N° 1819

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 27 mars 2019.

AVIS

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES SUR LE PROJET DE LOI portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés,

PAR M. Denis MASSÉGLIA

Député

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 Voir les numéros : 1737, 1800.


 


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SOMMAIRE

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 Pages

introduction

I. le développement de l’économie numérique amplifie la délocalisation des bases fiscales

A. Un rappel : les impôts directs, notamment sur les profits, sont généralement dus dans le pays de production

B. La spécificité de l’impact fiscal de l’économie numérique est discutée

C. Pour trois raisons au moins, les entreprises purement digitales remettent en cause radicalement notre système fiscal

1. Le poids exceptionnel des revenus de la propriété intellectuelle pour les entreprises numériques offre des opportunités exceptionnelles de délocaliser les profits

2. La dématérialisation remet fondamentalement en cause le critère traditionnel d’imposition, l’« établissement stable »

3. La production des entreprises digitales repose sur la contribution gratuite des utilisateurs, qu’en l’état du droit l’impôt ne peut pas appréhender

II. La réponse optimale est nécessairement globale et internationale

A. Une déception : l’incapacité de l’Union européenne à dégager une solution

1. Des propositions européennes fortes et réalistes

a. La révision de la notion d’établissement stable pour prendre en compte la « présence numérique » des entreprises

b. Une solution transitoire : la création d’une taxe européenne sur les services numériques

2. L’absence de consensus européen

B. Une organisation qui trouve une légitimité renouvelée en matière fiscale : l’OCDE

1. Un objectif : relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique

2. Un obstacle : des différences d’approche entre États

3. Un engagement : aboutir à un accord mondial en 2020

III. la taxe nationale sur les services numériques : la nécessité d’une réponse disruptive

A. Un choix politique, ne pas attendre les résultats incertains des travaux européens et internationaux

B. Un choix contraint par les cadres internationaux et européens existants

C. Un dispositif original, donc nécessairement entaché d’incertitudes qu’il faut maîtriser

1. Un dispositif directement inspiré de celui proposé par la Commission européenne

a. Une taxe sectorielle

b. Une taxe qui ne frappera que les entreprises ayant un niveau significatif d’activités dans les secteurs taxables

c. Un mode de calcul de la taxe en rapport avec l’objectif de prendre en compte le « travail gratuit » des utilisateurs

2. Un dispositif innovant qui présente nécessairement des incertitudes

a. Des incertitudes sur les modalités de calcul et de contrôle de la nouvelle taxe

b. Des risques juridiques en grande part écartés par le Conseil d’État

i. Le droit national

ii. Le droit européen

iii. Les engagements multilatéraux

c. Des interrogations sur les répercussions économiques

conclusion

TRAVAUX DE LA COMMISSION

Discussion générale

Examen de l’article 1er et des amendements PORTANT ARTICLES ADDITIONNELS

Article 1er  Création d’une taxe sur certains services numériques

Après l’article 1er

annexe : Liste des personnes auditionnées par le rapporteur


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   introduction

 

Mesdames, Messieurs,

 

Pendant très longtemps, la fiscalité a presqu’exclusivement été une affaire nationale. Lever l’impôt est l’acte de souveraineté par excellence et les États n’étaient pas prêts à voir leurs prérogatives restreintes dans ce domaine. Ils ont progressivement commencé à accepter de négocier sur une ressource fiscale particulière, les droits de douane, car c’est celle qui a, par construction, l’impact le plus évident sur les rapports internationaux. De plus, les vertus économiques prêtées au libre-échange suffisaient pour convaincre les dirigeants politiques de l’intérêt de prendre des engagements dans ce domaine. Mais cela ne valait pas pour les autres impôts.

Sur notre continent, la construction européenne a été une première occasion de négocier plus largement sur la matière fiscale, moins d’ailleurs dans une optique d’« internationalisation » de la fiscalité que dans l’idée (fondée) qu’un espace économique intégré, à vocation supranationale, impliquait une harmonisation fiscale. Mais les vieux réflexes de souveraineté l’ont emporté dans le cadre européen : l’abandon de la règle de l’unanimité a été refusé, ce qui a conduit à une concurrence fiscale délétère entre États-membres et à un blocage durable des avancées qui constituaient le pendant nécessaire de la formation du marché unique.

Un autre forum international de discussions sur la fiscalité a pris une importance inattendue depuis quelques années : l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les débats sur la fiscalité ont donné une légitimité nouvelle à cette organisation, lointainement issue du Plan Marshall et à l’origine sorte de club des pays industrialisés du camp occidental. En effet, l’OCDE, favorable à un agenda économique libéral et notamment au développement des investissements internationaux, avait dès les années 1960 promu la mise en place de dispositifs évitant les risques de double imposition des revenus internationaux des entreprises, cela passant, dans le respect des souverainetés fiscales, par la signature d’accords interétatiques reprenant des clauses standard. Mais lorsque l’on s’est aperçu, dans les années 2000, que ces engagements conventionnels étaient souvent détournés par les entreprises multinationales pour réduire au maximum leur charge fiscale  – on passait de la non double-imposition à la double non-imposition… –, l’OCDE est devenue aussi le forum naturel de discussions de plus en plus actives pour mettre fin à ces dérives.

Le développement des nouvelles technologies et en particulier de l’internet a considérablement accru, durant les dernières décennies, les phénomènes de concentration de la richesse dans quelques pays (et quelques mains), en raison de spécificités de ces activités que le présent rapport développera. En peu d’années, des entreprises qui ont tout au plus quarante ans d’âge et parfois seulement quinze ans sont devenues les plus « riches » du monde, si la capitalisation boursière est un bon indicateur de la richesse des entreprises. Quatre des cinq compagnies regroupées sous le fameux sigle « GAFAM » occupent (dans un ordre qui varie au gré des cours de bourse) les quatre premières places au classement mondial des plus grosses capitalisations boursières.

