie ([31]). En outre, la maîtrise de cette capacité serait requise pour assurer le commandement d’un corps d’Armée au sein de l’OTAN. L’armée de Terre ne dispose pourtant officiellement que de 9 lance-roquettes unitaires, proche de l’obsolescence et à la maintenance coûteuse. Selon la trajectoire de la LPM, elle doit disposer d’un parc renouvelé via le programme à effet majeur « frappe longue portée terrestre » (FLP-T), pour atteindre 13 puis 26 systèmes, respectivement en 2030 et 2035. Des doutes sont permis quant à la suffisance de ce parc pour des engagements de haute intensité à l’aune du réarmement européen ; à titre de comparaison, la Corée du Sud emploie plus de 200 lance-roquettes multiples K-239 « Chunmoo », la Pologne a engagé l’acquisition de 290 Chunmoo et plus de 500 lanceurs de type HIMARS, le Royaume-Uni et l’Allemagne visent un parc de 76 lanceurs, respectivement en 2029 et 2035. Les Armées estiment quant à elles leur besoin à 48 lanceurs.
Dans le cadre du programme à effet majeur FLP-T, deux orientations sont actuellement portées : un incrément dit « tactique » sur le segment inférieur à 150 km ; un incrément dit « tactico-opératif », qui doit à terme couvrir l’ensemble du besoin de frappe dans la profondeur, c’est-à-dire au-delà des 500 km.
Deux études sont menées dans ce cadre avec la DGA pour le développement d’une solution souveraine : la première, menée par ArianeGroup/Thales se fonde sur une solution de missile balistique terrestre ; la seconde, menée par Safran/MBDA, se décline autour de trois solutions de missiles, dans une logique d’adaptation des coûts. Il est par ailleurs à noter que la société Turgis & Gaillard développe sur fonds propres un véhicule portant un système de frappes, dénommé « Foudre » qui pourrait accompagner le développement des feux de longue portée. Foudre viserait à mettre en œuvre la roquette M31 actuellement employée sur les LRUs, puis basculer sur l’emploi de munitions issues du programme FLP-T, assurant ainsi une continuité capacitaire pour l’armée de Terre.
L’achat sur étagère de solutions étrangères a également été évoqué dans plusieurs rapports récents de notre commission et par certaines personnes auditionnées (notamment Europuls israélo-allemand, HIMARS américain, Pinaka indien). Mais cette approche poserait plusieurs difficultés : absence de contrôle souverain de la chaîne industrielle, délais de livraison, problématique d’interopérabilité pour les solutions de pays qui ne seraient pas issus d’un pays de l’OTAN.
Proposition n° 4 : Acquérir au plus vite une capacité renouvelée de frappe dans la profondeur avec pour objectif 48 systèmes de frappes en service à l’horizon 2035
Sur les capacités de combat embarqué et débarqué, l’armée de Terre fait état d’évolutions nécessaires pour les capacités des véhicules blindés. En particulier, des améliorations sont nécessaires quant au renforcement des équipements de brouillage ou de contre-mesures, de protection du dessus face aux menaces aériennes, ainsi que de camouflage et dissimulation. Enfin, la capacité de restaurer une part du brouillard du champ de bataille doit s’appuyer par le développement d’une culture de déception et de désilhouettage. Celle-ci doit accompagner l’ensemble des réflexions tactiques et doit être soutenue par des équipements adaptés. Les retours d’expérience de l’opération “Toile d’Araignée” conduite par les forces ukrainiennes en juin 2025, démontrent l’importance défensive de ces manœuvres face à des systèmes aériens qui s’appuient sur des algorithmes de ciblage visuel augmentés d’intelligence artificielle.
Sur l’arme du Génie et les capacités de franchissement, l’armée de Terre fait part de ruptures temporaires de capacités, qui doivent être résorbées par l’actuelle LPM. Les programmes à effets majeurs pour le système de franchissement lourd léger (SYFRALL) et l’engin du génie du combat (EGC) doivent absolument être menés à leur terme, de même que les projets d’acquisition en matière de contre‑mobilité. Vos rapporteurs souhaitent alerter sur le caractère crucial du bon développement de ce segment et le risque que les cibles de la LPM ne soient pas atteintes, en raison de difficultés industrielles mais aussi de ressources humaines au sein de la DGA et de la Structure Intégrée du Maintien en condition opérationnelle (SIMMT).
b. Le renforcement nécessaire des stocks et des soutiens
Pour se préparer à la haute intensité, le corps de bataille terrestre français doit mieux prendre en compte l’attrition et l’usure. Les conflits symétriques récents ont montré l’importance de la capacité des armées à encaisser les chocs, alimenter l’engagement et produire des effets sur la durée. Celle-ci impose un effort d’épaississement, qui permet de maintenir un engagement durable des hommes et des équipements. Outre la possibilité de relève d’une brigade « bonne de guerre », prévue à l’horizon 2030, cet épaississement doit être acquis en renforçant prioritairement les stocks et l’action des soutiens.
Pour assurer l’aptitude du corps de bataille terrestre français, un effort important doit être réalisé sur les stocks de munitions. Si la LPM 2024-2030 alloue déjà un budget de 3 milliards d’euros à la reconstitution des stocks de munitions de l’armée de Terre, la hausse qu’elle entend générer (+ 15 % des stocks au titre du P146) pourrait ne pas être suffisante pour satisfaire aux exigences d’un conflit de haute intensité. Les stocks de munitions d’entraînement, notamment de 155 mm, sont un point de vigilance ([32]). Cette question des stocks est posée dans l’ensemble des forces armées françaises et fera l’objet d’un examen plus en détail dans une prochaine partie.
Dans cette même optique, l’action des soutiens doit être renforcée pour limiter les effets de l’attrition. Le maintien en condition opérationnel dans les trois niveaux d’interventions NTI 1, NTI 2, NTI 3 ([33]) doit assurer une disponibilité maximale des forces déployées. D’autant que les nouveaux véhicules de l’armée de Terre (Griffon, Serval, Jaguar) ont une empreinte logistique plus forte que d’anciens matériels (VAB). Concernant le VBCI, dont le rôle serait primordial dans le cadre d’un engagement majeur (tant par sa puissance de feu supérieure aux autres blindés, que par sa grande mobilité), son contrat de soutien est en négociation et devra permettre d’assurer sa maintenance.
Le format réduit de la flotte de transport de l’AAE limite la capacité du corps de bataille terrestre. Structurellement, l’absence de véritables capacités de transport stratégique implique une dépendance à l’externalisation et aux alliés (contrat SALIS pour des AN124, appel à des avions logistiques américains). Conjoncturellement, l’armée de Terre pourrait rencontrer des difficultés à se déployer sur plusieurs théâtres étrangers ou dans les outre-mer.
Enfin, les services de soutiens interarmées (service de santé des armées, service de l’énergie opérationnelle), après une période difficile, commencent à remonter en puissance grâce à la LPM 2024-2030, néanmoins, ils manquent encore d’épaisseur ou de certaines compétences spécialisées pour satisfaire aux exigences d’un engagement majeur.
Si la LPM avait identifié nombre de ces axes de développement capacitaires, il ressort des auditions de vos rapporteurs que l’ampleur des transformations demandées imposerait un rehaussement des moyens budgétaires consacrés à l’équipement des forces terrestres et des soutiens dédiés, pour assurer la réalisation des objectifs fixés à l’horizon 2027 et 2030.
Proposition n° 5 : Garantir la préparation et l’équipement complet, pour la haute intensité, d’une division relevable à l’échéance de la LPM, en surabondant les ressources dédiées à hauteur de + 5 Mds € à horizon 2030.
B. La masse matérielle et technologique : une stratégie d’optimisation de l’emploi des équipements à poursuivre dans le sillage des efforts engagés par la loi de programmation militaire
1. La consolidation de la trajectoire de la LPM sur les grands équipements
a. Dans les milieux fluides, les plateformes de haute technologie restent le facteur majeur de couverture du champ opérationnel et de la décision
Les milieux aérien, spatial et marin, du fait notamment de leur fluidité et transparence, ne laissent que peu de marge de manœuvre pour des choix de systèmes d’armes principaux basés sur des options moins sophistiquées. Les plateformes fondamentales doivent impérativement se doter de technologies avancées, sous peine de se voir rapidement disqualifiées dans un contexte de guerre moderne où la rapidité, l’adaptabilité et la puissance de feu sont cruciales.
La priorité doit donc être de consolider la trajectoire initiée par la LPM 2024-2030 sur les plateformes majeures et d’engager dès maintenant des ajustements ciblés afin de disposer d’un cœur capacitaire robuste et technologique.
Concernant le milieu aérien, vos rapporteurs identifient prioritairement un défi sur l’épaisseur de l’aviation de chasse, mais celui-ci ne doit pas occulter d’autres alertes capacitaires concernant notamment les systèmes ISR avec le remplacement de l’E-3F Awacs ainsi que les moyens aéroportés de mobilité stratégique, régulièrement relayées par les rapports de notre Commission. Sur ce dernier point, le développement de crises à l’étranger et en Outre-mer, voire leur superposition (par exemple, la simultanéité de la gestion des conséquences du cyclone Chido à Mayotte, avec en parallèle le désengagement du Tchad), a mis en exergue la difficulté de maintenir une bonne disponibilité de la flotte de transport de l’AAE.
Concernant la Marine, il ressort des auditions que l’effort doit d’abord porter sur la restauration d’une masse crédible de navires de premier rang, capacités fondamentales sur lesquels viennent se fixer des éléments spécialisés pour la décision et permettant de couvrir efficacement l’ensemble des zones d’intérêt.
i. L’épaisseur de l’aviation de chasse française
Pour les forces aériennes, le format de l’aviation de chasse reste le déterminant capacitaire majeur. Avec 225 avions, il reste trop limité pour assurer l’ensemble des missions. La LPM prévoit un format taillé au plus juste pour les Rafales et Mirage-2000 (185 avions de chasse pour l’AAE, auquel il faut ajouter 40 avions pour les forces aéronavales) qui présente plusieurs difficultés. D’abord, ces avions sont mutualisés pour l’ensemble des missions stratégiques de l’AAE et de la Marine (dissuasion nucléaire, conduite des opérations, projection, signalement stratégique). Ensuite, la spécialisation de certains aéronefs, notamment des Mirage 2000 pour l’attaque au sol ou la supériorité aérienne, limite la polyvalence des forces aériennes. Afin de maintenir la posture permanente de sécurité et la disponibilité de la dissuasion nucléaire, une masse significative d’aéronefs est verrouillée et indisponible pour des missions conventionnelles.
Surtout, ce format à 225 avions ne prend pas en compte l’éventuelle simultanéité des missions et l’attrition d’un conflit de haute intensité, notamment celle du « premier choc ». En effet, dans un contexte de perfectionnement des défenses sol-air, la perte d’un ou plusieurs aéronefs dans le cadre d’une mission d’entrée en premier comme de frappes sur la ligne de contact ou dans la profondeur est de plus en plus vraisemblable. Les environnements opérationnels deviennent de moins en moins permissifs, comme l’ont rappelé les pertes accusées par l’armée indienne lors de ses opérations contre le Pakistan en mai 2025, qui si elles étaient confirmées pourraient constituer la première destruction d’un avion Rafale dans une mission de combat depuis sa mise en service. Il ne faut toutefois pas surestimer l’importance de l’événement, car nous n’avons pas connaissance des doctrines et conditions d’emploi de cet avion par les forces armées indiennes. De même, il convient de rappeler que même les meilleurs avions peuvent connaître des défaillances techniques ou opérationnelles, y compris lors de sorties d’entraînement. S’agissant d’un engagement en haute intensité, lors de leurs auditions, vos rapporteurs ont retenu une estimation théorique à 15 % de l’attrition du « premier choc » dans l’hypothèse d’un engagement opérationnel symétrique pour la flotte actuellement en service dans nos armées.
Si le renforcement de la cible capacitaire pour l’aviation de chasse apparaît nécessaire, il restera limité, et ce pour plusieurs années, ne serait-ce que par les capacités limitées de la chaîne industrielle du Rafale. Dassault Aviation a engagé une accélération de la production, afin notamment d’accompagner la hausse des commandes à l’export, passant d’un avion par mois en 2020 à bientôt quatre avions par mois. Le passage à cinq avions par mois imposerait un redimensionnement difficile de la chaîne de sous-traitance comme des ressources humaines et ne peut donc être garanti. Au rythme de quatre avions par mois, une hausse des commandes par rapport à la trajectoire actuelle n’aurait pas d’effet sensible sur les livraisons aux armées avant un horizon 2030. Pour épaissir l’aviation de chasse, une autre solution passe par l’accroissement des rénovations de mi-vie pour les Mirage 2000-D, alors que le ministère des Armées annonçait en mars de cette année la rénovation de 50 appareils pour 2025, soit 2 appareils de plus que la cible de la LPM.
Le renforcement quantitatif de l’aviation de chasse compléterait la cohérence du modèle actuel de l’AAE ; le Ministre des Armées évoquait récemment la possibilité d’un renforcement de 20 à 30 exemplaires de Rafale. Damien Girard estime préférable de prioriser les efforts sur la densification du segment drones et la formation des pilotes d’avion de chasse.
Compte tenu de l’importance du poids budgétaire associé, ceux-ci pourraient être financés par un système de commandes surnuméraires, pouvant être déviées vers l’exportation en cours de production ou prélevés sur les forces opérationnelles. La mise en place de cette stratégie industrielle nécessiterait en France une amorce assumée par la commande publique et une anticipation par les forces. Pour éviter tout effet d’aubaine, ce dispositif pourrait être encadré par un contrat prévoyant un coût réduit pour l’État en cas d’absence de succès à l’export, ou une règle de partage spécifique des bénéfices en cas de vente.
La différenciation de l’aviation de chasse, par l’acquisition d’un modèle plus léger sur étagère, analogue au Pilatus PC-21, pourrait aussi constituer une solution rapide et couvrant d’autres lacunes capacitaires. Vos rapporteurs auront l’occasion de revenir sur cette possibilité infra. Plus largement, dans le domaine aérien, l’application de la logique de « technologie intelligente de masse » pourrait se traduire par une configuration optimale plaçant le Rafale comme centre de gravité capacitaire, complété par des drones de combat (UCAV) pour les missions de haute intensité, des aéronefs légers pour les environnements permissifs et des drones MALE pour le bas du spectre, créant ainsi un écosystème aérien intégré et modulaire.
Proposition n° 6 (M. Gassilloud) : Assurer la cohérence du modèle de l’AAE par un accroissement du format de l’aviation de chasse, tout en y intégrant une dualité de contrats à l’exportation
ii. La masse de frégates de 1er rang pour la Marine nationale
« En mer, la masse ne peut qu’être technologique », comme l’a rappelé l’un des responsables militaires auditionnés par vos rapporteurs.
Les vecteurs navals stratégiques technologiques, comme les porte-avions (PA), les porte-hélicoptères amphibies (PHA) et les sous-marins nucléaires sont à la pointe de la structure de la force. Ils constituent des éléments essentiels de notre dissuasion, de notre supériorité opérationnelle en milieu maritime, et de notre capacité de projection.
Le lancement officiel, en 2025, du porte-avions nouvelle génération (PANG), confirme le choix assumé par la LPM 2024-2030 du maintien d’une capacité aéronavale de premier rang international. Il s’agit d’un choix coûteux, autour de 10 Mds €, qui a suscité des débats. Toutefois, son apport opérationnel est incontestable. Il constitue un gage de crédibilité politique et militaire, démultipliant la portée, la puissance et la masse de notre action pour des missions conventionnelles comme pour notre logique de dissuasion nucléaire. D’un point de vue capacitaire, il pourra s’adapter aux caractéristiques du combat moderne, avec des possibilités de catapultage d’avions de chasse, mais aussi de drones de reconnaissance, logistiques ou d’attaques, voire des essaims de drones. En revanche, pour Thomas Gassilloud, la possibilité d’un décalage de quelques années de la réalisation du programme PANG pourrait être étudiée, si une réduction de la période de tuilage avec le porte-avions Charles de Gaulle est possible. Une telle opération constituerait un gisement d’économies permettant de financer notamment les nouvelles frégates. Dans le cas où ce décalage du programme serait effectué, Damien Girard y identifie une opportunité pour permettre la construction de deux PANG susceptibles d’être européanisés dans le cadre d’une escadre européenne interopérable au service de l’autonomie stratégique européenne.
Proposition n° 7-A (M. Gassilloud) : Étudier la possibilité d’un décalage sans rupture capacitaire et sans surcoût majeur du programme de porte-avions nouvelle génération (PANG)
Proposition n° 7-B (M. Girard) : En cas de décalage du programme PANG, envisager la construction de deux porte-avions européanisés
Toutefois ces vecteurs navals stratégiques doivent être « portés » par des frégates polyvalentes de 1er rang en nombre suffisant. Ces bâtiments polyvalents, capables de se défendre, de défendre d’autres bâtiments et de porter l’attaque chez l’adversaire sont la couche fondamentale de la Marine nationale.
Le format théorique actuel a été fixé par le Livre Blanc de 2013 à 15 frégates de 1er rang. Ses hypothèses de construction s’inscrivaient dans un contexte sécuritaire radicalement différent, davantage marqué par des engagements limités et asymétriques.
Ce format, déjà faible, est aujourd’hui sous-exécuté, conduisant à une insuffisance pour assurer pleinement l’ensemble des missions dévolues à la Marine nationale et un risque de perte de compétences humaines. Actuellement, la Marine nationale n’emploie que 10 frégates de premier rang : 2 frégates de défense aérienne classe Horizon, 6 FREMM classe Aquitaine, 2 FREMM de défense aérienne classe Alsace. Il faut ajouter à ce total 5 frégates de classe La Fayette, dont trois rénovées, mais qui ne sont pas véritablement assimilables à des bâtiments de premier rang. La réception des deux premières frégates de défense et d’intervention (FDI) est prévue en 2025 et 2026. La Marine nationale gagnerait progressivement en épaisseur mais resterait sous-dimensionnée par rapport au format de référence jusqu’au début de la décennie 2030. La Marine nationale a jusqu’ici été en mesure de conduire ses opérations, grâce à des stratégies d’optimisation qui risquent de trouver leurs limites : intensification de la préparation opérationnelle, optimisation maximaliste de la disponibilité des matériels, passage au double équipage sur certains bâtiments pour répartir l’activité, mais au risque de pertes de compétence opérationnelle ou d’impact sur la fidélisation des personnels.
D’autres compléments capacitaires sont prévus par la LPM : un programme de dix patrouilleurs hauturiers a été lancé pour compléter à compter de 2027 les Patrouilleurs Outre-mer (POM). L’intégration de six nouvelles corvettes hauturières est également prévue à partir de 2030, développées dans le cadre du programme européen Multi mission Patrol Corvette.
Dans un contexte de conflictualisation croissante des espaces maritimes et de résurgence des oppositions entre puissances, vos rapporteurs souhaitent alerter sur les risques que fait peser la rupture capacitaire en cours. La Marine française, à l’instar de plusieurs alliés occidentaux, est engagée de manière croissante pour la sécurisation des voies maritimes, face notamment à la menace Houthi. Elle doit en outre être capable de soutenir la dynamique de tension entre puissances, qui gagne de nombreux espaces : Méditerranée orientale, Baltique, Atlantique Nord s’agissant du compétiteur russe, Indopacifique s’agissant de la Chine. Or, la flotte de surface, qui envoie les signalements stratégiques les plus nets, est aujourd’hui déployée en limite haute de son potentiel.
