N° 1093

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 20 juin 2018

AVIS

FAIT

 

 

AU NOM DE LA COMMISSION DES FINANCES, DE L’ÉCONOMIE GÉNÉRALE ET DU CONTRÔLE BUDGÉTAIRE SUR LE PROJET DE LOI, adopté par le Sénat, autorisant la ratification de la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition
et le transfert de bénéfices (n° 901),

PAR Mme Bénédicte PEYROL

Députée

 

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Voir les numéros :

Assemblée nationale : 901

Sénat : 227, 410, 411 et T.A. 99 (2017-2018).


 

 


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  SOMMAIRE

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Pages

introduction

I. La convention multilatérale, un outil novateur dans le cadre du projet « beps »

A. le projet « beps » : une initiative internationale sans précédent contre les comportements fiscaux abusifs

1. Le contexte du lancement du projet « BEPS »

2. Les quinze actions du projet « BEPS »

3. Les traductions du projet « BEPS » dans lUnion européenne et en France

a. Les initiatives européennes correspondant à des actions « BEPS »

b. Les outils français correspondant à des actions du projet « BEPS »

4. L’appréhension des paradis fiscaux par le projet « BEPS »

5. Illustration des effets du projet « BEPS » face à des montages internationaux

B. la convention multilatÉrale, accÉlÉrateur inÉdit pour modifier les conventions fiscales

1. Le rôle central des conventions dans les relations fiscales entre États

a. Lattribution du droit dimposer et lélimination des doubles impositions

b. Les imperfections des CDI peuvent faciliter les comportements fiscaux prédateurs

c. Lappréhension essentielle des établissements stables

d. La place des CDI dans la hiérarchie des normes commande leur évolution pour lutter contre les abus

2. La Convention multilatérale, machine inédite pour accélérer lévolution des conventions

a. Linadaptation des négociations bilatérales aux modifications rapides du réseau conventionnel mondial

b. La Convention multilatérale assure la célérité des modifications conventionnelles

C. La Convention multilatÉrale, instrument de mise en œuvre large et effective des mesures du projet « BEPS »

1. Près de 80 États et territoires engagés au 22 mars 2018

2. La mise en œuvre effective de quatre actions du projet « BEPS »

II. les ModalitÉs dapplication de la convention multilatÉrale

A. Les conditions dapplication de la convention multilatÉrale aux conventions bilatÉrales

1. Les CDI doivent être notifiées à lOCDE

2. Les CDI notifiées doivent être conclues avec une juridiction partie à la Convention multilatérale

3. Les CDI doivent faire lobjet dune notification par lautre juridiction partie

4. Synthèse des conditions dapplication de la Convention multilatérale

B. les ModalitÉs dapplication de la convention multilatÉrale aux conventions couvertes

1. La distinction entre normes minimales et normes facultatives

2. Les réserves, excluant lapplication dune clause de la Convention

3. Les options, une souplesse opportune mais qui accentue lexistence de choix différents

4. Les modalités dapplication de la Convention selon les formes des clauses de compatibilité

a. Les clauses sappliquant « à la place » dune stipulation

b. Les clauses sappliquant « à » une stipulation

c. Les clauses sappliquant « en labsence » dune stipulation

d. Les clauses sappliquant « à la place ou en labsence » dune stipulation

i. Fonctionnement du type de clause

ii. Interrogations sur la clause au regard de la sécurité juridique

e. Synthèse de l’application des clauses de compatibilité

5. La Convention multilatérale est-elle « à la carte » ?

a. Les éléments militant pour une qualification dinstrument à la carte

b. Les éléments excluant la qualification dinstrument à la carte

C. Les Évolutions pouvant affecter la Convention multilatÉrale

1. Lentrée en vigueur de la Convention

2. Le retrait dune partie de la Convention

3. Les modifications de la Convention et des CDI couvertes

D. une complexitÉ certaine mais inÉvitable eu égard À la vocation universelle de la conventioN multilatÉrale

1. L’opportunité d’une application large de la Convention

2. La nécessaire participation des pays en développement

III. PrÉsentation dÉtaillÉe du contenu de la convention multilatÉrale À travers les choix de la france

A. La Convention multilatÉrale devrait couvrir en lÉtat 61 conventions conclues par la France, soit environ la moitiÉ de sonseau conventionnel

1. Les inévitables écarts entre les conventions notifiées et les conventions couvertes : 88 notifiées, 61 couvertes

2. La liste des conventions couvertes pour la France au regard de son réseau conventionnel

3. La justification du choix des conventions notifiées par la France

B. PrÉsentation dÉtaillÉe des choix effectuÉs par la France

1. Lémission de réserves intégrales sur les articles transposant laction 2 relatif aux dispositifs hybrides

a. Lexclusion de larticle 3 sur les entités transparentes

b. Lexclusion de larticle 4 sur les entités à double résidence

c. Lexclusion de larticle 5 sur certaines modalités délimination de la double imposition

2. Lapplication par la France des principaux dispositifs luttant contre lutilisation abusive des conventions fiscales

a. La transposition large de larticle 6 complétant la finalité des conventions fiscales

b. La consécration à larticle 7 dune clause anti-abus générale

c. Lapplication de larticle 8 encadrant les régimes favorables dimposition des dividendes

d. Lapplication de larticle 9 luttant contre les schémas reposant sur des biens immobiliers

e. Lexclusion de larticle 10 relatif aux établissements stables tiers

f. Lexclusion de larticle 11 sur certaines modalités de limitation du droit dimposition

3. Lambitieux choix français dappliquer largement les dispositifs luttant contre lévitement de létablissement stable

a. Lapplication de larticle 12 luttant contre les accords de commissionnaires

b. Lapplication empreinte de sécurité juridique de larticle 13 sur les exceptions à létablissement stable

c. Lapplication de larticle 14 contre les fractionnements artificiels de contrats : un choix contesté mais a priori légitime

i. Le dispositif de l’article 14 : contrer l’évitement d’établissement stable

ii. Un dispositif qui ne devrait pas modifier la situation des géants français de la construction

iii. La nécessaire évaluation de l’impact du dispositif et le suivi de son application

d. Lapplication de larticle 15 précisant la notion dentreprises étroitement liées

4. Lapplication intégrale des améliorations apportées aux procédures de règlement amiable

a. Labsence de réserve sur larticle 16 refondant la procédure de règlement amiable des différends

b. Lapplication de larticle 17 sur les ajustements corrélatifs

5. La volonté française dappliquer la partie VI optionnelle relative à larbitrage obligatoire contraignant

a. L’intérêt de l’arbitrage obligatoire contraignant

b. Les modalités d’arbitrage prévues

6. Synthèse des positions françaises sur la Convention multilatérale

C. les choix français traduisent une ambition nÉcessaire et opportune contre lÉvasion fiscale

1. Les choix ambitieux de la France sont cohérents avec sa politique nationale et internationale contre lévasion fiscale

2. Léconomie générale des choix français ne traduit ni isolement, ni naïveté et est cohérente avec notre pratique conventionnelle

3. Seuls des choix relativement larges peuvent donner une impulsion à nos partenaires et aboutir à une évolution positive

IV. Les points de vigilance : sÉcuritÉ juridique des contribuables, information du Parlement et prÉservation des intÉrÊts français

A. La question cruciale de la sÉcuritÉ juridique : lisibilitÉ et opposabilitÉ des conventions bilatÉrales modifiÉes

1. Les difficultés de lisibilité des conventions modifiées et les garanties prévues

2. La question de lopposabilité des conventions consolidées

3. Les incertitudes de la portée de certaines stipulations de la Convention multilatérale et les réponses fournies par les commentaires de lOCDE

a. Les incertitudes liées à linterprétation des stipulations de larticle 12

b. Lincertitude liée au champ dapplication de larticle 14 et les réponses apportées par lOCDE

c. Les interrogations sur larticulation de la clause anti-abus conventionnelle avec labus de droit français et la portée de cette clause

i. Larticulation de la clause anti-abus générale avec labus de droit français

ii. Les interrogations sur la portée réelle de la clause anti-abus générale

B. Lindispensable information du Parlement sur lapplication et lÉvolution de la Convention multilatÉrale

1. Les éléments accompagnant le projet de loi nont pas garanti une information exhaustive du Parlement sur certains aspects de la Convention multilatérale

a. Une convention particulière aux effets importants et évolutifs

b. Une étude dimpact ne semblant pas à la hauteur des enjeux soulevés par la Convention multilatérale

c. La nécessité dassurer à lavenir linformation complète du Parlement

2. Les modalités dinformation du Parlement : engagements du Gouvernement et propositions complémentaires de renforcement

C. La nÉcessaire prÉservation des intÉrÊts Économiques et fiscaux de la France

1. Les dangers des réponses excessives aux pratiques dommageables

2. Lindispensable évaluation préalable des impacts économiques et budgétaires des choix nationaux en matière de fiscalité internationale

3. L’impérieux suivi de l’application des CDI modifiées par les juridictions cocontractantes

4. Les interrogations sur un éventuel glissement des modalités de répartition de valeur et de ses effets sur les bases fiscales françaises

Audition de la commission

EXAMEN EN COMMISSION

annexes

annexe  1 : Liste des personnes auditionnées par la rapporteure

Annexe  2 : Base de données de lOCDE sur les modifications des conventions conclues par la France résultant de la Convention multilatérale


  1  

   introduction

 

« Il ne sagit pas dune attaque contre le seul Trésor public, mais contre la démocratie et contre le consentement à limpôt, et elle est inacceptable. » Face aux comportements prédateurs de certains contribuables, parfois encouragés par des pays peu scrupuleux y compris au sein même de l’Union européenne, ainsi qu’à leurs conséquences, il est impossible de ne pas partager le point de vue sur l’évasion fiscale ainsi exprimé par Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, devant notre Assemblée le 6 novembre 2017.

Il est difficile de donner une définition de la justice fiscale et de ce que devrait être la juste part fiscale, ces notions variant non seulement en fonction des valeurs philosophiques et politiques auxquelles chaque individu, société, ou État est attaché, mais également de la place donnée à la liberté. En reprenant le fil de la pensée d’Amartya Sen, peut-être faudrait-il combattre les injustices intolérables avant de rechercher une pure justice. Échapper à l’impôt alors qu’on profite des infrastructures d’un État (routes, réseaux de télécommunications, etc.) et de ses services publics (tels que l’éducation nationale, la protection sociale, la défense ou le système juridique et judiciaire) est devenu insupportable.

Par ailleurs, pour faire face aux défis des inégalités, du changement climatique, et de la numérisation, les recettes des États doivent absolument être préservées.

Si la France est en pointe en matière de lutte contre l’évasion fiscale, disposant d’un arsenal juridique robuste et étant à l’origine de nombreuses initiatives, elle ne peut, malheureusement, tout faire seule. Le problème est international, la réponse doit l’être aussi. C’est dans cette perspective que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a lancé, après avoir reçu mandat en ce sens du G20, le projet « BEPS » (pour « base erosion and profit shifting », soit « érosion des bases fiscales et transfert de bénéfices »). Ce projet réunit plus de cent pays (116 en mai 2018), associant membres de l’OCDE et pays émergents et traduisant ainsi l’ambition universelle de cette démarche ambitieuse. Rappelons à cet égard que le fonctionnement de l’OCDE repose sur le consensus et suppose donc de trouver un accord satisfaisant l’ensemble des parties (fonctionnement plus souple que celui de l’Union européenne en matière de fiscalité directe, assis sur une unanimité qui se révèle parfois source de blocage).

Le projet « BEPS » consiste en quinze actions consacrées, pour certaines, à mettre en place des outils contre les pratiques dommageables, pour d’autres à améliorer l’information des administrations et le règlement des différends fiscaux, pour la dernière, enfin, à élaborer un instrument multilatéral offrant la possibilité de modifier rapidement les conventions fiscales.

La dynamique impulsée par l’OCDE à travers le projet « BEPS » a trouvé un important écho auprès de l’Union européenne, qui s’est rapidement engagée à concrétiser certaines de ses recommandations à travers un paquet de mesures contre l’évasion fiscale présentées en janvier 2016. L’Union européenne, dans le prolongement des normes mondiales élaborées par l’OCDE, traduit ainsi sa volonté d’apporter une réponse coordonnée, opérationnelle et rapide aux comportements abusifs adoptés par certaines entreprises.

L’existence d’une action dédiée à la modification des conventions fiscales est opportune et nécessaire pour la pérennité des actions « BEPS ». Ces conventions, en effet, occupent une place stratégique dans le droit fiscal international, régissant les relations bilatérales des États et territoires et censées s’imposer aux règles nationales. Leurs stipulations parfois divergentes, leur inadéquation à certains aspects du monde économique actuel, leurs lacunes exploitées par ceux qui cherchent à éluder leurs obligations fiscales, commandent de les faire évoluer et d’en renforcer le contenu pour améliorer la lutte contre l’évitement fiscal international.

Ce louable et nécessaire objectif se heurte néanmoins à un obstacle essentiel. Pour que le réseau conventionnel connaisse une telle évolution, les pays doivent s’accorder sur chacune de leurs conventions à travers des négociations bilatérales parfois délicates politiquement : un tel chantier prendrait plusieurs décennies, le privant d’utilité concrète avant même son démarrage.

C’est pour contourner cet obstacle et garantir une évolution très rapide des conventions fiscales qu’a été élaborée dans le cadre de l’OCDE, au titre de l’action 15 du projet « BEPS », la Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base bases d’imposition et le transfert de bénéfices, dont l’autorisation de ratification est demandée au Parlement.