Le développement des technologies numériques devrait avoir pour effet d’accélérer, en réponse à cet état de fait, les travaux internationaux sur la coordination fiscale et la juste répartition des produits fiscaux. Il ouvre aussi des débats nouveaux, notamment sur l’opportunité ou non d’inventer un modèle d’assujettissement fiscal spécifique à l’économie numérique.

À l’origine attribut essentiel des souverainetés nationales, la fiscalité est donc devenue un objet central de la diplomatie, car la réponse optimale aux défis posés aujourd’hui à tous les systèmes fiscaux est nécessairement globale.

Cependant, lorsque les négociations internationales tardent à déboucher sur des résultats concrets, la question de l’opportunité de mesures nationales unilatérales se repose. C’est un débat classique pour qui étudie les relations internationales et il est renouvelé par le présent projet de loi : le Gouvernement propose d’instituer au plan national une taxe d’un genre nouveau sur certains service  numériques.

La commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale souhaite apporter son éclairage sur ce débat. Votre rapporteur approuve le choix effectué d’instituer une nouvelle taxe sectorielle au plan national, même si cela implique des incertitudes, voire quelques effets négatifs, mais insiste sur la priorité à donner aux solutions négociées au plan international, qui seront plus efficaces.

 


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I.   le développement de l’économie numérique amplifie la délocalisation des bases fiscales

Au fil des années, la question des stratégies développées par les grandes entreprises mondiales pour échapper autant que possible à l’impôt est devenue centrale, tant dans notre débat public national que dans les opinions publiques d’autres pays et dans les enceintes internationales.

Parmi les entreprises concernées, les plus souvent citées sont les géants du secteur du numérique, ce que des raisons objectives expliquent.

En quelques décennies d’existence tout au plus (Apple et Microsoft sont nées dans les années 1970, Facebook seulement en 2004), ces entreprises ont acquis les plus grosses capitalisations boursières du monde. Depuis plusieurs années, Microsoft, Apple, Amazon et Alphabet (maison-mère de Google) se disputent la première place au palmarès, chacune « valant » aujourd’hui en bourse un peu plus ou un peu moins de 800 milliards de dollars. Facebook a légèrement décroché par rapport à ce quatuor mais n’est pas loin derrière, de même que les géants chinois Tencent et Alibaba, l’un et l’autre valorisés environ 500 milliards de dollars. Pour comparaison, la plus grosse capitalisation boursière du CAC40, celle de LVMH, est actuellement proche de 160 milliards d’euros.

La valorisation boursière d’une entreprise est déterminée tout à la fois par ses profits et ses perspectives de profits. La croissance des grandes entreprises du numérique et leur profitabilité exceptionnelle, parfois déjà avérée – Apple étant au premier rang mondial avec 59 milliards de dollars de bénéfices pour son exercice 2017-2018 –, parfois seulement escomptée à terme, justifient que l’on prête une attention particulière à leur juste contribution aux charges publiques des pays où elles développent leurs activités.

A.   Un rappel : les impôts directs, notamment sur les profits, sont généralement dus dans le pays de production

Avant de s’interroger plus avant sur la contribution fiscale des entreprises du secteur numérique, il est toutefois nécessaire de rappeler un grand principe du système fiscal international, qui est également appliqué en droit français : si les impôts dits indirects, qui portent sur les transactions commerciales, par exemple la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), sont normalement payés sur le lieu de consommation des biens et services, en revanche les impôts directs à la charge des entreprises, au premier chef l’impôt sur les bénéfices –  en France dit impôt sur les sociétés (IS) –, le sont plutôt sur les lieux de production. À ce titre, une grande entreprise industrielle qui exporte dans le monde entier mais toujours à partir de son pays d’origine, sans avoir implanté d’usines à l’étranger, paiera la totalité ou la quasi-totalité de ses impôts directs dans ce pays d’origine (mais ses produits seront soumis à des taxes commerciales sur leur lieu de vente).

Le principe de la taxation directe sur les lieux de production est admis de manière générale dans nos textes fiscaux nationaux comme dans les textes internationaux, même s’il est désormais l’objet de remises en cause théoriques par des économistes et de débats dans les instances internationales, notamment au sein de l’OCDE.

Cette situation doit amener à prendre quelques distances avec les présentations qui mettent en rapport, d’une part le chiffre d’affaires substantiel d’une entreprise (par exemple du numérique…) dans un pays donné (par exemple la France), d’autre part le niveau (insignifiant…) d’impôts directs qu’elle y verse : dans le système fiscal tel qu’il fonctionne actuellement, cette situation n’est pas nécessairement anormale si les biens et services concernés sont importés de l’étranger. Et dans l’autre sens, nos caisses publiques bénéficient du fait que nos grandes entreprises exportatrices contribuent à l’impôt sur les sociétés sur toute leur production faite sur le sol français, y compris sur la part qui sera exportée.

Un changement de paradigme peut bien sûr être envisagé et est même débattu actuellement : il s’agirait de taxer les profits selon le « principe de destination », sur les marchés où ils sont réalisés. Mais un grand pays inséré dans le commerce mondial, importateur mais aussi exportateur, ce qu’est la France, devrait expertiser précisément ses intérêts économiques et budgétaires (en termes de recettes fiscales) avant de promouvoir une telle révolution, laquelle à terme devrait s’appliquer à tous les secteurs économiques.