Si le format théorique était modifié, une augmentation des commandes de frégates devrait être engagée au plus vite, compte tenu de la longueur des cycles industriels et du dimensionnement nécessaire de la production de Naval Group. Les chantiers de Lorient, que vos rapporteurs ont visité, sont actuellement organisés pour produire une FDI par an, avec une dynamique baissière à court terme. Les entretiens menés suggèrent qu’une accélération de cette cadence serait envisageable à moyen terme, pour porter la production à 2 FDI par an.
En outre, à l’instar de la proposition relative à l’accroissement de la flotte de Rafales, l’engagement d’une commande surnuméraire pourrait redynamiser la chaîne industrielle de Naval Group et la compétitivité à l’exportation, dans une logique de « coques blanches » car pouvant être déviées vers l’exportation en cours de production ou prélevés sur les forces opérationnelles. Cette logique est inspirée du modèle italien, jouant un rôle important dans les succès à l’export de Fincantieri (commandes de l’Égypte, de l’Indonésie). L’Italie a récemment proposé à la Grèce l’achat de deux frégates qui suivent cette même logique ; elles seraient prélevées immédiatement dans la Marina Militare. La mise en place de cette stratégie industrielle nécessiterait en France une amorce assumée par la commande publique et une anticipation par les forces. Par exemple, en identifiant un format de « référence » à 18 frégates mais avec une possibilité de cessions jusqu’à 16, la Marine nationale autoriserait des prélèvements à l’industriel, qui répondrait plus rapidement aux appels d’offres étrangers, en réduisant ses délais de livraison et en optimisant ses coûts. Pour éviter tout effet d’aubaine, ce dispositif pourrait être encadré par un contrat prévoyant un coût réduit pour l’État en cas d’absence de succès à l’export, ou une règle de partage spécifique des bénéfices en cas de vente. Par ailleurs, pour la fabrication de coques, de meilleures convergences doivent être exploitées avec le chantier civil de Saint‑Nazaire.
Proposition n° 8 : Restaurer le format de référence des frégates de premier rang à 18 bâtiments mais en intégrant la possibilité de contrats à l’exportation
b. Dans le combat terrestre, l’effort sur les plateformes technologiques complexes autour du programme Scorpion doit être poursuivi
Les plateformes complexes sont également pertinentes sur le segment terrestre, mais le milieu permet davantage de logique de différenciation.
La LPM a prévu la poursuite de la modernisation des capacités d’engins de contact structurée autour du programme Scorpion, en parallèle de la rénovation du segment lourd. Décliné sur l’ensemble de la trame, avec un accent mis sur le segment médian, le programme Scorpion doit permettre une connaissance partagée de la situation du champ de bataille via le système d’information et de communication en temps réel (SICS), avec un taux de rafraîchissement très élevé des données. En logistique et maintenance, il doit permettre une anticipation des besoins et une rationalisation des coûts. En 2025, 45 % des livraisons du programme Scorpion auront été réalisées ; la cible est de 80 % pour 2030. Par ailleurs, il est prévu la modernisation de l’ensemble des chars Leclerc d’ici 2035, dont 160 avant 2030, avant d’organiser la transition vers son successeur sur le segment lourd dans le cadre du programme Titan.
Il ressort des auditions de vos rapporteurs que les véhicules du programme sont globalement adaptés à la haute intensité, même si des aménagements sont nécessaires pour une réponse complète au besoin : acquisition de brouilleurs anti‑drones, capacités de détection-acquisition, renforcement de la protection du dessus ou en caponnière, densification des armements téléopérées sur les véhicules Griffon et Serval.
2. La génération de masse par la différenciation des équipements
Dans une perspective de massification du potentiel d’équipement militaire français, l’effort ne peut pas porter uniquement sur les plateformes complexes à coût élevé et devra suivre trois orientations complémentaires : (i) le développement ou l’acquisition sur étagères d’équipements à moindre contenu technologique, davantage « attritionables » ; (ii) la réhabilitation ou le maintien en disponibilité à court préavis d’équipements de générations précédentes ou civils ; (iii) l’intégration d’équipements issus de gammes civiles adaptés pour un usage militaire. À terme, l’objectif est de combiner les systèmes d’armement de haute performance avec des équipements plus simples et économiques, créant ainsi un « high-low mix » capable de durer.
a. Différencier les équipements opérationnels par l’intégration de solutions plus simples ou légères
L’introduction de plateformes moins coûteuses et moins complexes mais avec un rapport de performance satisfaisant peut soutenir l’épaisseur capacitaire. Elle nécessite d’une part une évolution des gammes proposées par les industriels de la BITD, sur laquelle vos rapporteurs auront l’occasion de revenir infra. Mais elle demande en miroir de poursuivre l’évolution des conceptions des besoins par les armées vers la définition du juste besoin technologique et une logique de différenciation.
Vos rapporteurs souhaitent suggérer deux axes de développement capacitaire soutenant cette approche.
i. Le développement de capacités ultralégères dans l’armée de Terre
La différenciation existante dans l’armée de Terre, si elle est satisfaisante, pourrait être davantage poussée pour prévenir des situations d’engagement majeur. Elle est portée nativement dans la déclinaison des moyens de l’armée de Terre : des véhicules médians (Griffon) assurent des missions de soutien, transport, logistique, reconnaissance voire protection rapprochée, soutenant l’action de plateformes avancées (Jaguar, VBCI), agiles (Serval) ou lourdes (Leclerc). Dans le cas d’un scénario de gestion de crises concomitantes ou d’engagement de haute intensité prolongé sur la durée, les moyens existants pourraient toutefois être poussés à leur limite. Il apparaît nécessaire, en s’inspirant notamment des modèles ukrainiens de penser des moyens de soutenir la masse à moindre coût, pour des missions de moindre intensité.
Le développement de groupements tactiques légers mettant en œuvre des équipements rustiques pourrait être poursuivi, voire intégré dans une logique de brigade. À l’heure du questionnement sur les limites de la guerre blindée-mécanisée, la pensée militaire remet à l’étude des concepts de « techno‑guerilla » ou de « non-bataille » ([34]) et doit trouver un écho politique. Pour des missions de défense opérationnelle du territoire, voire de contrôle dans la seconde ou troisième ligne, l’entraînement de brigades tactiques légères, à l’armement rustique et employant largement des réservistes, regagne de la pertinence. L’emploi de ces unités légères pourrait même s’avérer pertinent pour certaines missions de première ligne, notamment dans des terrains compartimentés où la mobilité et la discrétion l’emportent sur la puissance de feu brute. Ces formations, par leur agilité et leur capacité d’adaptation, pourraient efficacement harceler un adversaire mécanisé, fixer ses forces ou exploiter ses vulnérabilités, avec une évolution difficilement lisible pour l’adversaire malgré la transparence du champ de bataille contemporain. L’exemple de la montée en puissance des brigades territoriales en Ukraine depuis 2022, qui a soutenu la résistance dans la durée du pays face à l’invasion russe, illustre la pertinence d’une telle réflexion. Cette approche pourrait être facilitée par une hybridation de l’active avec la réserve. Ce mouvement d’hybridation est mené au sein des régiments de l’armée de Terre, avec l’intégration de réservistes dans les unités de combat (1er RIMA, 21e RIMA) ; elles ne pourront toutefois être soutenues qu’à condition de sécuriser les ressources budgétaires dédiées.
Ces unités présenteraient l’avantage d’être peu coûteuses à équiper, très rapides à constituer et facilement déployables sur tous types de théâtres d’opérations. Dans un registre similaire, l’exemple de l’utilisation avec succès du canon CAESAR sur le théâtre ukrainien démontre d’ailleurs que des unités et équipements légers ou faiblement protégés ne sont pas nécessairement plus vulnérables que les unités blindées, leur mobilité et leur capacité à se dissimuler compensant largement l’absence de blindage lourd face à un adversaire moderne doté de capacités de détection et de frappe sophistiquées. Cette approche pourrait être étendue à l’ensemble des fonctions de soutien (logistique, génie, transmissions) en procédant à des achats massifs d’équipements issus du secteur civil, permettant de constituer rapidement des capacités complémentaires robustes et interchangeables à coût maîtrisé, tout en réservant les équipements militaires spécialisés aux unités de mêlée et aux missions les plus exigeantes.
Proposition n° 9 : Prévoir l’équipement d’une division terrestre « low-tech » à équipement rustique et faible contenu technologique dans une logique de différenciation
ii. La densification par différenciation de notre aviation d’entraînement et de combat
Dans le milieu aérien, la logique de différenciation pourrait justifier l’introduction de plateformes nouvelles pour l’aviation de combat, en sus du format de 225 plateformes avancées prévu par la LPM. Outre les systèmes autonomes, sur lesquels ce rapport revient infra, vos rapporteurs souhaitent porter l’idée de réintroduction d’un segment léger.
En effet, le remplacement des avions d’entraînements Alphajets qui arrivent en fin de vie pourrait constituer une opportunité de générer de la masse sur le segment des avions de chasse d’entraînement, de démonstration et d’attaque au sol. En effet, entrés en service en 1979, les Alphajets arriveront à la limite de leur vie opérationnelle au début de la décennie 2030. La question de leur remplacement va se poser. Or, aucune solution française de remplacement n’existe à ce jour, il sera donc nécessaire de se fournir « sur étagère » auprès de constructeurs étrangers. Plusieurs solutions existent : l’Aermacchi m346 du groupe italien Leonardo, le T-50 (son évolution le FA-50) du groupe coréen KAI ou encore l’avion développé par le groupe britannique d’Aeralis ; une coopération avec la BITD suédoise pourrait aussi être envisagée.
Si l’Alphajet a été essentiellement utilisé pour des missions d’entraînement et de démonstration aérienne, il était également capable, dans certaines versions exports de réaliser des missions d’attaque au sol. Les remplaçants possibles sont également capables de mener à bien ces missions.
Une alternative intéressante pourrait également résider dans l’armement du PC-21 Pilatus, déjà employé pour l’entraînement dans les Armées françaises, ce qui permettrait de capitaliser sur une plateforme connue tout en augmentant significativement le nombre d’aéronefs en dotation. Une option analogue serait l’orientation vers des plateformes low‑cost comme l’Air Tractor AT-802, qui pourrait s’avérer pertinente pour des missions en milieu complètement permissif. Il offre une solution d’attaque au sol particulièrement rentable, avec un coût d’acquisition compétitif d’environ 1 million d’euros à vide, qui peut atteindre 9 millions d’euros une fois équipé et armé. Le spectre d’emploi d’un tel aéronef s’avérerait particulièrement polyvalent : formation et entraînement des pilotes, missions de police de l’air en milieu permissif, logistique ciblée et transport de passagers, évacuations sanitaires en zone peu contestée, mais également lutte contre les feux de forêt qui constitue une mission duale d’intérêt national. Ses capacités peuvent être étendues à des missions de renseignement, surveillance et reconnaissance (ISR) grâce à l’emport de capteurs adaptés, ainsi qu’à l’engagement au sol par bombes guidées (GBU) dans des environnements où la menace anti-aérienne reste limitée. Enfin, cela ouvrirait la possibilité de partenariats stratégiques avec des pays ne disposant pas de capacité d’aviation de chasse.
L’introduction d’un nouvel avion, alors que les chaînes industrielles du Rafale atteignent déjà leur capacité maximale, permettrait à l’AAE, ou à défaut l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT) qui dispose de plusieurs dizaines de pilotes formés, de faire de la différenciation en fonction de la mission et des menaces. Des missions de bombardement ou de patrouille aérienne, dans un environnement peu contesté, des missions de lutte contre des drones type Shahed-136 pourraient être réalisées par ces avions et ainsi préserver la flotte de Rafale pour des missions qui relèvent davantage du haut du spectre.
Proposition n° 10 : Engager une réflexion sur l’acquisition ou le développement d’un segment d’aviation de chasse léger pour densifier les capacités d’entraînement et d’opération en milieu permissif
b. Réhabiliter ou maintenir en disponibilité à court préavis des équipements de générations précédentes ou civils
Pour générer de la masse en cas de crise majeure, la mise en service de véhicules basiques ou retirés du service constitue un levier essentiel pour le milieu terrestre, qui doit être anticipé. L’exemple ukrainien est là aussi probant, avec par exemple l’utilisation des véhicules de transport M113 d’une efficacité reconnue malgré leur ancienneté, notamment du fait de leur modularité et de leur robustesse. Cette approche est également centrale pour la Russie. En utilisant des matériels anciens, la Russie parvient à diminuer le coût financier et logistique de son effort de guerre. Elle a ainsi déployé des chars et des systèmes d’artillerie anciens, tels que les chars T-62, T-72, et T-80, ainsi que des blindés (BMP-1, BMP‑2 notamment). Ces équipements, souvent moins coûteux à maintenir et à déployer que les systèmes modernes, permettent de réduire les coûts de production et de maintenance. En modernisant et en « rétrofitant » des équipements existants, la Russie peut maintenir une capacité de combat significative. Les approches ukrainienne et russe peuvent inspirer les armées françaises pour des stratégies de stockage appropriées, mais ne sauraient être répliquées à la même échelle pour deux raisons : l’usage massif de véhicules anciens naît de la nécessité et se paye par une attrition humaine plus élevée.
Sur le segment terrestre, le déploiement en cours dans les armées françaises du programme Scorpion doit être l’opportunité de penser des solutions de stockage des véhicules retirés du service. Ainsi, l’armée de Terre étudie le stockage de 188 VAB au dernier standard pour mobilisation sur court préavis ; cette opération doit être menée à son terme afin d’expertiser le ratio coût/bénéfice d’un tel stockage. Ces études gagneraient à être systématisées, notamment à l’occasion du retrait du service des autres véhicules de l’armée de Terre (notamment AMX10, VBL).
La logique de réhabilitation après arrêt de service a toutefois des limites plus fortes s’agissant des segments maritimes et aériens, compte tenu de problématiques de stockage et de sauts générationnels plus aiguës. Ainsi, conserver à flot des navires retirés du service actif nécessiterait une adaptation des dispositifs très lourds de surveillance, d’amarrage et de redémarrage d’installation.
Proposition n° 11 : Assurer le recensement et le stockage des véhicules terrestres retirés du service, dans des conditions permettant une remise en service en cas d’engagement durable de haute intensité
c. Intégrer et adapter davantage d’équipements issus de gammes civiles pour un usage militaire
Vos rapporteurs auront l’occasion de revenir infra plus en détail sur les enjeux industriels d’une dualisation des équipements militaires. Mais ils souhaitent mettre en exergue l’enjeu d’intégration des équipements civils dans les réflexions doctrinales des armées. Présentant généralement des coûts réduits en raison d’effets d’économies d’échelle, les produits civils représentent un axe de massification à moindre coût. En outre, cela ne signifie pas l’abandon de la supériorité technologique ou d’innovation. L’acquisition d’équipements civils sur étagère permet souvent de se doter d’innovations de pointe, notamment dans les domaines du numérique, des matériaux composites, de l’IA, de la robotique ou encore des technologies quantiques. Ils sont également envisageables pour des équipements majeurs ; la Marine conduit notamment des réflexions sur des bâtiments d’appui, notamment pour la lutte anti-drones, construits autour d’une coque civile adaptée grâce à l’ajout de modules de guerres des mines.
Cette évolution vers l’intégration de vecteurs civils constitue une tendance lourde pour l’armée de terre, qui explore de nouvelles modalités d’action tactique. À titre d’exemple, lors de leur déplacement au 1er RHP, vos rapporteurs ont eu l’occasion de constater l’expérimentation en cours de l’utilisation de motos civiles par un escadron de hussards parachutistes. Cet outil, de plus en plus utilisé dans le théâtre ukrainien en raison de sa vitesse et de son agilité, pourrait être développé soit ponctuellement dans les unités soit de manière plus massive pour les unités spécialisées dans l’action légère au contact ou dans la profondeur, une fois adapté pour un usage militaire. Il est également possible de citer le véhicule léger M-RZR, fondé sur le modèle civil de buggy Polaris RZR développé par la société française RPM.
3. La masse dronisée, impératif du champ de bataille contemporain et axe de massification
a. Un démultiplicateur de la capacité d’action pour des missions variées, limitant l’exposition des personnels aux menaces
Les drones et systèmes autonomes constituent le principal levier de massification pour les armées contemporaines. Ils sont, en outre, une réponse au défi démographique que connaissent de nombreuses armées occidentales. Il est manifeste qu’une armée efficace sera une armée capable d’automatiser une portion significative de ses capacités. S’il est difficile de donner des perspectives précises dans ce domaine en constante évolution, l’Amiral Vandier, commandant suprême allié pour la transformation de l’OTAN, a indiqué récemment devant notre Commission que les drones et la robotisation, sous coordination d’IA, allaient représenter 10 à 15 % de la masse des capacités traditionnelles des armées ([35]).
Les drones redéfinissent les rapports de force sur le champ de bataille. Leur rôle s’étend bien au-delà du simple soutien logistique : ils interviennent dans la reconnaissance en temps réel, la désignation de cibles, l’appui direct aux troupes et les frappes de précision. L’exemple du conflit en Ukraine illustre de manière frappante cette évolution. Les drones et autres systèmes autonomes y jouent un rôle crucial, infligeant une part significative des pertes ennemies. Ils sont capables de neutraliser des combattants, de détruire des blindés ou des équipements sophistiqués, et de corriger le tir de l’artillerie avec une redoutable efficacité. Leur faible coût comparé aux pertes qu’ils peuvent infliger, leur maniabilité et leur capacité à opérer dans des environnements hostiles en font des atouts stratégiques de premier plan.
Ils ne sont pas dénués de limites, suscitant un cycle d’innovation et de contre-innovation extrêmement rapide ; en Ukraine, il faut quelques mois seulement pour qu’une innovation en matière de drones et sa contre-mesure se succèdent. Ces systèmes restent vulnérables à diverses formes de brouillage électromagnétique, qui peuvent perturber leur communication, leur guidage ou les rendre totalement inopérants. Leur autonomie énergétique constitue également un défi majeur, notamment pour les opérations de longue durée ou en environnement dégradé. De plus, la navigation en terrain complexe représente encore une difficulté technique non négligeable : les terrains accidentés, les zones urbaines denses, les mers agitées ou les conditions météorologiques extrêmes.
À terme, deux axes de développements de rupture existent pour le développement de ces systèmes, autour de l’intelligence artificielle :
– La capacité d’opérer des essaims de drones interconnectés pourrait, à court ou moyen terme, révolutionner le combat aéroterrestre et marin. La maturité technologique des essaims reste encore limitée ; les drones actuellement en service dans les armées françaises ou étrangères sont encore préprogrammés ou téléopérées, sans manifester d’autonomie collective. Il est toutefois probable que le défi de l’intégration d’une intelligence artificielle collective soit relevé dans un futur proche. De telles capacités viendraient compléter les capacités conventionnelles pour tenir le terrain, opérer des missions de reconnaissance ou de harcèlement de l’adversaire ;
– Le développement de l’autonomie décisionnelle contrôlée. Dans un champ de bataille saturé de contre-mesures, elle permet une réaction autonome malgré la déconnection des centres de commandement. Elle réduit en outre la charge cognitive des opérateurs humains.