Instrument inédit et ambitieux, cette Convention permet de modifier d’un seul coup le réseau des conventions bilatérales en vigueur. Les multiples décennies précédemment évoquées pour atteindre un tel résultat se transforment en semaines ; le renforcement de la lutte contre l’évitement fiscal prend une ampleur nouvelle et opportune et devient concret. Le terme de « big bang » parfois employé pour désigner la Convention et ses effets ne paraît ainsi pas usurpé.

Signée à Paris le 7 juin 2017 après avoir été préparée par un groupe ad hoc associant une centaine de pays, la Convention multilatérale a été signée, au 5 juin 2018, par 78 États et territoires, d’autres ayant annoncé leur intention de s’y joindre prochainement. Les États-Unis, malgré leur participation aux travaux, n’ont finalement pas signé l’instrument. Cette absence ne devrait toutefois pas compromettre le succès et la postérité de ce dernier.

 

Cette Convention ne remet pas en cause l’équilibre fondamental des relations fiscales à travers une multilatéralisation du droit fiscal international : les conventions bilatérales restent au cœur des rapports entre juridictions. La Convention, en revanche, enrichit et actualise ces conventions fiscales et assure la mise en œuvre effective de plusieurs mesures du projet « BEPS » : la lutte contre les dispositifs hybrides (action 2), celle contre les abus conventionnels (action 6), les dispositifs portant sur l’évitement artificiel de l’établissement stable (action 7) et l’amélioration des mécanismes de règlement des différends (action 14).

Plusieurs observateurs ont pu regretter l’absence, dans la Convention, des questions liées à la taxation de l’économie numérique. Il paraît important de souligner dès ici l’absence de consensus sur l’opportunité d’élaborer des règles spécifiques compte tenu de la numérisation croissante de l’ensemble de l’économie. Ce n’est donc pas tant les modalités d’imposition de certaines entreprises identifiées que la façon même d’imposer les bénéfices qui est en jeu, posant ainsi la question plus générale de la mobilité des actifs (surtout les incorporels), de la valorisation des transactions et la part croissante occupée par l’immatériel et de l’irrigation par le numérique de tous les secteurs d’activité. Le sujet n’est donc pas cantonné à un secteur, mais réside bien dans le modèle fiscal international et son adaptation aux nouvelles réalités mondiales ; il n’a pas vocation à être traité dans la Convention multilatérale, et s’il l’avait été, l’absence de consensus sur ce point aurait inévitablement condamné l’instrument. Ce dernier ne règle donc pas tous les problèmes de la fiscalité internationale, mais n’avait pas pour ambition de le faire.

Toutes les conventions fiscales ne connaîtront pas le même degré de modifications : les souverainetés fiscales devant être respectées – ne serait-ce que pour assurer à la Convention la plus grande diffusion possible à travers une large adhésion –, il appartient à chaque juridiction de faire des choix, les modifications induites par la Convention multilatérale n’étant effectives que dans l’hypothèse d’une concordance de ces choix.

Le fonctionnement de la Convention, en conséquence, est empreint d’une relative complexité : pour s’appliquer à une convention donnée, il faut que chacune des parties ait signé la Convention mais aussi choisi de l’inclure dans le champ de cette dernière en la notifiant à l’OCDE. Une fois ce principe acquis, encore faut-il que les choix de fond, portant sur le contenu de l’instrument, coïncident. Trois standards minimums sont néanmoins obligatoires et s’imposent à toutes les juridictions ; ils portent sur la lutte contre les abus conventionnels et le règlement des différends, assurant ainsi une évolution positive minimale à toutes les conventions concernées.

Au sein de l’Union européenne, différents choix ont pu être constatés, illustrant le fait que, si une réponse coordonnée est apportée à travers les récentes directives, les États conservent des positions distinctes sur certains aspects. À titre d’exemple, l’important article 12 de la Convention modernisant la définition de l’établissement stable n’a pas été retenu par tous les États membres, notamment par l’Irlande à l’égard de laquelle il se serait pourtant révélé très précieux. Il convient toutefois de préciser que les choix actuels ne préjugent pas d’évolutions futures, le champ de la Convention ayant vocation à s’élargir à mesure de son application. Rien n’est donc figé.

La Convention n’entrera pas en vigueur et ne produira pas d’effets à l’égard des conventions couvertes de façon uniforme mais de manière séquencée, en fonction du moment du dépôt, par chaque juridiction partie à une convention donnée, de son instrument de ratification.

La France a choisi de couvrir par la Convention multilatérale 88 de ses conventions bilatérales. Compte tenu de la position des juridictions avec lesquelles ces conventions ont été conclues vis-à-vis de l’instrument et en l’état des notifications faites, 61 d’entre elles seront effectivement modifiées, selon une ampleur variable, correspondant à la moitié du réseau conventionnel français.

Les choix français ont fait l’objet de critiques, certains les trouvant trop larges au regard des options retenues par d’autres pays, et susceptibles par là même de nuire aux intérêts nationaux, fiscaux comme économiques – sans pour autant étayer leurs arguments par des éléments chiffrés.

En réalité, ces choix ne traduisent pas une approche excessive de la part de notre pays, la France ayant expressément exclu à travers des réserves certaines clauses perçues comme n’apportant pas de réel progrès ou pouvant entraîner une insécurité juridique au détriment des entreprises. Ces réserves témoignent donc d’une volonté incontestable de préserver les intérêts nationaux.

Surtout, les choix de la France traduisent sa nécessaire ambition en matière de lutte contre l’évitement fiscal, lutte dans laquelle notre pays est fer de lance sur les scènes européenne et internationale. Des choix plus restreints se seraient révélés incohérents avec cette ambition ; ils auraient également conforté certains pays dans leur position attentiste, voire timorée. L’approche retenue par la France doit donc être saluée et sera à même de faire évoluer les autres pays, soit dans le cadre de la Convention multilatérale, soit à travers de futures renégociations bilatérales dont certaines produisent déjà leurs fruits, comme l’illustre la future convention franco-luxembourgeoise.

Les choix français devront cependant être évalués et faire, de la part du Gouvernement, l’objet d’une information exhaustive et régulière du Parlement. Plus généralement, ce dernier devra être tenu au courant des différentes évolutions apportées au réseau conventionnel français par la Convention multilatérale, soit par la notification d’une nouvelle convention fiscale, soit par la levée d’une réserve, soit par une modification apportée à une convention donnée en raison du changement de position de l’autre partie. Enfin, la sécurité juridique et l’intelligibilité du droit devront être assurées de la manière la plus efficace possible, non seulement pour les contribuables mais aussi pour la France, dans la mesure où ces notions sont essentielles pour l’attractivité d’un territoire, posant la question de l’opposabilité des versions consolidées des conventions modifiées.

L’OCDE comme le Gouvernement, chacun en ce qui le concerne, ont déjà pris de nombreux engagements sur ces aspects essentiels, ce dont il faut se réjouir. Des marges de manœuvres existent cependant pour améliorer l’information parlementaire et la sécurité des contribuables ; elles devront être explorées en vue de leur éventuelle concrétisation.

Ces dernières considérations ne doivent en aucun cas masquer l’apport inédit, voire inespéré, de la Convention multilatérale, encore moins faire obstacle à sa mise en œuvre. En ce qu’elle améliore significativement les relations fiscales et accroît substantiellement l’efficacité des outils contre les pratiques dommageables, cette Convention devrait recueillir une adhésion unanime dépassant les clivages politiques.

Votre Rapporteure pour avis vous invite donc à autoriser le pouvoir exécutif français à ratifier ce texte essentiel renforçant la justice fiscale.

 


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I.   La convention multilatérale, un outil novateur dans le cadre du projet « beps »

Instrument inédit dans le droit fiscal international, la Convention multilatérale, dont l’autorisation de ratification fait l’objet du présent projet de loi, permettra de modifier un très grand nombre de conventions fiscales sans passer par de fastidieuses et longues négociations bilatérales, assurant une mise en œuvre effective, accélérée et opportune de précieux outils contre les pratiques fiscales abusives. Elle concrétise ainsi une partie des travaux conduits depuis 2013 dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et marque une nouvelle étape dans la coopération fiscale internationale.

A.   le projet « beps » : une initiative internationale sans précédent contre les comportements fiscaux abusifs

1.   Le contexte du lancement du projet « BEPS »

Face aux stratégies de plus en plus sophistiquées et complexes mises en œuvre par des contribuables prédateurs – parfois avec la complicité plus ou moins active de certains pays –, beaucoup d’États se trouvent démunis. Les comportements dont il est question, s’ils peuvent témoigner d’une certaine habileté – cynique – des personnes qui s’y livrent, ont des conséquences négatives importantes sur nos sociétés : pertes de recettes fiscales, limitation de la capacité à financer les politiques publiques, creusement des inégalités, sapement du consentement à l’impôt pourtant au cœur des démocraties modernes.

Si l’ampleur de la perte de recettes est par définition difficile – voire impossible – à connaître, a fortiori de façon précise et dans le détail, l’OCDE chiffre le manque à gagner annuel en matière d’impôt sur les sociétés à une fourchette comprise entre 100 et 240 milliards de dollars à l’échelle du monde ([1]). Partant de cette estimation, le Conseil des prélèvements obligatoires a évalué la perte de recettes pour la France entre 2,4 et 6 milliards d’euros par an ([2]).

La lutte contre ces stratégies délétères passant avant tout par une action internationale et concertée de l’ensemble des États (ou du plus grand nombre), le G20 a donné mandat au Comité des affaires fiscales de l’OCDE pour élaborer un plan d’action répondant aux préoccupations identifiées en matière de transfert de bénéfices (essentiellement d’une juridiction à fiscalité élevée vers des juridictions à imposition faible ou nulle pour minorer la charge fiscale de façon artificielle) et d’érosion des bases fiscales, traduite par la diminution des recettes publiques.

En septembre 2013, lors du sommet du G20 à Saint-Pétersbourg, a été approuvé le « Plan d’action BEPS » (pour « base erosion and profit shifting », soit « érosion de la base fiscale et transfert de bénéfices »). Ce plan identifiait quinze actions sur lesquelles plus d’une centaine d’États et territoires ont travaillé à travers le « Cadre inclusif BEPS », démarche novatrice et opportune associant membres de l’OCDE et pays en développement.

Le 16 novembre 2015, l’« Ensemble final BEPS » a été entériné lors du sommet d’Antalya, en Turquie, à travers la publication des rapports finaux sur chacune des quinze actions.

2.   Les quinze actions du projet « BEPS »

Le projet « BEPS » s’articule autour de quinze actions dont la finalité et la portée varient.

● Des actions proposent des instruments fiscaux concrets contre l’évasion fiscale.

Certaines d’entre elles sont dirigées contre les mécanismes abusifs visant à échapper à toute imposition (double non-imposition) ou à bénéficier d’avantages indus, et incluent notamment les outils contre les dispositifs hybrides (action 2) ou l’exclusion des avantages conventionnels en cas d’abus (action 6).

D’autres actions, si elles ciblent également des schémas d’optimisation, visent plutôt à moderniser les modalités relatives, pour une juridiction fiscale donnée, au droit d’imposer et au montant susceptible d’être imposé. Peuvent à cet égard être mentionnées :

– l’action 7 sur la définition de l’établissement stable, qui reconnaît à une juridiction le droit d’imposer une activité ;

– les actions 8 à 10 sur les prix de transfert et la création de valeur, qui visent à faire coïncider l’assiette imposable d’une juridiction avec la valeur qui y est effectivement créée, luttant ainsi contre les transferts abusifs de bénéfices d’une juridiction à une autre (par exemple à travers des redevances de propriété intellectuelle excessives).

● Sont également prévues des actions à dimension plus « administrative ».

Certaines concourent directement à la lutte contre l’évasion fiscale à travers la bonne information des administrations, telles que les actions 12 (communication des montages potentiellement agressifs) et 13 (documentation en matière de prix de transfert et déclarations pays par pays).

L’action 14, quant à elle, vise à améliorer le mécanisme de règlement des différends. Est ici en cause non pas l’évasion fiscale en tant que telle, mais le souci d’éliminer les situations de double imposition supportées par les contribuables (souci qui est au fondement même des conventions bilatérales).

L’action 11 revêt une dimension particulière dans la mesure où elle ne propose pas d’outils ou d’instruments précis, mais porte sur l’évaluation et la quantification des phénomènes d’érosion des bases fiscales et de transfert des bénéfices et de leurs conséquences, notamment sur les recettes fiscales nationales.

● Quatre des quinze actions constituent des standards minimums et font l’objet d’un suivi particulier destiné à ce que toutes les juridictions s’y conforment pour garantir une égalité de traitement. Ces quatre actions sont :

– l’action n° 5 : lutter plus efficacement contre les pratiques fiscales dommageables, en prenant en compte la transparence et la substance ;

– l’action n° 6 : empêcher l’utilisation abusive des conventions fiscales lorsque les circonstances ne s’y prêtent pas ;

– l’action n° 13 : documentation des prix de transfert et déclaration pays par pays ;

– l’action n° 14 : accroître l’efficacité des mécanismes de règlement des différends.