B.   La spécificité de l’impact fiscal de l’économie numérique est discutée

Pour en revenir aux entreprises du numérique après ce préalable, deux thèses peuvent être soutenues quant à l’impact de leur développement sur la fiscalité.

Pour certains analystes, il n’y a pas lieu de mettre en avant une spécificité de l’économie numérique, car les principales stratégies d’« évitement » fiscal sont à la disposition des grandes entreprises indépendamment de leur secteur d’activité. En janvier de cette année, les révélations dans la presse selon lesquelles Google aurait transféré de différents pays européens vers les Bermudes, afin de les soustraire à l’impôt, presque 20 milliards d’euros pour la seule année 2017 (après presque 16 milliards en 2016, plus de 15 milliards en 2015…), ont défrayé la chronique. Pour autant, le montage qui aurait été utilisé, dit « double irlandais –sandwich néerlandais » (il fait intervenir une chaîne de sociétés-écrans successivement irlandaise, néerlandaise et à nouveau irlandaise mais immatriculée dans un paradis fiscal), repose sur des « failles » (délibérément maintenues pendant longtemps mais désormais comblées en principe) des conventions fiscales de certains pays européens et n’est pas réservé aux entreprises du numérique. Il en est de même des régimes fiscaux privilégiés octroyés au cas par cas par les célèbres « rulings » irlandais ou luxembourgeois. Des entreprises appartenant à bien d’autres secteurs économiques, de l’industrie pharmaceutique à la restauration rapide, ont été mises en cause pour leur recours à ces procédés.

De toute façon, peut-on ajouter, la distinction entre entreprises « numériques » et « traditionnelles » peut être discutée : s’il existe des entreprises purement « numériques » en ce sens que la totalité de leur chiffre d’affaires ou presque provient de services rendus via internet, dans l’autre sens, aucune entreprise de taille significative de l’économie « traditionnelle » ne peut aujourd’hui se passer d’une dimension numérique : elle ne peut éviter de communiquer et commercialiser sur le réseau.

Enfin, certaines analyses sur la « sous-fiscalisation » reprochée aux entreprises du numérique mettent en avant un facteur explicatif « légitime » : la plupart des pays, en particulier la France avec le crédit d’impôt recherche (CIR), ont mis en place des avantages fiscaux importants pour les entreprises dont l’effort de recherche et développement (R&D) est élevé. Ces avantages expliqueraient que les entreprises des secteurs où l’effort de R&D est structurellement supérieur à la moyenne soient soumises à des taux effectifs d’impôts sur les profits inférieurs à la moyenne (ces taux effectifs sont calculés par rapport au bénéfice comptable, qui ne prend pas en compte les dispositifs fiscaux spécifiques comme le CIR). Dans cette optique, l’objet du débat se déplacerait : on peut bien sûr discuter de la légitimité et du calibrage de dispositifs comme le CIR, mais c’est un autre débat.

Cependant, d’autres analyses mettent en avant un impact tout à fait spécifique des modèles d’affaires numériques sur les bases d’imposition directe des entreprises.

C.   Pour trois raisons au moins, les entreprises purement digitales remettent en cause radicalement notre système fiscal

La nouvelle taxe proposée par le présent projet de loi est, nous y reviendrons, directement inspirée d’une proposition européenne de directive établissant un dispositif similaire dans l’Union européenne. Cette proposition de directive a été accompagnée d’une étude d’impact de la Commission européenne ([1]), qui met bien en lumière plusieurs caractéristiques très fortes des entreprises du secteur du numérique.

L’étude de la Commission distingue trois secteurs économiques : le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC), comprenant notamment les producteurs de biens et services informatiques et les entreprises de téléphonie ; un secteur « digital » plus étroit correspondant aux entreprises qui tirent leurs revenus de l’internet ; enfin, le reste des activités, formant ce qu’on peut appeler l’économie « traditionnelle ». À partir de l’analyse des comptes des plus grandes entreprises multinationales des trois secteurs ainsi définis, l’étude dresse un constat résumé par le tableau suivant.

Caractéristiques des 100 plus grandes multinationales de chaque secteur d’activité

 

Croissance annuelle du chiffre d’affaires

Indicateur d’« empreinte internationale » *

Indicateur sur l’importance des immobilisations incorporelles **

Entreprises « digitales »

14,2 %

2,1

3,1

TIC

3,1 %

2,2

1,2

Autres activités

0,2 %

1,1

1,4

* L’« empreinte internationale » correspond au ratio de la part des ventes à l’étranger dans le total des ventes du groupe sur la part de ses actifs à l’étranger dans le total de ses actifs.

** L’importance des immobilisations incorporelles est estimée en rapportant la capitalisation boursière à l’actif net comptable moins un.

Source : traduit de l’étude d’impact de la Commission 21.3.2018 SWD(2018) 81 final/2.

On voit sans surprise que le secteur digital purement « internet » a la plus forte croissance, suivi de l’ensemble plus large comprenant l’informatique et les télécommunications.

L’indicateur d’empreinte internationale compare la part de ventes à l’étranger (par rapport à leur pays d’origine) dans le chiffre d’affaires mondial des entreprises par rapport à la part de leurs actifs (usines, bureaux…) qui sont localisés à l’étranger. Si une multinationale vend la moitié de sa production à l’étranger mais que pour cela elle a dû y effectuer la moitié de tous ses investissements, cet indicateur est égal à 1 ; on voit que c’est à peu près la situation pour les activités traditionnelles. Mais si une multinationale parvient à vendre à l’étranger les deux tiers de sa production en n’y localisant qu’un tiers de ses activités productives, l’indicateur est alors égal à 2, ce qui est sensiblement la situation moyenne dans les secteurs des TIC et de l’internet. Ce qu’établit clairement cette analyse, c’est qu’à la différence de l’économie traditionnelle, les entreprises des TIC et de l’internet peuvent massivement exporter leurs biens et services sans avoir besoin d’implanter des installations dans les pays visés. Ce décalage a des conséquences importantes en termes de fiscalité directe : comme nous l’avons dit, les entreprises sont de manière générale imposées là où sont leurs actifs (qui servent à la production), pas là où elles vendent leurs biens ou services. Donc on peut en conclure que le développement des activités numériques accroît très fortement les distorsions entre lieux de production et lieux de consommation, donc les pertes fiscales potentielles pour les pays consommateurs de ce type de biens et services.