Le drone aérien FPV étant un outil central sur le champ de bataille moderne, il est nécessaire que l’ensemble des armées, notamment les cadres, soient sensibilisées à son mode d’action. Vos rapporteurs défendent l’idée de former chaque élève officier et sous-officier des Armées à l’assemblage et à la construction d’un drone personnel FPV (à vue subjective) dès sa formation initiale, dont ils pourront ensuite apprivoiser l’emploi et les limites. Armées Cette mesure pourrait s’accomplir en parallèle d’une systématisation des formations drones, en s’appuyant sur l’exemple de l’École de drones ouverte récemment par l’armée de terre, modèle qu’il conviendrait d’étendre à l’ensemble des armées et formations. L’usage de ces équipements serait personnel et discrétionnaire. Il pourrait également s’étendre au domaine civil, permettant aux élèves de développer leurs compétences durant leur temps libre. L’exemple ukrainien est révélateur : la prolifération d’écoles privées de pilotage de drones démontre que la maîtrise de ces outils n’est plus une compétence d’élite, mais bien un besoin opérationnel généralisé, essentiel à la supériorité tactique et à la survie sur le terrain. Chaque élève pourrait faire un usage libre de cette dotation, que ce soit pour le pilotage, l’expérimentation technique, la modification des systèmes ou l’adaptation aux besoins du terrain, développant ainsi une véritable culture tactique et technologique du drone.
Proposition n° 12 : Doter chaque élève d’école d’officier et de sous-officier des armées, en début de sa scolarité, d’un drone commercial FPV
b. En France, des efforts engagés au sein des armées pour accélérer les développements et l’intégration de drones
Il ressort des auditions menées par vos rapporteurs un consensus positif sur le changement de stratégie en cours en matière de dronisation des armées françaises : les armées et l’écosystème acquisition s’éloignent progressivement de la logique de sur-spécification coûteuse pour privilégier des achats sur étagère plus réactifs, tout en soutenant l’innovation via des appels à projets ciblés.
i. La dynamisation des affaires capacitaires dans le domaine aéroterrestre
Le segment aérien est à ce stade le plus avancé, avec un accent mis sur le développement de munitions téléopérées (MTO) dans le sillage de la LPM 2024-2030. Les Armées françaises ont tardé à prendre le virage des MTO (à titre de comparaison, la munition suicide « Switchblade » équipe les armées britanniques et américaines depuis 2011). Toutefois, un représentant d’une entreprise auditionné par vos rapporteurs évoque une dynamisation des affaires capacitaires, initiée par le programme à effet majeur (PEM) « drones de contact » lancé en 2023 et le Pacte drones. Elle se poursuit notamment sous forme de défis d’innovation posés aux industriels. Deux appels à projets ont été lancés par l’AID avec un succès certain en 2022 pour faire émerger des solutions à court terme, à bas coûts d’acquisition et d’utilisation, et employables par tous types d’opérateurs : COLIBRI pour les MTO courte portée, LARINAE pour les MTO moyenne portée.
À terme toutefois, il apparaît nécessaire de faire émerger un véritable champion européen souverain du segment drone de petite et moyenne taille, avec une production duale civile-militaire. Sur cette chaîne de valeur, le volume de commande, de production comme de dépenses de R&D des entreprises françaises reste très en deçà des niveaux observés chez les leadeurs du secteur : 78 M€ de CA pour Parrot en 2024, 30 M€ pour Delair, contre 4 Mds € estimés pour le leader chinois DJI. Le risque est celui d’un dépassement technologique conduisant à la dépendance aux solutions étrangères ou au déclassement capacitaire des armées. Sa prévention impose de rechercher le développement d’un champion national ou européen. Sur des produits très sensibles aux économies d’échelle, la construction d’un acteur crédible nécessitera des investissements massifs et une masse critique de commandes qui ne sera atteignable qu’à travers une stratégie européenne ou multinationale.
La mise en place d’une stratégie de protection de cette filière est souhaitable. Elle était envisagée dans la LPM 2024-2030, avec la mention de distinction de « drones de confiance » devant être instituée avant la fin 2024 pour soutenir des commandes fléchées de la part des services de l’État, mais celle-ci n’a pas été activée à ce jour. Sa mise en œuvre pourrait viser à orienter les marchés français vers des acteurs français ou européens. Plus largement, il conviendrait de questionner l’opportunité de mécanismes de protection plus larges sur l’ensemble de la filière des petits drones civils, incluant des barrières à l’entrée sur le marché français pour les acteurs extra-européens.
Proposition n° 13 : Préciser et engager l’application du dispositif « drones de confiance » prévu par la LPM 2024-2030
Les drones aériens complexes pourraient devenir la pierre angulaire des systèmes aériens, à condition d’être suffisamment peu onéreux pour tolérer l’attrition. C’est tout le défi du développement du drone de combat furtif accompagnateur du Rafale par Dassault Aviation. Ce drone permettra d’agir comme une extension du Rafale F5 pour produire des effets décisifs, a fortiori pour des missions de suppression des défenses aériennes. Vos rapporteurs estiment toutefois que l’efficacité de ce développement capacitaire ne sera assurée qu’à condition que ces drones présentent un coût unitaire suffisamment maîtrisé pour être « attritionnables » (c’est-à-dire bien inférieur au coût d’un chasseur) compte tenu de la nature des missions qui leur seront dévolues. L’avenir des drones MAME et MALE (moyenne et haute altitude) passera par la résolution de ce même défi de l’attrition ; les équipements actuels présentent de grandes vulnérabilités dans des conflits de haute intensité, en particulier vis-à-vis des systèmes de défenses sol-air et de guerre électronique.
Enfin, l’enjeu de lutte contre les drones aériens, notamment employés dans une logique de saturation, est bien intégré par les Armées françaises. La mise en place d’une Task Force dédiée dès 2023 vise à faire émerger un panel de contre-mesures adapté.
Outre les contre-mesures offensives, la prévention de l’attrition par les armées saturantes passera par la généralisation des dispositifs innovants de lutte passive contre les menaces nivelantes. Sur le théâtre russo-ukrainien, une part importante de blindés et autres véhicules militaires ont été détruits par des drones « MTO ». Ce constat impose de généraliser, au sein des Armées françaises, le déploiement de systèmes de brouillage, de destruction ou l’installation de protections adaptées (filets anti-drones), qui n’étaient pas toujours nativement conçues sur les véhicules terrestres et les navires français.
ii. Une stratégie d’innovation à poursuivre sur les segments terrestre et naval
Le segment naval des drones constituera à terme un complément intéressant pour les flottes, permettant d’adapter rapidement des coques civiles à un usage militaire ou de multiplier les vecteurs d’effets. Outre la généralisation de l’emploi du drone aérien – tous les bâtiments de surface de la Marine ont vocation à être des porteurs de drones aériens et navals à plus ou moins long terme –, la Marine porte particulièrement son effort sur le renouvellement de la capacité de guerre des mines qui prévoit la mise en œuvre de moyens de surface dronisés, au profit de bateaux-mères qui disposent eux de l’ensemble des capacités d’exploitation et de décision.
Il y a un enjeu majeur, pour la Marine, de tirer profit des innovations engagées dans l’écosystème privé, et d’offrir aux industriels la possibilité de tester leurs produits pour atteindre une pleine maturité opérationnelle. À cette fin, la Force d’Action Navale et le centre d’expertise des programmes navals (CEPN) organisent les exercices WILDFIRE deux fois par an et le DRONATHLON tous les ans. Ces exercices hybrides mêlent entraînement et expérimentation d’innovations, en mer et dans des conditions réalistes. Ils répondent à un besoin de cycle court et agile d’innovation et d’intégration. Ils doivent permettre de capter les nombreuses innovations françaises en la matière (citons les produits des sociétés Exail ou Arkeocean, ainsi que le segment drones de Naval Group).
Concernant les drones terrestres à usage militaire, les travaux engagés restent exploratoires. Au sein de l’armée de Terre notamment, le programme Vulcain structure le développement des unités robotisées dans l’armée de Terre et vise à expérimenter des systèmes autonomes et téléopérées pour divers usages tactiques dans le combat aéroterrestre. Il combine deux axes. D’une part, une démarche exploratoire vise à stimuler l’innovation et le développement de robots aéroterrestres associant armée, industriels et universitaires. D’autre part, il intègre un programme à effet majeur, lancé en 2024, et qui vise l’expérimentation de 24 robots d’ici 2027, puis l’acquisition de 72 plateformes supplémentaires à partir de 2028.
4. L’acquisition et l’emploi des munitions au cœur de la stratégie de différenciation
a. Maintenir un niveau crédible de technologie et de stocks sur les munitions complexes
L’attrition de la guerre de haute intensité impose un renforcement et une différenciation des stocks de munitions complexes pour garantir une capacité d’engagement durable. Or, il faut aujourd’hui en moyenne deux ans entre la commande et la livraison des munitions complexes.
Il y a donc un enjeu de stock, être en mesure de rassembler des stocks suffisants en cas de besoin, car l’inertie de la production viendra rapidement limiter la possibilité des reconstitutions. Des efforts ont déjà été engagés sur le LPM 2024-2030. Compte tenu des délais inhérents à la filière les efforts engagés dans la LPM, ils devront produire leurs effets complets pour 2027-2028.
i. Poursuivre le développement de munitions complexes souveraines spécialisées
Le programme franco-britannique de futur missile de croisière FMAN/FMC doit être poursuivi. Porté par MBDA, il vise le développement de deux missiles complémentaires (un supersonique manœuvrant et un subsonique furtif), susceptibles d’être mis en œuvre pour un panel de missions variées : frappes antinavires, frappe dans la profondeur, suppression des défenses ennemies, destruction d’aéronefs à très haute valeur ajoutée. Le programme avance et doit entrer en phase de réalisation cette année, pour une mise en service dans la première moitié des années 2030. Comme le rappelait un rapport récent de notre commission ([36]), il existe toutefois une possibilité de repli, par le ministère des Armées, sur une version rénovée du SCALP afin d’éviter une rupture capacitaire. Un tel repli serait pourtant dommageable pour l’innovation dans l’écosystème missilier français et constituerait un recul notable dans les efforts de coopération industrielle avec les partenaires britannique et italien.
Le développement d’une munition spécialisée pour les missions de suppression des défenses aériennes ennemies (SEAD), correspond à une attente forte de l’aviation française. La France a disposé jusque dans les années quatre-vingt-dix des missiles anti-radar AS-37 « Martel ». Frappé d’obsolescence, il a toutefois été retiré de l’inventaire dans un contexte où les besoins opérationnels étaient moindres en l’absence d’opposition symétrique. De tels équipements sont pourtant restés en service dans plusieurs armées alliées, notamment allemande et italienne ; les Tornado Italiens ont utilisé des missiles Harm pour détruire les installations radars libyennes en 2014 lors de l’opération Harmattan. Surtout, la guerre en Ukraine et l’impossibilité pour les belligérants d’acquérir la supériorité aérienne ont rappelé l’importance des missions SEAD, auxquelles concourent les munitions spécialisées antiradiation. L’armée de l’Air et de l’Espace considère comme essentiel de réacquérir une capacité SEAD, fondée sur un mix de munitions saturantes, de moyens de guerre électronique et de missiles hypersoniques et spécialisées. Le développement d’une munition air-sol antiradar a été annoncé à la fin de l’année 2024. Elle pourrait équiper le Rafale F4.
ii. Conserver un potentiel de remontée en cadence pour les filières d’obus et de munitions simples ou à bas coût
Les munitions téléopérées doivent faire l’objet d’investissements plus importants mais centrés sur le développement et la réduction du coût unitaire ; la production de forts volumes à court terme n’est pas forcément efficace en raison de cycles d’obsolescence rapides. Étant donné la rapidité du cycle d’innovation dans ce domaine (quelques mois), il ne serait pas utile de constituer des stocks importants, ces derniers étant destinés à devenir très rapidement obsolètes. Néanmoins, le volume de commandes publiques, l’inventaire actuel des drones présents dans l’armée française, doivent tout de même être augmentés pour permettre aux entreprises (dont un certain nombre de start-up innovantes) de couvrir leurs frais de R&D et de prévoir les infrastructures nécessaires au passage à des productions plus importantes. Pour assurer une montée en puissance rapide de la production, des partenariats avec des industries civiles pourraient être mis en place.
Les chaînes de production d’obus d’artillerie ont bénéficié de la hausse récente des besoins internationaux. Sur les obus de 155 mm, les efforts entrepris depuis 2022 ont permis de faire passer la production de 30 000 obus par an (avant l’invasion de l’Ukraine) à 100 000 à l’horizon 2025. 80 000 de ces obus devaient être livrés à l’Ukraine et 20 000 aux armées françaises. Compte tenu des besoins pour l’entraînement opérationnel et la prévention d’engagements de haute intensité, une augmentation maîtrisée des stocks doit être engagée ; d’autant plus opportune que ces munitions présentent des durées de vie importantes.
En parallèle, les efforts doivent être portés sur un renforcement de l’interopérabilité des obus entre les différents partenaires européens, les obus de 155 mm n’étant en général optimisés que pour un seul vecteur (Caesar, PzH 2000, etc.).
En complément de stocks stratégiques, une capacité nationale de production de petit calibre est essentielle pour nos armées comme nos forces de sécurité intérieure. En cas de crise ou de guerre, des éléments qui avaient préalablement été jugés sans valeur, risquent de devenir indispensables. Les rapporteurs encouragent le projet d’implantation et la production en France de munitions de 5,56 mm et de 7,62 mm répondant aux critères OTAN, avec une commande pluriannuelle estimée autour de 50 millions de munitions par an. En plus de relocaliser des compétences clés et de sécuriser les approvisionnements, le dispositif prévoit la possibilité légale pour la France d’opérer une réquisition en urgence si le contexte l’exigeait. Ils souhaitent une association plus étroite du ministère de l’Intérieur et des autres leviers de commande mobilisables afin d’atteindre la taille la plus importante possible.
Initialement fléchée vers l’entreprise belge FN Browning, dans le cadre d’une lettre d’intention franco-belge signée en mai 2024, cette opération doit désormais suivre une procédure de marché public, pour une contractualisation à la mi-2026. Vos rapporteurs souhaitent partager leurs interrogations quant à la passation de cette opération par marché public plutôt que par gré à gré, compte tenu des dimensions éminemment souveraines et politiques d’un tel projet de relocalisation.
b. Différencier les usages et décentraliser la fabrication
La différenciation des usages des armements et de leurs munitions constitue le cœur de l’effort de résolution du dilemme entre masse et technologie.
Elle repose sur deux piliers : (i) la mise à disposition d’une gamme capacitaire différenciée ; (ii) la capacité des armées à intégrer cette différenciation dans leur usage.
D’ores et déjà, les armées développent plusieurs approches complémentaires pour assurer une optimisation des effets en opération. D’abord, l’utilisation de munitions spécifiquement conçues pour l’instruction, comme les versions inertes, permet de réduire les coûts sans compromettre la qualité de l’apprentissage. Parallèlement, les munitions, notamment complexes, arrivant en fin de vie peuvent être réaffectées à l’entraînement afin de limiter le gaspillage et éviter des opérations de destruction coûteuses. Enfin, le développement de systèmes de simulation immersifs renforce la préparation opérationnelle sans nécessiter la consommation de munitions opérationnelles.
Pour éviter la consommation de munitions complexes coûteuses sur des armements ennemis à faible valeur comme les drones, les armées et la DGA se mobilisent sur le développement de doctrines de défense moins coûteuses, notamment via la Task Force LAD. La Marine est toute particulièrement mobilisée, et éprouve des doctrines d’usage d’artillerie de petit/moyen calibre, de suppression depuis hélicoptère.
La technologie permet en outre le développement d’armements innovants à l’emploi économique. Toujours sur la lutte anti-drones, les développements technologiques font partie des réponses possibles. La Marine française teste des moyens offensifs de guerre électronique comme Skyjacker ou MAJES/NEPTUNE. Les armes à énergie dirigée offrent aussi une perspective prometteuse, comme élément d’autodéfense pour la courte portée et permettent de traiter des menaces en essaims. Pour la Marine notamment, la livraison en 2026 d’une AED Laser HELMA-P est prévue afin d’équiper une frégate et d’éprouver son emploi.
Enfin, la différenciation peut être complétée d’une logique industrielle de production décentralisée de matériels basiques, inspirée du modèle ukrainien de production de petits matériels directement par les brigades. Il pourra être mis à profit dans d’éventuels engagements de haute intensité. C’est dans cet esprit que l’armée de Terre a doté chacun de ses régiments d’imprimantes 3D.
5. La régénération pour la préservation de la masse en haute intensité
La régénération des équipements endommagés participe grandement au maintien de la masse opérationnelle. Cette régénération passe par une amélioration des procédés de réparation, la préparation de stocks et le développement d’une meilleure protection des équipements.
La réparation des matériels doit s’adapter aux exigences de la haute intensité, c’est-à-dire être davantage optimisée, décentralisée et gagner en rapidité comme en adaptabilité. Dans le milieu terrestre, l’armée de Terre mène des efforts de régénération s’adaptant en fonction de la distance vis-à-vis du front et de l’état du véhicule. Les armées doivent poursuivre les réflexions menées selon trois domaines : au plus proche du front (0-50 km, NTI 1), à distance moyenne du front (60-150 km, NTI 2) et à l’arrière (ou en métropole).
Les efforts sont engagés, mais gagneraient à prendre toujours plus en compte la logique européenne : en approfondissant les coopérations interarmées et en accroissant les partenariats avec les industriels présents sur le flanc oriental de l’Europe afin de réduire les distances des flux logistiques en cas de conflit majeur.
Enfin, les innovations permettant de suivre le même objectif doivent être généralisées. Citons tout particulièrement le déploiement des imprimantes 3D (sur terre et en mer), les technologies de maintenance prédictive (comme le projet PENELOP ([37]) développé par l’armée de Terre).
Pour assurer une régénération continue et sur le long terme, les armées doivent renforcer les stocks de pièces détachées. Les stocks sont encore trop souvent calculés selon des consommations temps de paix.
C. La masse humaine : la condition nécessaire de tout effort de remontée en puissance
1. La masse opérationnelle immédiatement mobilisable : fidéliser l’active, employer la réserve, préserver les armées pour le cœur de leur métier
Les enjeux de ressources humaines ont déjà été analysés en profondeur à l’occasion de rapports récents de notre commission ([38]), mais ne sauraient être ignorés dans le cadre d’une réflexion sur la massification des équipements, nécessairement conditionnée par le nombre et les compétences de leurs opérateurs.
