N° 1863

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 26 septembre 2025.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

portant recueil d’auditions de la commission (1)

sur « Espaces maritimes et enjeux de défense »

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Jean-Michel JACQUES,

Président

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  1.    La composition de la commission figure au verso de la présente page.

Composition de la commission de la défense nationale et des forces armées :

M. Jean-Michel Jacques, président ;

Mme Delphine Batho, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, Mme Anne-Laure Blin, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alexandre Dufosset, Mme Alma Dufour, Mme Sophie Errante, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Emmanuel Fernandes, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, Mme Florence Goulet, M. Daniel Grenon, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, Mme Emmanuelle Hoffman, M. Laurent Jacobelli, M. Pascal Jenft, M. Guillaume Kasbarian, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, Mme Julie Laernoes, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, M. Didier Lemaire, Mme Murielle Lepvraud, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, M. Sylvain Maillard, Mme Alexandra Martin, Mme Michèle Martinez, M. Thibaut Monnier, M. Karl Olive, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, M. Aurélien Pradié, Mme Marie Récalde, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Catherine Rimbert, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Aurélien Rousseau, M. Arnaud Saint-Martin, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Aurélien Saintoul, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Thierry Sother, M. Thierry Tesson, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon, membres.

 


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SOMMAIRE

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Pages

Avant-propos du président

Contributions écrites des groupes parlementaires

1. Groupe Rassemblement National

2. Groupe Ensemble pour la République

3. Groupe La France Insoumise – Nouveau Front populaire

4. Groupe Socialistes et apparentés

5. Groupe Les Démocrates

Comptes rendus des auditions

1. Audition, ouverte à la presse, de l’amiral (2S) Bernard Rogel, membre titulaire de l’Académie de Marine, ancien chef d’étatmajor particulier du président de la République et ancien chef d’état-major de la Marine (mercredi 7 mai 2025)

2. Audition, ouverte à la presse, de de Mme Caroline Krajka, sousdirectrice du droit de la mer, du droit fluvial et des pôles, au ministère de l’Europe et des affaires étrangères (mercredi 7 mai 2025)

3. Audition, ouverte à la presse, de l’amiral Nicolas Vaujour, chef d’étatmajor de la Marine (mercredi 21 mai 2025)

4. Audition, ouverte à la presse, du vice-amiral Emmanuel Slaars, souschef d’état-major en charge des opérations aéronavales (ALOPS) auprès du chef d’état-major de la Marine (mercredi 21 mai 2025)

5. Audition, ouverte à la presse, de M. Édouard LouisDreyfus, président de Louis Dreyfus Armateurs, président d’Armateurs de France, et de Mme Christine Cabau, viceprésidente en charge des actifs et des opérations chez CMA CGM (mercredi 4 juin 2025)

6. Audition, ouverte à la presse, de l’amiral (2S) Christophe Prazuck, directeur de l’Institut de l’Océan de l’Alliance Sorbonne Université, ancien chef d’étatmajor de la Marine (mercredi 11 juin 2025)

7. Audition, ouverte à la presse, du vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord (mercredi 2 juillet 2025)

 


   Avant-propos du président

En 2025, « Année de la Mer », maritimiser nos esprits, c’est renouer avec l’évidence que la mer est un bien commun. Un bien commun que nous devons préserver, se situant à la croisée de nombreux enjeux (géopolitiques, économiques, environnementaux...) pouvant entraîner des conséquences pour la défense et la sécurité de la Nation.

Protéger l’Océan, c’est non seulement protéger le poumon de l’humanité, mais c’est également défendre notre souveraineté sur un domaine maritime gigantesque, le 2e plus vaste au monde. Car la France, c’est plus de 10,2 millions de kilomètres carrés de surface maritime, répartis sur tous les océans du globe grâce à nos territoires d’outre-mer, dans lesquels résident plus de 2,3 millions de Français. Cette singularité géographique de la France est un atout, mais nous expose également à davantage de menaces susceptibles de porter atteinte à la sécurité de nos concitoyens et à la défense de nos intérêts majeurs.

Face à ces constats, rappelons que la France n’a pas attendu les derniers soubresauts internationaux – attaques des Houthis sur les navires en mer Rouge, recrudescence de la piraterie maritime (plus 15 % entre 2023 et 2024), affrontements en mer Noire et mer Caspienne dans le cadre de la guerre entre Russie et Ukraine, etc. – pour réinvestir son espace maritime. Depuis 2017, nous avons considérablement augmenté notre budget de la défense, qui aura doublé en l’espace de dix ans. Grâce à nos efforts, notamment à travers les deux dernières lois de programmation militaire et l’actualisation à venir, nous avons pu moderniser l’ensemble de notre dispositif de défense, dont la Marine nationale, ce qui nous permet aujourd’hui de disposer de la première armée d’Europe et d’agir pour défendre la Nation et notre territoire – y compris sa zone économique exclusive.

Face à la montée de la conflictualité en mer et alors que la France organisait la Conférence des Nations unies sur l’Océan à Nice en juin dernier, dans le cadre de l’Année de la Mer, il m’est apparu essentiel que la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale conduise des réflexions sur le lien entre les espaces maritimes et les enjeux de défense.

Nous avons ainsi mené un cycle d’auditions entre avril et juillet 2025 afin d’approfondir notre compréhension de ce sujet particulièrement d’actualité et des moyens déployés pour défendre l’immensité de cet espace. La commission a ainsi auditionné des acteurs aux profils divers (militaires, chercheurs, armateurs, diplomates, etc.), permettant ainsi d’aborder les différentes facettes de ces espaces et des enjeux auxquels ils sont soumis. Le présent recueil rassemble les comptes rendus de l’ensemble des auditions qui ont été menées, ainsi que les contributions des groupes politiques qui l’ont souhaité.

Ces auditions nous ont montré qu’aujourd’hui encore, le postulat de Sir Walter Raleigh — « Celui qui commande la mer commande le commerce ; celui qui commande le commerce commande la richesse du monde, et par conséquent le monde lui-même » — reste brûlant d’actualité. La mer, vecteur de commerce et de puissance, n’a jamais cessé d’être une zone de convoitise, un lieu de confrontation, un enjeu de puissance.

*

Les espaces maritimes, sources de richesse au cœur des conflits…

Des espaces maritimes fragilisés, théâtres d’affrontements

De part et d’autre de l’Océan, du Grand Nord à la mer Rouge, la dégradation du contexte géostratégique est manifeste. Tant la guerre en Ukraine que les crises successives au Proche et Moyen-Orient attestent du retour de la conflictualité et du combat de haute intensité en mer. Il est également difficile aujourd’hui d’ignorer les revendications territoriales de la Chine envers ses voisins immédiats et ce qu’elle considère comme sa sphère d’influence, tout comme les déclarations controversées du Président Trump concernant le Groenland et le Panama. Ce sont là des exemples de remise en cause du droit international de la mer, qui est pourtant notre boussole en mer et devrait l’être pour tous. Une boussole qui semble malheureusement aujourd’hui n’engager que ceux qui y croient.

On observe une maritimisation croissante des conflits, alors que de nombreux pays se réarment, notamment en mer. La Chine a ainsi doublé son nombre de navires militaires en une dizaine d’années, construisant en 5 ans l’équivalent en tonnage de la Marine française. Les affrontements entre la Russie et l’Ukraine ont par ailleurs été importants en mer Noire, alors que les Russes avaient perdu en 2024 plus de 30 % de leur flotte sur place face aux drones et missiles ukrainiens.

Au-delà des conflits conventionnels, nous, Français, devons également faire face à de nombreuses autres menaces sécuritaires en mer : pillage maritime, trafic de stupéfiants (augmentation de 130 % du volume de drogues saisi en mer entre 2023 et 2024 par les autorités françaises – douanes, police, gendarmerie nationale et Marine nationale), extraction minière, sabotage de pipelines et de câbles sous-marins, attaque de drones, déstabilisation et ingérences, négation du droit de la mer. 98 % des échanges internet transitent par les câbles sous-marins. 80 % du commerce mondial transite par la mer. Des exemples chiffrés qui, au milieu de l’ensemble de ces menaces, doivent nous alerter quant à la place stratégique que jouent ces espaces dans le monde et l’attention croissante que nous devons apporter à leur protection.

Les changements environnementaux, catalyseurs de tensions en mer

Cette dégradation géostratégique internationale s’accompagne de changements environnementaux majeurs que personne ne peut nier. La montée des eaux, l’augmentation des catastrophes naturelles majeures, l’accès aux ressources halieutiques ou encore les mouvements de populations – dus en partie à la submersion des îles, l’affaissement des terres, le recul du littoral, la baisse constante des stocks de poissons ou encore les dommages liés aux inondations – sont autant de signes qui s’ajoutent au désordre maritime et qui le nourrissent.

Par ailleurs, les différents conflits d’usage que nous connaissons près de nos côtes – surfréquentation des voies maritimes, surpêche, etc. – sont accentués par la pression sur l’environnement et les ressources. Les eaux internationales – qui n’appartiennent quant à elles à personne et à tout le monde en même temps – sont ainsi le théâtre des maux précités et de bien d’autres activités illicites, de manière exacerbée : piraterie, pollution, pêche illégale, extraction minière… Ainsi, si l’on parle régulièrement des saisies records de drogue par la Marine nationale, les saisies relatives à la lutte contre la pêche illégale n’en sont pas moins spectaculaires. Ce sont ainsi par exemple plus de 15 tonnes de poisson et 33,5 km de filets qui ont été saisis en 2024 en Guyane pendant l’opération Mokarran, et ces chiffres ne font qu’augmenter d’année en année.

Sur le littoral comme au large, nous pouvons compter sur nos armées pour défendre le respect du droit maritime international face aux nouveaux défis que pose le changement climatique. Elles multiplient les exercices dans le Grand Nord, anticipant l’ouverture du passage du Nord-Est avec la fonte de la banquise Arctique. Elles soutiennent le monde scientifique dans ses recherches sur les évolutions de la biodiversité et les mécanismes écologiques, comme avec la mission Bougainville. Elles interviennent en urgence en soutien des populations frappées par l’intensification des phénomènes météorologiques extrêmes, comme à Mayotte fin 2024. Enfin, acteurs de l’Action de l’État en Mer, elles sont au plus près de la protection de nos concitoyens, engagées quotidiennement pour des missions de sauvetage en mer ou de lutte contre la pollution littorale, ainsi que l’application de la loi contre le narcotrafic (adoptée en 2025 pour donner aux autorités de nouveaux outils pour lutter contre ces réseaux criminels).

... dont nous devons accroître la protection pour défendre les intérêts de la France.

Des moyens d’action renforcés depuis 2017

Concrètement, la France dispose d’une marine opérationnelle, appuyée par des bases en métropole et outremer, capable d’agir sous la mer, en surface et dans les airs. Nous avons considérablement renforcé les moyens d’actions de nos forces armées depuis 2017. Les deux dernières lois de programmation militaire ont ainsi permis d’augmenter le nombre de systèmes anti-drones navals, elles prévoient la création d’une capacité d’intervention dans les grands fonds marins, la rénovation du porte-avions et la fabrication de son successeur, la modernisation de la flotte des patrouilleurs et frégates, ou encore la mise en orbite géostationnaire du démonstrateur Yoda. Ainsi, pour permettre à ses 40 000 marins de remplir leurs missions, la Marine nationale va bénéficier de nombreuses livraisons de grands programmes capacitaires : entre autres, cinq frégates de défense et d’intervention seront mises en service d’ici 2029, six sous-marins nucléaires d’attaque seront livrés d’ici 2030 et la construction des premiers éléments du porte-avions de nouvelle génération est lancée.

Plusieurs domaines stratégiques ont par ailleurs été identifiés comme prioritaires au travers de la Loi de programmation militaire 2024-2030 et de nouveau mis en exergue dans la Revue nationale stratégique 2025, tels que la cybersécurité, la très haute altitude ou l’intelligence artificielle, qui auront également un impact sur notre appréhension des espaces maritimes. L’augmentation du budget de la défense annoncée par le Président de la Républiques le 13 juillet 2025 et la réactualisation de la loi de programmation militaire à l’automne découlent ainsi de ce constat : de nouveaux champs et domaines de conflictualité émergent. Le monde est traversé par des bouleversements géostratégiques majeurs et les menaces auxquelles nous faisons face ne sont plus les mêmes qu’il y a deux ans. Prendre en compte ces changements plus rapidement et accroître nos efforts en matière de défense est une nécessité pour conserver à nos armées leur supériorité demain sur le champ de bataille.

S’adapter et accélérer la transformation de nos armées, pour conserver notre puissance maritime

La Marine nationale était classée 7e marine mondiale en ce qui concerne le tonnage en 2022, en faisant de fait l’une des marines les plus importantes du monde. La qualité technologique et de la formation de notre marine, ainsi que le déploiement permanent à la mer de notre dissuasion nucléaire font de la Marine nationale un compétiteur plus important que ce qu’indique ce premier classement. Les remises du prix « Hook’Em award » aux équipages de nos FREMM par l’US Navy depuis plusieurs années en sont une preuve régulière. Il nous faudra cependant questionner continuellement ces certitudes quant à nos capacités pour conserver cette notoriété et améliorer la qualité de notre défense, notamment en mer. Nous ne pouvons passer à côté du radar quantique, qui pourrait mettre nos océans à nu. Les drones, y compris navals, dominent les champs de bataille, comme le démontre le conflit en Ukraine, mais également le déploiement des essaims de drones et des capteurs de drones par l’OTAN en mer Baltique. Nous devons donc nous adapter rapidement et accélérer les changements profonds initiés depuis 2017 pour conserver notre puissance car nos forces n’ont pas encore pleinement intégré cette nouvelle façon de faire la guerre.

Face à la montée des tentatives de prédation et de la conflictualité en mer, nous, Français et Européens, ne pouvons compter que sur nous-même. La fin du mythe du parapluie américain doit agir comme une prise de conscience collective. Nous devons obligatoirement renforcer notre base industrielle et technologique de défense européenne et investir massivement dans ce domaine stratégique qu’est le maritime. Nous devons faire converger nos intérêts et développer des opérations maritimes conjointes sur le modèle de l’opération Atalante (visant à lutter contre la piraterie et l’insécurité maritime dans le Golfe d’Aden et l’océan Indien). Nous devons également envisager de faire émerger un champion européen dans le naval. La mutualisation de nos dépenses de recherche et de développement est par ailleurs cruciale afin de faire émerger des solutions européennes tout aussi efficaces que compétitives.

Au-delà de ces coopérations interétatiques classiques, nous devons également continuer d’explorer l’option d’une synergie civilo-militaire, en dotant la France d’une flotte stratégique comme le prévoit la loi sur l’économie bleue de 2016. Cette flotte, composée de navires arborant le pavillon français, permettrait de garantir, en période de crise, la sécurité des approvisionnements dans tous les domaines, tout en renforçant les capacités des forces armées.

Par ailleurs, les bouleversements géostratégiques récents rendent d’autant plus cruciale la coopération internationale sous, sur et au-dessus des espaces maritimes. Il est plus que jamais nécessaire de rappeler l’attachement de la France à la conservation et l’utilisation durable des océans et des ressources qu’ils abritent, à la liberté de navigation et au droit de la mer. Notre statut de puissance maritime nous engage. Force est de constater, au terme de ce cycle d’auditions et des conclusions de la Conférence des Nations unies sur l’Océan, que nous avons encore beaucoup à apprendre sur les espaces maritimes, mais également beaucoup à faire pour la protection de nos ressources en mer. Nous devons agir avec clairvoyance et responsabilité face à la multiplicité des défis et menaces auxquels ils font face.

*

Maintenons un cap clair. Prolongeons l’ambition initiée par la Stratégie de gestion des fonds marins adoptée en 2022, poursuivons la vers la haute mer. Soutenons le traité Biodiversity Beyond National Jurisdiction – la biodiversité située au-delà des juridictions nationales – pour une adoption avant 2026 afin de promouvoir une utilisation durable de la diversité biologique marine en haute mer.

Et allons encore plus loin. Accélérons nos capacités dans des domaines clés comme les grands fonds marins. Accélérons l’acquisition d’équipements clés, comme les drones ou l’IA embarquée. Le monde est devenu plus instable, plus imprévisible, plus dangereux. Ne pas prendre la mesure de ces changements, c’est nous mettre en danger. Il est donc nécessaire de réactualiser la LPM et d’accélérer sa mise en œuvre !

Dans les espaces maritimes et tous les espaces stratégiques, préparons-nous aux conflits de demain. C’est la condition de notre souveraineté.

 

 


   Contributions écrites des groupes parlementaires

1.   Groupe Rassemblement National

La Mer n’est pas l’espace de confrontation le plus visible mais c’est pourtant l’un de ceux où se mesure le mieux la conflictualité accrue de notre monde. Les espaces maritimes représentent 71 % de la surface de la planète. 90 % du commerce mondial et 99 % des télécommunications y transitent. On estime par ailleurs que 60 % de la population mondiale vit à moins de 100 km des côtes.

Avec 10,9 millions de kilomètres carrés soit le deuxième domaine maritime au monde, la France est une puissance maritime qui s’ignore encore trop souvent : sa souveraineté comme son économie sont pourtant étroitement liées à la Mer. Assurer la défense de ces espaces, souvent lointains de la métropole et soumis à la « tyrannie des distances », est une ardente obligation alors qu’ils sont de plus en plus contestés.

Notre territoire maritime et donc notre modèle démocratique et économique sont menacés par des acteurs étatiques et non étatiques qui remettent en cause le droit international. L’Amiral Vaujour, Chef d’État-Major de la Marine, a évoqué devant la Commission de la Défense « l’ère des souverainetés conquérantes », où les puissances s’étendent parfois au détriment du droit.

Face à cette bascule stratégique majeure, la ligne du Rassemblement National est inchangée : elle repose sur la défense de notre souveraineté en mer comme sur terre, par la valorisation de nos outre-mer qui sont indissociables de la République, par le maintien et le développement de coopérations avec des pays partenaires tant que ces coopérations servent les intérêts français, et par une réponse humaine et capacitaire à la hauteur des enjeux.

1. La France doit d’abord défendre sa souveraineté chez elle

Notre pays est contesté dans ses propres eaux territoriales par des acteurs étatiques et non étatiques. La contestation de nos règles et de nos lois par des acteurs non étatiques n’est pas nouvelle, mais elle ne cesse de progresser et sape l’autorité de l’État. En Méditerranée comme dans la Manche et la Mer du Nord, ou dans l’Océan Indien à Mayotte pour ne citer que les exemples les plus frappants, l’immigration illégale fait fi du respect du droit comme de la vie humaine avec son lot de tragédies. Face aux flux migratoires, la France reste dépassée et la Marine Nationale ne peut, à droit constant, qu’effectuer des opérations de secours en mer. Les passeurs et les organisations criminelles restent très largement impunis pour leurs crimes. Des États ouvertement hostiles à la France comme les Comores, qui ne dissimulent pas leur volonté d’annexer Mayotte en la submergeant de leurs ressortissants, agissent également en toute impunité.

Les flux de stupéfiants constituent un autre défi dans l’espace maritime français, des ports jusqu’au large. Le Rassemblement National félicite la Marine Nationale pour son action contre ce fléau alors qu’elle a saisi 48 tonnes de drogue en 2024 soit 55 % des saisies effectuées par les administrations françaises, et 38 tonnes sur le premier semestre 2025. À titre d’exemple, afin de rendre un hommage certes non exhaustif à l’action de nos marins, l’équipage du Patrouilleur Antilles Guyane (PAG) La Confiance a saisi 10 tonnes de cocaïne en août 2024 et 9 tonnes en janvier 2025, celui de la Frégate (FS) Ventôse 10 tonnes en novembre 2024. Par son action, la Marine contribue donc à limiter l’arrivée de stupéfiants sur notre territoire, même si l’Amiral Vaujour a rappelé devant notre Commission l’ampleur du défi, 2 700 tonnes de cocaïne ayant été produites rien qu’en Colombie l’année dernière.

En plus de ces trafics, la France doit faire face, au sein de son domaine maritime, à la contestation d’acteurs étatiques qui n’est certes pas nouvelle mais qui s’est intensifiée et diversifiée. La Russie continue à challenger notre pays dans ses eaux territoriales ou par le survol de celles-ci par des appareils militaires, mobilisant pour faire face aux provocations des moyens de la Marine Nationale ou de l’Armée de l’Air et de l’Espace. Dans l’Océan Pacifique, la Nouvelle-Calédonie fait l’objet de tentatives d’ingérences et de déstabilisation de la part de l’Azerbaïdjan ou de la Chine. La Chine ne fait ainsi pas mystère de ses ambitions expansionnistes. Le fait qu’elle mette tous les 5 ans à la mer l’équivalent en tonnage des flottes de guerre françaises et britanniques, soit les deux plus puissantes d’Europe, ne peut qu’interpeller.

2. Assurer la sécurité et le respect du droit dans les espaces maritimes, aux côtés de nos alliés

La France n’est pas le seul pays dont la souveraineté est ainsi défiée : nos alliés sont également concernés. C’est le cas avec nos alliés atlantiques en Mer Baltique où la France agit, dans le cadre de l’opération Baltic Sentry, pour assurer la sécurité des infrastructures et notamment des câbles sous-marins, nouvel enjeu de sécurité alors que 99 % des télécommunications transitent par les 570 câbles sillonnant les fonds marins.

La menace est également présente au sein même de l’OTAN, en Méditerranée, avec la Grèce, défiée par la Turquie dont le rôle au sein de l’Alliance atlantique pose question. Rappelons que la Turquie, censée être notre allié, a illuminé au large de la Libye en 2020 la frégate française Courbet sans que cela ne génère d’autres protestations que celles des huit pays européens au sein de l’alliance. Rappelons également que la Turquie occupe depuis 1973, en contradiction totale avec le droit international, la partie nord de Chypre, véritable zone de non-droit. Elle effectue des forages dans les eaux chypriotes en toute illégalité et mène des incursions dans les eaux territoriales grecques. Dans ce contexte, la France s’honore de son soutien militaire à la Grèce en Méditerranée Orientale afin d’y faire respecter le droit.

Face à cette contestation du droit et ces menaces, dans ses espaces maritimes comme dans ceux de ses alliés, la France se doit d’agir. Elle dispose pour ce faire d’une Marine respectée, avec 120 navires de plus de 100 tonnes et 42 000 marins. Mais ses moyens sont limités : une trentaine de bâtiments sont généralement à la mer.

La flotte ne compte que 10 frégates de premier rang, dont 3 sont mobilisées en permanence dans l’Atlantique, en Méditerranée Orientale et en Mer Rouge. Même combiné à des capacités comme les hélicoptères ou les avions ATL2, cela reste peu pour assurer la sécurité du deuxième domaine maritime au monde et faire respecter sa volonté et le droit au-delà.

Dans ce contexte, le groupe Rassemblement National soutient le maintien et le développement de partenariats avec d’autres pays pour faire face aux grands défis. Dans l’Indopacifique, notre groupe salue à cet effet la Mission Clemenceau 25 qui s’est traduite par un déploiement inédit du groupe aéronaval (GAN), avec notamment une escale en Indonésie, pays avec lequel la France s’est engagée dans une forte coopération industrielle et de Défense via un accord dont l’approbation a été ratifiée par le Parlement en mars 2025 avec le soutien des députés et sénateurs du Rassemblement national. Dans cette région du monde vue comme l’épicentre possible d’un futur conflit majeur, si la Chine est surtout engagée dans une compétition avec les États-Unis, la France est pleinement concernée, en tant que puissance résidente. Elle doit y sécuriser sa présence comme y assurer la liberté de navigation alors qu’à titre d’exemple, entre un tiers et la moitié du commerce mondial transite par le détroit de Malacca.

Pour ce faire, la France peut compter sur des alliés solides comme le Royaume-Uni. Même si la Royal Navy montre ces dernières années des signes d’essoufflement, elle assure aux côtés de la flotte française d’importantes missions pour garantir la libre circulation sur les grandes voies du commerce maritime mondial. Les États-Unis restent évidemment un allié incontournable. Les pays européens de la Méditerranée comme la Grèce, l’Italie et l’Espagne également. Le déploiement de bâtiments français en Mer Rouge dans le cadre de l’opération Aspides pour protéger le trafic maritime de la rébellion houthie regroupe, sous des noms d’opération divers, la plupart de ces alliés.

Si la Rassemblement National encourage ces coopérations, indispensables, il rappelle sa ligne selon laquelle des alliés peuvent également être des concurrents. Le domaine maritime en est l’illustration avec l’échec du contrat de Naval Group avec l’Australie, torpillé par la Grande-Bretagne et les États-Unis qui ont conclu avec Canberra une alliance à part excluant la France dans le cadre de l’AUKUS. Face aux enjeux maritimes accrus de ce monde, notre groupe appelle à ne pas faire preuve de naïveté : ses représentants à l’Assemble parlementaire de l’OTAN de Montréal en 2024 ont d’ailleurs été les seuls à refuser de voter une résolution… vantant les mérites de l’AUKUS en termes de coopération. Les représentants des autres groupes politiques ont tous voté ce texte humiliant pour la France.

3. Apporter une réponse humaine et capacitaire à la hauteur des enjeux

Si la France doit faire avec ses alliés, sa souveraineté ne sera véritablement assurée que si c’est la nation tout entière qui prend la mesure des enjeux représentés par les espaces maritimes. Se détourner de la Mer a déjà valu, par le passé, très cher à notre pays sur un plan militaire. La rivalité entre Napoléon longtemps imbattable sur terre mais démuni sur les mers, face à la puissance maritime britannique, en est un exemple édifiant.

Pour que notre Marine pèse, il faut donc qu’elle dispose de capacités et de moyens humains qui lui permettent de remplir son contrat opérationnel.

Sur le plan capacitaire, le groupe Rassemblement National rappelle donc son soutien à la construction du porte-avions nucléaire de nouvelle génération (PANG). L’Amiral Vaujour a rappelé devant notre Commission son impérieuse nécessité : un porte-avions est selon lui un outil de dialogue stratégique, une plateforme de combat assurant la supériorité aéromaritime, permettant de défendre nos intérêts à l’échelle mondiale et de remporter des engagements en mer ou d’ouvrir une brèche pour la projection de puissance à terre. C’est un « agrégateur » de volontés politiques : la présence d’un porte-avions attire naturellement des partenaires, contrairement à une situation où nous devrions solliciter la participation d’autres nations. Le porte-avions est enfin un vecteur de la dissuasion. Les Députés RN approuvent ce constat factuel du CEMM et ajoutent même qu’un porte-avions, de par les techniques et les savoir-faire qu’il appelle, de par les compétences qu’il mobilise, permet de faire vivre et de maintenir en France des industries qui, sans commande militaire, seraient délocalisées avec les drames économiques et sociaux que l’on connaît dans bien des territoires. Le nombre d’emplois créé par le PANG est évalué à 14 000 : même un néophyte en matière de Défense ou un antimilitariste primaire ne peuvent ignorer cette donnée. Malgré le contexte budgétaire catastrophique, la construction du PANG doit donc être maintenue conformément à la LPM. Les députés RN ne s’attardent pas sur l’idée de remplacement du PANG émise par certains, au sein même de cette Commission, par un ou « deux porte-avions européens » (commandés par qui ? avec quelles disponibilités par pays ? : le contexte n’est ni à l’idéologie européiste, ni aux projets sans logique opérationnelle.

Pour faire face aux enjeux spécifiques à nos outre-mer et rappelés au début de cette contribution, le groupe Rassemblement National demande par ailleurs l’affectation de trois patrouilleurs outre-mer (POM) supplémentaires, conformément au programme présidentiel de sa présidente Marine Le Pen.

Ces capacités supplémentaires ne sont pas exhaustives. Elles ne pourront d’ailleurs être délivrées qu’à condition de recruter et de disposer de moyens humains qualifiés.

Concernant le recrutement, la Marine Nationale compte 180 métiers et recrute dans une centaine d’entre eux.

Si comme dans les autres Armées le recrutement se tend depuis quelques années, la Marine a jusque-là toujours rempli son objectif.

Les défis se situent plus au niveau des compétences dans certains métiers de la Marine ou certains métiers contribuant à l’industrie de Défense avec :

– Une baisse des compétences : au sein de la Marine Nationale, comme partout ailleurs, la baisse du niveau est flagrante dans certains domaines et illustre le niveau des enjeux à relever dans l’Éducation nationale. À titre d’exemple, l’École des Atomiciens de Cherbourg réalise le même test auprès des élèves qui l’intègre depuis 20 ans. Il y a 20 ans, la moyenne était de 9, aujourd’hui elle est de 5, d’où un effort conséquent de rattrapage à faire pour rendre les jeunes opérationnels.

– Une baisse de la main-d’œuvre non-qualifiée et qualifiée : après des décennies de désindustrialisation, les ouvriers manquent dans des secteurs industriels indispensables à l’industrie navale de Défense : soudeurs, chaudronniers…

Ces freins sont particulièrement dommageables alors que notre pays a tout pour rayonner sur les espaces maritimes. Outre sa Marine, reconnue et respectée, il compte des entreprises de rang mondial avec Naval Group pour l’industrie de défense, CMA-CGM pour le transport et Orange Marine et Alcatel Submarine Networks pour les câbles sous-marins. Ces groupes doivent être défendus, dans un environnement mondial ultra-compétitif.

L’effort à mener pour que la France soit pleinement en mesure de faire face à son destin maritime est donc élevé, protéiforme et appelle un sursaut bien au-delà de ses territoires côtiers et maritimes. Les auditions menées dans ce cycle « espaces maritimes » ont montré l’étroite corrélation entre puissance économique et puissance maritime, vérité connue depuis Colbert et que des puissances économiques comme la Chine et les États-Unis perpétuent aujourd’hui. Dans un monde de plus en plus conflictuel où les espaces maritimes sont le théâtre des ambitions et des tensions, la France avec son deuxième plus grand domaine maritime au monde ne peut plus ignorer son destin, sous peine de perdre davantage d’influence dans le concert des nations.


2.   Groupe Ensemble pour la République

Les océans sont redevenus le théâtre d’une compétition stratégique intense entre grandes puissances, exposant la France à des défis multidimensionnels. La montée en puissance maritime de la Chine — qui possède la première flotte mondiale en nombre, modernise ses porte-avions, militarise des îlots, tisse un « collier de perles » de bases portuaires et étend son influence jusqu’au Pacifique insulaire. La Russie, malgré le déclin de sa flotte de surface, mise sur sa redoutable flotte sous-marine (notamment les SNA Yasen-M), active en Atlantique et en Méditerranée pour espionner, saboter des infrastructures critiques (câbles, pipelines) et contester les lignes transatlantiques, ce qui a conduit l’OTAN à renforcer sa posture et ses patrouilles, avec une contribution active de la France. D’autres puissances, comme la Turquie en Méditerranée orientale (doctrine « Patrie bleue ») ou l’Iran dans le détroit d’Ormuz, multiplient les incidents en mer avec des comportements agressifs, tandis que l’Arctique devient un nouvel espace de rivalités à mesure que la banquise recule et que la Russie y renforce ses installations militaires, suivie par la Chine. À cela s’ajoute une vulnérabilité croissante du domaine maritime aux cyberattaques : falsification de signaux GPS, piratage de systèmes de navigation et de combat, sabotage des ports ou des câbles sous-marins.

Le changement climatique constitue également un multiplicateur de menaces majeures pour la sécurité maritime, avec des effets déjà sensibles en 2025 et appelés à s’intensifier d’ici 2030, touchant directement les intérêts français. La fonte accélérée de la banquise arctique ouvre de nouvelles routes maritimes polaires (passage du Nord-Est, trans-polaire), susceptibles de bouleverser le commerce Asie-Europe, attisant la compétition entre États riverains pour contrôler ces voies et exploiter les ressources (hydrocarbures, minerais), ce qui pourrait générer des tensions militaires dans cette région stratégique. L’élévation du niveau de la mer menace les infrastructures et bases militaires françaises, en métropole comme outre‑mer (Polynésie, Mayotte, Kourou, Île Longue), nécessitant des travaux de protection coûteux et une veille scientifique renforcée. L’intensification des phénomènes météo extrêmes – cyclones, ouragans, tempêtes – mobilise déjà la Marine nationale pour des missions d’assistance humanitaire, devenues partie intégrante des contrats opérationnels (comme le déploiement du Tonnerre à Beyrouth en 2020), et qui devraient se multiplier. En parallèle, la redistribution des stocks halieutiques due au réchauffement des océans accentue les conflits de pêche, tandis que la dégradation des zones côtières et la montée des eaux favorisent l’émergence de migrations climatiques par la mer, complexifiant la gestion simultanée de la sécurité des frontières et de l’assistance aux personnes en détresse. Face à ces défis, la France a intégré la dimension climatique à sa stratégie de défense, combinant surveillance environnementale, coopération régionale pour les secours et réflexion stratégique sur des théâtres émergents comme l’Arctique, illustrant combien climat et sécurité sont désormais indissociables dans la posture navale française.

La Marine nationale française : défis, forces et cap pour l’avenir

La France est une grande nation maritime. Elle détient la deuxième zone économique exclusive (ZEE) au monde – près de 11 millions de km² – qui lui confère une présence planétaire et des responsabilités immenses sur les mers. Nos territoires d’outre-mer démultiplient notre influence en Indo-Pacifique, en Atlantique, dans les Caraïbes, l’océan Indien et jusque dans les terres australes. Ces espaces abritent des ressources vitales, des voies de communication stratégiques et plus de deux millions de citoyens qui attendent de la République qu’elle assure leur sécurité et leur prospérité.

Or, le monde maritime s’est brutalement transformé. Dans ce contexte, il serait illusoire de croire qu’il suffit d’être assis sur une immense ZEE pour rester une puissance maritime : celle-ci doit être vécue et défendue activement. La France doit pouvoir garantir sa liberté d’action, protéger ses lignes de communication, défendre ses territoires, ses câbles sous-marins, ses ports et ses ressources contre des concurrents de plus en plus offensifs.

Malgré des contraintes budgétaires, la Marine nationale reste l’une des rares au monde capable d’opérer dans tout le spectre des missions navales. Elle repose sur un triptyque stratégique : la dissuasion nucléaire océanique avec ses quatre SNLE, protégés par une escadrille de SNA ; le groupe aéronaval centré sur le porte‑avions Charles-de-Gaulle ; et une flotte de frégates, patrouilleurs, avions et drones assurant la surveillance et la projection de puissance sur tous les océans. À cette force militaire s’ajoute un maillage industriel, diplomatique et humain unique. La France est capable de construire et de maintenir ses propres SNLE, de poser des câbles sous-marins, de mobiliser ses armateurs et industriels au service de la souveraineté.

Le porte-avions Charles-de-Gaulle, en particulier, incarne la liberté d’action et la crédibilité internationale de la France. Il attire les coalitions, dissuade nos adversaires et permet de « brécher » des zones A2/AD. Mais il est temps d’admettre que disposer d’un seul groupe aéronaval ne suffit plus. Les États-Unis en déploient dix ; la Chine progresse rapidement ; le Royaume-Uni et l’Italie en ont chacun deux. La France, avec une seule plateforme, est en tension permanente : en entretien, en indisponibilité ou déployé dans une zone, le Charles-de-Gaulle ne peut assurer simultanément la protection de nos intérêts en Atlantique, Indo-Pacifique et Méditerranée.

Le format actuel – 15 frégates, un seul porte-avions, un nombre limité de patrouilleurs – atteint ses limites face aux ambitions que nous affichons. La mer Rouge, la Baltique, l’Arctique, l’Indo-Pacifique, la Méditerranée, l’Atlantique : partout la France est attendue, mais partout elle est contrainte de faire des choix. Nous ne pouvons plus nous contenter d’un format minimaliste si nous voulons continuer à être un acteur global crédible. Il faut tirer toutes les conséquences de cette nouvelle conflictualité : la marine française est au cœur de notre souveraineté et de notre influence, et mérite une révision à la hausse de la Loi de programmation militaire (LPM). La LPM actuelle a été pensée dans un monde moins brutal, avec un budget de réparation plus qu’une stratégie d’expansion. Or, nous vivons aujourd’hui une phase de brutalisation des rapports internationaux et de maritimisation des menaces. Pour préserver notre souveraineté, protéger nos concitoyens et maintenir notre rang, il est nécessaire de porter plus haut nos ambitions budgétaires et industrielles.

Concrètement, cela implique de renforcer le format de la flotte : porter à 18 le nombre de frégates, accélérer la livraison des FDI, accroître les stocks de munitions, développer des capacités de drones de combat et de guerre électronique, densifier la protection des câbles et ports, investir dans la résilience cyber. Mais surtout, il est impératif de lancer la construction d’un second groupe aéronaval.

Un deuxième groupe aéronaval, impératif stratégique

La France ne peut rester une puissance globale avec un seul porte-avions. En cas d’indisponibilité, elle perd sa capacité à projeter de la puissance et à agréger des coalitions autour d’elle. La construction d’un second porte-avions est une nécessité pour garantir la continuité de notre présence sur deux théâtres simultanés, renforcer notre crédibilité face à la Chine en Indo-Pacifique et sécuriser nos approches atlantiques et méditerranéennes. C’est aussi un signal fort aux alliés européens : la France prend ses responsabilités, non seulement pour elle-même, mais pour la sécurité collective.

Cette ambition suppose également d’associer pleinement la flotte civile : intégrer les officiers de marine marchande dans la réserve, mobiliser les navires civils pour des missions logistiques ou de surveillance, renforcer les synergies industrielles et opérationnelles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Développer une flotte stratégique

 

Aujourd’hui, la flotte civile sous pavillon français compte près de 600 navires, dont 192 dédiés au transport et 233 aux services maritimes, mais seuls une partie de ces bâtiments peuvent être mobilisés pour assurer les missions vitales en cas de crise.

 

Cette flotte doit garantir à la fois le ravitaillement en hydrocarbures et en minerais stratégiques – indispensables à nos industries et à nos outre-mer –, la continuité des flux alimentaires et industriels, la maintenance des câbles sous-marins qui véhiculent 98 % du trafic mondial de données, et le soutien logistique aux forces armées (RO-RO, ROPAX, navires de soutien). Elle doit également pouvoir être activée rapidement et de façon cohérente avec les menaces, ce qui impose de passer d’une liste rigide de navires à une logique capacitaire, régulièrement mise à jour, identifiant des segments clés : pétroliers, gaziers, minéraliers, câbliers, transports roulants, navires de soutien, et navires hybrides adaptables à des missions militaires, comme le recommande Yannick Chenevard dans son rapport sur la flotte stratégique.

 

Cela suppose d’abord de renforcer et de moderniser le pavillon français, en accompagnant le renouvellement de navires (âge moyen de 8,6 ans pour la flotte de transport) et en développant un socle de capacité de construction navale en France pour éviter la dépendance aux chantiers asiatiques. Cela suppose aussi de sécuriser les équipages, avec des marins en nombre suffisant, formés et, lorsque nécessaire, de nationalité française pour les missions sensibles. Enfin, il faut renforcer l’interopérabilité entre la marine nationale et la marine marchande, par des formations, des exercices conjoints et une gouvernance interministérielle claire.

 

Concrètement, il faut assurer un tonnage minimal sous pavillon national pour les flux critiques, garantir la disponibilité d’une flotte de câbliers et de navires de soutien aux armées, et réserver aux armateurs engagés un accès prioritaire aux infrastructures et chantiers.

Le groupe EPR soutient le renforcement des capacités de notre marine, car investir dans la marine, c’est investir dans la liberté d’action de la France pour les quarante prochaines années. Le futur porte-avions représente déjà 14 000 emplois et un maillage territorial unique de compétences industrielles et technologiques ; nous devons avoir la même ambition pour la construction d’un deuxième porte-avions, indispensable pour garantir la continuité de notre capacité de projection. Le groupe EPR appelle également à poursuivre l’effort d’innovation – dans les drones, l’intelligence artificielle, les armes de nouvelle génération –, à renforcer la résilience de notre base industrielle et technologique de défense, et à entretenir ce lien précieux qui unit la marine, la nation et ses territoires.

 

 

 


3.   Groupe La France Insoumise – Nouveau Front populaire

Les espaces maritimes sont au cœur du programme de la France Insoumise. Les deux tiers de la population mondiale vivent à moins de 100 kilomètres d’une côte. Dans l’Hexagone, c’est le cas de la moitié de la population. Par les Outre-mer, la France est présente dans tous les océans, y compris dans les pôles.

Nos sociétés sont fondamentalement dépendantes de ce que nous appelons l’Océan mondial. Elles le sont pour le commerce et le transport. Elles le sont pour la régulation du climat, ainsi que pour la pêche. L’immensité des océans et cette interdépendance fondamentale qu’elle provoque en font un bien commun qu’il faut absolument préserver. Les océans, espaces de circulation par excellence, ne peuvent être verrouillés, privatisés, ni même contrôlés. Ce sont des zones où la coopération s’impose. Les activités qui vont s’y déployer vont se diversifier et s’intensifier ; les océans représentent ainsi, à moyen terme, un gisement d’énergie considérable. Face aux appétits prédateurs qu’ils suscitent, ils doivent être protégés.

Pourtant, la mondialisation capitaliste a accéléré l’accaparement des ressources communes de l’Océan, et est devenu un enjeu pour les intérêts privés et les États : pollution massive, pêche intensive et destructrice du vivant, course à l’extraction des minerais et hydrocarbures. C’est aujourd’hui un bien commun gravement menacé ; les scientifiques alertent ainsi sur une possible tropicalisation de la mer Méditerranée, qui menacerait radicalement les conditions de vie dans l’eau et les pays alentour.

Le dérèglement climatique annoncé ne suffit pourtant pas à inverser la tendance ; c’est au contraire une exacerbation de la compétition dans les espaces maritimes qui est aujourd’hui constatée. Jusque-là relativement préservées, les nouvelles frontières de l’humanité, au premier rang desquelles les pôles et les fonds marins, sont devenues des nouveaux espaces de compétition voire de confrontation pour les intérêts capitalistes. La fonte des glaces en Arctique ouvre la voie à de nouvelles routes maritimes, dont le contrôle est un enjeu pour les grandes puissances. La présence de matières premières (or, zinc, cuivre, graphite, nickel, platine, uranium) aiguise les appétits des États et des multinationales dans la région. Dès son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump a ainsi confirmé la commande de 40 navires brise-glace initiée par son prédécesseur, confirmant là la convergence de vue des deux administrations sur les enjeux en Arctique. Au sud, l’Antarctique reste un des rares espaces de coopération internationale, axé sur le partage des données scientifiques et l’interdiction de militarisation de la zone.

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La plupart des militaires et chercheurs auditionnés, tel l’amiral Rogel en ouverture de ce cycle, dressent le constat d’une brutalisation généralisée des relations internationales, et d’un recours de plus en plus désinhibé à la force. Nous partageons ce constat, et déplorons l’affaiblissement généralisé du droit international (DI) et des normes internationales, au profit du rapport de force. En dépit de ses insuffisances, le respect du DI et le soutien des instances qui le défendent, à l’instar de l’Organisation des Nations unies, reste la seule boussole qui doit guider notre action internationale. L’arrivée au pouvoir de D. Trump et de sa politique fascisante, le génocide en cours à Gaza et la guerre généralisée de B. Netanyahou contre le Liban, la Syrie, le Yémen et désormais l’Iran contribuent à cette brutalisation, de même que l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Les espaces maritimes n’échappent pas à cette tendance. Toutefois, bien qu’elle la déplore officiellement, le gouvernement français y applique -comme ailleurs- sa politique de deux poids-deux mesures. Ainsi, il explique que l’envoi de navires de guerre en mer de Chine témoigne de sa volonté de préserver la liberté de navigation dans les mers, garantie par le DI. Pourtant, lorsque l’armée israélienne, qui a instauré un blocus au large des côtes de Gaza, arrête dans les eaux internationales les passagers – dont l’eurodéputée insoumise Rima Hassan – d’un navire à destination de Gaza, plus personne n’invoque la liberté de navigation, et ce alors même qu’une frégate française assure une permanence en mer au large des côtes libanaises. La brutalisation des relations internationales, y compris en mer, n’est pas une fatalité qu’il conviendrait simplement de déplorer : elle est le résultat de choix politiques, y compris des dirigeants français.

Elle est également favorisée par les caractéristiques physiques du milieu marin, qui en font un espace propice à la compétition et la conflictualité sous le seuil de la guerre. L’immensité des zones à couvrir et la difficulté d’y accéder rendent plus difficilement attribuables les actions. L’absence de frontières clairement délimitées rend moins risquée l’escalade militaire de la part des États visés. Le manque d’encadrement juridique des fonds marins y favorise les actions malveillantes.

Les opérations hybrides, si elles ne sont pas une nouveauté, se sont multipliées ces dernières années : attaque non revendiquée contre le gazoduc Nord Stream 2, sabotage de câbles sous-marins, attaques de navires depuis le sol par les houthis. Dans le même temps, alors que le rôle des marines états-unienne et européennes était, depuis la fin de la Guerre Froide, de soutenir ou initier des opérations vers le sol, l’idée d’une confrontation symétrique en mer entre deux marines a refait surface, appuyée par la volonté des États-Unis de se préparer à un affrontement militaire avec la Chine, dont les capacités de production navales (il suffit de quelques années à la Chine pour construire l’équivalent en tonnage de toute la flotte française) ont mis fin à l’idée d’une suprématie navale euro-atlantique. Le développement de la marine chinoise – qui a accompagné ses ambitions dans le domaine maritime – et son identification par les États-Unis comme son principal adversaire, a ravivé la possibilité d’un affrontement symétrique en haute mer.

La France est une nation à vocation universelle, qui ne peut se cantonner au prétendu « camp occidental », dominé par les États-Unis, tout entier tournés vers la confrontation avec leur principal compétiteur, la Chine. Elle dispose du deuxième espace maritime mondial en termes de Zone économique exclusive (ZEE) ; la nécessité d’y exercer une pleine souveraineté implique des moyens techniques et humains importants, que la LPM actuelle et la politique d’Emmanuel Macron ne garantissent pas. La perte de crédit de la France à l’étranger, et la fermeture accélérée de nombreuses bases à l’étranger qu’elle a entraînée ont mis sous tension notre modèle d’armée, basé sur la projection de forces vers la terre et qui sous‑tendait les choix capacitaires de notre Marine. Ce recul intervient au moment où les outre-mer font face à des menaces renouvelées, et fragilise notre capacité à y faire face rapidement. Il s’illustre par exemple par le renoncement, acté au printemps 2025, du renouvellement de la capacité de transport amphibie des BATRAL (Bâtiments de transport léger), dont l’étude était pourtant prévue dans la LPM, et dont les BSAOM (Bâtiments de soutien et d’assistance outre-mer) ne pourront assurer toutes les missions.

Nos choix industriels doivent être guidés prioritairement par les intérêts de notre Marine, et non pas par des considérations politiques qui leur seraient préjudiciables. L’échec probable du projet SCAF illustre bien la difficulté de concilier des impératifs opérationnels divergents : la nécessité pour nos armées de disposer d’un système de combat embarquable sur porte-avion est une source de blocage constante du projet. Le projet MAWS, finalement abandonné par l’Allemagne, a également retardé la mise en œuvre d’une solution souveraine au remplacement des avions de patrouille maritime Atlantique-2. Les éventuelles coopérations dans ce domaine ne peuvent se cantonner aux traditionnels partenariats dans “l’espace euro-atlantique” ; les besoins et la place de la France dans le monde doivent nous inciter à rechercher au-delà, en développant notamment nos relations avec des puissances maritimes comme l’Indonésie ou le Brésil. Notre stratégie industrielle doit également s’articuler avec une politique de formation cohérente : face à la pénurie de main-d’œuvre dans le milieu nautique, nous proposons la création d’une université francophone des métiers de la mer. Enfin, la France maîtrise les compétences rares de la déconstruction navale, avec quatre sites dans l’Hexagone : il convient de conserver et promouvoir ce savoir-faire, de même que nos capacités de construction navale civile à usage dual.

La tendance au retour des armes de saturation, à la masse et aux technologies dites « low tech » (basse technologie) observée en Ukraine semblait plutôt avoir épargné le domaine naval, où la précision et le coup au but, souvent décisif, semblaient primer. La destruction du croiseur Moskva par deux missiles de croisière ukrainiens au large des côtes ukrainiennes en est un bon exemple.Toutefois, la dronisation du champ de bataille, qui touche également le milieu naval, pourrait inverser cette tendance. L’attaque par les forces ukrainiennes du port de Novorossisk en novembre 2022 avec des drones de surface a ainsi montré la pertinence de tels équipements dans les combats navals. Au début du mois de juillet 2025, les houthis ont changé de mode opératoire et attaqué deux cargos, notamment à l’aide de drones de surface, tuant quatre membres d’équipage et coulant les deux embarcations. Des drones sont déjà utilisés dans la Marine française ; certains ont été testés lors de l’exercice Polaris 2024 pour détecter (avec succès) les navires adverses ; d’autres, immergés (planeurs) sont testés pour améliorer les capacités de détection sous-marine. Le programme de lutte anti-mine futur (SLAM-F), en prévoit également, pour localiser et neutraliser les mines aux approches des côtes ou en haute mer. Pour cette raison, nous avions soutenu lors du PLF 2025 des amendements visant à accélérer la livraison d’infrastructures du programme SLAM-F. À ce titre, il est regrettable que le partenariat signé entre Naval Group et Kongsberg en 2024 – qui porte notamment sur la dronisation sous‑marine – ait été acté sans étudier pleinement la possibilité de développer une filière nationale.

La dronisation dans le domaine naval touche également les fonds marins. Les contraintes physiques du milieu imposent l’utilisation de systèmes inhabités, robots ou drones. La protection active des câbles sous-marins -par lesquels transitent une grande partie des données numériques- est illusoire, encore plus au vu du développement des capacités de sabotage par les États (la Chine a ainsi construit un bateau équipé d’un bras sectionneur de près de 4 000 mètres). Ainsi, nous proposions dès 2023 de relocaliser le stockage de nos données en France, qui permettrait de moins dépendre des liaisons avec les États-Unis, où sont actuellement stockées la majorité de nos données. De même, nous proposions la nationalisation du câblier Alcatel Submarine Network, effective depuis novembre 2024. Nous avons également défendu la création d’une filière industrielle souveraine pour les fonds marins, socle d’une véritable stratégie pour les fonds marins, plus ambitieuse que la lacunaire stratégie “maîtrise des fonds marins (MFM)” du ministère (qui n’envisage pas par exemple de maîtrise de l’ensemble de la colonne d’eau).

Ces évolutions impactent les composantes structurantes de notre Marine. Ainsi, les stratégies potentielles de saturation doivent nous pousser à approfondir notre réflexion sur la menace qu’elles représentent réellement pour le groupe aéronaval, qui est une capacité dimensionnante pour l’ensemble de la Marine. De même, l’évolution des technologies notamment la dronisation, la miniaturisation et l’accélération des progrès en matière de capteurs quantiques exigent de notre part des investissements importants dans l’ensemble du secteur de la recherche et de l’enseignement supérieur mais aussi une grande vigilance sur leurs applications adverses, y compris dans le domaine de la dissuasion.

L’indépendance des moyens passe également par le développement, souvent exprimé par nos armées, de disposer de capacités de communication souveraine par satellite sécurisée, avec des moyens élevés de lutte anti brouillage. En Ukraine, l’attaque contre le porte de Novorossisk aurait été permise grâce au guidage satellite des drones de surface. Les armateurs auditionnés durant ce cycle ont également exprimé l’intérêt de disposer d’une constellation satellitaire souveraine pouvant offrir un positionnement sécurisé, ainsi que de moyens de transmission de données et d’information indépendants de Starlink et de l’agenda fascisant de son patron Elon Musk.

Le domaine spatial doit également être investi pour sa composante d’observation terrestre. L’immense territoire maritime de la France rend illusoire toute surveillance crédible depuis la mer ; les capacités spatiales d’observation des armées – aujourd’hui assurées par les satellites CSO – doivent être redimensionnées afin d’assurer pleinement cette mission. L’articulation et la redondance de ces différentes capacités est un enjeu majeur : la dronisation évoquée plus haut touche aussi le segment observation- afin d’assurer une présence plus continue- voire pourrait représenter un moyen d’intervention.

La connaissance scientifique du milieu représente bien évidemment le prérequis de toute pensée politique ambitieuse au sujet des espaces maritimes. La baisse progressive des moyens des universités françaises causées par les politiques austéritaires sous les quinquennats d’E. Macron compromet notre capacité. La France dispose pourtant de structures solides dans la recherche sur les océans. L’IFREMER et le SHOM constituent par exemple des modèles institutionnels qu’il convient de préserver ; leurs moyens doivent être consolidés. Il est ainsi indispensable de préparer dès maintenant la succession du Marion Dufresne, qui assure la liaison avec les Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF) et qui devrait être retiré du service en 2032. À l’heure de l’exacerbation de la compétition et du recours désinhibé de la force dans les relations internationales, il est urgent de recréer, patiemment, des espaces de coopération. Le partage des connaissances scientifiques est un des domaines les plus propices à de telles initiatives. C’est pourquoi nous avons fait voter à l’Assemblée nationale une résolution en faveur d’un institut Océan de l’université des Nations Unies à Brest.

Plusieurs intervenants ont enfin rappelé la complémentarité des marines nationale et marchande, le développement de la puissance militaire servant souvent à soutenir la croissance du commerce des pays concernés. Le lien vaut également dans l’autre sens ; les compagnies maritimes doivent contribuer justement à l’effort de défense consenti par les États pour sécuriser leur commerce. La Marine est déployée en Mer Rouge pour protéger nos navires marchands, et les opérations ont consommé plusieurs dizaines de millions d’euros de munitions (le coût unitaire d’un missile ASTER est d’environ 2 millions d’euros), évitant ainsi le renchérissement des assurances privées ; il n’est pas acceptable que les armateurs français bénéficient encore de la niche fiscale que représente la taxe au tonnage -et qui représente un manque à gagner fiscal de près de 5,7 milliards d’euros en 2023 pour le seul groupe CMA-CGM, principal armateur français. Dans ce secteur particulièrement, le patriotisme économique ne devrait pas être qu’un mot pour les capitaines d’industrie. Ainsi, la définition de la “flotte stratégique” ne peut se limiter à une liste d’armateurs sollicitables selon leur bon vouloir ; elle doit penser l’articulation entre les besoins et les priorités de la nation, et ceux des armateurs.

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La mer est un bien commun essentiel à protéger, que la mondialisation capitaliste et le dérèglement climatique qu’elle a provoqué mettent gravement en danger. Les espaces maritimes n’échappent pas à la brutalisation des relations internationales ; la préparation des États-Unis à un affrontement potentiel avec la Chine a rendu possible la perspective d’un conflit naval de haute intensité. Dans ce contexte, le non-alignement, seul capable de faire entendre une voix indépendante, crédible et promotrice du droit international, doit être la seule boussole de la France. Ses armées doivent être au service de cette politique. Cela passe par le développement d’une marine souveraine et crédible, et qui tire les enseignements technologiques et doctrinaux des évolutions navales contemporaines.

 

 


4.   Groupe Socialistes et apparentés

Dans le domaine maritime, la France évolue dans un contexte de retour de la politique de la force qui fragilise le multilatéralisme, et les traités internationaux et bilatéraux. En effet, la maitrise des espaces maritimes et des littoraux est au centre des stratégies géopolitiques des États, qu’il s’agisse de la capacité de projection et d’intervention, de la dissuasion nucléaire pour les puissances dotées, ou encore du contrôle des voies d’approvisionnement et de la sécurisation des infrastructures sous-marines. Jusqu’alors espace de liberté, la mer est ainsi progressivement devenue un espace de compétition croissante ; à l’origine d’un réarmement naval mondial et massif. La zone indopacifique est à cet égard particulièrement révélatrice : alors que la Chine ambitionne de dépasser les États-Unis dans le domaine naval, la course à l’armement à l’œuvre y fait planer la menace d’un choc de « thalassocraties ». La remise en cause de la liberté de navigation en mer de Chine méridionale, la politique du fait accompli, ou encore les tentatives d’accaparement des ressources notamment par l’usage de flottilles chinoises (ex : au large du Sénégal ou de la Somalie) peuvent constituer un facteur de déstabilisation des pays concernés, et produisent également un effet domino sur les voisins régionaux en matière de réarmement accéléré. Dans ce contexte, nous rappelons ici l’importance de maintenir des points d’appui à travers le monde pour que notre marine soit en capacité de mener des sorties longues sans contrainte. En outre, alors que la coopération avec l’Australie reprend, la France doit rester attentive à un possible retour dans le jeu concernant les sous-marins. S’agissant de la Russie, malgré un retour en force sur et sous les océans, le pays apparaît en situation de vulnérabilité stratégique. La marine russe ne possède en effet plus qu’un (sur cinq ([1])) accès stratégique à la mer : celui de Mourmansk. Le voisinage immédiat de la France demeure toutefois un espace de frictions : comportements suspects de navires dont tentatives de ruptures de câbles sous‑marins en Baltique, déploiement de sous-marins nucléaires russes dans l’Océan Atlantique, ou encore transit de navires de la flotte « fantôme » dans la mer du Nord et dans la Manche. La réflexion pour identifier les modes d’action pour lutter contre ces phénomènes menés sous le seuil de la conflictualité doit être accentuée, notamment afin d’assurer une mise en œuvre efficace des sanctions décidées au niveau de l’Union européenne envers la Russie dans le contexte de la guerre d’agression qu’elle mène en Ukraine.

Enjeux de souveraineté. Alors qu’elle dispose de la deuxième plus grande zone économique exclusive (ZEE) du monde – tout particulièrement grâce à ses Outre-mer, il s’agit tout d’abord pour la France d’assurer sa liberté d’action en mer et de navigation, et de faire respecter ses droits dans ses frontières maritimes, notamment s’agissant de ses territoires ultramarins. Pourtant, des lacunes existent, qu’il s’agisse des patrouilleurs hauturiers, du nombre de frégates, ou du segment des drones (notamment comme moyens de surveillance des espaces maritimes, sur et sous la mer). S’agissant des frégates, nous rappelons ici la demande défendue par le groupe Socialistes et apparentés dans le cadre de l’examen de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 de porter leur nombre de 15 à 18 ([2]), afin de pouvoir répondre à de nouvelles crises sans compromettre les missions existantes ([3]). Soutenant pleinement la modernisation de nos forces armées, nous plaidons également pour le développement de solutions souveraines dans le drone (notamment naval) et la munition téléopérée. La France peut pour cela s’appuyer sur une base industrielle et technologique de défense (BITD), et plus particulièrement des PME et ETI, particulièrement innovantes en la matière ; et ce alors que le marché pourrait tripler de taille d’ici 2030. Cette modernisation doit aller de pair avec la compatibilité de nos drones et des IA embarquées avec le droit international. À cet égard, nous invitons à clarifier au plus vite le statut juridique de ces nouveaux outils. En effet, l’arrivée et la prolifération de nouveaux acteurs – dont font partie les drones navals aux côtés des navires garde‑côtes militarisés ou encore des aériens autonomes – permettent à certains États de mener des actions coercitives sans franchir le seuil de la guerre. Par ailleurs, le RETEX du succès des Ukrainiens à prendre le contrôle de la mer Noire grâce à l’innovation technologique doit nous interpeler. En outre, face à la généralisation actuelle des stratégies d’interdiction/ de déni d’accès, les armées doivent également se préparer au contrôle de zones, y compris actif. Cet objectif, avec celui de maintenir des capacités de projection de puissance, doit nous engager à poursuivre la réflexion autour d’un deuxième porte-avions.