Enfin, le dernier indicateur, qui compare la valeur boursière des entreprises à leur valeur comptable, est censé rendre compte de l’importance variable, selon les secteurs, des valeurs immatérielles – ce qui tient aux marques, à la réputation, au potentiel, et qu’on quantifie difficilement dans un bilan comptable. Le secteur internet apparaît là totalement hors-norme. C’est une première raison pour laquelle ce secteur dispose d’opportunités là-aussi hors-norme pour échapper à l’impôt.

1.   Le poids exceptionnel des revenus de la propriété intellectuelle pour les entreprises numériques offre des opportunités exceptionnelles de délocaliser les profits

L’une des méthodes les plus classiques d’optimisation fiscale consiste, pour les groupes multinationaux, à multiplier les filiales dans différents pays pour y répartir les profits selon leurs intérêts : il s’agit, sans modifier le profit global, de le localiser au maximum dans des pays à fiscalité « douce ». À partir du moment où un groupe dispose de filiales variées, celles-ci peuvent se « vendre » entre elles des biens ou des prestations ; ces ventes donnent lieu à facturation et contribuent au chiffre d’affaires des sociétés vendeuses et aux charges des acheteuses ; dès lors, une « surfacturation » de la part d’une filiale établie dans un pays à faible fiscalité aux dépens des autres filiales déplace artificiellement le chiffre d’affaires, donc in fine, après déduction des charges, le profit taxable, vers ce pays.

Les administrations fiscales connaissent bien sûr cette technique et s’efforcent de la contrôler à travers l’encadrement de ce que l’on appelle les « prix de transfert ». Mais la contestation des facturations internes des groupes est plus ou moins aisée selon la nature des biens ou services ainsi échangés entre leurs filiales : s’il est par exemple relativement aisé d’évaluer le juste prix de pièces automobiles qui circuleraient entre les branches d’un groupe de ce secteur, par analogie aux tarifs pratiqués sur le marché ou vis-à-vis des sous-traitants, cette évaluation est en revanche moins aisée, en particulier, pour les redevances liées à la propriété intellectuelle, car il peut être plus difficile d’établir précisément ce que vaut le droit d’utilisation d’une marque ou d’un brevet, donc de rectifier une surévaluation manifeste.

En outre, dans de nombreux pays et de nombreuses conventions fiscales, les redevances de propriété intellectuelle bénéficient de régimes fiscaux privilégiés, à l’origine justifiés par la volonté de favoriser la recherche et l’innovation. C’est pourquoi il est commun pour les groupes internationaux de transférer leurs droits de propriété intellectuelle à une filiale installée dans un territoire à faible fiscalité et chargée de centraliser les redevances internes au groupe concerné ; ce procédé, dit de la « patent box », est souvent présenté dans les études comme l’un des plus efficaces pour réduire la charge fiscale.

Bien sûr, ce genre de pratique n’est pas propre aux entreprises des nouvelles technologies et de l’internet. On a par exemple découvert récemment qu’une grande chaîne nord-américaine de restauration rapide disposait d’une filiale luxembourgeoise pour encaisser l’ensemble des redevances versées par ses franchisés européens.

Mais il est clair qu’à partir du moment où la propriété intellectuelle contribue particulièrement massivement à la création de valeur de certains secteurs, ceux-ci peuvent d’autant plus utiliser les patent boxes. Si les grandes entreprises de l’internet ont une valorisation boursière sans rapport avec la réalité de leurs actifs quantifiables, c’est bien, peuvent-elles alléguer, parce que leur marque « n’a pas de prix ». Dès lors, il est plus difficile pour les administrations fiscales de contester la valorisation par ces entreprises de leurs redevances internes.

Le tableau ci-dessous rend compte d’un calcul théorique sur l’imposition effective moyenne, en Europe, de différents types d’entreprises triées d’une part selon leur modèle d’affaires, d’autre part selon leur degré d’internationalisation et leur utilisation ou non du procédé « patent box ».

Taux d’imposition effective moyens dans différents modèles d’affaires

 

Entreprise domestique

Groupe multinational

Groupe pratiquant une planification fiscale agressive avec utilisation du meilleur régime de « patent box » de l’UE

Modèle traditionnel

20,9 %

23,2 %

16,2 %

Modèle digital

8,5 %

9,5 %

– 2,3 %

Source : traduit de l’étude d’impact de la Commission 21.3.2018 SWD(2018) 81 final/2.

L’écart d’imposition effective que l’on constate dans ce calcul entre les groupes « traditionnels » et « digitaux » – 23 % dans un cas, 9 % dans l’autre – s’explique peut-être en grande partie par l’impact des dispositifs de type crédit impôt-recherche, qui profitent plus aux entreprises technologiques en général.

Mais il est surtout intéressant d’observer l’impact potentiel de l’utilisation des dispositifs de patent box : ils permettraient en moyenne de réduire de 7 points l’imposition effective des groupes de l’économie traditionnelle et de près de 12 points celle des groupes de l’économie digitale. Le gain plus important des entreprises numériques est logique puisque les revenus liés à la propriété intellectuelle sont plus significatifs dans  leur cas. Comme on le voit, globalement, le cumul des différents avantages et montages (régimes incitatifs à la recherche et montages de type patent box) peut conduire à une imposition négative (de 2,3 %) !