Avant d’envisager une évolution du format des effectifs globaux de l’armée d’active, vos rapporteurs soulignent que l’effort dans le renforcement des effectifs militaires doit se conduire autour de trois axes : la fidélisation des effectifs, la montée en puissance de la réserve, la préservation de l’activité des armées pour leur cœur de métier.
a. La poursuite des efforts de fidélisation
La fidélisation des militaires formés revêt une importance grandissante dans une armée toujours plus technologique. Les systèmes militaires modernes reposent sur des technologies de plus en plus complexes (drones, cyberdéfense, guerre électronique, IA, etc.) qui exigent des compétences techniques élevées et une formation longue. Ces savoir-faire ne s’improvisent pas ; la perte d’un opérateur qualifié représente un coût opérationnel et financier difficile à compenser rapidement. En outre, le développement d’une culture de commandement par l’intention nécessite une maîtrise préalable des outils et des doctrines permettant l’initiative. La politique de fidélisation est déjà largement portée par le ministère des Armées autour de quatre dimensions : les leviers financiers, notamment issus de la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) ; les avantages statutaires, notamment les modalités de prolongation du service ou de pension ; la stratégie de formation et de promotion continue des militaires ; l’amélioration de la qualité de vie au travail, dont participent les plans Famille et Fidélisation 360. La politique de fidélisation commence à porter ses fruits, comme en témoigne la réalisation du schéma d’emplois en 2024, après plusieurs années de difficultés.
b. L’indispensable révolution des réserves
La montée en puissance de la réserve est le principal levier pour accroître les effectifs mobilisables pour les armées françaises. La LPM 2024‑2030 prévoit 80 000 réservistes à terme, avec pour objectif d’atteindre le ratio d’un réserviste opérationnel pour deux militaires à l’horizon 2035, soit plus de 100 000 réservistes. La dynamique de recrutement est ascendante ; le seuil de 40 000 réservistes a été franchi entre 2023 et 2024. Outre l’apport de compétences recherchées, les réservistes permettent aux armées de développer leur potentiel de masse. Le renforcement de la réserve présente également un enjeu démocratique majeur en renforçant le lien armée-nation, comme l’illustre parfaitement l’exemple ukrainien où la mobilisation de formations issues de la société civile a démontré l’importance du facteur humain et de l’adhésion populaire dans la résistance face à l’agression.
Vos rapporteurs sont convaincus que le ministère des Armées n’a pas encore accompli la mutation capacitaire et doctrinaire nécessaire à l’emploi optimal de la réserve. L’absence de concepts d’emploi clairement définis et adaptés aux spécificités des réservistes limite considérablement leur potentiel opérationnel. Il est impératif de révolutionner l’usage qui est fait de cette composante en dépassant les déclarations d’intention pour transformer enfin la volonté politique affichée en réalité concrète sur le terrain.
Cette mutation pourrait passer à court terme par un changement de paradigme autour d’une clarification des parcours de carrière et surtout de la sanctuarisation des moyens budgétaires dédiés à l’emploi des réservistes, dans la lignée du rapport 2024 du Haut Comité d’évaluation de la Condition Militaire (HCECM) ([39]). Ses observations rejoignent le constat réalisé par vos rapporteurs sur le terrain et lors des auditions ; les réservistes continuent d’être une « variable d’ajustement », permettant de piloter la gestion des crédits de masse salariale, et ne profitent que trop rarement d’investissements d’équipements ou d’infrastructures dédiés. Il en résulte plusieurs effets pervers qui minent la fidélisation des personnels et la montée en qualification : l’instabilité des moyens budgétaires et d’équipement rejaillit sur l’activité des réservistes. Les ressources consacrées à la réserve opérationnelle (autour de 220 M€ de crédits T2 et 15 M€ hors T2 pour 2025) doivent être augmentées.
Surtout, vos rapporteurs appellent de leur vœu une évolution de la place de la réserve opérationnelle dans le format et les engagements opérationnels des armées, qui doit devenir une véritable « Garde nationale ». Bien que le dispositif et le nom de « Garde nationale » existent déjà dans nos textes et soit doté d’un Secrétariat Général depuis 2016, son caractère peu opérationnel par conception limite sa portée en pratique et nécessite une refondation qui permette une gestion organique par armée tout en créant les conditions d’un engagement interarmées efficace. Elle passerait par une professionnalisation accrue dans les missions, une spécialisation renforcée et un élargissement du périmètre d’action, avec une pleine intégration aux engagements opérationnels, y compris à l’étranger (s’inspirant par exemple de ce qui est mis en place pour la Garde nationale américaine).
Pour l’armée de Terre, cela pourrait se traduire par la mise en place d’une brigade puis d’une division de réserve, en complément des 2 divisions existantes, créant ainsi une troisième division hybride. Les brigades « low tech low cost » (véhicules 4x4 de gammes civiles, téléphone civil avec des services type Auxylium, armes légères d’infanterie, drones, capacité anti-char, etc.) proposées par vos rapporteurs offrent un cadre particulièrement adapté à l’emploi massif de réservistes, qui peuvent y apporter leurs compétences civiles tout en s’appropriant plus facilement des équipements moins lourds et complexes, voire familiers car issus de gammes civiles. Ainsi, la France disposerait de 3 divisions, dont 2 projetables, formant un corps d’armée, ce qui permettrait de renforcer considérablement sa crédibilité stratégique. La “division Territoire national” serait par ailleurs un apport essentiel à la résilience nationale du pays et une assurance stratégique pour la France, notamment en cas d’isolement stratégique, une hypothèse que Thomas Gassilloud appelle à ne pas exclure.
Pour la Marine nationale, la poursuite de la montée en puissance de la Marine se fait selon trois axes : le renforcement de l’appui à la Marine d’active via les flottilles de réserve spécialisées (FRS) ; la poursuite du développement de l’action littorale par la création de flottilles de réserve côtières (FRC) organisées en escouades équipées pour assurer territorialisation et cohésion nationale ; l’identification et le recrutement ponctuel des réservistes experts civils dans des domaines spécialisés.
La création de cette masse mobilisable de « second cercle » tirerait profit d’un renforcement de l’animation de la réserve de deuxième niveau (RO2), avec des tests de rappel plus réguliers et des actions de mobilisation spécifiques afin d’entretenir les compétences.
Proposition n° 14 : Transformer les réserves opérationnelles en véritable Garde nationale, dotée de missions spécifiées, d’un périmètre d’action étendu et de crédits sanctuarisés, avec notamment pour objectif de générer une troisième division terrestre
Proposition n° 15 : Garantir un volume annuel minimal consacré aux crédits d’équipement et de masse salariale des réservistes opérationnels des armées au sein de la Garde nationale, de l’ordre de 1 Md €.
c. Recentrer les militaires sur leur cœur de métier
Le recentrage des activités des armées sur l’entraînement et l’engagement opérationnel est nécessaire pour préserver le potentiel des armées. Vos rapporteurs souhaitent particulièrement mettre en exergue les impacts de la mission Sentinelle sur la préparation et la disponibilité opérationnelle des forces terrestres. Les impacts de Sentinelle pour les armées sont significatifs, mobilisant près de 10 % des effectifs de la force opérationnelle terrestre (FOT), 7 000 personnels, répartis sur les trois postures (dispositif opérationnel permanent, réserve opérative en alerte 12 heures, et disponibilité opérationnelle 72 heures). De même, le renforcement non planifié du dispositif à la suite d’événements majeurs comme des attentats, déployant jusqu’à 7 000 hommes, génère des interférences avec la préparation opérationnelle. Il crée une véritable « dette » d’entraînement qui affecte in fine la capacité de projection et de combat ([40]), mais aussi nos actions de partenariats avec d’autres armées. S’ajoutent également d’autres limites connues du dispositif : les effets négatifs pour l’attractivité de l’institution et la fidélisation des personnels d’une part, avec le sentiment pour les militaires de servir une mission ne requérant pas de compétences militaires ; la persistance de frictions ou d’un risque d’amalgame avec les forces de sécurité intérieure ; le coût, évalué à 250 M€ par la Cour des comptes dans un rapport dédié publié en 2022 ([41]).
Vos rapporteurs suggèrent d’engager au plus tôt la suspension de Sentinelle comme dispositif permanent, avec un relais partiel, dans les missions où cela est nécessaire, par des éléments issus exclusivement des forces de sécurité intérieure. Vos rapporteurs constatent d’ailleurs qu’avec seulement quelques milliers d’hommes déployés, il est possible de créer une visibilité et un effet dissuasif considérables.
La faculté de mobiliser les armées subsisterait, mais limitée à des situations exceptionnelles. Rentreraient dans ces cas d’emploi les missions comme la sécurisation des Jeux olympiques de Paris, dont l’anticipation avait d’ailleurs permis de minimiser les interférences sur la préparation opérationnelle des armées. Les armées resteraient par ailleurs mobilisables en cas de survenue d’une crise sécuritaire majeure sur le territoire national, dans le respect de la règle des quatre « i » prévue l’instruction interministérielle 10100.
Les personnels ainsi « libérés » des missions de sécurité intérieure pourraient être prioritairement redéployés sur des activités de formation et d’entraînement, en particulier pour soutenir la montée en puissance des réservistes.
Proposition n° 16 : Transformer Sentinelle en suspendant le dispositif permanent et conservant une possibilité de réactivation sur alerte ou en cas d’événement exceptionnel
La proposition de suspendre le Service national universel (SNU) et de rediriger les moyens budgétaires ainsi libérés vers le soutien à la réserve opérationnelle mérite d’être sérieusement examinée dans le contexte sécuritaire actuel. Cette réorientation permettrait de transformer un dispositif aux retombées opérationnelles limitées en un investissement concret dans les capacités de défense. 5 ans après sa mise en place, le SNU n’aurait pas atteint ses objectifs de mixité sociale et d’engagement de la jeunesse, comme relevé par la Cour des comptes ([42]). Pourtant, en 2025, le financement prévu du SNU en loi de finances est d’environ 130 M€ (avec en outre des charges budgétaires indirectes pour les ministères concourant à sa mise en œuvre ([43])).
Il convient de noter que cette proposition fait l’objet de divergences entre vos rapporteurs : Damien Girard plaide pour la fin du dispositif, tandis que Thomas Gassilloud considère que cette question n’entre pas dans le périmètre du présent rapport et encourage plutôt la poursuite des efforts de clarification des dispositifs relatifs aux liens entre jeunesse et armées, avec notamment la réforme de la Journée Défense et Citoyenneté.
Proposition n° 17-A (M. Girard) : Mettre fin au dispositif du Service national universel (SNU) et réorienter les crédits dédiés vers la réserve opérationnelle des Armées
Proposition n° 17-B (M. Gassilloud) : En cas de fin du SNU, réorienter les crédits dédiés vers la réserve opérationnelle des Armées
Le lien armées-nation (auquel Thomas Gassilloud préfère la notion de « culture de défense ») revêt une importance stratégique fondamentale. Les enseignements de l’histoire comme les développements contemporains des conflits démontrent en effet que les conflits majeurs, voire existentiels, ne se décident pas uniquement par la force militaire mais surtout par la cohésion nationale et la volonté politique. La capacité d’une nation à mobiliser l’ensemble de ses ressources humaines, techniques et morales détermine souvent l’issue des affrontements prolongés.
Le renforcement du lien Armées-nation permet d’ailleurs de générer des bénéfices directs pour les capacités des armées elles-mêmes, en mobilisant des ressources externes. C’est pourquoi vos rapporteurs appellent à une rénovation en profondeur de la JDC (Journée Défense et Citoyenneté), allant jusqu’au référencement actualisé des compétences des participants. Au-delà de la simple sensibilisation, il s’agit de développer un écosystème de compétences civiles directement valorisables pour la défense nationale : experts en cybersécurité, spécialistes des technologies émergentes, analystes de données, linguistes, personnel soignant etc.
À titre d’illustration, dans le cadre de l’activation des réserves et d’une mobilisation élargie de la communauté de défense, les armées françaises auraient intérêt à animer des communautés de renseignement OSINT, intégrant à la fois des militaires d’actives, des réservistes spécialisés mais surtout des amateurs civils volontaires. Cette démarche s’inscrit parfaitement dans une logique de massification des capacités de renseignement, permettant d’obtenir des informations supplémentaires à moindre coût tout en contribuant au traitement de l’« entonnoir » de l’information disponible qui caractérise les structures traditionnelles du renseignement. L’exemple américain démontre l’efficacité de cette approche collaborative. En mobilisant des réservistes aux compétences numériques ainsi que des volontaires civils dotés d’expertises spécifiques (data scientists, linguistes, analystes d’images) la communauté de défense peut démultiplier ses capacités d’analyse des sources ouvertes. Cette mobilisation élargie permettrait de traiter plus efficacement le flux exponentiel de données numériques disponibles, depuis l’imagerie satellitaire commerciale jusqu’aux contenus des réseaux sociaux, en complément des moyens traditionnels de renseignement.
2. Prendre en charge l’attrition humaine dans la haute intensité
Le concept de guerre « zéro-mort » - qui a dominé jusqu’ici les armées occidentales – est remis en cause. Ce concept est d’abord irréaliste : même avec une supériorité technologique considérable, les opérations extérieures de l’armée françaises menées depuis le début du XXIe siècle n’ont pas permis d’éviter le versement du sang de militaires français.
Toutefois, les conflits de haute intensité auxquels doivent se préparer dès aujourd’hui les armées françaises et la Nation provoqueraient des niveaux de pertes et de blessés que nous avons oubliés. Outre leur prise en charge par la préparation de nos opinions publiques, les dispositifs d’accompagnement sociaux et économiques, ils imposent aussi un redimensionnement de nos dispositifs militaires de soutien, en opération et dans la durée.
Au niveau opérationnel, la prise en charge des blessés est la mission du Service de Santé des Armées (SSA), dont les capacités ont été grevées par des années d’austérité. Le déploiement du Dixmude au large de Gaza à la fin 2023 a témoigné de la compétence et de l’engagement du personnel de SSA, mais il a aussi mis en exergue certaines lacunes capacitaires du service. Les équipes de chirurgie, les médecins anesthésistes (MAR) et les infirmiers anesthésistes (IADE) ont été particulièrement sollicités, tout comme la chaîne d’approvisionnement en matériel médical, avec la mise à contribution de sources externes (dispositif de santé local, hôpitaux civils français, ministère de la Santé, ministère des Affaires étrangères). La gestion des infections a également constitué un défi ([44]). La dynamique engagée par la LPM 2024-2030 pour réparer le service doit être maintenue dans la durée afin de renforcer les effectifs en matière de médecine des forces et hospitalière, ainsi que la chaîne logistique du ravitaillement comme de l’évacuation sanitaire. Elle s’incarne dans le lancement, en janvier 2025, du projet du futur hôpital national d’instruction des armées (HNIA). Enfin, pour être à la hauteur des engagements de haute intensité, il faudra à terme renforcer les capacités de rôle 2 (médecine et chirurgie de deuxième ligne, en structure légère), reconstituer de véritables capacités de rôle 3 (chirurgie lourde et spécialisée) et une pleine capacité hospitalière projetable.
Proposition n° 18 : Poursuivre le renforcement du Service de Santé des Armées, en visant la reconstitution de pleines capacités de rôle 2 et 3 et hospitalière projetable
3. Le défi de la formation et de la compétence technologique pour les armées
Plus les armements se complexifient, plus ils sont généralement contraints par les facultés humaines, notamment cognitives. Toutefois, certaines technologies permettent inversement un potentiel de simplification des opérations, notamment par l’automatisation de certaines tâches et l’aide à la décision. Se pose notamment la question de la capacité, pour les soldats, de saisir et exploiter toutes les potentialités offertes par des objets technologiques aux capacités et fonctionnements complexes et décuplées. En sus, en cas de mobilisation en masse des réservistes faisant suite à une aggravation du contexte stratégique, la complexité des équipements peut freiner la montée en puissance des forces armées.
Pour éviter le dépassement des opérateurs, ainsi que prévenir le risque de surcharge cognitive, trois orientations sont poursuivies dans les armées : la formation, l’ergonomie des équipements et le développement de technologies d’aide à la décision.
a. Le défi de la formation des opérateurs et du maintien des compétences
Le perfectionnement des systèmes peut susciter un allongement des temps de formation des opérateurs. Cette dynamique touche l’ensemble du spectre capacitaire. À titre d’illustration, la formation sur hélicoptère de reconnaissance et d’attaque (HRA) Gazelle prenait en moyenne 15 semaines, contre 30 semaines pour le Tigre. De même, la formation d’un opérateur de Puma prenait 14 semaines, contre 16 semaines sur Caïman. Cet allongement s’explique par le changement de génération dans l’avionique, le système d’arme, d’une approche analogique à un système numérique. Cette hausse du temps de formation doit néanmoins être mise en perspective avec l’amélioration considérable des effets obtenus, les nouveaux systèmes offrant des capacités opérationnelles largement supérieures qui justifient l’investissement temporel supplémentaire en formation.
Dans l’armée de Terre, le déploiement du programme Scorpion s’accompagne d’un accroissement de 50 % du temps de formation. Le Griffon et le Serval, qui doivent remplacer à terme le VAB, présentent un équipement bien moins rustique : la haute technologie, la complexité des manipulations, notamment dans le service du tourelleau obligent les armées à rendre les formations plus poussées. À l’instar de ce qui est fait pour les plateformes aériennes, vos rapporteurs défendent l’acquisition systématique de simulateurs pour les unités opérationnelles. Ils permettraient d’optimiser les coûts et les durées de formation, garantissant un maintien de compétence dans la durée pour les pilotes et les tireurs viseur infanterie (TVI), une fois renvoyés dans leurs unités après leurs stages de formation.
Proposition n° 19 : Systématiser l’acquisition de simulateurs pour les véhicules de la gamme Scorpion au sein de l’ensemble des unités de l’armée de Terre
L’enjeu de formation et de maintien des compétences des opérateurs est particulièrement vif pour les pilotes de l’AAE. Si le Rafale présente un temps de formation similaire à celui du Mirage 2000 (autour de 200 heures de vol pour maîtriser l’ensemble des missions), la réduction du nombre de plateformes a pesé sur les capacités d’entraînement, un problème également rencontré sur l’aviation de transport et les hélicoptères. Inversement, c’est aujourd’hui le nombre de pilotes opérationnels qui freine la remontée en puissance de l’AAE pour d’éventuels engagements de haute intensité. Pour l’aviation de chasse, l’AAE a renforcé l’« abonnement aérien », qui avait été réduit depuis la Guerre Froide. Il vise à entretenir les compétences des pilotes de chasse ayant évolué vers des emplois de cadres, avec un entraînement maintenu de 40 heures de vol par an.
Dans l’aviation de chasse, des patrouilles mixtes permettent d’assurer l’entraînement des jeunes pilotes par des pilotes expérimentés relevant de l’« abonnement aérien ». Des réflexions sont conduites pour l’extension de ce type de dispositif aux pilotes d’avions de transport et d’hélicoptères.
b. Mettre l’ergonomie et la dimension cognitive au cœur du développement et l’emploi des équipements
Les Armées sont confrontées aux défis de concilier avancées technologiques et simplicité d’usage, en misant sur des interfaces intuitives et une gestion optimisée des données opérationnelles.
La robotisation et l’intégration de l’IA de défense ont des effets ambivalents. Nécessitant des interfaces plus modernes aux fonctionnalités variées, elles portent le risque de saturer les opérateurs. Inversement, le recours à l’IA peut permettre de filtrer et hiérarchiser les informations afin de faciliter la prise de décision sans saturer les opérateurs. La robotisation de certaines fonctions, par exemple la surveillance, peut au contraire alléger la charge cognitive des opérateurs.