Enjeux économiques. Alors que 90 % du commerce international réalisé par voie maritime et 98 % des transferts des données s’effectuent à travers des câbles sous-marins, la mer comme espace commun est contestée, qu’il s’agisse des flux maritimes (attaques directes ou entraves à la navigation) ou des zones (politique du fait accompli ou interprétation extensives du droit international pour obtenir une profondeur stratégique ou un accès à des ressources). Les premiers sont ainsi devenus l’un des points de vulnérabilité les plus critiques de l’économie mondialisée, avec une vigilance particulière sur les nœuds stratégiques que constituent les détroits (Taïwan, Ormuz, Bosphore, Bab-el-Mandeb). À titre d’exemple, les attaques répétées des Houthis en mer Rouge ont dévié la majeure partie du trafic maritime par le cap de Bonne-Espérance. Le reste ne peut transiter dans la région du Golfe d’Aden que sous assistance militaire, française ou européenne (mission ASPIDES, voir infra) ; induisant un coût financier important qui repose sur les armées pour garantir la libre circulation maritime. Dans un contexte d’effort collectif pour réduire la dette publique, et dans la lignée d’un amendement déposé dans le cadre du projet de loi de finances 2025 ([4]), le groupe Socialistes et apparentés souligne la nécessité d’un partage de la responsabilité financière pour la sécurisation des navires entre les grands armateurs, qui enregistrent des chiffres d’affaires particulièrement importants, et l’État. Par ailleurs, nous soulignons les risques juridiques et diplomatiques que peut engendrer l’externalisation individualisée, via le recours à des opérateurs privés, par certains armateurs pour assurer leur sécurité.

Renforcer la capacité européenne. Malgré un littoral de plus de 80 000 kilomètres carrés, et alors qu’elle est bordée de théâtres stratégiques (mer Baltique, mer Noire, etc.), l’Europe demeure marquée dans le domaine naval par un morcellement d’intérêts et une hétérogénéité (taille, tonnage, diversité des moyens humains et matériels) des marines européennes. L’absence de convergence est particulièrement visible dans le domaine industriel, par la multiplicité de chantiers navals. Poussées par les pays capables et disposés à le faire (able-and-willing) et par ceux qui disposent souvent des armateurs les plus importants, plusieurs opérations européennes sont toutefois conduites ([5]), et permettent de définir collectivement des enjeux/intérêts communs. Comme le disait l’Amiral Rogel lors de son audition devant la commission : « Jusqu’à présent, l’Europe de la défense a été construite en « bottom-up », c’est-à-dire en apposant les briques les unes sur les autres (…) Désormais, si l’on pense que la fiabilité de l’engagement des Américains au profit des Européens est en jeu, il faut reconstruire l’Europe de la défense par le haut et commencer par discuter des intérêts vitaux et des intérêts stratégiques, à travers une vision stratégique partagée, démarche qui a débuté avec la Boussole stratégique ». Des partenariats et coalitions pourraient notamment être consolidés dans les domaines de la lutte contre la flotte fantôme russe ou de celle contre les menaces hybrides (sur le modèle de l’opération otanienne Baltic Sentry), afin de renforcer la mutualisation de moyens, le partage d’informations et de renseignement, ou encore le RETEX. La France gagnerait à cet égard à un renforcement de ses relations avec les États de la Baltique, et plus particulièrement avec la Suède. Par ailleurs, nous plaidons pour que les dépenses engagées pour la sécurisation du commerce international maritime fassent partie de celles qui seront exclues du calcul du déficit, car considérées comme utiles à la sécurité collective / européenne. Alors que les Alliés se sont engagés en juin 2025 à porter leur effort annuel de défense et de sécurité à 5 % de leur PIB en 2035, les dépenses allouées aux opérations de protection des infrastructures critiques marines européennes pourraient quant à elles être intégrées dans la partie (1,5 %) consacrée aux investissements protégeant les infrastructures critiques et la résilience.

Enfin, le scénario d’une OTAN dépourvue de la garantie de sécurité américaine, y compris nucléaire, a relancé le débat du rôle particulier joué par les puissances nucléaires européennes, France et Royaume-Uni. Nous saluons à cet égard les avancées récentes en la matière, annoncées à l’occasion de la visite d’État au Royaume-Uni début juillet 2025, qui évoquent la possibilité de recourir de manière « coordonnée » – tout en conservant une pleine souveraineté de chacune des deux nations – aux dissuasions nucléaires. Alors qu’un « groupe de supervision » chargé de coordonner la coopération dans le domaine politique, des capacités et des opérations doit être mis sur pied, cette « coordination » pourrait mener à l’organisation d’exercices militaires conjoints impliquant les composantes océaniques des deux pays.


5.   Groupe Les Démocrates

Ce cycle d’auditions a permis une fois de plus au groupe Les Démocrates de constater que nous vivons une réelle reconfiguration géopolitique et que les espaces maritimes ne sont pas épargnés. Notre Marine nationale devra évoluer dans un contexte marqué par la menace russe persistante, les incertitudes sur la position des États-Unis, l’expansionnisme chinois, la multiplication des conflits au Proche‑Orient et en mer rouge, avec en parallèle une accélération sans précédent de la course technologique. Face au retour des stratégies de puissance et à l’issue de ces auditions pertinentes et enrichissantes, notre groupe souhaite attirer l’attention sur trois éléments d’importance pour les années à venir : la protection de notre territoire et de nos ressources, dans un environnement où le droit international est de plus en plus contesté ; la protection des infrastructures essentielles que sont les câbles sous-marins ; les effets du changement climatique sur les enjeux de défense.

 

La protection de notre territoire et de nos ressources, dans un environnement où le droit international est de plus en plus contesté

La mer par nature permet la projection sans contrainte de la puissance militaire. Elle est le théâtre de projection de puissance de multiples acteurs et la protection de nos territoires ultramarins est alors un enjeu stratégique. La Chine a par exemple explicitement abandonné la priorité accordée à la terre pour affirmer sa puissance maritime et en faire un enjeu central de sa stratégie expansionniste. Cette orientation renforce le risque de convoitise sur les zones maritimes françaises, en particulier dans les outre-mer. La région indopacifique, d’une importance cruciale pour la France, doit donc faire l’objet d’une attention particulière.

La mer est vitale pour notre environnement et notre économie. Elle est source de richesses et donc de compétition, en témoignent les attaques directes contre les flux maritimes en Mer Rouge et les entraves à la liberté de navigation. Avec la deuxième ZEE au monde, la France dispose d’un atout géopolitique et économique majeur qui est encore sous-exploité et que nous devons renforcer et protéger. Alors que 90 % du commerce international est réalisé par voie maritime, « l’économie bleue », qui désigne l’ensemble des activités économiques liées aux océans, aux mers et aux espaces maritimes, peut être un levier majeur pour la souveraineté maritime de la France.

Les territoires français ultramarins notamment sont riches en ressources et pourraient devenir des zones de friction. Lors des auditions, nous avons alerté sur l’enjeu de la souveraineté française sur Clipperton et sur les îles Éparses et sur les risques liés à une éventuelle captation des ressources. Nous avons également abordé la lutte contre la pêche illégale, dont dépend directement la protection de nos ressources halieutiques. La pêche illégale est en effet un phénomène persistant et souvent violent et la protection de notre ZEE nécessite une vigilance constante, une adaptation continue des dispositifs et la poursuite des partenariats avec les marines étrangères. Notre marine doit être prête à évoluer dans un environnement légal fragilisé par des puissances révisionnistes prêtes à contester le droit international de la mer.

L’énergie, indispensable à notre économie, à notre société et au fonctionnement de nos armées, représente également un enjeu stratégique. La crise énergétique, exacerbée par la Russie dans le cadre de la guerre qu’elle mène contre l’Ukraine, a rappelé l’importance de la sécurisation des approvisionnements, par des moyens sûrs, résilients et soutenables. L’attaque des gazoducs NordStream a bien montré la nécessité d’assurer la protection des infrastructures énergétiques car elles sont systématiquement identifiées par les forces en présence comme un moyen de porter atteinte à une puissance.

Dans ce contexte et comme notre groupe le réaffirme régulièrement, la consolidation de nos partenariats stratégiques, en premier lieu européens, mais également partout dans le monde, est indispensable.

 

La protection des câbles sous-marins

Les câbles sous-marins représentent une infrastructure plus qu’essentielle aujourd’hui. Le réseau mondial, composé de 570 câbles, assure 99 % du trafic internet mondial et permet des transactions financières quotidiennes de l’ordre de 10 000 milliards de dollars. 30 de ces câbles atterrissent sur le territoire métropolitain et la protection de ces infrastructures localisées dans des espaces où s’applique le régime de la liberté de navigation s’avère complexe et mérite une attention particulière. Ceux-ci peuvent faire l’objet d’opérations ciblées de sabotage ou d’espionnage, mais également se trouver endommagés involontairement par des navires, ou en conséquence de conflits maritimes, comme le montre l’exemple de l’attaque d’un cargo par les Houthis en février 2024, qui a provoqué la rupture de trois câbles sous-marins et perturbé 25 % du trafic internet entre l’Asie, l’Europe et le Moyen-Orient. La diversification des routes, le renforcement de leur sécurité et le développement des coopérations internationales doivent être des priorités pour assurer la résilience des communications mondiales.

 

La prise en compte par notre Marine des effets du changement climatique

Le changement climatique va en effet impacter directement nos armées, tant du point de vue de leur organisation que de leurs missions. La montée du niveau des mers et la recomposition du littoral impose à nos armées de penser la viabilité des infrastructures portuaires à très long terme. La Bretagne notamment devrait voir le niveau de la mer monter de 50 centimètres à 1 mètre, avec des conséquences directes sur les bases de la Marine française dans cette région. La base de Djibouti devra aussi faire l’objet d’une grande attention. Dans la même logique, les ZEE pourraient être redessinées en fonction de l’évolution du trait de côte et la compétition pour les ressources en sera donc directement impactée.

Le changement climatique provoque également la multiplication des catastrophes naturelles (ouragans, inondations, incendies…). La mission première de nos armées étant la protection de la population, nous attirons l’attention sur la nécessité pour les armées d’être préparées et de disposer de moyens d’intervention immédiate, notamment dans les territoires ultra-marins qui sont particulièrement exposés.

Enfin, le réchauffement du climat et la fonte des glaces auront incontestablement des effets sur l’Arctique, qui sera le terrain de projections de puissance. Cette région concentre en effet de nombreux enjeux stratégiques tant du point de vue des tensions géopolitiques et de la conquête de territoires que de la prédation des ressources et la France doit prendre toute la mesure de l’importance de l’engagement dans cette zone.

 

 

 

 


   Comptes rendus des auditions

(par ordre chronologique)

 

1.   Audition, ouverte à la presse, de l’amiral (2S) Bernard Rogel, membre titulaire de l’Académie de Marine, ancien chef d’état‑major particulier du président de la République et ancien chef d’état-major de la Marine (mercredi 7 mai 2025)

 

M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous commençons aujourd’hui un nouveau cycle d’auditions consacrées aux espaces maritimes et aux enjeux de défense. Pour le navigateur anglais, Sir Walter Raleigh, « Qui contrôle la mer contrôle le commerce du monde ; qui contrôle le commerce contrôle la richesse du monde ; qui contrôle la richesse du monde contrôle le monde lui-même ».

Depuis la plus haute Antiquité, les grandes puissances ont cherché à contrôler la mer afin de contrôler le commerce et les menaces, la mer étant une voie de conquête. Aujourd’hui, la mer demeure un enjeu stratégique majeur : 90 % du commerce international est réalisé par voie maritime et 98 % des transferts de données s’effectuent à travers les câbles sous-marins. La mer est également source de tensions, en particulier en Asie du Sud-Est, avec les prétentions de la Chine sur Taïwan et la remise en cause de la liberté de navigation en mer de Chine méridionale, justifiant un réarmement naval massif dans la région. C’est également le cas de la mer Rouge, cela le sera peut-être demain, dans l’Arctique.

Pour notre pays, les enjeux sont également majeurs, ne serait-ce parce que la France dispose de la deuxième zone économique exclusive (ZEE) du monde et qu’elle est engagé dans des nombreuses opérations maritimes dans le cadre de l’Otan ou de l’Union européenne. Enfin, la mer est au cœur du changement climatique, la hausse des températures se jouant largement dans les océans.

Pour nous éclairer sur ces enjeux, nous recevons aujourd’hui l’amiral Bernard Rogel. Amiral après une longue carrière de sous-marinier, mais également au sein de l’état-major des armées, vous avez été nommé chef d’état-major de la marine en 2011, avant de devenir, en 2016, le chef de l’état-major particulier du président de la République. Vous êtes aujourd’hui un membre éminent de l’Académie de marine et vous intervenez souvent bénévolement dans des lycées et des universités au profit de nos jeunes, pour expliquer les enjeux et les problématiques maritimes et stratégiques.

Amiral, vous nous ferez part de votre grande expertise sur l’ensemble de ces sujets.

Amiral (2S) Bernard Rogel, ancien chef d’état-major particulier du président de la République et ancien chef d’état-major de la marine. Je vous remercie de m’avoir invité à venir évoquer les enjeux de défense dans les espaces maritimes. Je ne vous surprendrai pas en vous disant qu’aujourd’hui le modèle qui avait structuré les relations internationales après la fin de la guerre froide est arrivé définitivement à son terme.

Nous venons de quitter une période structurée par deux éléments.

Le premier concernait la mondialisation, c’est-à-dire l’organisation du monde dans un système d’échanges intercontinentaux. Ce système a été conçu pour être un espace de liberté qui autorise le transfert des biens et des données entre les différents continents. Cet aspect fondamental, s’il connaît de fortes évolutions, devrait malgré tout peut évoluer dans la période à venir.

Le deuxième phénomène structurant de cette période était le suivant : dans un grand moment de soulagement après la dislocation de l’empire soviétique entre 1990 et 1995, la guerre a progressivement disparu de l’esprit de nos concitoyens. Cela s’est traduit par une érosion continue des budgets consacrés à notre défense. Dans cette période, la domination militaire occidentale était néanmoins incontestable. À l’époque, l’ONU jouait en réalité son rôle d’arbitre des contentieux internationaux. À quelques exceptions près, comme l’intervention des américains en Irak en 2003, l’ONU devait autoriser ces opérations, sous forme d’une résolution.

Mais, depuis quelques années, l’environnement stratégique se modifie profondément, dans tous ses champs. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère marquée par de nombreuses ruptures, dans de nombreux domaines. Ces ruptures stratégiques ne concernent pas uniquement l’espace maritime, mais toutes ont un impact important sur les espaces maritimes. Ce sujet anime passionnément les débats de l’Académie de marine, car la nouvelle ère stratégique impacte profondément les enjeux maritimes ainsi que la stratégie navale.

Je vais essayer, dans le temps qui m’est imparti, de vous donner ma vision des principales lignes de force, en mentionnant six ruptures.

La première rupture est d’ordre stratégique. Il s’agit du retour des stratégies de puissances, c’est-à-dire le retour des politiques de la force et du fait accompli au détriment du dialogue et du multilatéralisme. Les exemples ne manquent pas : des conflits ouverts aux frontières Est de l’Europe, au Proche et Moyen-Orient, dans le Caucase, en mer Rouge, jusqu’aux politiques de fait accompli dans les mers de Chine ou dans l’est de la Méditerranée.

Ces stratégies de puissance s’exercent aujourd’hui partout dans une sorte de « brutalisation » généralisée des relations internationales, y compris désormais de la part de notre plus vieil allié et première puissance mondiale, les États-Unis, qui encouragent les politiques de la force en la pratiquant eux-mêmes.

Dans ce contexte, on ne peut que regretter l’affaiblissement du rôle de l’ONU, qui peine désormais à se faire entendre. Ce retour des stratégies de puissances se traduit de plusieurs manières. Il intervient d’abord par un réarmement généralisé d’ampleur. Alors que l’Europe tardait à se réveiller de son assoupissement stratégique, le monde s’est réarmé à une vitesse vertigineuse, particulièrement dans le domaine naval. Ce retour des stratégies de puissance se traduit ensuite par une certaine fragilisation des traités internationaux et bilatéraux, issus pour beaucoup d’entre eux de la période de l’après-guerre froide. Enfin, il est marqué par le retour du nucléaire dans le langage stratégique, à l’exemple de Vladimir Poutine qui mélange dissuasion et intimidation, et ce faisant, encourage la prolifération.

Pour résumer à l’extrême la nouvelle période, je pourrais dire que nous passons actuellement d’une époque de maintien de la paix à une autre qui sera celle de « l’empêchement de la guerre », ce qui n’emporte pas les mêmes conséquences sur la complémentarité entre diplomatie et défense.

En faisant un rapide arrêt sur image sur le panorama stratégique, nous pouvons, en tant qu’Européens, être légitimement très préoccupés par la situation aux frontières est de l’Europe ou encore par les tensions au Proche et Moyen-Orient. Ces crises ouvertes connaissent toutes des débordements importants en mer, en Atlantique Nord et en Méditerranée et de manière plus ostensible en Baltique, en mer Noire et en mer Rouge.

La Russie revient en force, sur et sous les océans, surtout au travers de sa flotte sous‑marine. Comme au temps de la guerre froide et de ses chalutiers espions, ses navires pseudo-hydrographiques sillonnent nos eaux en s’intéressant aux fonds marins et aux infrastructures qui s’y trouvent. Elle souffre cependant d’un gros problème d’accès à la mer surtout avec la fermeture du Bosphore, la perte de la base navale stratégique de Tartous et le changement de statut de la Baltique, devenue en quelque sorte, un territoire de l’Otan avec l’adhésion de la Finlande et de la Suède. Sa seule voie libre est aujourd’hui celle de l’Atlantique Nord, qui se prolonge devant nos côtes. Des escarmouches ont déjà débuté dans les espaces communs : la mer, le cyber et espace exo atmosphérique. Ces espaces deviendront un objet de compétition.

Cette situation est évidemment préoccupante, mais nous ne pouvons pas ignorer que le fait stratégique structurant des décennies à venir sera la compétition grandissante dans tous les domaines – technologique, économique, militaire – entre la Chine et les États-Unis. Depuis le pivot asiatique de l’administration Obama, l’Asie Pacifique est la priorité stratégique des États-Unis. C’est un fait que nous, Européens, devons prendre en compte et qui perdurera quel que soit l’avenir de l’Otan : les Américains sont désormais tournés quasi exclusivement vers l’Asie-Pacifique. En conséquence, ils nous demandent aujourd’hui de prendre en charge notre propre sécurité. Ce message ne changera plus, quelle que soit l’administration américaine à venir, il doit être entendu par les pays européens.

D’un point de vue militaire, la confrontation sino-américaine, si elle a lieu, sera d’abord un choc de thalassocraties. La Chine ambitionne donc d’être au niveau de la puissance navale des États-Unis. Elle s’en donne les moyens et construit, une fois tous les trois ans, l’équivalent du tonnage de la marine française, la plus grande des marines européennes.

Cette augmentation de la puissance navale concerne aussi toute la zone indopacifique car les pays voisins de la Chine (Inde, Japon, Corée du Sud, Taïwan), accroissent sensiblement leurs flottes pour contrecarrer ses appétits de puissance, qui se traduisent notamment par la politique du fait accompli. Plus près de de nous, la Turquie, Algérie, Égypte deviennent de vraies puissances navales. Il convient dans ce cadre de souligner l’accroissement considérable du nombre de sous-marins (400 sous-marins aujourd’hui répartis dans une cinquantaine de pays), raison pour laquelle la marine française a mis l’accent sur la lutte anti sous-marine ; mais aussi l’augmentation sensible du nombre de porte-avions ou porte-aéronefs.

La deuxième rupture est d’ordre économique. La période stratégique précédente a vu la montée en puissance de la mondialisation. Dans ce cadre, plus de 80 % du commerce mondial sont acheminés par la mer et 98 % des échanges numériques intercontinentaux passent par les câbles sous-marins. La maritimisation du monde a été et est toujours la « petite sœur » de la mondialisation.

Aujourd’hui, nous assistons à une contestation croissante de ces espaces communs (mer, cyber espace et espace exo atmosphérique). En mer, cette contestation s’exprime aujourd’hui sous la forme d’attaques directes contre les flux maritimes comme en mer Rouge ou bien encore sous la forme d’entraves à la libre navigation dans certaines zones. Elle pourrait demain concerner Ormuz, premier détroit pétrolier du monde, non contournable. Mais elle s’exprime aussi au travers des politiques maritimes intrusives de certains États. Elle révèle le besoin des thalassocraties naissantes d’augmenter leur profondeur stratégique mais aussi leur désir d’accaparer des ressources réelles ou potentielles, à travers des politiques de fait accompli, une interprétation assez osée du droit international.

La mer, qui était un espace de liberté, est donc en train de se transformer en un espace de compétition. Dans ce cadre, les conditions de sécurité et la défense de nos territoires ultramarins et des zones maritimes associées, doivent être approfondies. Il est donc vital de conserver notre capacité de projection de force pour pouvoir défendre, le cas échéant, nos intérêts dans ces zones.

La troisième rupture relève de la résilience, à travers la généralisation des stratégies hybrides. Ces stratégies pourraient être qualifiées de « Dark War » en analogie avec le « Dark Web ». En mer, les exemples ne manquent pas, comme les attaques contre des pétroliers dans le détroit d’Ormuz en 2019, qui nous ont conduit à déployer l’opération Agenor ; ou contre les gazoducs Nord Stream en 2022. Plus récemment des interrogations se sont dessinées sur des ruptures de câbles en Baltique ou même la disparition mystérieuse d’un tronçon de cinq kilomètres de câbles sous-marins en 2021, d’un poids de neuf tonnes, en mer de Norvège.

Dans ce cadre maritime, nous pourrions donner carte blanche à notre imagination, de l’utilisation massive de pêcheurs pour occuper des zones à des agressions ciblées contre des infrastructures économiques, en passant par des cyberattaques massives contre les ports à conteneurs fortement automatisés ou bien encore des pollutions supposément accidentelles de nos côtes. Dans le domaine des « coups fourrés », le champ des possibles devient infini avec le développement technologique.

La quatrième rupture est précisément d’ordre technologique et elle est commune à tous les milieux. Cette accélération technologique, incarnée notamment par l’intelligence artificielle (IA) et le quantique, engendrera des questions fondamentales, dont la place de l’humain dans le combat futur face à la puissance croissante de l’IA ; la cyber défense, essentielle pour nos navires fortement automatisés ; et celle de la place des drones (aériens et navals, sous-marins) en tant que multiplicateurs de force de nos navires mais aussi en tant que menaces. Ce développement technologique conduit la marine de s’adapter en permanence, impliquant l’utilisation de méthodes plus agiles que par le passé.

La cinquième rupture est d’ordre sécuritaire, avec l’explosion de l’utilisation de la mer par les réseaux criminels. Les perturbateurs criminels de nos sociétés occidentales ont compris que la liberté de la mer leur donnait un espace de liberté. Il suffit pour s’en convaincre de penser aux quarante-huit tonnes de drogue saisies en mer en 2024 par la marine nationale, dont une majeure partie concerne la cocaïne. Cela pose la question de notre capacité d’action de l’État en mer et, en corollaire, celle des moyens de surveillance et de protection des espaces maritimes. Les drones maritimes et aériens, ainsi que sur les outils satellitaires, pourraient apporter un début de réponse.

La sixième rupture, insuffisamment évoquée, est environnementale. Le dérèglement climatique joue un rôle dans ce changement de statut des océans, d’abord par la montée des eaux, qui menace des territoires entiers et va brouiller les frontières maritimes ; mais aussi parce qu’il va permettre, comme ce pourrait être le cas à terme en Arctique, l’accès à certaines zones riches en potentialités. Il n’est donc pas étonnant que le Groenland devienne une zone d’intérêt stratégique. Il faut être conscient que les conséquences du changement climatique sont les ferments des crises de demain ; comme la diminution des stocks halieutiques, l’augmentation des flux migratoires due à la désertification, les pénuries d’eau douce, la montée des eaux, le recul du littoral.

Ces ruptures engendrent naturellement un fort impact sur les espaces maritimes et touchent tous les domaines de la défense – stratégique, militaire, économique, technologique, sécuritaire et environnemental. Ce changement de paradigme a conduit la marine nationale à s’adapter. Il se traduit d’abord par une multiplication des missions et des champs d’action allant de la haute intensité aux menaces asymétriques. La mer est vitale pour notre environnement et pour notre économie mais elle est également source de richesses, donc de compétition. La mer est également vitale car elle permet la projection, sans contrainte, de notre puissance militaire.

Je souhaite terminer mon intervention par deux points qui me tiennent particulièrement à cœur. D’abord, face aux défis maritimes qui nous attendent dans ce monde turbulent, il est utile de consolider nos partenariats stratégiques partout dans le monde. Au premier rang de ces partenariats, il est utile de se mettre en ordre de bataille européen. Nous ne sommes pas en mesure de faire face seuls à la somme colossale de tous les enjeux que je viens de vous décrire. À ce titre, les États-Unis sont bien imprudents de mépriser leurs alliés européens car malgré leur puissance militaire, ils ne sont pas non plus capables de faire face seuls à ces défis. Grâce à l’intégration européenne autour de notre porte-avions et des porte‑aéronefs des autres nations, grâce aux opérations Atalanta, Aspides et Agenor, nous avons démontré que nous savions agir de concert en mer.

Ensuite, je tiens à attirer l’attention sur la défense et la sécurité de nos territoires ultramarins. Ces territoires vont entrer, au même titre que la métropole, dans cette nouvelle ère stratégique. Les menaces qui pèsent sur eux aujourd’hui sont différentes de celles que nous connaissions hier et concernent notamment les déstabilisations et pillages de richesse.

À ce titre, je suis très heureux de voir arriver aujourd’hui les patrouilleurs outre-mer que j’avais lancés lorsque j’étais chef d’état-major de la marine, car ils permettent de renforcer notre stratégie. Nous sommes toujours capables de mener des projections de puissance vers nos territoires ultramarins, mais nous devons encore approfondir notre réflexion globale sur ce sujet.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

Mme Florence Goulet (RN). Le recentrage des flux économiques vers l’Indopacifique, la future ouverture de la route arctique du Nord-Est et le retour de la route maritime par le canal du Mozambique en raison de la guerre au Yémen, montrent à quel point la présence de la France est stratégique dans le monde grâce à ses département et région d’outre-mer (Drom) et ses collectivités d’outre‑mer (Com), mais aussi sa présence scientifique ancienne au Svalbard ou en Terre Adélie.

Deuxième ZEE du monde, avec plus de 10 milliards de kilomètres carrés, la France doit valoriser et défendre ses intérêts économiques, sur tous les océans. Or cette présence est menacée. Je pense aux menaces sur les îles Éparses par des revendications régionales ou des pressions étrangères du fait de la richesse en hydrocarbures et métaux ; en Polynésie, Nouvelle-Calédonie et Mayotte. Je pense également au pillage de nos ressources halieutiques dans l’océan Indien, le Pacifique, mais aussi l’Atlantique Nord, sans compter la menace croissante du narcotrafic et de la pression migratoire, notamment dans l’arc caribéen.

La récente mission Clémenceau 2025, en déployant le groupe aéronaval, a affirmé notre présence en Indopacifique et permis de consolider une diplomatie fondée sur la coopération. Mais ces missions ne cachent pas le manque de moyens permanents, l’état des bâtiments de la marine en Polynésie et Nouvelle-Calédonie faisant dire à certains observateurs qu’ils ne sont armés que de leurs seuls drapeaux. Or, nous sommes dans une nasse, du fait de l’immense contrainte budgétaire et des nouvelles menaces terrestres à l’est. L’excellence de nos marins et la dissuasion ne font pas tout. À votre avis, quelle serait la bonne jauge pour notre marine et combien de temps faudra-t-il pour redevenir une puissance navale à la hauteur de notre présence dans le monde ?

Amiral (2S) Bernard Rogel. Je trouve votre jugement un peu sévère sur la puissance navale de la France. Quelle que soit son format, notre marine fait partie des marines les plus opérationnelles au monde et s’est modernisée depuis 2017, avec notamment l’arrivée de programmes que j’avais lancés, comme les sous-marins Suffren, les frégates de défense et d’intervention (FDI), les patrouilleurs outre-mer (POM). Nous sommes en phase de modernisation.

Quand j’étais chef d’état-major de la marine en 2015, je disais que notre format était « juste insuffisant », par référence à la stricte suffisance de la dissuasion. Nous devons prendre en compte la stature maritime de la France. Nos territoires ultramarins nous donnent le statut de « voisins du monde ». Il s’agit là d’une force extraordinaire : quand nous nous déplaçons dans la plupart des pays du monde qui ont un rivage, nous nous déplaçons en voisins.

Le monde change, y compris pour les territoires ultramarins ; nous devons prendre en compte ce changement de paradigme. Avant de parler de format, il faut d’abord consolider et moderniser nos bâtiments, les adapter aux conflits. Il ne sert à rien de multiplier les bâtiments si nous n’avons pas les moyens de les armer, notamment en marins. Si nous devons gonfler le format de la flotte, il faudra probablement produire un effort sur les territoires ultramarins, qui vont devenir des zones de compétition. Il ne s’agit pas d’établir une flotte du Pacifique ou une flotte de l’océan Indien, mais se considérer de manière globale les problématiques de ces territoires et regarder si notre format est toujours adapté.

M. Yannick Chenevard (EPR). Amiral, vous avez rappelé que nous vivons actuellement une contestation de la convention de Montego Bay, qui régit les règles de navigation. Sur le plan naval, nous vivons un certain nombre de ruptures ; la guerre en Ukraine a démontré qu’une nation sans marine avait la capacité de tenir en respect une nation qui dispose d’une marine puissante. Les Houthis, largement soutenus par un certain nombre de leurs alliés, ont ralenti le commerce en mer Rouge. De fait, il est fondamental de tenir les canaux, les détroits, et donc les routes maritimes.

Avec onze millions de kilomètres carrés, la France est partout présente, dont en Indopacifique. Comment percevez-vous le renouvellement des forces navales de nos bâtiments dans cette région ? Pouvons-nous imaginer à terme, lorsque les frégates de surveillance devront être remplacées, un basculement en faveur d’un plus grand nombre de bateaux de gros tonnage dans l’Indopacifique ?

Enfin, vous avez commandé des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Si les Américains devaient se retirer de l’Europe, emportant avec eux leur armement nucléaire, comment envisagez-vous la place de la France et le nombre de SNLE en patrouille à la mer ?

Amiral (2S) Bernard Rogel. Les marines occidentales connaissent aujourd’hui une modification de leur contexte d’intervention. Pendant la période stratégique précédente, les projections de puissance s’effectuaient surtout de la mer vers la terre. Désormais, cette mission demeure, mais elle est également doublée de celle du contrôle de zones, de déblocage de détroits ou d’eaux resserrées, sous menaces aéroterrestres. J’observe à ce titre que la marine s’adapte parfaitement à ce changement de mission, grâce à sa polyvalence. J’ai toujours été persuadé qu’une marine efficace était une marine en mer et non à quai. C’est la raison pour laquelle j’ai quelque peu outrepassé les directives pendant la période de vache maigre, après 2013, en plaçant d’abord la priorité sur l’activité à la mer. Aujourd’hui, nous faisons face avec succès à des menaces différentes, plus importantes, par exemple en mer Rouge.

Ensuite, tout le monde convient que la dissuasion française demeure une garantie de sécurité du continent européen, mais que cette dissuasion n’est pas partagée ; il n’y a pas vingt-sept boutons. Ce sujet est d’abord d’ordre politique. En revanche, je dispose d’une conviction. Jusqu’à présent, l’Europe de la défense a été construite en « bottom-up », c’est‑à‑dire en apposant les briques les unes sur les autres, ce qui nous a d’ailleurs permis de progresser. Désormais, si l’on pense que la fiabilité de l’engagement des Américains au profit des Européens est en jeu, il faut reconstruire l’Europe de la défense par le haut et commencer par discuter des intérêts vitaux et des intérêts stratégiques, à travers une vision stratégique partagée, démarche qui a débuté avec la Boussole stratégique.

M. Christophe Bex (LFI-NFP). Les espaces maritimes ne se limitent plus aujourd’hui à la surface ou aux zones côtières ; ils recouvrent désormais ce que l’on appelle les « nouvelles frontières de l’humanité », en particulier les grands fonds marins. Ces zones longtemps inaccessibles deviennent aujourd’hui des espaces stratégiques, à la fois pour leur richesse en ressources, leur importance écologique, mais aussi pour les enjeux de souveraineté qu’elles soulèvent.

Or la France, puissance maritime, a longtemps souffert d’un déficit capacitaire en la matière. En 2019, faute de moyens adaptés, elle a dû faire appel à une société privée nord-américaine pour localiser une épave à plus de 2 000 mètres de profondeur. Afin de remédier à ce constat, la stratégie de maîtrise des fonds marins (MFM) a été élaborée. Elle vise à doter notre pays d’une capacité souveraine à connaître, surveiller et agir jusqu’à 6 000 mètres de profondeur. Deux programmes emblématiques ont été lancés dans ce cadre : le programme « capacité hydro-océanographique future » (CHOF), qui prévoit le renouvellement des bâtiments hydrographiques à partir de 2027 et le programme « système de lutte anti‑mines marines futur » (SLAMF), qui vise à moderniser en profondeur la guerre des mines.

Dans le contexte actuel de montée des tensions sur le globe et du flou concernant l’articulation de cette stratégie avec les autres composantes de la lutte sous-marine, les programmes SLAMF et CHOF sont-ils assez dimensionnés au regard de l’ambition française ?

Amiral (2S) Bernard Rogel. Je vous remercie de me poser cette question que je n’ai pas pu aborder pendant mon exposé liminaire, faute de temps. D’abord, l’intérêt pour les grands fonds marins est assez récent. Il existait au préalable une activité de bathyscaphes, qui a été ensuite délaissée, à la fois pour des contraintes financières, mais également parce que nous n’avions pas totalement anticipé ce qui allait se passer. Or désormais, les échanges intercontinentaux entre nos pays, notamment occidentaux, transitent par le fond des mers. Lorsque j’étais chef d’état‑major de la marine, en 2015, nous avons été alertés par l’intérêt croissant des Russes pour ces câbles intercontinentaux. Désormais, la réflexion a abouti à la stratégie de maîtrise des fonds marins.

De fait, l’importance stratégique des câbles sous-marins est assez récente, mais les enjeux ne se résument pas aux câbles sous-marins numériques, ils portent également sur les infrastructures sous-marines. Il y a là un nouveau champ de conflictualité, que nous avons pris en compte. Je connais bien ce sujet, étant à titre bénévole ambassadeur auprès de l’objectif 10 de France 2030 sur l’exploration des fonds marins et je peux témoigner que nous avons désormais changé de braquet. Par ailleurs, la connaissance des fonds marins ne se limite pas à une connaissance stratégique, elle concerne également l’environnement. De fait, la mer est aussi importante pour l’environnement que les forêts équatoriales.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Amiral, votre expérience à la tête de la marine nationale, puis comme chef d’état-major particulier du président de la République, vous place à une position stratégique pour évaluer les nouvelles menaces qui pèsent sur notre souveraineté maritime et sur nos intérêts vitaux en mer.

La France dispose de la deuxième ZEE mondiale après les États-Unis. Pourtant l’ampleur géographique de notre présence maritime contraste avec les tensions en croissance sur nos moyens – surveillance, permanence à la mer, renouvellement de nos capacités. Aujourd’hui, plusieurs zones sont redevenues des espaces hautement stratégiques, dont l’Indopacifique et la mer Baltique, désormais au cœur de cette guerre hybride permanente.

Les attaques ou sabotages présumés sur les câbles sous-marins et les gazoduc Nord Stream ont ainsi révélé la vulnérabilité critique de nos infrastructures en eau profonde. Or, ces câbles, qui acheminent plus de 95 % des communications mondiales sont devenus des cibles stratégiques, de même que les pipelines, les infrastructures énergétiques off-shore et la navigation maritime. Dans ce contexte, la maîtrise de l’information maritime, la souveraineté numérique, la capacité à protéger nos fonds marins deviennent aussi déterminantes que la projection de nos puissances.

Ces menaces imposent évidemment à la France de disposer de moyens de surveillance à la mer. Comment renforcer notre capacité ? Pour ma part, j’avais déposé il y a quelques temps un amendement concernant l’étude d’un deuxième porte-avions. Avons-nous bien calculé nos investissements à venir ?

Amiral (2S) Bernard Rogel. Vous êtes bien placés pour savoir que l’établissement d’une LPM ne tient pas seulement compte des enjeux maritimes ; il s’agit d’un modèle complet, que tous les chefs d’état-major ont veillé à maintenir dans le Livre blanc de 2013. La suite nous semble-t-il donné raison. Ensuite, il s’agit de maintenir un équilibre entre les différents milieux, car au-delà des armées, il faut rajouter le cyber, les fonds marins, l’espace.

S’agissant de la surveillance de nos zones, il faudrait augmenter le nombre de nos frégates. Depuis des années, nous soulignons le besoin de dix-huit frégates, mais leur nombre demeure établi à quinze. De même, l’idée d’un deuxième porte-avions ne doit pas disparaître de nos esprits. Au-delà, il faut également repenser notre manière de surveiller, pour économiser nos moyens, en particulier nos frégates de premier rang. Il s’agit ainsi de droniser de manière plus importante la surveillance des espaces maritimes et singulièrement outre-mer, grâce à des drones moyenne altitude à longue endurance (Male) de surveillance maritime, mais aussi des drones navals ou une surveillance satellitaire. Ce type de surveillance ne permet certes pas d’intervenir, mais déjà de détecter et d’économiser nos moyens.

Mme Valérie Bazin-Malgras (LR).  Je souhaite vous interroger sur les forces de souveraineté en mer, et notamment dans l’océan Indien. Les dix-sept Aviso type A69 et les dix patrouilleurs P400 devaient être remplacés à la fin des années 2000 dans le cadre du programme BATSIMAR. Faute de crédits, ce programme a dû être abandonné et reconfiguré. En outre-mer, les missions de souveraineté au sein de la ZEE française s’en trouvent affaiblies. Depuis octobre 2011, la marine nationale ne dispose que d’un patrouilleur dans l’océan Indien, mais encore faut-il souligner qu’il s’agit en réalité d’un palangrier étranger confisqué, qui a été transformé en patrouilleur pour faire face au vide capacitaire. Celui-ci n’est toujours pas résolu puisque le patrouilleur outre-mer Auguste Techer de la classe Félix Éboué n’a toujours pas été livré. En métropole, il ne reste plus que cinq Aviso sur dix-sept en activité et les patrouilleurs hauturiers ayant vocation à les remplacer ne seront livrés qu’à partir de la fin 2026, jusqu’en 2033.

La lutte anti sous-marine le long de nos côtes fait donc face à un trou capacitaire dans le contexte de conflictualité actuelle. Que pensez-vous du renouvellement de notre flotte de patrouilleurs ? Les livraisons envisagées seront‑elles suffisantes ?

Amiral (2S) Bernard Rogel. Aujourd’hui, la question des frégates est en passe d’être résolue, nous disposons d’une vision claire, avec la modernisation des frégates de type La Fayette (FLF) et l’arrivée des FDI. En revanche, elle n’est pas tout à fait résolue pour les patrouilleurs, particulièrement pour les patrouilleurs hauturiers métropolitains. Il y a là un trou capacitaire qu’il faudra combler. Dans la configuration actuelle, ce segment est vital, à la fois pour la lutte anticriminalité, mais aussi pour la fonction de lutte anti sous-marine à proximité de nos ports.

S’agissant de la priorisation, je tiens à vous faire part d’un avis personnel, qui n’engage que moi. Je considère que les frégates de surveillance devront être remplacées par un segment un peu plus durci. Les corvettes européennes me semblent à ce titre intéressantes pour faire face à l’augmentation des activités criminelles – le trafic de drogue, mais aussi la pêche illégale et la piraterie – qui deviennent de plus en plus violentes. En outre, puisque les patrouilleurs outre-mer arriveront prochainement, il faudra s’interroger sur la répartition de nos moyens « durcis » sur les zones. Aujourd’hui, la priorité doit être très clairement donnée à l’Indopacifique, où les menaces sont d’une autre nature et où nous avons besoin de montrer nos muscles un peu plus fermement qu’aujourd’hui.

M. Damien Girard (EcoS). Je souhaite vous interroger particulièrement sur les conséquences capacitaires pour la France de la maritimisation du monde. Deuxième zone économique exclusive mondiale, la France doit protéger ses côtes, assurer des missions de protection des flux commerciaux en mer Rouge. Notre marine doit jouer un rôle sur de nombreux théâtres, en Méditerranée, dans l’Atlantique, l’océan Indien, en mer de Chine, dans l’Arctique et en mer Baltique. Le conflit en Ukraine, les tensions persistantes en mer de Chine et les menaces sur les routes maritimes stratégiques démontrent chaque jour que la mer redevient un espace de rivalité et de confrontation.

En tant que lorientais et membre de la commission défense, je constate que les moyens de notre marine nationale en matière de drones, de stocks, de munitions et de navires de premier rang sont plus que modérés pour faire face à ses multiples besoins. Alors que la pression opérationnelle augmente et que les tensions internationales s’aggravent, et alors que se pose la question d’un réexamen de la loi de programmation militaire (LPM), quels choix stratégiques doivent être explorés pour répondre à ces besoins croissants dans un cadre budgétaire malgré tout contraint ? Faut-il prioriser certaines zones, mutualiser davantage avec nos partenaires européens, renforcer certaines capacités clés comme les drones ou les patrouilleurs, ou encore revoir l’ambition capacitaire globale de notre marine ?

Amiral (2S) Bernard Rogel. J’ai déjà répondu pour partie à cette question. Il convient certes de questionner le format de la marine, mais dans le cadre d’un modèle complet, en prenant en compte l’ensemble des champs de conflictualité et des milieux.

De nombreuses solutions sont envisageables pour faire face aux besoins croissants que vous avez évoqués. Le drone en est une, car il représente un multiplicateur de force extraordinaire. Je réitère ainsi l’intérêt des drones aériens et navals pour la surveillance des zones. Mais comme je l’ai indiqué lors de mon exposé liminaire, les enjeux sont tellement considérables que nous ne pourrons pas y faire face seuls. Nous devons disposer de partenariats stratégiques, augmenter notre capacité européenne. Encore une fois, nous avons beaucoup progressé en la matière dans le domaine naval, depuis l’opération Atalante jusqu’à Aspides aujourd’hui, y compris dans la haute intensité.

En résumé, il faut envisager autrement les problèmes de surveillance des zones et accroître nos partenariats stratégiques.

M. Christophe Blanchet (Dem). Je souhaite revenir sur deux ruptures que vous avez évoquées : la rupture stratégique et la rupture économique, qui porteront demain la compétition entre les États-Unis et la Chine. Ces deux pays sont engagés dans une course énergétique, chacun avec leurs singularités respectives. Les États‑Unis sont complètement indépendants en énergies fossiles, notamment en gaz et pétrole, quand la Chine a besoin d’en importer. Cette supériorité énergétique voulue par l’administration Trump s’est notamment traduite par la création du cabinet de la domination énergétique mondiale par les États-Unis, qui en retour accélérera la volonté de la Chine d’établir son autonomie dans ce domaine.

Depuis sept ans, nous alertons sur le potentiel des îles Éparses, qui recèlent 1 000 milliards de dollars de gaz et de pétrole. Compte tenu de ce potentiel, avons‑nous conscience que la Chine pourrait convoiter ces richesses ? Qu’en pensez-vous ?

Amiral (2S) Bernard Rogel. Vous avez entièrement raison de rappeler l’indépendance énergétique des États-Unis, qui contribue à changer leur vision du monde, et en particulier leur vision d’un détroit comme Ormuz. Si mes souvenirs sont exacts, le Texas doit être le cinquième producteur mondial de pétrole et la Pennsylvanie doit fournir, grâce à la fracturation hydraulique, autant de gaz que le Qatar.

Les États-Unis sont donc richement dotés et autonomes pour les énergies fossiles, mais il en va autrement pour les terres rares ; où la situation est inversée vis-à-vis de la Chine, laquelle dispose ici d’un monopole important. Dans ce domaine, les États-Unis ne sont pas assez dotés, ce qui explique d’ailleurs nombre des déclarations du président américain. Face à la compétition économique et technologique qui s’annonce entre ces deux pays, l’Europe ne doit pas être démunie : celui qui remportera la bataille technologique gagnera la bataille des normes et des standards.

Cette bataille économique fera rage et nous voyons bien que parmi les politiques maritimes intrusives que j’évoquais tout à l’heure, certaines portent sur les richesses maritimes potentielles ou réelles. La Chine a compris que pour pouvoir s’affirmer comme une puissance mondiale, il lui fallait être une thalassocratie. Lorsque j’étais au chef d’état-major de la marine, le Livre blanc chinois de 2015 était très explicite, indiquant que la mentalité traditionnelle selon laquelle la terre prime sur la mer devait être définitivement abandonnée.

L’Académie de marine travaille beaucoup sur ces aspects. Nous considérons que, singulièrement dans nos outre-mer, nos zones maritimes courent le risque d’être convoitées et par conséquent, de provoquer des frictions.

M. le président Jean-Michel Jacques. Votre développement sur la thalassocratie me fait penser à la Méditerranées, à la Grèce, mais aussi à son voisin turc.

Amiral (2S) Bernard Rogel. La guerre du Péloponnèse et le piège de Thucydide demeurent des références incontournables.

M. Édouard Bénard (GDR). Amiral, vous avez évoqué les câbles sous‑marins, notamment sous l’angle des investissements à venir. Leurs sabotages se multiplient depuis le début de la guerre en Ukraine, faisant peser de nombreuses craintes pour nos données, nos ordres militaires ou encore nos transactions bancaires. Elles se manifestent par des coupures suspectes au large de la Norvège, des sabotages en mer Baltique. Les regards se tournent presque systématiquement vers la Russie et sa flotte fantôme, qui a fait des fonds marins son nouveau lieu de prédilection pour mener à bien sa guerre hybride. Pire encore, rien ne dit que cette guerre silencieuse ne vienne pas impacter nos territoires ultramarins, parfois connectés à l’aide d’un seul câble.

Ainsi, une seule rupture peut couper un territoire du reste du monde, bloquer un hôpital, priver une opération militaire de son commandement. Nous avons pu le constater en Ukraine : sans communication fiable, les batailles sur le terrain deviennent difficilement gérables. Faute de réseau autonome, l’armée ukrainienne a dû dépendre de Starlink, c’est‑à‑dire un acteur privé américain sous influence politique et stratégique étrangère.

Il est inconcevable de réduire la France et l’Europe à une telle dépendance en temps de crise. Il est prioritaire d’adopter une doctrine claire en la matière, une coordination européenne ambitieuse et assumée et de cartographier les zones les plus critiques. En effet, la menace est globale, insidieuse et souvent non revendiquée. Chaque câble non protégé place un pan entier de notre souveraineté numérique et militaire sous la menace de raids hostiles. Quels moyens la France peut-elle concrètement déployer pour sécuriser ces lignes vitales ?

Amiral (2S) Bernard Rogel. Le sujet des câbles sous-marins est effectivement un objet de questionnements depuis quelques années ; mais il convient de se rappeler que lors de chaque conflit mondial, les câbles sous-marins ont été les premiers à avoir été sectionnés. À l’époque, cela était moins problématique, dans la mesure où l’essentiel du trafic concernait les transmissions radio ; les câbles servaient à la télégraphie. Mais aujourd’hui, tout passe par les câbles sous-marins. Dès lors, toute coupure pourrait être dommageable, même si ces câbles sont nombreux. Néanmoins, dans le cadre d’une stratégie hybride, les actions n’ont pas objectif d’être destructrices, mais déstabilisatrices. Si des câbles sous-marins sont sectionnés, cela peut créer des troubles et des dysfonctionnements sur des réseaux déjà sursaturés.

Quelles sont les solutions ? L’une d’entre elles a été développée par notre pays et notre marine, dans le cadre d’une stratégie de maîtrise des fonds marins, et consiste à augmenter nos moyens, pour savoir ce qui s’y passe. Il s’agit d’abord de surveiller les bâtiments adverses suspects, à l’instar du Yantar russe, tous les bateaux et sous-marins qui seraient capables d’intervenir. De fait, toutes les grandes puissances disposent aujourd’hui d’un volet attaché à la lutte dans les fonds marins (seabed warfare).

Ensuite, en cas de coupure, il faut s’assurer d’être en mesure de réparer. En l’espèce, la France dispose d’entreprises très capables dans ce domaine, comme Alcatel ou Orange, sur lesquelles l’État veille attentivement. Enfin, puisque les câbles sont sensibles et que les données ne cessent de transiter entre différents continents, il serait temps d’établir des clouds en Europe, afin d’éviter de longs transits. La flotte de câbliers français est une « pépite », il faut la protéger.

M. Matthieu Bloch (UDR). Je souhaite évoquer le porte-avions nouvelle génération, dont le coût est de 10 milliards d’euros. Ma question porte sur l’immense défi que représente la défense d’un tel bâtiment face aux missiles hypersoniques de nouvelle génération dont sont dotés nos adversaires comme la Russie ou la Chine. Les missiles Aster 15 et Aster 30 prévus pour équiper le bâtiment sont efficaces contre des missiles de croisière, mais le sont très peu malheureusement contre des missiles hypersoniques. De leur côté, les canons de quarante millimètres qui seront embarqués disposent d’un rayon d’action limité à environ quatre kilomètres. Des mesures de leurres avancées sont en développement et la solution semblerait porter sur la mise en place d’une bulle de protection multicouches, qui comprendrait le propre armement du porte-avions, l’escorte permanente par des frégates de défense aérienne et une veille aérienne renforcée. Thales et MBDA travaillent activement, en coordination avec l’Otan, sur le développement d’un bouclier anti-hypersonique avec des contre-mesures actives (missiles, brouillages, lasers) après une détection très longue portée.

Le porte-avions est un instrument politique et un instrument de projection important. Il trouve un intérêt majeur dans le cadre d’un conflit asymétrique. Mais la question se pose sur sa résilience dans un conflit de haute intensité face à une grande puissance qui serait dotée des dernières technologies hypersoniques. Alors que l’armée de l’air a très récemment démontré sa capacité de projection en un temps record à l’autre bout du monde, quel est désormais le ratio coût‑efficacité‑vulnérabilité de la construction de porte-avions pour un pays comme la France ? Si ce ratio demeure positif, il est possible d’envisager la construction éventuelle d’un deuxième porte-avions, pour éviter une rupture capacitaire lors des phases de maintenance du premier.

Amiral (2S) Bernard Rogel. Comme je le souligne souvent, un porte‑avions mouvant – un porte-avions parcours une distance de 1 000 kilomètres par jour – est toujours moins sensible à une attaque, quelle qu’elle soit, qu’une base qui ne bouge pas.

Ensuite, on ne parle pas de porte-avions en soi, mais de groupe aéronaval ; aucune infrastructure n’est aussi bien protégée qu’un porte-avions, par des frégates de défense ASM et des frégates de défense anti-aériennes. Dès lors, la pseudo vulnérabilité du porte-avions doit être relativisée. Il est cependant exact que de nouvelles armes se développent, comme les missiles hypersoniques, même si leur efficacité doit encore être démontrée. La France et sa base industrielle y travaillent.

Par ailleurs, il est toujours possible de se projeter partout, sauf quand les frontières terrestres et aériennes sont fermées. En péninsule arabo-persique, de nombreux pays agiront de la sorte, voulant éviter de se retrouver au milieu d’un conflit entre Israël et l’Iran. Aujourd’hui, les moyens dont les Américains disposent pour lutter contre les Houthis résident bien dans leur deux porte-avions présents sur place. De fait, le porte-avions offre cette capacité de nous projeter n’importe où, y compris dans nos propres zones maritimes. Rappelons-nous de la guerre des Malouines ; nous serons peut-être contraints un jour de développer de la projection de puissance pour aller défendre nos zones d’intérêt.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, lors de la période stratégique précédente, les projections de puissance s’effectuaient surtout de la mer vers la terre. Aujourd’hui et demain, il s’agira sans doute plutôt du contrôle de zones, y compris un contrôle actif, en se battant. Le conflit de haute intensité à la mer constitue ainsi une hypothèse assez plausible, compte tenu également des puissances navales émergentes.

En conclusion, gardons-nous bien de jugements hâtifs. La force d’un groupe aéronaval repose à la fois sur ses chasseurs, mais aussi sa capacité de renseignement.

M. le président Jean-Michel Jacques. La France sans porte-avions ne serait plus la France.

Amiral (2S) Bernard Rogel. Dans ce cas, la France serait réduite alors à escorter les porte-avions italiens ou turcs. Si c’était cela l’ambition maritime de la France, nous pourrions légitimement nous poser quelques questions.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de six questions complémentaires, en commençant par une première série de deux questions.

Mme Anna Pic (SOC). L’Arctique s’impose de plus en plus comme un théâtre majeur des relations internationales. Le réchauffement climatique accéléré, la fonte dramatique de la banquise et des glaces terrestres ont progressivement ouvert la perspective de nouvelles routes maritimes qui réduiraient considérablement les distances actuelles, accentuent l’accès à des ressources jusque-là inatteignables ou fait apparaître la possibilité de nouvelles infrastructures sous-marines.

Ainsi, l’intérêt accru des grandes puissances pour cette région se traduit par une remilitarisation progressive de l’Arctique, accélérée depuis l’annexion de la Crimée en 2014. L’intérêt croissant pour la région est visible. En parallèle, malheureusement, la coopération se délite dans la région. Depuis l’invasion russe en Ukraine, les mécanismes de coopération arctique, incluant Moscou, ont été interrompus.

Dans le contexte de remise en cause des traités internationaux, quels sont les enjeux et risques majeurs pour la sécurisation de l’espace arctique, alors que sur les huit États arctiques, la Russie est écartée de la coopération et que les États-Unis menacent d’annexion le Canada et le Groenland ? Quel rôle peut jouer la France dans la sécurisation de ces nouvelles routes maritimes ?

M. Julien Limongi (RN). Le ministre des armées a récemment confirmé ce fameux objectif stratégique de doter la marine nationale de dix-huit frégates de premier rang, un format que le Rassemblement National défend de longue date. Nous nous réjouissons donc de voir que le ministre Sébastien Lecornu se rallie enfin à notre position, essentielle à la préservation de notre souveraineté maritime. Cela dit, un décalage préoccupant subsiste entre cet objectif et le calendrier actuel : la cinquième et dernière frégate de défense et d’intervention ne sera livrée qu’en 2032. Cette échéance paraît difficilement conciliable avec l’urgence croissante de défendre efficacement notre ZEE régulièrement contestée, notamment dans l’Indopacifique.

Comment la marine nationale parvient-elle, dans l’état actuel de ses moyens, à assurer ses missions opérationnelles avec une flotte de premier rang encore inférieure au format cible ? Dans l’attente de l’atteinte des dix-huit unités, quels ajustements doctrinaux et moyens transitoires sont aujourd’hui envisagées ou déjà mis en œuvre pour pallier ce sous-dimensionnement ? Jusqu’à quand ce modèle peut-il tenir sans affaiblir notre souveraineté maritime ?

Amiral (2S) Bernard Rogel. L’Arctique devient depuis un certain temps une zone d’intérêt, rendue plus accessible par le dérèglement climatique, même si les routes ne sont pas encore tout à fait ouvertes, ni tout le temps. Par conséquent, la véritable « bataille » ne s’y déroule pas encore.

Les enjeux seront de plusieurs natures. Ils seront d’abord de nature stratégique, raison pour laquelle la Chine s’y intéresse de plus en plus. Elle a développé un concept de « route de la soie arctique » et est très présente diplomatiquement sur ce segment. Les enjeux sont également de nature économique, puisque des terres ou des gisements sous-marins pourraient être exploités. Les États-Unis, dont la présence géographique n’est pas celle du Canada ou de la Russie, et dont la proximité se traduit essentiellement par l’Alaska, témoignent également de leur intérêt. Les défis sont par ailleurs d’ordre environnemental : ce n’est pas parce que la fonte des glaces offre un accès à des zones sous-marines qu’il faut faire n’importe quoi. Malheureusement, quelques puissances font preuve de quelques signes inquiétants sur ce sujet.

La France a un statut d’observateur au Conseil de l’Arctique et la marine se déploie d’ailleurs dans la zone, en particulier à travers nos bâtiments de soutien Rhône et Garonne. Nous devons continuer à agir de la sorte, pour observer ce qui s’y passe et rappeler tout le monde à la raison, afin que ce théâtre ne devienne pas une nouvelle zone de de conflictualité.

Ensuite, le débat sur le format de notre flotte existe depuis longtemps. En tant que chef d’état-major de la marine, j’avais lancé le programme de FDI, pour arriver à ce format de quinze frégates de premier rang. Dans ce domaine, nous faisons les frais de la période d’assoupissement stratégique et de moindre priorité accordée à la défense, que nous avons connue de 1995 à 2015. Comme on le dit fréquemment dans la marine, il faut « faire avec » ; nous faisons donc avec. À ce titre, le taux de disponibilité de nos bateaux est exceptionnel : aucune autre marine au monde ne tient un taux de disponibilité de 80 % de ses frégates, grâce à un travail engagé depuis très longtemps. Ayant moins de bateaux, la marine se doit en effet de les rendre plus disponibles.

Malgré tout, j’imagine que le chef d’état-major de la marine agit aujourd’hui comme je le faisais auparavant, en priorisant les missions, sous l’autorité du chef d’état-major des armées.

Mme Sophie Errante (NI). Amiral, vous avez évoqué votre attachement à partager vos connaissances avec les jeunes. Comment réagissent-ils à vos interventions comment percevez-vous leur niveau d’intérêt lors de vos échanges avec eux ?

Ensuite, il existe aujourd’hui des options géopolitiques au baccalauréat. À quel moment faut-il acculturer nos jeunes à la nouvelle donne géopolitique et les aider à lutter contre la déstabilisation informationnelle ? Comment les projeter sur les métiers d’avenir, y compris dans l’industrie de la défense et dans l’armée ?