Tout ceci illustre les avantages que peuvent tirer de l’optimisation fiscale des entreprises qui peuvent mettre en avant un poids particulièrement important des revenus liés à la propreté intellectuelle, situation qui est notamment celle des entreprises numériques.

2.   La dématérialisation remet fondamentalement en cause le critère traditionnel d’imposition, l’« établissement stable »

Comme nous l’avons vu supra avec l’indicateur dit d’« empreinte internationale », les entreprises des nouvelles technologies ont globalement une bien plus grande capacité que les autres à diffuser leurs produits et services dans des pays étrangers sans avoir besoin d’y investir dans des implantations locales, donc sans être amenées à y payer des impôts sur leur production et leurs profits locaux.

Le principe selon lequel les impôts directs sont dus de manière générale sur les lieux de production trouve sa traduction juridique dans le concept d’« établissement stable », qui est présent aussi bien dans notre droit fiscal national que dans les conventions internationales (avec parfois quelques différences de définition). Si l’on se réfère à notre droit fiscal, tel qu’il est notamment formalisé dans les bulletins officiels des impôts, l’imposition directe d’une entreprise en France – qu’elle soit française ou étrangère – est fondée sur « l’exercice habituel d’une activité » sur notre sol, qui s’effectue soit dans le cadre d’un « établissement », soit par l’intermédiaire d’un bureau de représentation, soit enfin résulte de la réalisation d’opérations « formant un cycle commercial complet ». L’« établissement » se caractérise notamment par une installation présentant « un certain caractère de permanence » et possédant « une autonomie propre ». En pratique, ces critères de permanence et d’autonomie amènent à lier la possibilité d’imposer l’activité d’une entreprise étrangère en France à une certaine matérialité de sa présence : la présence de locaux rend compte de la permanence ; celle de personnels de direction ou du moins habilités à signer des contrats engageant l’entreprise atteste de l’autonomie. Plusieurs jurisprudences lient en conséquence la notion d’établissement stable à une présence physique de l’entreprise. Dans le modèle habituel des conventions fiscales bilatérales, la chose est encore plus claire puisque que l’on y parle d’« installation fixe d’affaires ».

Une caractéristique évidente des services rendus via internet est leur dématérialisation, le fait qu’ils sont rendus à distance. Une publicité destinée à un public particulier peut ainsi être mise en ligne de n’importe où, donc de très loin du lieu où elle est destinée à être visionnée. De même, les échanges avec l’entreprise qui achète cette publicité, s’ils ont lieu par le réseau pour l’essentiel, n’impliquent pas (ou que peu) de présence humaine sur le territoire où elle est localisée. Le développement d’entreprises dont toute l’activité s’opère sur l’internet constitue donc un défi redoutable pour le critère traditionnel d’imposition de l’« établissement stable ».

Ce point est illustré par le contentieux fiscal en cours concernant les activités de publicité ciblée vendues en France par Google. Cette compagnie a organisé ses activités en France d’une manière qui lui a permis de réduire très fortement les impôts qu’elle accepte d’y verser : les prestations publicitaires vendues à des entreprises françaises sont facturées par la filiale irlandaise Google Ireland Limited, qui encaisse donc les revenus correspondants ; il existe bien une filiale Google France, mais celle-ci est seulement un prestataire de services de Google Ireland, laquelle la rémunère au titre des prestations d’assistance commerciale et de conseil qu’elle apporte aux clients français de Google. Dans ce montage, Google ne verse d’impôts en France que sur l’activité de Google France, dont le chiffre d’affaires, formé par la rémunération que lui verse Google Ireland, ne représente qu’une petite fraction des prestations publicitaires encaissées pour la France par cette dernière.

L’administration fiscale a donc soutenu que Google France constituait en fait l’« établissement stable » français de Google Ireland, de sorte que c’était alors le chiffre d’affaires publicitaire global de Google en France qui devait servir de base au calcul des différents impôts, même s’il était encaissé en Irlande, en lieu et place de la modeste rémunération de Google France.

Cependant, le 12 juillet 2017, le tribunal administratif de Paris a donné tort en première instance à l’administration en estimant non fondé ce raisonnement, car les salariés de Google France n’engageaient pas juridiquement Google Ireland (celle-ci devait valider tous les contrats et les salariés français ne pouvaient procéder eux-mêmes à la mise en ligne des annonces publicitaires), de sorte que la définition de l’établissement stable donnée par la convention fiscale franco-irlandaise n’était pas respectée. De même, Google Ireland ne pouvait pas être assujettie à la cotisation minimale de taxe professionnelle et à la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), en l’absence d’actifs placés en France sous son contrôle et utilisés pour ses prestations, dans la mesure où, selon cette analyse, les locaux et équipements de Google France ne servaient qu’à l’activité spécifique de cette filiale, mais ne permettaient pas la réalisation matérielle des prestations publicitaires.

Quelle que soit la solution définitive qui sera donnée à ce litige, il est intéressant, car il illustre la facilité particulière dont disposent les entreprises de l’internet pour détourner à leur profit les critères traditionnels de la territorialité de l’impôt.