● La quinzième et dernière action du projet « BEPS » prévoit lélaboration dun instrument multilatéral pour modifier les conventions fiscales liant entre elles les différents États et territoires. Le rapport final de l’action 15, rédigé par un groupe d’experts en droit fiscal et droit international public, a débouché sur la proposition d’une convention multilatérale, dont l’élaboration a été confiée à un groupe ad hoc constitué de quatre-vingt-dix-neuf États, quatre territoires et sept organisations internationales ou régionales ayant la qualité d’observateurs.

Le texte de la convention a été adopté le 24 novembre 2016, accompagné d’une notice explicative de 95 pages.

Sous l’intitulé de « Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir lérosion de la base dimposition et le transfert de bénéfices » ([3]), l’instrument a été signé à Paris le 7 juin 2017.

Il s’agit du texte dont l’autorisation de ratification fait l’objet du présent projet de loi.

● Le tableau suivant dresse la synthèse des quinze actions du projet « BEPS ». Les actions apparaissant en gras correspondent aux quatre standards minimums. Celles soulignées sont les actions mises en œuvre par la Convention multilatérale (en dehors de l’action 15, qui consiste précisément en ladite Convention).

les quinze actions du projet « beps »

Numéro de laction

Intitulé de laction

Synthèse de laction

1

Relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique

Laction 1 identifie les principales difficultés posées par léconomie numérique pour lapplication des règles fiscales internationales existantes et élabore des solutions détaillées pour les résoudre, en adoptant une démarche globale et en tenant compte à la fois de la fiscalité directe et indirecte.

2

Neutraliser les effets des dispositifs hybrides

Laction 2 prévoit lélaboration de dispositions conventionnelles types et de recommandations relatives à la conception de règles nationales visant à neutraliser les effets dinstruments et dentités hybrides (double nonimposition, double déduction, report à long terme).

3

Concevoir des règles efficaces concernant les sociétés étrangères contrôlées

Laction 3 émet des recommandations pour renforcer les règles fiscales des entreprises étrangères contrôlées (SEC).

4

Limiter l’érosion de la base d’imposition faisant intervenir les déductions d’intérêts et autres frais financiers

Laction 4 élabore des recommandations concernant des pratiques exemplaires pour la conception de règles visant à empêcher lérosion de la base dimposition par lutilisation de paiements dintérêts, par exemple le recours à lemprunt auprès dune partie liée ou dune tierce partie en vue de réaliser des déductions excessives dintérêts ou de financer la production dun revenu exonéré ou différé.

5

Lutter plus efficacement contre les pratiques fiscales dommageables, en prenant en compte la transparence et la substance

Laction 5 refond les travaux relatifs aux pratiques fiscales dommageables en donnant la priorité à lamélioration de la transparence, notamment par le biais de léchange spontané obligatoire de renseignements sur les décisions relatives à des régimes préférentiels, ainsi quau moyen de lexigence dune activité substantielle préalablement à linstauration de tout régime préférentiel.

6

Empêcher loctroi des avantages des conventions fiscales lorsquil est inapproprié daccorder ces avantages

Laction 6 élabore des dispositions conventionnelles types et des recommandations visant à concevoir des règles nationales qui empêchent que les avantages prévus par les conventions puissent être accordés lorsque cela nest pas justifié.

7

Empêcher les mesures visant à éviter artificiellement le statut détablissement stable

Laction 7 appelle à une révision de la définition détablissement stable, afin dempêcher le recours à certaines stratégies dévasion fiscale qui sont actuellement utilisées pour contourner la définition existante, telle lutilisation des « accords de commissionnaire ».

8, 9 et 10

Aligner les prix de transfert calculés sur la création de valeur

Les actions 8 à 10 proposent une révision des principes qui sassurent que les règles en matière de prix de transfert aboutissent à des calculs selon lesquels les bénéfices opérationnels sont attribués aux activités économiques qui les ont générés, ce qui inclut les actifs difficiles à évaluer comme les risques et le capital ainsi que les autres transactions à haut risque.

11

Mesurer et suivre les données relatives au BEPS

Laction 11 établit des méthodologies pour collecter et analyser les données sur le BEPS ainsi que dautres sur les actions pour lutter contre celui-ci. Elle développe des recommandations en ce qui concerne les indicateurs de léchelle et de limpact économique du BEPS. Elle sassure également que des outils de mise en œuvre et dévaluation de lefficacité et de limpact économique des actions pour lutter contre le BEPS soient disponibles.

12

Règles de communication obligatoire d’information

Laction 12 souligne lintérêt des outils conçus pour améliorer le flux de renseignements sur les risques fiscaux transmis aux administrations et aux responsables de la politique fiscale, et préconise délaborer des recommandations concernant la définition dun régime de communication obligatoire dinformations applicable à des transactions, dispositifs ou structures de nature agressive ou abusive, en tenant compte des coûts administratifs encourus par les autorités fiscales et les entreprises et en se référant à lexpérience du nombre croissant de pays ayant adopté de telles règles.

13

Documentation des prix de transfert et déclarations pays par pays

Laction 13 contient des normes révisées de documentation des prix de transfert ainsi quun formulaire de déclaration pays par pays du chiffre daffaires, des impôts acquittés et de certaines mesures de lactivité économique.

14

Accroître lefficacité des mécanismes de règlement des différends

Laction 14 élabore des solutions pour lever les obstacles qui empêchent les pays de régler les différends relatifs aux conventions en recourant à la procédure amiable, notamment le fait que la plupart des conventions ne prévoient pas de clause darbitrage et que le recours à la procédure amiable et à larbitrage peut être refusé dans certains cas.

15

Élaboration d’un instrument multilatéral pour modifier les conventions fiscales bilatérales

Laction 15 prévoit lanalyse des questions de droit fiscal et de droit international public que pose lélaboration dun instrument multilatéral qui permettrait aux pays qui le souhaitent de mettre en œuvre les mesures résultant des travaux sur BEPS. 
Cet instrument, signé le 7 juin 2017 à Paris, correspond à la Convention multilatérale faisant lobjet du présent projet de loi.

Source : OCDE.

● Les travaux du projet « BEPS » se poursuivent, toutes les actions n’ayant pas connu de traduction concrète ou fait l’objet d’un consensus. À titre d’exemple, s’agissant de l’action 1 sur la fiscalité de l’économie numérique, a été mis en place un groupe de travail (« task force ») qui a remis un rapport intérimaire en mars dernier ([4]).

Le rapport intermédiaire sur la fiscalité de l’économie numérique

Le groupe de travail mis en place par l’OCDE pour étudier les questions relevant de l’action 1 du projet « BEPS » consacrée à la fiscalité de l’économie numérique a remis, le 16 mars 2018, un rapport intérimaire.

Ce rapport analyse les défis posés par la numérisation croissante de l’économie et présente une analyse des modalités de création de valeur dans les modèles d’affaires numériques, qui reposent généralement sur trois caractéristiques (portée opérationnelle internationale des entreprises sans présence physique importante requise, rôle essentiel des actifs incorporels, place-clef des données des utilisateurs).

Il présente également certaines mesures susceptibles d’apporter une réponse – souvent partielle – aux défis de la fiscalité de l’économie numérique, qu’elles soient prévues dans des actions du projet « BEPS » ou qu’elles aient été adoptées unilatéralement par certains États.

Le rapport souligne, à cet égard, l’absence de consensus international s’agissant des voies et moyens pertinents pour répondre aux défis posés par la numérisation de l’économie. Schématiquement, trois groupes d’États peuvent être identifiés :

– un premier groupe considère que les décalages observés dans l’économie numérique entre lieu de création de valeur et lieu d’imposition des bénéfices ne résultent pas de pratiques d’évitement fiscal mais résultent en fait des caractéristiques propres des modèles d’affaires à forte composante numérique. Pour supprimer ou atténuer ces décalages, des mesures ciblées suffiraient, n’appelant pas à une refonte du cadre fiscal international ;

– un deuxième groupe de pays estime, lui, que la numérisation de l’économie menace le cadre fiscal international actuel en sapant ses deux principes directeurs que sont le lien (déterminant le droit d’imposer) et l’attribution des bénéfices (déterminant l’assiette imposable) ;

– enfin, un troisième groupe n’estime ni nécessaire ni souhaitable une réforme radicale du système fiscal international, considérant que les mesures « BEPS » ont déjà apporté des réponses satisfaisantes.

Autre point faisant l’objet d’un défaut de consensus, celui de la pertinence de mesures provisoires en attendant l’élaboration de règles pérennes.

Des analyses complémentaires sont prévues en vue de la remise d’un rapport final d’ici 2019 (ou au plus tard 2020).

Le Cadre inclusif lui-même évolue, ses membres étant de plus en plus nombreux. Il compte désormais 116 États et territoires, la dernière adhésion en date étant celle des Émirats arabes unis en mai 2018.

3.   Les traductions du projet « BEPS » dans l’Union européenne et en France

a.   Les initiatives européennes correspondant à des actions « BEPS »

Les travaux « BEPS » trouvent un écho en dehors de l’OCDE, notamment dans l’Union européenne. Plusieurs textes européens, certains définitivement adoptés, d’autres en discussion, transposent dans le droit de l’Union – et celui des États membres – certaines des quinze actions « BEPS » :

– la directive « ATAD » du 16 juillet 2016 ([5]) met ainsi en œuvre les actions 2 (dispositifs hybrides), 3 (sociétés étrangères contrôlées), 4 (stratégies reposant sur les charges financières) et 6 (dispositif anti-abus). Elle a été étendue aux dispositifs faisant intervenir des pays tiers à l’Union européenne par la directive « ATAD II » du 29 mai 2017 ([6]) ;

– la directive du 9 décembre 2014 instaurant un échange automatique de renseignements en matière fiscale entre administrations nationales, tout en s’inscrivant dans les travaux de l’OCDE en matière d’échanges d’informations, répond également aux préoccupations soulevées par l’action 12 sur la communication d’informations ([7]) ;

– dans le champ de l’action 12 à nouveau, l’encadrement des intermédiaires financiers et fiscaux a fait l’objet d’une proposition de directive de la Commission sur la déclaration des montages potentiellement agressifs, dont l’adoption définitive devrait intervenir dans les semaines ou les mois qui viennent ([8]) ;

– enfin, dans le champ de l’action 13, est en discussion une proposition de directive sur la communication par certaines entreprises d’informations relatives à l’impôt sur les bénéfices prévoyant notamment la publicité de la déclaration pays par pays ([9]).

Le paquet de la Commission européenne sur la fiscalité numérique

Le 21 mars 2018, notamment sous l’impulsion de la France, la Commission européenne a présenté deux propositions de directive ayant trait à la fiscalité de l’économie numérique, qui fait l’objet de l’action 1 du projet « BEPS ».

● La première de ces propositions, structurelle et pérenne, consacre, à travers la notion de présence digitale significative, l’établissement stable virtuel ([10]), donnant ainsi la possibilité à un État membre d’imposer une entreprise si elle satisfait à l’une des conditions suivantes :

– les revenus tirés de la fourniture de services numérique sont supérieurs à 7 millions d’euros dans l’État membre concerné ;

– elle y a plus de 100 000 utilisateurs ;

– elle y conclut plus de 3 000 contrats avec des entreprises.

Sont concernées les entreprises tirant des revenus de l’exploitation de données d’utilisateurs (tels que le placement d’annonces publicitaires ciblées), des services de mise en relation d’utilisateurs et des services numériques payants (comme les abonnements à un service de streaming).

● La seconde proposition porte sur une solution de court terme censée être provisoire, en attendant l’aboutissement de la première, et consiste en une taxe assise sur certains revenus tirés d’activités numériques dans lesquelles les utilisateurs jouent un rôle dans la création de valeur (revenus tirés de la vente d’espaces publicitaires en ligne, revenus générés par les services de mise en relation d’utilisateurs, revenus tirés de la vente de données d’utilisateurs).

Sont concernées les entreprises dont le chiffre d’affaires mondial excède 750 millions d’euros et qui réalisent au sein de l’Union européenne un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d’euros.

b.   Les outils français correspondant à des actions du projet « BEPS »

Le droit français contient déjà des outils correspondant à certaines des actions du projet « BEPS ». À titre d’exemple, peuvent être mentionnés, de façon non exhaustive ([11]) :

– l’article 57 du code général des impôts (CGI), contre les prix de transfert abusifs et qui permet de réintégrer au résultat d’une société en France les montants indûment transférés à l’étranger ;

– l’article 209 B du CGI, qui traite des sociétés étrangères contrôlées (SEC), et son pendant concernant les participations détenues par une personne physique domiciliée en France prévu à l’article 123 bis du même code ;

– les articles 212 et 212 bis du CGI, qui encadrent la déductibilité des charges financières (en tout, une demi-douzaine d’outils internes ciblent les charges financières) et, pour le premier, visent également les dispositifs hybrides ;

– l’article 238 A du CGI, qui refuse la déduction de certaines charges versées à une personne établie dans un pays à régime fiscal privilégié (défini comme un régime dans lequel le montant de l’impôt est inférieur de plus de moitié à celui qui aurait été dû en France) ;

– l’article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF), qui porte sur l’abus de droit, permettant d’écarter les actes fictifs ou ceux qui, motivés exclusivement par un objectif fiscal, méconnaissent l’intention des auteurs d’une norme tout en en respectant la lettre (sont prévues des majorations allant jusqu’à 80 %) ;

– l’acte anormal de gestion, d’origine prétorienne ;

– les nombreuses clauses anti-abus sanctionnant les montages réalisés à des fins fiscales, sans réalité économique ;

– la palette des 17 contre-mesures spécifiquement applicables aux transactions réalisées avec des personnes établies dans un État ou territoire non coopératif (ETNC) ([12]) ;

– les articles 223 quinquies B et 223 quinquies C du CGI, sur la déclaration pays par pays des plus grandes entreprises ;

– l’article L. 511‑45 du code monétaire et financier (CMF), sur la déclaration pays par pays publique des banques ;

– les articles L. 13 AA, L. 13 AB et L. 13 B du LPF relatifs aux déclarations de prix de transfert (dont le contenu a récemment fait l’objet d’un enrichissement substantiel pour transposer les préconisations issues de l’action 13 du projet « BEPS » ([13])) ;

– les articles L. 114 et L. 114 A du LPF sur l’échange de renseignements en matière fiscale entre administrations (consacrant une dérogation au secret professionnel pour ce motif) ;

– ou encore l’article 1649 AC du CGI sur la communication par les institutions financières d’informations sur les comptes de leurs clients, dispositif récemment enrichi par un nouvel article L. 102 AG du LPF prévoyant la communication d’une liste des clients n’ayant pas transmis à leur banque les informations utiles pour qu’elles s’acquittent de leur obligation ([14]).