M. Thomas Gassilloud (EPR). Amiral, je suis heureux de vous retrouver, à la commission de la défense. Je m’adresse aujourd’hui à l’enfant de Brest, qui a grandi dans une ville en reconstruction, dans un quartier modeste, et dans des conditions familiales difficiles. Je souhaite mettre en lumière votre parcours exemplaire, convaincu que l’escalier social demeure une condition essentielle à la cohésion de notre nation.

Je me souviens également du chef d’état-major particulier du président de la République, qui avait toujours sur sa table le livre d’Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Je souhaite précisément vous interroger à ce sujet : amiral, qu’est‑ce qu’une nation ? Trente ans après la professionnalisation des armées, quelles évolutions estimez-vous nécessaires pour une meilleure « hybridation » de nos armées avec la nation ?

Amiral (2S) Bernard Rogel. Ces deux questions sont au cœur de l’un de mes engagements bénévoles. En effet, je me suis placé à la disposition des professeurs de lycée dans les filières histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGSP). Ainsi, à leur demande, je me rends dans les établissements pour échanger avec les élèves ; soit une quinzaine d’interventions depuis trois ans, notamment en Bretagne, mais je suis également allé à Douai ou au lycée français de Barcelone. Je tiens à rendre hommage à ces professeurs d’une extrême qualité, qui sont particulièrement investis, engagés, dynamiques, et qui enseignent parfaitement.

Ils ont besoin de témoignages pour conforter auprès de leurs élèves le contenu de leur enseignement. Les élèves que je rencontre font preuve à mes yeux d’une extraordinaire maturité. Je me suis rendu il y a peu à Douai, y ai rencontré des élèves dont un grand nombre issus de la diversité, qui m’ont fait très forte impression. Leur maturité est très notable, et simultanément, ce sont des « éponges » d’inquiétude ; ces inquiétudes relayées en vrac par les réseaux sociaux, les chaînes d’information continue. Ils ont besoin que nous les aidions à structurer leur pensée et que nous leur montrions les réponses que notre pays apporte aux enjeux contemporains.

Certains considèrent que la France n’est pas prête à faire face à ce nouveau monde, mais c’est exactement l’inverse. Nous figurons parmi les pays les plus avancés dans la compréhension de ces nouveaux enjeux stratégiques. Mon engagement consiste à leur faire comprendre le monde et à les mettre en garde contre la désinformation. À ce sujet, je suis atterré lorsque j’observe tous les mensonges, toutes les manipulations orchestrées qui transitent sur les réseaux sociaux.

Encore une fois, je rends hommage à leurs professeurs ; ces élèves font preuve d’une extrême maturité. Simplement, ils ont besoin d’un cadre de réflexion. Je ne cesse d’encourager mes collègues académiciens et des officiers généraux en deuxième section de mener la même démarche. Nos professeurs et les jeunes ont besoin de nous, au titre de la compréhension du monde. Il est important que nous leur fournissions ce cadre.

Monsieur Gassilloud, je vous remercie d’évoquer Ernest Renan et son livre, tiré de sa célèbre conférence, Qu’est-ce qu’une nation ? qui figurait effectivement sur mon bureau. Comme vous l’avez indiqué j’ai été élevé dans un milieu modeste, j’ai bénéficié de l’escalier social qu’offre nos armées. Je serai reconnaissant jusqu’à la fin de mes jours à la marine et à l’État français de m’avoir autorisé à l’emprunter. Il ne faut pas le perdre et la marine y est très attachée. Je pense que le chef d’état-major de la marine vous a ainsi parlé d’une institution qui nous est chère, l’école des mousses, qui permet à des élèves ayant quitté le système scolaire en troisième de devenir ingénieur, même amiral.

Nous devons veiller au maintien de ce modèle et je pense même qu’il faudrait le développer partout. Si je devais fournir un conseil à l’État, je suggèrerais de multiplier les écoles de mousses dans tous les ministères, pas uniquement dans les ministères régaliens. Quand les jeunes qui se sont perdus en route disposent d’un cadre, ils peuvent accomplir des carrières extraordinaires.

Ensuite, qu’est-ce qu’une nation ? Faire nation consiste à s’appuyer sur le passé pour réfléchir ensemble à notre avenir. Il ne faut pas être trop pessimiste ; lorsque notre pays a été confronté à des coups durs, comme les attentats, il a été capable de se rassembler. Mais nombre de nos concitoyens mettent en avant leurs droits à l’égard de l’État, sans considérer leurs devoirs vis-à-vis de la nation, lesquels sont au cœur de l’engagement des militaires. Ces devoirs constituent l’un de nos biens les plus précieux, qu’il importe de redynamiser.

M. Jean-Louis Thiériot (DR). Amiral, vous avez évoqué la guerre des Malouines, qui a été une opération amphibie de grand style. Je souhaite connaître votre regard à la fois sur nos capacités amphibies de projection de force et de franchissements de milieu, mais aussi sur l’évaluation du risque que nous soyons contraints à les mettre en œuvre. Pour ma part, je crains toujours des opérations d’approche indirecte sur tel ou tel de nos territoires, notamment outre-mer, avec par exemple une prise de gage sur quelques îlots polynésiens. Si tel était le cas, cela signifierait bien qu’il faudrait les récupérer de vive force.

M. Christophe Blanchet (Dem). Amiral, dans votre propos liminaire, vous avez évoqué la fragilisation des traités bilatéraux. Pourriez-vous revenir sur ces aspects ?

Ensuite, vous avez rappelé la nécessité de lutter contre les contre-vérités, à juste titre. Nous avons d’ailleurs été témoins de l’une d’entre elle, à l’occasion de l’intervention de l’un de nos collègues du Rassemblement National. Je rappelle à toutes fins utiles que la politique menée depuis 2017 sur le réarmement des armées et la police stratégique est bien issue des textes que nous avions votés et qu’ils avaient censurés, à l’époque.

Amiral (2S) Bernard Rogel. Nous avons la chance d’avoir conservé trois bâtiments amphibies majeurs que sont les bâtiments de projection et de commandement, aujourd’hui appelés porte-hélicoptères amphibies (PHA). Dans certains scénarios, nous devons être capables de projeter la puissance loin, et de manière autonome, sans pouvoir compter sur un appui terrestre ou aérien de quiconque.

Par le passé, nous avions dimensionné notre dispositif outre-mer de manière relativement modeste car nous devions d’abord y répondre à des affaires de sécurité. Nous sommes sortis de l’époque de la « mondialisation heureuse » pour entrer dans une période de contestation des espaces maritimes, une période de « frottements » entre puissances navales. À ce titre, nous devons conserver cette capacité de projection autour d’un groupe aéronaval – voire peut-être deux, demain ou après‑demain – et de nos bâtiments amphibies. Je rappelle d’ailleurs que ces bâtiments amphibies ont été dimensionnés pour une opération majeure, qui d’ailleurs a eu lieu au Liban en 2006, où nous avons évacué près de 11 000 Français et Européens. Nous demeurons l’un des rares pays au monde à avoir conservé cette capacité, qui devrait être protégée. Si nous devions nous projeter très loin, elle devrait être accompagnée d’un groupe aéronaval. Je souligne par ailleurs que les sous-marins nucléaires d’attaque constituent avec le porte-avions des éléments majeurs, dont ne disposent pas nos voisins européens.

Ensuite, les traités sont effectivement fragilisés, notamment les traités de désarmement bilatéraux, comme le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) ; le Traité New START, qui limitait à 1 500 le nombre de têtes nucléaires déployées ; le Traité d’interdiction des essais nucléaires (TICE), que les États-Unis n’ont jamais ratifié et que les Russes viennent de suspendre ; le Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE) ; la Convention d’Oslo sur l’interdiction des mines antipersonnel.

Je ne parle pas non plus du mémorandum de Budapest de 1994, qui a été bafoué à la fois par les Russes et presque désormais par les Américains. Je rappelle que ce mémorandum prévoyait le retour des armes nucléaires soviétiques présentes au Kazakhstan, en Biélorussie et en Ukraine – qui possédait alors près de 1 000 têtes soviétiques sur son territoire. En contrepartie, la Grande-Bretagne, la Russie et les États-Unis s’étaient engagés à protéger leur intégrité territoriale.

Cette fragilisation des traités s’explique de plusieurs manières. Elle s’explique d’abord par le retour des politiques de stratégie de puissance – et les États-Unis sont loin de donner l’exemple, aujourd’hui. Certains considèrent ainsi que droit international, l’ONU et les traités n’engagent que les autres. Ensuite, cette fragilisation des traités, singulièrement entre la Russie et les États-Unis, est liée à l’irruption de la Chine sur l’échiquier des puissances, qui n’a pas signé les traités FNI ou START, sort de la stricte suffisance et augmente son arsenal nucléaire. En conséquence, ni la Russie, ni les États-Unis ne veulent plus se limiter.

C’est la raison pour laquelle le président de la République avait appelé, lors de son discours du 7 février 2020 devant l’École de guerre, à multilatéraliser les traités de désarmement nucléaire. Nous ne devons pas infléchir notre démarche, mais continuer à prôner le droit international, car en l’absence de droit international, la spirale de conflictualité nous entraînera je ne sais où. Il nous faut poursuivre la défense de ce droit international qui, de temps en temps, nous réserve aussi de bonnes surprises. Le traité BBNJ sur la biodiversité en haute mer a ainsi fourni l’occasion de rétablir un peu de multilatéralisme.

Quoi qu’il en soit, il convient de prendre garde à ces traités qui sont en train de se déliter. Les Européens doivent entraîner dans leur sillage de nombreux pays – qui ne veulent pas être soumis à des politiques de la force – tout en ne faisant pas preuve de naïveté, en nous préparant simultanément au pire.

M. le président Jean-Michel Jacques. Amiral, je remercie pour votre présence. Vous avez pu observer la qualité des questions des membres de la commission, que je suis plus que jamais fier de présider. À tous ceux qui souhaitent mieux connaître votre parcours, je leur recommande votre dernier livre, Un marin à l’Élysée.

Amiral (2S) Bernard Rogel. Je vous remercie et vous souhaite bon courage, mesdames et messieurs les députés, pour l’accomplissement de la tâche importante qui est la vôtre.

 

 

 


2.   Audition, ouverte à la presse, de de Mme Caroline Krajka, sous‑directrice du droit de la mer, du droit fluvial et des pôles, au ministère de l’Europe et des affaires étrangères (mercredi 7 mai 2025)

 

M. le président JeanMichel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons notre cycle consacré aux espaces maritimes et aux enjeux de défense avec l’audition de Mme Caroline Krajka, sous‑directrice du droit de la mer, du droit fluvial et des pôles au ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

Le droit de la mer est largement coutumier, il constitue l’une des branches les plus anciennes du droit international public, mais s’est longtemps limité au seul principe de la liberté de navigation en haute mer. Ce n’est qu’au XXe siècle, avec le progrès technique de l’exploitation des ressources comme les hydrocarbures et leurs risques pour l’environnement marin, ainsi qu’avec la multiplication des revendications territoriales, que la nécessité de codifier le droit de la mer a vu le jour. Aujourd’hui, ce droit repose principalement sur deux Conventions des Nations unies : la Convention des Nations unies du droit de la mer (CNUDM), dite Convention de Montego Bay, et le Traité international pour la protection de la haute mer et de la biodiversité marine (Marine Biodiversity of Areas Beyond National Jurisdiction, BBNJ).

Nous observons toutefois aujourd’hui un mouvement de remise en cause de ce droit, et notamment de la logique de coopération internationale. La liberté de navigation en particulier fait face aux tentatives de déni d’accès mis en œuvre par la Chine en mer de Chine méridionale, tandis que les attaques répétées des Houthis en mer Rouge provoquent une insécurité majeure sur cette voie stratégique du commerce maritime. Nous notons par ailleurs que le 24 avril dernier, dans un contexte de compétition pour l’accès aux ressources et à l’exploitation des grands fonds marins, le président Trump a signé un décret allant à l’encontre de la Convention de Montego Bay.

Mme Krajka, nous aimerions également en savoir plus sur les dispositions concernant la protection des infrastructures sous‑marines – câbles de télécommunications, pipelines – qui sont essentielles à l’économie mondiale et qui sont aussi sources de vulnérabilité pour notre démocratie en cas de sabotage. Enfin, le changement climatique fait également l’objet de nos préoccupations.

Mme Caroline Krajka, sousdirectrice du droit de la mer, du droit fluvial et des pôles, au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. À l’occasion des Assises de l’économie de la mer à Montpellier, en 2019, le Président de la République a indiqué : « Le XXIe siècle sera maritime. C’est sur cet espace que la France aura à se penser, à se vivre. ». La sous‑direction du droit de la mer, du droit fluvial et des pôles du Quai d’Orsay, contribue à ce que la France se pense et se vive dans cet espace au sein duquel le droit international joue un rôle essentiel puisque la CNUDM définit le cadre juridique dans lequel doivent s’inscrire toutes les activités intéressant les mers et les océans, comme le rappelle chaque année l’Assemblée générale des Nations unies.

L’un des principaux apports de la CNUDM porte sur la stabilisation de la classification des différents espaces maritimes auxquels s’appliquent des régimes juridiques spécifiques qui permettent ou contraignent l’exercice de droits et libertés. La CNUDM, dont la ratification par 170 parties assure une autorité universelle, est ainsi fondée sur la recherche constante de l’équilibre entre exercice des droits et libertés.

Trois accords d’application ont été adoptés à ce jour : l’Accord relatif à l’application de la partie XI de la Convention, adopté en 1994, précisant les dispositions institutionnelles prévues par la CNUDM portant sur l’exploitation des ressources minérales des fonds marins au‑delà de la juridiction des États ; l’accord dit « des stocks chevauchants », adopté en 1995 ; l’accord pour la protection de la haute mer et de la biodiversité marine (BBNJ) adopté en 2023, portant sur la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale.

Un système multilatéral robuste et vivant est nécessaire, afin que prennent pleinement effet les dispositions portées par la CNUDM, sur la base desquelles des décisions communes, fruits de négociations multilatérales, sont prises et s’appliquent à un espace interconnecté. La France défend constamment l’unicité et l’universalité de ce cadre juridique, essentielles pour la préservation de ses intérêts, et menacées par les actions de certains acteurs.

C’est dans ce cadre que ma sous‑direction contribue à la poursuite de la délimitation de nos espaces maritimes, condition sine qua non de leur sécurisation ; contribue, par ses analyses juridiques et la production d’avis, à éclairer les décisions prises en matière de préservation de la liberté de navigation mais également de la sécurité de celle‑ci dans les espaces où elles sont menacées ; et travaille à la création d’un cadre robuste permettant de faire face aux enjeux contemporains liés, entre autres, à la préservation de l’environnement et au changement climatique.

S’agissant de la délimitation de nos espaces maritimes, mais également de l’extension du plateau continental, nous travaillons avec les autres services concernés, notamment du ministère des outre‑mer, du ministère des armées et le Secrétariat général de la mer, afin de finaliser le tracé de nos frontières maritimes. Le travail interne relatif à l’accord signé avec les Pays‑Bas en 2023 pour la délimitation au titre de Saint‑Martin est en cours de réalisation, afin qu’il puisse vous être soumis pour approbation. Nous échangeons régulièrement avec nos voisins sur ces sujets, que ce soit avec le Royaume‑Uni, l’Italie, l’Espagne, ou encore Samoa. De même, le travail mené dans le cadre du programme d’extension raisonnée d’extension du plateau continental (Extraplac) piloté par le Secrétariat général de la mer, est fondamental, à l’heure où certains veulent s’affranchir du droit international pour exploiter les fonds marins. Nous avons déjà bénéficié de huit recommandations de la part de la Commission des limites du plateau continental, préalable fondamental à la concrétisation de l’extension, et le dossier relatif à l’extension au large de Wallis et Futuna devrait normalement être examiné à partir de 2026.

Ces délimitations constituent le préalable pour déterminer sur quel espace la France dispose d’un titre de compétence, et qui permet sur le plan juridique, une sécurisation de ces espaces plus ou moins aisée en fonction du régime applicable. Ainsi, en mer territoriale, les États côtiers exercent pleinement leur souveraineté, et peuvent mettre en œuvre leur législation nationale. Les navires battant pavillon étranger y jouissent néanmoins d’un droit de passage inoffensif qui ne peut être encadré que dans certains domaines limitativement énumérés par la Convention de Montego Bay, par exemple la sécurité de la navigation et la sécurité du trafic, la protection des câbles et des pipelines, ou encore la conservation des ressources biologiques et la préservation de l’environnement.

À l’inverse, dans la zone économique exclusive (ZEE) et en haute mer, la liberté de navigation prime, avec l’application du principe de la juridiction exclusive de l’État du pavillon. Les États côtiers jouissent dans leur ZEE de droits souverains et n’ont juridiction que dans certains domaines, notamment la protection et la préservation du milieu marin. Seuls les États du pavillon ont juridiction à bord des navires naviguant en ZEE et en haute mer, sauf dans certains domaines – notamment la piraterie et le trafic d’esclaves. Un navire de guerre d’État ne peut ainsi arraisonner un navire battant le pavillon d’un État tiers au titre de la CNUDM seulement s’il le soupçonne de s’adonner à des actions relevant de ces domaines.

En dehors de ces cas précis, et notamment en matière de trafic de drogue, d’êtres humains ou d’armes, d’autres cadres juridiques peuvent s’appliquer : des Conventions multilatérales, des accords bilatéraux, ou des dispositions spécifiques établies dans le cadre de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Nous travaillons avec les administrations en charge de l’action de l’État en mer pour expertiser ces cadres juridiques et permettre la conduite d’opérations. Ainsi, des discussions sont en cours avec les Pays‑Bas pour favoriser la coopération en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants au large de Saint‑Martin, une réflexion est menée concernant l’autorisation d’embarquer des agents étrangers pour faciliter la conduite des opérations.

La sécurisation de nos espaces maritimes vise aussi la sécurisation de nos infrastructures sous‑marines critiques, au premier lieu desquels les câbles de télécommunication et électriques. Ceux‑ci assurent 99 % du flux de données intercontinental ou permettent l’intégration des marchés de l’électricité des États, renforcent la sécurité d’approvisionnement et acheminent les énergies renouvelables en mer vers le rivage. La France est concernée puisqu’environ trente câbles de télécommunication atterrissent sur le territoire métropolitain et que deux entreprises leaders, Alcatel Submarine Networks et Orange Marine, sont françaises. Les récents évènements en mer Baltique ont néanmoins démontré la complexité d’assurer la protection d’infrastructures localisées dans des espaces où s’applique le régime de liberté de navigation. Des discussions sur le cadre juridique actuel, et les meilleurs moyens de le mobiliser pour faire face à ce phénomène, ont actuellement lieu dans différents forums, notamment les meilleurs moyens pour attribuer ces actes aux entités suspectées, et pour mettre en œuvre des mesures concrètes de protection effective de ces infrastructures.

De plus, les avancées technologiques en la matière, avec le développement des technologies dites SMART (Sensor Monitoring and Reliable Telecommunications) et de mesure acoustique distribuée (DAS), permettant le recueil de plusieurs types de données (pression, température, mais aussi trafic maritime et activités sismiques), donnent à ces câbles un caractère multi‑usage présentant de vifs intérêts de sécurité. La question du régime juridique applicable à de tels câbles fait également l’objet de discussions.

La protection de la liberté de navigation est essentielle afin de permettre la libre circulation de nos navires de guerre et d’État, mais également pour préserver le commerce international et la sécurité des navires de commerce, et l’exercice des autres libertés de la haute mer, comme la recherche scientifique marine ou la pose de câbles et de pipelines. Ainsi, la France défend avec constance une interprétation de la CNUDM garantissant l’exercice uniforme des différents droits et libertés de navigation aujourd’hui menacés dans certains espaces comme la mer de Chine méridionale ou le golfe d’Aden.

Par sa présence et son action dans tous les océans, la France contribue au maintien de ces droits et libertés, ce qui implique notamment que soit assurée la sécurité de la navigation. À ce titre, notre mission consiste à éclairer le gouvernement sur le cadre juridique applicable aux différents espaces dans lesquels se matérialisent des menaces. En effet, les règles de droit international applicables peuvent relever de la CNUDM mais également de dispositions adoptées dans le cadre de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ; c’est notamment le cas s’agissant des régimes spécifiques qui s’appliquent dans le cadre de la mise en œuvre d’embargos, ou qui ont pu s’appliquer pour faire face au phénomène de piraterie au large de la Somalie. Les analyses alimentent aussi les négociations menées en vue de lancer des opérations en coopération, qu’elles soient conduites dans un cadre multilatéral, comme le cadre des « forces maritimes combinées » pour lutter contre les trafics de stupéfiants dans le nord‑est de l’Océan Indien ; dans un cadre européen à l’image de l’opération Irini, dont la tâche principale est de participer à la mise en œuvre de l’embargo sur les armes à destination de la Libye ; ou encore dans un cadre bilatéral, à l’image d’opérations pour lutter contre le trafic de drogue par voie maritime conduites en coopération avec la Colombie depuis plusieurs années.

La sécurité et la sûreté maritime nécessitent ainsi un cadre commun, global et, autant que faire se peut, universellement reconnu. La navigation commerciale est ainsi largement réglementée par les dispositions relevant du cadre Conventionnel issu de l’Organisation maritime internationale (OMI), agence spécialisée des Nations unies, qui garantit notamment des standards de sécurité à même de prévenir les risques pesant sur les activités maritimes ainsi que les risques environnementaux liés aux accidents de navigation.

C’est dans ce cadre que sont actuellement menées les réflexions relatives au futur cadre juridique international applicable aux navires autonomes, qui soulèvent de nombreuses questions. Le respect de la réglementation issue des Conventions de l’OMI par la flotte mondiale dessine, en creux, la carte des acteurs – étatiques ou non – qui opèrent en dehors des règles et constituent ce qui a pu être qualifié de « flotte fantôme ». La flotte fantôme et son expansion affectent tant l’efficacité des régimes de sanctions européens ou relevant du cadre des Nations unies que celle du cadre Conventionnel établi par l’OMI. Dans la mesure où les navires qui la composent sont engagés dans des opérations illicites variées, incluant la pêche illicite, non‑déclarée et non‑réglementée (INN) ou les transferts de bord‑à‑bord, ils constituent des menaces tant pour l’environnement marin que pour la sécurité de la navigation maritime.

Nos intérêts de défense en mer sont également affectés par des défis nouveaux, corollaires des enjeux contemporains globaux, au premier titre desquels le changement climatique. La diminution de la banquise estivale pourrait favoriser à terme la navigation dans les eaux arctiques et ouvrir la voie à l’utilisation de voies maritimes nouvelles. Il en est question pour la route maritime du Nord, ou « passage du Nord‑Est », qui relie l’océan Atlantique à l’océan Pacifique en longeant la côte nord de la Sibérie jusqu’au détroit de Béring ; mais également du passage du Nord‑Ouest ou de la route la plus directe qui passerait par le pôle Nord.

Néanmoins, ces nouvelles voies maritimes présenteront toujours des risques pour la navigation du fait notamment de conditions climatiques extrêmes (augmentation des glaces dérivantes, modification des courants, obscurité) et de la faible cartographie actuellement disponible. L’intensification de la navigation commerciale empruntant ces voies nous semble peu probable, à court terme.

Comme le rappelle la stratégie nationale polaire adoptée en 2022, la France est fondamentalement attachée à la défense et l’application du droit international dans cet espace comme partout ailleurs. La Convention de Montego Bay s’y applique, et la France défend le respect de la souveraineté des États arctiques et l’application des Conventions et traités internationaux. Le maintien et la garantie de la liberté de la navigation en Arctique revêtent une importance stratégique pour la France, laquelle ne reconnaît pas la légitimité de mesures que pourraient prendre les États côtiers qui contreviendraient au droit de la mer ou constitueraient une distorsion de son application uniforme.

Plusieurs États (Russie, Danemark, Canada) ont déposé des dossiers auprès de la Commission des limites du plateau continental (CLPC) en vue d’étendre leur plateau continental respectif. Le chevauchement de certaines de ces revendications se matérialise singulièrement en Arctique. Les cinq États côtiers de la région (États‑Unis, Russie, Canada, Norvège, Danemark au titre du Groenland) se sont néanmoins engagés en 2008 à respecter les principes du droit de la mer pour régler leurs éventuels différends dans la région.

Enfin, la protection de l’environnement marin constitue un enjeu majeur du droit de la mer. Nous nous félicitons de l’adoption de l’accord BBNJ. Le fait que la France ait été l’un des premiers États à le ratifier témoigne de la volonté forte que ses dispositions puissent rapidement être mises en œuvre pour assurer une meilleure protection d’espaces au‑delà des juridictions nationales. Les activités militaires conduites en haute mer ne seront pas contraintes par les règles que prévoit cet accord, pas plus qu’elles ne le seront dans le cadre de la négociation d’un code minier à l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM).

À cet égard, nous déplorons l’adoption d’un décret présidentiel américain par lequel les États‑Unis semblent contourner le cadre juridique international relatif à l’exploitation des ressources minérales des fonds marins situés au‑delà des juridictions nationales. Nous sommes en cours d’analyse de ses incidences potentielles, à savoir une exploitation unilatérale de ressources relevant du patrimoine commun de l’humanité et, par là même, à une remise en cause du mandat exclusif de l’Autorité internationale des fonds marins en matière d’exploitation de ces ressources.

M. le président JeanMichel Jacques. Je vous remercie et cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Thierry Tesson (RN). Je me permets d’intervenir aujourd’hui pour vous interroger sur le secours en mer, et plus particulièrement sur son encadrement juridique. Sans remettre en cause ce devoir fondamental très ancien consacré par la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie en mer (Solas), la Convention de Genève, la Convention SAR (Search And Rescue), la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme, il me semble utile toutefois d’interroger le flou qui entoure aujourd’hui sa mise en œuvre.

Il n’est pas question de contester cette obligation morale autant que légale, à laquelle nous devons collectivement nous conformer. Pour autant, en dépit de la multiplicité des textes sur le sujet, ce devoir absolu souffre aujourd’hui d’un certain flou juridique. Le droit de la mer impose à tout navire l’obligation de porter assistance à toute personne en détresse en mer, sans distinction de nationalité ou de statut. Il prévoit également que les États doivent coopérer pour garantir un débarquement rapide dans un lieu sûr.

Le principe de non‑refoulement interdit de renvoyer une personne vers un pays où elle risque persécutions ou traitements inhumains. Or, ces notions essentielles – détresse, lieu sûr, coopération – sont insuffisamment définies. Le droit ne dit pas précisément ce qu’est une détresse en mer, ne qualifie pas clairement ce qu’est un lieu sûr et n’impose à aucun État l’obligation explicite d’accueillir les personnes secourues.

Pouvez‑vous clarifier la position de la France sur ces points ? Comment notre pays définit‑il un lieu sûr ? Quelles sont les obligations de la marine nationale et de la direction nationale garde‑côtes des douanes en matière de secours en mer ? Ces dernières impactent‑elles leur mission première ? Enfin, si les services de l’État sont placés dans une situation juridiquement incertaine, que faites‑vous pour y remédier ?

Mme Caroline Krajka. Les enjeux du sauvetage sont effectivement importants. D’une manière générale, la question du lieu de sauvetage est indifférente pour l’application du principe de non‑refoulement. En mer territoriale, le droit applicable ne prévoit pas, sans l’autorisation de l’État côtier concerné, la conduite régulière d’opérations de sauvetage. En haute mer, si l’État responsable d’une zone SAR n’est pas le seul à pouvoir y mener des opérations de sauvetage, il y assume une responsabilité particulière en matière de coopération de débarquement. Cependant, la question de cette responsabilité est sujette à interprétation. L’absence de zone de SAR officielle ne permet pas d’identifier un cadre précis pour le débarquement.

Des discussions sont en cours dans le cadre de l’OMI pour déterminer le contenu de la notion de port sûr. La question principale est celle de la responsabilité de l’État dans lequel le sauvetage a lieu.

M. François CormierBouligeon (EPR). Votre intervention met en lumière le rôle central du droit maritime dans un contexte de rivalités géopolitiques croissantes. Deuxième espace maritime mondial, la France est directement concernée par les défis actuels de sécurisation de ces espaces maritimes. Si la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 reste un fondement incontournable, elle s’inscrit dans un ensemble plus large de règles internationales, coutumières, Conventionnelles ou encore issus de l’Otan ou de l’Union européenne, qui encadrent les usages militaires, les droits de passage ou la prévention des conflits en mer.

Or depuis le début de la guerre en Ukraine, ces équilibres sont fragilisés. L’activité des forces navales russes s’intensifie à proximité de nos côtes. L’amiral Vaujour, chef d’état‑major de la marine, nous a alertés dans cette commission sur la surveillance accrue que nécessite la présence de flotte fantôme ou de drones sous‑marins russes en Atlantique, en lien notamment avec la menace qui pèse sur nos infrastructures sous‑marines critiques – câbles, capteurs, pipelines. Ces opérations menées dans les grands fonds, souvent invisibles, constituent une forme de guerre hybride qui interroge l’efficacité de notre cadre juridique actuel, tant sur le plan de la prévention que de la dissuasion.

Dans ce contexte de militarisation silencieuse des espaces maritimes, pouvez‑vous éclairer notre commission sur les leviers juridiques qui relèvent de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, du droit international coutumier ou d’autres régimes que la France peut mobiliser pour affirmer sa souveraineté et protéger efficacement ses intérêts face aux activités militaires étrangères dans ces ZEE ? Identifiez‑vous aujourd’hui les principales lacunes ou vulnérabilités de ce cadre ? S’agissant plus spécifiquement des infrastructures sous‑marines, quelles pistes sont‑elles aujourd’hui examinées par la France afin de renforcer le cadre juridique international pour faire face aux nouvelles menaces ? Ces sujets seront‑ils à l’ordre du jour de la Conférence des Nations unies sur l’océan (UNOC), qui se tiendra à Nice en juin prochain ?

Mme Caroline Krajka. Des divergences d’interprétation persistent en effet s’agissant des droits des États côtiers à réglementer les exercices et manœuvres militaires dans leurs zones économiques exclusives. La position française, et plus largement celle des États affinitaires, est toutefois de considérer que la Convention de Montego Bay ne permet pas un État côtier de limiter le droit des États tiers à conduire des exercices militaires dans leur ZEE.

D’une manière plus étayée et contrairement à la mer territoriale, où la CNUDM interdit explicitement les exercices ou manœuvres avec armes de tout type dans son article 19, cette Convention est silencieuse sur la question des exercices militaires en zone économique exclusive et ne contient aucune interdiction de ce type. Une lecture a contrario de cette disposition devrait conduire à considérer qu’il n’existe aucune interdiction des exercices militaires dans les ZEE, d’autant plus que l’article 56 de la Convention, qui précise les droits, juridictions et obligations de l’État côtier dans ces ZEE, ne fait pas référence à la possibilité de proclamer unilatéralement une telle interdiction.

L’exercice des libertés de navigation en ZEE doit cependant se réaliser en prenant dûment compte des droits et obligations de l’État côtier dans cette zone, ce qui implique notamment que ne soient pas utilisés certaines méthodes et moyens qui pourraient affecter les ressources halieutiques ou les câbles.

L’identification de vulnérabilités, s’agissant de la conduite d’exercices dans nos ZEE, de relève plutôt d’une analyse technique et stratégique. Le cadre juridique tel qu’il existe doit cependant être défendu avec constance, afin que des acteurs ayant une interprétation divergente n’en profitent pas pour repousser les limites qui sont aujourd’hui communément établies.

S’agissant plus spécifiquement des infrastructures sous‑marines et des menaces, il convient d’abord de rappeler que le régime applicable à la pose et l’entretien des câbles dans les zones au‑delà de la mer territoriale est un régime de liberté. La protection des infrastructures sous‑marines critiques fait l’objet actuellement de réflexions approfondies par l’ensemble des États confrontés aux menaces de dommages.

Pour l’heure, il n’existe pas d’instrument international dédié. En conséquence, les États ne peuvent agir qu’en se fondant sur la Convention de Montego Bay et sur le droit international général. Ces câbles étant par essence interconnectés, les réflexions sur leur protection sont menées dans un cadre multilatéral, le seul à même d’apporter une réponse globale satisfaisante. Des analyses et des réflexions sont en cours et se concentrent pour l’heure sur le cadre juridique existant, en prenant en considération le risque d’adopter une interprétation trop large de dispositions de la Convention.

En effet, toute interprétation pourrait être utilisée contre nous par des acteurs aux intérêts divergents. Il convient donc d’être prudent s’agissant de l’autorisation d’actions contraignantes. Par ailleurs, nous estimons qu’il est essentiel qu’une réponse la plus large et la plus universelle possible soit adoptée pour limiter la fragmentation du droit de la mer. Le cadre juridique offert par la CNUDM fait déjà l’objet de remises en question ; il serait vraiment regrettable de les fragiliser davantage en essayant d’apporter une réponse ponctuelle.

M. Aurélien Saintoul (LFINFP). Vos propos coïncident évidemment avec les préoccupations de la France insoumise, puisque, dès 2012, Jean‑Luc Mélenchon avait pu dire dans ses meetings que l’humanité était entrée en mer et que c’était dans cet espace que se jouerait son avenir.

Je note – une fois n’est pas coutume – une forme de convergence de vues entre le président de la République actuel et ma famille politique sur ces sujets. Ainsi, le moratoire sur l’exploitation des fonds marins a bien été voté ici à l’Assemblée nationale. La nationalisation de Alcatel Submarine Networks que nous proposions de longue date et que j’avais reprise dans mon rapport sur la maîtrise des fonds marins, a finalement bien eu lieu. Enfin, nous avons voté ensemble, à l’unanimité, en faveur de la création d’une université de l’ONU à Brest dédiée à l’océan. Ces exemples témoignent, chers collègues, qu’il est possible de s’entendre.

Nous vivons une époque que je qualifie de « nouvelle ère corsaire ». Ce problème a été particulièrement révélé par le sabotage de Nord Stream en Baltique. Aujourd’hui, j’ai posé par écrit une question au gouvernement sur ce sujet, pour connaître le degré de certitude concernant l’identité des auteurs de cette action, que l’on pourrait quasiment qualifier d’attentat. Quelle est la stratégie française en matière de caractérisation de ces actions ? Enfin, est‑il possible de voir émerger un jour un garant international du droit de la mer, une forme de « casques bleus » maritimes ?

Mme Caroline Krajka. Je ne sais pas si nous pourrons voir émerger un garant du droit de la mer, de tels casques bleus du droit de la mer. L’essentiel consiste d’abord à appliquer pleinement la Convention de Montego Bay et de la faire respecter, y compris par les États qui ne sont pas parties.

Vous avez également évoqué la question de la caractérisation exacte des actions en mer Baltique et avez demandé s’il existait une stratégie française en la matière. Des patrouilles sont menées dans cette zone, une surveillance y est réalisée, mais il est toujours difficile d’être en mesure d’arraisonner les navires en raison de la liberté de navigation. Je rappelle en effet que les possibilités d’arraisonnement sont strictement encadrées.

La question de la caractérisation et des problèmes associés fait partie d’une réflexion en cours, notamment dans le cadre de l’Otan. À partir du moment où il ne s’agit pas de piraterie, les options sont assez limitées. Des analyses sont conduites, mais aucune convergence n’a encore été établie concernant les solutions. Nous y travaillons au sein de ma sous‑direction, au même titre que le ministère des armées.

Mme Anna Pic (SOC). Le bouleversement des grands équilibres géopolitiques que nous traversons actuellement nous oblige, davantage qu’à l’accoutumée, à porter une attention toute particulière à l’environnement maritime. En effet, celui‑ci fait l’objet d’une compétition croissante entre les États, notamment les grandes puissances, pour des raisons stratégiques ou économiques, souvent les deux. À cette territorialisation des espaces maritimes qui contraint la liberté d’action en mer, vient s’ajouter l’apparition de nouveaux espaces de conflictualité, tels que les fonds marins, ou encore le dérèglement climatique, qui engendrent de nouvelles menaces pour certains territoires.

Je souhaite vous interroger sur la dronisation et la robotisation de la mer et ses perspectives militaires, à l’heure où elles occupent déjà une place non négligeable dans le monde maritime civil et où l’industrie maritime travaille à une intégration de plus en plus poussée de ces nouveaux outils. Notre marine nationale a déjà programmé l’utilisation de drones pour certaines de ses missions.

Or, dans une note publiée en avril dernier pour la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques, Jean‑François Pelliard s’interroge sur le statut juridique du drone naval et les enjeux de son intégration dans le droit international. Le drone naval est‑il un drone de guerre ? Malgré une apparition assez récente dans le paysage technologique, les drones navals prolifèrent rapidement sans définition juridique précise et sans que ceux‑ci ne répondent pleinement à la Convention de Montego Bay définissant les critères d’un navire de guerre ainsi que leur statut.

Cette absence de cadre juridique de référence laisse une liberté d’appréciation très voire trop importante aux États, notamment dans les espaces maritimes internationaux. Au regard du contexte géopolitique, les risques de dérive et de prolifération sont importants. Comment pourrions‑nous intégrer ces nouveaux outils dans le droit international ?

Mme Caroline Krajka. La définition juridique en droit international des navires et engins de surface autonome ou téléopérés fait l’objet de discussions régulières et nourries dans le cas de l’OMI. En l’espèce, la direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l’aquaculture du ministère en charge de la mer suit directement ces négociations, en lien avec notre représentation permanente auprès de l’OMI.

Les difficultés principales tenant à la définition d’un cadre juridique complet ne sont pas tant liées à des critères techniques ou physiques – en France par exemple, ce sont des critères de poids, de longueur et de puissance qui différencient des navires autonomes des drones maritimes – mais plutôt à des enjeux liés aux centres qui seront dédiés au pilotage et au suivi de ces engins, lesquels ne seront pas nécessairement localisés dans le pays de pavillon desdits engins.

S’agissant du statut juridique des drones de guerre, la Convention de Montego Bay ne prévoit pas de définition du navire de guerre sur la base de critères techniques. Néanmoins, dans la mesure où un navire de guerre doit porter des marques extérieures distinctives des navires militaires, être commandé par un officier de marine au service de l’État et son équipage soumis aux règles de la discipline militaire, il est tout à fait envisageable qu’un drone soit qualifié comme tel, à condition que le personnel du centre de commandement à distance soit considéré comme l’équipage et comme embarqué.

M. JeanLouis Thiériot (LR). Dans la compétition de puissances que nous connaissons actuellement, les espaces maritimes connaissent un droit positif, que vous avez évoqué, mais ils constituent également des espaces sans juge ni gendarme, puisqu’il n’existe pas d’autorité de contrôle et de régulation. Pouvez‑vous nous dresser un tableau des embryons d’autorités de contrôle, des instances arbitrales qui sont établies pour résoudre les éventuelles difficultés, litiges et contentieux sans recourir à la voie de la force et de la puissance ?

Mme Caroline Krajka. Les espaces maritimes sont soumis au régime juridique de la Convention de Montego Bay. Il n’existe pas d’autorité de contrôle en tant que telle, mais en cas de désaccord ou de différend sur l’application des dispositions, et notamment de sur ce qui peut être autorisé ou non dans un espace maritime donné, des recours juridictionnels sont possibles, aussi bien en droit national qu’en droit international. Par exemple, la Cour internationale de justice peut être saisie, de même que le Tribunal international du droit de la mer ou une cour arbitrale.

Le principe repose sur l’exclusivité de la compétence du pavillon à bord, sauf pour les exceptions mentionnées à l’article 110 de la Convention de Montego Bay pour la piraterie et l’esclavage. L’État du pavillon doit exercer effectivement sa juridiction et porte donc une responsabilité sur les dommages ou les pratiques non conformes à la Convention qu’exercerait un navire battant son pavillon. Nous ne sommes donc pas sans recours, ni actions possibles.

Mme Catherine Hervieu (EcoS). La commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale examinera tout à l’heure une proposition de résolution européenne transpartisane initiée par mes collègues Damien Girard et Vincent Caure, qui vise à démontrer le soutien de la France et de l’Union européenne au Danemark et au Groenland, face aux intimidations du président des États‑Unis.

Cette zone polaire suscite aujourd’hui des convoitises croissantes. Le dérèglement climatique ouvre de nouvelles routes maritimes comme celle du Nord‑Est entre l’Asie et l’Europe, susceptible de modifier durablement les flux commerciaux mondiaux. L’Arctique concentre également des ressources naturelles précieuses. On estime qu’entre 12 % et 25 % des réserves mondiales de terres rares y sont situées, sans compter les gisements d’hydrocarbures encore largement inexploités. Cette reconfiguration géostratégique attire l’intérêt de nombreuses puissances, dont la Chine et la Russie, qui y renforcent leur présence.

Ces tensions rappellent l’importance d’un cadre de gouvernance stable et coopératif. Dans ce contexte, quel état des lieux juridique pouvez‑vous dresser concernant les règles applicables à la région Arctique en matière de souveraineté, de délimitation des zones économiques exclusives et de protection de l’environnement ? Quelles perspectives de coopération voyez‑vous émerger au sein du Conseil de l’Arctique ou à travers d’autres instances internationales, pour prévenir et résoudre les inévitables litiges liés à la montée des intérêts géopolitiques économiques dans cette région ?

Mme Caroline Krajka. Les règles applicables à la région Arctique sont les mêmes que dans les autres espaces maritimes ; la CNUDM s’y applique intégralement et les États côtiers disposent des mêmes droits s’agissant des questions de souveraineté et de délimitation des ZEE.

Des dispositions spécifiques de la Convention de Montego Bay s’appliquent par ailleurs pour les zones couvertes de glace (article 234), qui permettent aux États côtiers, sous certaines conditions, d’adopter des lois et règlements visant à prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin par les navires dans des zones recouvertes de glace.

S’agissant de la gouvernance, vous soulignez à juste titre que le Conseil de l’Arctique est l’organe intergouvernemental de coopération qui permet de traiter des questions de sécurité, de protection de l’environnement. Les huit États arctiques en sont membres, ainsi que six organisations représentant les peuples autochtones de l’Arctique. La France y a un statut d’observateur depuis 2000 et la Chine depuis 2013. L’Union européenne participe également à ces travaux en tant qu’invité spécial. D’autres enceintes plus informelles ont par ailleurs permis de faciliter les échanges sur les enjeux liés à l’océan Arctique – Arctic Circle en Islande, Arctic Frontiers en Norvège, notamment.

Dans le contexte géopolitique actuel, le Conseil de l’Arctique traverse une période complexe, mais a su néanmoins poursuivre les travaux des experts et scientifiques dans le cadre de ses différents groupes de travail. Le Danemark, qui prendra la présidence de cette organisation en mai, a déjà indiqué vouloir poursuivre sur cette voie et renforcer la coopération mise en place, notamment avec les communautés autochtones. La France restera impliquée dans ces travaux, conformément à sa stratégie nationale polaire, notamment par la présence d’experts dans les groupes de travail du Conseil de l’Arctique, qui portent notamment sur les questions de sécurité et de protection de l’environnement.

Mme Josy Poueyto (Dem). Dans La Tribune du 30 avril dernier, le sénateur du Tarn, Philippe Folliot analyse la situation de l’île française de Clipperton, la seule possession française du Pacifique Nord, dotée d’une ZEE de 435 kilomètres carrés. Selon le titre de l’article, volontairement accrocheur, nous n’exerçons pas notre souveraineté sur cette île. À l’entendre, si un État voulait s’approprier ce territoire inhabité, il ne rencontrerait pas d’obstacles. La présence française se caractérise en effet par un passage symbolique de la marine nationale, une fois par an.

L’un des enjeux soulevés ici porte sur les ressources sous‑marines de la zone. À la surprise générale, Donald Trump a autorisé les entreprises américaines à forer dans les eaux internationales, à proximité. Que pourrait‑il se passer en cas de débordement des Américains ? La captation des ressources peut les tenter, d’autant plus que les pêcheurs mexicains prélèvent déjà, semble‑t‑il, une partie de la ressource halieutique, car le Mexique conteste ce territoire à la France.

Pouvez‑vous nous confirmer ce que dit le droit international à propos de Clipperton ? Par ailleurs, le même droit international, bloque‑t‑il la création et le développement d’activités, par exemple scientifiques, sur ce bout de terre ? Je rappelle que le secteur Clipperton est celui où l’on trouve le plus de nodules polymères métalliques dans le monde.

Mme Caroline Krajka. La France exerce effectivement sa souveraineté sur l’île de Clipperton, qui n’est plus contestée par le Mexique. Les enjeux qui y sont liés se rapportent principalement à la gestion des ressources halieutiques, ainsi qu’à la protection et la préservation de l’environnement. À ce titre, une ère marine protégée a été créée en 2016 dans la mer territoriale de l’île, puis modifiée en 2017. Des réflexions ont lieu actuellement pour envisager d’étendre cette aire marine protégée.

S’agissant de l’exercice de la souveraineté, il n’est pas nécessaire d’être en permanence sur place. Je vous renvoie également vers la marine nationale concernant les possibilités de s’y rendre effectivement plus régulièrement.

Ensuite, vous évoquez le décret présidentiel américain qui pourrait permettre l’exploitation des fonds marins dans la Zone, avec un grand « Z ». Nous n’avons pas eu d’écho de velléités particulières liées à l’administration Trump concernant Clipperton. Dès lors que la France exerce sa souveraineté sur l’île, nous nous estimons que toute prétendue prétention, ou toute contestation ne seraient pas conformes au droit international et qu’il existe des mécanismes de règlement des différends pour les traiter de manière pacifique.

Le fait qu’un décret présidentiel américain puisse, le cas échéant, autoriser une exploitation des fonds marins en dehors des zones sous juridiction relève de l’Autorité internationale des fonds marins AIFM. La zone de fracture de Clipperton, également connue sous le nom de zone de Clarion‑Clipperton, est extrêmement large. Pour le moment, je n’ai pas eu connaissance d’une autorisation américaine d’exploiter dans cette zone. Une demande a été effectivement produite par la filiale américaine de The Metals Company (TMC), mais nous ne savons pas encore si les autorités américaines l’ont autorisée.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Je souhaite vous interroger sur la ratification du traité entre la France et Djibouti, qui interviendra bientôt, je l’espère ; mais aussi sur l’opération Aspides, une action européenne qui engage plusieurs pays européens et dont l’objectif est de protéger la libre circulation des navires en mer Rouge. Nous y sommes fortement engagés, comme j’ai pu le constater à Djibouti, notamment à bord d’une frégate italienne. Quel est votre regard sur cette mission ?

Je souhaite également évoquer les câbles télécoms qui passent par Djibouti, lesquels sont essentiels pour la communication depuis l’Europe vers le reste du monde et inversement. Comment la France agit‑elle pour protéger ces câbles sous‑marins dans une zone victime de fortes tensions maritimes ?

Mme Caroline Krajka. S’agissant de la question de la prochaine ratification du traité entre la France et Djibouti, nous vous répondrons par écrit.

Ensuite, sur un plan strictement opérationnel, je ne saurais vous dire si des moyens seront mis en œuvre pour sillonner la zone et protéger concrètement ces câbles. D’une manière plus large, la protection des câbles fait actuellement l’objet d’une réflexion nationale, mais également européenne et internationale.

En termes d’enjeux juridiques, nous sommes très satisfaits de l’opération Aspides. Il n’existe pas d’autorisation spécifique du Conseil de sécurité des Nations unies et nous sommes donc heureux d’avoir pu trouver une base juridique commune pour intervenir, entre États européens.

M. Édouard Bénard (GDR). Lorsque Donald Trump revendique le Groenland et rêve d’annexer le Canada, il ne s’agit pas d’une proposition grotesque, mais le signe clair d’un point de bascule stratégique. L’Arctique n’est plus une terra nullius glacée, mais le théâtre d’ambitions militaires où les tensions s’accroissent. En raison du réchauffement climatique, la fonte rapide de la banquise ouvre la voie à de nouvelles routes maritimes qui rendraient la région encore plus exploitable et potentiellement conflictuelle. Sa position géostratégique en ferait à la fois un atout de taille pour la projection de forces armées et un raccourci pour le commerce maritime mondial. On parle ainsi d’une réduction de 30 % à 40 % de la distance entre l’Europe et l’Asie par rapport au canal de Suez. Enfin, le sous‑sol de l’Arctique regorge de ressources énergétiques indispensables pour certaines puissances, à l’heure où le contexte géopolitique mondial a fait basculer certaines dans une économie de guerre.

Entre ses patrouilles de sous‑marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et l’installation de régimes anti‑aériens, la Russie militarise à marche forcée. En réponse, les États‑Unis construisent et rénovent des bases militaires en Alaska, au large des îles Aléoutiennes. De son côté, la Chine avance masquée mais déterminée, et s’autoproclame comme une puissance quasi‑Arctique. Elle a d’ailleurs largement investi la gouvernance régionale, avec des projets en Islande, en Groenland ou encore en Norvège.

Dans ce contexte tendu, le Conseil de l’Arctique persévère pour faire de l’Arctique un espace de coopération scientifique et pacifique aux côtés d’autres puissances, dont la France, membre observateur depuis 2000. Mais depuis le gel des relations avec Moscou et le début de l’invasion russe en Ukraine, le forum vacille. Quel rôle peut jouer la France dans cette recomposition polaire ? De quels leviers disposons‑nous pour faire en sorte que cet espace reste tout simplement une zone de droit, de recherche et de paix ?

Mme Caroline Krajka. L’Arctique devient une zone dont le potentiel de conflictualité ne cesse de croître, mais nous espérons que de plus amples développements ne verront pas le jour. Ma sous‑direction est très attachée à la poursuite de la coopération dans le cadre du Conseil de l’Arctique. Je précise que lorsque la Russie a présidé le Conseil, les réunions officielles n’ont pas eu lieu, mais des travaux ont continué à avoir cours avec les autres les autres membres sur des sujets de coopération régionale, prouvant par là‑même la force et l’intérêt de ce forum. Nous défendons la pleine application du droit international et, pour ce qui est du droit de la mer, de la Convention des Nations unies qui s’y applique.

La question de la volonté des États‑Unis d’annexer ou d’acquérir le Groenland dépasse ma compétence. Il existe néanmoins un véritable intérêt accru concernant une coopération en Arctique, qu’il s’agisse pour traiter des questions de défense, mais aussi des ressources et de la protection de l’environnement. À ce titre, il existe des lueurs d’espoir, dès lors que l’accord BBNJ sera entré en vigueur, avec la possibilité de créer une aire marine protégée en Arctique central et ainsi renforcer la coopération en matière de recherche scientifique et de partage des données. De notre côté, nous ne cessons de plaider en faveur d’une coopération maximale dans le cadre des forums internationaux existants.

M. Hervé de Lépinau (RN). Nous avons la chance d’avoir la deuxième zone économique exclusive mondiale, qui est malheureusement aujourd’hui victime de pillages systématiques de ses ressources halieutiques par des navires étrangers qui ne respectent pas les règles en vigueur, privant nos pêcheurs de revenus cruciaux, affaiblissant notre souveraineté économique.

Ces actes ne doivent pas rester sans réponse. Cela passe par un renforcement significatif des moyens militaires et civils de surveillance, une fermeté totale face aux infractions, une priorité absolue accordée aux pêcheurs français. De plus, l’exploitation de nos ressources maritimes doit être repensée dans le cadre d’une stratégie globale de développement de nos territoires ultramarins. La France dispose en effet d’importantes ressources énergétiques et minérales au sein de sa ZEE. L’évolution des pratiques et des technologies permettrait d’envisager l’exploitation raisonnée de ces ressources, véritables gisements d’emplois et de croissance locale pour des territoires ultramarins trop souvent négligés. La puissance publique doit s’en saisir avant que d’autres ne le fassent. Aussi, nous souhaiterions connaître votre avis sur l’exploitation des ressources maritimes dans le cadre de notre ZEE et sur les choix gouvernementaux en la matière depuis 2017.

Mme Caroline Krajka. S’agissant des ressources qui se trouvent dans les ZEE, les États jouissent de droits souverains et peuvent donc contrôler effectivement ces espaces. S’agissant spécifiquement de la lutte contre la pêche illicite, je vous renvoie à la direction des affaires maritimes, de la pêche et de l’aquaculture du ministère de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et au ministère des armées. Je peux néanmoins indiquer l’existence de patrouilles et de contrôles. La France est relativement présente pour patrouiller dans ses ZEE. Enfin, le président de la République a affiché une position très claire et ambitieuse, indiquant que la France ne souhaitait pas exploiter les minerais des fonds marins.

M. le président JeanMichel Jacques. Je vous remercie. Je vous souhaite à tous de belles commémorations de la victoire du 8 mai.

 

 


3.   Audition, ouverte à la presse, de l’amiral Nicolas Vaujour, chef d’état‑major de la Marine (mercredi 21 mai 2025)

 

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous poursuivons notre cycle consacré aux espaces maritimes et aux enjeux de défense avec l’audition de l’Amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la marine.

Amiral, votre parcours, riche de nombreuses fonctions au sein de la marine et de l’état-major des armées, culmine avec votre prise de responsabilités actuelles le 1er septembre 2023. Votre expertise est particulièrement précieuse dans le contexte actuel où les enjeux maritimes occupent une place prépondérante dans les questions de défense et de souveraineté nationale.

La marine française, forte de sa tradition séculaire, fait face aujourd’hui à des défis considérables dans un environnement géostratégique en pleine mutation. De la Méditerranée à l’Indopacifique, en passant par la mer Rouge, des tensions croissantes raidissent les équilibres maritimes mondiaux et exposent nos marins à de nouvelles menaces. La protection des espaces maritimes français, qui constituent le deuxième domaine mondial avec plus de 11 millions de kilomètres carrés, représente une mission essentielle et complexe pour notre marine nationale.

Votre responsabilité à la tête de 40 000 marins s’inscrit également dans un contexte de modernisation et d’innovation. Le programme de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de troisième génération, le projet de porte‑avions de nouvelle génération, ainsi que le développement d’une véritable capacité de drones à la fois dans les fonds marins, en surface et dans les airs, illustrent cette dynamique.

Par ailleurs, alors que le processus d’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) arrive à son terme, nous souhaiterions connaître vos réflexions sur le format que devrait adopter notre marine, compte tenu de l’environnement stratégique de plus en plus dégradé. Il est également important de souligner la dimension diplomatique majeure incarnée par la marine, un aspect relevé dans la RNS. La marine constitue un vecteur d’influence de la France sur toutes les mers, une réalité trop rarement évoquée. Comme le souligne souvent l’amiral Rogel, la France, grâce à ses territoires d’outre-mer, est voisine de nombreux pays à travers le globe.

Amiral, au vu de tous ces éléments, nous vous invitons à partager votre vision stratégique sur l’ensemble de ces sujets.

Amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la marine. Je suis ravi d’être de nouveau devant la commission, après nos échanges de l’année dernière concernant le projet de loi de finances (PLF). Cette audition s’inscrit dans le contexte des forces déployées : aujourd’hui même, plus de 4 000 personnes sont en mer, assurant la protection de la France, des Français et de leurs intérêts sur tous les océans du monde. J’ai également une pensée pour le second maître Soulas, disparu en mer au retour de la mission Clemenceau, dont le corps n’a malheureusement pas pu être retrouvé.

Concernant les enjeux maritimes et la stratégie de défense sur les océans, il est instructif d’observer l’approche des grandes puissances comme la Chine et les États-Unis. Ces nations ont toujours maintenu une forte cohérence entre leur puissance économique et leur puissance maritime, développant cette dernière pour soutenir leur croissance économique. Ce principe fondamental guide aujourd’hui les grandes puissances.

La France possède des atouts considérables, au-delà de sa marine nationale. Nous disposons de compagnies maritimes, d’armateurs, de capacités industrielles et de compétences uniques au monde, souvent sous-estimées. Très peu de pays peuvent se targuer de fabriquer en totale autonomie des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, des porte-avions, ou de poser des câbles internet sur les fonds marins. Il est important de noter que la France détient ou opère 30 % de la flotte mondiale de câbliers, un atout stratégique majeur. Ces pépites nationales représentent autant de points de croissance potentiels pour notre économie.

Nous sommes une puissance maritime qui s’ignore souvent, et il est crucial de prendre conscience de l’ensemble de ces atouts. Le contexte stratégique actuel est particulièrement complexe, marqué par une bascule géopolitique majeure. Nous faisons face à des menaces qui pèsent sur notre modèle économique, social et démocratique occidental. D’abord, nous sommes entrés dans l’ère des souverainetés conquérantes, où les puissances s’étendent, parfois en contournant l’ordre international. Cela se manifeste dans le domaine économique, comme en témoigne l’approche des États-Unis dans les rapports commerciaux mondiaux, ou dans le cadre juridique avec des lois extraterritoriales, impactant nos industries. Dans le domaine territorial, nous pouvons observer des conquêtes de souveraineté en Ukraine par la Russie ou en mer de Chine, par la Chine.

Dans ce monde régi par les rapports de force, il existe deux catégories : ceux qui disposent des outils de la puissance et ceux qui en sont dépourvus. Les premiers peuvent peser dans les négociations internationales, tandis que les seconds doivent soit se replier sur eux‑mêmes, soit se placer sous la protection, voire la dépendance, d’une puissance plus importante. La France a la chance de posséder des outils de puissance. En ce qui concerne la marine, il s’agit principalement de la dissuasion nucléaire et du porte-avions. Disposer d’une dissuasion nucléaire 100 % autonome constitue un atout considérable qui fonde notre liberté d’action et notre indépendance stratégique dans le monde actuel.

La Marine nationale contribue à la mise en œuvre de la dissuasion nucléaire française par la force océanique stratégique (Fost), avec ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, et par le porte-avions Charles-de-Gaulle, capable d’embarquer l’arme nucléaire à son bord. Le groupe porte-avions remplit trois fonctions essentielles. Premièrement, il sert d’outil de dialogue stratégique. Deuxièmement, il constitue une plateforme de combat assurant la supériorité aéromaritime, permettant de défendre nos intérêts à l’échelle mondiale et de remporter des engagements en mer ou d’ouvrir une brèche pour la projection de puissance à terre. Troisièmement, il agit comme un « agrégateur » de volontés politiques : la présence d’un porte-avions attire naturellement des partenaires, contrairement à une situation où nous devrions solliciter la participation d’autres nations. L’opération Clemenceau 25 illustre parfaitement cette capacité d’attraction. Dans la région des détroits indonésiens, par exemple, notre porte-avions a suscité l’intérêt et la collaboration de neuf pays de la zone, un résultat impossible à obtenir avec une simple frégate.