3.   La production des entreprises digitales repose sur la contribution gratuite des utilisateurs, qu’en l’état du droit l’impôt ne peut pas appréhender

Une dernière spécificité des entreprises de l’internet peut être relevée : leurs activités reposent massivement sur la valorisation des données que les internautes mettent gratuitement à leur disposition. On peut considérer que, beaucoup plus que dans n’importe quel autre secteur, la « production » de ces entreprises incorpore une sorte de « travail gratuit » des consommateurs (en l’espèce les internautes). Ce constat est très important en matière fiscale, puisque, rappelons-le, la fiscalité directe est de manière générale assise sur les activités de production et leurs facteurs. Mais le système fiscal n’est pas organisé pour appréhender les contributions gratuites à la production : les impôts sont assis le plus souvent sur des flux financiers, parfois sur des quotités de biens matériels (cas des accises sur des produits particuliers, alcools, tabac ou carburant), mais pas par nature sur une donnée immatérielle non quantifiée.

Faisant ces constats dans un rapport ([2]) fondateur rendu en janvier 2013 à la demande du Gouvernement d’alors, MM. Pierre Collin et Nicolas Colin recommandaient en conséquence d’élaborer un concept juridique nouveau qui permettrait de prendre en compte le « travail gratuit » des internautes dans le système fiscal national et international : l’« établissement stable virtuel », nouvelle variation, destinée aux entreprises du numérique, de l’« établissement stable » présenté supra. Ils estimaient que l’on pourrait considérer qu’« une entreprise qui fournit une prestation sur le territoire d’un État au moyen de données issues du suivi régulier et systématique des internautes sur le territoire de cet État doit être regardée comme y disposant d’un établissement stable virtuel » – lequel justifierait une soumission aux impôts directs dans l’État en question.

Pour conclure concernant les distorsions particulièrement élevées qui résultent en matière fiscale du développement des entreprises de l’internet, votre rapporteur soumet les deux cartes ci-dessous, qui comparent, sur un échantillon des plus grandes entreprises du secteur, la répartition géographique de leurs utilisateurs dans l’Union européenne et celle de leurs profits. La première est à peu près corrélée à la population des différents États-membres, ce qui n’est pas surprenant. La seconde confirme une concentration exceptionnelle des profits sur quelques pays qui ne sont pas les plus peuplés…

Comparaison de la répartition géographique des visiteurs en ligne (à gauche) et des profits (excédent brut d’exploitation, à droite), pour cinq grandes entreprises de l’internet

Picture 4

Source : traduit de l’étude d’impact de la Commission 21.3.2018 SWD(2018) 81 final/2.

 


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II.   La réponse optimale est nécessairement globale et internationale

Les caractéristiques de l’économie numérique, mobile, interconnectée et mondialisée, permettent aux multinationales de localiser leurs bases taxables dans des États à faible imposition bien davantage que les entreprises qui relèvent de l’économie physique « traditionnelle ». Afin de répondre à ce défi, il est nécessaire de viser la solution la plus globale et la plus internationale possible.

Compte tenu des divergences qui existent entre États s’agissant des règles d’imposition qui doivent s’appliquer aux entreprises de l’économie numérique, une action au niveau européen semblait incarner une première étape nécessaire avant de viser un accord au niveau mondial. De manière inattendue, l’initiative européenne n’a pas abouti et c’est au niveau de l’OCDE qu’un compromis pourrait voir le jour.

A.   Une déception : l’incapacité de l’Union européenne à dégager une solution

Face à des enjeux bien identifiés, les propositions européennes destinées à mieux imposer les entreprises du secteur numérique ont soulevé de nombreux espoirs. En s’attaquant à ce problème, l’Union européenne ne se contentait pas de renforcer l’harmonisation fiscale entre les États membres, elle imposait également ses valeurs et son identité – empreintes de justice fiscale – sur la scène internationale. L’initiative européenne semblait d’autant plus réaliste que l’approche retenue était progressive et passait, successivement, par la création d’une taxe sur les services numériques, la redéfinition des règles en matière d’impôt sur les sociétés pour tenir compte de la « présence numérique » des entreprises et, enfin, la refonte plus large des règles d’assiette dans le cadre du projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS). Malgré cela, les désaccords entre États membres ont eu raison des propositions européennes. 

1.   Des propositions européennes fortes et réalistes

En mars 2018, la Commission européenne a présenté un paquet sur la fiscalité du numérique composé de deux projets de directives, l’une étant beaucoup plus ambitieuse que l’autre. En s’inscrivant dans une démarche progressive, la Commission européenne se donnait le double-objectif de fournir des réponses rapides aux scandales d’optimisation fiscale qui nourrissent une forte demande de justice fiscale chez les citoyens européens, tout en préparant la conclusion d’une solution mondiale à moyen-terme.

a.   La révision de la notion d’établissement stable pour prendre en compte la « présence numérique » des entreprises

Comme nous l’avons vu, les règles de la fiscalité internationale, qui prévoient l’imposition des sociétés dans l’État où elles créent la valeur, ne tiennent pas compte du fait que, dans la nouvelle économie, il n’est plus nécessaire de disposer d’une présence physique pour délivrer des services numériques. Aussi la Commission européenne a-t-elle proposée de nouveaux indicateurs de présence économique qui tiennent compte du caractère immatériel des activités numériques.

La première directive du paquet sur la fiscalité du numérique ([3]) vise ainsi à compléter la notion d’établissement physique stable, trop restrictive pour appréhender la place du numérique. La directive introduit la notion de « présence numérique significative » qui vise à fonder l’existence d’un « établissement stable virtuel » auquel rattacher des droits d’imposition. Afin de donner un caractère concret à ces notions, la Commission définit plusieurs indicateurs de l’activité économique des entreprises du secteur permettant de déterminer l’existence d’une « présence numérique significative » dans un État membre ([4])

La Commission européenne semble introduire une rupture importante : alors que la fiscalité internationale est fondée sur l’imposition des entreprises sur le lieu de production, la directive prévoit une imposition au lieu de consommation. Cette rupture est en réalité justifiée par le statut hybride des internautes qui, dans le cas des plateformes numériques, sont non seulement des consommateurs mais également des acteurs de la création de valeur. Le rapporteur estime qu’il n’est pas illégitime de prendre en considération la place des données des utilisateurs dans la création de valeur et, donc, dans l’affectation de l’impôt sur les bénéfices.