La conception des équipements dans l’écosystème de défense doit rester anthropocentrée et intégrer toujours plus la dimension cognitive. L’écosystème DGA, armées, BITD, a depuis longtemps pris en compte l’importance de l’ergonomie dans le développement des systèmes ; ainsi, la DGA emploie au sein de ces centres techniques plusieurs dizaines d’experts, notamment des ergonomes, afin d’assurer la prise en compte du facteur humain. Toutefois, l’intégration des technologies de l’information et de la communication dans le domaine militaire bouleverse l’environnement du soldat. Le défi croissant est celui de l’optimisation des capacités cognitives et de la prévention du risque de surcharge dans un contexte où les soldats sont confrontés à un excès d’information et de sollicitations mentales. Ces problématiques peuvent être appréhendées par une adaptation de l’entraînement ainsi qu’une simplification des interactions entre opérateurs et systèmes guidée par la recherche scientifique ; l’Agence d’innovation de défense (AID) porte ainsi des efforts de recherche en la matière dans le cadre d’un axe thématique « Hommes et systèmes ».
D. La masse industrielle et les stratégies d’acquisition : un environnement à réformer et un potentiel à entretenir
1. S’adapter à la dualisation du marché des équipements de défense
« Le dual est devenu la matrice de l’effort de défense » ([45]) avait eu l’occasion de rappeler devant notre Commission l’Amiral Pierre Vandier. L’industrie de défense, centrée depuis la fin de la Guerre Froide autour de sociétés mono-activité, a entamé depuis plusieurs années un mouvement d’hybridation avec l’industrie civile, qui doit être pris en compte dans les stratégies d’acquisition et de développement d’équipement de nos armées. L’innovation dans les technologies de rupture (IA, quantique, robotique etc.) est désormais largement portée par des entreprises civiles.
Le marché des équipements de la défense évolue vers une construction en deux sous-ensembles, qui répondent chacun à des logiques distinctes ([46]) :
– Dans le premier marché, se retrouvent les grandes entreprises de défense, des pure players spécialisés sur les grandes plateformes complexes, ou des équipements de niche (radars, explosifs, etc), avec de fortes barrières à l’entrée. Les biens produits sur ce marché revêtent un caractère durable, avec un cycle de production long et inertiel, fortement consommateur de soutien public en R&D.
– Dans le second marché, se retrouvent des entreprises présentant une forte hybridation entre gamme civile et militaire. Elles présentent une gamme d’équipement plus éclatée, de taille et d’usage très variable. Cet ensemble hétérogène témoigne, sur certains équipements, de barrières à l’entrée plus faibles. On y retrouve davantage d’entreprises de petite taille ou intermédiaire.
La puissance publique peut adapter sa stratégie d’acquisition pour chacun de ces deux sous-ensembles, comme évoqué par MM. Droff et Malizard, chercheurs à la Chaire Économie de défense de l’IHEDN, lors de leur audition par vos rapporteurs. Sur le premier marché, compte tenu du lien étroit avec les besoins définis par la puissance publique ainsi que de la forte intensité capitalistique comme de R&D, stimuler à outrance la concurrence est inefficace. L’approche à privilégier est celle du soutien, sur le long terme, de quelques acteurs installés. En revanche, le marché hybride bénéficie d’une logique de mise en concurrence qui permet d’inciter de nouveaux acteurs à développer des gammes à usage militaire, de stimuler l’innovation et la recherche d’économies d’échelle.
Le marché « historique » des entreprises de la BITD est particulièrement inertiel. Il repose sur l’anticipation des besoins sur le temps long ; par exemple, sur les blindés terrestres, la conception prend plusieurs années voire plusieurs dizaines d’années, l’évolution de la cadence de la chaîne de production requiert 18 mois. Ces contraintes expliquent les difficultés rencontrées par la BITD dans la montée en puissance de la production souhaitée depuis 2022.
Ainsi, même si la guerre en Ukraine devait se terminer, il serait risqué de réduire les perspectives adressées à la BITD. Un tel recul reproduirait les erreurs passées : affaiblissement de l’outil industriel, perte de compétences, et dépendance accrue. Or, la puissance publique ne prévoit pas de moyens spécifiques pour inciter les entreprises à recruter ou investir en l’absence d’un plan de charge clair. Une commande publique trop faible conduit logiquement à une réduction des capacités de production. Maintenir un niveau d’engagement cohérent est donc essentiel pour préserver la souveraineté et la résilience de la BITD pour faire face aux crises de demain et soutenir la mise en place de stocks suffisants.
Pour tirer profit du marché « émergent », il devient impératif de réformer les capacités de détection et d’acquisition des innovations. Les technologies duales, souvent développées en dehors du périmètre traditionnel de la défense, représentent aujourd’hui un levier essentiel pour maintenir l’avance technologique des forces armées et réduire les coûts d’équipement. Leur intégration pour un usage militaire n’est pas toujours aisée, en raison de standards variables ou de nécessité d’adaptation pour les contraintes du combat. Certaines initiatives vont déjà dans ce sens, comme le Battle Lab Terre (BLT) au sein de l’armée de Terre, qui permet de tester rapidement des solutions en environnement opérationnel.
Il s’agit en particulier de renforcer l’écosystème de l’équipement (forces, AID, DGA, et services de soutien) dans sa capacité d’attraction de l’innovation, aujourd’hui encore limitée. En d’autres termes, lui permettre de jouer un rôle plus proactif : lorsqu’une innovation pertinente est détectée, notamment sur le terrain ou dans les laboratoires civils, d’éprouver le concept et de passer rapidement à l’échelle pour une généralisation dans la dotation des forces.
2. Encourager l’innovation et la décentralisation des acquisitions au plus près des armées
La décentralisation d’une partie des acquisitions au niveau des forces militaires peut considérablement renforcer l’innovation, la réactivité et la capacité de massification, en particulier dans les domaines d’équipements à cycle court. Les forces opérationnelles sont souvent en capacité d’identifier des besoins concrets ou à expérimenter des solutions issues du monde civil. Leur donner un pouvoir d’achat plus direct permet de capter ces signaux faibles et de transformer rapidement des usages prometteurs en équipements utiles, sans attendre les lourdeurs des processus d’acquisition centralisés. Cette approche favorise une innovation « par l’usage », agile et adaptée au terrain. Elle répond également à l’enjeu de réactivité : face à des menaces évolutives ou à des opportunités technologiques ponctuelles, les unités doivent pouvoir se doter rapidement d’équipements efficaces, sans passer par des cycles d’approbation longs et inadaptés. Enfin, la décentralisation soutient la massification, notamment pour les segments d’équipements peu coûteux, consommables ou rapidement obsolètes ; on citera par exemple les drones FPV. Dans ces cas, des achats agiles et fréquents permettent de maintenir un volume suffisant malgré le renouvellement rapide des technologies.
Cette décentralisation peut être poursuivie à deux niveaux, dans la gestion de l’équipement des forces au niveau des Armées d’une part, dans le renforcement des enveloppes gérées directement par les opérationnels d’autre part.
a. Redonner une marge de décision aux Armées dans le pilotage du programme 146 « équipement des forces »
Le programme 146 « équipement des forces », doté de 51,4 Mds € en autorisations d’engagement et 18,7 Mds € en crédits de paiement en 2025, constitue le principal levier budgétaire en matière d’armement des armées françaises.
Son organisation en co-pilotage par le CEMA (Chef d’État-Major des Armées) et le DGA, mutualisant les efforts pour les trois armées, permet d’assurer la satisfaction d’objectifs pluriels. Son principe ne saurait être remis en cause. En mutualisant les budgets, il assure un équilibre entre satisfaction des besoins, coût et performance des équipements, ainsi qu’un arbitrage au plus haut niveau des priorités entre les trois armées. Il constitue aussi un levier majeur pour la DGA pour sa mission de développement de la BITD française. Enfin, sa flexibilité permet des ajustements de la trajectoire d’équipement en fonction des évolutions de la programmation, des cycles d’innovation, des besoins opérationnels identifiés ou des retours d’expériences des conflits et opérations en cours.
Toutefois, ce co-pilotage s’efface en pratique devant le constat de la prépondérance de la DGA, qui maîtrise l’ensemble de la chaîne de gestion comme d’exécution financière, et concentre une grande part des compétences, comme relevé par la Cour des comptes ([47]). Les armées interviennent principalement dans le co-pilotage des actions de programmation.
Toutefois, vos rapporteurs sont convaincus qu’il existe une opportunité de redonner une marge d’initiative aux armées, pour des acquisitions sur étagères ou des partenariats d’ampleur limitée avec des entreprises de la BITD. Elle correspond à un besoin exprimé par plusieurs représentants auditionnés, qui estime l’organisation actuelle trop lourde et déresponsabilisante pour mener des initiatives capacitaires ciblées. Il ne s’agit pas pour autant d’exclure l’intervention de la DGA, qui conserverait un rôle de suivi et de conseil dans l’administration de cette poche budgétaire, par ailleurs limitée.
Proposition n° 20 : Déléguer à chacune des trois armées une enveloppe de 100 M€ en pilotage autonome depuis le programme 146 « équipement des forces »
b. Renforcer les acquisitions décentralisées par les unités opérationnelles
Des actions ont déjà été engagées pour augmenter la subsidiarité en matière d’équipement ainsi que pour fluidifier les processus d’acquisition, mais ils restent d’une ampleur limitée. Ils répondent à un besoin réel : nombre d’opérationnels auditionnés par vos rapporteurs témoignent de leur frustration de ne pouvoir conduire de faibles opérations d’acquisition, pour des achats du quotidien, mais aussi pour compléter les dotations, expérimenter une idée d’innovation ou un produit civil à fin d’usage opérationnel.
Dans l’armée de Terre, une enveloppe dite de « réactivité » a été expérimentée dès 2023, fondue en 2024 avec des crédits dédiés à la condition de la personne et à des éléments d’infrastructure au sein d’une enveloppe de « subsidiarité ». Dotée d’un budget global de 20 M€ en 2024, elle permet de confier 100 000 euros en moyenne aux formations bénéficiaires. Elle accorde une grande latitude aux chefs d’unités dans la détermination des usages : résolution des irritants, activités de cohésion ou de tradition, petits équipements, entre autres. Vos rapporteurs ont eu l’occasion de se rendre compte directement de l’intérêt de cette poche budgétaire directement gérée au niveau d’une unité : au 1er RHP, elle a permis des acquisitions de drones commerciaux de petite taille utilisés pour l’innovation en matière de tactique de terrain. Des dispositifs plus limités existent dans la Marine et l’AAE. Pour la première, il s’incarne dans la fongibilité, depuis 2023, des crédits à la main des commandants d’unité. Dans l’AAE, une enveloppe de subsidiarité à hauteur de 21 M€ est mise en œuvre à partir de 2024 pour financer des activités sur les bases et des achats relevant de la condition du personnel. Cette décentralisation s’accompagne en outre du déploiement des cartes achats, afin d’accélérer le processus de paiement.
La Cour des comptes dresse un bilan positif de ces actions : « un effort budgétaire limité peut produire des effets significatifs sur le quotidien des formations, tant pour le moral et la fidélisation du personnel que pour la préparation opérationnelle, et sur la capacité d’action de la chaîne de commandement » ([48]). Elle souligne toutefois que des travaux doivent être menés par les services du ministère des Armées pour fluidifier les procédures d’achat, clarifier le cadre budgétaire et harmoniser l’organisation des actions de subsidiarité entre les trois armées.
Vos rapporteurs recommandent d’amplifier la dynamique de subsidiarité pour l’équipement opérationnel autour de quatre leviers :
– Homogénéiser les dispositifs existants dans les trois armées en matière d’achats de subsidiarité, et spécialiser une partie de l’enveloppe dédiée pour de l’équipement opérationnel. Les enveloppes de subsidiarité aujourd’hui mises en œuvre peuvent servir un large panel d’usages, allant de la cohésion à l’équipement quotidien, les infrastructures ou l’équipement opérationnel. Il ne s’agit pas de soustraire aux commandants d’unités la possibilité d’utiliser des fonds de subsidiarité pour des éléments de cohésion ou de qualité de vie, mais bien d’accorder une marge de manœuvre supplémentaire en matière d’équipement opérationnel.
– Renforcer les montants mis à disposition des unités opérationnelles. Ces enveloppes doivent être suffisamment importantes pour répondre rapidement aux besoins, tout en restant encadrées et contrôlée a posteriori, dans un souci d’équilibre entre autonomie locale et contrôle budgétaire.
– Confier des capacités d’adjudication. Accorder un véritable pouvoir d’adjudication aux unités militaires leur donnerait la capacité de choisir rapidement leurs fournisseurs et de lancer des commandes adaptées aux besoins opérationnels.
– Mettre à disposition des ressources humaines qualifiées. La réussite des acquisitions décentralisées repose aussi sur la disponibilité de ressources humaines compétentes et formées, capables d’évaluer les besoins, d’analyser les offres et de gérer les procédures d’achat public, par exemple issues du Service du commissariat des armées. Le renforcement des compétences au sein des unités est indispensable pour assurer la cohérence, la pertinence et la sécurité des acquisitions décentralisées. Ce renforcement peut également viser l’intégration de compétences techniques pour la fabrication (électronique, modélisation 3D par exemple). La mise en place de partenariats avec des structures de formation locales (lycées professionnels et technologiques, établissements universitaires) comme ont pu l’observer vos rapporteurs au 1er RHP à Tarbes, concourt en outre à l’ancrage des unités dans le tissu local et à la diffusion de la culture de défense.
D’un point de vue budgétaire, ce rehaussement pourrait passer par un abondement relatif du programme 178 à partir du programme 146, qui viendrait accentuer la focale opérationnelle des acquisitions à destination des forces. En revanche, l’effet recherché ne doit pas être une exclusion de la DGA dans l’accompagnement de ces acquisitions ; cette dernière resterait mobilisée, notamment via ses centres d’expertise.
La décentralisation des acquisitions, bien qu’efficace pour accélérer l’innovation et la réactivité, doit toutefois rester limitée, car présentant des limites qu’il convient de ne pas négliger. Aller trop loin dans cette logique pourrait générer des incohérences capacitaires, en multipliant les équipements non standardisés, difficilement interopérables ou mal alignés avec les orientations stratégiques globales. Par ailleurs, le recours accru à des achats locaux ou rapides, souvent en dérogation aux procédures classiques de la commande publique, peut accroître le risque de favoritisme ou d’opacité dans les choix des fournisseurs. Enfin, une décentralisation efficace suppose des ressources humaines qualifiées, capables d’évaluer les offres, de filtrer les demandes, et d’articuler les besoins du terrain avec les impératifs de cohérence globale.
C’est pourquoi vos rapporteurs suggèrent un effort spécifique de 100 000 euros en moyenne par formation opérationnelle pour les achats dédiés aux équipements opérationnels. Sur la base des unités opérationnelles bénéficiant des dispositifs existants (bases aériennes dans l’AAE, formations de l’armée de Terre – régiments, brigades et commandements –) et d’une extension aux autorités organiques de la Marine (bâtiments de surface pour la force d’action navale mais aussi les éléments relevant des forces sous-marines, de l’aéronautique navale et des fusiliers marins et commando), on peut estimer un effort portant sur quelques centaines de formations opérationnelles et administratives, soit un ordre de grandeur proche de 50 M€.
Proposition n° 21 : Confier des capacités juridiques aux unités opérationnelles en matière d’achats publics et prévoir la mise à disposition de ressources humaines spécialisées
Proposition n° 22 : Renforcer et harmoniser les enveloppes budgétaires de subsidiarité confiées aux chefs d’unités des trois armées pour des acquisitions d’équipements, en visant un volume moyen de 100 000 euros par formation administrative
c. Stimuler les circuits d’innovation et de passage à l’échelle
Dans un contexte d’accélération des cycles d’innovation et de contre-innovation, il est essentiel de fluidifier les circuits de détection des innovations externes et internes comme de passage à l’échelle au ministère des Armées. L’objectif est de réduire les délais entre l’idée, la preuve de concept et l’intégration opérationnelle, en articulant le travail des acteurs de l’innovation, les états-majors et les maîtres d’ouvrage.
Conscient de cet impératif, plusieurs dispositifs ont été créés depuis 2017 pour animer l’innovation en interne ainsi qu’avec les PME/ETI par les trois armées, la DGA et l’Agence de l’innovation de défense (AID). Pour animer l’innovation participative, l’AID a développé depuis 2018 une cellule d’innovation participative, chargée de détecter et soutenir les innovations de terrain, via un budget qui reste néanmoins limité, autour de 1,50 M€ par an. Les armées développent également leurs propres circuits d’innovation, créant un foisonnement d’initiatives dédiées.
La mise en place d’un guichet unique à travers la plateforme hAPPI animée par l’AID permet de recenser les projets d’innovations existants et assurer une coordination des acteurs ; elle recense à ce jour 2 600 projets et idées. Toutefois, le recensement des projets reste une étape préliminaire dans la mise en œuvre d’une véritable stratégie d’ensemble lisible pour les industriels. Il ressort des auditions de vos rapporteurs que le défi pour les industriels reste l’identification des bonnes voies d’entrées et le travail à fournir, pour réaliser les prises de contact qualifiées auprès des unités ou des administrations concernées, présenter leurs innovations, tester leurs solutions. Vos rapporteurs relaient la proposition de certains industriels auditionnés d’une mise en place d’une cartographie des voies de développement des technologies prévues par les armées à destination ou en partenariat avec le secteur privé, permettant d’identifier les unités et acteurs concernés, les durées moyennes de réalisation des étapes, jusqu’à la possibilité d’obtenir un contrat.
Des travaux sont également engagés pour faciliter la capacité à tester des matériels pour les industriels. L’EMA a récemment lancé en partenariat avec l’AID la démarche IDEM « Innovation Destinée aux Exercices Militaires » qui a pour objectif de tester des solutions d’entreprises lors d’exercices locaux puis de taille croissante, permettant aux industriels de bénéficier des données d’entraînement et de conditions qui seraient par ailleurs difficile à répliquer.
L’AID compte également développer davantage une approche de « défi d’innovation » : des commandes publiques ciblées sur un segment capacitaire mobilisant un maximum d’acteurs innovants avec des exigences simples. L’exemple de LARINAE et COLIBRI est révélateur, avec seulement 4 spécifications (objets visés, autonomie, précision, distance) et 2 contraintes (calendaire et financière).
Concernant le passage à l’échelle des innovations détectées ou développées, l’AID a engagé depuis quelques années un dispositif doté de moyens budgétaires dédiés. Il est doté de 24 M€ en 2025, issus des programmes 146 « Équipement des forces » et 178 « Préparation et emploi des forces ». Il concerne 20 à 25 projets par an. Son principe repose sur des instances de suivi régulières avec chaque armée pour identifier les solutions prometteuses, et une instance centrale « passage à l’échelle » où sont arbitrés les projets à généraliser. Cette gouvernance permet de mutualiser les retours, de prioriser les projets et de les faire entrer dans des trajectoires capacitaires. L’AID assure l’animation, la coordination et le secrétariat de ces travaux, jouant un rôle clé dans la mise en cohérence de l’écosystème d’innovation.