Le rôle du porte-avions dans le dialogue stratégique est particulièrement visible lors des récents événements en mer Rouge. Les États-Unis, cherchant à engager l’Iran dans des négociations sur son programme nucléaire, ont déployé deux porte-avions au large du Yémen. Ils ont mené des opérations offensives contre la milice houthie au Yémen, considérée comme un proxy de l’Iran, pour exercer une pression sur Téhéran. Cette stratégie a porté ses fruits : l’Iran a fini par accepter les négociations, et les États-Unis ont ensuite retiré un de leurs porte‑avions pour signaler l’avancée positive des pourparlers. Cette manœuvre démontre l’efficacité du porte-avions comme outil de dialogue stratégique, tout en préservant l’autonomie d’action, sans dépendre de bases terrestres dans des pays souhaitant rester neutres. Le groupe porte-avions représente un symbole de puissance mondiale incontestable. Durant sa mission Clemenceau, le Charles-de-Gaulle a croisé cinq autres groupes porte‑avions : deux américains, un indien, un japonais et un chinois. Ces pays utilisent leurs plateformes de supériorité maritime comme une manifestation tangible de leur puissance.

La mission Clemenceau a également illustré le rôle du porte-avions comme vecteur de partenariat international. Dix-neuf pays ont collaboré avec la France autour du CharlesdeGaulle, couvrant un vaste espace géographique allant de la Méditerranée à l’océan Pacifique, en passant par la mer Rouge et l’océan Indien, jusque dans les détroits indonésiens. Cette capacité à agréger des partenaires est cruciale pour asseoir notre crédibilité.

Dans le contexte actuel de recomposition des alliances, marqué par une certaine brutalisation des relations internationales, notamment de la part des États-Unis, de nombreux pays cherchent des partenaires fiables disposant des outils de la puissance. La France, grâce à sa cohérence stratégique, sa crédibilité opérationnelle et sa capacité à peser dans les négociations internationales, attire l’attention de nombreux pays européens, pas nécessairement par affinité, mais par intérêt stratégique.

Ce contexte international s’articule avec des enjeux maritimes mondiaux. L’océan mondial, espace de liberté par excellence, est devenu un terrain d’exploitation pour les ressources et de création de flux commerciaux. La maritimisation du monde se manifeste tant par les flux que par les stocks. En termes de flux commerciaux, 85 % des échanges en volume et 90 % en valeur transitent par la mer, principalement via des hubs. La maîtrise de ces infrastructures portuaires, qu’elles soient civiles ou militaires, est devenue un enjeu majeur. Le port de Tanger Med au Maroc illustre parfaitement cette dynamique. Ce hub logistique a non seulement généré une activité portuaire intense, mais a également attiré de nombreuses industries dans son arrière-pays, dont des entreprises françaises, qui y ont établi des hubs logistiques mondiaux.

Les flux immatériels constituent également un enjeu crucial. Le réseau de câbles sous-marins, composé de 570 câbles, assure 99 % du trafic internet mondial et permet des transactions financières quotidiennes de l’ordre de 10 000 milliards de dollars. Chaque année, 100 000 kilomètres de câbles sont posés. La France, avec 30 % de la flotte mondiale de navires câbliers, occupe une position stratégique dans ce secteur, grâce à des entreprises comme Orange Marine et Alcatel Submarine Networks.

En termes de stocks, l’océan reste un réservoir de richesses. L’exploitation offshore d’hydrocarbures demeure d’actualité. Les ressources halieutiques, bien que menacées dans certaines régions, représentent un enjeu majeur. Les ressources minérales sous-marines suscitent à la fois la convoitise et la prédation, notamment à travers des activités illégales. La protection de l’environnement marin contre la pollution et la garantie de la sécurité maritime constituent des missions quotidiennes essentielles. Enfin, la lutte contre les activités illicites en mer, notamment le trafic de drogue, reste un défi permanent. Malgré des saisies record l’année dernière, la situation demeure préoccupante et nécessite une vigilance constante.

L’année dernière, nous avons intercepté plus de quarante-huit tonnes de drogue. Cependant, il convient de mettre ce chiffre en perspective : en 2024, 2 700 tonnes de cocaïne ont été produites en Colombie. Notre interception de quarante-huit tonnes représente donc une part relativement très faible. Il est important de noter que la destination principale de la cocaïne s’est déplacée des États-Unis vers l’Europe, en raison du développement des drogues de synthèse sur le marché américain. Le flux de cocaïne en provenance d’Amérique du Sud vers l’Europe est désormais colossal. En 2025, nous avons déjà intercepté dix-sept tonnes de drogues, toutes substances confondues. Par ailleurs, nous observons des signaux faibles, mais préoccupants concernant la résurgence de la piraterie. Ce phénomène se manifeste notamment dans le golfe de Guinée et au large de la Corne de l’Afrique, où plusieurs actes de piraterie ont été constatés, bien que la situation reste relativement contenue.

La mer est devenue un espace où s’exportent les frictions mondiales. En tant qu’espace commun, elle offre la possibilité de provoquer son adversaire sans risquer de conséquences trop importantes. Les conflits terrestres débordent régulièrement sur le domaine maritime. L’un des espaces de friction les plus médiatisés est la mer Baltique. Dans cette zone, nous observons des comportements suspects, comme des navires laissant traîner leurs ancres sur des distances anormalement longues, parfois plus de 100 kilomètres. Ces actions ont parfois entraîné la rupture de câbles sous‑marins. La situation en mer Baltique est particulièrement intéressante depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Auparavant, la présence de la Suède et de la Finlande, pays neutres, conférait une certaine neutralité à cette mer. Désormais, avec l’adhésion de ces pays à l’Alliance atlantique, la Baltique est devenue otanienne.

Cette nouvelle configuration emporte des implications stratégiques pour la Russie. En effet, plus de 80 % des exportations pétrolières russes transitent par la mer Baltique. De plus, le port de Saint-Pétersbourg représente entre 30 % et 35 % des échanges commerciaux russes. Ces flux doivent désormais traverser une zone otanienne, ce qui place la Russie dans une position de vulnérabilité stratégique dans une zone où nous pourrions, si nous le souhaitions, mener des actions beaucoup plus dures.

En mer Rouge, nous avons assisté à des débordements liés au conflit à Gaza tout au long de l’année 2024 et durant une partie de 2025. De nombreuses attaques contre des navires de commerce ont eu lieu, bien que leur fréquence ait récemment diminué. Il est à noter que le 17 avril dernier, une frégate multimissions (Fremm) a encore abattu un drone dans le détroit de Bab el-Mandeb. La situation n’est pas encore totalement stabilisée, et notre présence reste nécessaire pour rassurer nos partenaires du commerce maritime mondial.

L’océan Atlantique constitue un théâtre majeur de compétition avec la Russie, notamment en ce qui concerne le déploiement de sous-marins nucléaires en provenance de Mourmansk. Cette zone fait l’objet d’une coopération étroite avec nos partenaires américains et britanniques. Pour ceux qui souhaitent mieux comprendre les enjeux de la guerre sous‑marine, je recommande le visionnage du film Surfaces, disponible sur YouTube, qui offre un éclairage intéressant sur ces problématiques.

Par ailleurs, le réchauffement climatique ouvre de nouveaux espaces de compétition, en particulier dans l’Arctique. La Chine cherche à y prendre position, tandis que la Russie a déjà manifesté ses ambitions en plantant symboliquement des drapeaux au fond de l’océan. Au-delà des potentielles nouvelles routes commerciales, les enjeux arctiques entraînent des répercussions mondiales qui seront discutées lors de la réunion de la conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc) à Nice, en juin prochain.

La mer présente également une possibilité d’appropriation des espaces. Elle offre des opportunités de croissance à travers l’éolien offshore, l’exploitation pétrolière en mer, la pêche hauturière et le déploiement de câbles sous-marins. Cependant, c’est aussi un lieu propice aux activités illégales. Outre le trafic de drogue déjà mentionné, la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) constitue un problème majeur. Ce phénomène, particulièrement préoccupant en Atlantique Sud et dans l’océan Indien, déstabilise gravement les écosystèmes marins.

La France occupe une position différenciante grâce à sa présence mondiale. En tant que chef d’état-major de la marine, j’ai l’opportunité d’échanger avec la plupart des marines du monde, notamment dans le cadre du symposium naval du Pacifique occidental (Western Pacific Naval Symposium ou WPNS). En 2026, nous organiserons ce WPNS à Papeete. Mais nous sommes également résidents de l’océan Indien et avions accueilli en 2021 l’Indian Ocean Navy Symposium. Celui‑ci s’est déroulé cette année en Thaïlande, où j’ai pu rencontrer mes homologues chinois et iranien. Ces forums sont ainsi précieux pour rencontrer nos alliés, mais aussi nos compétiteurs, et leur transmettre des messages.

Ensuite, la protection de nos territoires d’outre-mer représente une priorité pour la marine. Nous avons développé dans chaque territoire ultramarin un hub comprenant des patrouilleurs, des frégates de surveillance et des moyens de surveillance maritime.

La puissance maritime française repose sur un écosystème complet. Au-delà de notre marine et de nos savoir-faire, nous disposons d’une industrie performante capable de construire et d’entretenir nos navires. Nous bénéficions également de l’expertise d’acteurs comme les Abeilles Internationales et SeaOwl, qui assurent des missions cruciales de remorquage et de prévention des pollutions maritimes. Ces compétences sont précieuses et doivent être préservées. Nous pouvons également compter sur des armateurs de premier plan comme Louis Dreyfus et CMA CGM, ce dernier étant le troisième armateur mondial.

Pour développer nos stratégies de défense, trois axes sont essentiels : savoir, agir et s’adapter. Le rapport sur la flotte stratégique, présenté par le député Chenevard, est une référence importante dans ce domaine. Nous avons considérablement renforcé la collaboration entre les acteurs maritimes civils et militaires. Le Centre d’information, de coopération et de vigilance maritimes (Mica Center), basé à Brest, joue un rôle central dans cette coopération. Il relie 85 compagnies maritimes, représentant environ 1 400 navires qui servent de capteurs d’informations. Ce système permet d’échanger des données sur les activités suspectes et les niveaux d’alerte dans différentes zones maritimes, contribuant ainsi à améliorer la sécurité maritime mondiale.

Enfin, la conférence navale de Paris a réuni cette année les principales marines du monde et les grands acteurs économiques du secteur maritime, renforçant ainsi notre culture commune. Nous renforçons actuellement les passerelles entre la marine marchande et la marine nationale. Notre objectif consiste ainsi à pouvoir accueillir des officiers de marine marchande comme réservistes dans la marine nationale et, réciproquement, à mieux connaître la marine marchande.

Cette stratégie implique également de prendre conscience du lien crucial qui unit l’industrie, la marine nationale et le territoire. La construction d’un porte-avions, véritable plateforme de supériorité aéromaritime, mobilise l’ensemble du territoire national. Les pompes primaires sont fabriquées à Maubeuge, le contrôle‑commande à Blagnac, l’assemblage se réalise à Saint-Nazaire. Les missiles proviennent de Seine-Saint-Denis, les radars de Limours, les antennes de communication de Brive. Ce maillage territorial illustre le lien fondamental entre la marine et la nation. La construction du futur porte-avions représente 14 000 emplois et quinze ans d’activité industrielle au service de la nation. Cet investissement s’étend bien au-delà, puisqu’il garantit quarante ans d’exploitation.

Un autre lien essentiel avec les territoires réside dans notre capacité à recruter 4 000 personnes chaque année, mais aussi d’en rendre autant tous les ans à la nation. Prenons l’exemple du premier maître Anne, entrée dans la marine à 22 ans comme quartier-maître. Après dix-huit ans de carrière sur un porte-avions et d’autres bâtiments, elle est devenue une experte du nucléaire, recrutée par EDF, puis professeure réserviste à l’école de l’énergie atomique. Une fois retraitée, elle continue à susciter des vocations en encadrant des préparations militaires marines. Nous sommes ainsi des pourvoyeurs de compétences pour la nation, un aspect souvent méconnu de notre mission.

L’action de l’État en mer est un principe fondateur de notre fonctionnement. Elle représente 30 % de l’activité de la marine et constitue le socle de nos savoir-faire. Qu’il s’agisse de sauver des migrants en Manche-mer du Nord, de lutter contre la pêche illicite ou le narcotrafic en Guyane, ces missions préparent nos marins à intégrer la marine de haute intensité. Cette capacité duale, rare parmi les marines du monde, est essentielle pour exceller dans les missions les plus exigeantes.

Face à l’évolution rapide du monde, l’adaptation est cruciale. Nous devons faire preuve d’agilité constante. Notre communication s’est intensifiée, notamment sur YouTube, pour démontrer nos capacités à nos compétiteurs. Par exemple, l’exercice de torpillage de l’ex-aviso Premier-Maître L’Her a permis non seulement d’entraîner nos forces, mais aussi de prouver l’efficacité de nos armes létales. L’essai de choc sur la frégate Courbet a également constitué un test important.

Nous renforçons par ailleurs la protection de nos ports, de nos emprises et de notre territoire. L’exercice Polaris 2025, en cours à Cherbourg et Brest, teste nos infrastructures et notre système de protection face à une menace étatique, et non plus seulement terroriste. Nos commandos, jouant le rôle d’adversaires, nous permettent d’élever notre niveau collectif de protection. Enfin, nous consolidons nos coalitions et partenariats avec l’Europe et l’Otan, notamment pour lutter contre la « flotte fantôme » russe, en l’identifiant et en trouvant des moyens légaux de contrer ces navires qui contournent les sanctions internationales imposées à la Russie.

En conclusion, la France possède un immense potentiel maritime dont nous devons être fiers. Hérité de nos prédécesseurs, ce potentiel économique, industriel et militaire est essentiel dans un monde de plus en plus dangereux et doit être transmis à nos successeurs. Il requiert votre soutien pour que nous puissions continuer à œuvrer quotidiennement à la protection de la France, des Français et de leurs intérêts sur tous les océans du monde.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Le groupe Rassemblement national souhaite avant tout rendre hommage au sergent Maxence Roger, mort pour la France, ainsi qu’au second maître Léo Soulas, disparu en mer. Nos pensées vont naturellement à leurs familles et à leurs frères d’armes.

Amiral, nous assistons aujourd’hui à un retour de la conflictualité de haute intensité, accompagné d’une remise en question croissante de l’ordre maritime international. La France, disposant de la deuxième plus vaste zone économique exclusive (ZEE) au monde, porte une responsabilité majeure en matière de souveraineté et de sécurité de ces espaces maritimes. Dans ce contexte, l’exercice Polaris 2025 marque une étape cruciale. Vous y avez intégré des scénarios complexes de combats aéronautiques, multi-milieux et multi-champs, reflétant fidèlement les réalités opérationnelles à venir. Nous devons aujourd’hui faire face à une saturation technologique, à des menaces hybrides et à une compétition stratégique globale.

Comment préparez-vous la projection de puissance depuis la mer, notamment à travers des groupes d’intervention interarmées et interalliés, pour contrer des dispositifs A2/AD susceptibles d’entraver la liberté d’action de nos forces ? Quels enseignements tirez-vous de l’intégration croissante des drones multi-domaines, de la guerre électronique embarquée ou encore des hubs de données opérationnelles ?

Au-delà de la frappe et de la dissuasion, la protection des voies maritimes demeure un enjeu stratégique majeur, particulièrement dans nos territoires d’outre‑mer. Cette dualité opérationnelle ne nécessite-t-elle pas une réflexion approfondie sur la modalité de nos unités, l’endurance des bâtiments de surveillance ou encore nos capacités à gérer simultanément une crise locale et un conflit majeur ?

Amiral Nicolas Vaujour. Effectivement, nous faisons face à une conflictualité en évolution, comme en témoignent les situations en mer Noire et en mer Rouge. Nous observons également un développement de l’hybridité en mer Baltique. Ces changements s’accompagnent d’une augmentation des bulles de défense, de déni d’accès, appelées A2/AD (Anti-Access – Area Denial), qui soulèvent de nouvelles interrogations.

Pour répondre à ces défis, l’agilité et l’adaptabilité sont essentielles. La marine développe actuellement des drones d’attaque et de nouveaux systèmes de lutte anti-drones pour contrer les menaces hybrides du bas du spectre. Nous avons mis en place des exercices novateurs, comme les exercices Wildfire, où nous invitons nos industriels et PME à présenter leurs innovations à bord de nos navires. Ces exercices confrontent leurs systèmes aux menaces réelles rencontrées en mer Rouge, qu’il s’agisse de drones de surface ou aériens. Nous sélectionnons les meilleures solutions pour les tester ensuite en conditions opérationnelles.

Cette approche a récemment porté ses fruits, avec un système de brouillage. Après des essais concluants en septembre, nous l’avons déployé en Méditerranée orientale où il a neutralisé deux drones du Hezbollah qui s’approchaient trop près de nos navires. Ce système a ensuite été intégré au déploiement du CharlesdeGaulle, et nous sommes maintenant en phase d’acquisition définitive pour l’ensemble de notre flotte. Cette capacité à identifier une solution en septembre 2024, à la tester opérationnellement en novembre, et à lancer son acquisition début 2025 illustre parfaitement l’agilité et le rythme capacitaire que je souhaite instaurer. C’est grâce à cette approche que les Ukrainiens ont pu gagner du terrain en mer Noire, et c’est ainsi que nous devons nous adapter aux menaces hybrides.

Concernant les menaces de haute intensité, notamment les zones A2/AD où les pays développent des systèmes de défense côtière avancés, il est crucial de disposer d’une plateforme de supériorité aéromaritime. Le porte-avions joue ce rôle essentiel en permettant de projeter de la puissance et d’ouvrir une brèche dans ces défenses sophistiquées. Face à l’extension de la menace, il est nécessaire d’opérer depuis des positions plus éloignées en mer, ce qui requiert des porte-avions équipés de catapultes.

Le Charles-de-Gaulle, notre porte-avions de supériorité, démontre pleinement cette capacité à « brécher ». Il peut produire près d’une centaine d’effets militaires par jour, ce qui correspond aux besoins du premier jour d’un conflit de haute intensité. Cette puissance de frappe, comparable à ce qui a été déployé en Libye lors de l’opération Harmattan, permet de briser la volonté de l’adversaire et de prendre la supériorité.

Concernant la protection de notre souveraineté dans les territoires d’outre-mer, nous accueillons avec satisfaction l’arrivée des nouveaux patrouilleurs outre-mer (POM). Ces navires offrent une portée deux fois supérieure à celle de leurs prédécesseurs P400 et sont équipés de drones. Au-delà, tous nos patrouilleurs sont désormais dotés de drones, ce qui leur permet d’étendre leur champ d’action au-delà de l’horizon. Ces améliorations, combinées au maintien des frégates de surveillance et à l’arrivée de nouveaux avions de surveillance maritime, renforcent significativement notre capacité à maintenir notre souveraineté.

M. Yannick Chenevard (EPR). Amiral, vous avez évoqué plusieurs aspects de la remontée en puissance de notre marine. Cette évolution positive est directement liée à la loi de programmation militaire (LPM) précédente, dite « de réparation », mais également la LPM actuelle. Elle se traduit par la livraison et la mise en service de nouveaux bâtiments, ainsi que par la commande d’unités futures, notamment les SNLE 3G destinés à remplacer la flotte actuelle.

Vous avez également mentionné le déploiement du groupe aéronaval (GAN) dans le cadre de la mission Clemenceau 25. Il est intéressant de noter que ce déploiement s’inscrit dans une séquence incluant le déploiement d’un GAN italien autour du Cavour, suivi par celui d’un GAN britannique centré sur le Prince of Wales. Cette succession de déploiements souligne la présence significative des marines européennes dans cette région stratégique.

Il est crucial de rappeler qu’un porte-avions représente bien plus qu’un simple navire : c’est une base aérienne mobile dont les coordonnées GPS restent incertaines pour l’adversaire. Avec une capacité de déplacement de 1 000 kilomètres par jour, il constitue un véritable objet de puissance. Mon seul regret, si je puis me permettre, est que nous ne disposions que d’un seul de ces bâtiments.

Dans l’hypothèse d’une réactualisation de la LPM, et compte tenu de l’évolution de l’environnement international actuel, quels seraient selon vous les domaines prioritaires sur lesquels nous devrions concentrer nos efforts pour maintenir notre capacité à faire face aux nouvelles formes de conflictualité et aux enjeux maritimes émergents ?

Amiral Nicolas Vaujour. Effectivement, nous sommes en pleine exécution de la LPM. L’arrivée imminente de l’Amiral Ronarc’h, première des frégates de défense et d’intervention (FDI), dont les essais en mer se sont révélés très prometteurs, est particulièrement encourageante. Il est satisfaisant de constater que nos prévisions en termes de besoins opérationnels se sont avérées justes. Cela démontre la pertinence de notre processus de planification et de réflexion prospective. Je rappelle ainsi que la conception de la FDI remonte à une décennie, dans un contexte de conflictualité bien différent de celui d’aujourd’hui.

Concernant le déploiement du GAN, vous avez judicieusement relevé la succession italo-franco-britannique. Cette coordination n’est pas fortuite, mais résulte d’une initiative trilatérale engagée il y a quelques années. L’objectif consistait à synchroniser nos efforts, notamment au niveau du message stratégique. Nous affirmons ainsi l’intérêt de l’Europe pour l’Indopacifique et démontrons notre capacité, en tant qu’Européens, à maintenir une présence navale significative dans cette région cruciale.

Quant à l’éventualité d’une révision de la LPM pour accroître nos capacités, je tiens à souligner que mon plan stratégique s’articule autour de deux temporalités. À court terme, notre priorité vise à durcir la marine pour faire face aux défis immédiats. Cela implique le maintien et l’amélioration de notre préparation opérationnelle, comme en témoignent les exercices Polaris, le développement de petites capacités telles que les drones d’attaque et de surveillance, le renforcement de notre défense anti-drones, et la reconstitution de nos stocks de munitions. Ces actions s’inscrivent dans la LPM actuelle et nous réfléchissons activement à l’augmentation de nos réserves, notamment à la lumière des enseignements tirés du conflit en Ukraine.

À plus long terme, notre objectif consiste à maintenir notre supériorité aéromaritime. Le ministre des armées a ainsi évoqué la question du format optimal de notre flotte. Je maintiens l’avis exprimé au début de la précédente LPM, à savoir que dix-huit frégates et dix-huit avions de patrouille maritime constituent un format cohérent pour opérer efficacement sur l’ensemble des théâtres mondiaux. Les contraintes budgétaires ont conduit à retenir un format de quinze frégates, ce qui nous permet actuellement d’assurer nos engagements essentiels, mais limite notre capacité à répondre à de nouvelles crises sans compromettre nos missions existantes.

Il est crucial de comprendre que chaque permanence dans une zone requiert trois frégates, tandis qu’une alerte permanente en mobilise deux. Actuellement, nous conduisons une permanence en océan Indien, une en Méditerranée orientale, une dans l’Atlantique Nord et la Baltique, associées à nos alertes permanentes à Brest et Toulon. Il convient d’ajouter une frégate en entretien à Brest et une autre Toulon. En conséquence, nous atteignons déjà le plafond de nos capacités avec quinze frégates. Toute extension de notre présence, par exemple en mer Noire, nécessiterait trois frégates supplémentaires que nous ne possédons pas actuellement.

La crise en mer Rouge a mis en lumière les disparités capacitaires entre les marines alliées. Seuls les États-Unis, la France et l’Allemagne ont démontré leur capacité à intercepter les missiles balistiques houthis. D’autres ont dû repartir en admettant qu’ils n’étaient pas à niveau, notamment en faisant le tour de l’Afrique. Quand une marine de guerre ne peut pas se rendre en zone de guerre, cela pose un véritable problème.

Notre priorité actuelle consiste donc à durcir la marine, tout en réfléchissant à l’évolution de notre format en fonction de nos ambitions stratégiques. La LPM actuelle est globalement satisfaisante, mais si nous pouvions l’accélérer, notamment pour combler nos lacunes capacitaires connues comme les frégates ou les patrouilleurs hauturiers, cela renforcerait considérablement notre efficacité opérationnelle, tout en soutenant nos industriels.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Au nom de mon groupe, je tiens à rendre hommage à la mémoire du second maître Léo Soulas et du sergent Maxence Roger. Nous nous associons pleinement au deuil de leurs camarades et de leurs familles.

Votre exposé a une fois de plus souligné l’importance cruciale de la marine nationale et brossé un tableau éloquent des enjeux géopolitiques actuels. J’aimerais connaître votre réaction concernant une récente publication d’un jeune chercheur de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) sur la dissuasion nucléaire, en particulier sa composante océanique. L’auteur suggère qu’un partenariat avec le Royaume-Uni dans ce domaine pourrait être bénéfique. Quelle est votre position sur cette proposition ?

Deuxièmement, face à l’accélération de la dronisation, je souhaiterais obtenir des précisions sur le partenariat entre Kongsberg et Naval Group. Ne craignez-vous pas que la focalisation sur ces grands acteurs industriels puisse conduire à négliger des start-up potentiellement innovantes ? J’ai par exemple eu l’occasion de rencontrer Marine Tech, qui propose des solutions certes encore en développement, mais présentant des avantages financiers non négligeables. Comment la marine nationale envisage-t-elle de se positionner face à ces nouveaux acteurs ?

Enfin, j’aimerais aborder le sort du Marion Dufresne, navire crucial pour la desserte des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf). La marine nationale a-t-elle été consultée concernant son éventuel successeur ?

Amiral Nicolas Vaujour. Concernant le Marion Dufresne, l’État et les Terres Australes et Antarctiques françaises (Taaf) s’attachent à maintenir nos flux logistiques dans l’océan Indien Sud et les terres australes françaises. Nous avons déjà trouvé un modèle pertinent pour la desserte de Dumont-d’Urville et Concordia en Antarctique, où les Taaf ont acquis le navire et la marine en assure l’armement. Les Taaf nous ont sollicités pour une collaboration similaire concernant le Marion Dufresne. Bien que je sois favorable à cette coopération, l’achat d’un navire supplémentaire n’est pas envisageable. Néanmoins, il est crucial de trouver une solution pour continuer à desservir Saint-Paul et Amsterdam et le sud de l’océan Indien.

Nos ressources humaines sont limitées, notamment en raison des réductions d’effectifs imposées lors de la révision générale des politiques publiques (RGPP), dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Cette contrainte nous oblige à optimiser constamment l’utilisation de nos effectifs, ce qui n’est pas sans conséquence sur nos marins. En résumé, nous sommes prêts à discuter des solutions pour le Marion Dufresne, mais cela nécessitera également de trouver des solutions budgétaires, ce qui souligne l’importance d’une coordination en inter‑administrations.

Concernant la dronisation et le partenariat Kongsberg-Naval Group, il convient de l’envisager au-delà de la seule question des drones. Kongsberg possède une expertise mondiale dans les drones offshore très profonds, ce qui justifie notre intérêt pour une collaboration et un éventuel achat. Cela ne signifie pas pour autant que nous négligeons le développement de la technologie française. La direction générale de l’armement (DGA) veille attentivement à préserver l’expertise française dans ce domaine. Notre approche vise à acquérir rapidement des compétences, parfois en achetant chez des partenaires, tout en consolidant un socle national de compétences techniques.

Le partenariat Kongsberg-Naval Group s’inscrit également dans un dialogue plus large avec nos partenaires norvégiens, notamment dans le cadre du programme FDI. La Norvège a manifesté un intérêt pour ce programme, et la France est en compétition avec le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis pour la fourniture de frégates à la marine norvégienne.

Quant à la dissuasion franco-britannique, les discussions se sont intensifiées récemment, bien que la dimension européenne de nos intérêts vitaux ne soit pas une nouveauté. Le Président avait déjà évoqué ce sujet en 2020 lors de son discours sur la dissuasion à l’École de guerre. Les récents événements internationaux ont suscité un intérêt accru de nos partenaires pour notre dissuasion. Notre dissuasion repose sur la capacité à infliger des dommages inacceptables, et un système de contrôle et de commandement performant. La décision ne peut être prise que par une seule personne, le président de la République, élu par le peuple français. Notre crédibilité s’appuie sur notre capacité à déployer en permanence des sous-marins en mer et à démontrer régulièrement l’efficacité de notre système par des tirs d’essai de missiles M51 et d’armes aéroportées.

Ce système de dissuasion, strictement défensif et destiné à la protection de nos intérêts vitaux, suscite désormais l’intérêt de certains partenaires. Les discussions à ce sujet se déroulent au plus haut niveau de l’État.

M. le président Jean-Michel Jacques. Amiral, permettez-moi d’exprimer une réserve concernant l’achat à l’étranger de drones sous-marins grands fonds dans l’attente du développement de nos propres compétences. Cette situation est frustrante, car nous sommes capables de concevoir des sous-marins nucléaires et des avions de chasse Rafale d’une grande sophistication. Cependant, nous peinons à développer des drones Male et nous nous retrouvons dans une situation similaire pour les drones sous-marins. Il y a manifestement des aspects de notre système français qui nécessitent une refonte, car nous manquons trop souvent des opportunités importantes.

Amiral Nicolas Vaujour. Il est intéressant de noter que dans le domaine des drones, ce sont souvent les petites entreprises et les start-up qui se montrent les plus agiles et innovantes. Notre choix de confier le développement de gros drones à de grands industriels n’a pas toujours donné les résultats escomptés, ce qui est regrettable. Nous aurions probablement gagné en rapidité en nous approvisionnant sur étagère auprès de structures plus petites et réactives. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une plus grande réactivité, ce qui plaide en faveur d’une collaboration avec des entreprises de taille plus modeste. Notre souhait est de voir émerger des petites entreprises françaises capables de développer nos drones, et nous sommes tout à fait disposés à soutenir cette orientation.

Mme Anna Pic (SOC). Avec un littoral de plus de 90 000 kilomètres carrés, quatre mers et deux océans particulièrement stratégiques dans son espace géographique et des moyens navals significatifs, l’Europe dispose des atouts nécessaires qui lui permettraient de devenir une véritable puissance navale. Pourtant, force est de constater que plusieurs facteurs semblent l’empêcher, au premier rang desquels le manque de volonté en la matière de certains États membres de l’UE, conditions sine qua non permettant l’émergence d’une véritable stratégie navale européenne.

Cette absence de stratégie navale européenne s’illustre notamment par le morcellement des intérêts à l’œuvre actuellement, mais aussi par l’hétérogénéité des marines européennes, lesquelles sont très différentes par leur taille, leur tonnage et la grande diversité des moyens matériels et humains dont elles bénéficient. Elle s’illustre encore par la politique de sécurité de défense commune ayant pour vocation la gestion des crises hors du territoire européen. La défense de ce dernier s’organise en grande partie dans le cadre de l’Otan, avec les limites que nous rencontrons aujourd’hui.

À l’occasion de son audition il y a quinze jours devant notre commission, l’amiral Rogel plaidait pour une évolution vers un partage des intérêts vitaux européens ainsi que l’élaboration d’une vision stratégique partagée. Quelle dynamique vous semble-t-elle à l’œuvre actuellement sur ce sujet ? Comment se traduit-elle pour notre marine et les autres marines européennes ? Par ailleurs, estimez-vous que le ministère des armées et ses différentes composantes investissent suffisamment le terrain européen ?

Amiral Nicolas Vaujour. On ne peut parler d’une stratégie navale européenne, mais de plusieurs stratégies nationales, qui ont du mal à converger. Il existe par exemple environ quatorze chantiers navals en Europe, lesquels sont tous concurrents. Dans un monde idéal, il devrait y en avoir trois fois moins, afin de conquérir des parts de marché à l’export. Mais soyons réalistes, lorsque nous devons choisir entre Naval Group et Fincantieri, nous privilégions le premier et la marine italienne le second. L’ambition politique consiste à chercher plus de cohérence, mais chaque pays est légitimement attaché au développement industriel et économique de ses territoires. Sera-t-on capable de créer demain un Airbus du naval ? Cela ne pourra intervenir que sous l’impulsion des industriels, s’ils arrivent à fusionner. Je rappelle que nous n’y sommes pas parvenus avec Fincantieri, par le passé, au sein de la joint-venture Naviris. Nous pouvons le déplorer, mais sommes malgré tout contents de disposer d’un industriel national, capable de produire nos navires en toute souveraineté.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’Europe mène néanmoins de multiples opérations. L’opération Atalanta a été couronnée de succès ; nous avons conduit l’opération Agenor dans le détroit d’Ormuz ; de leur côté, l’opération Irini au large de la Libye et l’opération Aspides en mer Rouge se poursuivent. De fait, les opérations européennes sont d’abord maritimes et elles fonctionnent. Les pays capables et disposés à le faire (ableandwilling) agissent ensemble, créent la structure de commandement et se répartissent la charge : Irini à Rome, Atalanta à Rota, Aspides à Larissa. Cette dynamique existe, même si elle n’est pas toujours très simple à mettre en place. Elle ne fonctionne que lorsque les pays ont conscience que leurs intérêts sont en jeu, comme c’est le cas pour le trafic commercial autour du Bab el-Mandeb. Ici, les pays les plus concernés sont ceux qui détiennent les plus grands armateurs au monde : la Grèce, la France, l’Italie, le Danemark.

Enfin, il existe également des programmes capacitaires en Europe, à l’instar du projet de corvette européenne (EPC). Nous le considérons dans le cadre de la succession des frégates de surveillance et travaillons avec l’ensemble des partenaires européens pour établir une définition commune.

M. Jean-Louis Thiériot (DR). Je souhaite vous faire part d’une préoccupation. L’industriel Helsing a récemment communiqué sur un programme de planeur sous-marin équipé de capteurs. On nous annonce une révolution dans la guerre navale avec la perspective de plusieurs centaines de drones opérant en essaim. Quel est votre point de vue sur ce programme ? Quels moyens pourrions‑nous envisager pour contrer son utilisation par des adversaires stratégiques potentiels ? Je pense notamment aux défis que cela pourrait poser pour la dilution de nos SNLE. Comment réagir face à des centaines de planeurs sous‑marins déployés en mer d’Iroise ?

Enfin, permettez-moi de revenir sur un point qui me tient à cœur. La marine a‑t‑elle progressé dans sa réflexion concernant les bâtiments de transport léger (Batral) ? Je reste convaincu de leur pertinence pour nos territoires d’outre-mer, comme l’a encore récemment démontré la situation à Mayotte.

Amiral Nicolas Vaujour. Helsing fait preuve, sur les gliders, d’un optimisme qui mérite d’être nuancé. La marine expérimente ces engins depuis plusieurs années et nous commençons véritablement à opérationnaliser leur emploi depuis peu. Dans le cadre de l’exercice Polaris 2024, nous avons déployé des gliders sur la moitié occidentale de la Méditerranée, laissant la partie orientale aux Italiens. Nous avons immergé un certain nombre de ces engins pour tester nos capacités de détection.

Il est important de noter que nous disposons en France d’un industriel capable de produire ces gliders, la société Alseamar. Leur utilisation présente à la fois des avantages et des limites. Lors de l’exercice, nous avons réussi à détecter quelques navires italiens, que nous avons ensuite pu cibler à très longue distance avec les avions du porte-avions. Cette détection a été rendue possible non seulement grâce aux gliders, mais aussi grâce à l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) pour analyser les données recueillies et identifier les signaux pertinents. Cette avancée démontre le potentiel des gliders dans certains domaines.

Cependant, il convient de tempérer les attentes. En mode passif pur, la détection n’est pas exhaustive. Par exemple, un SNLE moderne n’émet pratiquement aucun signal détectable. On ne peut pas aujourd’hui détecter un SNLE avec un glider. Les essais en mode passif sont certes prometteurs pour certaines applications, notamment grâce à l’apport de l’intelligence artificielle dans le traitement des données. Nous estimons que les gliders auront leur place dans la surveillance et l’amélioration de notre perception de l’environnement maritime.

Néanmoins, il faut garder à l’esprit que ces engins sont passifs et disposent de ressources énergétiques limitées. La détection efficace nécessite un capteur, une source d’énergie et des capacités d’écoute, de transmission et d’analyse des données. Des améliorations sont encore nécessaires dans ces domaines. L’idée d’un capteur omniscient capable de tout détecter dans tous les océans relève encore de la fiction. Nous travaillons activement sur ces technologies, qui présentent de réelles capacités opérationnelles, mais aussi des limites importantes. De fait, les affirmations de certains industriels prétendant rendre les océans totalement transparents ne sont pas crédibles à ce stade.

Au-delà de la collecte des données, le traitement de l’information acoustique reste un défi majeur. Il convient de souligner l’excellence française dans ce domaine. Le Centre d’interprétation et de reconnaissance acoustique (CIRA), popularisé par le film Le Chant du Loup, est une unité qui a totalement basculé dans le champ de l’intelligence artificielle. Cette unité traite des téraoctets de données et développe des algorithmes de pointe pour améliorer constamment ses performances. Pour autant, malgré les progrès de l’IA, l’oreille humaine reste irremplaçable. Les « oreilles d’or » à bord de nos sous-marins, n’ont pas encore été surpassées par l’intelligence artificielle, malgré des investissements conséquents dans ce domaine. La réalité montre qu’une synergie entre l’expertise humaine et l’IA est nécessaire, l’opérateur humain comprenant et guidant l’IA pour optimiser ses performances.

Les Batral n’ont pas été remplacés. Cependant, dans le cadre de la LPM, il nous a été demandé de travailler sur ce sujet. Nous allons recevoir les engins de débarquement amphibie standard (Edas) qui, bien que différents des Batral, permettent d’assurer le transport maritime et de desservir des îles isolées. Quatorze Edas ont été commandés : huit pour la métropole et six pour l’outre-mer. Les premiers sont arrivés à Nouméa et en Guyane en 2025 ; les suivants le seront à Djibouti, en Martinique, et à Mayotte. Ces engins s’intégreront à nos capacités amphibies en métropole, pouvant être embarqués sur nos porte-hélicoptères amphibies (PHA).

Nous avons veillé à ce que ces nouveaux engins soient plus robustes que nos anciens engins de débarquement amphibie rapide (EDA-R). Dans chaque territoire d’outre‑mer, nous disposerons demain d’un patrouilleur équipé de drones pour étendre notre capacité de surveillance, ainsi que d’une frégate de surveillance à plus long rayon d’action et d’avions de surveillance maritime.

Nous sommes actuellement dans une phase de transition pour nos moyens aériens. Les Gardians sont progressivement remplacés par des Falcon 50 rénovés (Triton), d’anciens avions gouvernementaux que nous avons adaptés à la surveillance maritime. Bien que vieillissants, ces appareils répondent à nos besoins en attendant l’arrivée des Albatros de Dassault, dans le cadre du programme Avsimar, en 2027.

En complément de ces moyens aériens, nous déployons un système de surveillance maritime par satellite, et nous attendons l’arrivée des futures corvettes. Avec l’ajout des Edas, nos capacités outre-mer seront considérablement renforcées. Bien que le nombre total de navires puisse légèrement diminuer, l’efficacité globale sera nettement améliorée. Les bâtiments de soutien et d’assistance outre-mer (BSAOM) jouent un rôle crucial, comme l’a démontré leur utilisation lors de la crise de l’eau à Mayotte, assurant le ravitaillement entre La Réunion et Mayotte, après le passage du cyclone tropical Chido, où ils ont acheminé du matériel directement sur place.

M. Damien Girard (EcoS). Le 16 octobre dernier, vous aviez souligné les difficultés capacitaires induites par le retard du programme des FDI. Ce retard découle en partie d’un format restreint à quinze navires de premier rang, qui semble insuffisant au regard du contrat opérationnel confié par l’État à notre marine. Cette situation est d’autant plus préoccupante que nous traversons une phase de conflictualité accrue à l’échelle mondiale. La liberté de circulation sur les grandes routes maritimes, vitale pour le commerce international et notre économie, se trouve plus que jamais sous pression. La France, en tant que puissance maritime globale, se doit d’être à la hauteur de ces enjeux.

Le contexte budgétaire contraint nous oblige à faire des choix capacitaires réalistes. Néanmoins, des solutions existent pour concilier ambition opérationnelle et soutenabilité économique. Je pense notamment au modèle italien. Par une stratégie industrielle volontariste, nos voisins ont su surdimensionner leur flotte dans une logique de soutien à l’export. Ils disposent ainsi de bâtiments immédiatement disponibles pour des clients étrangers, tout en les mettant à disposition de leur propre marine en attendant la conclusion de contrats. Bien que la France ne soit pas l’Italie, ce modèle mérite réflexion.

Dans cette optique, quelle serait votre appréciation sur l’hypothèse d’une commande supplémentaire de trois FDI, dont une serait destinée à l’export, mais utilisable à court terme par nos marins ? Cette approche permettrait de répondre plus rapidement aux besoins opérationnels que vous avez évoqués, tout en renforçant l’attractivité de notre offre à l’international.

Par ailleurs, ce type de commande surnuméraire présenterait un autre avantage essentiel : elle permettrait de lisser le plan de charge industriel dans le temps, assurant ainsi la continuité des compétences humaines et techniques nécessaires à la construction navale de défense. Dans un contexte de forte concurrence et de tensions croissantes sur les ressources humaines qualifiées, cette régularité de production constitue une condition intéressante pour garantir notre autonomie stratégique et maintenir un haut niveau d’excellence industrielle.

Amiral Nicolas Vaujour. L’Italie a effectivement adopté une stratégie très différente de la nôtre, tant sur le modèle de construction que sur le modèle de taille. Concernant le modèle de taille, la France a progressivement réduit le tonnage de ses navires, passant des frégates de défense aérienne de 7 000 tonnes aux Fremm de 6 000 tonnes, pour arriver aux frégates de défense et d’intervention de 4 500 tonnes. L’Italie, en revanche, a maintenu un tonnage élevé, voire l’a augmenté, avec des projets allant jusqu’à 14 000 tonnes. Notre approche, avec des navires de 4 500 tonnes, semble néanmoins intéresser d’autres pays européens, car elle offre des bâtiments accessibles financièrement, capables d’être opérés par des équipages réduits.

La deuxième divergence concerne la méthode de construction et de commercialisation. Les Italiens achètent de nombreux navires pour leur marine et les revendent soit d’occasion, soit neufs, laissant le choix au client. Cette stratégie fonctionne pour une marine dont le contrat opérationnel est moins exigeant que le nôtre et qui est davantage tournée vers le soutien à l’industrie. Ils assument ainsi le risque de devoir prélever un navire dans leur flotte pour répondre aux besoins de l’export, ce qui les incite à disposer d’un nombre plus important de bâtiments.

Nous réfléchissons actuellement avec la DGA et Naval Group et à ce sujet. La LPM a déjà amorcé cette réflexion en décalant les dernières FDI pour laisser deux créneaux potentiels à l’export. Naval Group envisage maintenant d’accélérer la capacité de production, passant d’une à deux frégates par an. Cela permettrait de répondre plus rapidement aux demandes des partenaires étrangers, pour lesquels le délai de livraison représente un critère essentiel. Cette stratégie impliquerait d’assumer un risque étatique en commandant une coque supplémentaire. Si aucun contrat à l’export n’est conclu, la marine bénéficierait de ce navire en avance par rapport aux prévisions de la LPM. Dans le cas contraire, nous serions en mesure de livrer rapidement à un client étranger. Naval Group est convaincu de la pertinence de ce modèle, et la DGA le considère comme très intéressant.

Cependant, il faut reconnaître qu’il existe un risque étatique à assumer une commande sans être certain de sa destination finale. Cette approche ne s’inscrit pas encore complètement dans les schémas de soutenabilité budgétaire actuels. Néanmoins, l’exemple italien montre que cette stratégie peut être efficace pour obtenir des contrats à l’export, que ce soit pour des navires d’occasion ou des constructions neuves. Bien que nous ne soyons pas en mesure de fournir des bâtiments d’occasion sans compromettre nos propres capacités, l’accélération des contrats pour des navires neufs est une option viable. Naval Group est capable de passer à une production de deux frégates par an. Il s’agit donc d’une opportunité pour renforcer notre position sur le marché international tout en répondant à nos propres besoins.

M. Christophe Blanchet (Dem). J’aborderai trois points dans mon intervention. Premièrement, vous avez évoqué à juste titre la souveraineté conquérante des pays. Je souhaite revenir sur vos propos concernant la nécessité d’agir et de s’adapter au sujet des fonds marins et de leurs richesses potentielles. Plus particulièrement, concernant les îles Éparses, avons-nous connaissance de pays s’intéressant à ces territoires et à leurs ressources sous-marines ? Prenons-nous des mesures pour les dissuader d’y intervenir et sommes-nous en mesure de nous adapter si une telle situation se présentait ?

Ma deuxième question porte sur le trafic de stupéfiants que vous avez mentionné. Je tiens à vous féliciter pour les quarante-huit tonnes saisies en 2024. Ce fléau constitue un puissant facteur de déstabilisation en France. Pour intercepter ces navires et ces trafiquants, des moyens humains, matériels et informationnels sont nécessaires. Comment évaluez-vous la circulation des informations ? Quelles sont, selon vous, les pistes d’amélioration possibles, tant avec les pays amis d’où proviennent ces drogues qu’avec les pays voisins ? Qu’en est-il de la coordination entre les services intérieurs de l’État, sachant que la lutte contre le trafic de drogue implique aussi bien la marine que les douanes, le ministère de l’intérieur, la gendarmerie et la police ? Comment s’assure-t-on de l’existence d’un canal d’information unique et efficace, évitant que chaque service ne travaille de manière isolée ?

Enfin, pourriez-vous nous donner des exemples concrets des actions de harcèlement actuellement menées par la Russie ?

Amiral Nicolas Vaujour. Concernant les îles Éparses, nous avons effectivement connaissance de ressources sous-marines, notamment minérales, présentes dans ces territoires. Nous sommes également conscients que certains pays voisins de nos îles reçoivent des conseils de grandes puissances sur la manière de contester notre souveraineté sur ces îlots, qu’il s’agisse d’Europa, de Juan de Nova, des Glorieuses, ou d’autres.

Notre approche a toujours consisté à affirmer et assumer notre souveraineté par une présence effective. Cette présence ne se limite pas à la marine, mais inclut également des détachements de la Légion étrangère sur les Glorieuses, par exemple. Nous affirmons notre présence et notre souveraineté, non seulement par la présence permanente de personnel, mais aussi par ce que nous appelons les tournées dans les îles Éparses, c’est-à-dire une présence régulière de nos navires pour montrer le pavillon.

L’expérience mondiale, notamment en mer de Chine, montre que les revendications territoriales surgissent dès que l’on abandonne une présence. Si nous laissions faire, nous risquerions de voir des prospections offshore non autorisées, suivies d’un pillage de nos ressources, d’une contestation de notre souveraineté, et finalement d’une perte de territoire. Il est donc crucial de constamment affirmer et renforcer notre souveraineté. Par ailleurs, si une tentative de s’emparer de nos îlots devait survenir, le porte-avions représente l’ultime outil de puissance pour s’y opposer.

Concernant la lutte contre le trafic de drogue, je peux affirmer qu’il existe une coordination efficace entre les administrations. Lorsque nous interceptons un navire au milieu de l’océan Atlantique, ce n’est généralement pas le fruit du hasard, mais le résultat d’un renseignement issu d’une coordination nationale inter‑administrations et internationale. Nous entretenons d’excellentes relations avec l’Office antistupéfiants (Ofast). La marine agit comme le bras armé de cette coopération, portant le coup final, mais c’est véritablement le travail collectif qui permet ces résultats.

Un autre aspect crucial de cette coopération entre administrations concerne le volet juridique. Nous collaborons étroitement avec le ministère de la justice pour garantir la légalité de nos opérations et adapter régulièrement les textes de loi pour accroître notre efficacité. Récemment, nous avons modifié nos modes d’action, notamment concernant les tirs de semonce et les tirs d’arrêt, ce qui nous permet d’intercepter plus efficacement les go fast maritimes. Cette coordination fonctionne remarquablement bien, malgré quelques tensions occasionnelles entre administrations, qui sont finalement bénéfiques, car elles nous poussent à nous améliorer constamment. Au niveau international, nous bénéficions d’une excellente coordination franco-américaine, ainsi qu’avec les Néerlandais, particulièrement dans la région Antilles-Guyane.

Enfin, concernant les Atlantique 2 en mer Baltique, il s’agit de l’opération Baltic Sentry, menée dans le cadre de l’Otan pour assurer la surveillance maritime. Nous déployons à la fois des navires et des avions de patrouille maritime qui opèrent dans les eaux internationales pour observer nos partenaires, mais aussi les forces russes. Les Russes ont la fâcheuse habitude de signaler leur présence en illuminant nos bâtiments ou nos aéronefs avec leurs conduites de tir. Bien que cette pratique ne soit pas amicale, elle est devenue courante. Pour eux, c’est une façon de nous dire de ne pas nous approcher davantage.

M. Loïc Kervran (HOR). Je souhaite commencer mon intervention au nom du groupe Horizon en rendant un hommage à nos marins, en particulier au second maître Soulas et au sergent Maxence Roger, décédé en Guyane.

Amiral, je tiens à souligner que le choix de notre groupe de faire intervenir un élu du Berry n’est pas anodin. Il fait écho à vos propos sur les liens entre la marine et les territoires. Le Berry abrite en effet non seulement le centre de transmission de la marine, mais aussi, dans ma circonscription, des entreprises comme MBDA ou Nexter qui produisent des canons pour la marine, sans oublier les tests effectués sur le polygone de tirs de la DGA. Cela illustre parfaitement que la marine ne se limite pas à nos côtes, mais concerne l’ensemble du territoire français.

Je tiens également à vous remercier d’avoir ouvert votre intervention sur la notion de fierté : fierté de nos outre-mer, de nos capacités, de nos entreprises telles que CMA CGM ou Orange Marine. Notre groupe politique est convaincu que la politique portuaire est une politique industrielle et un vecteur de puissance. Vos propos à ce sujet sont donc particulièrement appréciés.

Je souhaiterais approfondir deux points et élargir légèrement le sujet évoqué par mon collègue Thiériot sur le programme de planeur sous-marin équipé de capteurs de la société Helsing. Tout d’abord, excluez-vous toute acquisition de ce type ? Pensez-vous qu’une solution nationale ou européenne serait plus appropriée pour nous mettre à niveau et contrer les initiatives chinoises ou américaines dans ce domaine ?

Enfin, pourriez-vous nous éclairer sur l’utilisation plus générale de l’intelligence artificielle à bord de nos navires ?

Amiral Nicolas Vaujour. Concernant les gliders, notre approche est progressive et pragmatique. Nous avons d’abord expérimenté ces équipements, puis procédé à leur location, et nous nous apprêtons maintenant à en acquérir. Cette démarche s’inscrit dans un processus réactif et rigoureux. Notre priorité est de tester ces technologies en conditions réelles, au-delà des spécifications fournies par les industriels. Les exercices Wildfire, par exemple, nous permettent d’évaluer concrètement ces équipements, ce qui est fondamentalement différent d’une simple démonstration en champ de tir. L’objectif consiste à obtenir des systèmes « combat proven », c’est-à-dire éprouvés en opération avec l’ensemble de la chaîne de détection et mis en œuvre par nos marins.

En matière d’IA, nous privilégions une méthode itérative, intégrant les compétences directement à bord des navires pour identifier précisément nos besoins. Il existe plusieurs types d’IA : celle embarquée dans les capteurs et les senseurs, proposée par de nombreux industriels ; l’IA système, qui agrège et optimise les données de différents capteurs et l’IA de back-office, qui permet de capitaliser sur ces capacités.

Nous avons développé le Centre de service de la donnée et de l’intelligence artificielle de la marine (CSD-IA/M), une start-up réunissant data scientists et marins expérimentés. Cette équipe a développé un data hub embarqué, un puissant ordinateur collectant les données du bâtiment, couplé à une plateforme de gestion de la donnée permettant d’appliquer des algorithmes pour une analyse approfondie de notre environnement. Ce système permet une compréhension plus fine des situations, voire la détection d’éléments initialement imperceptibles, grâce à un post-traitement des données.

Après un test concluant sur une frégate, nous avons déployé quatre data hubs interconnectés lors de la mission Clemenceau. Nous avons également impliqué des industriels français, des start-up et des grands groupes, en intégrant dix-huit de leurs personnels comme réservistes opérationnels. Cette collaboration a permis une compréhension mutuelle approfondie et accélérera notre montée en compétences. L’IA nous a déjà permis des avancées significatives, notamment dans la maintenance prédictive. Par exemple, sur la frégate Provence, l’analyse des données a permis d’identifier la cause profonde d’une avarie sur un moteur diesel, au-delà du simple remplacement d’une pièce défectueuse, améliorant ainsi l’efficacité de nos interventions.

En opération, l’IA a également démontré son utilité tactique. Lors du passage d’un détroit indonésien, un outil d’IA a simulé de multiples scénarios pour déterminer le meilleur écran tactique face à une potentielle menace sous-marine, fournissant des résultats parfois contre-intuitifs, mais précieux. Notre objectif consiste désormais à généraliser et structurer l’utilisation de l’IA dans la marine. Cela implique l’émergence de nouveaux métiers et l’intégration de modules d’IA dans nos formations. Notre ambition n’est pas de transformer nos marins en data scientists, mais de les rendre capables d’interagir efficacement avec ces nouvelles technologies, créant ainsi une synergie entre expertise maritime et compétences en IA.

M. Yannick Favennec-Bécot (LIOT). La base navale française à Djibouti constitue un élément clé de notre dispositif militaire dans l’océan Indien et, plus largement, de notre stratégie indopacifique. Cette implantation nous permet d’assurer la liberté de navigation dans des zones névralgiques telles que le détroit de Bab el-Mandeb ou la mer Rouge, tout en contribuant à la lutte contre les trafics et les menaces asymétriques. Cependant, cette position stratégique est aujourd’hui soumise à des pressions croissantes, notamment avec l’installation de la première base militaire chinoise d’outre-mer à proximité immédiate de nos installations.

Dans ce contexte, ma question est double. Premièrement, comment la marine nationale évalue-t-elle l’impact de cette proximité avec la base chinoise en termes de liberté d’action, de sécurité opérationnelle et de perception régionale ? Deuxièmement, dans quelle mesure notre implantation à Djibouti s’inscrit-elle dans une stratégie globale de souveraineté maritime dans la zone indopacifique, à l’heure où les rivalités de puissance s’intensifient en mer ?

Amiral Nicolas Vaujour. Djibouti constitue effectivement une plateforme logistique essentielle pour notre marine et nos armées en général, offrant des capacités de réparation et de ravitaillement indispensables. Les Djiboutiens, ont diversifié leurs partenariats au fil des années. La France demeure un allié historique de Djibouti, et nous maintenons d’excellentes relations comme en témoigne le récent renouvellement de notre accord de défense. D’autres nations telles que les États-Unis, la Chine, l’Allemagne et l’Italie ont établi leur présence, allant de simples emprises à des installations plus conséquentes.

Notre modèle à Djibouti se distingue par son ampleur. Nous disposons d’une base navale polyvalente permettant à la fois des opérations de réparation et de stationnement. L’entretien du quai stratégique souligne l’importance de ce hub pour nos opérations. La Chine, notamment, déploie des efforts considérables pour supplanter la France en tant que partenaire privilégié. Face à cette situation, notre devoir consiste à anticiper et à nous préparer à maintenir notre capacité opérationnelle en mer, même en cas de complications diplomatiques.

La récente crise en mer Rouge illustre parfaitement les défis potentiels en matière de ravitaillement. Bien que notre accord de défense nous protège de telles difficultés, il est impératif d’anticiper un possible durcissement des conditions d’accès. Pour faire face à ces éventualités, nous avons développé des bâtiments ravitailleurs de force, véritables révolutions technologiques pour notre marine. Ces navires, dont le premier est déjà opérationnel et le second en phase finale de construction à Saint-Nazaire, offrent une autonomie stratégique sans précédent. Ils permettent non seulement le ravitaillement en mer en carburant et en vivres, mais aussi – et c’est là leur innovation majeure – en missiles tels que les Aster. Cette capacité, que seuls les États-Unis et nous possédons, réduit considérablement notre dépendance aux infrastructures terrestres pour les munitions sophistiquées.

Ces bâtiments incarnent notre adaptation à un monde potentiellement plus restrictif en termes d’accès. Ils sont essentiels pour maintenir l’opérabilité de nos frégates, de notre porte-avions, et pour garantir notre capacité d’action autonome dans des scénarios de conflits régionaux majeurs. La LPM prévoit l’acquisition de trois de ces navires, avec un quatrième en option, renforçant ainsi significativement notre autonomie stratégique.

En conclusion, face aux incertitudes géopolitiques croissantes, ces capacités de ravitaillement avancées constituent un atout majeur, garantissant notre liberté d’action et notre souveraineté opérationnelle, quel que soit le contexte international.

M. Matthieu Bloch (UDR). Je souhaite évoquer les câbles sous-marins de télécommunications. Il est notoire que 99 % des communications internationales transitent par ces infrastructures. La France, par sa position géographique stratégique, joue un rôle prépondérant dans ce domaine. En effet, quatre câbles reliant l’Europe aux États-Unis passent par notre territoire, tandis qu’une quinzaine de câbles connectant le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Asie convergent vers Marseille.

Ce réseau transporte quotidiennement des transactions financières s’élevant à plusieurs centaines de milliards d’euros, ainsi que des données critiques pour la stabilité de notre pays. Par conséquent, notre capacité à protéger ces infrastructures revêt une importance capitale. Les récents actes de sabotage en mer Baltique et la découverte le mois dernier de capteurs russes, vraisemblablement destinés à des opérations de reconnaissance près des câbles britanniques, démontrent que la guerre des grands fonds n’est plus une simple hypothèse. Ces actions s’inscrivent dans une stratégie hybride caractéristique, ciblant des infrastructures critiques sans s’attaquer directement aux forces armées, ce qui rend l’attribution des responsabilités incertaine et la riposte particulièrement délicate.

Dans ce contexte, j’aimerais connaître votre appréciation sur la question suivante : la marine nationale considère-t-elle ces actes comme des casus belli potentiels justifiant une réponse militaire, ou plutôt comme des agressions « grises », nécessitant prioritairement une approche basée sur la résilience civile et le contre-renseignement ? Cette interrogation est d’autant plus pertinente face à la montée en puissance d’acteurs disposant de capacités avancées d’intervention sur les câbles en eaux profondes, tels que la Russie avec le navire Yantar, ou la Chine et ses drones sous-marins à longue endurance. Il est impératif que nous évaluions nos propres capacités dans ce domaine.

Le gouvernement avait annoncé en 2022 son intention d’allouer 300 millions d’euros à l’acquisition de drones et de robots sous-marins. Cependant, à ma connaissance, aucune information récente n’a été communiquée sur l’avancée de ce projet. Disposez-vous d’éléments nouveaux à ce sujet ? Par ailleurs, possédons-nous actuellement des capacités offensives crédibles dans ce domaine, susceptibles d’exercer un effet dissuasif sur nos adversaires potentiels ? Il est évident que si nous sommes en mesure de menacer leurs propres infrastructures sous-marines, cela pourrait les inciter à la retenue vis-à-vis des nôtres.