Cette proposition, qui constituait une réponse de long-terme, devait permettre aux États d’imposer les entreprises même en l’absence de présence physique sur leur territoire. De la sorte, les entreprises du numérique pouvaient être taxées de façon comparable aux entreprises physiques « traditionnelles ». 

La proposition de la Commission européenne s’inscrivait dans l’objectif plus général de modernisation de la fiscalité des entreprises dans l’Union. Elle devait s’intégrer à terme dans le projet d’ACCIS, l’initiative de la Commission visant à s’assurer que les bénéfices des multinationales sont imposés là où la valeur est créée. Sans aucun débouché, le projet ACCIS semblait trouver un horizon nouveau à la faveur du paquet européen sur la fiscalité du numérique.  

b.   Une solution transitoire : la création d’une taxe européenne sur les services numériques

Au regard du développement rapide du secteur numérique et du temps nécessaire pour aboutir à un compromis entre États membres, la Commission européenne a proposé, dans le second projet de directive du paquet sur la fiscalité du numérique ([5]), la mise en place d’une taxe temporaire sur les services numériques. Cette taxe européenne devait permettre de répondre rapidement à la demande croissante de justice fiscale mais également de donner un élan nouveau à la recherche d’une solution plus pérenne au niveau européen ou international.

Les caractéristiques de cette taxe sur les services numériques ont fortement inspiré celles qui ont été retenues par la France dans la définition de la taxe nationale contenue dans le présent projet de loi.

Le champ de la taxe européenne est limité aux activités numériques dans lesquelles la participation de l’internaute occupe une place centrale dans la création de valeur. L’article 3 de la directive cible les deux domaines suivants :

● les services de ciblage publicitaire qui s’appuient sur les données collectées sur les utilisateurs lors de leurs activités sur les interfaces numériques, ainsi que la revente de ces données ;

● les services d’intermédiation numérique (les plateformes) qui permettent aux utilisateurs d’interagir avec d’autres utilisateurs et qui facilitent les transactions entre ces derniers.

La Commission a retenu un taux de 3 % pour cette taxe.

La directive prévoit des seuils d’assujettissement afin d’éviter que des entreprises en développement ne subissent la charge de la taxe. Les entreprises assujetties sont celles dont les produits annuels atteignent 750 millions d’euros au niveau mondial et 50 millions d’euros dans l’Union européenne. Juridiquement, ces seuils d’application se justifient par le fait que, compte tenu de la structure de l’économie numérique, les grandes entreprises ne peuvent être considérées comme étant dans une situation semblable aux petites entreprises du secteur.

2.   L’absence de consensus européen

Le rapporteur estime que le projet de taxe européenne, s’il n’est pas parfait, méritait d’être défendu. Certes, le projet de taxe européenne est entaché de nombreuses limites qui ont été développées par nos collègues Éric Bothorel et Marietta Karamanli dans un rapport récent consacré à la fiscalité du numérique ([6]). Ces limites sont les mêmes que celles qui touchent le projet de taxe français et, à ce titre, seront discutées plus loin. Malgré ces imperfections, les auteurs du rapport précité reconnaissaient l’intérêt immédiat de la taxe, tout en appelant à dépasser rapidement cette solution qui n’était que provisoire.

Cet avis n’était pas partagé par l’ensemble des exécutifs européens. L’Irlande et le Luxembourg, qui fondent leur attractivité sur une fiscalité très avantageuse, se sont opposés au projet de taxe européenne en ce qu’il nuirait fortement à leurs intérêts. Plusieurs pays nordiques ont souligné que ses défauts, s’agissant du choix de l’assiette ou de ses conséquences prévisibles sur la coopération internationale en matière de fiscalité, ne leur permettaient pas de s’y associer. L’Allemagne, enfin, s’est inquiétée du risque de représailles américaines, ciblant en particulier les exportations de véhicules allemands.

L’absence de consensus européen, dans un domaine qui exige l’unanimité entre États membres, condamnait toute perspective d’accord sur la création d’une taxe européenne sur les services numériques. Pour rappel, cette taxe européenne était pourtant conçue comme la première étape d’une réforme d’ensemble de la fiscalité des bénéfices dans l’Union.

Afin de trouver un accord malgré tout, les ambitions du second projet de directive ont été revues à la baisse à la fin de l’année 2018. L’Allemagne et la France ont proposé à leurs homologues européens plusieurs aménagements :

● une entrée en vigueur repoussée au mois de janvier 2021, si aucune solution internationale n’a émergé auparavant. La taxe européenne prend fin dès la conclusion d’un accord international ;

● un champ d’application de la taxe restreint aux services de publicité ciblée ([7]), tout en laissant la possibilité pour chaque État de retenir le champ initialement prévu.

Cette perte de substance des propositions européennes n’a pas permis de faire émerger un consensus, certains pays continuant d’y opposer leur veto ([8]). En conséquence, les ministres des finances de l’Union européenne ont suspendu le projet de taxe européenne lors d’une réunion du Conseil qui s’est déroulée le 12 mars. Les Vingt-Huit ont renvoyé la recherche d’une meilleure imposition des acteurs du numérique à l’OCDE tout en se réservant la possibilité, si aucun accord international n’est trouvé d’ici 2020, de relancer le projet.