Le tableau suivant dresse la synthèse des quelques dispositifs précédemment mentionnés en les mettant en regard avec les actions du projet « BEPS » (répétons qu’il ne s’agit en aucun cas d’une liste exhaustive des outils français contre l’évitement fiscal).

correspondance de certains outils français avec le projet « beps »

Dispositif

Objet

Action correspondante ou voisine du projet « BEPS »

57 du CGI

Réintégration dans l’assiette imposable en France des montants abusivement transférés

Action 8, 9 et 10 (prix de transfert)

209 B du CGI

Règles relatives aux sociétés étrangères contrôlées, permettant l’imposition en France des bénéfices d’une filiale étrangère bénéficiant d’un régime fiscal privilégié

Action 3 (sociétés étrangères contrôlées)

212 et 212 bis du CGI

Encadrement de la déductibilité des charges financières (plafonnement du taux d’intérêt, plafonnement global des charges financières nettes déductibles)

Action 4 (encadrement de la déductibilité des frais financiers)

212 (b du I) du CGI

Encadrement de la déductibilité des charges financières face à des instruments hybrides

Action 2 (dispositifs hybrides)
Action 4 (frais financiers)

238 A

Réintégration de certaines charges correspondant à des versements faits à une personne établie dans un pays à régime fiscal privilégié

Action 4 (frais financiers)
Action 5 (substance)
Actions 8, 9 et 10 (prix de transfert)

Contre-mesures visant les ETNC

Majoration des taux de retenues à la source, exclusion de régimes préférentiels, etc.

Action 5 (substance)

L. 64 du LPF

Abus de droit fiscal

Action 5 (substance)

Acte anormal de gestion

Rectification du résultat si un acte n’a pas été pris dans l’intérêt de l’exploitation de l’entreprise (sous certaines conditions)

Action 5 (substance)

Clauses anti-abus spécifiques

Exclusion du bénéfice de certains avantages en l’absence de réalité économique des opérations

Action 5 (substance)

223 quinquies B et 223 quinquies C du CGI

Déclaration pays par pays à l’administration fiscale (entreprises)

Action 13 (documentation des prix de transfert et déclaration pays par pays)

L. 51145 du CMF

Déclaration pays par pays publique (banques)

Action 13 (documentation des prix de transfert et déclaration pays par pays)

L. 13 AA, L. 13 AB et L. 13 B du LPF

Déclaration des prix de transfert à l’administration

Action 13 (documentation des prix de transfert et déclaration pays par pays)

L. 114 et L. 114 A du LPF

Échange de renseignements en matière fiscale entre administrations nationales

Action 12 (transmission d’informations)

1649 AC du CGI et L. 102 AG du LPF

Communication à l’administration de renseignements financiers par les banques

Action 12 (transmission d’informations)

NB : ces outils sont généralement assortis d’une clause de sauvegarde excluant leur application si le contribuable démontre sa bonne foi et la réalité économique de l’opération.

Source : commission des finances.

4.    L’appréhension des paradis fiscaux par le projet « BEPS »

De nombreuses recommandations du projet « BEPS » permettent de cibler spécifiquement les paradis fiscaux, notion qui ne correspond pas à une définition juridique uniforme mais qui recouvre les juridictions fiscales dans lesquelles l’imposition est faible ou nulle, particulièrement celles favorisant la mise en place de montages offshore.

Face à ces juridictions peu regardantes, de nombreux outils existent, la France étant à cet égard singulièrement bien pourvue (ainsi qu’il a été vu).

En premier lieu, le régime des sociétés étrangères contrôlées (SEC) permet de soumettre à l’IS d’un État A les bénéfices d’une société d’un État B, si elle est contrôlée par une société de l’État A, à la condition que l’État B impose peu ou pas sa société.

Instrument de choix, il permet de faire échec à des montages associant les paradis fiscaux à travers l’attribution artificielle de bénéfices à des structures offshore. De nombreux pays développés ont dans leur droit national des dispositifs SEC, tels que la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Japon, l’Australie, l’Allemagne, l’Italie ou encore la Suède et la Nouvelle-Zélande. L’action 3 du projet « BEPS » vise expressément ces hypothèses en recommandant la mise en place de règles solides sur les SEC.

En deuxième lieu, existent des dispositifs particuliers ciblant des flux financiers dirigés vers des paradis fiscaux. Les exemples les plus parlants sont les mécanismes d’encadrement de la déductibilité de certaines charges, qu’il s’agisse d’intérêts d’emprunt ou plus généralement de revenus passifs et de rémunérations de prestations. L’action 4 du projet « BEPS », quoique non cantonnée aux paradis fiscaux, permet d’appréhender les déductions abusives liées à ces derniers.

Notons à cet égard que les Pays-Bas, s’ils ne disposaient pas en tant que tel d’un outil ciblant les SEC, se sont dotés au fil du temps d’instruments ciblant les charges financières déductibles lorsqu’elles allaient vers des cieux fiscaux trop cléments (cela illustre l’évolution néerlandaise en matière fiscale, les Pays-Bas ayant longtemps été un « État-tunnel » par lequel transitaient en franchise d’impôt des flux importants).

En troisième lieu, les règles relatives aux prix de transfert permettent de rattraper les bénéfices indûment logés dans des paradis fiscaux (en France, l’article 57 du CGI voit ainsi son application facilitée lorsque le transfert a lieu au profit d’une entité établie dans un paradis fiscal). Les actions 8 à 10 du projet « BEPS » s’inscrivent dans cette logique (bien qu’avec une portée plus vaste).

En quatrième lieu, les outils anti-hybrides sont, eux aussi, de nature à mettre en échec des montages associant des paradis fiscaux. C’est à ce type de pratiques que répond l’action 2 du projet « BEPS ».

En cinquième lieu, l’action 6 contre les abus conventionnels cible les pratiques de chalandage fiscal dans lesquelles, bien souvent, sont impliquées des juridictions à fiscalité plus que privilégiée.

En sixième et dernier lieu, l’action 7 relative à l’évitement artificiel de l’établissement stable, elle aussi d’une portée générale, participe à la lutte contre les paradis fiscaux en permettant d’éviter qu’un bénéfice échappe à l’impôt dans la juridiction où il a été généré à travers des artifices organisationnels consistant à tout faire réaliser par les équipes locales mais à ne conclure formellement les contrats qu’à l’étranger.

D’une manière générale, c’est l’exigence de substance et de réalité économique d’une opération, objet de l’action 5 du projet « BEPS », qui va permettre d’imposer les bénéfices logés dans les paradis fiscaux. Telle est la logique sous-jacente aux dispositifs existants, qui prévoient d’ailleurs généralement une clause de sauvegarde lorsqu’est démontrée la réalité économique et l’authenticité de l’opération.

Le projet « BEPS » offre donc aux États une large gamme de mesures et de moyens d’action pour prendre à bras-le-corps les paradis fiscaux, sans faire obstacle à des outils nationaux spécifiques tels que ceux prévus en France contre les États et territoires non coopératifs (ETNC).

5.   Illustration des effets du projet « BEPS » face à des montages internationaux

Les deux schémas suivants permettent de prendre conscience des conséquences concrètes de différentes actions du projet « BEPS » face à certains montages.

Y est présenté un montage combinant instruments hybrides, prix de transfert abusifs, localisation de bénéfices dans le chef de filiales étrangères faiblement imposées, déduction excessive des charges financières, régimes dommageables d’imposition des revenus tirés de la propriété intellectuelle, chalandage fiscal et évitement de la qualification d’établissement stable.

Le premier schéma montre la situation sans les actions « BEPS », le second illustre l’impact de ces actions et les conséquences fiscales en découlant.

 


Montage avant le projet « BEPS » de l’OCDE

Source : commission des finances.

Montage après le projet « BEPS » de l’OCDE

Source : commission des finances.


  1  

B.   la convention multilatÉrale, accÉlÉrateur inÉdit pour modifier les conventions fiscales

Les conventions multilatérales ne sont pas une nouveauté dans le droit international, notamment en matière fiscale : existe déjà à titre d’exemple l’importante convention de 1988 et amendée en 2010 concernant l’assistance administrative en matière fiscale ([15]), dans le cadre de laquelle deux accords multilatéraux complémentaires ont été adoptés, l’un sur l’échange automatique des déclarations pays par pays, l’autre sur l’échange automatique de renseignements sur les comptes financiers.

La Convention multilatérale du projet « BEPS » revêt pourtant une dimension inédite eu égard à son objet stratégique, les conventions fiscales bilatérales, et à son principe, consistant à modifier d’un coup celles-ci.

1.   Le rôle central des conventions dans les relations fiscales entre États

Le droit fiscal international positif, entendu comme les normes de droit « dur » applicables – par opposition aux recommandations et modèles, qui relèvent de la catégorie du droit souple (« soft law ») – s’articule essentiellement autour des conventions fiscales bilatérales dont la principale catégorie est constituée des conventions visant à éviter la double imposition (ci-après, les « CDI »).

Traité bilatéral conclu entre deux juridictions ([16]), une CDI, pour prémunir les contribuables de toute double imposition, organise le droit d’imposer un revenu reconnu à chaque juridiction partie (qualifiée pour l’une de juridiction source du revenu, pour l’autre de juridiction de résidence du contribuable) ([17]).

Fruit de négociations bilatérales entre les juridictions parties, le contenu d’une CDI repose souvent sur des modèles, sans que cela fasse obstacle à des différences d’une convention à l’autre afin de tenir compte des spécificités de chaque juridiction (les deux principaux étant les modèles élaborés par l’OCDE et par l’Organisation des Nations unies – ONU –, le second étant essentiellement appliqué par les pays en développement dans leurs relations avec les pays développés).

Le contenu des CDI est essentiel pour plusieurs raisons :

– la CDI va déterminer les modalités d’imposition des revenus entrant dans son champ ;

– plusieurs CDI pouvant retenir des rédactions distinctes, elles peuvent être exploitées par certains contribuables aux fins d’obtention d’avantages en principe indus : c’est le chalandage fiscal, ou « treaty shopping ». Elles peuvent également, par leur imperfection, inciter à d’autres pratiques d’évasion fiscale ;

– d’une valeur supérieure à la loi (du moins en France), les CDI neutralisent l’application des dispositions législatives internes qui seraient incompatibles avec elles.

a.   L’attribution du droit d’imposer et l’élimination des doubles impositions

Le rôle premier des CDI est de déterminer les modalités d’imposition d’une opération concernant les deux juridictions parties afin d’éviter que le contribuable concerné par cette opération ne supporte une double charge fiscale qu’entraînerait une imposition intégrale dans chacune des juridictions.

À cet effet, la convention précise les modalités de répartition du droit d’imposer : certains revenus seront exclusivement imposés dans l’une des juridictions (tel est souvent le cas des plus-values mobilières, dont l’imposition est attribuée à la juridiction de résidence du contribuable), d’autres seront imposés dans l’une des juridictions mais de façon non exclusive.

La convention détermine également les modalités d’évitement de double imposition en cas de répartition non exclusive, lorsqu’un revenu a été imposé dans l’une des juridictions (de façon régulière au regard des stipulations conventionnelles).

Généralement, et de façon schématique, l’impôt acquitté par un contribuable dans la juridiction de la source du revenu sera pris en compte pour la détermination du montant d’impôt dû dans la juridiction de résidence, le plus souvent sous la forme d’un crédit d’impôt qui s’imputera sur l’impôt dû, dans la limite de ce dernier (règle du butoir). Les revenus concernés sont essentiellement les revenus « passifs » de source étrangère (catégorie recouvrant les dividendes, intérêts et redevances) perçues par un résidant ([18]).

En l’absence de convention fiscale (ou s’agissant d’un impôt non couvert par une convention existante), le contribuable fait face à un réel risque de double imposition. Dans une telle hypothèse, la France n’octroie pas de crédit d’impôt, mais autorise la déduction de l’impôt étranger de l’assiette imposable. Cette solution est moins favorable pour le contribuable que le mécanisme du crédit d’impôt, ainsi que l’illustre l’exemple suivant.

Différence d’imposition en présence ou en l’absence d’une CDI

Un contribuable résidant en France perçoit dune entreprise établie dans une juridiction étrangère des redevances pour une valeur de 100. Le taux dimposition en France est de 25 %, limpôt acquitté à létranger sur ce revenu au titre dune retenue à la source est de 10.