Amiral Nicolas Vaujour. La protection des infrastructures sous-marines critiques est un enjeu capital. Ces infrastructures, notamment les câbles, sont essentielles au fonctionnement de l’économie mondiale. Par exemple, une rupture de ces liaisons entre les États-Unis et l’Europe provoquerait immédiatement un effondrement boursier. Pour faire face à cette menace, nous misons sur la redondance en multipliant les câbles afin de pouvoir rediriger les flux internet en cas de besoin.

Ensuite, la marine a développé depuis deux ans une stratégie de maîtrise des fonds marins. Cette approche vise à comprendre les enjeux, surveiller l’environnement sous-marin, particulièrement complexe à des profondeurs de 1 000 à 6 000 mètres, et être en mesure d’intervenir si nécessaire. Cette stratégie implique une collaboration étroite avec les industriels du secteur. Le modèle économique des câbliers est singulier : ils sont en concurrence pour la pose des câbles, mais coopèrent pour les réparations. Chaque entreprise est responsable de la maintenance de tous les câbles dans une zone géographique définie, y compris ceux de ses concurrents.

Pour renforcer nos capacités, nous avons développé la location de drones profonds et acquis des drones sous-marins de différentes profondeurs. Ces équipements nous permettent de surveiller les activités suspectes, comme celles du navire Yantar et d’intervenir si nécessaire.

Ce travail est coordonné entre différentes administrations, sous la direction du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

Nous disposons de véhicules téléopérés (ROV) capables d’opérer à des profondeurs croissantes, que ce soit pour récupérer des objets ou réparer des infrastructures endommagées. Nous collaborons étroitement avec deux organismes français : le service hydrographique et océanographique de la marine (Shom), spécialisé dans la surveillance environnementale, et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), axé sur la recherche scientifique. Nous avons ainsi établi un partenariat remarquable avec l’Ifremer, incluant le partage d’un navire, le Pourquoi Pas ? Ce système nous permet d’optimiser l’utilisation des ressources coûteuses. Cette approche a prouvé son efficacité, notamment lors de la recherche du sous-marin La Minerve. Bien que cette mutualisation soit efficace, elle ne peut être que temporaire. C’est pourquoi nous investissons dans nos propres capacités patrimoniales, d’abord par la location, puis par l’achat d’équipements. Nous travaillons également au développement des compétences de nos industriels pour améliorer nos capacités d’intervention en eaux profondes. Les résultats sont encourageants, comme en témoignent nos exercices de récupération d’objets à 2 000 mètres de profondeur.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires, en commençant par une première série de deux questions.

M. Philippe Bonnecarrère (NI). Je tiens à remercier le président d’avoir mandaté une délégation en Norvège ces deux derniers jours. Cette mission nous a permis de corroborer une partie des propos de l’amiral, notamment sur l’importance stratégique et industrielle du contrat des frégates norvégiennes pour notre pays, ainsi que sur les enjeux en mer du Nord et en mer de Barents.

Amiral, vos propos sont captivants et la vision stratégique de la marine est exceptionnelle. Cependant, le coût de ces équipements est considérable : une frégate coûte un milliard d’euros, et l’outil de supériorité stratégique que vous avez mentionné à plusieurs reprises avoisine les 10 milliards d’euros.

Personnellement, je suis réticent face aux situations de « tout ou rien ». Je vais donc prendre le risque de vous poser une question qui pourrait vous sembler absurde ou vous agacer. Avez-vous vraiment exploré toutes les possibilités de mutualisation, notamment en ce qui concerne un porte-avions de supériorité stratégique ? Je suis conscient des objections potentielles concernant le transport d’armes nucléaires et la nécessité d’un commandement unique. Vous avez évoqué il y a quelques instants un « troc organisé », ce qui m’encourage à vous interroger sur ce point.

M. Thibaut Monnier (RN). Je tiens à exprimer ma gratitude envers le commandant François Garreau et son équipage pour leur accueil chaleureux sur la frégate Aconit dans le port d’Oslo, ainsi que pour leur engagement en mer Baltique.

Mon propos se concentrera aujourd’hui sur la zone Pacifique, devenue un enjeu stratégique incontournable. Dans ce contexte, la France dispose d’un atout considérable : notre statut de puissance du Pacifique, non seulement dans sa partie sud grâce à nos territoires calédoniens et polynésiens, mais plus largement sur l’ensemble de la zone. Par conséquent, les revendications chinoises en mer de Chine méridionale nous concernent directement. Cette région, par laquelle transite une part significative du commerce mondial, requiert notre attention et justifie pleinement notre présence maritime et militaire. Le récent accord de défense bilatéral conclu avec l’Indonésie s’inscrit dans cette stratégie. Cependant, nos navires font désormais fréquemment l’objet d’actes d’intimidation dans cette zone. Quelle est la stratégie de la France pour continuer à défendre ses intérêts dans cette région, sachant que la Chine s’y est toujours considérée comme souveraine ?

Amiral Nicolas Vaujour. La France a considérablement renforcé sa présence dans le Pacifique ces dernières années, notamment par le biais de déploiements navals plus ambitieux. Nous sommes passés de l’envoi de bâtiments légers à celui de navires de premier rang, tels que des frégates ou des destroyers, pour participer aux grands exercices régionaux et affirmer nos intérêts. Le déploiement du porte-avions Charles de Gaulle lors de la mission Clemenceau a marqué un tournant significatif. Cet engagement a permis de réunir neuf pays locaux autour d’un exercice majeur, La Pérouse, démontrant notre capacité à fédérer les acteurs régionaux. Notre présence régulière dans cette zone nous permet de porter la voix de la France, une voix qui trouve un écho favorable auprès des nations cherchant une alternative à la bipolarisation sino-américaine.

Nous continuons à affirmer le principe de liberté de navigation, y compris dans la zone dite des « neuf traits » en mer de Chine méridionale. Lors du passage du Charles-de-Gaulle dans cette zone, les forces chinoises ont maintenu une surveillance sans adopter de comportement agressif envers nos navires, témoignant d’une certaine compréhension de notre position, même si notre présence n’est pas nécessairement bienvenue à leurs yeux.

Concernant la mutualisation européenne du porte-avions, nous avons exploré cette piste, mais nous nous heurtons à des obstacles pratiques et politiques. La désignation d’un commandement unique pose problème, et nos partenaires européens perçoivent une asymétrie dans un tel projet, considérant que la France, forte de son expertise en propulsion nucléaire et de son savoir-faire, exercerait un contrôle prépondérant. De plus, les décisions d’engagement du porte-avions relevant du Conseil de défense nationale, l’articulation avec une volonté politique européenne reste à définir.

Quant au coût du porte-avions, il représente environ 2 % du budget de la défense pendant sa phase de construction, soit dix à quinze ans. Rapporté au budget global de l’État et à la dépense publique totale, cet investissement dans un outil de puissance stratégique apparaît relativement modeste.

Mme Sabine Thillaye (Dem). La marine nationale couvre un large spectre d’interventions, allant de la protection des mers à la dissuasion, en passant par la prévention et l’intervention. Dans le cadre de la prévention, la lutte contre la pollution marine revêt une importance particulière. Un documentaire récent a mis en lumière les pratiques préoccupantes de certains navires de croisière en matière de rejet de déchets en mer. Pourriez-vous préciser la position de la marine nationale sur cette question ? Existe-t-il des partenariats ou des accords spécifiques pour lutter contre la pollution maritime ?

Mme Nadine Lechon (RN). Plusieurs marines dans le monde s’intéressent de plus en plus à une nouvelle classe de navires : les porte-drones. Un article paru ce matin dans Ouest France évoque à nouveau cette question. Quelle est votre analyse sur ce nouveau type de bâtiment de guerre ? Pensez-vous qu’il ait un avenir prometteur ? Pourrait-il concurrencer d’autres classes de navires majeurs, tels que les porte-avions ?

Amiral Nicolas Vaujour. Concernant la lutte anti-pollution, la marine nationale adhère strictement aux normes de la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires (MARPOL). Nous avons considérablement évolué dans nos pratiques. Aujourd’hui, nous ne rejetons aucun déchet non organique en mer. Seuls les déchets organiques, préalablement broyés, sont rejetés, contribuant ainsi à la chaîne alimentaire marine sans polluer. Tous les autres déchets sont stockés à bord et débarqués à terre, qu’il s’agisse d’huiles usagées ou d’autres résidus. Cette politique de « zéro déchet en mer » s’étend même à des mesures spécifiques pour des missions particulières. Par exemple, l’Astrolabe, qui opère dans les Taaf, bénéficie d’un traitement antifouling spécial et d’un nettoyage de coque avant chaque mission pour éviter l’introduction d’espèces invasives dans ces écosystèmes sensibles.

Notre expertise en matière de lutte contre la pollution s’étend au-delà de nos propres pratiques. Nous disposons de remorqueurs capables d’intervenir rapidement pour prévenir les échouages de navires sur nos côtes. La Compagnie des Abeilles, par exemple, assure ce service en Manche et en mer du Nord. De plus, nous avons développé des capacités significatives de lutte contre les marées noires, notamment à travers le Centre d’expertises pratiques antipollution (Ceppol). Des dispositifs sont prépositionnés, notamment en Corse, pour réagir rapidement à toute menace de pollution.

Par ailleurs, nous avons instauré une nouvelle réglementation pour les navires de commerce empruntant le rail d’Ouessant. Ces derniers sont désormais tenus d’utiliser un carburant moins polluant à proximité de nos côtes. Concrètement, ils doivent modifier leur mode de propulsion avant de pénétrer dans nos eaux, passant d’un fuel lourd à un carburant plus propre. Cette transition permet de réduire significativement les émissions de soufre et d’autres polluants, ce qui revêt une importance capitale pour la préservation de notre environnement marin.

L’application de ces règles, édictées par le préfet maritime sur instruction du premier ministre et du secrétariat général de la mer, fait l’objet d’un contrôle rigoureux. Des avions des douanes, équipés de dispositifs de détection spécifiques, sont chargés de mesurer les taux de soufre émis par les navires. Ces aéronefs, qui assurent également une surveillance maritime générale, vérifient l’absence de rejets illicites. En cas de détection d’une nappe de pétrole, des prélèvements sont effectués pour analyse, et des amendes conséquentes sont infligées aux contrevenants.

Enfin, nous intervenons également dans des situations d’urgence. À titre d’exemple, nous avons récemment procédé au remorquage d’un navire ayant subi une avarie en Manche, afin de prévenir une pollution majeure dans la zone concernée. Au-delà des mesures déjà en place, les réglementations internationales nous imposent désormais l’utilisation de navires à double coque, ainsi que d’autres dispositifs visant à prévenir les accidents maritimes. Il convient de noter que nous n’avons pas constaté d’échouages de navires sur nos côtes ces dernières années, bien que la vigilance reste de mise. Cette absence d’incidents majeurs s’explique notamment par notre système de veille permanente, qui nous permet de remorquer régulièrement les bâtiments en difficulté dans nos eaux territoriales.

M. le président Jean-Michel Jacques. Amiral, une seconde question concernait Djibouti et les porte-drones.

Amiral Nicolas Vaujour. En réalité, la marine nationale dispose déjà de porte‑drones, au nombre de trois. Bien que communément désignés comme porte‑hélicoptères amphibie, nous les avons récemment utilisés en tant que porte-drones lors d’un exercice nommé Dragoon Fury. Cet exercice simulait la reprise offensive d’une plage dans le sud de la France, principalement au moyen de drones. Nous avons déployé une gamme variée de drones : des drones de surveillance aérienne et maritime, des drones d’interdiction, des gliders pour la détection de sous-marins ou de navires ennemis, ainsi que des drones d’attaque pour neutraliser les cibles menaçant notre position et contrer les drones adverses. Nous expérimentons également l’utilisation de munitions téléopérées, c’est-à-dire des drones pilotés à distance capables de s’autodétruire sur une embarcation hostile.

L’ensemble de ces opérations a été coordonné depuis un porte-hélicoptères amphibie, démontrant ainsi sa capacité à servir de plateforme pour drones. Actuellement, nous sommes dans une phase d’expérimentation visant à déterminer l’étendue optimale de l’utilisation de ces technologies dans nos différentes missions. Il est important de souligner que ces opérations dronisées s’intègrent dans une manœuvre plus large, incluant toujours le déploiement de troupes au sol et de véhicules pilotés.

Notre engagement dans le développement des capacités de porte-drones est total. Cependant, il convient de préciser que ces plateformes ne peuvent se substituer à la puissance de projection d’un porte-avions. La capacité d’un porte‑avions à lancer des frappes de précision à longue distance, comme le largage de six bombes de 125 kilogrammes à 400 miles ou 600 milles nautiques, reste inégalée. Néanmoins, les porte-drones occupent un segment opérationnel spécifique, exploité par plusieurs marines, dont la nôtre, avec des avancées significatives dans ce domaine.

M. Thibaut Monnier (RN). Amiral, pardonnez-moi, mais vous n’avez pas abordé la question de notre présence en mer de Chine.

Amiral Nicolas Vaujour. Nous maintenons une présence régulière en mer de Chine. La France figure parmi les rares nations européennes à traverser le détroit de Taïwan, une zone particulièrement sensible sur le plan politique. Chaque année, nous effectuons une à deux missions dans cette région, impliquant désormais le passage régulier d’un bâtiment de grande taille. Notre approche consiste à dialoguer avec l’ensemble des acteurs régionaux, tout en démontrant l’existence d’une voie alternative à la confrontation.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos réponses détaillées.

 


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4.   Audition, ouverte à la presse, du vice-amiral Emmanuel Slaars, sous‑chef d’état-major en charge des opérations aéronavales (ALOPS) auprès du chef d’état-major de la Marine (mercredi 21 mai 2025)

 

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous accueillons aujourd’hui l’amiral Emmanuel Slaars, sous-chef d’état-major en charge des opérations aéronavales auprès du chef d’état-major de la marine (ALOPS), dans le cadre de notre cycle consacré aux espaces maritimes et enjeux de défense. L’amiral Slaars, fort d’une carrière riche au sein de la marine nationale, notamment comme commandant des forces françaises aux Émirats arabes unis et commandant de la frégate de défense aérienne Chevalier Paul, nous apportera une expertise précieuse sur les défis stratégiques actuels.

La France, avec son vaste domaine maritime, doit assurer une présence sur tous les océans du globe, des missions de haute intensité aux opérations de surveillance et de sauvetage. Ces missions s’effectuent dans un contexte de tensions croissantes, particulièrement en Méditerranée, en Indopacifique et en Mer Rouge.

Amiral, nous sommes impatients d’entendre votre analyse sur ces enjeux.

Je tiens à préciser qu’à votre demande, la fin de cette l’audition se déroulera à huis clos, afin de permettre un échange d’informations plus approfondi.

Vice-amiral Emmanuel Slaars, sous-chef d’état-major en charge des opérations aéronavales auprès du chef d’état-major de la marine. Je vous remercie pour votre invitation. Il est crucial de comprendre que les mers, bien qu’elles puissent sembler éloignées de nos territoires, constituent en réalité le théâtre principal d’affrontements souvent invisibles. Les unités de la marine nationale sont quotidiennement en contact avec le compétiteur russe, parfois sur plusieurs théâtres simultanément. À titre d’exemple, nos avions de patrouille maritime Atlantique 2, opérant en mer Baltique dans les espaces internationaux, font l’objet de pointages par les conduites de tir russes, ce qui pour mémoire constitue le dernier geste avant un tir effectif. Ce type d’incidents se produit régulièrement en Méditerranée et, de manière plus sporadique, mais stratégiquement significative, en Atlantique Nord.

Aujourd’hui, quel que soit le théâtre, nos unités sont véritablement en opération, depuis les opérations de haute intensité en mer Rouge ou du déploiement du groupe porte‑avions en mer de Chine, jusqu’aux missions de renseignement et de lutte contre les trafics illicites. Il est important de noter une évolution inquiétante concernant ces trafics illicites. Nous sommes passés d’activités criminelles classiques à des opérations de grande criminalité, potentiellement soutenues par des acteurs étatiques. Cette capacité d’action hybride s’exerce notamment à travers la prolifération de trafics illicites, comme nous l’avons observé par exemple avec les vagues de narcotrafic depuis la Syrie durant la période du Covid.

Concernant la flotte fantôme russe, nous travaillons activement, dans le respect du droit international, à développer des moyens d’action plus efficaces. Cette flotte assure une part importante du PIB de la Russie et opère souvent en dehors des normes environnementales et légales internationales.

En mer Baltique, notre présence régulière, notamment avec des avions de patrouille maritime et des navires, vise à exprimer notre solidarité envers nos alliés de l’Otan et nos partenaires. Cette présence fait suite aux actions menées contre des câbles sous-marins dans la région, qu’il s’agisse de câbles de transfert de données ou d’alimentation électrique. Ces derniers sont particulièrement critiques, car leur rupture pourrait entraîner des déstabilisations de réseaux et potentiellement des black-out à grande échelle. Bien que la France ne soit pas riveraine de la Baltique, nous sommes parmi les nations non riveraines les plus engagées au sein de l’Otan dans cette zone. Notre effort a contribué à freiner, au moins temporairement, les actions de sabotage contre les câbles sous-marins.

En Méditerranée, la situation a évolué après la chute du régime d’Assad en Syrie et la remise en cause de la présence russe à Tartous. Nous avons pu suivre le désengagement russe de Syrie, mais il n’est pas exclu qu’ils y reviennent à l’avenir. L’observation récente des alliés de la Russie dans le bassin méditerranéen a révélé son potentiel d’action future, malgré la fermeture actuelle des détroits turcs limitant l’accès de sa flotte basée en mer Noire. La situation demeure instable et le rétablissement d’une base russe en Syrie ou ailleurs en Méditerranée reste une possibilité à ne pas écarter.

Dans l’océan Indien, la France maintient, depuis décembre 2023, un engagement constant pour la sécurité du trafic maritime en mer Rouge. Notre présence, unique parmi les nations européennes, permet de sécuriser une part significative du trafic. L’Italie nous a rejoints dans cet effort, tandis que la Grèce a pris le commandement de l’opération de l’Union européenne (UE) Aspides. Il convient de souligner la rapidité remarquable avec laquelle cette opération européenne a été mise en place, témoignant d’une accélération notable du processus décisionnel au sein de l’Union. Notre capacité à opérer en mer Rouge précédait le lancement de l’opération européenne, et il est fort probable que nous y maintenions notre présence même après son terme plus ou moins proche. Cette artère maritime s’avère en effet cruciale pour la continuité de la France avec les territoires d’outre-mer, tant dans le sud de l’océan Indien qu’au-delà. Nous poursuivons donc l’escorte des navires ravitaillant directement nos territoires ultramarins dans cette zone.

La situation dans le détroit d’Ormuz semble s’être stabilisée de prime abord. Cependant, nous devons conserver une grande flexibilité face aux négociations en cours avec l’Iran concernant son programme de développement nucléaire. Les récents soubresauts diplomatiques, non-initiés par la France, mais par d’autres partenaires, exigent une réactivité accrue pour continuer à défendre nos intérêts. En tant qu’État doté et signataire du traité de non-prolifération, nous avons des obligations spécifiques dans la lutte contre la prolifération nucléaire, auxquelles nous n’avons jamais failli. Cette situation justifie le maintien de nos capacités d’action autonomes dans la région.

Concernant la question de la souveraineté abordée plus tôt par l’amiral Vaujour, je souhaite souligner l’importance cruciale du porte-avions comme outil de projection de puissance par excellence. Mon expérience en tant que commandant des forces françaises au Moyen-Orient et dans l’océan Indien m’a permis de constater à quel point nos partenaires, soucieux de leur propre souveraineté, deviennent particulièrement pointilleux quant à l’utilisation de leur espace aérien en période de tensions. Les demandes diplomatiques pour le survol d’un espace aérien par un avion militaire peuvent faire l’objet de manœuvres dilatoires ou de refus, limitant ainsi les options de projection et d’action aux seuls espaces internationaux. La capacité de projeter de la puissance depuis la mer s’affranchit de ces contraintes, offrant une liberté d’action inégalée, particulièrement précieuse lorsque les tensions s’intensifient dans des régions comme la péninsule arabique.

Dans l’océan Indien, nous avons poursuivi notre lutte contre les trafics illicites, notamment le narcotrafic. Deux axes majeurs d’approvisionnement en stupéfiants vers l’Europe ont été identifiés : l’axe de la cocaïne depuis l’Amérique du Sud ; et, depuis le COVID, un axe de méthamphétamines fabriquées et exportées le long des côtes de Makran, à l’est de l’Iran et du Pakistan. Ce trafic passe par le nord-ouest de l’océan Indien, le canal du Mozambique, rejoint la Méditerranée, pour finalement entrer en Europe par les Balkans. Notre présence maritime sur cet axe a permis des saisies significatives de méthamphétamines.

Concernant la pêche illégale, un sujet d’importance croissante, nos observations ont par exemple révélé la présence constante de 80 à 160 navires de pêche industrielle chinois dans le bassin ouest de l’océan Indien, selon la saison. Ces véritables usines flottantes exploitent massivement les ressources halieutiques, soutenues par des navires frigorifiques assurant la liaison avec leur pays d’origine. Ce phénomène, également observé autour de l’Amérique du Sud, appelle à des travaux de régulation pour préserver les ressources marines pour les générations futures. Parallèlement, nous pouvons nous féliciter de l’efficacité de notre protection des zones économiques exclusives et des zones de pêche françaises mais la pression ne cesse de s’accroitre.

La surpêche pratiquée par certains pays constitue un véritable fléau, avec des capacités de prélèvement qui sont véritablement alarmantes. J’ai pu constater ce phénomène de mes propres yeux lors d’un vol commercial au-dessus de l’océan Indien, où j’ai été stupéfait par l’ampleur des activités de pêche nocturne visibles depuis les airs. Cette situation est également observée par nos forces navales.

En tant que nation défendant le droit international et la préservation de l’environnement, la France se doit d’aborder cette problématique, notamment dans le cadre de la conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc). Nos marins sont particulièrement sensibles à ces enjeux. Ils s’impliquent activement dans la préservation de l’environnement, non par simple obéissance, mais par conviction profonde. Leur engagement reflète les valeurs défendues par la France et la Marine nationale.

Concernant nos activités à l’Est, je tiens à souligner l’importance de l’opération La Pérouse menée dans les détroits indonésiens. Cette initiative française a rapidement fédéré neuf États partenaires, démontrant ainsi la crédibilité et l’influence de notre pays dans cette région stratégique. Ces détroits, véritables artères du commerce mondial, voient transiter un volume de trafic colossal. Le détroit de Malacca, à lui seul, accueille 80 000 navires par an, soit un navire majeur toutes les cinq minutes. Notre capacité à coordonner le contrôle de ces zones avec des partenaires régionaux constitue un atout significatif.

Quant aux défis à venir, ils sont nombreux et empreints d’incertitudes. La situation en Ukraine et ses répercussions sur la diplomatie mondiale soulèvent de nombreuses questions. L’éventualité d’un cessez-le-feu en Ukraine pose la question des modalités de réouverture des détroits turcs contrôlant l’accès à la mer Noire. De plus, la présence d’environ un millier de mines en mer Noire, principalement posées par la Russie, nécessitera une opération de déminage d’envergure pour sécuriser à nouveau cette zone maritime cruciale pour le commerce en général et l’économie ukrainienne en particulier.

Enfin, la situation autour de Taïwan reste également un sujet de préoccupation majeur. Face à ces incertitudes, notre rôle est de maintenir notre capacité d’action, afin de pouvoir répondre efficacement aux directives du chef des armées et du chef d’état-major des armées.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

Mme Stéphanie Galzy (RN). L’engagement quotidien de nos armées pour la protection des Français est souvent méconnu du grand public. Le décès tragique du sergent Maxence Roger lors d’une opération contre l’orpaillage illégal en Guyane nous le rappelle douloureusement. Je souhaite mettre en lumière un autre combat crucial mené par la marine nationale : la lutte contre le trafic de drogue. Au large de la Guyane et des Antilles, nos marins risquent leur vie pour combattre ce fléau que certains, y compris au sein de cette Assemblée, voudraient légitimer, voire légaliser. Les résultats sont éloquents : en 2024, la marine nationale a saisi 47,8 tonnes de produits stupéfiants, représentant 55 % des saisies à l’échelle nationale. Au nom du groupe Rassemblement National, je tiens à vous féliciter pour ces actions remarquables.

En tant que sous-chef opérations auprès du chef d’état-major de la marine, vous avez une vision globale de ce combat exigeant, qui nécessite une mobilisation importante de moyens humains et matériels. Des capacités hauturières, des avions de patrouille maritime et des commandos marins sont sollicités. Disposez-vous des moyens suffisants pour mener à bien cette mission, sachant qu’elle n’est qu’une parmi tant d’autres confiées à la marine nationale ?

Dans le programme présidentiel de Marine Le Pen, nous demandons la mise en service de trois patrouilleurs outre-mer supplémentaires pour renforcer cette lutte. Compte tenu des contraintes budgétaires actuelles et des retards de livraison de capacités soulignés par un récent rapport sénatorial, nous nous interrogeons sur l’adéquation des moyens disponibles et leur maintien en conditions opérationnelles. Selon votre expertise, quelles capacités devraient être renforcées et quels segments devraient être priorisés dans la lutte contre le narcotrafic ?

Vice-amiral Emmanuel Slaars. Vous avez raison de souligner l’importance du volume de stupéfiants interceptés en 2024, qui témoigne effectivement d’une progression significative. Cette augmentation s’explique par deux facteurs : d’une part, une intensification du trafic, et d’autre part, une amélioration notable de notre efficacité opérationnelle. La question cruciale est de savoir si nous parviendrons à inverser la tendance. Bien que je ne puisse pas vous apporter une réponse définitive, je peux affirmer avec certitude que les efforts engagés ces dernières années ont considérablement accru notre efficacité, comme en attestent les chiffres. Il convient de préciser que ces résultats ne sont pas le fruit du hasard. La lutte contre le trafic de drogue repose sur un système global et cohérent, allant bien au-delà des seuls moyens matériels. Notre programmation vise à développer cet ensemble de manière cohérente, permettant ainsi une progression constante de notre efficacité.

Les nouveaux patrouilleurs outre-mer (POM), qui remplacent les P400, représentent une avancée significative en termes de performances. Bien qu’un navire ne puisse être présent simultanément à deux endroits, ces nouveaux bâtiments offrent des capacités supérieures à leurs prédécesseurs. De plus, contrairement à la situation antérieure où le remplacement des patrouilleurs de 400 tonnes n’était pas assuré, nous disposons aujourd’hui d’une flotte en cours de renouvellement et plus performante.

Un aspect particulièrement novateur concerne l’intégration de capacités de drones sur quasiment tous nos patrouilleurs, répondant ainsi à la nécessité d’étendre notre champ de surveillance. Cette évolution technologique nous permet de surmonter les limitations traditionnelles liées à la rotondité de la terre, offrant ainsi une portée de détection considérablement accrue. Cette capacité étendue est cruciale pour l’interception de navires suspects dont la position exacte n’est pas toujours connue au départ de nos missions.

Ma recommandation serait de poursuivre la mise en œuvre du plan actuel, idéalement dans les délais prévus, en veillant à maintenir la cohérence entre les différents éléments du dispositif. Cela implique une coordination étroite entre la production des patrouilleurs outre‑mer et celle des avions de surveillance maritime Albatros, afin d’optimiser l’efficacité globale de notre dispositif de lutte contre le narcotrafic.

J’aborde la question des commandos que vous avez évoquée. Effectivement, nous utilisons des unités spécialisées pour des actions de précision, comme nous l’avons récemment démontré. Nous avons notamment intercepté un go fast, un bateau extrêmement rapide, même de nuit, grâce à un tireur d’élite qui a neutralisé ses moteurs hors-bord alors que l’embarcation filait à 40 nœuds. Cette opération complexe illustre la nécessité de continuer à perfectionner l’ensemble de nos capacités, tout en veillant à leur cohérence.

Par ailleurs, en tant que nation attachée au respect du droit, nous menons toutes nos actions dans un cadre légal strict. Nous cherchons constamment à adapter nos procédures pour gagner en réactivité. Ainsi, un récent décret du Conseil d’État nous autorise désormais dans certains cas à ouvrir le feu plus rapidement sur des cibles spécifiques, comme les moteurs d’un bateau transportant plusieurs tonnes de cocaïne à grande vitesse. Cette évolution nous permet d’agir avant que le navire n’entre dans les eaux territoriales d’un autre État ou avant que nos hélicoptères n’atteignent la limite de leur autonomie: nous devons souvent agir dans les dernières minutes d’autonomie de nos appareils, ce qui exige un professionnalisme extrême pour aligner toutes les ressources nécessaires à l’interception. Nous disposons donc maintenant d’un système cohérent, mais il est impératif de respecter les calendriers de livraison des équipements pour maintenir son efficacité.

M. François Cormier-Bouligeon (EPR). Au nom de mon groupe, je souhaite tout d’abord rendre hommage au sergent Maxence Roger et au second maître Léo Soulas, récemment disparus. Amiral, nous tenons à saluer l’action déterminante de la marine nationale dans un contexte maritime mondial de plus en plus tendu. La France, forte du deuxième espace maritime mondial, fait face à une multiplication des menaces : piraterie, trafics illicites, manœuvres de puissances concurrentes, attaques hybrides et asymétriques.

Parmi les zones les plus sensibles figure incontestablement la mer Rouge. La recrudescence des attaques ciblées menées par les milices houthies, soutenues par l’Iran, contre des navires de commerce occidentaux, asiatiques ou du Golfe, représente un défi majeur à la liberté de navigation, à la sécurité énergétique et au commerce mondial. Le détroit de Bab el-Mandeb, que vous connaissez parfaitement pour y avoir commandé nos forces, est aujourd’hui l’un des points les plus sensibles de la planète.

Quels enseignements tirez-vous de cette crise persistante en mer Rouge, avec votre double expérience d’ancien ALINDIEN et d’actuel ALOPS ? Quelles leçons opérationnelles et stratégiques devons-nous en tirer ? Pourriez-vous détailler l’engagement actuel de la marine nationale dans cette zone ? Quelle est l’ampleur de notre contribution, notamment dans le cadre de dispositifs comme Aspides, destinés à la protection de la flotte marchande, ou d’autres dispositifs visant à surveiller et sécuriser les voies maritimes essentielles ? Comment se déroule la coopération avec nos partenaires européens et américains ?

Enfin, cette situation nous amène à réfléchir à notre autonomie stratégique dans le domaine maritime. Le député Yannick Chenevard, ici présent et auteur d’un rapport salué ce matin même par l’amiral Vaujour, propose l’idée d’une flotte stratégique française capable de renforcer notre résilience logistique, d’assurer le soutien de nos opérations et de sécuriser nos approvisionnements critiques. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

Vice-amiral Emmanuel Slaars. Votre question est extrêmement complète et pertinente. Je connais effectivement bien la zone. Le capitaine de vaisseau Roussel, mon adjoint actuel, la connait également puisqu’il était le premier commandant adjoint de l’opération Aspides.

Je pense qu’il y a des moments où nous pouvons éprouver une certaine fierté, et notre action en mer Rouge en fait partie. J’ai pu constater depuis Abu Dhabi que l’Assemblée nationale s’est levée pour applaudir nos marins lorsque le Ministre en a parlé, et je vous en suis reconnaissant. Mon souvenir de ces événements est très clair, ayant quitté Abu Dhabi le 23 août, peu après la tentative échouée d’arraisonnement du pétrolier Sounion.

Bien que la situation se soit quelque peu apaisée en mer depuis fin août, la menace persiste. La milice houthie continue d’être largement approvisionnée, notamment par l’Iran, mais probablement pas uniquement. Pour donner une idée de l’ampleur du problème, près de 800 vecteurs offensifs ont été lancés contre le trafic maritime sur la période, incluant plus de 300 drones, plus de 250 missiles balistiques, des drones de surface et des missiles de croisière. Une telle panoplie dépasse largement les capacités d’une simple milice.

Concernant les enseignements, je dirais que nous étions bien préparés à cette situation, notamment grâce à des entraînements comme Polaris, concept lancé en 2021, qui ont constitué une véritable rupture dans notre capacité à employer la force efficacement sous les ordres de nos autorités. Notre présence en mer Rouge a débuté le 8 décembre 2023, soit deux mois et demi avant l’arrivée de l’Union européenne en février 2024. Durant cette période, nous avons opéré en coordination étroite avec les Américains, sans être sous leur commandement. Cette coordination implique un partage de la situation opérationnelle et une interopérabilité parfaite, fruit de nos investissements communs. Cela nous permet de voir ce qu’ils voient, de communiquer efficacement, et de faire entendre notre voix. J’ai ainsi pu établir des relations particulièrement privilégiées avec le commandant de la cinquième flotte des États-Unis.

Les principaux enseignements sont les suivants : nous étions globalement bien préparés, réactifs, et immédiatement capables de défendre les intérêts français, c’est-à-dire les bâtiments dépendant de nos opérateurs ou battant pavillon français traversant la zone. Nous avons défendu notre pavillon avec efficacité, accomplissant ainsi une mission historique de la marine : Bien que notre marine soit très moderne et en constante adaptation, certaines missions demeurent inchangées, comme celle de maintenir ouvertes les lignes de communication maritimes.

Un autre enseignement important concerne notre adaptabilité. Face à la menace croissante des drones, notamment les drones Shahed, nous avons su nous adapter rapidement.

Face à cette menace, nous avons rapidement déployé des systèmes de brouillage, dont le coût d’utilisation est inférieur à celui d’un missile de défense aérienne. J’ai d’ailleurs tenu à souligner lors d’une conférence de presse que l’enjeu principal n’était pas tant le coût de l’arme d’interception, mais la valeur de ce que nous protégeons, en l’occurrence nos marins, nos navires, notre efficacité opérationnelle et notre réputation. Notre capacité d’adaptation nous permet désormais d’utiliser des systèmes de lutte non cinétique, notamment des dispositifs de brouillage. Bien que cette solution ne soit pas parfaite, elle élargit notre éventail d’options. Notre préparation sur le long terme et notre agilité à nous adapter constituent des enseignements cruciaux.

Concernant la contribution française, dès le lancement de l’opération de l’Union européenne, nous avons placé nos moyens sous le commandement tactique de cette mission. Je conservais le contrôle opérationnel à Abu Dhabi, tandis que le chef d’état-major des armées maintenait le commandement opérationnel, qu’il ne délègue jamais. Nous avons confié et continuons de confier le commandement tactique de la frégate française à l’opération européenne Aspides. Cette décision témoigne de notre engagement envers l’Europe et de notre volonté de démontrer à nos partenaires européens l’efficacité de cette approche.

Je vous recommande vivement le reportage réalisé par Dorothée Olliéric pour France 2 sur la frégate Alsace. En trois minutes de reportage, elle a su capter l’intensité de la situation vécue par nos marins sous le feu ennemi, offrant un témoignage plus éloquent que n’importe quel discours. Notre engagement se poursuit avec la présence d’une frégate, généralement sous le commandement de l’opération européenne. À la fin de cette mission, nous maintiendrons notre présence dans la région, étant donné nos bases et nos intérêts stratégiques. Il est important de noter que nous sommes la seule nation européenne disposant de bases dans cette zone.

Concernant notre autonomie stratégique, je suis personnellement très impliqué dans la concrétisation de l’initiative proposée par le député Chenevard sur la flotte stratégique. Nous travaillons activement avec le Secrétariat général de la mer (SGMer) pour nous préparer à des scénarios plus complexes que ceux auxquels nous sommes actuellement confrontés. L’objectif est de disposer d’une flotte civile capable de soutenir les actions de la marine nationale. Votre proposition, monsieur le député, est fondamentale et je vous en remercie. Il est crucial que nous nous en saisissions collectivement. Je rappelle que durant l’opération Daguet, pendant la guerre du Golfe, plusieurs dizaines de bâtiments civils avaient été mobilisés pour soutenir notre effort militaire. Nous devons retrouver cette capacité, et nous y travaillons avec détermination, progressant chaque jour sur ce sujet.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Je souhaite vous interroger spécifiquement sur deux zones d’engagement de la marine nationale : le Proche-Orient et la zone Baltique.

Concernant le Proche-Orient, le porte-hélicoptères amphibie (PHA) Dixmude a été déployé en novembre 2023 au large des côtes de Gaza pour soigner des blessés gazaouis. Cette mission s’est achevée deux mois plus tard, après avoir pris en charge 120 blessés graves. Sachant que les équipements médicaux d’un PHA sont dimensionnés pour une population d’environ 7 000 personnes, ils ne peuvent évidemment pas répondre aux besoins médicaux de l’ensemble de la population de Gaza, livrée à la guerre génocidaire de Benyamin Netanyahou et son blocus humanitaire criminel. Pourquoi cette opération n’a-t-elle pas été maintenue, compte tenu des besoins médicaux immenses des Gazaouis ? Est-ce dû à des contraintes de maintien en conditions opérationnelles ? Par ailleurs, des ONG comme Médecins sans frontières disposent d’hôpitaux gonflables pouvant accueillir plusieurs dizaines de personnes. Serait-il envisageable de déployer ce type d’équipements au sol depuis un PHA ?

Par ailleurs, l’opération Baltic Sentry, lancée en janvier 2025 par l’Otan, vise à surveiller la mer Baltique, principalement pour protéger les infrastructures critiques telles que les câbles numériques et électriques sous-marins ou les gazoducs. Des avions de patrouille maritime Atlantique 2 ont été déployés dans ce cadre, l’un d’entre eux ayant d’ailleurs été illuminé par la défense sol-air russe, comme vous l’avez mentionné. Une frégate est également actuellement déployée. La France dispose-t-elle des capacités pour mener en autonomie et sur le long terme une opération comparable, par exemple dans un scénario où un pays mènerait des opérations de guerre hybride dans le Pacifique ou l’océan Indien pour nuire à un autre territoire dans ces régions ?

Vice-amiral Emmanuel Slaars. Concernant votre première question, je tiens à préciser que le Dixmude n’était pas en mer lors de son intervention, mais à quai en Égypte, à El-Arish, ce qui facilitait grandement les mouvements.

Il convient de se demander si la mission première d’un PHA est d’être transformé durablement en hôpital à quai, ou si cette fonction ne serait pas plus adaptée à un ferry modifié dans le cadre du concept de flotte stratégique que nous venons d’aborder, capable d’embarquer des capacités hospitalières, dans une logique expéditionnaire. Je pense que la solution réside davantage dans cette seconde option, car nos PHA, qui sont également des porte-drones, sont sollicités pour d’autres missions cruciales. Par exemple, nos PHA ont été mobilisés cet automne comme capacité prépositionnée pour d’éventuelles évacuations de ressortissants. Bien qu’il n’ait pas été nécessaire d’intervenir à terre pour évacuer nos ressortissants et ceux de nos partenaires européens, nous avons maintenu cette capacité en alerte.

Dans le cas que vous évoquez, le recours aux capacités des forces armées a constitué la première réponse d’urgence. Cependant, il est ensuite nécessaire de rechercher des solutions plus pérennes, permettant aux capacités militaires d’être employées pour leurs missions premières. Pour un PHA, il s’agit notamment d’assurer des évacuations de ressortissants, comme nous l’avons fait en 2006 lorsque le Mistral a évacué environ 6 000 ressortissants français et européens du Liban. Nous nous étions préparés à une opération similaire cet automne. C’est la raison pour laquelle je considère que le concept de flotte stratégique et sa déclinaison dans l’appui à la défense, sous forme de flotte maritime de complément, sont particulièrement pertinents pour faire face aux défis qui nous attendent.

Concernant l’opération Baltic Sentry et notre capacité à mener des opérations similaires dans des régions plus éloignées, il faut prendre en compte « la tyrannie des distances ». La distance accroît la complexité de nos opérations, mais nous réalisons des progrès significatifs dans ce domaine. Nos territoires d’outre-mer nous confèrent des responsabilités que nous nous efforçons d’assumer dans les meilleures conditions possibles. Ils nous offrent également des points d’appui stratégiques enviés par d’autres nations. J’ai pris pleinement conscience de cet avantage lors du lancement de l’opération de l’Union européenne en mer Rouge. Fort de mes dix-neuf années d’expérience en navigation, je peux affirmer que mener des opérations durables dans cette zone ne pose pas de difficulté majeure grâce à nos bases à Djibouti, Abu Dhabi, et à La Réunion.

Notre culture expéditionnaire et notre expérience avec le groupe porte-avions nous permettent d’opérer sur le long terme. Nous disposons de navires de soutien, notamment le bâtiment ravitailleur de flotte, fruit d’une collaboration réussie entre les Chantiers de l’Atlantique, la direction générale de l’armement (DGA), l’état-major des armées et Naval Group. Ces atouts nous confèrent une capacité d’endurance remarquable.

Concernant nos capacités dans le Pacifique, bien que la distance pose un défi supplémentaire, nos moyens outre-mer se renforcent continuellement. Nous sommes passés d’une situation où un navire désarmé n’était pas remplacé à un dispositif plus cohérent, même s’il ne comprend pas de bâtiment de transport léger (Batral). Cette évolution s’inscrit dans une réflexion globale sur le développement de nos capacités, visant à optimiser l’utilisation des ressources allouées par nos concitoyens pour défendre les intérêts de la France.

M. Thierry Sother (SOC). Je tiens à vous exprimer ma gratitude pour la précision de vos propos, qui nous permettent d’appréhender avec lucidité les défis auxquels notre marine nationale est confrontée. Vous avez souligné l’intensification et la complexification de la conflictualité navale, caractérisées par le retour des stratégies de puissance, la prolifération des menaces hybrides, la saturation des zones d’intérêts stratégiques, et le recours accru à des acteurs non étatiques ou à des moyens autonomes opérant sous le seuil de la guerre ouverte.

Lors d’un point presse en février 2025 sur les enseignements maritimes tirés des trois années du conflit russo-ukrainien, vous avez mis en exergue deux points cruciaux : la réduction de la boucle de décision et la conjugaison d’armes d’usure et de précision. C’est précisément sur ces aspects que je souhaite vous interroger. Des efforts de modernisation ont été engagés pour réduire le temps entre la détection de la menace et sa neutralisation, notamment grâce à l’intégration d’intelligences artificielles embarquées et à la massification des données. Ces outils de traitement en temps réel sont devenus essentiels pour conserver l’initiative opérationnelle dans des espaces aussi disputés que l’Atlantique Nord, la Méditerranée orientale ou la mer Baltique. Pourriez-vous approfondir le développement de cette capacité d’adaptation, d’autant plus cruciale que la marine nationale est en contact quotidien avec des forces russes dans ces zones stratégiques ?

Vous avez également évoqué l’articulation entre armes d’usure et armes de précision, permettant d’adapter les effets aux scénarios de haute intensité ou de guerre longue. Ces évolutions doctrinales témoignent de la capacité de la marine à repenser son rapport au temps, à la masse et à la létalité. Cependant, cette transformation permanente se heurte à une contrainte capacitaire bien connue : un format de flotte restreint, des ressources humaines sous pression et des zones d’engagement en constante expansion. La soutenabilité du modèle naval français est ainsi remise en question.

Comment envisagez-vous, à moyen terme, une hiérarchisation stratégique des priorités navales françaises ? Dans quelle mesure les coopérations interalliées peuvent-elles renforcer notre efficacité sans affaiblir notre autonomie stratégique ?

Vice-amiral Emmanuel Slaars. Concernant la boucle de décision, nous investissons depuis de nombreuses années dans l’amélioration de notre compréhension des théâtres d’opérations. Cela nécessite des capacités de calcul importantes. J’évite délibérément d’utiliser le terme « intelligence artificielle » d’emblée, car nous disposons depuis près de trente ans de puissantes capacités de calcul sur nos navires. Les bâtiments de guerre offrent un environnement propice à l’installation de ces systèmes, disposant d’espace, d’énergie et de moyens de refroidissement adéquats.

Nous exploitons donc les technologies les plus avancées, passant de simples capacités de calcul à des algorithmes performants et aux prémices de l’intelligence artificielle. L’objectif consiste à comprendre plus rapidement la manœuvre de l’adversaire avant qu’il ne saisisse la nôtre, l’initiative en mer étant fondamentale. Historiquement, les combats navals sont brefs, mais décisifs, et cette réalité perdure. Cette compréhension accrue nous permet également d’optimiser l’emploi de nos systèmes d’armes. En temps de crise, lorsque les hostilités ne sont pas ouvertes, notre but est d’utiliser les armes le plus tard possible tout en évitant d’être surpris. En revanche, en situation de combat, l’initiative requiert une ouverture du feu plus précoce.

Vous avez évoqué les armes d’usure et de précision. Je préfère parler d’armes de décision, celles qui font réellement la différence. Le conflit ukrainien et la situation en mer Rouge ont mis en lumière cette dualité entre les armes d’usure, comme les drones employés par les Houthis, et les armes de décision, telles que les missiles balistiques qu’ils ont utilisés contre nos unités et que nous avons réussi à intercepter, dont deux tirés en salve. Cette problématique rejoint celle de l’intelligence artificielle. Nous cherchons à maintenir une cohérence dans notre approche, en renforçant nos capacités de calcul et d’intelligence artificielle pour optimiser le tempo de l’utilisation de nos armes, notamment les armes de décision. Notre objectif est d’anticiper davantage pour employer les armes d’usure de manière plus précoce si nécessaire. Nous ne nous focalisons pas sur une seule technologie, mais visons à maintenir un ensemble cohérent et équilibré de capacités.

Concernant la coopération interalliée, j’ai déjà eu l’occasion de souligner les progrès significatifs réalisés. Actuellement, au sein de l’Otan et de l’Union européenne, nous disposons de capacités de connexion à distance entre navires. L’avènement prochain des constellations en orbite basse, permettant l’accès aux communications satellitaires sur nos téléphones portables, soulève certes des inquiétudes quant aux nouvelles vulnérabilités potentielles, mais offre également des opportunités sans précédent. L’échange d’informations en temps réel entre bâtiments, permettant le partage instantané de la situation tactique, est désormais une pratique systématique et efficace entre les navires de l’Union européenne et de l’Otan. Nous poursuivons activement les avancées technologiques dans ce domaine, et l’interopérabilité en matière d’échange d’informations atteint un niveau satisfaisant.

Néanmoins, la décision d’emploi des armes demeure une prérogative éminemment souveraine, ce qui explique la difficulté conceptuelle d’envisager, par exemple, un porte‑avions partagé entre vingt-sept pays. Cette réalité souligne la cohérence de notre approche, afin de ne pas créer de déséquilibre.

M. Jean-Louis Thiériot (DR). Je vous remercie pour la clarté de vos exposés, qui me rappellent nos échanges après la mission Polaris, ou aux Émirats Arabes Unis. Ma question porte sur un sujet moins stratégique, mais néanmoins crucial : le déminage potentiel de la mer Noire dans l’hypothèse d’un cessez-le-feu et de la réouverture des détroits. Vous avez évoqué la présence d’environ 1 000 mines dans cette zone. Comment envisagez-vous la participation française et européenne à ces opérations de déminage, compte tenu de notre transition actuelle en matière de guerre des mines ?

Nous disposons encore de nos chasseurs de mines tripartites, tandis que le système de lutte anti-mines marines futur (SLAMF) commence à se concrétiser, avec le premier drone déclaré opérationnel par la DGA en 2024. Dans ce contexte de transition, quelle contribution pouvons-nous apporter ? Faut-il envisager des opérations en mer avec nos chasseurs de mines tripartites éprouvés, ou privilégier des opérations depuis la terre avec des drones ? Quel rôle peuvent jouer nos partenaires, notamment les pays du Benelux et le Royaume-Uni, reconnus pour leur expertise en déminage ? Comment concevez-vous cette éventuelle opération qui pourrait contribuer à la résolution du conflit ?

Vice-amiral Emmanuel Slaars. Il convient de préciser certains éléments concernant la situation en mer Noire. Bien que notre vision de la menace des mines ne soit pas exhaustive, nous savons avec certitude que de nombreuses mines, notamment aérolarguées, ont été déployées par les forces russes.

Il est important de souligner que, malgré la fermeture des détroits aux bâtiments militaires des nations non riveraines, la France n’a jamais cessé sa présence en mer Noire. Nous continuons à déployer régulièrement nos avions de patrouille maritime Atlantique 2. Récemment, un de ces appareils a été mis en place pendant trois semaines à Constanţa, en Roumanie, effectuant des vols au-dessus de la mer Noire. Cette présence nous permet de maintenir une compréhension approfondie de la situation.

Nous participons également à des activités qui, bien que non directement liées au déminage des eaux ukrainiennes, visent à renforcer notre capacité de coopération future avec nos partenaires régionaux : la Turquie, la Roumanie et la Bulgarie. Ces pays accordent une importance particulière à notre présence, reconnaissant la position unique de la France dans le conflit et notre expertise reconnue dans le domaine de la guerre des mines.

Votre question soulève un point crucial : la menace des mines navales reste plus que jamais une réalité prégnante. Cette constatation devrait guider nos réflexions et nos décisions futures.

M. Damien Girard (EcoS). Je souhaite aborder la question cruciale des grands fonds marins, un espace qui devient un champ de confrontation stratégique majeur. Ces zones recèlent non seulement des ressources minérales considérables, mais abritent également des infrastructures vitales telles que des câbles de communication, des réseaux énergétiques et des capteurs scientifiques. Une atteinte ciblée à ces installations pourrait gravement compromettre notre économie, notre sécurité et notre souveraineté.

Avec ses 10,2 millions de kilomètres carrés d’espaces maritimes, la France se trouve dans une position à la fois privilégiée et vulnérable. Notre pays est fortement câblé, connecté et stratégiquement positionné, mais potentiellement exposé à des menaces diverses. La stratégie ministérielle de 2022 marque une ambition claire dans ce domaine. Cependant, la marine nationale reste l’un des contributeurs dans un écosystème encore trop dispersé. Le flou juridique et la difficulté d’attribuer avec certitude d’éventuels actes hostiles envers nos infrastructures sous-marines constituent des entraves à l’action de nos forces navales.

Dans ce contexte, quel est votre avis sur le dimensionnement actuel des moyens dédiés par la marine nationale à cette mission ? Quelles capacités vous semblent-elles aujourd’hui indispensables pour que la France passe d’un rôle contributif à un rôle pleinement souverain dans ce domaine ? Face aux menaces hybrides ou clandestines, comment envisagez-vous la construction d’une doctrine de réciprocité ou de dissuasion active sans franchir les lignes d’une escalade ?

Enfin, concernant les ressources minières en eaux profondes, la France a adopté une position prudente via un moratoire, renonçant à leur exploitation directe. Cette ligne doit, à mon sens, être réaffirmée. L’exploitation de ces ressources constituerait une erreur majeure sur les plans écologique, géopolitique et éthique. Néanmoins, il est crucial de développer nos capacités de contrôle et de veille sur ces zones pour en empêcher l’appropriation par d’autres puissances. Quelle est votre position sur ce sujet ?

Vice-amiral Emmanuel Slaars. Notre stratégie, établie en 2022, se révèle cohérente et pionnière, malgré certains défis imprévus. Cette approche réfléchie face aux enjeux stratégiques émergents démontre notre rigueur méthodologique. Concernant le développement de nos capacités, nous avons initialement lancé des initiatives exploratoires, privilégiant l’expérimentation avant toute consolidation patrimoniale. Cette démarche vise à garantir un emploi souverain et, si nécessaire, une capacité d’action défensive ou offensive.

Nos progrès sont significatifs, notamment dans le domaine des drones sous-marins. Notre collaboration avec Kongsberg, opérateur norvégien reconnu, ainsi qu’avec des opérateurs français, témoigne de notre dynamisme. Notre excellence dans la pose de câbles sous-marins, où la France détient 30 % du marché mondial, illustre notre compétitivité technologique, particulièrement dans le domaine des véhicules téléguidés (ROV). Ainsi, une entreprise française, spécialisée dans la pose de câbles, nous permet actuellement de tester ces ROV à très grande profondeur, avec des résultats prometteurs. Bien que nous puissions certainement accélérer et intensifier nos efforts, notre approche méthodique s’avère judicieuse. Elle nous permet d’orienter nos investissements de manière pertinente, en testant les technologies avant leur acquisition patrimoniale.

L’objectif de souveraineté demeure central, nécessitant encore du temps et des efforts. Nos progrès sont constants, comme en témoignent les échanges récents que vous avez eus avec l’amiral Chetaille, mon adjoint en charge de ces sujets. Actuellement, nous menons régulièrement des missions d’observation dans les eaux sous notre souveraineté.

Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Les missions de la marine nationale sont effectivement multiples et complexes, englobant la protection des infrastructures, des citoyens français à l’étranger, le respect du droit international et la réponse aux menaces hostiles.

Je souhaite aborder plus particulièrement la question de la pêche illégale, un sujet qui me tient à cœur. Vous avez évoqué cette problématique dans l’océan Indien, mais elle se manifeste également dans d’autres régions comme le golfe de Guinée, où nous luttons aussi contre la piraterie, et au large de la Guyane. Cette pêche illicite entraîne des conséquences graves sur l’environnement et l’alimentation des populations locales, notamment en Afrique où elle prive les habitants de ressources protéiques essentielles.

Vous mentionnez la présence de 80 à 160 bateaux et usines impliqués dans ces activités illégales. Ma question porte sur les moyens d’action une fois ces navires repérés. Quelles sont les procédures mises en œuvre pour les arrêter, les désarmer, les verbaliser et mettre fin à leurs activités ? J’ai le sentiment d’une certaine impuissance face à la récurrence de ce phénomène. Quels outils avons-nous à notre disposition pour lutter efficacement contre ce problème persistant ?

Vice-amiral Emmanuel Slaars. Il convient de rappeler notre récente intervention dans le golfe de Gascogne contre un pêcheur britannique en infraction, actuellement retenu dans l’un de nos ports. Nous veillons scrupuleusement au respect du droit dans nos zones de souveraineté.

Notre action en Afrique est cruciale et très attendue par nos partenaires africains dans le domaine maritime. Grâce à la mission Corymbe et à nos adaptations récentes, nous avons pu les accompagner efficacement dans le développement de leur souveraineté, notamment pour la protection de leurs ressources halieutiques et la lutte contre les trafics illicites. Nos partenaires africains sont désormais capables de mener des opérations de saisie de stupéfiants et d’invoquer le droit pour faire respecter leur souveraineté dans leurs eaux territoriales.

La pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) demeure un défi majeur dans le golfe de Guinée et autour de l’Amérique du Sud. En Guyane, notre action est particulièrement intense et parfois violente, nécessitant l’intervention de nos fusiliers et commandos face à des pêcheurs – notamment brésiliens – armés. Nous sommes contraints d’utiliser des armes non létales pour nous défendre contre des agressions au fusil de chasse. Globalement, nos zones économiques exclusives sont relativement bien respectées, mais nous restons vigilants face à une pression croissante, qui teste régulièrement l’efficacité de nos dispositifs.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). L’amiral Vaujour a précédemment souligné l’existence de deux catégories de pays : ceux qui possèdent les outils de la puissance, jouissant ainsi d’autonomie et d’influence, et ceux qui en sont dépourvus, se trouvant par conséquent dépendants d’un tiers. La France appartient fort heureusement à la première catégorie, notamment grâce à sa dissuasion nucléaire et à son porte-avions. L’influence et la puissance françaises reposent également sur ses alliances et coopérations.

C’est précisément sur ce dernier point que je souhaite vous interroger. Bien que la situation à Djibouti, que j’ai récemment visitée dans le cadre de mes fonctions parlementaires, soit d’un intérêt certain, je concentrerai ma question sur la présence française en Asie du Sud‑Est. Pourriez-vous nous éclairer sur les relations et coopérations que la marine entretient avec les pays de cette zone ? Existe-t-il des partenaires privilégiés avec lesquels nous avons établi des accords ou des traités spécifiques ? Quelles nouvelles alliances pourrions-nous envisager pour renforcer la sécurité régionale ou servir les intérêts français ? Enfin, quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontés dans cette région ?

Vice-amiral Emmanuel Slaars. Notre dispositif dans la zone Asie‑Pacifique connaît actuellement une évolution positive, axée sur une cohérence d’ensemble qui constitue notre marque distinctive. La fonction de FRPACOM, confiée à l’amiral Guillaume Pinget, commandant les forces françaises du Pacifique basées à Tahiti, assure la coordination de l’action française vis-à-vis de l’ensemble des partenaires de la zone. Cette coordination englobe également les actions menées par nos forces en Nouvelle-Calédonie.

Notre objectif est de développer une approche cohérente vers l’Asie du Sud-Est. Le général commandant les forces en Nouvelle-Calédonie est chargé de développer des partenariats spécifiques, le tout s’inscrivant dans une stratégie globale supervisée par le FRPACOM. Nous pouvons compter sur plusieurs partenaires clés dans la région, grâce à la position et aux valeurs défendues par la France.

À l’ouest de la zone, l’Inde joue un rôle crucial. Notre partenariat stratégique, établi en 1998, transcende les simples questions de défense et se caractérise par une confiance mutuelle permettant un dialogue quasi quotidien avec les décideurs indiens. Singapour constitue également un appui important. Le soutien apporté lors du déploiement Clemenceau 25 autour du porte-avions CharlesdeGaulle en témoigne. Nos relations avec l’Indonésie continuent de se développer, comme l’illustre leur accord récent pour nous soutenir à quai, un privilège qui nous a été accordé de manière exclusive. Le Japon nous apporte un soutien régulier, s’inscrivant dans une approche occidentale. Quant à l’Australie, malgré quelques tensions passées, nos intérêts convergent fondamentalement dans la région. Les Australiens nous ont soutenus et attendent notre présence, reconnaissant l’importance des positions françaises.

Notre stratégie vise à renforcer nos intérêts tout en développant des partenariats, sans jamais compromettre nos valeurs. Nous utilisons nos forces pour soutenir l’action diplomatique française de manière efficace, sans jamais nous renier. Cependant, des défis persistent. Nous avons récemment assisté à des essais de missiles balistiques conduits par la Chine, dont les retombées se sont approchées dangereusement de notre zone économique exclusive (ZEE) dans le Pacifique, une situation inédite depuis longtemps.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions individuelles complémentaires.

Mme Nadine Lechon (RN). Le 27 décembre dernier, la Chine a inauguré le Sichuan, le plus grand vaisseau d’assaut amphibie au monde, illustrant ses ambitions croissantes dans la région Indo-Pacifique.

La France dispose depuis longtemps d’une capacité amphibie reconnue, comme en témoignent les performances remarquables de la force aéromaritime de réaction rapide (FRSTRIKEFOR) lors d’exercices. Ces forces amphibies sont cruciales pour deux raisons principales : elles permettent une projection de puissance globale et offrent la capacité de secourir rapidement nos territoires d’outre-mer en cas de menace. Cette dernière fonction est particulièrement importante pour nos compatriotes du Pacifique, notamment les habitants de Wallis‑et-Futuna, qui ont bénéficié de la présence de nos forces lors de l’opération Croix du Sud le mois dernier.