Toutefois, la portée de l’innovation reste diluée en bout de chaîne par les procédures d’acquisition ou de programmation. D’une part, pour les petits équipements innovants ou les équipements devant être acquis sur étagères en faible volume, l’absence d’enveloppes budgétaires et de compétences adjudicatrices dédiées au sein des unités opérationnelles freine le déploiement. D’autre part, pour les équipements nécessitant des certifications puis d’éventuels achats en série, les procédures de certification, d’obtention des autorisations d’emploi et d’achat par la DGA et les états-majors, déjà fortement mobilisés sur les programmes capacitaires existants, allongent fortement les délais et risquent une fatigue de l’innovation ([49]). L’AID, qui a notamment pour mission d’animer ce circuit de l’innovation, n’est pas dotée de la compétence ou des moyens budgétaires pour des achats en série.
La montée en puissance des ressources dédiées aux dispositifs de passage à l’échelle animés par l’ADI pourrait accompagner les efforts menés à la DGA pour accroître la réactivité des acquisitions. Elle servirait une logique de chaînage vertueux de l’innovation autour de trois étapes en cours de consolidation : (1) détection d’une innovation par l’AID ou les armées ; (2) acquisition subsidiaire sur étagères pour les équipements nécessaires en faibles volumes OU inscription dans le dispositif de passage à l’échelle de l’AID ; (3) passage en série organisé par l’AID ou inscription dans un programme de certification et d’industrialisation par la DGA, préférablement en acquisition réactive.
Proposition n° 23 : Relever à 30 M€ le financement du dispositif de passage à l’échelle mis en œuvre par l’Agence de l’innovation de défense
Proposition n° 24 : Réaliser une cartographie lisible de l’ensemble des circuits d’innovation et d’expérimentation mis en œuvre par les armées, l’AID et la DGA, à destination des industriels
Dynamiser le circuit de l’innovation participative et des acquisitions
d. Faciliter le recours à des procédures d’achats publics de gré à gré
La capacité de recourir à des marchés de gré à gré constitue un levier essentiel pour assurer la fluidité des opérations d’armement, pour assurer des innovations rapides ou pour faire face à des besoins à couvrir en urgence. Elle permet de réduire les délais de passation, d’éviter l’inertie liée aux procédures formalisées et de s’adapter avec souplesse à des situations où les solutions sont encore émergentes ou non standardisées. Cela est particulièrement pertinent pour acquérir rapidement des technologies critiques, nouer des partenariats avec des PME ou startups, ou lancer des expérimentations sans attendre la lourdeur des marchés classiques.
Les spécificités des marchés de défense et des urgences d’équipement sont déjà prises en compte par les normes encadrant la commande publique, fondant plusieurs régimes dérogatoires. Outre les dispositifs dérogatoires de droit commun, les partenariats d’innovation et les dispositions applicables aux marchés de défense et de sécurité, le code de la commande publique permet la mise en œuvre de procédures allégées lorsque sont en jeu des intérêts essentiels de sécurité de l’État. Également, les programmes d’urgence, décidés par l’État-major des Armées, permettent de raccourcir significativement les délais en s’affranchissant des obligations de publicité ou de mise en concurrence. C’est ainsi que le Commandement des Opérations Spéciales a pu organiser rapidement le remplacement de ses véhicules d’appui lorsque les véhicules Grizzly issus du programme « Poids Lourd des forces spéciales » n’ont pas été jugés adaptés aux besoins de ses forces, via une nouvelle procédure d’acquisition en urgence telle que prévue à l’Article R2122-1 du Code de la commande publique.
Pourtant, il ressort des auditions de vos rapporteurs que ces dispositifs dérogatoires, ainsi que les seuils de déclenchement d’une procédure formalisée sont encore connus ou appliqués de manière inégale. Pour tirer pleinement parti des dispositifs dérogatoires il est indispensable de mieux former et acculturer les services acheteurs à leur usage, mais aussi de diffuser leur connaissance à l’ensemble des cadres. Vos rapporteurs souhaitent notamment relever le cas spécifique des achats publics réalisés au profit du Commandement des Opérations Spéciales, auxquels ils estiment nécessaire d’étendre de manière plus systématique les dispositifs dérogatoires à la commande publique, notamment ceux applicables aux activités de renseignement.
3. Réformer l’environnement de l’appareil industriel de défense
a. Rationaliser les spécifications et contraintes pesant sur les entreprises de la BITD et les armées
Un militaire auditionné par vos rapporteurs a indiqué : « la DGA répond correctement à sa mission, mais elle est faite pour garantir une maîtrise totale des risques, dans une approche qui relève du temps de paix ».
Ce sentiment s’inscrit dans un défi plus large de simplification qui touche l’ensemble des parties prenantes de l’écosystème d’équipement de défense (BITD, DGA, États-majors). L’écosystème de défense semble parfois céder à une forme d’« utopie des règles » ; à titre d’exemple, les rapporteurs ont constaté l’impossibilité, pour des opérationnels de percer un simple trou dans l’habitacle d’un véhicule blindé terrestre en dotation à fin d’installation d’un système de communication, sans une lourde procédure de saisine de la DGA et de l’industriel concerné.
Vos rapporteurs saluent la prise de conscience par l’ensemble des acteurs concernés, à commencer par la DGA, de la nécessité de simplifier les attentes, spécifications et normes pesant sur l’activité industrielle de défense. Le travail est important, ne serait-ce que pour assurer une décroissance nette des normes applicables et changer les mentalités. Il faut désormais aller plus vite et plus loin dans cette démarche, avec une obligation de résultats, en acceptant des risques et des compromis sur la performance maximale au profit de la disponibilité et des coûts ([50]).
i. Simplifier l’expression des besoins
Les auditions révèlent la persistance d’une problématique d’accumulation des spécifications pesant sur les cahiers des charges des équipements de défense. Elle est amplifiée par la réduction des formats, les équipements produits pour les armées françaises par les industriels de la BITD l’étant généralement en séries limitées, avec régulièrement une mutualisation entre plusieurs segments ou services des armées aux attentes hétérogènes. S’ajoute à cela le souci de conserver un potentiel d’exportation, si possible avec une chaîne de sous-traitance souveraine. La définition du cahier des charges par l’ensemble des parties intéressées via un « document unique de besoin » (DUB), prévue par une instruction du ministère des Armées ([51]), aboutit à une inflation des spécifications ; à titre d’illustration, le programme de camion-citerne de nouvelle génération avait abouti, en première instance, à près de 1 200 exigences différentes.
Un travail spécifique de simplification des exigences est engagé au sein de la DGA, tout particulièrement sur le segment terrestre. Il passe notamment par l’organisation de revues internes de simplification par les pairs, avec une réduction forte des exigences lorsque l’objet s’y prête, et un dialogue renforcé avec les autorités de qualification. Il est fortement consommateur de ressources et de temps pour la DGA, mais affiche des réussites certaines. Il a notamment permis de ramener à 700 exigences le DUB sur le camion-citerne. Toujours à titre d’exemple, les parties intéressées ont réussi à aboutir à un niveau de 30 exigences sur le marché d’engins de bréchage mécanique de zone minée (EBMZ). Cette démarche de réduction volontariste des exigences, pour l’instant centrée sur le segment des équipements terrestres, va être étendue au domaine naval en 2025.
Pour cela, la DGA peut s’appuyer sur son dispositif de Force d’acquisition réactive (FAR), créé en 2024. Inspiré d’approches agiles de « fast tracking », la FAR repose sur une logique où le besoin est adressé de manière pragmatique en se fondant sur des acquisitions sur étagères, avec un pilotage par les délais plutôt que par les spécifications. Cette structure permet à la DGA de construire et conduire rapidement des projets, en s’affranchissant des contraintes des schémas classiques. Elle vient renforcer le panel des outils existants à la main de la DGA pour accélérer les acquisitions, à commencer par le dispositif d’urgence opérationnelle.
Proposition n° 25 : Systématiser l’approche de simplification des exigences développée au sein de la DGA à l’ensemble des segments d’équipements complexes, notamment naval et aérien
La DGA peut également stimuler l’innovation par le recours à des mécanismes contractuels innovants. C’est notamment le cas des accords-cadres dits « OASIS » (opérations agiles de stimulation de l’innovation appliquée à un système) par lesquels la DGA confie une partie de sa maîtrise d’œuvre à un ou plusieurs industriels.
ii. Simplifier le cadre normatif et administratif pesant sur les entreprises de la BITD et les armées
Le domaine de la défense, en raison de ses spécificités – exposition permanente au risque, interventions dans des environnements fortement dégradés – doit pouvoir bénéficier de dérogations au droit commun. Celles-ci apparaissent indispensables afin de prévenir tout blocage ou ralentissement susceptible d’entraver outre mesure l’action des forces armées, de compromettre l’efficacité des opérations et de retarder les programmes.
Ces dernières années, l’application indifférenciée de normes civiles au domaine militaire a entraîné des retards dans des programmes et dans la mise en service d’équipements. Le drone MALE AAROK, développé par l’entreprise Turgis et Gaillard a connu des retards (le premier vol était prévu en automne 2024) en raison du volume trop important de justifications exigées par l’autorité technique chargée de sa certification. Le Patroller, drone tactique développé par Safran a également connu des retards importants dus aux trop nombreuses normes civiles imposées à cet équipement militaire. En outre, cela bride ses possibilités d’exportations, en ajoutant des spécifications qui peuvent ajouter à son poids ou réduire ses performances opérationnelles.
De même, la lourdeur des circuits de certification bride l’évolutivité des matériels et l’intégration d’acquisition sur étagères. À titre d’exemple, vos rapporteurs ont été informés qu’il a fallu près de 15 ans pour qu’une demande d’installation sur les hélicoptères Gazelle d’une mitrailleuse Gatling aboutisse ; cette dernière est pourtant utilisée depuis de très nombreuses années au sein d’armées alliées. Dans le même ordre d’idée, les drones Reaper Block 5 de l’AAE, soit 9/12e de la flotte, ont dû attendre plusieurs années avant de pouvoir voler dans l’espace aérien français, ces drones ayant pourtant accompli de nombreuses missions de combat en OPEX.
Les initiatives de la Commission européenne de simplification du cadre normatif sont à poursuivre pour limiter ses impacts négatifs. Le cadre normatif européen, qu’il soit au sujet de la défense ou relève de réglementations transverses est un facteur d’alourdissement des procédures. Ces normes correspondent à des temps de paix, où le risque militaire apparaît moins justifié. Le contexte actuel exige de prendre à nouveau ces risques. Plusieurs réglementations sur la défense ou transverses ont été citées lors d’auditions : Directive 2009/43/EC, Directive 2009/81/EC, EDIRPA, ASAP, Règlement IA Act, Règlement CRM Act… Avant leurs publications, les nouvelles normes devraient s’accompagner d’études d’impact plus poussées sur les conséquences qu’elles pourraient avoir sur les domaines de la défense. Un suivi plus régulier de l’adoption des mesures visant à simplifier le cadre normatif pourrait être mis en place, pour s’assurer de leurs performances concrètes auprès des armées européennes et de la BITDE.
Les auditions de vos rapporteurs ont fait ressortir trois domaines dans lesquels les normes sont régulièrement inadaptées aux activités liées au domaine de la défense : la pyrotechnie, la sécurité informatique et l’aéronautique. Dans le domaine de la pyrotechnie, des normes trop strictes limitent la montée en puissance des industriels. Des autorisations pour construire de nouvelles usines ou agrandir les existantes peuvent être complexes à obtenir et ainsi ralentir l’augmentation des cadences de production et empêcher certains acteurs d’émerger.
Les exigences de sécurité informatiques s’appliquent parfois de manière trop uniforme. En raison de leur simplicité d’utilisation ou de leur caractère consommable, certains équipements – tels que les véhicules légers ou les petits drones – ne requièrent pas nécessairement l’application de règles de sécurité aussi rigoureuses.
Enfin, le cadre normatif relatif à l’aéronautique comporte bien souvent des règles trop strictes – issues du monde civil – pour les appareils militaires, malgré l’impératif majeur de développement de la capacité drone. Il est ainsi particulièrement difficile de réaliser des essais de drones TUAV ([52]) ou MALE, en raison des nombreuses certifications exigées pour autoriser le vol. Les essais en vol du Patroller n’ont ainsi pas pu être réalisés en France et la mise aux normes de l’AAROK a nécessité un an de travail pour les ingénieurs de Turgis et Gaillard. Les normes relatives à la maintenance des avions militaires pourraient également grandement ralentir les opérations militaires dans un contexte d’engagement en haute intensité.
Proposition n° 26 : Faciliter la réalisation des tests d’équipements aéronautiques, notamment en ouvrant de nouveaux espaces aériens destinés à cette mission dans des zones peu habitées et en initiant la réflexion sur des dispositifs de certification dérogatoire
Les véhicules terrestres se voient bien souvent obligés de s’adapter aux normes de sécurité routière civiles, au point parfois de nuire à leur potentiel militaire. Cela a été le cas des VBMR-L Serval, dont les phares ont dû être descendus pour convenir aux normes de sécurité routière. Or, en baissant ces phares, outre les délais et le coût, ils ont été rendus plus susceptibles d’être endommagés avec des éléments du terrain – branches, pierres, cavités – réduisant ainsi leur capacité opérationnelle, renforçant donc au passage les coûts d’entretiens du véhicule.
Les initiatives de la DGA et de la Commission européenne pour limiter l’impact des normes sur le potentiel militaire sont ainsi à saluer. La DGA a proposé plusieurs mesures pour atteindre cet objectif : mettre en place une pause réglementaire pour laisser le temps aux entreprises de s’adapter aux nouvelles normes, porter une attention particulière aux réglementations transversales et leurs impacts sur la défense et limiter la charge des entreprises en matière de reporting extra-financier (reporting ESG ou RSE) et les mesures discriminant la défense dans l’accès à la finance durable. Dans le cadre du livre blanc sur la défense européenne (White Paper for European Defence Readiness 2030) la Commission a annoncé des travaux de simplifications dédiés au secteur de la défense. Ces travaux visent à réduire la charge administrative des entreprises de la BITD européenne.
b. Faciliter le développement de segments nouveaux ou innovants servant la différenciation capacitaire pour les armées
i. Stimuler l’innovation par des opérations d’acquisition agiles
Les armées et la DGA doivent poursuivre les efforts de simplification des exigences et laisser plus de marges aux industriels pour innover et développer des matériels aptes à répondre aux besoins des opérationnels.
Les contrats agiles, expérimentés avec succès à la DGA, gagneraient à être employés plus largement. Pour accompagner le lancement de projets issus de PME et favoriser leur montée en maturité grâce au lien avec des grands maîtres d’œuvre industriels, DGA et AID travaillent sur des accords-cadres OASIS (opérations agiles de stimulation de l’innovation appliquée à un système). L’écosystème CENTURION, mis en place pour accélérer l’innovation au profit de l’équipement du fantassin, en est une illustration. La démarche de l’AID sur les MTO avec les appels à projets COLIBRI et LARINAE a permis des résultats positifs. Elle a permis aux industriels français de monter en compétence dans ce domaine : les gammes de MTO Mataris et Oskar ont ainsi pu être développés dans un délai rapide, cette dernière a pu être envoyée et testée par les forces ukrainiennes.
ii. Favoriser le développement incrémental et l’évolutivité des matériels
Les industriels doivent être encouragés à développer des matériels qui permettent l’intégration de nouveaux composants, pour leur permettre d’acquérir de nouvelles capacités ou de se moderniser.
Le développement de produits autour d’architectures ouvertes doit être favorisé pour permettre une innovation optimale. Les architectures ouvertes ont longtemps été mises de côté par les industriels, ces derniers estimant qu’elles pouvaient constituer un risque pour la sauvegarde de leur propriété intellectuelle et étaient un obstacle à la pleine satisfaction des besoins énoncés par les armées. Le développement rapide de certains segments comme celui des drones et des intelligences artificielles ont pourtant montré qu’elles sont un élément essentiel pour que l’innovation se développe. Elles peuvent ainsi se retrouver dans le développement de plateformes communes, notamment dans le domaine des blindés : un châssis pouvant servir de base au développement d’une gamme complète et ainsi permettre des économies d’échelle. À titre d’exemple, le véhicule de combat blindé TITUS, à architecture ouverte, est suffisamment modulable pour être adapté à un vaste panel de besoins capacitaires.
De manière connexe, il est essentiel de prévoir la possibilité, dès la conception, d’intégrer de nouvelles briques capacitaires et de nouveaux composants. Ces possibilités d’intégration, que vos rapporteurs qualifient d’« approche USB », sont essentielles pour adapter les plateformes aux nombreuses évolutions du champ de bataille. Elles permettent également d’allonger la durée de vie des équipements et sont un atout majeur dans le cadre des contrats exports. L’exemple de la gamme Scorpion est particulièrement révélateur, avec certains véhicules présentant un potentiel d’additivité bridé par la surface disponible pour l’ajout de nouveaux capteurs ou effecteurs, ou par la capacité d’énergie embarquée, difficile à augmenter.
Les armées ont un rôle à jouer pour stimuler l’évolutivité des systèmes et encourager une culture de l’innovation additive, en recourant davantage aux commandes dédiées à l’évolution de matériels déjà livrés, à l’exemple du programme à effet majeur « Évol SNA » pour la modernisation des sous-marins.
Dans cette même logique de favoriser les architectures ouvertes, les données numériques acquises et détenus par les armées et les entreprises de la BITD doivent être partagées largement. Ce partage est essentiel pour permettre aux différents acteurs de la filière, en particulier les acteurs émergents, d’innover en répondant aux besoins opérationnels. Cela est tout particulièrement vrai dans le domaine des intelligences artificielles où les données sont un élément fondamental de la qualité finale du produit : plus les IA sont entraînées à partir d’éléments réalistes, plus elles correspondront aux attentes des unités. Il doit être prioritairement encouragé pour les plateformes ayant vocation à constituer le cœur de systèmes connectés d’effecteurs, comme le Rafale, le SCAF et les véhicules du combat terrestre. Ce partage doit naturellement se faire de manière sécurisée pour limiter le risque de fuites.
Proposition n° 27 : Systématiser les clauses de partage de données dans la passation des contrats avec les industriels, permettant une diffusion auprès des industriels innovants sous contrôle des armées et de la DGA
c. Préserver un potentiel industriel pour une véritable bascule en économie de guerre
Un ensemble complet de capacités industrielles doit être maintenu, même à un faible niveau de production ; elles sont les braises sur lesquelles pourrait repartir une véritable économie de guerre si le contexte l’exigeait. La DGA a pour mission de veiller au recensement de ces capacités clés : construction maritime et aéronautique, production de munitions de petits et gros calibres, production de drones, entre autres.
Vos rapporteurs ont notamment eu l’occasion de visiter le site de la Forge de Tarbes, racheté en 2021 par Europlasma, qui produit des corps d’obus. S’il est encore tôt pour dresser un bilan complet de cette acquisition, l’activité est tirée par le contexte de hausse des budgets de défense. La forge a multiplié par trois sa production entre le premier trimestre 2024 et le premier trimestre 2025 ; elle est passée de 19 à 90 salariés depuis la reprise.
Les industries civiles, au côté des industries militaires, sont un élément majeur des économies de guerre, elles offrent une capacité de production bien plus importante. Les partenariats entre ces industries et l’État doivent être poursuivis pour préparer au mieux un éventuel passage à des productions massifiées. Il ressort des auditions de vos rapporteurs que des partenariats sont déjà en réflexion pour étudier la possibilité de produire des drones (MTO, type Shahed-136) dans des usines automobiles ou au minimum d’en produire certains composants essentiels comme le moteur.