Si une convention existe et régit l’impôt concerné, le contribuable déduira de l’impôt dû en France (100 × 25 % = 25) le montant payé à l’étranger (10), aboutissant à une charge fiscale en France de 15 (25 – 10).

En revanche, en l’absence de convention régissant l’impôt concerné, le contribuable ne bénéficiera d’aucun crédit d’impôt. Il pourra déduire les 10 acquittés à l’étranger des 100 perçus en France, aboutissant à un résultat imposable de 90. L’impôt français sera donc de 22,5 (90 × 25 %).

Dans cet exemple, l’impôt dû en France en l’absence de convention correspond à une fois et demie l’impôt dû en présence d’une convention.

b.   Les imperfections des CDI peuvent faciliter les comportements fiscaux prédateurs

Instrument bilatéral, une CDI ne régit que les relations des juridictions parties. Sa rédaction peut être différente d’une autre convention, soit en raison de négociations en ce sens répondant à des considérations propres aux juridictions concernées, soit également du fait d’une ancienneté la rendant relativement dépassée (expliquant les nombreuses renégociations).

Dès lors, des failles – volontaires ou non – peuvent exister dans une CDI donnée mais aussi – et surtout – lorsque plusieurs CDI sont articulées les unes avec les autres.

● Cette pratique de chalandage fiscal consiste essentiellement à intercaler dans une opération concernant deux entreprises X et Y, établies dans les juridictions A et B, une troisième entreprise ZZZ établie dans une juridiction C aux seules fins de bénéficier d’avantages que les conventions liant respectivement A et B à C prévoient mais qui ne figurent pas dans la convention liant A à B.

Tel est, par exemple, le cas si la convention liant A à B prévoit une retenue à la source (RAS) sur les dividendes versés de X à Y, tandis que les deux CDI conclues par C avec A et B ne prévoient aucune RAS. En créant une société dans l’État C simplement pour bénéficier de cette exemption de RAS (« société boîte aux lettres »), le flux n’est pas imposé, en application d’un avantage fiscal qui n’était en principe pas dû. Le schéma suivant illustre cet exemple.

Illustration d’un montage de chalandage fiscal

 

 

Source : commission des finances.

 

Un exemple de chalandage fiscal à travers l’île Maurice

L’île Maurice n’est pas prisée que des touristes : il s’agit aussi d’une destination de choix pour les personnes souhaitant investir en Inde à moindre coût fiscal, essentiellement en raison des CDI conclues par Maurice.

La CDI liant l’île à l’Inde exclut toute retenue à la source en Inde sur les revenus passifs, tels les intérêts ou redevances, versés à des étrangers.

Maurice fait par ailleurs en sorte que ses autres CDI prévoient l’imposition de ces revenus exclusivement à Maurice (c’est le cas de la convention conclue avec la France).

Un contribuable peut donc, à travers une société de forme « global business company » (GBC), reconnue comme résidente fiscale mauricienne, investir en Inde à travers Maurice et bénéficier ainsi du réseau conventionnel de cette dernière.

À titre d’exemple, une entreprise française qui investit directement en Inde supporterait sur les revenus passifs perçus une retenue à la source en Inde et une imposition en France (après imputation d’un crédit d’impôt au titre de l’impôt indien).

En revanche, si cette entreprise passe par l’île Maurice et opère à travers une GBC, elle ne paiera pas d’impôt en Inde et, selon les revenus, bénéficiera à Maurice d’une imposition à taux réduit (3 %) voire d’une exonération sur les intérêts servis à des non-résidents.

Ce type de montage explique la part démesurée – 27 % – des investissements directs étrangers en Inde qui transitent par l’île Maurice (1).

(1) Ainsi que la indiqué à notre commission des finances M. Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et dadministration fiscales de lOCDE, le 13 septembre 2017 (Assemblée nationale, commission des finances, de léconomie générale et du contrôle budgétaire, XVe législature, compte rendu n° 14, mercredi 13 septembre 2017, p. 3).

Le chalandage fiscal peut difficilement être combattu par un seul pays dans la mesure où ses effets résultent essentiellement d’une CDI conclue entre deux autres juridictions (celle avec laquelle la transaction économique réelle est réalisée et celle qui, à des fins fiscales, s’intercale dans cette transaction) ([19]).

● Les lacunes d’une convention peuvent également constituer des facteurs d’évasion fiscale à travers les dispositifs hybrides, qui désignent les asymétries dans lesquelles un instrument fait, d’une juridiction à l’autre, l’objet d’une qualification juridique et fiscale distincte.

Le plus souvent, cela concerne un instrument qui sera considéré comme un titre de dette (obligation) dans une juridiction et comme un titre de participation (action) dans une autre, conduisant à une déduction sans imposition du revenu associé à cet instrument (considéré comme un intérêt dans un cas, un dividende dans l’autre).

Illustration des dispositifs hybrides et de leurs conséquences fiscales

Une société mère X établie dans un État A finance sa filiale Y, établie dans un État B, au moyen d’un titre hybride.

Le produit que perçoit X de ce titre est considéré :

– par A, comme un dividende, produit reçu en contrepartie d’un titre de participation ;

– par B, comme un intérêt rémunérant de la dette.

Le dividende perçu par X est exonéré dans A (en application du régime mère-fille, sous réserve éventuelle d’une quote-part forfaitaire), et l’intérêt versé par Y est déductible dans B : non seulement l’opération n’est imposée nulle part, mais elle aboutit à une non-imposition avec déduction.

Si l’instrument avait fait l’objet d’une qualification identique, il y aurait eu imposition normale :

– si l’instrument est un titre de participation, le dividende est exonéré dans A mais est bien imposé dans B dans le chef de la filiale Y ;

– si l’instrument est un titre de dette, l’intérêt est déductible dans B mais est bien imposé dans A dans le chef de la société émettrice X.

c.   L’appréhension essentielle des établissements stables

Une autre illustration de l’exploitation des CDI à des fins d’évasion fiscale repose sur la qualification d’établissement stable. Rappelons que l’établissement stable se définit comme une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité. Un établissement stable peut disposer de la personnalité juridique (par exemple une filiale d’une société) mais peut également en être dépourvue. Par ailleurs, un agent dépendant d’une société établie dans une juridiction donnée et qui réalise pour elle des opérations dans une autre juridiction, s’il dispose du pouvoir d’engager cette société, sera qualifié d’établissement stable dans la seconde juridiction.

Chaque CDI définit ce qu’il faut entendre par « établissement stable » au sens de ses stipulations et dresse en général une liste des hypothèses excluant une telle qualification (par exemple, un entrepôt de stockage). Ces définitions sont plus ou moins abouties et, souvent, ne tiennent pas compte des récentes évolutions technologiques qui ont permis de dissocier activité économique et présence physique. La définition de l’OCDE repose (ou plus exactement reposait) en effet sur une économie susceptible d’être qualifiée de traditionnelle, supposant pour réaliser des opérations économiques au sein d’une juridiction d’y disposer d’une présence physique et d’un personnel revêtant chacun une certaine permanence.

Cette relative inadéquation peut ainsi être exploitée par des entreprises pouvant se dispenser d’une réelle présence physique. À titre d’exemple et de façon schématique, en l’état des CDI, une entreprise qui réside dans une juridiction A mais réalise de façon dématérialisée l’essentiel de ses opérations dans d’autres juridictions ne dispose pas dans ces dernières d’un établissement stable : elle n’y est pas imposée sur ces activités.

d.   La place des CDI dans la hiérarchie des normes commande leur évolution pour lutter contre les abus

Ces différentes illustrations de montages s’appuyant sur les CDI et leurs lacunes montrent que les pratiques abusives et les imperfections normatives sont connues. Néanmoins, leur traitement juridique est rendu difficile par la place qu’occupent les conventions dans la hiérarchie des normes.

En France, en vertu de l’article 55 de la Constitution, les conventions ont une valeur supérieure à celle des lois. Pour le dire autrement, toute norme interne, y compris législative, qui serait incompatible avec une convention ne pourrait s’appliquer à une situation entrant dans le champ celle-ci.

Si d’autres pays ne prévoient pas formellement de supériorité des traités sur les lois, les secondes ne peuvent cependant pas, en principe, méconnaître les premiers ou conduire à des résultats qui leur seraient contradictoires, en application du principe directeur du droit international conventionnel « pacta sunt servanda », selon lequel les conventions conclues doivent être respectées et exécutées de bonne foi.

Ce constat explique que de nombreuses tentatives faites pour renforcer les outils anti-abus nationaux aient été neutralisées par les conventions en vigueur et que les outils en question ne s’appliquent qu’en l’absence de convention – dans le cas de la France, cela limite considérablement leur champ d’application dans la mesure où notre pays dispose d’un réseau conventionnel particulièrement dense noué avec les principales juridictions avec lesquelles des relations économiques nourries sont entretenues ([20]).

2.   La Convention multilatérale, machine inédite pour accélérer l’évolution des conventions

a.   L’inadaptation des négociations bilatérales aux modifications rapides du réseau conventionnel mondial

Les travaux conduits dans le cadre du projet « BEPS » de l’OCDE ont abouti à plusieurs recommandations d’évolution du modèle de convention fiscale de l’OCDE pour améliorer la lutte contre l’érosion des bases fiscales et le transfert abusif de bénéfices.

Si ces travaux s’étaient cantonnés à de telles recommandations, contenues dans les rapports finaux des actions et transposées dans le modèle de convention établi par l’OCDE, leur intégration dans le droit positif et leur effectivité auraient pris un temps considérable et auraient, in fine, été compromises. Il aurait en effet fallu que chaque CDI soit modifiée une à une, à la suite d’un processus de négociation bilatérale entre les juridictions parties.

● Pour chaque CDI, l’implémentation des conclusions « BEPS » aurait pris plusieurs années – vraisemblablement entre deux et trois ans dans les hypothèses les plus optimistes.

Or, une juridiction ne peut conduire qu’un nombre très limité de négociations bilatérales de façon simultanée (de l’ordre de six à sept conventions par an d’après les éléments fournis par l’OCDE cités dans l’étude d’impact du présent projet de loi ([21])), et plus son réseau conventionnel est dense, plus de telles renégociations prennent du temps. Il s’agit au demeurant d’une hypothèse probablement haute, supposant que les autres juridictions soient également disponibles pour renégocier et qu’elles disposent d’une administration lui permettant un tel rythme ([22]).

● Pour la France, d’après les informations fournies tant par l’OCDE que par l’administration française, diplomatique comme fiscale, ce travail de renégociation globale prendrait entre vingt et trente ans.

Au demeurant, même en se fondant sur une hypothèse optimiste de vingt ans, la simple évocation d’une telle durée témoigne de l’inadéquation des renégociations bilatérales pour mettre en œuvre les mesures « BEPS » : entre la première convention renégociée et la dernière, plusieurs décennies se seraient écoulées, rendant plus que probable l’obsolescence du contenu de la première au regard de l’évolution de la situation économique et fiscale internationale. Parallèlement, les mesures « BEPS » d’il y a vingt ans se révéleraient sans doute inadaptées pour la dernière convention renégociée. S’ouvrirait donc en réalité un cycle de renégociation sans fin, perspective à l’évidence peu réjouissante.

b.   La Convention multilatérale assure la célérité des modifications conventionnelles

Pour l’ensemble des considérations précédentes, l’effectivité et la postérité utile des travaux « BEPS » supposaient une réponse inédite permettant de modifier dans le même temps l’ensemble des CDI en vigueur (ou à tout le moins le plus grand nombre d’entre elles).

C’est à cette tâche ambitieuse mais nécessaire qu’a été consacrée l’action 15 du projet « BEPS », qui a abouti à la Convention multilatérale dont l’autorisation de ratification est sollicitée par le Gouvernement dans le cadre du présent projet de loi.

Inédit et ambitieux, voilà sans doute les traits saillants de cet instrument qui peut, de façon schématique, s’analyser comme un accélérateur à la disposition des juridictions fiscales.

Le principe de base de la Convention multilatérale est de couvrir les conventions existantes conclues entre les juridictions parties, afin de les modifier en fonction des choix faits par celles-ci :

– l’instrument ne remplace pas les CDI, qui continuent à exister et à produire leurs effets ;

– il va en revanche, selon des modalités plus ou moins complexes en fonction des cas, remplacer, compléter ou modifier certaines de leurs stipulations ([23]).

Il permet donc de faire évoluer simultanément ([24]) toutes les conventions qu’une juridiction aura souhaité voir évoluer, sans pour autant porter atteinte à la souveraineté fiscale de chacun.

C.   La Convention multilatÉrale, instrument de mise en œuvre large et effective des mesures du projet « BEPS »

1.   Près de 80 États et territoires engagés au 22 mars 2018

La Convention multilatérale (connue dans le monde anglo-saxon sous l’acronyme « MLI » pour « multilateral instrument ») a été solennellement signée à Paris le 7 juin 2017 par 68 juridictions ([25]). Depuis cette date, d’autres juridictions ont signé la Convention multilatérale, portant le total de juridictions parties à 78 au 22 mars 2018.