Dans ce contexte, pourriez-vous nous éclairer sur l’état actuel de nos capacités amphibies ? Quels sont les besoins et les attentes identifiés ?

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Ma question porte sur l’enjeu crucial de la lutte anti-drones, particulièrement à la lumière des événements observés en mer Noire et des évolutions au sein de l’US Navy. Nous sommes confrontés à un défi à la fois technique et économique. Il est en effet difficile de maintenir une défense viable lorsque nous devons contrer des drones dont le coût se chiffre en milliers d’euros avec des missiles dont le prix s’élève à plusieurs millions d’euros. En tant que parlementaires, nous sommes également chargés de traiter les enjeux budgétaires liés à cette problématique. Amiral, quelle est votre vision sur la soutenabilité de notre stratégie de défense face à cette menace, compte tenu des observations réalisées sur divers théâtres d’opérations et au sein d’autres flottes ?

Je tiens également à vous remercier pour avoir souligné avec justesse les enjeux liés à la préservation des ressources halieutiques et à la lutte contre le narcotrafic.

Vice-amiral Emmanuel Slaars. Je réponds d’abord à votre question sur la lutte anti-drones. Face au niveau de menaces rencontrées en mer Rouge, nous sommes préparés sur le long terme et capables de réagir rapidement. Les choix de nos prédécesseurs se sont avérés judicieux, car développer un système interceptant une salve de deux missiles balistiques nécessite un temps considérable. Nous disposons de cette capacité.

Concernant la lutte contre les armes d’usure comme les drones, nous progressons sur plusieurs axes. Nous avons déployé une nouvelle typologie de canons sur les bâtiments ravitailleurs de force, qui équipera prochainement les patrouilleurs hauturiers remplaçant nos Avisos conçus en 1969. Ce canon de plus petit calibre, mieux adapté à la lutte anti-drones, est une conception française Nexter-Thales très prometteuse, offrant un coût par neutralisation (cost per kill) nettement inférieur aux armes du haut du spectre. Nous devons nous féliciter des choix de nos prédécesseurs qui nous permettent précisément d’agir dans le haut du spectre. Cette capacité, si elle devait être développée maintenant, ne serait pas opérationnelle avant 2030. Elle est éprouvée, et nous confère une liberté de déploiement, notamment la capacité de traverser des zones contestées sous menace comme la mer Rouge.

Certes, nous devons encore réduire le coût par neutralisation. Nos industriels y travaillent, guidés par nos directives, la DGA et notre retour d’expérience. Nous n’avons pas encore atteint une efficacité et des performances comparables à celles de l’Iron Dome israélien dans certains domaines, mais nos développements s’opèrent de manière totalement souveraine. Nous disposons aujourd’hui de capacités de brouillage et de solutions non cinétiques.

Concernant les capacités amphibies, je vous remercie de souligner la qualité des équipes de l’état-major tactique FRSTRIKEFOR. L’édition 2025 de l’exercice Polaris se déroulera sur les côtes atlantiques, incluant une phase amphibie. Bien que le Charles-de-Gaulle soit en maintenance après cinq mois de déploiement, le concept de Polaris est si pertinent que les Britanniques ont déployé deux bâtiments amphibies à entraîner, et les Italiens ont récemment demandé à participer avec un navire. Deux bâtiments amphibies français se joindront à cet ensemble pour une séquence complète.

Je rappelle que nos capacités amphibies étaient prêtes à l’automne pour évacuer des ressortissants, notamment du Liban, y compris sans accès à un port. Une opération amphibie permet d’intervenir sur une plage ou un site rudimentaire pour évacuer ou extraire nos ressortissants. Je vous invite à suivre notre communication institutionnelle sur Polaris. Si vous souhaitez vous rendre à Brest le 11 juin, l’amiral Quérat, commandant interarmées et de zone maritime pour toute la façade Atlantique, qui supervise Polaris, sera ravi de vous accueillir.

M. Jean-Michel Jacques, président. Nous devrions effectivement recevoir l’amiral Quérat en audition ici. Nous aurons ainsi l’occasion d’échanger avec lui.

Mme Catherine Rimbert (RN). Amiral, notre environnement maritime, de la mer du Nord aux approches du détroit de Taïwan, est confronté à un retour préoccupant des menaces asymétriques, notamment celle de la mine navale, redevenue une arme stratégique à faible coût et à fort impact. Dans ce contexte, la transition vers le système de lutte anti-mine futur (SLAM-F) représente une évolution technologique majeure pour notre marine. Ce système entièrement robotisé, s’appuyant sur des drones de surface et sous-marins, permet d’engager nos plongeurs démineurs dans des conditions bien plus sûres. Cependant, face à l’intensification de la guerre sous-marine, ce modèle novateur soulève des interrogations.

Ma question est donc la suivante : dans un contexte de durcissement des menaces et de multiplication des foyers de crise, le SLAM-F garantit-il une réactivité opérationnelle suffisante en cas de saturation ? Plus précisément, face à l’augmentation des menaces de brouillage et de piratage observées dans les conflits actuels, pouvez-vous garantir la sécurité des systèmes connectés du SLAM-F ?

M. Pascal Jenft (RN). Amiral, en février dernier, vous avez présenté un retour d’expérience maritime du conflit en Ukraine, identifiant trois points d’attention majeurs : l’importance vitale du maintien des flux maritimes, la nécessaire combinaison entre armes d’usure et armes de précision, et l’impérieuse réduction du temps entre la détection de la menace et sa neutralisation. Ce constat semble conduire à ce que certains experts nomment le cinquième âge du combat naval, caractérisé par les systèmes autonomes maritimes. En raison de leur faible coût, permettant leur déploiement massif, et de leur grande endurance, assurant une véritable permanence du combat, nous assisterions à une révolution de la guerre en mer. L’attaque coordonnée de drones ukrainiens contre le patrouilleur Sergeuï Kotov en mars 2024 en est une illustration. Sommes-nous prêts à faire face à cette évolution ?

Vice-amiral Emmanuel Slaars. Concernant le système SLAM-F, nous collaborons étroitement avec nos industriels et la DGA pour optimiser son développement. Le risque de brouillage que vous évoquez avait été pris en compte dès la conception. Nous poursuivons une veille technologique constante sur ce sujet pour l’adapter continuellement. Ce n’est pas un système figé. À l’instar du Rafale qui évolue en permanence, nous appliquons la même logique aux systèmes de transmission pour assurer leur pérennité.

Nous avons développé la capacité d’opérer dans un environnement où les systèmes de positionnement de type GPS pourraient être brouillés, s’appuyant sur une solide culture industrielle française dans ce domaine. Concernant sa capacité de projection, le SLAM-F a été conçu pour être transportable par A400M et nous devons veiller à ce que cela soit le cas, ce qui n’est pas possible avec un chasseur de mines traditionnel. Cela offre de nouvelles possibilités, bien que nous ayons toujours besoin de bâtiments porteurs pour des opérations de longue durée.

Il est important de noter que le système SLAM-F, comme tous les drones, est particulièrement efficace à proximité des côtes ou dans des mers fermées comme la Baltique, le golfe Arabo-Persique ou la mer Noire. Son utilisation en haute mer présente des défis supplémentaires, notamment en termes de visibilité et de stabilité, dus aux réalités physiques incontournables.

Quant à votre question sur le cinquième âge du combat naval, cette transition signifie que les drones nous apporteront une capacité complémentaire d’opération, particulièrement dans les espaces fermés ou à proximité immédiate d’une plateforme porteuse. Ils ne remplaceront pas entièrement les systèmes traditionnels, mais enrichiront notre arsenal opérationnel, nous permettant de répondre plus efficacement à l’évolution des menaces maritimes.

Nous ne disposons pas encore de drones capables d’opérer durablement dans des environnements contestés, que ce soit dans le domaine aérien ou de surface. Cette situation perdurera vraisemblablement longtemps, particulièrement pour les drones de surface. La raison en est simple : chaque type de plateforme présente des avantages et des inconvénients spécifiques. Un navire bénéficie d’une vision étendue grâce à sa position surélevée, tandis qu’un aéronef dispose d’un champ de vision encore plus vaste. Cependant, ce dernier ne peut agir directement sur l’eau et surement pas dans la durée. L’idéal serait de concevoir un engin hybride avion-navire, mais les compromis nécessaires limitent ses performances dans chaque domaine. Par conséquent, nous ne disposons pas d’une solution miracle.

Il est important de ne pas surestimer le potentiel des drones. Néanmoins, leur utilisation dans ces contextes reste pertinente. Nous prévoyons prochainement des expérimentations avec des industriels dans les eaux confinées de la Baltique, potentiellement depuis le Danemark, pour tester de nouvelles solutions de drones de surface. L’amiral Nicolas Vaujour a également évoqué précédemment notre travail sur l’utilisation de drones dans le cadre d’opérations amphibies face à une plage. Bien que ces applications ne concernent pas les opérations en haute mer, elles offrent une complémentarité intéressante, particulièrement dans les espaces confinés ou à proximité de nos installations portuaires.


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5.   Audition, ouverte à la presse, de M. Édouard Louis‑Dreyfus, président de Louis Dreyfus Armateurs, président d’Armateurs de France, et de Mme Christine Cabau, vice‑présidente en charge des actifs et des opérations chez CMA CGM (mercredi 4 juin 2025)

 

M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous reprenons aujourd’hui notre cycle consacré aux espaces maritimes et aux enjeux de défense avec l’audition commune de monsieur Édouard Louis-Dreyfus, président de Louis Dreyfus Armateurs et président d’Armateurs de France, l’association professionnelle représentant les entreprises maritimes françaises auprès des pouvoirs publics ; et de madame Christine Cabau, vice-présidente en charge des actifs et des opérations chez CMA CGM. Vos entreprises respectives font partie des principaux acteurs du transport maritime mondial et sont à ce titre en première ligne, face aux transformations profondes de l’environnement maritime international de ces dernières années.

Celles-ci sont nombreuses, et parce que le commerce maritime représente 90 % du commerce mondial, leurs conséquences sont considérables pour la France et l’Union européenne (UE). Si les navires marchands sont depuis toujours et encore aujourd’hui exposés à la piraterie, ils font désormais face à de véritables actes de guerre, en particulier en mer Rouge, où ils sont devenus une cible des Houthis. En mer de Chine méridionale, les tensions sont également croissantes, affectant l’un des points clés du commerce mondial, le détroit de Malacca. Alors que certaines routes maritimes sont aujourd’hui menacées, d’autres sont susceptibles de s’ouvrir à l’avenir, en particulier dans le Grand Nord, en lien avec le changement climatique qui affecte tout particulièrement les océans.

Face à ces crises et à ces transformations, les armateurs ne sont heureusement pas seuls et peuvent compter notamment sur la marine nationale, présente en mer Rouge, à travers l’opération européenne Aspides, et sur le Centre d’information, de coopération et de vigilance maritimes (Mica Center) de Brest, qui assure une veille permanente de la situation maritime mondiale.

Sur les menaces et des défis auxquels le transport maritime est confronté, mais aussi pour tous les sujets qui vous semblent importants, vous avez toute notre attention.

Je vous cède la parole.

M. Édouard Louis-Dreyfus, président de Louis Dreyfus Armateurs, président d’Armateurs de France. En tant que président d’Armateurs de France, je rappelle à mon tour à quel point le transport maritime est essentiel, puisqu’il est responsable d’une immense majorité des marchandises qui transitent dans le monde.

Pour notre pays en particulier, il s’agit évidemment un outil de souveraineté majeur : 80 % des marchandises qui entrent et qui sortent de France transitent par la mer. Aujourd’hui, le transport maritime au sens large est affecté parce que la libre circulation maritime des biens et des personnes est touchée directement par une situation géopolitique de plus en plus instable, des conflits ouverts ou hybrides, asymétriques, qui menacent nos équipages et nos navires. C’est précisément en pensant à nos équipages que nous agissons tous les jours pour essayer de faire face à ces menaces croissantes. Aujourd’hui, dans certaines zones, il n’est plus possible de naviguer sans le soutien et la protection, notamment de marines militaires. Mais nous ne pouvons pas compter uniquement sur les marines militaires pour assurer la libre circulation des marchandises et nous sommes donc contraints d’adapter nos modes de fonctionnement, nos modes de navigation, nos routes, malheureusement au détriment des objectifs de décarbonation et d’efficacité énergétique.

En résumé, nous nous adaptons, conscients que nous vivons une période extrêmement sensible, où la libre circulation maritime n’est plus garantie.

Mme Christine Cabau, vice-présidente en charge des actifs et des opérations de CMA CGM. Ainsi que M. le président l’a souligné, le transport maritime assure 90 % du commerce mondial, c’est-à-dire un flux absolument majeur. Même si nous avons, par le passé, connu des périodes où nous devions faire face à des situations de piraterie ici ou là, dans certaines zones du monde, la situation en matière de sécurité maritime s’est considérablement détériorée depuis quelques mois. Nous faisons face, en tant que marine marchande française et internationale, à des zones où il n’est plus possible de naviguer sans escorte, sans assistance militaire française ou européenne. À ce titre, je veux profiter de cette occasion pour remercier les forces de la marine française et celles de la mission Aspides.

Le groupe CMA CGM est le troisième transporteur mondial de marchandises conteneurisées. Nous évoluons dans un secteur, une industrie extrêmement compétitive qui s’est construite au fil des années dans un monde global, qui tend aujourd’hui à diminuer. La libre circulation des biens est aujourd’hui affectée. En conséquence, nous devons nous adapter aux conséquences économiques, mais aussi sécuritaires pour nos équipages, nos marchandises et nos navires. La marine marchande civile ne peut affronter seule à des menaces qui deviennent de plus en plus difficiles.

Aujourd’hui, nous opérons 650 navires, sur toutes les mers du globe, dont 350 sont la propriété du groupe CMA GGM et 300 sont affrétés. Ces 650 navires sont suivis en permanence par notre Centre de navigation (Fleet center), qui assure sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre une veille et un soutien de la flotte, pour nos commandants et nos équipages.

Le fait pour la France de disposer d’un champion du transport maritime conteneurisé comme CMA GGM constitue avant tout à mon sens une garantie de l’approvisionnement pour notre pays ; nous sommes un maillon essentiel des chaînes d’approvisionnement françaises. Nous représentons 34 % en volume du marché de conteneurs qui entrent et sortent de France, le groupe emploie 20 000 personnes en France et contribue à faire rayonner la force maritime française à l’étranger. La crise du Covid a ainsi mis en lumière l’importance de la fluidité de l’approvisionnement maritime, maillon essentiel de la souveraineté. Le fait de pouvoir disposer d’un groupe international fort constitue très clairement un atout important pour la France.

Nous participons à la résilience des chaînes logistiques, qui permettent de maintenir les chaînes d’approvisionnement, d’apporter des solutions logistiques et d’intervenir rapidement sur des situations de crise. Je pense notamment ce qui s’est passé récemment à Mayotte, où CMA GGM a pu intervenir rapidement pour l’approvisionnement régulier des marchandises de première nécessité. La mobilisation s’est réalisée en quarante-huit heures, grâce un navire qui était prêt à La Réunion, avant même d’avoir pu rassembler suffisamment de matériels, d’équipements d’urgence pour approvisionner Mayotte. Nous sommes évidemment toujours mobilisés pour répondre à ces sollicitations en cas de crise.

Ensuite, certaines zones deviennent effectivement de plus en plus sensibles. Si cela a toujours été le cas du détroit d’Ormuz, du canal de Suez ou du détroit de Malacca, le contexte géopolitique récent a fait émerger de nouvelles zones complexes. Je pense ainsi à la Baltique et à la Manche, qui concentrent un trafic considérable ; mais également à la mer Rouge et au détroit de Bab-el-Mandeb, qui n’est plus aujourd’hui accessible sans escorte et oblige l’ensemble des navires de commerce du monde à faire un détour par le cap de Bonne‑Espérance. Il va sans dire qu’un tel détour rallonge le temps de la chaîne logistique, augmente l’empreinte carbone du trafic maritime et renchérit le coût du transport. Au-delà, on peut convenir qu’il est anormal, dans certaines zones de ne pas pouvoir assurer la circulation maritime en toute sécurité, dans les eaux internationales. Il s’agit évidemment pour nous d’un sujet de préoccupation.

Par ailleurs, nous sommes toujours confrontés à des problématiques de piraterie dans les zones traditionnelles, que sont la Corne de l’Afrique, la Somalie – même si la situation est plus calme qu’elle n’a pu l’être – ou le Golfe de Guinée, qui demeure toujours un endroit compliqué. Nous avons mis en place des procédures avec nos équipages de manière à pouvoir les protéger à tout moment, notamment par les instructions qui leur sont données. Nous disposons à bord de nos navires d’une « citadelle » dans laquelle nos équipages peuvent se mettre à l’abri en cas d’intervention de pirates.

Ensuite, nous devons faire face à une nouvelle menace sur laquelle, ici aussi, nous avons besoin de coopérer et de partager des expertises : la menace cyber. Nous y consacrons des investissements élevés sur nos navires, afin de demeurer à la pointe des derniers développements dans ces domaines. Il s’agit en effet d’un enjeu de taille : nous devons former nos équipages, mettre en place des procédures pour qu’ils soient toujours aptes à identifier les problèmes de brouillage GPS et les moyens d’expertise à mettre en œuvre pour y remédier et ne pas engendrer d’accidents.

Sur l’ensemble de ces sujets, nous coopérons également de façon très active avec les forces de la marine militaire française, que nous remercions à nouveau pour leur soutien. Nous établissons des points de contact avec le Mica Center, mais aussi avec la mission Aspides. Nous nourrissons l’ambition de pouvoir continuer à développer cette coopération et la renforcer. Le partage d’expertises est essentiel entre nos équipages respectifs. Nous mettons en place des systèmes de formations continues pour préparer nos équipages. Dans cet esprit de coopération renforcée, nous sommes par conséquent extrêmement honorés et intéressés à participer à vos travaux.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos propos liminaires et d’avoir salué le rôle de la marine nationale qui assure votre protection un peu partout dans le monde. Permettez-moi à mon tour de remercier l’ensemble des armateurs, qui ont été toujours très réactifs quand la nation a eu besoin d’eux.

Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

Mme Gisèle Lelouis (RN). L’histoire, l’économie et la vitalité de Marseille sont intimement liées à la mer et aux activités portuaires. Je souhaite saluer au nom du groupe Rassemblement National la contribution essentielle de vos deux groupes à ce dynamisme local, mais aussi à la maîtrise de nos intérêts maritimes stratégiques. Cette relation entre la cité phocéenne et les armateurs illustre combien les enjeux commerciaux rejoignent aujourd’hui ceux de notre autonomie stratégique.

La projection de puissance, la sécurisation des flux logistiques, la résilience de nos approvisionnements et la continuité du fonctionnement économique en situation de crise ou de conflit dépendent en partie de la capacité de notre flotte civile à se coordonner efficacement avec les besoins du commandement militaire. Ce lien armateur-défense constitue un maillon critique de la planification logistique nationale, notamment dans un contexte marqué par l’intensification des menaces hybrides, la pression sur les voies maritimes et la dépendance croissante à des chaînes de transport globalisées.

Face à ces enjeux, la marine nationale joue un rôle indispensable en mer Rouge. Nos frégates, dont la Languedoc, escortent désormais les navires marchands dans le cadre de l’opération Aspides. Face aux attaques houthies, ce soutien militaire s’inscrit dans une dynamique plus large où la France doit défendre la liberté de navigation sur les routes maritimes vitales pour son économie. La marine nationale assure ainsi la continuité des flux face aux menaces en mer Noire au Moyen-Orient ou en Indopacifique, région où transitent plus de 80 % du commerce mondial.

Dans le même temps, les armateurs français évoluent dans un environnement concurrentiel marqué par une pression croissante sur les coûts et une compétition parfois asymétrique. Dans ce contexte, les incertitudes fiscales à venir, notamment en lien avec les discussions budgétaires engagées pour 2026, suscitent des interrogations légitimes quant à la prévisibilité et la stabilité du cadre économique dans lequel opère la marine marchande.

Il est essentiel que les conditions d’exercice de ces acteurs stratégiques soient compatibles avec les ambitions de souveraineté maritime de notre pays, en particulier de pouvoir s’appuyer si nécessaire sur une flotte civile, robuste et mobilisable en cas de crise. Ainsi, observez-vous une forme de cloisonnement entre sphère civile et les dispositifs militaires qui limiterait l’efficacité de la réponse nationale en cas de crise logistique et de rupture d’un cheminement stratégique ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. Il s’agit effectivement d’une question extrêmement sensible. Christine Cabau rappelait à l’instant que nous avons la chance en France de disposer d’un armateur parmi les leaders mondiaux, qui permet d’avoir des navires présents sur toutes les mers du globe, et pratiquement dans tous les ports, à un instant t. Il s’agit là d’une chance inestimable, qu’il ne faut pas négliger. D’autres armateurs importants comme le danois Maersk ou le suisse MSC sont présents sur ces mers, mais n’ont pas de marine nationale à la hauteur de la nôtre. Il s’agit là d’un gage de souveraineté colossal, dont il faut prendre la pleine mesure.

Sur la partie marine marchande, ce gage repose sur des navires, des équipages. Depuis 2017, la flotte de marine marchande française ne cesse de croître, puisque le nombre de navires sous pavillon français a augmenté de 30 %. Cette croissance permet à notre flotte de répondre aux crises et aux besoins de notre pays, de développer des navires sous pavillon français, avec des équipages français. Mais elle peut aujourd’hui se trouver enrayée par de nombreuses discussions, notamment budgétaires, sur la taxe au tonnage et les exonérations de charges, qui remettent en cause la pérennité de la marine marchande française.

Je rappelle ainsi que 86 % de la flotte mondiale est assujettie à la taxe au tonnage. Ensuite, les exonérations de charges permettent aux marins français d’être traités de la même manière que les autres marins européens. Remettre en cause ce système aujourd’hui, comme c’était le cas dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2025 constitue un risque pour le développement des équipages en France et notre capacité de répondre aux crises. Si nous disposons de moins de navires et d’équipages, nous pouvons nous retrouver dans la situation que connaissent les États-Unis, qui ont fondamentalement tourné le dos à la mer il y a quarante ans et se réveillent aujourd’hui en se rendant compte qu’ils n’ont plus de marine marchande américaine, ni d’équipages ou de chantiers navals américains. Ce réveil brutal suscite chez eux des réactions complètement épidermiques et complètement disproportionnées.

Soyons conscients que le régime sur lequel les armateurs français opèrent est un régime mondial.

Mme Christine Cabau. Le terrain de jeu du transport maritime est un terrain de jeu mondial, extrêmement compétitif. Nos concurrents sont effectivement des géants européens, mais aussi asiatiques. Pour maintenir la souveraineté dont nous avons parlé et l’existence de champions européens et français, les règles du jeu doivent être équivalentes à celles qui ont cours à l’étranger.

Le groupe CMA CGM aimerait pouvoir disposer de plus de navires sous pavillon français. Il faut soutenir la filière française de marine marchande et lui donner les moyens pour former plus d’officiers et permettre aux armateurs français de pouvoir les employer. Nous y sommes prêts, nous répondrons présents.

M. Thomas Gassilloud (EPR). Je suis heureux de vous retrouver pour poursuivre notre réflexion collective concernant votre importance pour la liberté de navigation, notre souveraineté et la sécurisation des voies maritimes. Par votre présence, vous contribuez à la fois à notre prospérité économique, à notre puissance et à notre résilience.

Nous voulons tous une flotte sous pavillon français qui continue à grandir. Nous avons bien entendu vos messages. Vous pouvez compter sur nous pour intervenir en mettant l’accent sur votre contribution à notre défense globale, au-delà des effets sur notre économie. En compagnie de mon collègue écologiste Damien Girard, je présenterai mercredi prochain un rapport formulant des pistes de propositions pour renforcer nos capacités d’action dans le cadre d’un budget maîtrisé.

Nous sommes conscients des capacités que vous pouvez apporter, pour faire face à des incidents climatiques, comme récemment à Mayotte, ou dans le cas de conflits plus importants. Nous avons tous en tête que lors de la guerre des Malouines, les Anglais se sont massivement appuyés sur leur flotte civile. Aussi, pourriez-vous nous faire part de la manière dont vous vous coordonnez avec l’État, notamment le Secrétariat général de la mer (SGmer) et le commissariat général aux transports (Comigetra) ? Quelles capacités pourriez-vous mettre à disposition des forces dans le cadre d’une situation grave ? Quelles sont les pistes d’amélioration ?

Nous sommes également conscients de la baisse des moyens du Comigetra, qui ne compte aujourd’hui que quatre à cinq militaires contre une centaine à une époque. Comment, collectivement, pouvons-nous progresser sur la planification de moyens civils qui pourraient être mis à disposition de nos forces dans le cadre d’un scénario dur ?

Mme Christine Cabau. À chaque fois qu’une crise est intervenue quelque part, le groupe CMA GGM a toujours mobilisé ses moyens pour pouvoir intervenir et participer de façon maritime, voire aérienne. Nos échanges avec les autorités militaires maritimes sur la place de nos moyens sont constants et réguliers. Nous avons, l’un et l’autre, une vision claire de ce qui peut être mis en place, de ce qui peut être mobilisable. Je réitère par ailleurs mes propos sur la rapidité de notre mobilisation.

Au-delà des moyens maritimes, il est également essentiel de pouvoir disposer de moyens portuaires. À ce titre-là, le groupe CMA CGM est opérateur de soixante terminaux dans le monde entier, dont une grande majorité de ports français : Marseille-Fos, Le Havre, Montoir de Bretagne, Dunkerque, Lyon. En compagnie des autorités navales de la marine française, nous discutions aussi de l’importance stratégique de pouvoir disposer d’un opérateur français présent dans un port, car il offre la logistique terrestre, laquelle est au moins aussi importante que les moyens maritimes que nous pouvons mettre en place.

M. Paul Haéri, vice-président en charge de la coordination des relations institutionnelles. Pour le groupe CMA CGM, les occasions de coopérer et d’échanger avec les armées, les directions des services de l’État s’articulent à trois niveaux : sur les plans stratégiques, opérationnel et local. Sur le plan stratégique, nous menons de nombreuses rencontres sur des bases mensuelles, voire trimestrielles autour d’échanges d’informations et d’appréciations de situation avec les grandes directions : la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction générale de la sécurité extérieure (DGSI), la direction du renseignement militaire (DRM) et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Ces collaborations vont bien au-delà de la sécurité et de la protection de la marine marchande à la mer ; elles peuvent concerner la contre‑prolifération ou les biens à double usage, par exemple.

Sur le plan opérationnel, les mêmes acteurs sont globalement concernés. Nous menons des échanges plus ciblés sur des événements de crise lorsqu’ils se développent. Il faut ici citer le Mica Center, déjà mentionné, mais également les commandements opérationnels ALINDIEN et ALOPS. Nous échangeons également sur le plan terrestre avec le Africom, dont les représentants nous ont d’ailleurs rendu visite récemment à Marseille, mais également avec toutes les autorités militaires opérationnelles de la marine nationale en opération, par exemple CECMED ou ALFAN.

Je tiens à nouveau à remercier le commandement et les équipages de la marine nationale, avec lesquels les échanges sont très nourris, mais au-delà, les armées, directions et services.

M. Édouard Louis-Dreyfus. La collaboration entre la marine nationale et la marine marchande est effectivement essentielle. Concrètement, en cas de conflits ouverts de haute intensité, les armateurs français possèdent une flotte de navires rouliers (Roll-on/Roll-off ou RoRo) et sont mobilisables pour transporter des engins. Nous avons également la chance de disposer dans notre pays de nombreuses compagnies de ferries qui peuvent servir pour transporter des troupes le cas échéant ou servir de navires-hôpitaux.

Plus encore, nous avons également la chance d’avoir en France une flotte de navires câbliers qui permettent de gérer une activité hautement stratégique. En effet, si 90 % des marchandises qui transitent dans le monde passent par la mer, 99 % des échanges numériques mondiaux transitent par des câbles sous-marins. Sur les quarante-huit navires câbliers existant dans le monde, dix-neuf sont gérés depuis la France par Louis Dreyfus Armateurs et Orange Marine. La France gère ainsi près de la moitié de la flotte de navires câbliers dans le monde, activité de très haute importance stratégique. À titre d’exemple, lorsque des câbles de télécommunications ont été sectionnés en mer Baltique il y a quelques mois, des navires opérés depuis la France les ont réparés en urgence.

En résumé, il existe plus que jamais aujourd’hui des opportunités de collaboration entre les armateurs et la marine nationale. Certes, la marine marchande ne peut pas combler des activités éminemment régaliennes de la marine nationale, mais partout où la marine marchande peut aider, soutenir et contribuer aux besoins de la marine nationale, elle agit de la sorte. Elle s’y prépare et discute afin d’être prête le jour où les besoins se feront ressentir.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Vos interventions mettent en lumière la complémentarité de la marine marchande et de la marine nationale, ainsi que les grands enjeux stratégiques du secteur. Je me permets néanmoins de rompre quelque peu avec l’unanimisme et l’ambiance très euphémisée des interventions précédentes, en vous fournissant quelques chiffres. Ainsi, M. Saadé a annoncé un programme d’investissement de 20 milliards de dollars aux États-Unis, dont M. Louis-Dreyfus a qualifié la réaction « d’épidermique ». Ensuite, le manque à gagner fiscal représenté par la taxe au tonnage pour le groupe CMA CGM s’est élevé à 5,7 milliards d’euros uniquement au titre de l’année 2023, d’après un rapport sénatorial. Par ailleurs, chaque missile Aster tiré en mer Rouge pour protéger une cargaison de CMA GGM ou d’un autre armateur, et ainsi éviter le renchérissement des primes d’assurance du commerce maritime, représente un coût de 2 millions d’euros. Quand on sait que 700 Aster ont été commandés en 2023, l’addition s’établira à 1,4 milliard d’euros.

En conséquence, à quel montant estimez-vous en réalité la contribution de la marine nationale au bon fonctionnement de votre commerce ? Quel effort êtes‑vous prêts à consentir pour aider la nation qui contribue ainsi au bon fonctionnement de votre commerce ? En effet, si mes informations sont correctes, une grande partie de ce manque à gagner fiscal et de ces super profits dégagés ces dernières années a été notamment utilisée pour acheter cash une chaîne d’information et d’autres chaînes du même groupe, ce qui n’arrive jamais dans ce secteur. Dès lors, il me semble que CMA GGM pourrait puiser dans ses réserves de trésorerie pour les mettre au service de la collectivité, sans mettre en péril ses activités. Encore une fois, votre entreprise en a suffisamment pour investir aux États-Unis, à la suite de cette réaction « épidermique » de M. Trump.

Mme Christine Cabau. Il faut d’abord remettre ces éléments en perspective. L’activité maritime nécessite de très importants investissements dans les navires, les conteneurs, les moyens portuaires. J’ajoute également que les États‑Unis représentent notre premier marché, sur lequel nous avons toujours investi. Ainsi, lors des quatre années précédant l’annonce à laquelle vous faites référence, le groupe a investi entre 14 et 15 milliards de dollars aux États-Unis dans des installations portuaires et des développements logistiques. Je souligne par ailleurs que nous avons investi en France 14 milliards d’euros depuis 2019.

Les escortes auxquelles vous faites référence sont coordonnées par la mission Aspides, laquelle est constitutive d’un effort européen. À ce titre, CMA CGM a pu bénéficier de ces escortes comme d’autres navires de la flotte de commerce internationale. Je rappelle en outre qu’environ 85 % de nos navires sont déviés par le cap de Bonne-Espérance et que nous n’utilisons le détroit de Bab‑el‑Mandeb – et donc les escortes qui sont proposées par Aspides – que pour environ 10 % à 15 % du trafic qui transitait auparavant en mer Rouge.

Encore une fois, nous remercions la marine européenne et la marine nationale de nous accorder ce soutien et cette protection. S’ils devaient disparaître demain, nous rerouterions le peu de navires qui passent encore par le détroit de Bab‑el-Mandeb vers le cap de Bonne-Espérance.

Pour répondre directement à votre question, nous sommes un transporteur maritime qui doit faire face, comme je l’ai indiqué précédemment, à une concurrence internationale. Il est important que nous puissions nous battre sur ce front avec les mêmes armes que nos concurrents. Notre activité participe au rayonnement de la France et à la résilience de nos chaînes d’approvisionnement, dont la crise Covid a mis en lumière le caractère essentiel pour un fonctionnement économique régulier et pour notre nation. Nous sommes heureux de pouvoir y contribuer et nous espérons que nous pourrons continuer à le faire encore longtemps.

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Alors que la conflictualité hybride s’installe sur les principales routes maritimes, en mer Rouge, à Hormuz, dans les détroits d’Asie ou en mer Baltique, la sécurisation du commerce international n’est plus un enjeu périphérique. Elle est désormais centrale pour la souveraineté économique, la stabilité géopolitique et l’accessibilité de biens essentiels.

Ce ne sont plus seulement des territoires aux consonances lointaines dont il s’agit. En Europe même, la mer Baltique est devenue un espace de vulnérabilité nouvelle comme l’ont révélé les sabotages des gazoducs Nord Stream et les atteintes suspectées aux câbles sous‑marins. Nos infrastructures les plus sensibles, câbles, routes logistiques, flux d’énergie, constituent désormais des cibles à part entière.

Face à ces dangers, les États, et notamment la France, assurent une protection continue des routes critiques, dont le coût est conséquent. Nous savons combien coûte le déploiement d’une frégate, comme ça a été le cas pour la mission à Aspides en mer Rouge. Dans le même temps, les armateurs, y compris français, recourent régulièrement des dispositifs de sécurité privés dans les zones à haut risque. Depuis l’adoption de la loi de 2014, ce recours fait désormais partie de la palette de réponses, notamment pour des groupes comme CMA CGM ou Louis‑Dreyfus Armateurs. Ces protections peuvent être efficaces à court terme, mais elles restent ponctuelles, contractuelles, et l’on peut questionner leur capacité à assurer une sécurité systémique. Elles portent également des limites, y compris sur des modèles soutenus par les États. Ainsi, l’affaire Enrica Lexie, quelques incidents au Kenya où les opérations opaques dans le Golfe de Guinée nous rappellent les risques juridiques, diplomatiques et stratégiques d’une approche fragmentée.

Dès lors, une question émerge : comment sortir de cette logique d’externalisation individualisée pour construire une sécurité collective, intelligente et durable ? Faut-il aller vers un dispositif de type assurantiel ou coopératif dans lequel les opérateurs privés s’impliqueraient davantage, financièrement notamment, dans la sécurisation de ces flux ? L’enjeu consiste finalement à trouver un meilleur point d’équilibre pour sécuriser les flux face à des risques croissants sur le volet financier, mais aussi opérationnel. Ne perdons pas de vue qu’il ne s’agit pas uniquement de marchandises, mais d’abord d’humains.

M. Édouard Louis-Dreyfus. Vous avez raison, il est extrêmement important de rappeler que l’humain prime, qu’il s’agisse des équipages de nos navires ou de ceux de la marine nationale.

Les protections embarquées ont basculé de la marine nationale vers des protections privées, précisément pour ne pas faire systématiquement reposer la protection de nos navires sur les deniers publics. Aujourd’hui, ces protections privées à la charge des armateurs ou de leurs clients constituent la règle, sauf lorsqu’il est question de sujets de souveraineté, de diplomatie, lesquels impliquent la marine nationale. Celle-ci est disponible et mobilisable lorsqu’il n’est pas possible de faire autrement ; je l’en remercie. Nous nous sommes aperçus que, dès lors qu’un navire est protégé dans des zones sensibles par des fusiliers marins auparavant ou des équipes de protection désormais, les risques sont bien moindres, dans la mesure où l’information circule.

Encore une fois, l’objectif ne consiste pas à diminuer le niveau d’exigence en passant de la protection par des marins à des protections d’équipes privées. Il s’agit justement à l’inverse, là où c’est possible, de faire cesser l’effort permanent qui pèse sur la marine nationale pour assurer la libre circulation des marchandises. Aujourd’hui, cela fonctionne, et nous arrivons à peu près à travailler correctement dans la plupart des zones du globe. Les équipes de protection privée ont des cadres d’intervention assez précis et stricts ; elles permettent à nos équipages de se sentir en sécurité et à nos navires d’opérer de manière à peu près confortable.

M. Jean-Louis Thiériot (DR). Au nom de notre groupe, je tiens à rendre hommage à l’engagement de la marine marchande, laquelle fait partie de la défense globale du pays. Nous sommes heureux d’avoir des entreprises comme les vôtres et nous avons bien reçu vos messages. Nous veillerons à ce que, dans ce secteur très concurrentiel, vous puissiez continuer à concourir, à armes égales. Au-delà des menaces que vous avez évoquées dans certaines zones du globe, avez-vous été confrontés à des tentatives de sabotage dans les ports, aux problématiques des mines ?

Je reviens également sur le sujet des sociétés militaires privées (SMP). La réglementation actuelle est-elle suffisante ou faudrait-il envisager des évolutions législatives ? Je réfléchis à une mission globale sur les SMP, qui s’intéresserait entre autres à la protection des navires.

Ensuite, compte tenu des nouvelles stratégies de déni d’accès, de guerre électronique et de blocage, notamment des GPS, réfléchissez-vous à des investissements spécifiques pour la protection de vos bateaux ? Serait-il nécessaire d’envisager un outil juridique en faveur de la guerre électronique défensive sur les bateaux de commerce ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. Nous nous adaptons, à travers l’utilisation de protections privées. S’il faut établir une comparaison, lorsque nous avions auparavant uniquement recours à la marine nationale, aux équipes de fusiliers marins et commandos, la situation était pour nous idéale. Les règles d’engagement étaient très claires et nos marins se sentaient parfaitement en sécurité. Cela n’est pas plus possible aujourd’hui pour des raisons financières, et nous nous adaptons.

Ensuite, la problématique des mines est plutôt localisée en mer Noire, avec les mines dérivantes, en raison du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Vous avez mentionné les menaces hybrides, le brouillage, le harcèlement VHS, les cyberattaques, qui constituent les dangers actuels. Ces menaces hybrides liées au digital constituent effectivement un sujet de préoccupation majeur, même si ces risques hybrides sont par nature difficiles à quantifier. CMA CGM est particulièrement en pointe dans ce domaine de la protection digitale, de la cybersécurité, de la redondance des moyens de communication des navires.

Mme Christine Cabau. Je laisserai Paul Haéri évoquer les SMP. Dans le domaine de la cybersécurité, l’enjeu principal consiste à s’efforcer de conserver un temps d’avance, chose peu aisée. Nos navires sont de plus en plus digitalisés et l’assistance de l’intelligence artificielle (IA) aide nos commandants sur le routing des navires, mais également à consommer moins de carburant, à émettre moins de CO2, à assurer la liaison permanente entre notre flotte et le Fleet Center, vingt‑quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.

Ces navires de plus en plus digitalisés subissent des menaces pouvant entraîner des dérèglements de leurs capteurs, qu’ils soient ou non intentionnels. Nous y travaillons particulièrement, dépensons beaucoup en matière de cybersécurité et participons au groupe France Cyber Maritime, par conviction. Je salue à ce titre l’expertise particulièrement pointue de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi).

Nous sommes très attachés au partage de ces expertises entre ces moyens régaliens et ceux des compagnies privées comme la nôtre, sans oublier l’expertise internationale. Nous cherchons des méthodes et des experts spécialisés dans cette lutte partout dans le monde, afin de renforcer notre prévention et nos capacités de réaction. Nous insistons également particulièrement sur la formation continue de nos équipages pour qu’ils sachent déceler les problèmes, les tentatives de brouillage, réagir et employer des méthodes pour effectuer les corrections nécessaires.

M. Paul Haéri. L’amiral Slaars a récemment rappelé devant votre commission les risques, notamment en mer Noire. De mémoire, il avait ainsi indiqué que près d’un millier de mines dérivantes y étaient présentes, sans que l’on ne connaisse précisément leur position, naturellement. Le groupe CMA GGM a repris ses escales sur le port d’Odessa, qui est particulièrement concerné par ce type de menaces. Jusqu’à présent, nous n’avons pas enregistré de difficultés pour nos marins, notre cargaison et nos navires, en espérant que cela se poursuive.

Notre groupe est un peu moins concerné que d’autres compagnies de marine marchande par des équipes de protection à leur bord, compte tenu de la nature même des porte-conteneurs. En amont, nous nous concentrons sur les renseignements et des mesures passives. Il peut s’avérer nécessaire de couper l’AIS, c’est-à-dire le GPS d’un navire, ou d’emprunter des trajectoires plus erratiques pour déjouer les menaces ; nous adaptons la vitesse des navires aux risques potentiels.

Le spoofing, c’est-à-dire le brouillage des GPS, pose la question du système de positionnement des navires de souveraineté, non seulement pour les navires de marine marchande, mais plus largement pour tout type de vecteurs qui se déplacent. À ce titre, il est loisible de se demander quelle constellation souveraine, européenne ou française, pourra nous fournir un positionnement sécurisé. Dans ces conditions, un soutien d’Eutelsat me semble particulièrement nécessaire. Il faut ainsi mentionner les liaisons de données souveraines. Face à Starlink, qui est aujourd’hui le moyen unique de transmission de données et d’informations, ne faut-il pas disposer d’un système double souverain, européen, français, dans le domaine de la transmission des données ?

M. le président Jean-Michel Jacques. Votre propos nous ramène directement à l’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) conduite sous la responsabilité du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), à laquelle nous avons contribué en tant que parlementaires.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Je souhaite vous poser quelques questions, en commençant par le recrutement, non seulement des équipages, mais également dans les domaines de la cybersécurité et peut-être aussi l’intelligence artificielle. En l’espèce, vous entrez en concurrence avec les besoins de compétences de la marine nationale.

Existe-t-il une perméabilité entre la marine marchande et la marine nationale en matière de recrutements ? Des pistes à explorer doivent-elles être explorées à ce titre ?

Ma deuxième question concerne les ports marchands. Les trois plus grands ports marchands d’Europe sont Rotterdam, Anvers et Hambourg. Qu’en est-il de nos ports français ? Que leur manque-t-il pour être compétitifs ?

Enfin, l’amiral Vaujour nous a indiqué que 30 % de la flotte des câbliers était française. Selon vos chiffres, il s’agit presque de la moitié. Comment réconcilier ces données ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. Il s’agit d’une quarantaine de pourcents. Les ressources humaines constituent un élément important. « Le Fontenoy du maritime » initié par la ministre Annick Girardin a prévu pour 2027 un doublement des effectifs des écoles de marine marchande. Il s’agit d’une excellente nouvelle, compte tenu des projections de croissance de navires sous pavillons français et des besoins d’équipage français. Le doublement des effectifs de la promotion qui sortira en 2027 permettra de donner un emploi à chaque diplômé, comme c’est le cas tous les ans.

De fait, l’Organisation maritime internationale souligne que les marins français de marine marchande figurent parmi les mieux formés au monde, les plus compétents, les plus experts et les plus affûtés lorsqu’ils sortent de l’école. Le tissu de la marine marchande française propose également des activités extrêmement stratégiques, qui leur permettent de renforcer leur formation.

Ce doublement des effectifs constitue donc un atout, mais il serait extrêmement fragilisé par la remise en cause du système de stabilité sur lequel repose la marine marchande française. Je pense ici non seulement à la stabilité fiscale, mais surtout à la stabilité sociale, à travers les exonérations de charges. Ces marins sont certes très compétents, verront leurs effectifs doubler, mais si nous les rendons plus chers que leurs concurrents européens, nous nous mettons en danger. Le pire serait, après avoir obtenu de haute lutte le doublement des effectifs de marine marchande à la demande de tous les armateurs français, de se retrouver à partir de 2027 et au-delà avec des élèves qui ne trouveraient pas d’emplois car d’autres marins européens coûteraient moins cher à niveau de qualification à peu près semblable. Je me permets donc d’insister à nouveau sur cet aspect.

Ensuite, vous avez évoqué les passerelles entre les marins de la marine nationale ceux de la marine marchande. Aujourd’hui, un marin de marine nationale dispose de l’équivalent d’un brevet « capitaine 500 », un brevet de navigation qui n’est pas compatible avec le brevet de navigation illimitée, utilisé sur nos navires de marine marchande. Il convient donc de mettre en place une telle passerelle, sujet dont j’ai pu parler directement avec l’amiral Vaujour. Il faut travailler sur la reconnaissance du brevet appelé STCW, qui permet justement de faire d’un marin militaire un marin de marine marchande avec les qualifications requises pour opérer sur des navires de marine marchande. En tant que législateurs, vous pouvez certainement y contribuer de manière décisive, pour permettre aux marins militaires d’opérer sur des navires de marine marchande. Cela serait extrêmement positif et très profitable en cas de crise.

Mme Christine Cabau. Le groupe CMA CGM possède 350 navires en propriété et plus de 130 navires en commande nous seront livrés entre maintenant et 2029. En conséquence, nous serons présents pour embaucher des effectifs croissants d’officiers français. Un équipage français coûte plus cher qu’un équipage international, mais si nous conservons des conditions d’équivalence par rapport à nos concurrents étrangers, nous serons capables de produire un effort dans ce domaine.

Ensuite, je profite de l’occasion qui m’est donnée pour souligner la nécessité de rendre cette profession plus attractive, car elle demeure trop méconnue de nos jeunes. Il importe donc de faire connaître dans les lycées les métiers de la marine marchande, les possibilités de carrière dans le transport maritime. Je tiens également à lancer un appel en faveur de la diversité. Chez CMA CGM, nous avons ainsi lancé récemment une campagne pour attirer des jeunes femmes vers des carrières de navigantes. Il est nécessaire de s’en faire l’écho ; ce métier n’est pas uniquement ouvert uniquement aux hommes, les jeunes femmes sont extrêmement performantes, et il faut convient de les encourager à se lancer dans ces carrières. Nous nous efforçons d’agir de la sorte, en essayant de répondre à certaines contraintes qui sont les leurs, et de pouvoir lever certains obstacles.

Vous avez également mentionné les ports français. À ce sujet, il faut lutter contre les idées reçues. Nos ports ne sont pas si en retard par rapport à leurs concurrents. Les ports de Marseille-Fos, du Havre, de Dunkerque ont réussi ces dernières années à récupérer des parts de marché, à se développer, à améliorer leur efficacité opérationnelle. Je précise que CMA CGM est opérateur de terminaux, dans l’Hexagone, mais aussi en outre-mer : nous sommes présents à Mayotte, à La Réunion, dans les Antilles. Nous répondons présents pour, encore une fois, participer au développement et à l’essor des ports français. Nous avons investi massivement, en coopération avec l’État, dans la modernisation des terminaux aux Antilles. Nous croyons très fortement dans la capacité des ports français à relever les défis de demain.

Les positionnements géographiques de nos ports sont excellents, de même que les capacités nautiques et les capacités d’accès maritime. S’agissant de l’hinterland français, nos ports gagnent des parts de marché sur certaines marchandises qui ont pu, à un moment donné, passer par d’autres points d’entrée. Il convient donc d’encourager les efforts effectués par les autorités portuaires des grands ports maritimes, par les opérateurs, mais également les communautés portuaires, c’est-à-dire toutes les parties prenantes. Celles-ci sont très dynamiques à Dunkerque, au Havre, à Marseille-Fos.

Les ports français disposent aussi d’un grand atout : leur foncier disponible. À titre d’exemple, le port d’Anvers, déjà très grand, est aujourd’hui un port extrêmement congestionné. Il éprouve des difficultés pour continuer à développer son foncier au sein de son agglomération urbaine. En conséquence, depuis quelque temps, le port de Dunkerque, son voisin géographique, bénéficie des limites du port d’Anvers en matière d’extension de ses zones logistiques. De plus, Dunkerque peut développer son foncier.

Il faut se réjouir de ce transfert et contribuer à le développer. Cela implique d’anticiper, de prendre des décisions d’investissement pour demain, d’imaginer la zone portuaire dans trois ans à cinq ans. Chez CMA CGM, nous agissons en ce sens, jusqu’à Lyon. Nous sommes en effet désormais opérateur du terminal du port de Lyon, puisque nous avons remporté l’appel d’offres de la Compagnie Nationale du Rhône, il y a quelques mois. À cet effet, il importe également de pouvoir développer le fret ferroviaire et ensuite l’hinterland fluvial. En effet, nous avons la chance de posséder des rivières navigables en France. De la même manière que Rotterdam a pu profiter du soutien massif du Rhin, nous devons nous appuyer en France sur la connectivité multimodale dont nous bénéficions, en ferroviaire ou en fluvial.

Mme Lise Magnier (HOR). Mon intervention concerne la cybersécurité. En effet, ces quatre dernières années, trente-cinq compagnies maritimes ont publiquement confirmé avoir été victimes de cyberattaques. Elles peuvent concerner directement les bateaux, comme vous l’avez mentionné, mais aussi les serveurs périphériques, les données clients. De plus, nous nous doutons que toutes les cyberattaques ne sont pas systématiquement reconnues, sachant qu’elles impactent le système financier, opérationnel, assuranciel, mais aussi évidemment la réputation des entreprises qui en sont victimes.

Le projet de loi devant transposer dans le droit français la directive européenne NIS 2 sera examiné prochainement par notre Assemblée afin d’assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l’ensemble de l’Union européenne. Pourriez-vous nous donner votre lecture de cette directive qui peut vous concerner directement, mais également vos clients, partenaires, sous-traitants ?

Enfin, en janvier dernier, l’association France Cyber Maritime a publié en partenariat avec Armateurs de France une note de sensibilisation aux cyberattaques dans le secteur maritime. L’une des recommandations portait ainsi sur la mise en place d’exercices de gestion de crise d’origine cyber à terre et à bord, de même que la sensibilisation de l’ensemble du personnel à cet enjeu majeur. Où en sommes‑nous de ces exercices ? Sont-ils d’ores et déjà imaginés et mis en œuvre ? Avez-vous pu y prendre part ? Quelle est votre opinion dans ce domaine ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. Le groupe Louis Dreyfus Armateurs participe aux exercices à chaque fois qu’on lui demande. Ces exercices sont nombreux, notamment avec le Mica Center.

M. Paul Haéri. Avant même de parler d’exercices, l’événement dimensionnant pour le groupe CMA CGM a concerné l’attaque cyber que nous avons subie en septembre 2020. À ce sujet, je souhaite rendre hommage à l’aide immédiate, extrêmement professionnelle et utile apportée par la gendarmerie nationale et de l’Anssi pour traiter cette « cybercrise ».

Cette attaque a renforcé notre prise de conscience des nouveaux risques cyber, qui se développent toujours plus. En matière de stratégie cyber, je souligne notamment l’initiative France Cyber Maritime, qui regroupe très utilement les acteurs de la filière, dans le cadre d’une coopération volontaire de tous ceux qui veulent y participer. Dans ce contexte de menaces cyber, notre groupe CMA CGM est naturellement partenaire de cette initiative.

Au sein de la stratégie cybersécurité des secteurs maritimes et portuaires telle qu’elle a été dessinée et développée conjointement par le SGMer et l’Anssi, il existe une équipe opérationnelle, appelée le MSIRT (Maritime Computer Emergency Response Team). Elle a pour objet de faire face aux risques cyber, pour mission d’entraîner l’ensemble des acteurs de la filière et de répondre potentiellement aux attaques cyber de façon coordonnée en mêlant la partie maritime – la marine marchande et la marine nationale – et la partie régalienne, autour de l’Anssi, au sein du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

Sans doute importe-t-il d’envisager une manière de développer davantage cette cellule, lieu de rencontre des militaires et civils concernés par le même type de menaces, d’en renforcer les moyens, en ressources humaines, mais également en outils. Mon expérience de coordinateur de ces sujets au sein du groupe, en compagnie de madame Cabau, me conduit à penser que l’échange d’informations – notamment par messagerie cryptée – entre groupes français participant de la souveraineté du pays pourrait être amélioré, sous l’égide du SGDSN.

M. Édouard Bénard (GDR). Alors que les mers et les océans sont plus que jamais au cœur des grands équilibres géopolitiques et économiques mondiaux, les menaces qui pèsent sur leur sécurité ne cessent de croître : piraterie, criminalité organisée, cyberattaque, mais aussi conflits armés comme en mer Rouge bouleversent les flux commerciaux et imposent aux armateurs des adaptations coûteuses comme le contournement de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance. Pourriez-vous chiffrer ce surcoût ? Dans quelles proportions est-il éventuellement facturé aux clients ?

Dans ce contexte, la question de la défense maritime française se pose avec acuité. Le ministère des armées fait face à des choix structurants, qui nécessitent des arbitrages, par exemple entre la construction d’un nouveau porte-avions ou le renforcement de la flotte de frégates multimissions qui pourraient répondre sans doute plus directement aux besoins de sécurisation des routes commerciales. Du point de vue des armateurs, quelle serait la priorité opérationnelle ? Confirmez-vous que les moyens de la marine nationale sont aujourd’hui insuffisamment adaptés aux menaces qui pèsent sur vos activités ?

Par ailleurs, les missions de sécurisation maritime engendrent un coût croissant pour la collectivité. Vous bénéficiez d’un régime fiscal avantageux dit taxe au tonnage, justifié par la nécessité de maintenir une flotte battant au pavillon français dans un marché très concurrentiel. Simultanément, les chiffres évoqués précédemment par mon collègue Aurélien Saintoul laissent aisément à penser qu’une augmentation de la participation financière pourrait être digérée sans trop de problèmes et relativiser la mise en danger socio-fiscale explicitée à l’instant.

Ce régime peut être modulé pour participer au financement de la protection de vos intérêts stratégiques et par là même des intérêts de la nation. Autrement dit, dans quelle mesure les armateurs français seraient-ils prêts à contribuer plus directement à l’effort collectif de défense et de sécurisation maritime dans un esprit de responsabilité partagée ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. S’agissant du coût fiscal de la taxe au tonnage, votre collègue Aurélien Saintoul parlait de plus 5 milliards d’euros en 2023 pour CMA CGM. Il faut rappeler que 2023 était une année très inhabituelle, exceptionnelle pour l’ensemble du transport maritime mondial, pas uniquement pour CMA GGM, ni pour les armateurs français en particulier. En ne retenant que ce chiffre et cet exemple, on sélectionne le cas le plus extrême, qui ne devrait pas se reproduire puisqu’il concernait la réorganisation des flux mondiaux après la crise du Covid.

Afin de mettre ce chiffre en perspective, je rappelle que la moyenne du coût fiscal de la taxe au tonnage entre 2010 et 2020 s’établissait à 40 millions d’euros par an. Encore une fois, la taxe au tonnage n’est donc pas une niche fiscale française, mais un impôt forfaitaire mondial, pratiqué ailleurs, qui permet à notre marine marchande de se placer au même niveau que ses concurrents. La France a été un des derniers pays au monde à l’adopter en 2003, permettant d’enrayer le déclin du nombre de navires sous pavillon français. À titre de comparaison, le premier pays qui l’avait adopté était la Grèce au début des années 1950, dont la marine marchande est aujourd’hui la plus puissante au monde. Enfin, vingt-six pays européens appliquent la taxe au tonnage et les principaux armateurs mondiaux sont implantés sur notre continent. En résumé, il faut raisonner à long terme et ne pas se focaliser sur année qui a été reconnue comme particulièrement exceptionnelle par tous les spécialistes mondiaux.

Ensuite, s’agissant de la protection, le coût financier de la libre circulation maritime a été évoqué à plusieurs reprises ce matin. Encore une fois, il faut remercier la marine nationale, car au-delà du coût financier, il faut souligner l’implication humaine des marins. Aujourd’hui, en mer Rouge, dans le détroit de Bab-el-Mandeb, lorsqu’un missile est tiré par les Houthis en direction d’un navire de marine marchande, le temps de réaction des frégates multimissions ou des frégates de défense aérienne est inférieur à trente secondes.

La veille assurée par nos marins militaires à bord des navires en mer Rouge est d’une réactivité totale, permanente, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Lorsque les frégates retournent au port, les marins sont très usés. Je tiens donc à les saluer une nouvelle fois, car il n’est pas uniquement question du coût du missile Aster 15, mais aussi du « coût » humain de nos marins, qui font preuve d’un engagement admirable et nous permettent de continuer à naviguer sur les mers du monde dans de parfaites conditions.

Mme Christine Cabau. Monsieur le député, je remercie à mon tour la marine nationale d’escorter les navires de CMA CGM lorsqu’ils passent, encore une fois dans des proportions extrêmement faibles, dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Ensuite, il me semble que la question de la libre circulation de la marine internationale dans le monde ne relève pas seulement de la protection d’un armateur. De fait, il est pertinent de s’interroger pour savoir s’il est normal que la libre navigation soit mise en péril dans certaines zones, dans certains détroits. C’est précisément la sécurité de la libre navigation que nos marines nationales et l’Europe cherchent à préserver. L’escorte des navires qui y transitent n’en est qu’une des illustrations.

Je rejoins également M. Édouard Louis-Dreyfus pour considérer que le coût n’est pas que financier. Il l’est naturellement car il faut rallonger la distance à parcourir entre l’Asie et l’Europe ou entre l’Asie et les États-Unis, entraînant un accroissement des délais allant d’une à trois semaines. Le coût se traduit également par le nombre de navires que nous devons déployer pour couvrir cette distance supplémentaire, la consommation supplémentaire de fuel.

Mais il existe d’autres coûts bien plus importants, me semble-t-il. Je pense d’abord au coût environnemental. Il est demandé, de manière légitime, à tous les industriels, et notamment à l’industrie du transport maritime mondial, de produire des efforts massifs pour décarboner le transport, notamment maritime ou aérien. Mais un dysfonctionnement géopolitique notable vient faire obstacle à ces efforts entrepris dans l’investissement dans des navires de nouvelle génération, dans la capacité de brûler de nouveaux fuels, dans la technologie embarquée qui sert à améliorer le routing de nos navires.

Il faut également mentionner le coût induit pour nos clients, notamment le coût logistique. En effet, l’augmentation du temps de passage du transport modifie les conditions de stockage, les prévisions d’approvisionnement, l’anticipation des flux logistiques. Ce coût indirect impacte naturellement l’ensemble de l’économie mondiale, très dépendante du transport maritime.

En résumé ce dysfonctionnement coûte très cher à l’ensemble de l’économie et de la communauté internationale.

M. Matthieu Bloch (UDR). À première vue, tout semble opposer un navire civil à un bâtiment militaire, dans leur forme comme dans leur fonction. Pourtant, dès le XVIIIe siècle, la Royal Navy armait des navires marchands en corsaires et Louis XIV chartait des compagnies privées pour servir les routes du royaume. Cette logique, oubliée à notre époque de la surspécialisation, revient à la surface comme une urgence contemporaine. Certains pays ne s’empêchent aucunement de militariser leurs plateformes civiles, qu’il s’agisse des cargos militarisés, de bateaux de pêcheurs équipés de systèmes d’interception et de chalutiers transformés en vecteurs ISR.