Le développement de logiques de commandes surnuméraires peut, sur certains segments, soutenir la résilience de capacité clés. Ainsi, les chantiers navals militaires pourraient par exemple mieux exploiter les convergences dans la construction de coques les chantiers civils et être encouragés à produire en anticipation de commandes à l’exportation. Vos rapporteurs ont eu l’occasion de développer supra les bénéfices du modèle italien où les chantiers navals sont encouragés à produire des bâtiments militaires en continu pour la Marine, en contrepartie de cessions facilitées en cas de conclusion de contrats à l’export.
Le rôle des stades de défense (STADEF), qui doivent être mis en place d’ici l’été 2026, doit être particulièrement mis en exergue. Ils constituent un outil de planification stratégique qui organise la montée en puissance progressive de l’appareil de défense national et des outils non-militaires selon une échelle graduée sur cinq niveaux, de l’état stable de paix à l’état de guerre. Cette grille de lecture permet d’adapter les postures et les moyens mobilisés en fonction de l’évolution de la menace, offrant un cadre réversible de mobilisation de l’ensemble de la Nation.
Les STADEF constituent aussi un outil de signalement stratégique international et national, permettant à la fois une communication claire de la posture et des intentions nationales vis-à-vis des partenaires et compétiteurs, ainsi qu’une coordination efficace de l’ensemble des acteurs publics et privés.
Ils doivent trouver leur déclinaison opérationnelle dans la mobilisation de l’industrie civile, qui constitue un levier essentiel de la montée en puissance des capacités militaires. Au-delà de la simple coordination avec la BITD, il s’agit de prévoir des mécanismes d’activation de l’ensemble du tissu industriel national en fonction du niveau de STADEF.
Pour vos rapporteurs, ces dispositifs doivent également permettre la mise en œuvre de systèmes dérogatoires aux normes civiles ou de « temps de paix », notamment en matière de cadence de production, normes industrielles et d’encadrement du travail, afin de répondre aux impératifs de réactivité qu’impose la logique d’économie de guerre et de garantir la disponibilité des ressources critiques dans les délais requis. Ils estiment que chaque français devrait être informé du niveau de STADEF et adopter une posture en conséquence (vigilance informationnelle, stocks personnels, déplacements, etc.), à l’image de ce qui se pratique déjà pour les alertes météorologiques.
4. Renforcer et rationaliser les coopérations européennes en matière d’armement
Face au défi de concilier masse et technologie, les pays européens pourront difficilement faire l’impasse sur le développement d’une véritable stratégie européenne, différenciant les productions nationales selon une logique de « best athlete ». La Commission européenne pourrait à ce titre jouer un rôle d’arbitre entre les parties prenantes pour favoriser la bonne gouvernance, tout en respectant la souveraineté des États.
Le renforcement et la rationalisation des coopérations européennes sont un élément essentiel pour permettre à l’armée française de renforcer son format tout en maintenant des capacités technologiques de pointe. Les projets européens de défense offrent plusieurs avantages significatifs. Ils permettent une mutualisation des coûts et des risques pour des projets onéreux, difficiles à financer au seul niveau national. En outre, l’agrégation de la demande permet des économies d’échelle grâce à des acquisitions conjointes, offrant une visibilité aux industriels sur leurs carnets de commandes. Cela leur permet d’investir dans de nouvelles lignes de production ou de lisser leur production. Enfin, l’accès à des financements de la Commission européenne, tels que l’EDIP (1,5 Md € sur 2025-2027) pour les acquisitions conjointes et le renforcement industriel de la BITDE, ainsi que le subventionnement des actions de R&T et R&D via le Fonds européen de défense, accroît la masse financière disponible et favorise le développement des technologies futures. Guidés par l’exemple de réussites (MBDA, Airbus) des champions européens peuvent encore voir le jour dans des domaines où la masse est un élément essentiel pour garantir l’efficacité du matériel produit : MTO, obus ou encore blindés.
La coopération européenne permet théoriquement d’atteindre une certaine masse opérationnelle en réduisant les coûts via l’effet de volume (plus d’équipements accessibles à iso budget, notamment dans les domaines munitions, missiles et drones). En pratique, les bénéfices de la coopération sont régulièrement minés par des difficultés de maîtrises d’œuvre. Tout d’abord, la coordination prend du temps et les coopérations prennent souvent plus de temps que prévu. Citons notamment le projet A400M, qui a accusé quatre ans de retard. La gestion de ces projets est également plus complexe, et des surcoûts apparaissent régulièrement, en raison de retards, de désaccords sur le cahier des charges, rognant les gains issus du partage des coûts non récurrents. Le projet A400M a par exemple connu un surcoût de 11 Md €. De plus, il est souvent difficile de s’accorder sur le cahier des charges et sur la répartition des tâches entre les industriels, comme en témoigne le projet NH90, qui a donné lieu à 22 versions différentes.
a. Réévaluer les coopérations majeures à l’aune des évolutions du combat contemporain
Pour assurer les avantages offerts par des coopérations européennes, il faut que celles-ci obéissent à des principes de gouvernance efficiente sans quoi elles sont vouées à des retards, voire à des échecs.
Le programme du système de combat aérien du futur (SCAF) pourrait à ce titre bénéficier d’une réorganisation sans quoi, il risque de déboucher sur une « cathédrale technologique » supplémentaire, peu adaptée aux approches de différenciation de la guerre contemporaine. Le projet qui vise à développer un nouvel avion de combat (New generation Fighter), un cloud de combat et des drones d’accompagnement (wingman) est mené en coopération avec l’Allemagne et l’Espagne (la Belgique a un statut d’observateur). La réalisation du programme est répartie entre Airbus, Dassault et Indra, mais la maîtrise d’œuvre aboutit à une répartition que Dassault estime déséquilibrée. Or, au regard des compétences, le déséquilibre ne serait pas justifié compte tenu de l’écart d’expérience entre ces deux sociétés dans le développement d’avions de chasse. Vos rapporteurs sont par ailleurs particulièrement réservés sur le cahier des charges, qui semble à ce stade trop ambitieux : l’avion risque d’être trop complexe, trop lourd – environ 40 tonnes dans l’état actuel des projets contre 25 tonnes pour le Rafale à charge maximale – et trop cher pour permettre d’être acheté à niveau au moins comparable avec la flotte actuelle. Il ferait peser un risque de réduction des formats d’une aviation de chasse déjà taillée au plus juste et pourrait être difficile à adapter pour une utilisation sur un porte-avions. L’avis de vos rapporteurs est que cette coopération doit être rééquilibrée, en donnant une réelle maîtrise d’œuvre à Dassault en raison de ses compétences. Il s’inspirerait ici d’autres programmes comme le nEUROn ([53]). Un tel rééquilibrage serait par exemple envisageable en renforçant la participation de la France au financement à hauteur de 50 % dans le cadre du passage à la phase II (en 2026). En outre, vos rapporteurs soulignent l’importance du développement rapide du cloud de combat du SCAF, dont il est nécessaire qu’il puisse être intégré aux chasseurs de générations antérieures actuellement en service dans l’AAE.
Concernant le système principal de combat terrestre (Main Ground Combat System, MGCS), une clarification doit être opérée concernant l’interaction avec le projet porté par le Fonds européen de Défense de Future Main Battle Tank (FMBT). Le programme progresse, avec l’officialisation de la création de la société de projet réunissant KNDS France, KNDS Allemagne, Rheinmetall, et Thales et la désignation récente de son directeur. Mais l’interaction avec FMBT pose question. À ce stade, deux groupements industriels ont répondu au projet européen : un premier groupement portant sur le développement d’un démonstrateur char, sous leadership industriel allemand ; un second groupement, impliquant KNDS France et limité au seul financement de briques technologiques. Afin d’éviter un désalignement industriel et stratégique et une organisation prenant à revers la logique de MGCS, il est essentiel de favoriser les conditions d’un rapprochement entre ces deux groupements.
Pour Thomas Gassilloud, le programme de développement d’un drone MALE européen « Eurodrone » ne correspond pas aux besoins les plus urgents en matière de Défense. Près de dix ans après son lancement, ce programme multinational de drone MALE (moyenne altitude longue endurance) accumule les retards sans qu’aucun prototype n’ait encore été construit, soulevant des interrogations légitimes sur sa capacité à répondre aux besoins opérationnels actuels et futurs. Comme l’a souligné le chef d’état-major de l’armée de l’Air & de l’Espace, « les temps ont changé » ([54]) depuis la définition des spécifications initiales, et l’appareil risque d’être obsolète avant même les premières livraisons visées pour 2031, en raison notamment de son trop grand volume (28 mètres d’envergure, poids de 17 tonnes) comme de son empreinte logistique coûteuse et imposante. Face à cette situation, et considérant l’émergence d’alternatives comme l’Aarok français, qui pourrait présenter une solution plus performante, moins onéreuse et disponible plus rapidement, la suspension du programme Eurodrone devrait être sérieusement envisagée. Cette décision permettrait de réorienter les ressources dédiées de la LPM 2024-2030, qui prévoyait l’achat de 6 systèmes, vers des solutions plus agiles et mieux adaptées aux enjeux contemporains.
Proposition n° 28 (M. Gassilloud) : Étudier la suspension du programme de développement du drone MALE européen « Eurodrone »
b. Repartir des besoins opérationnels en favorisant la convergence vers des besoins partagés
Pour aboutir à un renforcement des coopérations européennes, il serait pertinent de ne pas systématiquement se diriger vers des grands programmes complexes mais plutôt de favoriser des coopérations sur des segments plus simples où des besoins communs sont déjà clairement identifiés. Les programmes structurants, s’ils comportent des avantages, peuvent également être porteurs de défauts : difficulté à définir un cahier des charges commun, retards en série, surcoûts. Pour éviter ces inconvénients dus bien souvent à la complexité du matériel et à l’inadéquation des besoins entre les participants, des partenariats pourraient être construits sur des segments plus simples. À titre d’exemple, l’un des experts auditionnés par vos rapporteurs soutient que ce raisonnement pourrait s’appliquer au remplacement des VBCI. Celui-ci pourrait se faire en collaboration avec la Pologne qui dispose du même type de blindés (blindés lourds à roue de transport), le KTO RosomaK. En effet, la Pologne cherche à développer un blindé plus lourd que le Rosomak (26 t dans sa version la plus lourde), dont la conception répond aux impératifs des guerres de haute intensité. Le VBCI, dont l’entrée en service a commencé en 2008, doit connaître une rénovation à mi-vie, pour l’adapter au combat moderne, et notamment au combat de haute intensité. Ce contexte apparaît pertinent pour penser un VBCI de nouvelle génération en partenariat.
Une réelle convergence opérationnelle, favorisée par le développement des formations binationales comme la brigade franco-allemande, présenterait des effets positifs certains pour de futurs programmes industriels européens. Il s’agirait ici de renverser la logique : une grande part des difficultés des programmes d’armements européens a pour explication une divergence des attentes et usages opérationnels entre les pays participants. Les unités multinationales comme la brigade franco-allemande (BFA) constituent un levier pour renforcer l’interopérabilité puis l’homogénéisation des modèles et équipements européens. Ainsi, toujours concernant la brigade franco-allemande, vos rapporteurs suggèrent le passage d’un modèle de coopération entre les différents participants où chacun conserve son matériel, à des unités où celui-ci est uniformisé via des dotations complémentaires de pays participants. En outre, le développement d’un segment lourd viendrait renforcer la crédibilité d’une formation qui a vocation à être mise à la disposition de l’Otan à partir de 2026 ([55]). Cette convergence des équipements pourrait faire naître des besoins communs et servir de socle à des coopérations futures, et sortir la brigade franco-allemande d’une forme de léthargie qui la cantonne au statut d’emblème politique. Cette convergence complète des matériels et des doctrines de combat relève d’un chantier très ambitieux, mais qui pourrait débuter par des convergences ciblées sur des segments précis comme la logistique, où il serait effectivement intéressant de faire converger les processus, les logiques de manœuvre, et certains équipements.
Cette même logique est applicable aux actions de formation. La formation d’unités pourrait également être mutualisée sur différents segments comme celui des avions de surveillance aérienne et de commandement aéroporté. Sur ce segment, les matériels sont communs : l’avion E-2D Advanced Hawkeye. La formation, autrefois assurée dans le cadre de coopérations avec les États-Unis, devra désormais se faire par les États acheteurs, l’US Navy ne souhaitant plus partager ses compétences dans ce domaine. Une formation commune pourrait être organisée entre les pays qui souhaitent se doter de cet appareil.
Proposition n° 29 : Faire évoluer la brigade franco-allemande vers une brigade aux capacités complètes et disposant de matériels et moyens uniformes, afin de soutenir une standardisation des pratiques et des équipements, en commençant par des segments précis comme la logistique
5. Étendre la base d’investissement en fédérant les dynamiques du secteur privé
Si l’État finance grandement la BITD, par la commande publique, des subventions, des crédits impôts recherche, des investissements dans les entreprises, il ne dispose pas des ressources suffisantes pour couvrir l’ensemble du besoin de financement. Les entreprises de la BITD n’ont donc d’autre choix que de se tourner vers des investisseurs privés pour disposer des fonds nécessaires à la poursuite de leurs activités. Or les difficultés de la BITD en matière d’emprunt ou de levée de capitaux privés sont connues : investisseurs privés, banques, assurances, fonds d’investissements, ont longtemps été réticents à financer les entreprises du domaine de la défense, pour plusieurs raisons : interprétation subjective des critères ESG, peur pour la réputation de l’institution, doutes sur les possibilités de retour sur investissement, préférence pour des domaines où la rentabilité peut arriver plus rapidement.
Les efforts entrepris par le ministère des Armées depuis 2022 et l’adoption de la nouvelle LPM 2024-2030 ont permis d’améliorer la situation. L’interprétation subjective des critères ESG tendant à faire croire que la Défense est un domaine trop controversé pour être financé a été tempérée. Des rapprochements entre les acteurs de la BITD et les organismes de financement privés ont été organisés, favorisant ainsi une meilleure compréhension mutuelle. Le ministère, les organismes de financement, les représentants de la BITD, les opérationnels ont mis en place des instances de dialogue (« Dialogue de Place »), de rencontre (rencontre du 20 mars 2025 à Bercy entre investisseurs privés, BITD et pouvoirs publics) ou encore des référents défense dans les entreprises (mis en place par les banques).
Néanmoins, des problèmes persistent et le financement des entreprises de la BITD, notamment les plus petites, peut encore s’avérer difficile. Si au niveau national les banques ont fait évoluer leurs positions en faveur de la Défense, à l’échelle locale certaines agences n’ont pas encore fait évoluer leurs positions. Il ressort de certains entretiens que des directeurs d’agences persistent à refuser des prêts ou des investissements à des petites entreprises au titre que la défense est un domaine controversé ou trop incertain. Des contrats d’assurances peuvent également encore s’avérer complexes à obtenir ou à des prix trop importants.
Les pouvoirs publics peuvent et doivent jouer un rôle majeur pour faire augmenter les investissements privés dans la défense, par de meilleures pratiques concernant la commande publique, la poursuite des efforts pour rapprocher investisseurs et acteurs de la BITD et en poursuivant le travail réalisé par les fonds d’investissement dans la défense. L’État doit honorer ses commandes publiques, c’est-à-dire, ne pas réduire les volumes à mi-parcours et payer en temps. Ces pratiques peuvent troubler les trésoreries des entreprises, les plus petites en priorité et créer de l’incertitude qui peut nuire à l’investissement privé. Les initiatives comme les fonds Definvest et le Fonds innovation défense doivent être poursuivies, en associant davantage les investisseurs privés. En sélectionnant des acteurs fiables et prometteurs, elles permettent de crédibiliser ces entreprises et ainsi réduire l’incertitude. Enfin, l’État doit poursuivre et renforcer les initiatives qui visent à favoriser le dialogue, les rencontres entre les opérationnels, les autorités publiques (armées, DGA, AID, ministère de l’Économie), les entreprises de la BITD, leurs représentants et les investisseurs privés.
Les acteurs de la BITD pourraient aussi être incités à proposer leurs solutions à un panel plus large de clients, jusqu’au grand public, afin de développer une approche industrielle de masse, condition quasi-indispensable pour réduire les coûts unitaires de production. À titre d’illustration, la messagerie privée Citadelle de Thalès pourrait par exemple devenir une véritable Whatsapp européenne. Au-delà de permettre d’atteindre une masse critique, de telles approches renforceraient notre sécurité globale.
Inversement il faut repenser la place occupée par les acteurs historiques de la BITD. Les guerres nouvelles ouvrent de nombreux gisements d’innovation capacitaire au sein des start-ups et entreprises de la tech, ainsi que dans des domaines tels que la protection individuelle ou la communication. Dans l’esprit de la conception d’une véritable défense globale, tous les agents économiques sont susceptibles de participer avec efficience à la production d’effets capacitaires, doctrinaux et opérationnels.
L’État pourrait également encourager la création de fonds privés français ou européens destinés à investir dans la défense. Il peut soutenir la création de « business angels », à l’image du réseau defense Angels fondé en 2021, mais aussi d’incubateurs de start-up spécialisés dans la défense, à destination des très jeunes entreprises innovantes qui rencontrent bien souvent les plus grandes difficultés pendant les premières années. Pour limiter le recours à des fonds investissements extra-européens, investissements qui peuvent comporter des risques, l’État pourrait également chercher à attirer des investisseurs publics ou privés européens et ainsi combler ce besoin.
Notre modèle d’armée se trouve aujourd’hui à un véritable point d’inflexion. Depuis la fin de la guerre froide, l’armée française a connu une transformation profonde, marquée par le passage d’une armée de conscription, structurée en masse, à une armée professionnelle, resserrée, agile et technologiquement plus avancée. Ce mouvement, engagé depuis plusieurs décennies, connaît désormais une nouvelle rupture. Les défis capacitaires se renouvellent, les champs d’action s’élargissent et de nouveaux acteurs industriels émergent, portés notamment par la montée en puissance d’une base industrielle et technologique de défense de plus en plus duale. Cette évolution impose une adaptation de notre modèle, à la fois stratégique, technologique et industrielle.
Ce rapport vise à émettre des propositions pour faire mieux, optimiser le format des armées avec un budget proche de celui déjà intégré dans la trajectoire de la LPM, mais il ne doit pas laisser penser que des augmentations du budget de défense ne sont pas nécessaires. Vos rapporteurs souhaitent réitérer que des renforcements capacitaires ciblés s’imposent, nécessitant une indispensable hausse des budgets pour solidifier notre modèle d’armée et prévenir des lacunes capacitaires disqualifiantes. De la même manière, des hausses ciblées sur certaines acquisitions ou programmes d’innovation pourraient accélérer la transformation de modèle d’armée qu’ils appellent de leur vœu.
De l’ensemble des auditions menées par vos rapporteurs, il ressort que les armées comme les administrations d’acquisition et d’innovation ont pleinement saisi la nécessité de faire évoluer notre modèle vers un équilibre technologique plus robuste et mieux adapté à d’éventuels engagements de haute intensité. Ce constat est partagé à tous les niveaux. Les efforts engagés témoignent d’une volonté concrète de transformation : montée en puissance de l’innovation, partenariats renforcés avec l’écosystème industriel et technologique, adaptation des processus d’acquisition.