Le tableau suivant dresse la liste des juridictions parties ainsi que la date de leur signature de la Convention et, le cas échéant, celle du dépôt de leur instrument de ratification (les douze juridictions apparaissant en italique sont celles avec lesquelles la France n’est pas liée par une CDI).

juridictions signataires et parties À la convention multilatÉrale

(situation au 5 juin 2018)

Juridiction

Date de signature

Date du dépôt de linstrument de ratification

Afrique du Sud

7 juin 2017

 

Allemagne

7 juin 2017

 

Andorre

7 juin 2017

 

Argentine

7 juin 2017

 

Arménie

7 juin 2017

 

Australie

7 juin 2017

 

Autriche

7 juin 2017

22 septembre 2017

Barbade

24 janvier 2018

 

Belgique

7 juin 2017

 

Bulgarie

7 juin 2017

 

Burkina Faso

7 juin 2017

 

Cameroun

11 juillet 2017

 

Canada

7 juin 2017

 

Chili

7 juin 2017

 

Chine

7 juin 2017

 

Chypre

7 juin 2017

 

Colombie

7 juin 2017

 

Corée du Sud

7 juin 2017

 

Costa Rica

7 juin 2017

 

Côte d’Ivoire

24 janvier 2018

 

Croatie

7 juin 2017

 

Curaçao

20 décembre 2017

 

Danemark (1)

7 juin 2017

 

Égypte

7 juin 2017

 

Espagne

7 juin 2017

 

Fidji

7 juin 2017

 

Finlande

7 juin 2017

 

France

7 juin 2017

 

Gabon

7 juin 2017

 

Géorgie

7 juin 2017

 

Grèce

7 juin 2017

 

Guernesey

7 juin 2017

 

Hong Kong

7 juin 2017

 

Hongrie

7 juin 2017

 

Île de Man

7 juin 2017

25 octobre 2017

Inde

7 juin 2017

 

Indonésie

7 juin 2017

 

Irlande

7 juin 2017

 

Islande

7 juin 2017

 

Israël

7 juin 2017

 

Italie

7 juin 2017

 

Jamaïque

24 janvier 2018

 

Japon

7 juin 2017

 

Jersey

7 juin 2017

15 décembre 2017

Koweït

7 juin 2017

 

Lettonie

7 juin 2017

 

Liechtenstein

7 juin 2017

 

Lituanie

7 juin 2017

 

Luxembourg

7 juin 2017

 

Malaisie

24 janvier 2018

 

Malte

7 juin 2017

 

Maurice

5 juillet 2017

 

Mexique

7 juin 2017

 

Monaco

7 juin 2017

 

Nigeria

17 août 2017

 

Norvège

7 juin 2017

 

Nouvelle-Zélande

7 juin 2017

 

Pakistan

7 juin 2017

 

Panama

24 janvier 2018

 

Pays-Bas

7 juin 2017

 

Pologne

7 juin 2017

23 janvier 2018

Portugal

7 juin 2017

 

République tchèque

7 juin 2017

 

Roumanie

7 juin 2017

 

Royaume-Uni

7 juin 2017

 

Russie

7 juin 2017

 

Saint-Marin

7 juin 2017

 

Sénégal

7 juin 2017

 

Serbie

7 juin 2017

5 juin 2018

Seychelles

7 juin 2017

 

Singapour

7 juin 2017

 

Slovaquie

7 juin 2017

 

Slovénie

7 juin 2017

22 mars 2018

Suède

7 juin 2017

 

Suisse

7 juin 2017

 

Tunisie

24 janvier 2018

 

Turquie

7 juin 2017

 

Uruguay

7 juin 2017

 

(1) La convention conclue le 8 février 1957 entre la France et le Danemark a été dénoncée par ce dernier le 10 juin 2008 et a cessé de produire ses effets à compter du 1er janvier 2009.

● Cette liste est par essence évolutive : d’autres juridictions devraient la rejoindre, certaines ayant expressément manifesté leur intention de signer la Convention multilatérale. À cet égard, peuvent être mentionnés les six États qui, au 22 mars 2018, ont fait état d’une telle déclaration d’intention : Algérie, Estonie, Kazakhstan, Liban, Oman et Swaziland.

Lorsque l’Estonie aura signé la Convention, l’ensemble des États membres de l’Union européenne et de l’Espace économique européen seront signataires de l’instrument, témoignant de la forte implication européenne en matière de lutte contre l’évasion fiscale.

● Votre Rapporteure pour avis souhaite apporter ici une précision sur l’absence des États‑Unis d’Amérique parmi les juridictions signataires.

Dans la mesure où ce pays est un acteur incontournable de l’économie mondiale, le fait qu’il ne soit pas partie à la Convention a pu susciter des interrogations sur la pertinence et l’effectivité de l’instrument.

En réalité, les conventions fiscales conclues par les États-Unis, qui disposent d’un réseau relativement étoffé, contiennent déjà pour la plupart des stipulations correspondant aux actions « BEPS » mises en œuvre par la Convention, notamment s’agissant de la lutte contre le chalandage fiscal ou les abus d’avantages conventionnels ([26]). Elles prévoient également une clause d’arbitrage obligatoire et contraignant (prévu par la partie VI de la Convention multilatérale), ce qu’illustre par exemple la convention franco-américaine aux paragraphes 6 et 7 de son article 26.

Par ailleurs, la réforme fiscale de décembre 2017 prévoit plusieurs outils contre l’évasion fiscale, tels que le renforcement des règles relatives aux dispositifs hybrides et de celles portant sur les SEC ou encore un dispositif plus strict encadrant la déductibilité des charges financières.

En tout état de cause, les pratiques dommageables auxquelles des entreprises américaines ont pu se livrer ou se livrent encore ne sont pas liées aux stipulations des conventions conclues entre les États‑Unis et les autres pays : elles résultent en réalité soit des pratiques nationales retenues par certaines juridictions étrangères, soit des lacunes touchant les conventions fiscales conclues entre États membres de l’Union européenne, voire d’une combinaison des deux. Dans un tel contexte, la question de la couverture ou de l’absence de couverture par la Convention multilatérale du réseau conventionnel américain semble inopérante : ce sont les évolutions des législations nationales de certains pays et les modifications apportées aux conventions liant les États membres de l’Union européenne qui permettront de lutter contre ces pratiques dommageables.

Dès lors, l’absence américaine ne devrait pas emporter de conséquences néfastes sur l’avenir et l’application de l’instrument.

La réforme fiscale américaine de décembre 2017 :
une mise en œuvre américaine du projet « BEPS »

Abondamment commentée, la récente réforme fiscale américaine du 22 décembre 2017 traduit une évolution sans précédent de la fiscalité des États‑Unis.

Au delà de son coût (estimé à environ 1 450 milliards de dollars sur dix ans, dont 1 000 milliards de dollars de coût net au titre des mesures touchant les entreprises) et de sa mesure emblématique consistant à baisser de 14 points le taux de l’impôt fédéral sur les sociétés (qui passe de 35 % à 21 %), cette réforme contient un grand nombre de dispositifs pouvant être vus comme traduisant unilatéralement le projet « BEPS », à travers un prisme centré sur les intérêts américains.

Sont ainsi prévus, entre autres mesures :

– un encadrement plus strict de la déductibilité des charges financières nettes, qui correspond aux préconisations de l’action 4 du projet « BEPS » et va plus loin que les modalités prévues dans la directive « ATAD » ;

– l’empêchement de déduire du résultat certains versements s’ils relèvent d’une transaction hybride, qui s’inscrit dans la logique de l’action 2 du projet « BEPS » ;

– un élargissement des règles sur les sociétés étrangères contrôlées, qui fait l’objet de l’action 3 du projet « BEPS » ;

– une taxation forfaitaire aux États‑Unis des revenus que des filiales étrangères retirent des actifs incorporels qu’elles détiennent, si ces revenus sont insuffisamment imposés et que leur rentabilité est jugée excessive – mesure pouvant être vue comme luttant contre le logement artificiel d’actifs incorporels dans des pays à régime fiscal privilégié, le cas échéant au détriment de la substance économique (ce dispositif est intitulé « GILTI », pour « Global Intangible Low Taxed Income », soit « revenu mondial faiblement imposé tiré de biens incorporels ») ;

– ou encore la médiatique « base erosion anti-abuse tax », la « BEAT », taxe contre l’érosion de la base fiscale américaine consistant à majorer la charge fiscale en réintégrant dans l’assiette certains versements effectués au profit d’entités étrangères (la compatibilité de cette taxe avec les règles mondiales en matière de commerce et les CDI n’est pas assurée, au contraire).

Parallèlement à ces mesures (le « bâton »), d’autres dispositions existent, cette fois pour inciter les entreprises américaines à loger sur le territoire américain le maximum d’actifs et d’activités et à encourager l’investissement aux États‑Unis (la « carotte ») : imposition à taux réduit des bénéfices logés hors des États‑Unis, s’ils sont rapatriés en 2018, exonération des dividendes, amortissement intégral immédiat, régime fiscal favorable pour les revenus tirés d’actifs incorporels logés aux États‑Unis, etc.

La réforme américaine met donc en œuvre de nombreuses actions du projet « BEPS », mais au seul profit des États‑Unis. La France et l’Union européenne se doivent de réagir, sans quoi elles risquent de voir une grande partie des actifs et investissements les quitter pour aller sous les cieux américains.

● Le cinquième instrument de ratification, d’acceptation ou d’approbation ayant été déposé le 22 mars 2018 (par la Slovénie), la Convention multilatérale entrera en vigueur à compter du 1er juillet 2018 en application de son article 34.

2.   La mise en œuvre effective de quatre actions du projet « BEPS »

Avant de se pencher dans la partie suivante sur les modalités selon lesquelles la Convention s’appliquera, et donc dans quelle mesure et sous quelles conditions elle modifiera les CDI couvertes, il apparaît nécessaire de présenter, de façon synthétique, son contenu. Au-delà de l’intérêt évident de connaître la teneur de fond de cet instrument inédit, une telle synthèse facilitera la présentation à suivre des modalités d’application de la Convention à travers des exemples concrets à l’appui des différentes hypothèses d’application ([27]).

● La Convention multilatérale compte vingt-quatre articles susceptibles d’avoir un effet sur les CDI, mettant en œuvre quatre des quinze actions du projet « BEPS » (la Convention constituant elle-même la mise en œuvre de son action 15).

Sur ces vingt-quatre articles, trois constituent des « normes minimales » ou « standards minimums » : l’article 6 (plus exactement le premier paragraphe de l’article 6, le reste étant optionnel), l’article 7 et l’article 16.

Le tableau suivant dresse la synthèse de la Convention multilatérale, présentant sa structure, l’intitulé de chaque article assorti d’un résumé de son objet, ainsi que, le cas échéant, le rattachement à l’action du projet « BEPS » à laquelle il correspond. Les normes minimales devant être acceptées par l’ensemble des juridictions apparaissent en gras (articles 6§1, 7 et 16).

SynthÈse du contenu de la convention multilatÉrale

Partie

Article

Intitulé

Objet synthétique

Action « BEPS »

I – Champ d’application et interprétation des termes

1er

Champ d’application de la convention

La convention s’applique aux conventions couvertes

Sans objet

2

Interprétation des termes

Précision du sens et de la portée à donner aux termes employés dans la Convention (notamment celui de convention couverte et du contenu de la notification devant être faite par les juridictions)

II – Dispositifs hybrides

3

Entités transparentes

Subordonne la reconnaissance de la qualité de résident à une entité fiscalement transparente à la circonstance que ses revenus soient effectivement traités comme ceux d’un résident et imposés comme tel

Action 2 – Neutraliser les effets des dispositifs hybrides

4

Entités ayant une double résidence

Modalités de détermination de la résidence, au sens d’une convention fiscale, d’une personne morale résidant dans les deux juridictions parties (traitement des conflits de résidence)

5

Application des méthodes d’élimination de la double imposition

Éviter la double non-imposition ou la non-imposition associée à une déduction

III – Utilisation abusive des conventions fiscales

6

Objet dune convention fiscale couverte

Modification du préambule des conventions couvertes pour consacrer la finalité de celles-ci : élimination de la double imposition sans non-imposition ; sur option, promotion des relations économiques et de la coopération fiscale

Action 6 – Empêcher l’utilisation abusive des conventions fiscales lorsque les circonstances ne s’y prêtent pas

7

Prévenir lutilisation abusive des conventions

Clause anti-abus écartant le bénéfice des avantages conventionnels en cas dabus (trois clauses proposées)

8

Transactions relatives aux transferts de dividendes

Bénéfice des régimes favorables d’imposition des dividendes perçus subordonné à une condition de durée minimale de détention des participations (365 jours)

9

Gains en capital tirés de l’aliénation d’actions, de droits ou de participations dans des entités tirant leur valeur de biens principalement immobiliers

Imposition des plus-values tirées de participations dans des entités à prépondérance immobilière dans la juridiction des immeubles ; appréciation de la prépondérance immobilière sur 365 jours

10

Règle anti-abus visant les établissements stables situés dans des juridictions tierces

Exclusion des avantages d’une convention conclue entre deux juridictions pour des revenus rattachables à un établissement stable situé dans une troisième juridiction et qui y sont insuffisamment imposés

11

Application des conventions fiscales pour limiter le droit d’une partie d’imposer ses propres résidents

Énumération des dix exceptions limitatives au droit pour une juridiction d’imposer ses propres résidents

IV – Mesures visant à éviter le statut d’établissement stable

12

Mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable par des accords de commissionnaires et autres stratégies similaires