La France aligne près de 500 navires, dont moins de 5 % disposent de liaisons sécurisées. Or, si l’on devait en temps de crise réquisitionner un navire pour assister une opération navale, il lui faudrait pouvoir intégrer rapidement le réseau tactique et fonctionner dans un environnement où le brouillage et les attaques cyber sont la norme. Dans ce cadre, monsieur Louis-Dreyfus, est-il possible d’installer des systèmes modulaires de façon permanente ou en pré-équipement sur les navires civils qui présenteraient un intérêt stratégique pour permettre leur intégration dans une chaîne de commandement et de contrôle (C2) militaire sous quarante‑huit heures, sans pour autant compromettre leur sécurité en les exposant ?

Madame Cabau, en mars dernier, CMA CGM a fait l’acquisition de plusieurs navires dual fuel au méthanol. Des dizaines de navires français sont aujourd’hui équipées pour naviguer au gaz naturel liquéfié (GNL) dont ceux de CMA CGM. Il s’agit de volumes embarqués de plusieurs milliers de mètres cubes dans des cuves cryogéniques doublées de réseaux haute pression. En cas de réquisition, ces bâtiments pourraient devenir des hubs énergétiques pour ravitailler une base temporaire, une escale militaire avancée, voire un navire de soutien. Quels aménagements spécifiques seraient-ils requis pour qu’un navire commercial puisse sans rupture d’intégrité servir de plateforme et de ravitaillement à quai ou en mer ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. La mise en conformité des navires civils pour participer à des opérations hybrides est techniquement possible moyennant quelques ajustements. Mais le principal problème relève de la réglementation : aujourd’hui, les navires de marine marchande doivent permettre la libre circulation de n’importe quel État à bord. Dès lors, il n’est pas possible de les équiper de cette manière.

Cependant, en cas de réquisition d’un navire de marine marchande pour un conflit militaire, est-il vraiment nécessaire que ce navire soit intégré de manière aussi spécifique ? En effet, ces navires ne représenteraient de toute façon que des aides auxiliaires : il est impossible de transformer du jour au demain un navire marchand en navire militaire et le faire participer activement à une opération ; ils ne pourraient contribuer qu’à des opérations de soutien auxiliaire. L’engagement des navires marchands ne pourrait en aucun cas être le même que celui des navires militaires.

Par ailleurs, j’ai précédemment cité les navires rouliers, les navires passagers, les navires éventuellement câbliers, mais il convient également de mentionner les navires gaziers, les tankers et les porte-conteneurs.

Mme Christine Cabau. De manière modeste, nous envisageons plutôt notre participation à la mobilisation par le transport logistique et le soutien, à travers le transport de véhicules ou de marchandises.

S’agissant des carburants à bord des navires de commerce, nous opérons dans l’autre sens : nous remplissons les cuves de carburants stockés à terre, grâce à des barges d’avitaillement. Sur le plan technologique, l’inverse n’est pas aujourd’hui techniquement en place, mais nous pourrons bien sûr étudier ce sujet. Néanmoins, des navires méthaniers ou des navires tankers seraient définitivement plus adaptés puisqu’ils sont spécifiquement conçus pour pouvoir travailler dans les deux sens, à l’entrée et à la sortie.

Dans le cadre du dialogue et des coopérations menées avec la marine nationale, il pourrait être envisageable d’étudier dans les prochains mois les équipements techniques à mettre en place pour les navires dual fuel-méthanol ou les navires dual fuel-GNL.

M. Édouard Louis-Dreyfus. En tant qu’armateurs de navires civils, nous devons veiller au respect de certaines règles spécifiques, pour ne pas risquer de ne plus bénéficier du « passage inoffensif », qui permet justement à ces navires de bénéficier de la libre circulation sur toutes les mers du globe et dans tous les ports. Si notre flotte était équipée d’éléments plus sensibles pour participer à des opérations militaires, nous pourrions perdre ce statut.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de sept questions individuelles complémentaires.

Mme Sophie Errante (NI). Vous avez parlé de coopération, de vision stratégique commune. Comment envisagez-vous cette ambition partagée ? Je pense tout particulièrement aux investissements en matière de sécurité. Comment pouvons-nous travailler ensemble pour éviter de multiplier les investissements concurrents et établir une véritable cohérence dans nos territoires ?

Ma deuxième question concerne vos sous-traitants et les entreprises avec lesquelles vous travaillez aujourd’hui. De quelle manière pouvons-nous faire en sorte que chacun des maillons ait bien conscience de la protection nécessaire et prévenir des failles sécuritaires critiques sur nos ports ?

Mme Christine Cabau. Le dialogue est déjà en place, il est régulier. Il concerne évidemment des sujets immédiats d’urgence concernant la sécurité pour nos navires, nos équipages, nos marchandises, dans un contexte géopolitique très évolutif et de plus en plus complexe.

En tant qu’opérateur portuaire, le groupe CMA CGM a vocation à coopérer sur ces sujets de sécurité, mais aussi les systèmes digitaux, d’informatique partagée autour des communautés portuaires. À cet égard, il serait probablement opportun de réunir toutes les parties prenantes.

M. Romain Tonussi (RN). Dans un contexte de fragilisation des chaînes d’approvisionnement et de montée des risques géopolitiques, la question de notre autonomie logistique devient cruciale. Le port de Marseille Fos dispose d’infrastructures robustes, mais l’hinterland peine aujourd’hui à suivre. Les liaisons ferroviaires sont encore insuffisantes, le fluvial sous-exploité, provoquant une concentration excessive sur le transport routier. Pourtant, la massification des flux et la diversification des modes de transport constituent non seulement les conditions d’une logistique résiliente et capable de répondre à une crise, mais aussi une opportunité de structurer un tissu d’emplois qualifiés dans nos territoires. Ainsi, quels leviers CMA GGM est-il prêt à mobiliser pour faire de l’hinterland de Marseille Fos une logistique capable de soutenir un effort national en cas de mobilisation et de crise prolongée ?

M. Bernard Chaix (UDR). Ma question s’adresse à monsieur Louis-Dreyfus. Nous faisons face à des menaces hybrides croissantes, des puissances hostiles s’attaquent à nos câbles sous-marins qui permettent le transit de 99 % du trafic Internet mondial. En novembre dernier, le sabotage des câbles en mer Baltique aurait pu entraîner des conséquences tragiques. La détection des menaces et la réparation des câbles sont donc vitales, mais très complexes à un certain niveau de profondeur.

En octobre dernier, la DGA a sélectionné votre filiale Travocean pour s’équiper d’un robot téléopéré baptisé ROV-DeepSea, capable d’opérer jusqu’à 6 000 mètres de profondeur. Votre robot sera-t-il opérationnel en 2026, comme annoncé ? Ses capacités technologiques de détection de la menace et de la réparation des infrastructures sous-marines seront-elles équivalentes à celles de nos alliés américains, norvégiens et britanniques ?

Mme Alexandra Martin (DR). Dans le cadre de la coopération renforcée que vous avez évoquée, madame Cabau, et de la nécessaire passerelle que vous appelez de vos vœux, monsieur Louis-Dreyfus, entre la marine marchande et la marine nationale, je souhaite vous poser une simple question. Serait-il opportun de mettre en place, parallèlement à la réserve de la marine nationale opérationnelle, une réserve maritime duale ciblée marchande/militaire qui serait composée de jeunes talents, qui pourrait répondre aux spécificités de la sécurité de vos équipages, aux enjeux de vos navires, au contrôle du flux des navires marchands, au profit de notre souveraineté ?

Mme Christine Cabau. Des marges d’amélioration existent concernant l’hinterland du port de Marseille Fos, mais nous y travaillons. Comme je l’ai indiqué précédemment, dans le cadre d’un consortium avec la Banque des territoires et les deux chambres de commerce et d’industrie (CCI) de Lyon et d’Aix-Marseille, nous avons soumissionné et remporté l’appel d’offres pour devenir opérateur du terminal fluvial de Lyon. Nous l’avons fait à dessein, car nous croyons fortement au multimodal pour aller du port de Marseille Fos vers cette région Auvergne-Rhône-Alpes et l’hinterland environnant.

Les capacités ferroviaires au départ du port de Marseille Fos existent. Vous estimez qu’elles sont insuffisantes ; je considère qu’elles sont aujourd’hui sous‑exploitées et qu’il serait possible de faire circuler plus de trains à partir des infrastructures existantes. Ensuite, nous pourrions facilement quadrupler le trafic fluvial sur le Rhône sans nécessairement devoir engager des investissements supplémentaires en matière d’infrastructures.

Il s’agit aujourd’hui de rendre ces infrastructures multimodales faciles d’accès, efficaces et compétitives pour les importateurs et les exportateurs de ces régions. CMA CGM entend y jouer un rôle et nous avons d’ores et déjà indiqué que nous investirons 40 millions d’euros dans la modernisation du port de Lyon. Nous mettrons en place les moyens pour développer la multimodalité, redynamiser le fluvial et les moyens du port de Lyon. Simultanément, il est nécessaire d’être soutenu par les parties prenantes institutionnelles et susciter l’intérêt des importateurs et des exportateurs, afin qu’ils se tournent vers ces modes de transport. Il conviendra de mettre en place cet engagement collectif.

M. Édouard Louis-Dreyfus. Monsieur Chaix, nous serons prêts en 2026. Nous sommes déjà au travail et à l’entraînement, afin de permettre la montée en compétences de la marine nationale sur le ROV-C 4000, propriété de Louis Dreyfus-Travocean. Dans le cadre d’une audition publique, je ne peux fournir de plus amples détails sur les moyens du robot, mais peux vous confirmer que les retours d’expérience de la part de la marine nationale et de la direction générale de l’armement (DGA) sont extrêmement positifs. Il n’y a aucune raison qu’il en soit autrement pour le ROV-C 6000. À ce jour, le seul sujet concerne les conditions de déploiement de ce ROV, lorsqu’il sera opérationnel, c’est-à-dire le vecteur et les équipages. De fait, nous en revenons toujours à la question des ressources de la marine nationale, qui est aujourd’hui confrontée à certaines limites en termes de vecteurs.

Mme Christine Cabau. Toutes les idées sont bonnes à prendre concernant le sujet de la réserve duale. Une nouvelle fois, le principal enjeu concerne essentiellement la formation. Je ne sais pas si nos jeunes sont effrayés par les carrières du maritime ; je pense surtout qu’ils les connaissent mal. Il manque à ce jour une réelle visibilité sur ces métiers et le rôle primordial joué par une desserte maritime efficace, des ports efficaces pour la souveraineté et l’indépendance d’approvisionnement d’un pays comme la France.

Si nous parvenions à mieux leur expliquer ces éléments, nous pourrions sans doute susciter plus de vocation. Se pose ensuite la question de leur formation effective. Dans le même registre, une plus grande coopération entre la marine nationale et la marine marchande pour former des marins de la marine nationale au métier d’officier de marine marchande, évoquée par Édouard Louis-Dreyfus, constitue sans doute une bonne idée.

Il faut créer l’envie et renforcer l’attractivité, il faut établir les conditions d’une bonne formation. CMA CGM est preneur de ressources supplémentaires. Nous les formerons à bord de nos navires, nous embarquons déjà beaucoup de cadets et nous continuerons à le faire. Il importe donc de créer ce cadre collectif qui permettra de relancer cette filière auprès des jeunes et des jeunes diplômés.

M. Thierry Tesson (RN). Ma question s’adresse au président Louis‑Dreyfus au sujet de la pose de câbles sous-marins. Chacun sait combien ces infrastructures sont devenues stratégiques pour notre économie. Votre groupe occupe une position quasi monopolistique dans un maillon-clé de cette chaîne, la fourniture de main-d’œuvre spécialisée, à tel point que sans posséder des navires dédiés, vous êtes indispensable aux acteurs du secteur. Or, la concurrence se renforce, notamment en Asie, avec le groupe OMS. Dans le même temps, votre groupe a cédé 80 % de son capital au fonds InfraVia, dans la perspective d’un important programme d’investissement.

Face à cette concurrence croissante, comment comptez-vous monter en puissance, notamment grâce à l’appui d’InfraVia, pour maintenir votre position ? Plus précisément, envisagez-vous l’acquisition de câbliers pour la consolider ?

M. Loïc Kervran (HOR). Le groupe Horizon considère que vos deux entreprises constituent une fierté française, un outil de souveraineté, mais aussi de diplomatie humanitaire. Le groupe d’Édouard Philippe a toujours eu la conviction que la politique portuaire constitue une politique industrielle à part entière. Il s’agit même peut-être de la base de toute politique industrielle. Dans ce domaine, des progrès doivent encore être accomplis en France, puisqu’en cumulé, les trois premiers ports français traitent 5 millions de conteneurs, contre 12 à 15 millions de conteneurs pour Anvers ou Rotterdam. Mais je vous remercie d’avoir souligné les atouts des ports français, notamment en matière de foncier.

Ensuite, vous avez commencé à évoquer le ferroutage au sujet de Marseille. Les problèmes concernent-ils seulement les infrastructures ? Enfin, différents épisodes récents ont mis en lumière l’extrême tension sur les chaînes d’approvisionnement mondiales. Quelles sont vos prévisions pour les mois à venir ?

M. Julien Limongi (RN). Vous avez longuement évoqué la coopération avec la marine nationale. Quelles sont vos relations avec les autres puissances et les autres marines des autres pays ? Disposez-vous de relations privilégiées avec certaines d’entre elles ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. Monsieur Tesson, la concurrence s’intensifie effectivement, notamment en provenance de l’Asie. Les navires du groupe OMS sont notamment opérés et gérés par Louis Dreyfus Armateurs : nos marins sont à bord des bateaux d’OMS, posent et réparent leurs câbles. Plus globalement, le besoin d’installation de réseaux de câbles est colossal pour les années à venir, en lien avec le développement de l’intelligence artificielle, des datacenters. Depuis une dizaine d’années, les Gafam sont les principaux clients. Auparavant ces grandes entreprises partageaient les réseaux câblés ; désormais chacune d’entre elles veut le sien.

En conséquence, la flotte actuelle n’est pas suffisante pour faire face à cette demande croissante. De nouveaux câbliers sont nécessaires et le groupe Louis Dreyfus Armateurs est prêt, en compagnie de son nouvel actionnaire InfraVia, à faire face à cette demande. Simultanément, il est nécessaire de se tourner vers l’Agence des participations de l’État, qui a acquis Alcatel Submarine Networks.

Louis Dreyfus Armateurs, l’un des principaux employeurs d’officiers de marine marchande français est totalement convaincu et engagé dans la défense de nos intérêts de souveraineté et de sécurité nationale. De son côté, l’État est lui-même propriétaire, à travers l’Agence des participations de l’État (APE), d’un des rares opérateurs câbliers. Dès lors, il est tout à fait envisageable de nous entendre pour maintenir cet avantage dans une activité aussi stratégique et souveraine que celle des câbles de télécommunication.

Mme Christine Cabau. Les infrastructures de fret ferroviaire en France, notamment autour des grands ports maritimes, sont existantes et de bonne qualité. Il est possible de les développer encore plus, ce qui implique de procéder à des investissements pour améliorer la fiabilité du secteur, au profit des utilisateurs. Au-delà, si des corridors de fret ferroviaire doivent être sécurisés et sanctuarisés, c’est autour des grands ports maritimes qu’il faut le prioriser, car ils offrent une volumétrie suffisante pour pouvoir assurer un report modal massifié efficace, à Fos Marseille, au Havre, à Dunkerque, à Montoir de Bretagne, à Bordeaux. À titre d’exemple, il est tout à fait envisageable qu’à partir de Fos, des trains de fret aillent en Allemagne, à Prague. En effet, plus la distance est longue, plus le fret ferroviaire est compétitif par rapport au routier.

Ensuite, la crise sanitaire a fait prendre conscience que les chaînes d’approvisionnement sont extrêmement dépendantes d’un transport maritime efficace, de ports efficaces, d’accès à une connectivité terrestre efficace. Durant le Covid, CMA GGM a déployé très rapidement des liaisons particulières renforcées sur la France pour s’adapter aux besoins. À ce titre, il faut permettre aux armateurs français de pouvoir se renforcer au sein de cette compétition internationale. Nous sommes présents sur toutes les mers du globe, mais quand un problème se manifeste, nous sommes avant tout un armateur français et nous avons prouvé que nous savions nous mobiliser rapidement. Les chaînes d’approvisionnement peuvent se tendre facilement en cas de disruption ; il faut veiller à les détendre, à les protéger.

M. Édouard Louis-Dreyfus. Monsieur Limongi, nous n’avons pas de contacts directs avec les autres marines. Ces contacts s’effectuent en réalité à travers la marine nationale. En revanche, les armateurs au sens large participent régulièrement à des entraînements communs avec les marines militaires, dont des marines européennes. Je pense notamment aux exercices Bell Buoy, Armor, Polaris, auxquels nous participons de manière très volontariste et bénéfique pour tous, à chaque fois.

Ces actions alimentent la coopération navale et attestent que le Mica Center français basé à Brest permet de rayonner dans le monde entier, de manière efficiente. Plus les armateurs seront nombreux à participer et à échanger des informations, plus nous améliorerons notre efficacité pour assurer la libre circulation des marchandises et des personnes.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos réponses nourries.

 


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6.   Audition, ouverte à la presse, de l’amiral (2S) Christophe Prazuck, directeur de l’Institut de l’Océan de l’Alliance Sorbonne Université, ancien chef d’état‑major de la Marine (mercredi 11 juin 2025)

 

M. le président JeanMichel Jacques. Mes chers collègues, nous recevons à présent l’amiral (2S) Christophe Prazuck. Amiral, après quarante‑deux années dans la marine nationale – où nos carrières se sont croisées pendant deux années, lorsque vous étiez amiral des commandos marine et que j’étais major infirmier au commando Trépel – et après avoir été ancien chef d’état‑major de la marine, vous êtes depuis octobre 2020 à la tête de l’Institut de l’Océan de l’Alliance Sorbonne‑Université. L’objectif de cet institut consiste à favoriser des projets océaniques interdisciplinaires et à dégager une vision globale sur les problématiques maritimes, de climatologie, mais également de biologie marine, physique, géographie et géopolitique. Votre double regard, d’une part sur les enjeux de biodiversité marine au sens large et d’autre part sur les enjeux de défense et les espaces maritimes nous seront donc particulièrement utiles.

Les problématiques que j’évoquais s’ajoutent à la dégradation du contexte géostratégique et à la montée des conflictualités en mer, qui est aujourd’hui de plus en plus manifeste. La remise en cause du droit international de la mer, les stratégies de déni d’accès, les trafics de stupéfiants, la pêche illicite, les sabotages de pipelines, de câbles sous‑marins ou les attaques de drones en sont quelques exemples, que nous avons déjà évoqués lors des différentes auditions. La France, forte de son deuxième domaine maritime mondial et en tant que puissance maritime assumée, est particulièrement concernée par tous ces enjeux.

Dans ce contexte, pour défendre nos intérêts et nos ressortissants, nous pouvons compter d’ailleurs sur notre marine nationale qui opère 365 jours par an, vingt‑quatre heures sur vingt‑quatre, sur toutes les mers du monde. Acteur engagé en mer, notre marine nationale est également une sentinelle des changements du milieu marin, y compris environnementaux. La marine nationale connaît bien ce milieu marin et le protège, notamment dans le cadre de l’action de l’État en mer à travers la lutte contre la pêche illicite, la protection des aires marines protégées ou encore la lutte contre la pollution.

Amiral (2S) Christophe Prazuck, directeur de l’Institut de l’Océan de l’Alliance Sorbonne Université, ancien chef d’étatmajor de la marine. Je vous remercie de m’inviter à m’exprimer aujourd’hui. J’ai quitté la marine et la fonction exigeante et passionnante de chef d’état‑major de la marine il y a cinq ans. Depuis, je dirige l’Institut de l’Océan de l’Alliance Sorbonne Université, un lieu de convergence rassemblant 1 500 chercheurs, ingénieurs, techniciens, dans trente laboratoires, cinq stations marines. Sorbonne Université est classée depuis plusieurs années dans le top 10 des universités marines dans le monde et se classe à la première place à l’échelle européenne.

J’ai beaucoup appris pendant ces cinq années, notamment dans les disciplines, que le métier de marin aborde peu ; la climatologie, la géologie, l’écologie, la biologie marine. Cette double expérience me conduit aujourd’hui à porter un regard enrichi sur l’océan et sur les problématiques maritimes. À l’Institut de l’Océan, j’ai touché du doigt une réalité scientifique qui, jusque‑là, était assez abstraite pour moi : la transformation de l’océan, qui intervient certes à petite vitesse, mais de manière indubitable, irréversible, pour des décennies. Il se transforme partout, des côtes bretonnes jusqu’à l’océan austral, et pour des siècles.

L’océan change, ses caractéristiques physiques, chimiques, écosystémiques changent, et ces changements modifieront les missions et les moyens de la marine. Par ailleurs, ces modifications appellent une évolution de la gouvernance de l’océan. De même, une évolution juridique pourrait également influer sur les grands principes de l’action maritime. L’océan n’est pas seulement un espace naturel et un enjeu environnemental, mais aussi un espace politique, économique, géostratégique structurant, dont l’évolution entraînera des conséquences profondes sur notre sécurité.

Afin d’évoquer l’impact sur les marines et l’activité maritime, j’illustrerai mon propos à travers cinq tableaux.

Mon premier tableau portera sur les ressources halieutiques. L’océan régule le climat, il absorbe un peu plus de 25 % du gaz carbonique que nous émettons, 90 % de l’excès de chaleur dû à l’effet de serre, mais cette fonction de tampon a un coût. Les évolutions physiques et chimiques comme le réchauffement des océans, l’acidification de l’eau de mer, la désoxygénation de certaines zones sont bien identifiées et la recherche aujourd’hui tente de comprendre quels organismes marins s’adapteront à ces évolutions, quels autres migreront, disparaîtront ou à l’inverse se multiplieront.

Lorsque ces organismes marins jouent un rôle clé dans la pêche ou l’aquaculture – soit qu’on les exploite directement, soit qu’ils conditionnent l’abondance ou la bonne santé d’espèces pêchées –, cette transformation engendrera un impact économique, social ou sanitaire. Par exemple, nous observons en ce moment les flambées de ciguatera dans les territoires du Pacifique. Cette transformation laisse augurer de tensions autour d’une ressource halieutique qui changera probablement de taille, d’aires et de migrations. Dans les régions où la ressource halieutique constitue la base de la sécurité alimentaire, les déséquilibres qu’elle connaîtra entraîneront des conséquences sociales, puis politiques.

À cet impact climatique sur la ressource halieutique s’en ajoute un autre, lié à la biodiversité marine. Elle fait l’objet d’un traité international discuté en ce moment à Nice, le traité BBNJ (Marine Biodiversity of Areas Beyond National Jurisdiction). Il n’est pas possible de résumer la biodiversité à quelques espèces phares mises en avant dans les campagnes de sensibilisation, ni de la limiter à la liste de toutes les espèces présentes sur la terre ou dans les océans. Il faut également prendre en considération toutes les interactions entre ces espèces, que l’on pourrait représenter comme un « mikado » géant. Comme dans le mikado, le mouvement d’une baguette déplacée imprudemment peut modifier les équilibres d’un grand nombre d’autres baguettes, voire de tout le jeu.

Les chercheurs commencent seulement à décrypter ces interactions, notamment avec les micro‑organismes les plus petits mais les plus abondants – 80 % de la biomasse de l’océan –, à la base de toute la chaîne alimentaire. Une pression intense sur une pièce d’un écosystème peut le faire basculer brutalement dans un nouvel état. Même si tous les mécanismes ne sont pas encore mis à jour, des exemples abondent, qu’il s’agisse de la morue sur les bancs de Terre‑Neuve, les eaux jadis très poissonneuses de la Namibie dominées depuis les années 1960 par les gobies et les méduses, ou les efflorescences d’algues toxiques en mer de Chine orientale. Plus de 3 milliards de personnes dépendent directement des ressources halieutiques pour leur alimentation. Un effondrement des écosystèmes marins ne constituerait pas seulement une perte écologique, mais aussi une crise de sécurité alimentaire mondiale entraînant des conséquences sociales, migratoires et sécuritaires.

Ces enjeux conduisent la France à investir dans la surveillance, la recherche halieutique, la coopération technique, en particulier en Afrique de l’Ouest et dans le bassin indopacifique. Il s’agit d’un levier de diplomatie bleue, qui concerne à la fois la pêche, la surveillance satellitaire, la formation des principes de l’action de l’État en mer, la planification spatiale et la régulation concertée des captures.

Le deuxième tableau concerne les technologies duales, pour protéger la haute mer comme pour l’exploiter. Plusieurs évolutions récentes annoncent une recrudescence des activités maritimes au grand large, tant pour la préservation de l’océan que pour son exploitation. Avec le traité BBNJ, dit « traité de la haute mer », l’ambition consiste à protéger la biodiversité de la haute mer en dehors des zones économiques exclusives (ZEE) par exemple, avec l’instauration d’aires marines protégées dans l’espace maritime international.

Se pose également la question du contrôle de ces futures aires très éloignées des côtes. Seuls des moyens satellites et l’intelligence artificielle seront à même de détecter des signaux anormaux permettant de diriger des moyens d’intervention. D’ailleurs, il est loisible de s’interroger sur ces moyens d’intervention. À quels pays appartiennent‑ils ? Quel droit les régira‑t‑il ? Ces techniques de surveillance compliqueront la capacité des flottes à rester discrètes, puisque l’objectif sera de savoir ce qui se passe à 3 000 kilomètres au large, par exemple au milieu de la mer d’Arabie, au large de Madagascar.

Dans le domaine de l’exploitation, quelques entreprises comme la fameuse Metals Company et certains États développent un appétit minier pour les grands fonds marins. Notre pays s’y oppose à juste titre. L’autorité internationale des fonds marins est pressée de définir un code minier pour permettre le début de l’exploitation des grands fonds. Mais à supposer qu’un tel code soit adopté, qui en surveillera l’application et le respect par 2 000 à 6 000 mètres de fond ? Qui disposera des outils indépendants de surveillance, d’inspection, de constatation au moment où notre pays déploie une stratégie de maîtrise des fonds marins ? Ces perspectives économiques et technologiques engendreront également des effets duaux.

Le troisième tableau est relatif à la montée du niveau des mers et la recomposition du littoral. D’ici 2050, un milliard d’êtres humains vivront dans des zones côtières basses. Certaines villes, y compris en France, devront adapter ou relocaliser leurs infrastructures : ports, routes, bases navales, réseaux d’eau et d’électricité seront à renouveler. Ce chantier est gigantesque, il exige des compétences d’ingénierie, de génie civil, de travaux maritimes ; il constitue également un facteur de déplacement des populations, et donc de tensions géopolitiques.

En effet, cette élévation du niveau de la mer ne sera pas uniforme à la surface du globe. La Bretagne verra le niveau de la mer monter de cinquante centimètres à un mètre selon les derniers rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) d’ici la fin du siècle, quand la Finlande verra baisser le niveau de la mer jusqu’à un mètre. L’université technique d’Hô‑Chi‑Minh‑Ville estime qu’en 2100, 85 % du delta du Mékong et ses 17 millions d’habitants, pourraient être sous les eaux. Djakarta (11 millions d’habitants dans la ville et 30 millions dans l’agglomération) verrait le niveau de la mer s’élever de 3,80 mètres en 2100, ce qui a conduit le gouvernement indonésien à déplacer la capitale de 2 000 kilomètres sur l’île de Bornéo.

Concernant la marine, je retiens trois faits marquants en lien avec l’élévation du niveau de la mer. Premièrement, l’élévation du niveau de la mer impose de penser la viabilité des infrastructures portuaires à très long terme. Deuxièmement, cette évolution ne sera pas uniforme, il y aura des gradients d’impact, avec des zones très impactées et des zones moins impactées. Ces gradients d’impact se traduiront par des tensions économiques et politiques dans les zones côtières. Troisièmement, de nouvelles questions apparaîtront. Les ZEE seront‑elles redessinées en fonction de l’évolution du trait de côte, notamment dans les zones deltaïques ? Un État englouti sous les eaux conservera‑t‑il une souveraineté économique sur une ZEE centrée sur une terre qui n’existe plus ?

Le quatrième tableau, porte sur les catastrophes naturelles. La chaleur stockée dans les océans alimente des phénomènes extrêmes : cyclones, tempêtes locales, pluies diluviennes. Ces catastrophes touchent d’abord les zones tropicales, nos outre‑mer, mais aussi nos côtes méditerranéennes, dans la vallée de la Roya ou à Valence en Espagne. Les immenses ravages causés par ces phénomènes nécessitent toujours des réponses interministérielles et de long terme, dans lesquelles la flotte de commerce stratégique pourrait jouer un rôle outre‑mer. Cependant, dans l’urgence, pour la réaction immédiate, la voie maritime est très souvent la seule possible, car les infrastructures aéroportuaires sont hors d’état de fonctionner. L’entrée en premier dans une zone côtière touchée par un événement extrême se fera d’abord par voie de mer.

Pour la marine, disposer de moyens d’intervention immédiate dans nos outre‑mer au profit des populations françaises et de nos voisins constitue une nécessité. Les entraîner dans un cadre interarmées, interministériel, international est une sage précaution. J’ai d’ailleurs noté que la marine avait lancé ce type d’exercice avec les marines riveraines de l’océan Indien, et en partenariat avec la marine indienne.

Mon cinquième tableau a trait à la recomposition de l’espace océanique. Après avoir été dominé sans partage par les marines occidentales depuis la fin de la guerre froide, l’océan est redevenu un espace de compétition entre les puissances. La Chine construit une marine d’outre‑mer de rang mondial, la Russie relance ses savoir‑faire, la Turquie, l’Égypte, le Brésil bâtissent des marines puissantes, des tensions s’exacerbent en Méditerranée orientale, dans le golfe de Guinée, en mer de Chine.

Certaines de ces ambitions en mer de Chine, en Méditerranée orientale, sur les grands fonds, remettent en cause le droit de la mer adopté en 1982 à Montego Bay. Mais parallèlement, un autre mouvement incite à une régulation accrue de l’océan, instaurant plus de limites, moins de libertés. Le droit de la mer fondé à Montego Bay a été conçu dans un monde où l’on pensait l’océan infini, inaltérable, inépuisable, où la liberté de navigation semblait le grand enjeu structurant. Ce cycle est clos. L’océan est devenu un espace fini, vulnérable, disputé. Dans ce nouveau cycle, la liberté de navigation demeure cruciale, mais elle ne peut plus être pensée indépendamment des autres enjeux : la protection des écosystèmes, la régulation des flux, l’accès aux ressources, la sécurité alimentaire, la responsabilité des États.

Je vois six implications pour la marine. D’abord, la France dispose de 11 millions de kilomètres carrés de ZEE, sa marine est présente sur tous les océans. Elle contribuera à la surveillance de la santé de l’océan, comme elle le fait avec succès dans la mission Bougainville. Les observations océanographiques réalisées depuis certaines unités de la marine permettront la détection des signaux faibles qui annoncent des bascules dans les écosystèmes et donc sur les ressources halieutiques.

Ensuite, la marine fera face à des tensions accrues, puisque les pêcheurs seront confrontés à la raréfaction ou à la migration des ressources. Le haut niveau de violence des pêcheurs illicites dans les eaux guyanaises ou l’audace des pêcheurs vietnamiens pénétrant dans le lagon de Nouvelle‑Calédonie se multiplieront.

En outre, la marine sera impliquée dans l’aide immédiate à la suite de catastrophes naturelles, plus souvent, plus longtemps, face à des impacts croissants sur les populations. Ces événements extrêmes d’une intensité dévastatrice laisseront les zones côtières les plus fragiles dans un grand dénuement et pourront les plonger dans une crise économique et politique de longue durée, voire les transformer en États faillis. De plus, la marine intégrera dans son équation stratégique les capacités duales qui seront mises en œuvre pour surveiller la haute mer ou pour intervenir dans les grands fonds.

Par ailleurs, elle évoluera dans un environnement légal à la fois fragilisé par les puissances révisionnistes et transformé par un besoin de régulation renforcée. L’entretien d’une compétence de droit maritime est essentiel. Enfin, la marine intégrera l’élévation du niveau de la mer et la transformation du trait de côte dans la planification de long terme de ses infrastructures portuaires.

En conclusion, l’océan constitue désormais un acteur à part entière du destin géopolitique des nations. Sa santé conditionne notre sécurité alimentaire, sa montée redessine nos cartes, ses désordres climatiques imposent une adaptation de nos forces et sa gouvernance reflète l’état du multilatéralisme mondial aujourd’hui fragilisé. Dans ce contexte, gouverner l’océan ne consiste plus seulement à protéger l’environnement, mais aussi à préserver, contribuer à la paix, à la stabilité, à la souveraineté et à la résilience de la nation. Il s’agit d’une ambition collective et d’une responsabilité pour les générations futures.

M. le président JeanMichel Jacques. Je vous remercie pour cette approche, complémentaire aux autres auditions Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Julien Limongi (RN). Amiral, vous avez commandé la marine nationale. Vous connaissez donc mieux que quiconque la culture d’engagement et de résilience de nos marins. Lors du sommet de l’ONU sur les océans, bien des acteurs ont mis en avant les enjeux cruciaux que constituent les océans ainsi que les fonds marins. Nous connaissons la complexité croissante des missions que doit aujourd’hui remplir notre marine nationale : protection du domaine maritime, présence dans les zones de tension, surveillance des grands fonds, autant de responsabilités colossales assumées avec des moyens de plus en plus contraints.

La marine a toujours fait beaucoup avec peu, est présente sur tous les théâtres, qu’il s’agisse de la Méditerranée, de l’océan Indien ou de l’Indopacifique. Elle n’a jamais failli à sa mission malgré une sous‑dotation chronique. Aujourd’hui, la question du volume revient toutefois avec urgence. Le rapport du sénateur Dominique de Legge sur l’exécution de la loi de programmation militaire 2024‑2030 est alarmant : retard de livraison, report de crédit, inflation mal anticipée. L’indicateur de réalisation des équipements achetés s’établit à 62 %, avec des tensions particulièrement marquées sur les frégates, alors même que la marine est un pilier de notre autonomie stratégique. Aussi, dans les conditions actuelles d’exécution de la LPM, et face aux ambitions navales croissantes de nos partenaires comme de nos compétiteurs et du risque de la conflictualité qui explose, pouvons‑nous encore tenir nos objectifs ?

Amiral (2S) Christophe Prazuck. N’étant plus aux affaires, j’éprouve des difficultés à vous renseigner sur l’exécution de la LPM. L’ensemble de l’outil de défense a été réduit de manière parfois inquiétante depuis la LPM de 2009, mais le mouvement s’est inversé depuis 2015.

Un patrouilleur à la mer surveille autour de lui l’équivalent d’un département français. Si nous voulions surveiller la ZEE française, il faudrait avoir en permanence 600 bateaux à la mer. Cela n’arrivera jamais et n’a pas de sens. En conséquence, la meilleure manière d’assurer la surveillance de zones qui aiguisent de plus en plus d’appétits consiste à agir autrement, à travers les satellites ou l’intelligence artificielle, pour diriger des moyens – qui seront toujours trop comptés – vers les cibles les plus importantes.

Par ailleurs, les frégates sont effectivement en nombre insuffisant, mais les frégates multimissions (Fremm) sont des bateaux exceptionnels, dont la qualité n’a pas d’équivalent dans le monde. Le fait d’avoir doublé les équipages de ces bateaux permet de doubler les jours de mer et, d’une certaine manière, de compenser en partie leur nombre insuffisant.

M. Yannick Chenevard (EPR). Amiral, comme vous le soulignez, « notre défense commence au large ». Lorsque vous êtes devenus chef d’état‑major de la marine en 2016, la Chine émergeait comme une future puissance navale, l’hypothèse d’une confrontation navale en haute mer devenait plausible et la place majeure des porte‑avions était rappelée. Vous avez alors fixé trois priorités pour notre marine dans le cadre d’Horizon 2030 : le renouvellement, la régénération et la robustesse. Vous perceviez également l’importance des drones. Quel regard portez‑vous sur le renouvellement capacitaire ?

Ensuite, nous assistons aujourd’hui à une poldérisation en mer de Chine, une contestation des espaces maritimes et des tensions sur les détroits et canaux. Quel regard portez‑vous sur Montego Bay quarante‑trois ans après l’établissement du traité ? Des évolutions sont‑elles nécessaires ?

Amiral (2S) Christophe Prazuck. Votre question pose parfaitement le constat et les termes du débat. Le droit de la mer issu de Montego Bay est fragilisé. Par exemple, les revendications de Pékin sur la mer de Chine du Sud s’opposent totalement aux principes de Montego Bay. Cette position constitue d’ailleurs un mystère pour moi : la Chine, qui dépend du trafic maritime plus que tout autre pays dans le monde, fragilise les bases même du droit maritime qui permet son alimentation en produits énergétiques et ses exportations. La remise en cause a également lieu en Méditerranée orientale, où la Turquie n’a pas ratifié la convention de Montego Bay. La fragilisation de ce traité se traduit également par la récente décision du président américain d’autoriser l’exploitation minière des grands fonds dans les eaux internationales, dans ce qu’on appelle « la zone », qui est normalement soumise à une autorisation de l’Autorité internationale des fonds marins basée à Kingston, en Jamaïque.

Ensuite, le droit de la mer a été inventé à une époque où il ne s’agissait pas de préserver l’océan, mais de partager les ressources marines de manière équitable. Montego Bay a ainsi établi des zones économiques exclusives, à la demande des pays en développement. Aujourd’hui, le paysage est complètement différent. L’océan est en train de se transformer, des zones de pêche abondantes disparaissent, les enjeux de sécurité alimentaire et de biodiversité sont prégnants.

Désormais, le moteur de l’évolution du droit maritime concerne la protection de l’océan, des grands fonds, de la biodiversité. Le traité sur la haute mer traduit parfaitement cette évolution du droit maritime depuis Montego Bay, c’est‑à‑dire une inflexion vers la préservation d’un objet qui n’est pas infini et qui peut être modifié. Cette préservation d’un bien commun repose évidemment sur le multilatéralisme. En conséquence, le droit maritime est contesté, fragilisé, mais nous sommes en train de le modifier, de le renforcer, pour faire face aux nouveaux défis qui sont devant nous, sur sa préservation.

Encore une fois, la posture de la Chine sur la mer de Chine méridionale m’apparaît mystérieuse. Le coût politique des revendications me semble énorme, notamment vis‑à‑vis des autres pays riverains, face aux avantages potentiels. Les ressources halieutiques ont été largement diminuées et même dans ce domaine, il y aurait certainement moyen de trouver des accords avec les pays riverains. Il n’y a pas besoin de disposer d’une souveraineté sur des îlots s’il s’agit d’assurer la sécurité maritime entre le détroit de Malacca et les ports de Chine. La marine chinoise dispose de la flotte la plus nombreuse du monde ; il lui serait donc facile de mettre en place ce que nous faisons en mer Rouge, c’est‑à‑dire des escortes, des bateaux qui patrouillent. Les raisons de ces revendications me semblent vraiment de nature politique et nationaliste plus que d’ordre économique et rationnel.

M. Emmanuel Fernandes (LFINFP). À La France insoumise, nous considérons que le peuple humain se définit par sa dépendance absolue à l’océan mondial. Nous avons donc un intérêt collectif à agir pour protéger ce bien commun qui est gravement menacé par les conséquences du changement climatique, le productivisme qui engendre des pollutions destructrices, l’appropriation privée, les tensions entre nations et les conflits d’usage que les espaces maritimes suscitent et subissent.

Je souhaite vous interroger sur la coopération militaro‑scientifique qui s’organise dans notre pays via une institution duale. Je pense au service hydrographique et océanographique de la marine (Shom), qui remplit à la fois des missions civiles et des missions militaires, avec un soutien de la défense caractérisé par l’expertise que ce service apporte à la direction générale de l’armement (DGA) et par ses capacités de soutien opérationnel des forces. Les scientifiques peuvent également bénéficier de l’expertise de l’industrie militaire nationale. Des représentants du ministère des armées font par exemple partie du conseil d’administration de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer). Pourriez‑vous nous détailler quelques domaines concrets de coopération entre la marine et l’institut que vous dirigez ?

Ensuite, au moment où se tient à Nice la conférence des Nations unies sur l’océan, et alors qu’Emmanuel Macron a annoncé que les aires marines dites protégées dans lesquelles le chalutage de fond serait interdit passeraient d’ici à fin 2026 de 0,1 % à 4 %, l’ONG de défense de l’océan Bloom a découvert que ces 4 % de nouvelles aires marines supposées être fortement protégées se trouvent dans des zones dans lesquelles le chalutage de fond est déjà interdit. Je souhaitais donc connaître votre avis sur cet effet de communication.

Enfin, mon collègue Pierre‑Yves Cadalen est à l’origine d’une proposition de résolution visant à la création d’un Institut Océan de l’université des Nations unies en France, résolution adoptée le 2 avril de cette année à l’Assemblée nationale. Il est primordial de renforcer la coopération internationale et la diplomatie scientifique concernant les océans. Pensez‑vous que l’institut que vous dirigez pourrait prendre part à la création d’un tel Institut Océan de l’université des Nations unies spécialisé sur les océans en France ?

Amiral (2S) Christophe Prazuck. Sorbonne Université a apporté son soutien à l’université de Bretagne occidentale dans ce dossier de création d’une université des Nations unies consacrée aux océans. En compagnie de l’université de Bretagne occidentale, nous avons organisé il y a trois jours à Nice le premier forum international des universités marines pour essayer d’établir une plateforme d’échanges au sein de la communauté scientifique, mais également en faire profiter les étudiants, favoriser les cursus se déroulant dans plusieurs pays. Il s’agit d’une excellente initiative, que nous soutenons.

À chaque fois que cela est possible, nous favorisons la coopération internationale. Pour les étudiants dans les sciences de la mer, la compréhension des relations entre la science et la politique, la science et les négociations internationales est fondamentale. Nous voulons emmener des étudiants dans ces grands forums, les COP climat, les COP biodiversité, la conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc), afin qu’ils touchent du doigt la relation entre la connaissance scientifique et la décision politique.

Ensuite, la marine et l’institut que je dirige collaborent dans un projet commun, la mission Bougainville, indépendante du Shom. Aujourd’hui, la flotte océanographique française dispose de quatre bâtiments océanographiques hauturiers, contre 100 bateaux hauturiers pour la marine. Un jour de mer pour un bâtiment de recherche scientifique coûtant 40 000 euros, il est nécessaire de s’appuyer sur d’autres moyens que ceux de la flotte océanographique française si l’on veut multiplier les observations de l’océan.

C’est la raison pour laquelle nous avons établi ce partenariat avec la marine, qui consiste à utiliser en opportunité des bâtiments de soutien et d’assistance outre‑mer (BSAOM) basés à La Réunion, en Nouvelle‑Calédonie et en Polynésie, pour effectuer des observations sur le microbiome océanique, la base de la chaîne alimentaire. Sur ces bateaux, nous affectons chaque année deux étudiants en année de césure, sous un statut de volontaire officier aspirant.

Jusqu’à présent, la marine réalisait des observations météorologiques, que nous complétons désormais avec des observations biologiques effectuées par ces étudiants. Nous disposerons ainsi d’une base de données et des observations uniques au monde, qui permettront, je l’espère, de détecter des bascules d’écosystèmes.

Je ne suis pas un spécialiste du chalutage de fond, mais il est évident que celui‑ci engendre un impact sur l’environnement. Par ailleurs, les scientifiques peuvent naturellement fournir des éléments au débat sur la préservation de l’environnement océanique. Nous espérons tous que ces éclairages scientifiques permettront aux autorités politiques d’aboutir à des décisions équilibrées. Ces débats, ces échanges parfois difficiles, existent néanmoins et dégagent une tendance assez claire, qui devrait aboutir à une meilleure préservation de nos océans.

M. Sébastien SaintPasteur (SOC). Il existe une apparente concordance des temps. Alors que nous vous recevons ici, se tient également à Nice un sommet de l’océan où tous les responsables clameront leur attachement au climat, à la défense de nos océans, sans qu’il ne se traduise malheureusement par de véritables engagements. Nous ne sommes pas dans le cadre d’une COP, évidemment, mais il existe un sentiment de frustration parce qu’au fur et à mesure que les températures augmentent, la biodiversité recule.

Nous mesurons les effets de ces dérèglements à la lecture des rapports scientifiques ou des catastrophes naturelles aux quatre coins du monde, y compris dans notre pays. Existe‑t‑il une littérature scientifique, des recherches qui expliquent la dissonance cognitive profonde de certains responsables politiques sur l’enjeu environnemental, sur la nécessité de protéger nos océans ? Vous avez parlé des États‑Unis au sujet des recherches minières. Nous pourrions aussi nous référer au recul incompréhensible porté par la loi dite Duplomb. La réintroduction des néonicotinoïdes rappelle inévitablement l’ouvrage fondateur de Rachel Carson, Printemps silencieux, qui expliquait comment les pesticides, le dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT), détruisaient toute vie.

Faut‑il s’attendre à ce que la course aux ressources transforme demain nos océans en un véritable monde du silence, loin de la simple formule littéraire, mais un espace profondément saccagé ? Au cours du dernier siècle, la masse totale des poissons prédateurs a diminué de deux tiers. Les vagues de chaleur marine ont doublé depuis 1982 en raison de l’envolée de nos émissions de gaz à effet de serre, et l’océan est plus acide aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été depuis 20 millions d’années. Près de 25 milliards de particules de microplastiques flottent à sa surface, conséquence des 5 à 13 millions de tonnes de déchets dérivés du pétrole qui échouent chaque année, sans parler des récifs coralliens.

Nous savons que les marins, celles et ceux qui vivent sur la mer, sont attachés à la préservation des ressources. Pourriez‑vous partager votre sentiment sur ces paradoxes, alors qu’il existe plus que jamais une nécessité de protéger nos océans ?

Amiral (2S) Christophe Prazuck. Il existe certainement des études en sciences sociales sur l’écart existant entre la science, la perception du grand public et les décisions politiques. L’exemple du plastique est assez saisissant à ce titre. Lors des conférences internationales du traité pour limiter la pollution plastique, l’industrie porte une parole assez forte pour mettre en doute, fragiliser les conclusions ou les recommandations émises par les scientifiques. Plus largement, les questions sur la biodiversité constituent toujours un combat.

Des événements comme l’Unoc peuvent susciter des frustrations bien compréhensibles, mais elles ne peuvent pas pour autant être envisagées comme de simples gesticulations. Même si elle n’aboutit pas à un traité engageant, contraignant, cette étape de la mobilisation, de la sensibilisation, de la rencontre, est essentielle. À ce titre, j’ai relevé qu’un appel sur la pollution plastique de soixante‑quinze pays différents a été lancé hier pour parvenir en août prochain à Genève à la conclusion d’un traité sur la pollution plastique. J’ai également noté que le nombre de signataires du traité de la haute mer était passé d’une trentaine à plus de cinquante pendant l’Unoc.

Le multilatéralisme passe par ce genre d’événements, qui permettent des rencontres, d’afficher des ambitions. Par ailleurs, nous votons régulièrement pour donner notre appréciation sur le respect des engagements pris par les autorités politiques.

M. JeanLouis Thiériot (DR). Amiral, quelle est votre analyse sur le rôle de la ligne littorale dans la conflictualité navale future ? On sait qu’en mer Noire, les frappes engagées depuis le sol par des drones ou des missiles ont permis aux armées ukrainiennes de remporter des succès. Selon vous, cela signifie‑t‑il un renforcement de la capacité de frappe depuis la terre dans les eaux brunes, voire jusque dans les eaux vertes et les eaux bleues ? Devons‑nous en tirer des conséquences, notamment pour nos outre‑mer ?

Ensuite, vous évoquez le désir d’un renouveau du multilatéralisme pour la protection de cette ressource commune, que nous sommes nombreux à partager. Cependant, je suis peut‑être un peu moins optimiste que vous. Dans un monde du recours désinhibé à la force, où un certain nombre de grands acteurs n’ont pas signé Montego Bay, où les États‑Unis sortent volontairement de la COP 21, quelle place y a‑t‑il vraiment pour avancer sur des mécanismes suivis et contraignants ? Comment faire pour qu’ils ne se limitent pas à des vœux pieux ?

Amiral (2S) Christophe Prazuck. L’historien Martin Motte considère qu’il existe trois types de guerres sur mer : la guerre d’escadre où deux grandes flottes s’affrontent en haute mer ; la guerre de course, celle de Surcouf, qui consiste à s’en prendre au commerce de l’adversaire ; et la guerre de côte, qui consiste soit à attaquer les côtes de l’adversaire, soit à protéger les siennes. Le combat littoral existe depuis toujours. Dans celui‑ci, le défenseur a une longueur d’avance par rapport à l’attaquant ; à telle enseigne qu’en 1944, le général Eisenhower avait décidé de reporter le débarquement de Normandie du 5 au 6 juin en raison des conditions météorologiques.

Je ne dispose pas de renseignements de première main sur ce qui s’est passé en mer Noire. Néanmoins, à la lecture de la presse, je suis un peu surpris par la manière dont les Russes ont utilisé leurs moyens, qui me semble assez peu imaginative et assez imprudente. Si les Ukrainiens ont fait preuve d’une véritable audace tactique, le positionnement des Russes a été quelque peu surprenant ; ils ont été touchés par des missiles pourtant assez faciles à intercepter.

En revanche, si vous observez la situation dans le sud de la mer Rouge, les interceptions des missiles balistiques, très rapides, réalisées par les bâtiments européens et français en particulier montrent que les possibilités de défense face à des moyens à terre ne sont pas nulles et permettent de protéger le trafic maritime. Nous sommes donc dans cette dialectique du bouclier, de la cuirasse et de la lance, et les exemples de la mer Noire ne sont peut‑être pas reproductibles dans toutes les circonstances.

Ensuite, quels sont les outils du multilatéralisme ? Sur plusieurs sujets, l’exploitation minière des grands fonds, la pollution plastique, le traité de la haute mer, la France s’inscrit dans une démarche pour associer d’autres pays afin d’obtenir un effet de masse et d’entraînement suffisant pour peser au moins sur les opinions publiques. Cela sera‑t‑il suffisant ? Je l’ignore. Mais avons‑nous d’autres choix ? Devons‑nous rester les bras ballants devant certains pays qui refusent les règles internationales, veulent imposer leurs intérêts par la force ? Je ne suis pas diplomate, mais la solution qui me semble la plus engageante consiste à bâtir des coalitions entre pays volontaires.

M. Damien Girard (EcoS). Amiral, je souhaite vous interroger sur les enjeux liés aux grands fonds marins. J’ai déjà eu l’occasion d’échanger avec le sous‑chef d’état‑major opération de la marine sur la dimension militaire de leur surveillance et de leur protection. Au‑delà des aspects strictement militaires, les fonds marins constituent aujourd’hui un espace de compétition stratégique multidimensionnelle mêlant enjeux de sécurité, d’environnement, de recherche scientifique et de souveraineté économique. Avec ses 10,2 millions de kilomètres carrés et de zones maritimes, la France est à la fois une puissance d’opportunité et une puissance d’exposition.

Elle est câblée, connectée, mais aussi vulnérable. La stratégie ministérielle de 2022 a posé des jalons en soulignant le besoin de coopération entre l’État, les armées, les chercheurs et les industriels. Votre double expérience à la tête de la marine nationale et aujourd’hui au sein de l’Alliance Sorbonne Université illustre parfaitement cette convergence nécessaire entre compétences scientifiques et préoccupations stratégiques.

Dans ce contexte, je souhaite recueillir votre analyse sur deux points. D’abord, quelle perspective concrète de coopération entre les mondes militaires et scientifiques peut‑on développer pour mieux cartographier, surveiller, protéger les fonds marins tout en préservant la biodiversité ? Ensuite, à l’heure où Donald Trump annonce vouloir accélérer l’exploitation des grands fonds sous‑marins, comment la France et l’Europe doivent‑elles se positionner face à ce choix stratégique et à ses implications géopolitiques et environnementales ?

Amiral (2S) Christophe Prazuck. Vous mentionnez les perspectives de collaboration entre militaires et scientifiques sur la maîtrise des grands fonds, mais j’aurais tendance à vous répondre que chacun traite de sujets différents. Lorsque je faisais partie de la marine, nous abordions la question des grands fonds sous l’angle de la protection des infrastructures sous‑marines vitales, notamment pour l’économie, et en particulier les câbles sous‑marins.

Les scientifiques peuvent s’intéresser aux câbles sous‑marins dans la perspective d’utiliser les câbles sous‑marins comme des senseurs de biodiversité, des senseurs acoustiques. Mais ils s’attachent surtout à étudier la géologie ou la biologie des grands fonds, laquelle nous a par exemple fait découvrir dans les années 1980 la chimiosynthèse, qui était totalement inconnue à la surface de la terre.

En revanche, les points communs concernent les technologies d’intervention dans les grands fonds. Dans le cadre de France 2030, un programme lie l’ensemble de la communauté qui s’intéresse aux grands fonds pour développer des drones, des moyens de pénétration et d’intervention sous la mer. Ces technologies duales servent d’un côté à surveiller les grands fonds et de l’autre à les explorer. Si l’on devait entrer dans l’ère de l’exploitation minière des grands fonds, se poserait rapidement la question du contrôle. Y a‑t‑il une police des grands fonds ? En supposant que le code minier traite de cet aspect, qui assurera de son respect ? Qui relèvera les preuves ?

Normalement, ce contrôle relève de l’État du pavillon. Si le bateau navigue sous pavillon de Sierra Leone, la Sierra Leone doit s’assurer que l’exploitation minière des grands fonds est faite conformément au droit international. Mais l’on peut aussi considérer qu’une observation indépendante ne serait pas inutile. De la même manière que la marine conduit la police des pêches dans les zones économiques exclusives, peut‑être pourrait‑on imaginer là des moyens d’investigation, d’intervention, de surveillance. Mais leur coût serait faramineux. Les moyens d’observation et d’intervention à 4 000 mètres ou 6 000 mètres de profondeur se comptent sur les doigts d’une main, dans le monde entier. Contrôler plusieurs chantiers serait totalement hors de portée.

Que faire en cas de décisions unilatérales ? Au sein de l’Autorité internationale des fonds marins, qui se réunit à la fin du mois, il existe un forum où notre pays doit être capable de rassembler des protestations, des déclarations du plus grand nombre possible de pays pour réclamer un moratoire, empêcher ou protester contre une décision unilatérale.

M. le président JeanMichel Jacques. Je vous remercie pour vos très riches propos, qui nous ouvrent de nouvelles perspectives très intéressantes.

 


7.   Audition, ouverte à la presse, du vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord (mercredi 2 juillet 2025)

 

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous clôturons aujourd’hui notre cycle consacré aux espaces maritimes et aux enjeux de défense par l’audition du vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord. Amiral, durant votre première partie de carrière, vous avez alterné des fonctions à la mer, notamment en tant que commandant du Mistral et à terre, en particulier au sein de l’état-major des armées. Vous avez ensuite exercé au secrétariat général de la mer et vous avez pris vos fonctions de préfet de la Manche et de la mer du Nord au cours de l’été 2024.

Cette fonction de préfet maritime, moins connue que son équivalent territorial, est pourtant essentielle. Il existe trois préfets maritimes en métropole : le préfet maritime d’Atlantique à Brest, le préfet maritime de Méditerranée à Toulon et le préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord, à Cherbourg. Ces préfets maritimes ont autorité dans tous les domaines où s’exerce l’action de l’État en mer, notamment la défense des droits et intérêts nationaux, particulièrement dans les zones sous souveraineté ou juridiction française, le maintien de l’ordre public en mer, le secours et la sécurité maritimes, la protection de l’environnement maritime, la lutte contre les activités illicites en mer, la pêche illégale, le trafic de stupéfiants, l’immigration clandestine. Officier général de la marine nationale, le préfet maritime cumule les fonctions civiles de préfet avec celles de commandant de zone maritime. A ce titre, il assure, sous le commandement du chef d’état-major des armées, le contrôle opérationnel des forces déployées dans sa zone de compétence.

Cette énumération de vos missions témoigne de l’ampleur des défis qui sont les vôtres aujourd’hui en Manche et mer du Nord. Au-delà du rôle du préfet maritime et en lien avec l’action de l’État en mer, vous nous préciserez sans doute les missions et les enjeux de sécurité propres à cette zone. Il s’agit en effet de l’un des passages maritimes les plus empruntés au monde et, par conséquent, la cible de potentiels groupes terroristes ou d’autres compétiteurs stratégiques, qui peuvent apparaître parfois menaçants sous des formes hybrides.

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord. Mesdames et Messieurs les députés, c’est un honneur pour moi d’intervenir devant la commission de la défense nationale et des forces armées. En tant qu’officier général de marine, exerçant les fonctions de préfet maritime, je cumule en fait dans le cadre de mes responsabilités trois « casquettes » qui ont pour point commun la défense des intérêts maritimes de la France dans ma zone de compétence, la Manche-mer du Nord.

Je suis tout d’abord commandant de cette zone maritime, responsable à ce titre de toutes les opérations militaires qui engagent des moyens de la marine nationale et des autres armées. J’assure ainsi leur contrôle opérationnel dans ce périmètre géographique qui s’étend au nord jusqu’à la latitude reliant le Danemark à l’Écosse. Je suis également commandant d’arrondissement maritime. Sous cette casquette, j’exerce sur les territoires de la Normandie et des Hauts-de-France des fonctions organiques pour le compte de la Marine nationale : commandement du port militaire de Cherbourg, sûreté nucléaire, protection de défense des installations... Enfin, j’exerce sous l’autorité du premier ministre les responsabilités, de nature civile, de préfet maritime sur une zone maritime qui s’étend du Mont‑Saint-Michel jusqu’à la frontière belge. Ces trois casquettes sur une seule tête permettent une parfaite porosité et une cohérence entre la prise en compte des enjeux militaires et civils, relevant plus largement de ce qu’on appelle l’action de l’État en mer.

Pour simplifier, je dirais que l’action de l’État en mer (AEM) en France métropolitaine est une organisation originale qui confie à une autorité militaire, un amiral, la mise en œuvre d’un ensemble de politiques publiques maritimes, par essence pleinement interministérielles. Ce dispositif dual, civilo-militaire, offre la particularité de permettre la défense de l’intégralité des intérêts de notre pays, du grand large jusqu’aux espaces côtiers, qu’ils soient de nature militaire ou civile. Il permet par ailleurs une réponse immédiate en cas de crise en mer, avec des moyens lourds, capables de durer longtemps, c’est-à-dire plutôt ceux de la Marine nationale, bien que le préfet maritime exerce son autorité sur l’emploi des moyens de l’ensemble des administrations qui interviennent en mer.