Si nos armées connaissent certaines limites capacitaires, elles n’en demeurent pas moins solides, cohérentes et pleinement opérationnelles. Derrière les moyens, ce sont surtout les femmes et les hommes qui font la force de nos forces armées : des militaires professionnels, aguerris, engagés, qui répondent présents avec sérieux et détermination. Comme l’a rappelé le commandant d’une unité visitée, ils sont « prêts dès ce soir ». Cette formule dit bien l’essentiel : la disponibilité, la réactivité et la fiabilité d’une force toujours en mesure de remplir ses missions.
Enfin, vos rapporteurs souhaitent rappeler que la force morale d’une Nation reste une constante de la décision dans les conflits de haute intensité. En effet, malgré l’évolution technologique des armements, de la guerre cybernétique et des doctrines opérationnelles, les récents conflits, en Ukraine, au Moyen-Orient ou ailleurs, révèlent que la capacité d’une armée à tenir dans la durée repose toujours largement sur des facteurs immatériels : la cohésion, le moral des troupes, la légitimité perçue du combat, et la volonté politique. La supériorité matérielle ne suffit pas à garantir la victoire si les combattants ne croient pas en leur cause, si le soutien populaire fait défaut, ou si la résilience morale de l’adversaire est sous-estimée. Nos armées l’ont éprouvé dans le domaine de la guerre asymétrique ; la guerre d’Afghanistan a montré les limites de la supériorité technologique, qui ne garantit pas la victoire pour celui qui la détient. L’attrition, l’asymétrie numérique, l’évolution du consentement aux pertes et la « fatigue de la guerre » peuvent mettre en échec une armée supérieure technologiquement et tactiquement, mais qui ne sait traduire une situation « stabilisée » en victoire politique.
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Estimation de l’incidence budgétaire des propositions
L’ensemble des propositions formulées par les rapporteurs engendreraient un coût annuel minimal de la classe 3 Mds €, soit moins
de 0,1 % du PIB. Ces chiffrages ont été réalisés pour donner des ordres de grandeur et mériteraient bien entendu d’être affinés.
Propositions à incidence budgétaire du rapport |
Ordre de grandeur de l’impact budgétaire annuel à court terme (horizon 2026 ou 2027) |
Proposition n° 4 : Capacité renouvelée de frappe dans la profondeur avec pour objectif 48 systèmes |
+ 100 millions d’euros |
Proposition n° 5 : Garantir la préparation et l’équipement complet, pour la haute intensité, d’une division relevable à l’échéance de la LPM |
+ 1,5 milliard d’euros (Augmentation annuelle estimée pour un programme étendu à 2030)
|
Proposition n° 6 (M. Gassilloud) : Renforcement du format de l’aviation de chasse, tout en y intégrant une dualité de contrats à l’exportation |
+ 600 millions d’euros (Augmentation annuelle estimée pour une dépense supplémentaire étendue jusqu’à 2030, avec un ordre de grandeur de 30 Rafales)
|
Proposition n° 7 (M. Gassilloud) : Étudier la possibilité d’un décalage sans rupture capacitaire et sans surcoût majeur du programme de porte-avions nouvelle génération (PANG) |
- 500 millions d’euros (sur la base des autorisations d’engagement du PLF 2025) |
Proposition n° 8 : Restaurer le format de référence des frégates de premier rang à 18 bâtiments |
+ 500 millions d’euros (Augmentation annuelle estimée pour une dépense supplémentaire étendue jusqu’à 2030)
|
Proposition n° 12 : Doter chaque élève d’école d’officier et de sous-officier des armées, en début de sa scolarité, d’un drone commercial FPV |
+ 5 millions d’euros (pour 10 000 drones civils FPV) |
Proposition n° 15 : 1 Mds € annuel consacré aux crédits d’équipement et de masse salariale des réservistes opérationnels des armées au sein de la Garde nationale |
+ 800 millions d’euros (sur la base des crédits T2 inscrits en LFI 2025) |
Proposition n° 16 : Transformer Sentinelle en suspendant le dispositif permanent |
- 100 millions d’euros (estimation sur base des surcoûts MISSINT constatés lors des exercices budgétaires passés) |
Proposition n° 17 (M. Girard) : Mettre fin au dispositif du Service national universel (SNU) |
- 125 millions d’euros (estimation sur base des dépenses T2 et hors T2 prévus pour 2025) |
Proposition n° 20 : Déléguer à chacune des trois armées une enveloppe de 100 M€ en pilotage autonome depuis le programme 146 « équipement des forces » |
+ 300 millions d’euros |
Proposition n° 22 : Renforcer et harmoniser les enveloppes budgétaires de subsidiarité |
+ 50 millions d’euros |
Proposition n° 22 : Relever à 30 M€ le financement du passage à l’échelle mis en œuvre par l’AID |
+ 4 millions d’euros |
Proposition n° 28 (M. Gassilloud) : Étudier la suspension du programme de développement du drone MALE européen « Eurodrone » |
- 115 millions (sur la base des crédits 2025) |
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La commission procède à l’examen du rapport de la mission d’information sur « masse et haute technologie : quels équilibres pour les équipements militaires français ? » au cours de sa réunion du mercredi 11 mai 2025.
La vidéo de la réunion est disponible sur le portail de l’Assemblée nationale en suivant le lien :
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Annexe I : auditions et déplacements
(Par ordre chronologique)
1. Auditions
- M. Léo Péria-Peigné, chercheur - Centre des études de sécurité - Observatoire des conflits futurs – IFRI ;
- M. Olivier Schmitt, chercheur, université du Sud Danemark ;
- M. Michel Goya, historien et analyste militaire ;
- M. le général Philippe Moralès, major général de l’armée de l’air et de l’espace ;
- M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot, sous-chef d’état-major « plans » de l’état-major des Armées ;
- M. Renaud Bellais, chercheur en économie de la défense ;
- M. le général de corps d’armée Bertrand Toujouse, commandant de la force et des opérations terrestres ;
- M. le général de corps d’armée Bruno Baratz, commandant du combat futur ;
- M. le vice-amiral d’escadre François-Xavier Polderman, major général de la Marine ;
- M. le général de division Alain Lardet, sous-chef d’état-major « plans et programmes » de l’état-major de l’armée de terre ;
- M. le général de division aérienne Vincent Breton, directeur du Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations ;
- M. Patrick Gaillard, directeur général de l’entreprise Turgis Gaillard et de M. le général de l’armée aérienne (2s) Jean-François Ferlet, conseiller militaire de l’entreprise Turgis Gaillard ;
- M. Bastien Mancini, président de l’entreprise Delair ;
- M. le capitaine de vaisseau Nicolas Rossignol, chef de département Asie, Océanie, Amérique latine & Caraïbes à la Direction générale des relations internationales et de la stratégie ;
- M. Marc Fontaine, président de l’entreprise Helsing France ;
- M. Nicolas Chamussy, directeur général de KNDS France, de M. Alexandre Dupuy, directeur de la Business Unit Systèmes et Key Account Manager France pour KNDS France et ses filiales françaises, et de M. Aymeric Martin-Bauzon, responsable des affaires publiques France ;
- M. Jean-René Gourion, directeur Général Délégué MBDA France & Directeur Sales & Business Development France et de M. Hervé de Bonnaventure, conseiller Défense du CEO du Groupe MBDA ;
- M. l’ingénieur général de l’armement Guilhem Reboul, directeur des opérations, du maintien en condition opérationnelle et du numérique, de M. Benoit Laroche de Roussane, directeur de l’industrie de défense, et de Mme Mathilde Herman, conseillère du délégué général pour l’armement, pour la communication et les relations avec les élus, de la direction générale de l’armement, accompagnés de M. Antoine Hamon, chef de cabinet du directeur des opérations du maintien en condition opérationnelle et du numérique et Mme Laure Dupasquier, cheffe de cabinet du directeur de l’Industrie de Defense ;
- M. Bruno Giorgianni, directeur des affaires publiques et sûreté de Dassault Aviation, accompagné de M. Thibault Yobouet, analyste affaires budgétaires, parlementaires et politiques ;
- M. Julien Malizard, docteur en sciences économiques - Chaire Economie de défense et M. Josselin Droff, chercheur - Institut des hautes études de défense nationale ;
- M. l’ingénieur général de l’armement Patrick Aufort, directeur de l’Agence de l’innovation de défense ;
- M. Julien Compère, directeur général et de M. Mathieu Ryckewaert, directeur des relations gouvernementales de FN Herstal ;
- M. le général de division Michel Delpit, commandant le Commandement des opérations spéciales (COS) ;
- Mme Aurore Neuschwander, directrice Drones, Systèmes autonomes et Armes sous-marines de Naval Group, Mme Sylvia Skoric, directrice des affaires publiques, M. Loris Gaudin, directeur adjoint des affaires publiques ;
- M. Vincent Martinot-Lagarde, directeur Bâtiments de surface de Naval Group, Mme Sylvia Skoric, directrice des affaires publiques ;
- M. Alexandre Houlé, directeur de la stratégie, M. Pierre Bénard, VP Commerce France et Mme Isabelle Caputo, directrice des relations parlementaires et politiques de Thales ;
- M. le Commissaire général de 2e classe Renaud Dutt, directeur du centre interarmées du soutien équipements commissariat (CIEC), service du commissariat des Armées (SCA).
2. Déplacements
Déplacement en Corée du Sud, du 23 au 28 mars 2025
Déplacement à Tarbes les 29 et 30 avril 2025
Déplacement à Lorient le 19 mai 2025
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Annexe II : contributions écrites
- Service interarmées des Munitions (SIMu) ;
- Groupement des industries de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT) ;
- Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN).
([1]) Combat losses and manpower challenges underscore the importance of ‘mass’ in Ukraine, International Institute for Strategic Studies, 2025.
([2]) Ukraine’s military now totals 880,000 soldiers, facing 600,000 Russian troops, Zelensky says, The Kyiv Independent, 2025.
([3]) Les estimations sont variables :
Russian Offensive Campaign Assessment, February 13, 2025, Institute for the study of war, 2025.
En février 2025, le Commandant en Chef des armées ukrainiennes avançait un nombre de 10 000 chars de combat détruits pour les armées russes.
Le projet néerlandais Oryx, fondé sur du renseignement Open Source, faisait à cette même date une estimation de 3 740 chars perdus par les forces armées russes à cette date, et près de 5, 549 véhicules de combat d’infanterie.
Combat losses and manpower challenges underscore the importance of ‘mass’ in Ukraine, IISS, 2025.
L’IISS avance un total de 14 000 chars et véhicules de combats perdus.
([4]) Les estimations sont également variables :
Combat losses and manpower challenges underscore the importance of ‘mass’ in Ukraine, IISS, 2025.
L’IISS avance un total de 172 000 tués pour les forces russes en Ukraine.
([5]) Ukraine Is Losing Fewer Soldiers Than Russia — but It’s Still Losing the War, New York Times, 2025.
([6]) S’agissant de l’Azerbaïdjan, le ministère de la Défense de l’Azerbaïdjan reconnaît 2 906 soldats tués au combat, dans la liste des soldats tués dans la « guerre patriotique » publié sur son site officiel.
([7]) Audition du CICDE par vos rapporteurs.
([8]) Définies par la doctrine soviétique comme les « mesures prises par des agents qui visent à exercer une influence sur la politique étrangère et la situation intérieure de pays-cibles dans les intérêts de l’Union soviétique et d’autres pays de la communauté socialiste […], affaiblissant les positions politiques, militaires, économiques et idéologiques du capitalisme, sapant ses plans agressifs, dans le but de créer des conditions favorables à l’implémentation de la politique étrangère de l’Union soviétique. »
Le renouveau des « mesures actives » soviétiques avec le numérique et la « russianisation » des opérations de manipulation de l’information, Notes du Centre de recherche de la Gendarmerie nationale, 2024.
([9]) Les moyens aériens déployés par l’AAE ont ainsi été complétés des systèmes de défense sol-air MAMBA, CROTALE NG, VL MICA, MISTRAL de l’armée de terre et NASAMS espagnol.
([10]) Agile Combat Employment (ACE). Ce mode d’action vise à préserver les capacités opérationnelles et conserver une liberté d’action par la dispersion des moyens aériens sur un réseau de points d’appui et une adaptation de l’empreinte logistique.
([11]) Rapport sur le projet de loi de finances pour 2025, « préparation et emploi des forces : Air ».
([12]) Norman Ralph Augustine, Sous-Secrétaire d’État à l’US Army de 1975 à 1977 et Président Directeur Général de Lockheed Martin de 1995 à 1997.
([13]) L’armée de Terre a ainsi connu, du fait de la fin du service militaire une baisse de 40 % de ses effectifs contre 30 % pour les deux autres armées.
([14]) Voir notamment Droff, Malizard et Menuet, 2023, « Military Operations Abroad in the Long Run : An Economic Approach ».
([15]) Rapport d’information de MM Matthieu Bloch et Jean-Louis Thiériot sur « L’artillerie à l’aune du nouveau contexte stratégique », 2025.
([16]) Adrien Gorremans et Jean-Christophe Noël, IFRI, « L’avenir de la supériorité aérienne, maîtriser le ciel en haute intensité », janvier 2025.
([17]) Voir notamment J. Droff et J. Malizard, « R&D de défense et politique budgétaire en France », 2015.
([18]) Audition avec l’économiste Renaud Bellais.
([19]) Sophie Lefeez, IFRI, « Toujours plus chers ? Complexité des armements et inflation des coûts militaires », 2013.
([20]) R. Bellais et J. Droff, Innovation et technologie dans l’armement, 2017.
([21]) L’HEM est définie ainsi dans le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 : « nos forces devront pouvoir être engagées dans une opération de coercition majeure, tout en conservant une partie des responsabilités exercées sur les théâtres déjà ouverts. Sous préavis suffisant, après réarticulation de notre dispositif dans les opérations en cours et pour une durée limitée, les armées devront être capables de mener en coalition sur un théâtre d’engagement unique, une opération à dominante de coercition, dans un contexte de combats de haute intensité. Elles pourront assumer tout ou partie du commandement de l’opération. La participation française à cette opération se fondera sur l’engagement d’une force interarmées, disposant d’une capacité d’appréciation autonome de situation, de la supériorité informationnelle, d’une capacité de ciblage et de frappes dans la profondeur. À ce titre, les forces françaises conserveront la capacité de participer à une opération d’entrée en premier sur un théâtre de guerre dans les trois milieux. »
([22]) Rapport de Mme Patricia Mirallès et M. Jean-Louis Thiériot pour la mission d’information : « la préparation à la haute intensité », 2022.
Rapport de MM. Benoît Bordat et Michaël Taverne pour la mission d’information : « L’après Orion : faire face aux crises de demain », 2024.
([23]) Audition de représentants de l’armée de Terre.
([24]) Avis de M. Frank Giletti sur le projet de loi de finances pour 2025, « préparation et emploi des forces : Air ».
([25]) Un rapport récent suggère ainsi qu’une augmentation des dépenses européennes de défense de 2 % à 3,5 % du PIB pourrait entraîner une augmentation annuelle du PIB de 0,9 % à 1,5 %. Voir Guns and growth : The economic consequences of defense buildups ; Ilzetzki, 2025.
([26]) Rapport de M. Arnaud Saint-Martin et Mme Corinne Vignon pour la mission d’information sur les satellites, 2025.
([27]) Voir notamment Carrier Strike – Preparing for deployment, Rapport du National Audit Office, 2020.
([28]) Audition du 20 novembre 2024.
([29]) Rapport de Mme Patricia Mirallès et M. Jean-Louis Thiériot pour la mission d’information : « la préparation à la haute intensité », 2022.
([30]) Rapport de MM. Benoît Bordat et Michaël Taverne pour la mission d’information : « L’après Orion : faire face aux crises de demain », 2024.
([31]) Rapport d’information de MM Matthieu Bloch et Jean-Louis Thiériot sur « L’artillerie à l’aune du nouveau contexte stratégique », 2025.
([32]) Voir notamment Rapport d’information de MM Vincent Bru et Julien Rancoule sur les stocks de munitions, 2023.
([33]) NTI 1 : dépannage d’urgence (0-50 km du front) ; NTI 2 : régénération au combat (60 -150 km du front) ; NTI 3 : reconstruction matérielle (en métropole ou à l’arrière du front).
([34]) Essai sur la non-bataille, Guy Brossollet, 1975.
([35]) Audition du 12 février 2025.
([36]) Avis de M. François Cormier-Bouligeon sur le projet de loi de finances 2025 : « Équipement des forces- dissuasion ».
([37]) Projet visant à optimiser les cycles de maintenance préventive pour limiter l’indisponibilité des matériels et renforcer la résilience logistique.
([38]) Rapport d’information de Mme Caroline Colombier et M. Loïc Kervran : « recrutement et fidélisation : gagner la bataille des ressources humaines du ministère des Armées », 2025.
Avis « Soutien et services inter-armées » de M. Bastien Lachaud sur le projet de loi de finances 2025.
Avis « Soutien et services inter-armées » de M. Bastien Lachaud sur le projet de loi de finances 2024.
([39]) Les Réserves, 18e Rapport thématique du Haut comité d’évaluation de la condition militaire.
([40]) Avis « Préparation et emploi des forces : forces terrestres » de M. Thomas Gassilloud sur le projet de loi de Finances 2019.
([41]) L’opération Sentinelle, Observations définitives, 2022.
([42]) Le service national universel, rapport public thématique, Cour des comptes, 2024.
([43]) Le service national universel, rapport public thématique, Cour des comptes, 2024.
([44]) Mission humanitaire française en faveur des civils de la bande de Gaza : déploiement du porte-hélicoptères amphibie Dixmude du 10 novembre 2023 au 7 février 2024, Charrier et al, Médecine de Catastrophe - Urgences Collectives, janvier 2025.
([45]) Audition du 12 février 2025.
([46]) « Évolution des conflits et reconfigurations de l’industrie de l’armement : l’hypothèse des deux marchés » ; Josselin Droff, Julien Malizard, juin 2024.
([47]) Rapport sur l’organisation budgétaire de la mission « Défense », Cour des comptes, 2024.
([48]) Rapport sur l’organisation budgétaire de la mission « Défense », Cour des comptes, 2024.
([49]) Des militaires face à l’innovation ; Jean Frances et Violette Larrieu, 2023.
([50]) Voir notamment : Sous le feu des normes : comment encadrer sans désarmer la défense européenne ? IFRI, 2025.
([51]) INSTRUCTION N° 1618/ARM/CAB sur le déroulement des opérations d’armement.
([52]) TUAV : Tactical Unmanned Air Vehicule, drones tactiques comme le Patroller ou le Bayraktar TB2.
([53]) Programme dont la maîtrise d’œuvre était principalement assurée par l’entreprise Dassault et au sein duquel les compétences des industriels étaient l’élément prioritaire de sélection. Ce programme a abouti sur un démonstrateur technologique qui pourrait servir de base au développement de drones « wingman ».
([54]) Audition du général Jérôme Bellanger, chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace, au Sénat, 23 octobre 2024.
([55]) Selon une lettre d’intention des ministres de la Défense allemand et français de janvier 2025.