Extension de la qualification d’établissement stable aux agents dépendants jouant dans la conclusion d’un contrat un rôle principal, sans exigence d’engagement juridique de l’entreprise étrangère par ces agents

Action 7 – Empêcher les mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable

13

Mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable par le recours aux exceptions applicables à certaines activités spécifiques

Application de l’exception à la qualification d’établissement stable subordonnée à la démonstration de la nature spécifique des activités (option A) ou définition préalable des activités exclues (option B)

14

Fractionnement des contrats

Addition des périodes d’exercice d’activités réalisées au titre d’un chantier (activités principales et connexes) pour apprécier le seuil de durée qualifiant un établissement stable

15

Définition d’une personne étroitement liée à une entreprise

Précision sur la notion de personne étroitement liée à une entreprise pour l’application des articles 12 à 14

V – Améliorer le règlement des différends

16

Procédure amiable

Cas et conditions de mise en œuvre dune procédure amiable (délai de trois ans à compter de limposition litigieuse)

Action 14 – Accroître l’efficacité des mécanismes de règlement des différends

 

17

Ajustements corrélatifs

Mise en œuvre par une juridiction du dégrèvement applicable à une entreprise en cas de rectification par l’autre juridiction du résultat d’une entreprise liée

VI – Arbitrage

18

Choix d’appliquer la partie VI

Application de la partie VI relative à l’arbitrage (seulement entre les juridictions ayant opté en ce sens)

19

Arbitrage obligatoire et contraignant

Définition des modalités d’arbitrage en cas d’échec total ou partiel de la procédure amiable

20

Désignation des arbitres

Modalités de désignation des membres de la commission d’arbitrage (composée de trois experts) sauf accord des juridictions pour des modalités différentes

21

Confidentialité de la procédure d’arbitrage

Précision sur les règles de confidentialité applicables aux renseignements communiqués aux arbitres et à leurs collaborateurs

22

Règlement d’un cas avant la conclusion de l’arbitrage

Fin de la procédure d’arbitrage en cas d’accord amiable ou de retrait par le contribuable de la demande d’arbitrage ou de procédure amiable

23

Méthode d’arbitrage

Choix par la commission d’arbitrage de la meilleure offre parmi les offres de chaque juridiction, sauf accord de celles-ci pour une méthode différente

24

Accord sur une solution différente

Non application de la décision arbitrale en cas d’accord des juridictions pour une solution différente

25

Coûts de la procédure d’arbitrage

Modalités de partage des coûts entre les juridictions

26

Compatibilité

Application des stipulations de la partie VI à la place des stipulations existantes ; non-application aux procédures arbitrales déjà engagées en application d’une autre convention

VII – Dispositions finales

27

Signature et ratification, acceptation ou approbation

Ouverture de la signature à compter du 31 décembre 2016 et identification des juridictions éligibles

Sans objet

28

Réserves

Identification des réserves possibles et précision de leurs modalités et effets

29

Notifications

Précision des modalités de notification par les juridictions

30

Modifications ultérieures des conventions fiscales couvertes

Confirmation de la faculté pour les juridictions parties à une convention couverte de la modifier d’un commun accord à tout moment

31

Conférence des Parties

Modalités de convocation d’une Conférence des Parties pour traiter toute question liée à la Convention

32

Interprétation et mise en œuvre

Modalités d’interprétation des conventions couvertes (accord amiable entre les juridictions concernées conformément à la convention couverte) et de la Convention (par une Conférence des Parties)

33

Modifications

Modalités de modification de la Convention (par une Conférence des Parties)

34

Entrée en vigueur

Entrée en vigueur de la Convention le 1er jour du mois suivant trois mois entiers à compter du dépôt du 5e instrument de ratification

35

Prise d’effet

Modalités de prise d’effet de la Convention vis-à-vis des conventions couvertes (en fonction des dates de ratification et du type d’imposition)

36

Prise d’effet de la partie VI

 

Modalités de prise d’effet de l’arbitrage obligatoire

 

37

Retrait

Modalités selon lesquelles une juridiction peut se retirer de la Convention (ouvert à tout moment, effet seulement pour le futur)

38

Relation avec les protocoles

Possibilité d’ajouter des protocoles à la Convention et modalités pour y être partie

39

Dépositaire

Désignation du Secrétariat général de l’OCDE comme dépositaire de la Convention ; précisions sur le rôle du dépositaire ; indication des langues de la Convention faisant foi (anglais et français)

Source : commission des finances, à partir du texte de la Convention.

● D’aucuns ont pu regretter l’absence de dispositifs propres à la fiscalité du numérique, qui fait l’objet d’une action dédiée du projet « BEPS ».

En réalité, cette absence n’est ni anormale, ni préjudiciable au succès de la Convention multilatérale.

D’une part, l’absence de consensus sur les questions liées à la fiscalité du numérique rendait difficile l’inclusion d’outils spécifiques dans la Convention multilatérale :

– quels outils, faute d’un consensus sur ceux se révélant appropriés ?

– quelles perspectives d’application effective, compte tenu de la variété des positions sur ce sujet ?

D’autre part, de nombreux dispositifs prévus en l’état dans la Convention répondent à des schémas ou pratiques qui concernent non seulement l’économie physique, mais également l’économie numérique (à supposer que la distinction trouve encore une pertinence eu égard à la dématérialisation croissante de l’économie). Tel est par exemple le cas de l’article 12 qui pourrait conduire à reconnaître dans un pays donné l’existence d’établissements stables de géants du numérique étrangers.

Enfin, rappelons qu’à travers les quatre actions effectivement mises en œuvre par la Convention, cette dernière constituant par ailleurs une action en propre, c’est en tout un tiers du projet « BEPS » qui se concrétise à travers ce nouvel instrument.

En tout état de cause, la fiscalité du numérique n’est pas, en soi, le cœur du problème : ainsi qu’il vient d’être rappelé, l’ensemble de l’économie se digitalise, tous les secteurs d’activité, y compris ceux traditionnellement « physiques » ou « industriels » se dématérialisent et ont de plus en plus recours à l’immatériel, qu’il s’agisse de nouveaux modes d’organisation, de l’usage de données ou de l’utilisation d’algorithmes. Cette dématérialisation économique commande une réflexion appuyée sur la mobilité des actifs dans un contexte de concurrence fiscale, mais aussi voire surtout sur la valorisation des actifs et des activités.

L’OCDE, dans le cadre de l’action 8 du projet « BEPS », a publié de nouveaux commentaires sur la valorisation des actifs incorporels et la part de bénéfices pouvant en découler. Ces nouvelles lignes directrices mettent en avant les risques, pouvant conduire à considérablement diminuer la part de bénéfices à laquelle l’apporteur de capital ou le propriétaire des actifs pouvaient auparavant prétendre. Une analyse complexe de toute la chaîne économique est suggérée, pouvant certes conduire à une meilleure allocation des profits, mais aussi entraîner une certaine dilution de ces derniers et, in fine, diminuer l’assiette des États de sièges.

Ces réponses de l’OCDE sont bienvenues dans leur principe, mais posent la question plus générale de l’adéquation du modèle fiscal actuel avec une économie en pleine révolution, du même ordre de grandeur que la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles. Adapter un modèle essentiellement physique à la dématérialisation n’est peut-être pas la réponse appropriée : une réflexion d’ensemble sur le modèle fiscal moderne paraît requise. À défaut d’un consensus des pays sur la fiscalité du numérique, votre Rapporteure espère possible l’engagement d’une étude globale sur la possible refonte du système fiscal.

II.   les ModalitÉs d’application de la convention multilatÉrale

La Convention multilatérale est un instrument novateur, permettant une modification rapide des conventions bilatérales tout en préservant la souveraineté fiscale des juridictions parties. Ses modalités d’application sont par nature complexes, mais tout sauf inintelligibles. Il convient de distinguer le principe d’application de la Convention aux CDI des modalités concrètes de modification de celles-ci.

A.   Les conditions d’application de la convention multilatÉrale aux conventions bilatÉrales

Avant de modifier les conventions bilatérales, la Convention multilatérale doit pouvoir s’y appliquer dans son principe. Pour ce faire, plusieurs conditions cumulatives doivent être réunies.

1.   Les CDI doivent être notifiées à l’OCDE

● Chaque juridiction partie à la Convention multilatérale (à travers la signature de celle-ci et, à terme, sa ratification ou son approbation, selon les exigences de chaque droit interne) doit notifier, lors de la signature puis lors du dépôt de l’instrument de ratification ou d’approbation, la liste des CDI auxquelles elle est partie et qu’elle souhaite voir couvertes par la Convention. Toutes les CDI liant les juridictions parties ne seront donc pas nécessairement concernées, ce choix relevant de la décision souveraine de chaque partie.

La notification par une juridiction d’une CDI ne suffit toutefois pas à garantir le principe de l’application de la Convention à celle-ci. Deux autres conditions doivent en effet être satisfaites.

2.   Les CDI notifiées doivent être conclues avec une juridiction partie à la Convention multilatérale

D’une part, et bien qu’il s’agisse d’une tautologie, la Convention est un traité multilatéral, ce qui implique qu’elle ne peut produire d’effet qu’entre juridictions l’ayant signée et ratifiée (ou approuvée). En conséquence, une CDI notifiée par une juridiction ne sera pas couverte par la Convention multilatérale si elle lie cette juridiction à une autre juridiction qui n’est pas partie à l’instrument.

Tel est le cas de la convention fiscale conclue entre la France et les États‑Unis d’Amérique, notifiée par la première mais qui ne pourra être modifiée par la Convention dans la mesure où cette dernière n’a pas été signée, et a fortiori pas ratifiée, par les seconds.

3.   Les CDI doivent faire l’objet d’une notification par l’autre juridiction partie

D’autre part, à supposer que la CDI notifiée ait été conclue avec une juridiction qui elle-même a signé (puis ratifié ou approuvé) l’instrument, encore faut-il que ladite juridiction ait également notifié cette CDI. À défaut, l’instrument ne s’y appliquera pas. Cette exclusion est parfaitement logique dans la mesure où l’absence de notification réciproque équivaut à un défaut de consentement, principe fondamental en matière de droit des traités.

L’asymétrie de notification d’une CDI pour l’application de la Convention, loin d’être hypothétique, est une réalité : la Norvège, la Suède et la Suisse n’ont pas notifié les CDI les liant à la France alors que celle-ci l’a fait. Inversement, la France n’a pas notifié la CDI conclue avec le Panama alors que ce dernier l’a fait ([28]).

En tout état de cause, avec 1 245 conventions couvertes ([29]), la Convention multilatérale est d’ores et déjà un succès difficilement contestable (surtout si l’on tient compte du gain de temps considérable par rapport aux délais de renégociation d’autant de conventions). Au demeurant, la liste des conventions notifiées a vocation à s’enrichir : elle n’est pas figée et pourra être complétée.

4.   Synthèse des conditions d’application de la Convention multilatérale

Les conditions requises pour que s’applique, dans son principe, la Convention multilatérale, sont illustrées par l’exemple suivant, tenant compte des choix faits par cinq juridictions vis-à-vis de la Convention.

Illustration des conditions d’application de la Convention multilatérale

Un État A est lié par une CDI avec chacun des États B, C, D et E.

Signataire de la Convention, A notifie les CDI conclues avec B, C et D. La CDI liant A à E sera donc hors champ de l’instrument.

B et C ont également signé la Convention ; en revanche D ne l’a pas fait. La CDI liant A à D sera donc hors de son champ.

B a notifié la CDI le liant à A. Tel n’est pas le cas de C, excluant l’application de l’instrument à la CDI conclue entre A et C.

En conclusion, si cinq CDI existent et que quatre ont été notifiées par A, seule la CDI liant A à B sera effectivement susceptible d’être modifiée par la Convention multilatérale compte tenu des choix souverains faits par l’ensemble des États concernés.

Le schéma ci-après présente, de façon synthétique, les conditions requises pour que la Convention multilatérale s’applique. Il repose sur les rapports entre deux juridictions, A et B, fournissant pour chaque condition un exemple concret.

SynthÈse des conditions d’application de la Convention multilatÉrale (IM) À une CDI conclue entre deux États A et B

Source : commission des finances

B.   les ModalitÉs d’application de la convention multilatÉrale aux conventions couvertes

Les termes d’« application de principe » de la Convention multilatérale ont été employés jusque-là : les développements précédents portaient en effet sur la question de la couverture par cet instrument des CDI.

Une fois cette couverture acquise, encore faut-il savoir selon quelles modalités la Convention s’appliquera effectivement. Cette seconde question, aussi essentielle que la première, revêt une complexité au moins égale, sinon supérieure. Elle dépend en effet d’une palette étendue d’options et de réserves à la discrétion de chaque juridiction contractante, ainsi que de la confrontation, pour chaque CDI couverte, des choix ainsi opérés par les juridictions liées.

 

1.   La distinction entre normes minimales et normes facultatives

Avant d’aborder les réserves et options, il convient de distinguer la nature des stipulations de la Convention multilatérale : certaines correspondent à des normes dites « minimales », revêtant un caractère impératif, d’autres sont facultatives (et fonctionnent selon deux modalités). Seules les secondes peuvent faire l’objet de réserves.