Dans un contexte d’hybridité croissante des menaces, alors même qu’il n’est pas de crise maritime qui ne se répercute sur notre littoral et que la montée des tensions internationales ne va pas sans conséquence sur l’ensemble de nos espaces maritimes, la spécificité française de l’AEM me paraît aujourd’hui plus pertinente que jamais.

Je m’attarderai davantage sur la casquette de préfet maritime, qui peut être résumée en trois grandes fonctions. Le préfet maritime est tout d’abord le préfet de l’urgence en mer, avec une organisation et des pouvoirs lui permettant de répondre à toute crise maritime, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il est aussi préfet de police en mer, c’est-à-dire qu’il veille à l’exécution en mer des lois et règlements de la République, grâce à l’autorité de police administrative générale qui lui est confiée. Enfin, fonction plus récente, mais non moins importante que les deux premières, le préfet maritime est préfet de la planification des espaces maritimes, compétences qu’il partage avec un préfet de région coordonnateur, le préfet de la région Normandie, en ce qui me concerne. À ce titre, j’organise l’ensemble des activités maritimes sur un espace de plus en plus contraint et convoité, tout en garantissant la préservation de l’environnement marin.

Permettez-moi maintenant de vous parler de ma zone maritime.

Pour caractériser l’évolution de cet espace et aborder les enjeux de préservation de nos intérêts maritimes qu’il porte, je vous propose deux angles d’approche complémentaires. Le premier est axé sur une logique de flux. La Manche-mer du Nord est en effet un espace majeur de flux maritimes matériels – 25 % du fret maritime mondial, 13 millions de passagers Transmanche – mais aussi immatériels, à travers les câbles sous-marins, qu’ils soient de communication ou énergétique. Ces flux sont particulièrement sensibles aux répercussions des phénomènes internationaux, qu’il s’agisse des tensions géopolitiques ou du développement des trafics à grande échelle.

Le second, plus statique, est axé sur une logique de territorialisation de l’espace. Ce dernier est en effet une zone géographique contrainte où les usages maritimes se multiplient et se superposent, induisant deux phénomènes structurants : une cinématique fulgurante des crises, et une compétition de plus en plus exacerbée pour l’espace maritime.

Première approche donc, la Manche peut être considérée comme une zone de flux où se répercutent les tensions internationales. Ses pays riverains sont tous alliés, ils partagent les mêmes valeurs et coopèrent activement. Autrefois l’une des mers intérieures de l’Union européenne, la Manche en est, depuis le Brexit, une frontière extérieure. Pour autant, la coopération avec nos partenaires britanniques reste active, tant dans le domaine de la sécurité maritime que dans celui de la sûreté. Le sujet étant couvert par une actualité brûlante, je me permets de souligner l’excellent niveau de coopération entretenue avec mes partenaires britanniques, par exemple sur la gestion complexe du volet maritime de la crise émigratoire.

Bien qu’il soit bordé par des pays alliés, cet espace maritime n’est pas isolé des soubresauts géopolitiques et sécuritaires. Trois préoccupations d’actualité me paraissent ainsi à souligner : la crise migratoire, ou plutôt émigratoire, les répercussions du conflit russo-ukrainien et les risques générés par le contournement des sanctions de l’Union européenne par les Russes, c’est-à-dire la problématique de la flotte dite fantôme, et enfin la dimension maritime du narcotrafic.

Le volet maritime de la crise migratoire, qui s’étend désormais de la frontière belge jusqu’à l’embouchure de la Seine, illustre cette répercussion des phénomènes migratoires mondiaux sur la Manche. Nous retrouvons sur le littoral du nord de la France des migrants de nationalités variées, dont la répartition constitue d’ailleurs un baromètre assez fidèle de l’évolution des crises que l’on retrouve un peu partout dans le monde. Pour ces migrants, qui fuient un quotidien insupportable, le Royaume-Uni apparaît comme un eldorado. Ce « bras de mer » de 31 kilomètres dans sa plus faible largeur, dont la plupart des migrants ignorent ou minimisent les dangers, ne les dissuade pas de tenter cette ultime étape d’un périple des plus dangereux, long de parfois plusieurs années. Ce contexte génère une situation unique en France, puisque nous réalisons des sauvetages de masse presque quotidiens, et unique aussi en Europe, car nous faisons face ici à un phénomène d’émigration et non d’immigration.

Pour y répondre, la France déploie un dispositif aéromaritime hors normes à plusieurs titres, et d’abord, en termes de moyens mobilisés. Aujourd’hui, le volet Search and Rescue (SAR) mobilise en permanence le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) Gris-Nez, quatre sémaphores, six navires, un hélicoptère et des drones, sans compter, bien sûr, les moyens de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) et des services départementaux d’incendie et de secours (SDIS).

Le dispositif est également hors normes en termes de volume d’opérations conduites. En 2024, nous avons secouru plus de 6 000 migrants. Sur la seule journée du 31 mai dernier, par exemple, près de 1 400 migrants ont tenté la traversée à bord d’une vingtaine d’embarcations. Enfin, la nature même de ces opérations de sauvetage est également hors normes, du fait du niveau de risque que prennent les passeurs et qu’acceptent les migrants. Les embarcations sont surchargées et structurellement inadaptées pour affronter une mer difficile comme la Manche et traverser l’autoroute maritime qu’est le pas de Calais. Mais les migrants sont tellement déterminés à rejoindre le Royaume-Uni qu’ils n’acceptent notre assistance qu’en ultime recours. Vous imaginez bien que tout ceci place nos marins face à des situations humaines et opérationnelles très complexes.

Par ailleurs, générer ce dispositif de sauvetage en mer exige un effort très significatif pour les administrations concernées, entraînant des effets d’éviction sur les autres missions de l’action de l’État en mer. Ce dispositif repose en dernier lieu sur une coordination pleine et entière avec les forces de sécurité intérieure à terre, avec mes homologues préfets terrestres, mais également les services britanniques. Nos approches terrestres et maritimes ne divergent pas. Elles se complètent, même si la mer a ses spécificités et ses dangers qu’on ne peut ignorer.

Enfin, le comité interministériel de contrôle de l’immigration a demandé en début d’année d’étudier les possibilités d’évolution de la doctrine d’action de l’État en mer et dans les eaux intérieures pour répondre au mieux à l’évolution de cette crise. Les conclusions ont été présentées à l’arbitrage du premier ministre en fin de semaine dernière. Elles conduiront probablement à une évolution de nos modalités d’intervention sans toutefois remettre en cause la priorité absolue et toujours affirmée qu’est la sauvegarde de la vie humaine.

Le deuxième éclairage illustratif des enjeux de flux concerne les répercussions de la crise ukrainienne sur la présence russe en Manche mer du Nord. Au titre de mes responsabilités militaires de commandant de zone maritime, j’assure le suivi des forces navales russes, pour qui cette zone représente une bascule entre un espace stratégique de la Baltique vers l’Atlantique, voire la Méditerranée. Si les Russes y naviguent jusqu’à présent en respectant le droit de la mer, nous ne restons pas pour autant passifs.

Nous agissons ainsi en coopération avec nos alliés selon une posture ferme et ostensible de surveillance et, si besoin, en contraignant leur manœuvre, par exemple en restreignant l’accès à nos approches. Notre action offre aussi un suivi intéressant des manœuvres de plus grande ampleur de l’armée russe, par exemple son désengagement de Syrie.

Au titre de mes responsabilités de préfet maritime, je suis aussi les enjeux russes à travers le sujet de la flotte fantôme, ce phénomène qui consiste, pour un État, à avoir recours de manière opaque et en recherchant une moindre traçabilité à des navires d’États tiers afin de poursuivre des exportations ou importations en contournant les sanctions internationales.

Ce phénomène tire profit des libéralités du droit maritime international ainsi que de la relative opacité du transport maritime et des opérations de soutage. Il ne concerne d’ailleurs pas que les intérêts russes, mais également ceux d’autres pays, comme l’Iran ou la Corée du Nord. Pour la France, ces navires présentent un risque en termes de sécurité maritime. Il s’agit essentiellement de tankers de moyenne capacité, souvent de construction ancienne, récemment acquis par des opérateurs peu identifiables et ne respectant pas souvent les standards minimums de sécurité. Nous avons également des doutes sur la solidité de leur police d’assurance. Face à cet enjeu, l’action de l’État consiste d’abord en une surveillance particulièrement attentive de cette flotte, dont on estime qu’elle pourrait se composer d’environ 900 navires, parmi lesquels une dizaine est suivie quotidiennement en Manche. Je ne rentrerai pas ici dans les détails, mais sachez que des réflexions sont en cours pour identifier des modes d’action pour lutter contre ce phénomène. L’interception de ces navires n’est évidemment pas sans risque et nécessite anticipation et discernement.

Enfin, le troisième et dernier enjeu généré par l’importance et la densité des flux concerne le narcotrafic par voie maritime. En effet, le vecteur maritime constitue aujourd’hui une des voies d’approvisionnement privilégiées par les narcotrafiquants, comme l’illustre l’importance des saisies portuaires dans les grands ports, notamment au Havre. Des échouages de produits stupéfiants sur les côtes de la Manche et de la mer du Nord sont également régulièrement constatés. Ils sont très probablement le résultat d’échecs de transbordements à distance, les drop-off, entre un navire mère et un navire fille.

Parmi toutes les missions de l’action de l’État en mer, la lutte contre le narcotrafic constitue probablement l’une des plus complexes et sans doute celle qui nécessite le plus de coordination, évidemment dans le respect des prérogatives de chaque administration et dans le respect de l’indépendance du pouvoir judiciaire.

J’en viens au deuxième angle d’approche pour caractériser la façade, la compétition pour l’espace maritime. Celui-ci, longtemps dédié à une exploitation ponctuelle et parfois concomitante à plusieurs activités, se territorialise de manière croissante.

Cette tendance s’illustre par l’apparition récente d’infrastructures industrielles en mer, générant une occupation statique et permanente de plus en plus significative, mais aussi par l’exigence toujours plus forte de protéger le milieu marin en y réduisant les activités. L’ambition actuelle de déploiement de projets industriels en mer est sans précédent. Le président de la République a, par exemple, fixé le cap très ambitieux de 45 gigawatts de production cumulée d’énergie éolienne en mer à l’horizon 2050.

Pour la Manche-mer du Nord, un objectif de 12 à 15 gigawatts est fixé pour 2050, soit dix parcs identifiés, faisant d’elle la principale contributrice à l’atteinte de l’objectif national. Par l’occupation permanente de l’espace qui en découle, ces projets d’envergure sont porteurs de nouveaux risques liés à la sûreté et à la sécurité. Ces installations industrielles vont en effet réduire les espaces de manœuvre et les zones d’abri dans un espace qui est déjà traversé par des couloirs de navigation très denses. C’est notamment le cas en baie de Seine, où les éoliennes vont restreindre une zone abri indispensable lors de phénomènes météorologiques exceptionnels de plus en plus fréquents.

Les parcs éoliens les plus au large viennent par ailleurs rapprocher le danger des rails de navigation, alors même que ceux-ci avaient été mis en place après les catastrophes pétrolières des années 70 pour justement écarter le trafic de la côte. Or, en matière de sécurité maritime, il est indispensable de ne pas rogner les marges de précaution. Ces risques sont amplifiés par les caractéristiques géographiques de cet espace maritime : faibles profondeurs, forts courants, fréquentes tempêtes. Toute crise prend ici une cinématique rapide, avec de très courts préavis pour intervenir.

L’autre enjeu est celui de la sûreté maritime, puisque les parcs éoliens en mer vont devenir des infrastructures sensibles contribuant directement à notre souveraineté énergétique. Les risques d’atteinte à l’intégrité de ces installations peuvent être générés par des actions involontaires ou accidentelles, mais également par des actions intentionnelles simples à mettre en œuvre : vandalisme, sabotage ou utilisation comme boîte aux lettres pour des trafics. Le régime de liberté des usages choisi par la France au sein des parcs éoliens a un prix et nécessite de prendre en compte dans le cahier des charges des appels d’offres éoliens des dispositifs relatifs à la sûreté maritime.

Un autre type d’infrastructure industrielle sensible se déploie également de manière croissante en mer : les câbles sous-marins, qui font transiter 99 % de nos communications. Avec la numérisation toujours croissante de la société et le déploiement d’une transition énergétique faisant une large part à l’électricité, la sécurisation de ces connexions sous‑marines est devenue un enjeu géopolitique de tout premier ordre. La criticité de ces installations impose donc d’être en capacité de les protéger. Les ruptures de câbles actuellement identifiées, environ 200 cas par an à l’échelle internationale, sont essentiellement accidentelles, souvent causées par des engins de pêche traînants ou des ancres de navire, mais elles peuvent aussi être provoquées volontairement, comme nous l’avons constaté en mer Baltique.

À ce titre, des récents événements en Baltique, je retiens deux enseignements immédiats et globalement transposables en Manche, dont les caractéristiques géographiques sont similaires. Le premier est plutôt inquiétant. Nos câbles sous-marins sont intrinsèquement fragiles et exposés par petits fonds. Il n’est pas nécessaire de disposer de hautes technologies pour les cibler, puisque laisser traîner une ancre peut suffire. Le second est plus rassurant : en cas d’attaque massive et probablement détectable en amont, les toiles d’araignées des câbles sous-marins de communication constituent un réseau résilient et nos capacités de réparation apparaissent réactives et solides.

D’un point de vue stratégique, il est intéressant de noter que l’accroche de câbles est une action qui permet, pour celui qui la commet, de désorganiser le camp adverse en restant sous le seuil de l’action militaire. Or la répression de ces actions sous le seuil présente l’inconvénient de rester dans le champ de la seule action civile, et implique de mettre en œuvre des moyens juridiques qui peuvent aujourd’hui paraître insuffisants. Le retour d’expérience de nos partenaires en Baltique démontre toutefois qu’il leur a été possible de déployer quelques actions opérationnelles préventives communes. En Manche, si nous n’avons à ce jour heureusement pas constaté d’actions de ce type, il nous revient d’en anticiper les modes d’action réactifs.

Enfin, n’oublions pas que de plus en plus de câbles sous-marins, dits câbles intelligents, sont désormais instrumentés et recueillent ainsi des données relatives à leur environnement physique. Ces données, qui sont normalement destinées à s’assurer de l’intégrité du câble ou à se renseigner sur le milieu marin, peuvent toutefois se révéler sensibles si elles sont collectées par des États compétiteurs, car elles pourraient, par exemple, faciliter la localisation de bâtiments militaires.

En conclusion, l’espace Manche-mer du Nord constitue une zone maritime où les enjeux de sécurité et de sûreté sont croissants et nécessitent une vigilance permanente au cœur de l’action de l’autorité maritime que je représente. La mer est un espace où la compétition est exacerbée et où les stratégies hybrides de nos compétiteurs aujourd’hui, et nos potentiels ennemis demain, trouvent un terreau favorable. Nous devons en prendre conscience collectivement afin de mieux protéger nos intérêts nationaux. Notre chef d’état-major des armées rappelle souvent qu’il faut gagner la guerre avant la guerre et que nous devons inscrire notre action dans le triptyque « compétition-contestation-affrontement » et non plus le désormais caduc « paix-crise-guerre ».

L’action de l’État en mer prend toute sa place dans ce nouveau triptyque, au-delà des seuls stades de compétition et de contestation. En effet, pour la préparation de l’affrontement, autrement dit la haute intensité, un travail quotidien est nécessaire, qui commence très en amont. Pour la Marine nationale, la préparation de la haute intensité repose donc également sur une présence le long du littoral français, avec une participation permanente à l’ensemble des missions de l’action de l’État en mer. L’action de l’État en mer est ainsi objectivement l’un des socles de nos savoir-faire pour la haute intensité.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Christophe Blanchet (Dem). Sans connaître la situation de Dunkerque, je sais qu’Ouistreham est également un lieu de départ de migrants vers l’Angleterre, mais j’ai constaté que cette commune ne figurait pas sur la carte que vous avez projetée lors de vos propos liminaires. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Ensuite, je souhaite évoquer les sauvetages que vous réalisez auprès des embarcations de migrants. Ceux-ci quittent leur pays, pensant trouver en Angleterre l’eldorado, au terme d’un périple éprouvant de plusieurs années. Lorsqu’ils sont récupérés en mer, qu’arrive-t-il par la suite ? En effet, nous pouvons les aider lorsque leur identité est connue, mais nous ne pouvons pas le faire lorsqu’ils refusent de la révéler. Pourtant, ils sont toujours là. Se retrouvent-ils sur le même lieu, sont‑ils accompagnés ? Les mineurs sont-ils hébergés ? Certains se prétendent mineurs, mais sont en réalité bien plus âgés.

Enfin, pouvez-vous évoquer la SNSM, notamment à Ouistreham, et le trafic de drogue, qui implique parfois certains pêcheurs ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. La carte qui vous a été présentée comporte une zone en rouge, la zone historique sur laquelle nous constatons le plus grand nombre de départs, avec des small boats très chargés, qui sont les embarcations privilégiées depuis 2018, depuis que nous avons sécurisé la voie maritime, la voie routière et la voie ferroviaire. Cette zone correspond à la distance la plus courte entre les rivages français et anglais. Nous essayons évidemment de prévenir ces départs et je salue l’action des forces de sécurité intérieure qui réalisent un travail quotidien colossal pour éviter que ces gens ne se mettent en danger en prenant la mer dans des conditions absolument déplorables.

Je rappelle que les passeurs appartiennent désormais à des organisations criminelles structurées ; une véritable « économie » s’est mise en place. Nous avons tendance à observer une extension de la zone des départs vers le sud pour contourner le dispositif à terre. Les moyens employés peuvent être différents, qu’il s’agisse de ferries, de voiliers loués ou volés par des passeurs. Récemment, nous avons ainsi empêché un départ de voilier depuis Cherbourg. Nous sommes évidemment très attentifs à ces départs que je qualifierais d’anecdotiques en termes de volume. En lien avec les services à terre, notamment les services de renseignement, nous faisons en sorte de suivre ces filières, ces modes d’action et de les empêcher.

Concernant la deuxième partie de votre question, la prise en charge à terre des personnes sauvées en mer ne relève pas de ma responsabilité. Mon domaine de responsabilité concerne « l’eau salée ». Néanmoins, je travaille en étroite coopération avec tous les services à terre, que ce soit en amont des départs ou en aval, après la réalisation des opérations de sauvetage. Dans une logique de continuum mer-terre, le dispositif mis en place à terre permet la prise en compte des naufragés, de poursuivre les soins au plus fragiles et aux blessés.

Tant que nous sommes dans les eaux françaises, nous devons procéder au sauvetage des personnes en danger. Comme je l’ai dit, les migrants refusent généralement ces sauvetages, sauf lorsqu’ils affrontent une situation de détresse absolue. Pour eux, être recueilli dans les eaux françaises signifie, conformément au droit international de la mer et à la règle du « port sûr le plus proche », être reconduit en port français, ce qui constitue objectivement un échec par rapport à leur tentative de traversée. De mon côté, je dois faire en sorte que les services à terre soient prévenus le plus tôt possible pour être en mesure de prendre en compte ces naufragés.

Une courte vidéo sur les sauvetages en mer d’embarcations de migrants est projetée.

La SNSM ne fait pas partie de la fonction garde-côtes, ce n’est pas une administration, mais une association loi 1901 reconnue d’utilité publique. Pour autant, au quotidien, ces acteurs œuvrent pour ces sauvetages, jour et nuit, aux côtés des moyens des administrations. J’y suis très attentif et vais régulièrement voir les différentes stations, parce qu’ils sont confrontés, comme tous les autres marins, à des situations particulièrement compliquées.

Nous sommes également sensibles à leur statut, puisqu’il s’agit de bénévoles, qui peuvent être exposés d’un point de vue juridique, comme en témoigne le drame du Breizh à Ouistreham. Des réflexions ont été menées dans le cadre du comité interministériel de la mer 2025 afin que leur statut puisse intégrer cette exposition juridique et qu’ils puissent continuer à exercer leur bénévolat dans de bonnes conditions. La ministre de la mer, qui a rencontré il y a quelques mois les bénévoles de la SNSM dans une station du nord de la façade, s’est aussi engagée à faire évoluer la réglementation pour mieux protéger nos sauveteurs en mer.

Vous avez évoqué également le cas des pêcheurs impliqués dans le narcotrafic. Lors de mon propos introductif, j’ai mentionné les nouveaux modes d’action de drop-off, qui consistent à réaliser des transferts de marchandises illicites à la mer plutôt que dans les ports, où nous durcissons nos moyens de contrôle. Ces drop-off peuvent effectivement concerner des navires de pêche ; nous y sommes particulièrement vigilants.

M. Alexandre Dufosset (RN). L’exercice Polaris 2025, qui s’est déroulé du 12 mai au 15 juin dernier, a permis d’engager de nombreuses unités navales, aériennes et terrestres, dans des scénarios simulant une rupture stratégique. Dans ce cadre, la Manche a accueilli des manœuvres d’envergure et des séquences d’entraînement particulièrement complexes. Dans un espace dense et contraint, elles ont mis en lumière à la fois la réactivité de nos forces et les limites d’un théâtre aux missions déjà saturées.

Dans ce contexte, le groupe Rassemblement National réaffirme sa position : la défense de nos frontières maritimes, la maîtrise de nos espaces souverains et la protection de nos intérêts économiques exigent une armée pleinement disponible et stratégiquement autonome.

La façade Manche-mer du Nord, souvent considérée comme un espace arrière, est en réalité une zone de friction permanente, où les menaces sont multiples, hybrides et parfois dissimulées dans les flux civils. En tant que député du Nord, je ne peux que souligner que la pression migratoire demeure un facteur de saturation pour les forces affectées à la zone. Ces dernières semaines, le volume d’opérations de secours a explosé, mobilisant la totalité de l’éventail de nos moyens. Bien que relevant de l’action de l’État en mer, ces missions absorbent une part significative de l’effort naval et aérien quotidien. Il en résulte une fragilisation de notre posture stratégique. En l’espèce, la marine nationale est assignée à un rôle de gestion humanitaire.

Deuxièmement, la présence répétée de bâtiments russes à proximité de nos côtes s’inscrit dans une logique de démonstration de présence, de test de nos réactions et de renseignement, un mode opératoire typique de la guerre dite « grise », qui vise à brouiller les lignes entre droit de la mer et action d’influence. Dans un espace aussi densément occupé que la Manche, cette conflictualité particulière crée une tension permanente.

Compte tenu du contexte que je viens de décrire, entre saturation migratoire et tensions géopolitiques, disposez-vous dans votre zone de compétence des moyens suffisants pour assurer cette double mission de sauvetage et de défense ? Dans le cas contraire, que vous manque-t-il ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Vous avez assez bien résumé les caractéristiques et les enjeux de défense dans cette zone maritime. Naturellement, tout chef militaire souhaiterait toujours obtenir plus de moyens pour mener à bien ses missions.

Effectivement les moyens de l’action de l’État en mer, dont ceux de la Marine nationale, sont aujourd’hui fortement mobilisés sur la mission de sauvetage en mer. Pour autant, personne ne peut affirmer que l’État devrait délaisser cette mission, personne ne remet en cause la primauté de la sauvegarde de la vie humaine. D’ailleurs, aucun marin ne comprendrait qu’on lui demande de ne pas remplir cette mission « obligatoire » de sauvetage de la vie humaine, au profit d’autres missions.

Il est exact qu’aujourd’hui, nous remplissons moins de missions « historiques » de l’action de l’État en mer, probablement en matière de police des pêches, de lutte contre le narcotrafic. Cependant, les moyens militaires ne sont pas les seuls à participer à cette mission de sauvetage. En 2022, la première ministre avait décidé, à la suite à un naufrage, de renforcer significativement le dispositif étatique de sauvetage en mer en décidant d’affréter deux navires, aujourd’hui le Minck et le Ridens de la société SeaOwl, qui sont venus participer à ce dispositif permanent de six navires dédiés au sauvetage dans la Manche mer du Nord. Ce renfort permet aux moyens étatiques de retrouver un peu de marge de manœuvre et de conduire d’autres activités, d’autres opérations qui relèvent de l’action de l’État en mer. Il faut également évoquer les Abeille, dont l’Abeille Normandie basée à Boulogne, qui est affrétée par la Marine nationale et qui contribue à cette mission.

Vous avez également mentionné les passages de navires russes. Il peut s’agir de la flotte fantôme, mais aussi de navires russes en transit. Il faut savoir que l’on ne passe pas inaperçu en Manche et en mer du Nord. En effet, avant d’y pénétrer, il faut passer par le dispositif de séparation de trafic (DST) des Casquets, puis par le DST du pas de Calais. Ainsi, « l’autoroute maritime » entre les deux DST contraint assez fortement le passage des unités.

Quotidiennement, nous disposons de moyens, navals et/ou aériens, qui sont en mesure de surveiller les navires russes, qu’ils soient civils ou militaires. Ceci se fait en coopération avec nos homologues britanniques, mais aussi de la façade Atlantique, sur une zone plus large. Nous leur montrons que nous sommes présents, que nous savons où ils naviguent, et que s’ils étaient tentés de dévier de la route commerciale normale ou d’effectuer des incursions plus près de nos côtes, nous serions bien évidemment en mesure de les suivre plus précisément et éventuellement de dédier un moyen pour réaliser un marquage plus précis.

J’ajoute qu’il s’agit d’une zone importante de bascule entre théâtres pour les navires russes. Ils respectent pour l’instant le droit international de la navigation. En termes maritimes, leur passage est « inoffensif ». Il n’en demeure pas moins que nous continuons à les surveiller et à leur faire comprendre qu’ils sont suivis.

M. Yannick Chenevard (EPR). Vous avez rappelé dans votre propos liminaire la situation géographique éminemment stratégique de la zone dont vous avez la responsabilité. Ceux qui, il y a quelques années, pensaient que la préfecture maritime Manche-mer du Nord pouvait disparaître ou devenir une annexe en sont pour leurs frais. La base navale de Cherbourg reprend force et vigueur. La base industrielle et technologique de défense (BITD) marine y est particulièrement active.

Les flux maritimes dans la zone dont vous avez la surveillance sont parmi les plus importants du monde. Les flux de migrants, vous l’avez rappelé, sont considérables, dangereux. Je veux en profiter pour saluer nos marins, qu’ils soient d’ailleurs civils et militaires, qui mènent des actions difficiles, parfois humainement extrêmement difficiles.

Je profite de cette occasion pour rappeler que la proposition de loi visant à reconnaître le bénévolat de sécurité civile que j’avais présentée et qui a été votée à l’unanimité à l’Assemblée, attend désormais son inscription au Sénat. Il s’agit là d’une façon de reconnaître l’engagement de nos bénévoles.

Comment voyez-vous la poursuite de la montée en puissance de la base navale de Cherbourg et de son écosystème ? Concernera-t-elle la guerre des mines, la chasse aux sous-marins, la formation, les risques liés à la pollution maritime, notamment la pollution maritime liée à la flotte fantôme et à l’état des bateaux qui la composent, les fonds marins, les câbles sous-marins et leur réparation ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Je vous remercie pour vos mots concernant nos sauveteurs en mer. Au sein des administrations de la fonction garde-côtes, au côté de la Marine nationale, il ne faut d’ailleurs pas non plus oublier les affaires maritimes et les douanes, qui participent à cette mission. En outre, quand je mentionne la Marine nationale, j’inclus évidemment la gendarmerie maritime qui lui est rattachée.

Dans cette zone maritime, la multiplicité des enjeux impose notamment à la base navale de Cherbourg d’être en mesure de garantir la défense de nos intérêts, au sens très large. Je rappelle à cet égard que Cherbourg est le berceau de la dissuasion nucléaire française : c’est à Cherbourg que « naissent » nos sous-marins nucléaires, qu’ils soient lanceurs d’engins ou sous-marins nucléaires d’attaque. C’est également à Cherbourg qu’ils viennent finir leur vie, puisqu’ils y sont démantelés ; avec tous les enjeux de sécurité et de sûreté associés. Comme vous l’avez souligné, la BITD, à dimension stratégique, y est très développée et dispose de belles perspectives de contrats à l’export. Elle a donc besoin qu’on lui garantisse de pouvoir mener ses activités économiques dans de bonnes conditions.

L’évolution de la base navale passe aussi par la capacité à accueillir les futurs moyens qui y seront basés, ceux de la Marine, de la gendarmerie maritime. Nous devons donc programmer des travaux importants, notamment sur les installations électriques de la base navale. Nous accueillons et accueillerons des nouveaux patrouilleurs ; nous devons donc être en mesure d’assurer notre capacité de véritable port-base, aussi bien sur le soutien logistique, l’entretien des navires, que sur la protection de la base elle-même et de ses intérêts.

L’exercice Polaris, dont le volet pour la Manche-mer du Nord s’appelait Cyclone, visait justement, dans un scénario assez inédit et complet, tant dans la durée que dans le nombre de moyens mobilisés, à vérifier notre capacité à assurer la défense maritime du territoire, et plus particulièrement celle du port militaire de Cherbourg. Il s’agissait en effet de prendre en compte les nouvelles menaces, notamment hybrides, afin de « rester dans la course ». Cet exercice de défense globale face à des menaces hybrides, réalisé aussi à Brest (Bourrasque), a été extrêmement profitable.

Il a permis de conforter le fait que sur les réflexions en cours concernant la dotation de nouveaux moyens (je pense ici à la lutte antidrones, mais également aux drones pour surveiller nos espaces sous-marins), nous étions sur la bonne voie. Nous en avons tiré un très grand nombre d’enseignements très intéressants.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Plus de 20 000 exilés ont traversé la Manche depuis le 1er janvier, soit un chiffre record. Dans une directive du 10 novembre 2022, votre prédécesseur, Marc Véran, rappelait clairement que le cadre de l’action des moyens agissant en mer, y compris dans la bande littorale des 300 mètres, est celui de la recherche et du sauvetage en mer et qu’il ne permet pas de mener des actions coercitives de lutte contre l’immigration clandestine.

Cependant, ce rôle essentiel est aujourd’hui pris dans une contradiction majeure. Le traité de Sandhurst prévoit que le Royaume-Uni verse plusieurs dizaines de millions d’euros à la France en échange du durcissement de sa politique répressive à l’égard des migrants. Le 13 juin 2025, des policiers armés de matraques et de boucliers ont utilisé des gaz lacrymogènes dans l’eau pour empêcher des personnes, y compris des enfants en bas âge, de monter dans une embarcation. Or vous n’êtes pas sans savoir qu’une fois les personnes à l’eau, c’est le principe de sauvetage qui doit primer sur toute autre considération.

À la suite de ces faits scandaleux, l’association humanitaire Utopia 56 a saisi la Défenseure des droits et indique que plus de 65 personnes sont mortes à moins de 300 mètres des côtes lors des deux dernières années contre cinq sur les cinq années précédentes. Lors de ma visite à Calais en octobre 2023, dans le cadre des travaux de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, j’ai moi-même recueilli des témoignages alarmants : harcèlements quotidiens sur les plages, violences policières, usages de gaz lacrymogène. Les associations présentes décrivent une répression qui ne dissuade pas, mais pousse à des traversées plus dangereuses dans des embarcations toujours plus précaires et surchargées.

Les millions d’euros versés par le Royaume-Uni bénéficient-ils aux moyens de sauvetage en mer supervisés par la préfecture maritime ou uniquement à financer la répression ? Comment l’État peut-il piétiner ainsi la Convention européenne des droits de l’homme et notamment l’interdiction des refoulements à la frontière ? Enfin, quand l’État œuvrera-t-il pour mettre en place des routes migratoires sûres qui sont la seule voie possible pour préserver les vies humaines et faire cesser à la fois la traque et les trafics de migrants ? Autrement dit, quel est le sens de tout cela ? Quel est le sens d’ajouter des drames à la misère ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Monsieur le député, mon propos liminaire et mes réponses aux premières questions ont bien souligné que la primauté de la sauvegarde de la vie humaine dirige notre action. Le contenu de la directive de 2022 ne sera jamais remis en question. En mer, la situation est compliquée, dramatique et dangereuse ; lorsque les sauveteurs font face à ces situations, leur approche ne consiste qu’à sauver des vies. En aucun cas ils n’agissent autrement, eu égard au droit international de la mer et aux différentes conventions auxquelles la France est partie. Une autre approche les exposerait par ailleurs pénalement, si leur action venait à provoquer un naufrage ou des décès.

En revanche, des réflexions sont conduites pour savoir comment mieux lutter contre les passeurs. Je rappelle que derrière ces drames se profilent des organisations criminelles qui mettent de plus en plus en danger ces migrants en utilisant des embarcations de plus en plus grandes, précaires, en les surchargeant. En conséquence, la première des responsabilités est portée par ces passeurs, qui sont véritablement des criminels. Le travail réalisé à terre, mais aussi en mer, lorsque des présumés passeurs sont raccompagnés à terre, consiste à lutter contre ces réseaux.

Je le redis vraiment très clairement et avec force : c’est bien une logique de sauvetage de la vie humaine qui prime et qui continuera à primer, quelles que soient les éventuelles évolutions des modes d’action pour lutter contre les passeurs, que nous serons amenés à mettre en œuvre dans le cadre du mandat de contrôle de l’immigration.

Ensuite, au sein du fonds Sandhurst, sur le cycle précédent 2023-2025, la partie dédiée à la composante maritime, le SAR, était de 1 %. Elle a permis de financer un certain nombre d’éléments, notamment un ponton qui a été mis en place à Calais pour faciliter les opérations d’accueil des naufragés. Lors du prochain cycle (2026-2029), le volet maritime pourrait être relevé à 8 %, avec des moyens qui seront toujours dédiés au sauvetage, mais aussi d’autres qui seront potentiellement dédiés à l’amélioration de notre dispositif de lutte contre les passeurs.

La coopération opérationnelle avec les Britanniques, avec les services à terre en France, fait l’objet de toutes les attentions pour disposer d’une véritable continuité terre-mer dans l’identification des passeurs, des réseaux d’approvisionnement et de la logistique qui servent à ce trafic.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Je souhaite vous interroger sur la guerre invisible qui se joue sous nos eaux. En effet, ce qui est invisible est souvent ce qui est le plus vulnérable. La Manche et la mer du Nord constituent l’une des zones les plus sensibles d’Europe. C’est un carrefour mondial du trafic maritime, zone de transit énergétique, espace densément câblé et théâtre de multiples enjeux sécuritaires. C’est aussi une zone de plus en plus militarisée où se croisent bâtiments alliés, navires de guerre russes, et où la surveillance sous-marine devient un enjeu central. Nous parlons souvent de puissance navale à travers les frégates, les bâtiments de projection ou la dissuasion, mais ce qui se joue désormais dans les fonds marins de la Manche et de la mer du Nord est autrement plus silencieux, diffus et stratégique.

Nos infrastructures critiques, câbles de télécommunications, pipelines énergétiques, capteurs et relais militaires sont aujourd’hui exposés à des risques discrets, mais majeurs : sabotages, manipulations, espionnage ou neutralisation. Dans ce théâtre sous-marin, les navires russes ne sont pas les seuls à manœuvrer.

Disposons-nous aujourd’hui, à l’échelle de la zone Manche-mer du Nord, d’une gouvernance suffisamment claire pour tout ce qui relève de la partie sous‑marine, avec un état-major unifié et un niveau de priorisation politique suffisant pour faire face aux défis auxquels nous sommes confrontés ? Disposez-vous des capacités techniques et humaines nécessaires pour suivre en continu l’activité sous-marine dans votre zone ? Quelles sont les marges de progression les plus urgentes sur lesquelles l’attention des parlementaires devrait être attirée ? Estimez-vous que la gouvernance de la souveraineté sous-marine qui mêle défense, entreprises privées, intérieur, affaires maritimes est aujourd’hui à la hauteur des enjeux ? Quelles sont vos préconisations ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Dans ma zone maritime, certains câbles sous-marins sont des câbles de communication, d’autres servent à transporter l’énergie. Il faut également mentionner des gazoducs, dont un qui relie les eaux norvégiennes, et donc la mer du Nord, à nos côtes.

La lutte contre les menaces hybrides sous les eaux n’a pas encore touché directement la Manche, puisque le théâtre concerne plutôt le nord de la zone, en mer Baltique. L’ensemble des pays riverains partagent le constat que vous venez de rappeler et sont convaincus de la nécessité de coopérer. Ainsi, une coopération est en train de se développer avec les pays du nord, et notamment la Norvège, pour voir comment nous pouvons mutualiser des moyens ou des opérations, partager de l’information, du renseignement, du retour d’expérience pour être plus forts collectivement face à cette menace hybride sous nos eaux.

En Manche-mer du Nord, l’espace est très resserré, très contraint, ce qui est, pour nous, un avantage. En effet, compte tenu des profondeurs et dimensions assez limitées, nous voyons assez facilement ce qui s’y passe. Aujourd’hui, un sous‑marin est obligé de transiter en surface dans le détroit, dans le dispositif de séparation de trafic. S’il décidait de plonger entre les deux DST, ce serait un acte extrêmement signant, évidemment, assez escalatoire. En outre, il le ferait à ses risques et périls. La circulation maritime est telle que l’on ne peut pas non plus faire n’importe quoi sans s’exposer à un risque pour la sécurité maritime.

En revanche, il existe un véritable sujet sur les drones sous-marins, qui est suivi notamment par le monde civil, c’est-à-dire les entreprises qui essayent de réfléchir à des solutions technologiques pour aller sous l’eau, surveiller, et surtout pour ne pas prendre de retard par rapport à nos compétiteurs. Il existe actuellement des réflexions pour mettre ces solutions civiles au profit de la défense des enjeux de défense.

Je suis heureux que vous ayez également évoqué la gouvernance des fonds marins, qui recouvre des enjeux scientifiques, économiques et militaires. Ces aspects valident l’intérêt du modèle d’action de l’État en mer retenu par la France à travers le rôle du préfet maritime, seule autorité dotée de deux casquettes, civile et militaire, pour assurer la cohérence nécessaire. La gouvernance que vous appelez de vos vœux est finalement déjà en place. Ainsi, je suis moi-même en lien avec les différents industriels qui opèrent en mer, dont les câbliers (30 % de la flotte est française) ou ceux qui installent les éoliennes en mer, avec lesquels nous discutons quasiment quotidiennement. Ayant la main également sur les moyens militaires, et conscient par mon statut militaire des enjeux de défense, je dispose d’une vision assez large, qui permet de concilier au mieux ces enjeux civils et militaires.

Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). Amiral, au nom de mon groupe, la Droite républicaine, je vous remercie pour votre présence et pour vos propos liminaires éclairants. Il y a un an, une enquête journalistique révélait que 167 navires commerciaux russes s’étaient livrés à des activités d’espionnage des réseaux câblés et des pipelines en mer du Nord. Les infrastructures stratégiques en mer, qu’elles soient énergétiques ou de communication, représentent des cibles à l’heure de la guerre hybride. Ces cibles sont d’autant plus vulnérables qu’elles se trouvent à distance des espaces de peuplement.

Pour faire face à cette menace de plus en plus importante, six pays riverains de la mer du Nord ont mis au point un pacte de sécurité pour renforcer leur efficacité. Cependant, la France n’en fait pas partie. Quelles actions devrions-nous entreprendre pour sécuriser les infrastructures en mer, en particulier les câbles sous-marins de télécommunication ? Ne serait‑il pas intéressant de rejoindre le pacte de sécurité, la France étant un pays riverain de la mer du Nord ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Il s’agit effectivement d’un enjeu majeur, que vous avez raison de souligner. Comme je l’indiquais précédemment, nous menons des échanges réguliers avec nos partenaires de la mer du Nord et de la mer Baltique. Cette coopération intervient aussi sur la terre, en mer, dans le cadre de l’activité opérationnelle de nos marines. L’Otan y mène une activité assez dense, car les pays alliés se sont aperçus qu’ils ne pouvaient pas se faire prendre de vitesse, notamment en raison des événements « inamicaux » constatés sur les câbles sous-marins. L’essentiel ne consiste pas à savoir à quelles conventions nous sommes parties, mais à entretenir ces échanges très réguliers. S’agissant de la Manche-mer du Nord, nous collaborons très régulièrement avec nos homologues britanniques, qui sont tout aussi concernés que nous par le sujet fondamental des câbles sous-marins.

Mais encore une fois, je voudrais vous rassurer en soulignant que la situation n’est pas tout à fait la même que beaucoup plus au nord. Ici, l’espace est beaucoup plus contraint. Nous sommes en Manche, sur une « autoroute maritime », où tout ralentissement d’un navire qui voudrait commettre ce genre d’acte se repère assez rapidement. Nos deux Cross, celui de Jobourg pour le DST des Casquets et celui de Gris-Nez pour le DST du pas de Calais, surveillent ces aspects au titre de la surveillance de la navigation. Un navire qui ralentit est immédiatement interrogé pour savoir s’il fait face à un problème, par exemple mécanique. Nous disposons en outre de moyens aériens – drones, hélicoptères, avions – pour contrôler l’activité. En concertation avec les entreprises spécialisées dans les câbles, nous disposons également en France d’une bonne capacité de réaction et même de réparation pour les câbles de communication, lorsque ceux-ci sont endommagés.

Puisque Cherbourg est le berceau de la dissuasion, il existe également des zones d’intérêt prioritaire pour la défense nationale, qui ne figurent pas sur la carte qui vous a été présentée, dans lesquelles nous avons besoin d’être absolument certains de ce qui se déroule sous la mer. Nous y concentrons donc une attention un peu plus particulière.

M. Damien Girard (EcoS). Monsieur le préfet maritime, vous rappeliez dans votre discours de prise de fonction que la Manche est un espace contraint alors que le quart du trafic mondial y transite. Celle-ci connaît donc une cinématique extrêmement rapide des crises, qui rend essentielle la mobilisation permanente de l’ensemble des acteurs maritimes.

Avec mon collègue Thomas Gassilloud, nous venons de rendre un rapport sur l’équilibre entre masse et technologie, où nous défendons un usage de moyens civils à des fins de sécurité lorsque cela est pertinent, notamment par la montée en puissance de la réserve. La récente création des flottilles de réserve répond précisément à cet objectif. Face aux menaces émergentes qui pèsent sur le trafic mondial, sur notre zone économique exclusive et sur nos installations maritimes et portuaires, la mobilisation d’outils comme la FRM COMNORD contribue à notre sécurité.

Quelle est la marge de progression et quel est le besoin de cette réserve pour sécuriser nos côtes et nos ports ? Des dispositions législatives peuvent-elles être utiles, notamment dans le cadre du projet de loi « sécurité des infrastructures » pour concrétiser la montée en puissance ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Je vous remercie de poser une question sur les flottilles de réserve. Vous savez que nos armées ont pour ambition de faire monter très significativement en puissance la réserve pour pouvoir faire face aux nouvelles menaces et à la montée des tensions internationales. Face à l’hybridité des menaces, sous le spectre militaire, nous avons besoin de réponses duales civilo-militaire, intégrant des compétences issues du monde civil. En matière maritime, cela se traduit par des flottilles de réserve maritime, mais également des flottilles de réserve côtière qui seront implantées sur le littoral.

Cette montée en puissance est progressive. Nous avons commencé par la façade Atlantique puis Méditerranée. Pour la façade Manche-mer du Nord, ce sera à partir de 2026. Il ne s’agira pas de moyens hauturiers : il n’y aura pas de patrouilleurs armés par des réservistes, mais plutôt des embarcations semi-rigides, qui permettront de renforcer notre présence sur le littoral. Aujourd’hui, nous disposons déjà de moyens permettant d’aller en haute mer ; ainsi que d’un réseau de sémaphores qui nous permet de voir au plus près de nos côtes. Face aux différentes menaces évoquées, nous avons aussi besoin de moyens d’action permettant de compléter les capteurs existants, pour aller au plus près des usagers de la mer, mais aussi plus près de ceux qui viendraient s’intéresser à nos intérêts.

Ces flottilles de réserve côtière seront implantées le long du littoral. Des discussions sont en cours avec les villes susceptibles d’accueillir ces escouades de réservistes, puisque des infrastructures, des capacités de mise à l’eau des embarcations sont nécessaires. Nous sommes actuellement en train de finaliser les lieux d’implantation idéaux. Encore une fois, ces escouades de réserve côtière viendront renforcer les différentes administrations qui œuvrent déjà à la sécurisation de nos approches. Elles nous fourniront des capteurs et des effecteurs supplémentaires qui, en lien avec les sémaphores et les Cross, seront évidemment très utiles.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Au nom du groupe Horizons et indépendants, je vous remercie pour vos propos. Je souhaite vous interroger sur la protection des infrastructures critiques dont vous avez parlé plusieurs fois déjà, notamment face aux menaces hybrides et à l’augmentation des capacités de déni d’accès, y compris sous-marine.

Quelles sont vos priorités en termes de moyens, de capacitaire ? Pourriez‑vous nous les décrire ? Quelles sont vos priorités dans les investissements ? En tant que rapporteur du programme 144 pour le budget 2025, l’innovation m’intéresse tout particulièrement. De quelle manière êtes-vous directement concernés par le P. 144 ? Effectuez-vous des demandes sur des besoins bien spécifiques en termes d’innovation ?

Comment intégrez-vous les drones aériens et les drones sous-marins dans vos actions au quotidien ? Les utilisez-vous à des fins de renseignement ? De quelle manière ? À l’inverse, comment parvenez-vous à détecter des drones sous-marins ou aériens, qui pourraient nuire à la sécurité de l’espace dont vous avez la responsabilité ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Mes priorités s’inscrivent bien dans tous les travaux qui entrent notamment dans le cadre de la loi de programmation militaire, dans le cadre d’une ambition nationale.

La stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, mise en place en 2022, soutenue par France 2030, comportait un objectif spécifiquement consacré à l’innovation. Les développements de drones sous-marins pour défendre nos intérêts, mais éventuellement aussi être en mesure de mener des actions sous la mer, demandent évidemment du temps. Néanmoins, nous nous inscrivons dans la bonne dynamique. À ce titre, je serai évidemment bénéficiaire de tous les moyens complémentaires qui seront apportés. Mais encore une fois, je n’ai pas nécessairement besoin de moyens pour aller explorer les grands fonds. Dans la zone dont j’ai la charge, la profondeur est limitée. Au-delà, il existe une véritable cohérence au niveau de l’ensemble du ministère, qui a déjà été évoquée devant vous par le chef d’état-major des armées et le délégué général pour l’armement, afin de nous doter de capacités dans des domaines sur lesquels nous ne devrons pas accuser un train de retard.

L’innovation est traitée par l’administration centrale, mais chaque commandement de zone maritime a également un rôle à jouer. Dans ce sens, nous avons monté une petite cellule, le LabNum, dotée de personnes qui se consacrent à l’innovation, notamment sur des logiciels particuliers, qui faciliteront notre travail opérationnel au quotidien pour faire de la gestion de data en grand nombre. Ces moyens participent à la transformation numérique, pour nous permettre de nous « brancher » sur l’innovation développée au niveau national.

M. Bernard Chaix (UDR). Nous sommes confrontés à la multiplication des menaces, y compris sur les infrastructures sous-marines, qui font l’objet régulièrement de sabotages par des puissances hostiles, comme ce fut le cas pour le gazoduc Nord Stream. Or ces attaques peuvent être lourdes de conséquences. La Norvège fait transiter son gaz en Europe via un réseau de 9 000 kilomètres de conduite sous-marine. Je rappelle que la Norvège est le premier fournisseur de la France, avec 32 % de nos achats de gaz naturel.

Ainsi, la conclusion du partenariat stratégique franco-norvégien pour la protection des infrastructures sous-marines est bienvenue. Nous savons à ce stade qu’il est prévu d’augmenter la surveillance maritime et mener des exercices conjoints. Pourriez-vous nous donner des précisions sur la nature exacte de ces missions ? La Norvège, tout comme la France, développe actuellement un robot sous-marin permettant de réparer les câbles à plus de 6 000 mètres de profondeur. Ce partenariat permettra-t-il d’échanger de bonnes pratiques technologiques permettant ainsi de concurrencer, peut-être, les robots japonais et américains aujourd’hui très avancés technologiquement ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. La zone que vous mentionnez relève de la responsabilité du commandant de la zone maritime de l’Atlantique. Ce dernier est d’ailleurs actuellement en Scandinavie pour échanger avec ses homologues sur tous les sujets que vous venez d’évoquer. Le porte‑hélicoptères amphibie d’assaut Mistral y fait également escale, en ce moment. Je ne m’exprimerai pas à la place de mon collègue préfet maritime de l’Atlantique, mais je peux néanmoins confirmer que le partenariat en place est déjà solide, et qu’il poursuit son développement.

Au-delà du gazoduc qui relie les champs norvégiens de la mer du Nord à Dunkerque, nous avons identifié avec la Norvège d’autres axes de coopération. Ils concernent notamment l’industrie navale, puisqu’il existe des perspectives intéressantes de collaboration entre Naval Group et Kongsberg. Nous cherchons également à améliorer notre coopération opérationnelle avec l’ensemble des pays riverains de la Baltique et de la mer du Nord, dont la Norvège.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de questions individuelles complémentaires, en commençant par une première série de deux questions.

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Pouvez-vous nous donner un retour d’expérience (Retex) de l’opération Cyclone 25 qui a été déployée dans le cadre de Polaris, opération interarmées interalliés ? Quels enseignements ont-ils été tirés ? Quelle a été la nature des menaces qui ont été identifiées pour déployer cet exercice ? En quoi ce Retex peut‑il être utile à nos travaux, dans le cadre de cette commission ?

M. Thierry Tesson (RN). Je suis député de Douai. Quand les migrants sont refoulés, on les retrouve dans la ville ; ils sont à peu près 1 000 à 2 000. Tout le monde connaît les problèmes d’insécurité qui existent dans le Calaisis et qui sont régulièrement révélés dans les pages de la Voix du Nord. Dans votre budget, quelle part est-elle destinée à vos missions d’empêchement des passages vers la Grande-Bretagne ? Ces impératifs engendrent-ils un impact en termes de disponibilité sur vos moyens et sur vos autres missions de police de la mer, protection de l’environnement, sécurité maritime ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Cyclone 25 constituait un exercice inédit par l’ampleur des moyens mobilisés, incluant un porte-hélicoptères amphibie, des forces spéciales, des hélicoptères, des drones. Cet exercice était couplé à l’exercice Kraken, qui constituait pour l’amiral commandant la force des fusiliers et des commandos l’occasion de tester un certain nombre de savoir-faire, de modes d’action et d’entraîner ses forces à mener des actions de la mer vers la terre. Cet exercice s’inscrivait aussi dans le cadre plus global de Polaris, qui vise à renforcer notre capacité à lutter contre ces menaces hybrides et plus particulièrement protéger nos approches.

Nous avons naturellement pu en tirer un certain nombre d’enseignements. D’abord, avec notre réseau de sémaphores, de radars et de drones, dans une zone maritime assez contrainte, nous parvenons assez facilement à détecter, avec préavis, les menaces « classiques » qui arrivent par les airs ou, par la mer. À ce sujet, un des principaux enjeux concerne la lutte anti-drones, notamment les drones aériens. Il s’agit d’un enjeu de sécurité, qui ne concerne d’ailleurs pas que la défense militaire de nos emprises, mais aussi désormais la protection de tous les événements d’ampleur.

Ensuite, des enseignements ont pu être tirés concernant la chaîne de commandement. Au titre de ma troisième « casquette » plus organique de commandant d’arrondissement maritime, je dispose ainsi de responsabilités de sécurité-défense sur nos différentes emprises, en lien avec les services à terre, dont les préfectures terrestres, dans le cadre d’un continuum mer-terre. La pertinence de notre modèle de commandement a été confortée lors de Cyclone 25.

L’exercice Cyclone 25 a duré plusieurs jours, simulant une augmentation continue et progressive de la durée et de l’intensité des attaques. Nous avons donc pu tester la résilience de notre dispositif, sa capacité à générer des forces supplémentaires en provenance d’autres territoires, à condition qu’ils ne soient pas, eux aussi soumis à ces menaces.

S’agissant de la question de M. Tesson, la préfecture maritime participe de façon hebdomadaire à une réunion avec les préfectures terrestres, qui nous expliquent à quel point la situation de la crise migratoire à terre est compliquée en termes de sécurité, d’impact sur les riverains. Nous en sommes parfaitement conscients. Encore une fois, dès lors que l’on est en mer, la priorité reste la sauvegarde de la vie humaine. Même si, comme je l’ai indiqué, nous allons travailler pour contrer certains modes d’action utilisés par les passeurs, nous restons principalement concernés par le sauvetage.

Il est difficile de répondre à la question du budget dédié. En effet, s’agissant des moyens militaires, dès qu’un bateau est en mer, il peut très bien se consacrer à des missions de l’action de l’État en mer, de la police des pêches, du contrôle du narcotrafic, ou à des missions plus militaires, consistant à escorter, surveiller un navire militaire de passage dans la Manche. D’un instant à l’autre, il peut ainsi basculer d’une mission à l’autre.

Cependant, il est vrai qu’aujourd’hui, la mission de sauvetage de la vie humaine dans le pas de Calais consomme la plupart du temps des moyens de la fonction de garde-côtes, dans des proportions qui peuvent aller jusqu’à 80 %, voire 90 % de leur temps, en fonction des conditions météorologiques. Lorsqu’il fait plus mauvais, les passages diminuent et les moyens peuvent être davantage dédiés aux autres missions de l’action de l’État en mer.

M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Depuis le 16 mai 2024, l’Espagne refuse systématiquement l’autorisation d’accoster dans ses ports aux navires chargés d’armes à destination d’Israël, où elles sont susceptibles d’être utilisées dans le génocide en cours contre la population de Gaza.

La France a jusqu’à présent autorisé le transit sur son territoire d’armes à destination d’Israël. Un collectif associatif regroupé autour de Progressive International, Stop Arming Israël et BDS France a pu constater qu’un certain nombre de navires présents dans le port d’Haïfa ont accosté en France de manière régulière entre octobre 2023 et avril 2025. Savez‑vous combien de navires transportant des armes à destination d’Israël font escale en France ? Est-il obligatoire pour des navires transportant de telles cargaisons de les déclarer ? Si tel est le cas, la préfecture maritime en est-elle informée ? Enfin, quels moyens légaux peuvent-ils être utilisés pour interdire l’escale à ces navires ?

Mme Caroline Colombier (RN). Chaque jour, plus de 600 navires transitent par la Manche, un axe vital pour notre économie, mais aussi une zone de tension permanente. À cela s’ajoute un enjeu stratégique dont vous avez déjà parlé, les câbles sous-marins qui transportent des données ou de l’énergie. L’explosion du gazoduc Nord Stream a rappelé que ces infrastructures peuvent être ciblées, y compris par des puissances étatiques, dans le cadre d’opérations hybrides.

Comment évaluez-vous aujourd’hui le niveau de sécurité de ces flux ? Quels moyens concrets sont-ils mobilisés pour prévenir ou réagir à des atteintes, qu’elles soient discrètes ou ouvertes ? Enfin, dans un contexte où la mer devient de plus en plus un espace de confrontation invisible, quelles sont selon vous les priorités à renforcer pour mieux protéger nos intérêts vitaux ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Comme je l’ai précédemment évoqué, ma responsabilité concerne « l’eau salée ». En revanche, dans les limites administratives du port, le préfet de département est compétent. Les autorisations ou interdictions d’escale dans les ports ne relèvent donc pas de ma responsabilité.

J’ai besoin de connaître ce qui transite en mer, particulièrement lorsqu’il s’agit de matières dangereuses. Si un navire est en avarie et menace éventuellement de venir s’échouer sur nos côtes ou de pénétrer dans un champ d’éoliennes, je dois avoir rapidement une idée correcte de la cargaison qu’il transporte. Ceci est assuré à travers le suivi de la navigation maritime, notamment lorsque les navires passent dans les DST, où ils sont obligés de déclarer leur cargaison. Ensuite, des bases de données nous permettent de recouper des informations et d’identifier assez précisément des navires considérés à risque.

J’évoquais plus tôt le sujet de la flotte fantôme, ces navires russes qui transportent du pétrole en contournement des sanctions internationales. Nous en suivons chaque jour une dizaine dans la Manche. Ils m’intéressent avant tout au titre de la sécurité maritime. Mais ensuite, les accès aux ports, les autorisations de chargement-déchargement, ne relèvent pas de mon domaine de responsabilité. Enfin, je dois avoir une idée la plus précise possible des navires qui naviguent dans nos eaux pour éventuellement anticiper des actions qui sortiraient de la routine, qui pourraient être inamicales ou présenter un danger en termes de pollution.

Ensuite, je constate que votre commission accorde, à juste titre, un intérêt marqué aux câbles sous-marins. Dans ce domaine, nous agissons avec les moyens dont nous disposons et je compte beaucoup également sur la dualité des moyens civils et militaires. Des stratégies sont développées en ce sens, pour assurer la meilleure coordination possible avec des organismes comme l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), des grands groupes industriels conscients de la nécessité de se lancer dans cette course à la maîtrise des fonds marins, mais aussi de plus jeunes entreprises, des start-up, qui sont de véritables pépites et qui nous permettent d’aborder cette nouvelle compétition sous-marine.

Je peux difficilement rentrer plus dans le détail, compte tenu de la sensibilité des informations dans ce domaine, mais ma priorité consiste bien évidemment à protéger nos intérêts, qu’il s’agisse des câbles de communication, des câbles qui transportent l’électricité ou de l’approvisionnement en gaz. Je vous confirme que je dispose d’une bonne visibilité sur le petit espace dont j’ai la charge.

Ensuite, je suis intéressé à disposer de moyens relativement simples, dans cette course à la maîtrise des fonds marins, pour surveiller les câbles. J’ai bon espoir d’y parvenir assez rapidement, au bénéfice de la surveillance de nos infrastructures sous-marines, afin que nous puissions être alertés dans un premier temps, et contrer d’éventuelles actions, dans un second temps.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour cette audition qui a été riche d’informations.


([1]) Tartous sur la Méditerranée, Sébastopol – depuis l’annexion de la Crimée – sur la mer Noire, ainsi que Saint-Pétersbourg et Kaliningrad sur une mer Baltique devenue otanienne.

([2]) Amendement DN225, url

([3]) Chaque permanence dans une zone requiert 3 frégates, et une alerte permanente en mobilise deux. La France conduit actuellement une permanence en océan Indien, une en Méditerranée orientale, une dans l’Atlantique Nord et la Baltique, associées à des alertes permanentes à Brest et Toulon. Il convient d’ajouter une frégate en entretien à Brest et une autre à Toulon. En conséquence, le plafond de nos capacités avec quinze frégates est atteint. Toute extension de la présence française, par exemple en mer Noire, nécessiterait trois frégates supplémentaires que nous ne possédons pas actuellement.

([4]) Amendement n° II-3684, url

([5]) Qu’il s’agisse de l’opération AGENOR dans le détroit d’Ormuz, de l’opération IRINI au large de la Libye ou encore de l’opération ASPIDES en mer Rouge.