● Les normes minimales, dont la nature résulte du projet « BEPS » (qui en identifie quatre, ainsi qu’il a été vu précédemment) sont, s’agissant de la Convention :

– les normes anti-abus, couvrant les articles 6 (plus exactement son premier paragraphe introduisant dans le préambule des CDI l’objectif de ne pas conduire à une double non-imposition à travers l’évasion fiscale) et 7 (clause anti‑abus générale) ;

– la procédure amiable de règlement des différends prévue à l’article 16 (l’article 17, qui définit les bonnes pratiques en la matière, et facultatif).

Ces trois normes minimales correspondent aux standards minimaux du projet « BEPS » prévus aux actions 6 et 14. Les deux autres standards minimaux des actions « BEPS » (actions 5 et 13) ne sont pas concernés par la Convention.

● Il n’est, en principe, pas possible pour une juridiction d’émettre une réserve sur ces articles, sauf à compromettre l’effectivité d’actions considérées comme relevant de standards minimaux.

Ce postulat, une fois posé, doit cependant être nuancé. Les juridictions peuvent en effet décider de ne pas retenir les stipulations de la Convention correspondant à des normes minimales si des CDI couvertes y satisfont d’ores et déjà.

L’option consistant à ne pas appliquer ces articles est strictement encadrée et tend à éviter qu’une juridiction se dérobe à ses obligations de façon abusive et jouisse ainsi d’un avantage concurrentiel déloyal par rapport aux juridictions vertueuses. Est notamment prévu un examen de la conformité d’une CDI couverte à une norme minimale par un processus d’examen par les pairs (« peer review ») dans le cadre de l’OCDE. Un tel processus n’est pas nouveau et est familier aux juridictions dans la mesure où il existe déjà, dans le cadre du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales ([30]).

 

2.   Les réserves, excluant l’application d’une clause de la Convention

Les juridictions peuvent décider, pour chaque norme facultative, de ne pas l’appliquer aux CDI couvertes par la Convention multilatérale.

Pour ce faire, une juridiction doit formuler une réserve, prévue à chacun des articles ne constituant pas une norme minimale et précisant, selon la formule consacrée, qu’une partie « peut se réserver le droit de ne pas appliquer lintégralité du présent article à ses conventions fiscales couvertes » (certaines réserves ne portent toutefois pas sur l’intégralité d’un article, mais sur certaines de ses stipulations seulement).

L’émission d’une réserve emporte d’importantes conséquences : elle exclut l’application des stipulations de la Convention faisant l’objet de la réserve aux CDI notifiées, empêchant ces dernières d’être modifiée.

Les réserves sont, par définition, des décisions unilatérales mais produisent des effets vis-à-vis des autres juridictions. Une clause faisant l’objet d’une réserve de la part d’une seule juridiction ne s’appliquera à aucune des CDI conclues et notifiées par ladite juridiction, nonobstant les choix des autres juridictions et leur souhait de voir cette clause effective. Il n’y a au demeurant rien d’inédit ici, le mécanisme des réserves étant classique en droit des traités.

Exemple des effets d’une asymétrie dans les réserves

L’article 12, sur les accords de commissionnaire et l’extension de la reconnaissance d’un établissement stable qu’il permet, a été retenu par la France (elle n’a pas formulé de réserve sur cet article).

Il s’appliquera donc aux CDI couvertes liant la France, sauf si l’une d’entre elle a été conclue avec une juridiction ayant émis une telle réserve.

Tel est le cas de l’Irlande ; l’article 12 ne modifiera donc pas la convention franco-irlandaise.

Il convient de préciser que les réserves qui sont connues en l’état sont provisoires et pourront évoluer. Elles figurent en effet dans les notifications provisoires transmises par les juridictions lors de la signature de la Convention, mais la liste définitive des réserves formulées par une juridiction sera celle figurant dans l’instrument de ratification ou d’approbation, lors du dépôt de ce dernier.

Par ailleurs, l’émission d’une réserve n’est nullement définitive : une juridiction pourra à tout moment, même une fois la Convention ratifiée ou approuvée, décider de la lever et d’appliquer effectivement la stipulation.

 

L’inverse, en revanche, n’est pas possible : l’absence de réserve lors de la ratification emporte application définitive des stipulations correspondantes.

Pour résumer, le champ d’application de la Convention multilatérale ne peut qu’aller croissant, sans se restreindre : les réserves – comme les options qui seront vues prochainement – sont assorties d’un « effet cliquet » qui conduit à permettre d’aller en avant mais empêche tout retour en arrière.

Les différentes justifications à la formulation d’une réserve

Plusieurs raisons sont de nature à justifier l’émission d’une réserve, ces raisons pouvant se cumuler.

En premier lieu, la CDI peut déjà contenir des stipulations qui satisfont aux objectifs poursuivis par l’article concerné (cette hypothèse peut être rapprochée des choix consistant à ne pas appliquer une norme minimale au motif que les CDI y satisfont). Tel est, par exemple et pour la France, le cas de l’article 5 sur certaines modalités d’élimination de la double imposition.

En deuxième lieu, la clause peut être perçue comme susceptible d’entraîner une certaine insécurité juridique vis-à-vis des contribuables. Tel est, encore pour la France, le cas de l’article 4, les critères proposés pour identifier la résidence fiscale étant jugés par notre pays d’un maniement incertain (cette réserve est également motivée par la satisfaction par les CDI en vigueur de l’objectif de cet article 4).

En troisième lieu, la clause peut ne pas correspondre aux intérêts économiques de la juridiction. Il s’agit selon toute vraisemblance de la motivation qui a conduit l’Irlande à émettre une réserve à l’article 12 (accords de commissionnaires et établissement stable), cet article pouvant conduire à qualifier d’établissement stable des filiales étrangères d’entreprises installées en Irlande (comme Google).

Enfin, en quatrième et dernier lieu, une réserve peut être formulée non par réticence vis‑à‑vis de la clause ciblée, mais par une volonté de préférer son application à travers des négociations bilatérales, soit pour obtenir une contrepartie particulière dans le cadre des négociations, soit pour cibler l’application de la clause à certaines CDI seulement. Tel est le cas, s’agissant de l’article 12, du Luxembourg, qui a formulé une réserve intégrale tout en incluant le dispositif de cet article dans la CDI conclue avec la France dans le cadre de la renégociation de celle-ci.

● Les réserves portant sur des clauses ou des stipulations, elles ne conduisent pas nécessairement à exclure l’intégralité d’un article : s’agissant de l’article 6, par exemple, il est possible de n’exclure que son paragraphe 3.

Elles peuvent également conduire à exclure l’application d’un article ou d’une clause vis-à-vis de certaines conventions : ainsi, l’article 10 (consacré aux règles anti-abus visant les établissements stables présents dans des juridictions tierces aux parties à une CDI) permet, à travers ses réserves offertes :

– soit de ne pas appliquer l’intégralité de l’article ;

– de ne l’appliquer qu’aux CDI couvertes contenant certaines stipulations précisément mentionnées ;

– à l’inverse, de ne l’appliquer qu’aux CDI couvertes ne contenant pas de telles stipulations.

L’article 19 offre une autre illustration de l’éventuelle portée partielle des réserves. Cet article, relatif à l’arbitrage, prévoit le lancement d’une procédure d’arbitrage dans un délai de deux ans à compter de l’engagement d’une procédure amiable si cette dernière reste infructueuse. Cependant, son paragraphe 11 permet aux juridictions d’émettre une réserve pour faire passer ce délai à trois ans, tandis que son paragraphe 12 offre la possibilité de stopper l’arbitrage si une décision de justice a été rendue dans l’une des deux parties (la France, ainsi qu’il sera vu, a formulé ces deux réserves).

Les réserves susceptibles d’être formulées sont énumérées à chacun des articles de la Convention et sont rappelées de façon opportune à son article 28, qui dresse la liste limitative des différentes réserves possibles.

Au total, vingt-et-un articles de la Convention multilatérale peuvent faire l’objet de réserves ([31]).

Une partie de la Convention multilatérale dont l’application est facultative obéit à un régime différent de celui qui vient d’être présenté : il s’agit de la partie VI relative à l’arbitrage obligatoire. Là où, pour le reste de la Convention, l’application des stipulations se fait par défaut en l’absence de réserve, la partie VI répond à une logique inverse : elle ne s’applique pas, sauf option expresse des juridictions.

● Une autre façon d’exclure l’application d’une stipulation de la Convention multilatérale consiste, pour une juridiction, à identifier au sein d’un « sous-groupe » de CDI couvertes celles contenant déjà une clause répondant aux objectifs de la Convention ([32]).

Tel est, par exemple, le cas pour l’article 6§1, normes minimales, qui peut ne pas s’appliquer à certaines des CDI couvertes notifiées par une juridiction si cette dernière juge qu’elles « contiennent déjà un préambule faisant référence à l’intention des juridictions contractantes d’éliminer la double imposition sans créer de possibilité de non-imposition ou d’imposition réduite » (article 6§4).

La possibilité ainsi offerte à l’article 6§4 a été utilisée par 11 juridictions, parmi lesquelles l’Allemagne qui, parmi les 35 CDI qu’elle a notifiées, a décidé d’exclure de l’article 6§1 celles conclues avec le Japon et les Pays‑Bas.

3.   Les options, une souplesse opportune mais qui accentue l’existence de choix différents

Si un article n’a pas fait l’objet d’une réserve, il s’applique. Encore faut-il s’assurer de son contenu, certains articles prévoyant différentes options à la discrétion des juridictions.

Les options ne s’appliquent qu’aux CDI conclues avec des juridictions qui ont fait le même choix.

L’article 13 de la Convention en offre une illustration très claire. Il prévoit, pour déterminer les exceptions à la qualification d’établissement stable, deux possibilités exclusives l’une de l’autre :

– l’option A, qui conditionne l’exception à la démonstration du caractère préparatoire ou auxiliaire des activités ;

– l’option B, qui identifie expressément des activités reconnues comme préparatoires ou auxiliaires et bénéficiant ainsi de l’exception.

Si, pour une CDI donnée, une juridiction retient l’option A et une autre l’option B, l’article 13 ne s’appliquera pas sur ce point (il pourra en revanche recevoir application sur d’autres de ses clauses, comme celle contre la fragmentation d’activités).

L’article 7, portant sur la prévention de l’utilisation abusive des conventions, prévoit lui aussi différentes options dont l’articulation revêt une certaine complexité.

Illustration des options et de leurs conséquences :
la clause anti-abus de l’article 7

L’article 7, qui porte sur la clause anti-abus générale destinée à priver du bénéfice des avantages d’une CDI les opérations jugées abusives, offre lui aussi une illustration éloquente de la variété des choix offerts aux juridictions (mais aussi de la potentielle complexité de la Convention). Cet article prévoit plusieurs modalités d’application :

– une juridiction peut opter pour retenir le critère dit des objectifs principaux (« principal purpose test », ou « PPT ») ;

– elle peut opter pour le PPT et y adjoindre une règle simplifiée dite de limitation des bénéfices (« limitation of benefits », ou « LOB ») ;

– elle peut enfin opter pour une clause détaillée de LOB, sans retenir la règle de PPT.

 

Les différences pouvant résulter de ces diverses options pourraient conduire à priver d’effet l’article 7, pourtant norme minimale. En conséquence, si une juridiction a décidé d’exclure la règle de PPT, elle doit s’efforcer vis-à-vis des juridictions qui ont retenu cette dernière de trouver, au niveau bilatéral, un accord permettant de satisfaire à la norme minimale (l’examen par les pairs assurant l’effectivité de cet accord).

De façon peut-être plus créative, l’article 7 prévoit la possibilité d’une application asymétrique de la règle simplifiée de LOB, sans qu’y fasse obstacle la différence des choix faits par les deux juridictions contractantes. Dans cette hypothèse, la règle simplifiée de LOB pourra être appliquée, soit par la seule juridiction l’ayant choisie, soit par les deux juridictions, y compris donc par celle qui ne l’a pas choisie. Naturellement, cette possibilité suppose le consentement de la juridiction n’ayant pas retenu la règle de LOB, consentement traduit par une notification en ce sens auprès de l’OCDE.

À titre d’exemple, l’Inde et l’Indonésie ont retenu la règle simplifiée de LOB en plus de celle de PPT. La France ne l’a pas fait. Le Danemark non plus, mais ce dernier a accepté une application de la règle simplifiée de LOB avec les pays ayant opté pour cette dernière. Enfin, la Grèce n’a retenu que la règle de PPT mais a accepté une application asymétrique de la règle simplifiée de LOB pour les juridictions l’ayant retenue. Les modifications induites par l’article 7 seront donc les suivantes :

- pour la CDI conclue entre la France et l’Inde, seule la règle de PPT s’appliquera ;

- pour la CDI liant l’Inde et l’Indonésie, la règle de PPT et la règle simplifiée de LOB s’appliqueront ;

- pour la CDI liant le Danemark à l’Inde, les deux règles (PPT et LOB) s’appliqueront ;

- pour la CDI liant la Grèce au Danemark, la règle de PPT sera appliquée par la Grèce et les deux règles, PPT et LOB, seront appliquées par l’Inde.

Si cette asymétrie est mue par le légitime souci d’assurer à l’article 7 une effectivité maximale, elle n’en constitue pas moins un facteur de complexité supplémentaire s’agissant de la lisibilité des CDI couvertes.

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Le schéma suivant présente, de façon synthétique et simplifiée, les modalités d’application des stipulations de la Convention multilatérale à une CDI couverte liant deux juridictions A et B. Des exemples concrets illustrent chaque hypothèse.

ModalitÉs d’application de la Convention multilatÉrale
À une convention conclue entre A et B