B.   Une organisation qui trouve une légitimité renouvelée en matière fiscale : l’OCDE

Dans le cadre des travaux dits « BEPS » ([9]), l’OCDE a identifié la numérisation de l’économie comme un défi à part dans la lutte contre l’érosion fiscale. Bien que les États restent divisés, la communauté internationale semble déterminée à trouver un accord mondial permettant d’adapter les règles d’imposition des sociétés aux enjeux du numérique.

1.   Un objectif : relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique

Adopté à l’initiative du G20, le « plan d’action BEPS » de l’OCDE a permis d’identifier quinze actions visant à lutter contre l’évasion fiscale.

Sa traduction la plus concrète a été l’adoption de la convention multilatérale destinée à modifier les conventions fiscales bilatérales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices. L’instrument multilatéral de l’OCDE ne cible pas spécifiquement l’optimisation fiscale pratiquée par les entreprises du numérique, mais certaines stipulations de la convention permettent de s’attaquer à ces pratiques. C’est le cas des dispositions qui permettent de lutter contre l’utilisation abusive des conventions fiscales et les stratégies de contournement artificiel du statut d’établissement stable.

De manière plus spécifique, le plan d’action BEPS reconnaît, à l’action 1, le besoin de « relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique ». Il permet d’identifier les principales difficultés posées par l’économie numérique dans l’application des règles actuelles de la fiscalité internationale et propose des solutions détaillées permettant de répondre à ces défis.

Dans ce cadre, les ministres des Finances du G20 ont confié à l’OCDE la tâche d’élaborer un rapport intérimaire sur les répercussions fiscales de la numérisation de l’économie ([10]). Publié en 2018, ce rapport fait état des progrès accomplis et dessine la perspective d’un accord mondial en 2020.

2.   Un obstacle : des différences d’approche entre États

Les progrès accomplis par l’OCDE se heurtent à des différences d’appréciation sur les règles qui doivent encadrer l’imposition de l’économie numérique. Dans leur rapport précité, nos collègues Éric Bothorel et Marietta Karamanli distinguent plusieurs types de positions :

« ● un premier groupe de pays [dont le Royaume-Uni] considère que l’économie numérique entraîne un risque de décalage entre le lieu de création de valeur et le lieu d’imposition des bénéfices ; cet enjeu est […] propre aux modèles économiques reposant sur une utilisation massive des données et un rôle important joué par les utilisateurs [et justifie une modification des règles fiscales circonscrite à l’économie numérique] ;

«  un deuxième groupe de pays [auquel appartiennent les États-Unis] estime que les processus de numérisation de l’économie et d’interconnexion mondiale croissante pourraient compromettre la capacité de l’ensemble des États à imposer les bénéfices des sociétés ; les membres de ce deuxième groupe ne limitent pas cette réflexion au seul secteur du numérique ;

« ● un troisième groupe de pays [qui réunit des pays qui bénéficient de la présence physique des entreprises numériques grâce à leur faible taux d’imposition], enfin, considère que le paquet BEPS en lui-même a déjà permis des avancées importantes pour lutter contre les situations de double imposition, et se satisfait donc des règles actuelles régissant la fiscalité internationale. »

Ces désaccords sont des obstacles majeurs à la conclusion d’un accord mondial portant sur la fiscalité du numérique.

3.   Un engagement : aboutir à un accord mondial en 2020

Selon le rapporteur, le Forum inclusif de l’OCDE, qui est le cadre des travaux du projet d’action BEPS, est le lieu idoine pour définir un mode d’imposition des sociétés adapté à la réalité de l’économie numérique. Composé de plus de 125 États et juridictions représentant 98% du PIB de la planète, ce Forum dispose d’une portée mondiale.

En janvier 2019, 127 pays, dont les États-Unis, la Chine et l’Inde, se sont engagés à faire aboutir les travaux conduits par l’OCDE ([11]). La France en fait partie. L’étude d’impact indique ainsi que « la France travaille activement avec l’ensemble de ses partenaires au sein de l’OCDE pour faciliter l’élaboration d’une solution internationale afin d’adapter les règles relatives à l’impôt sur les sociétés aux nouveaux enjeux ».

Si cet engagement collectif est un signe encourageant, il n’efface pas les divergences d’approche entre pays. La réussite de la démarche engagée par l’OCDE dépendra de la capacité des États à faire converger leurs positions.

À la suite de cet accord de principe, l’OCDE a mis en place un groupe de travail pour travailler dans deux directions :

● la définition de nouveaux critères permettant d’assurer une répartition plus équitable de l’impôt sur les sociétés à l’ère du numérique. Dans ce cadre, un débat devrait avoir lieu sur l’opportunité d’un transfert, au moins partiel, des droits d’imposer du lieu où l’entreprise dispose d’un établissement stable vers le lieu où se situent les consommateurs ou les utilisateurs de cette entreprise. Les États-Unis, la Chine et l’Inde sont favorables à ce transfert de la création de valeur, et donc des droits d’imposer, du lieu de production vers le marché. Un tel changement de paradigme mettrait fin aux stratégies permettant aux entreprises, au-delà des seuls acteurs du numérique, de transférer leurs profits vers des pays à faible imposition ;

 ● l’idée d’une « taxation minimale », qui correspond à un système d’imposition minimum ciblant les entreprises transférant leurs profits à l’étranger, dans des pays à la fiscalité avantageuse. Ce chantier, qui est perçu comme complémentaire du premier, est porté par la France et l’Allemagne.

À la suite du rapport intérimaire de 2018, l’OCDE travaille actuellement à un rapport définitif qui doit permettre d’aboutir à un accord mondial. Un projet pourrait être finalisé à la fin de l’année 2019 avant d’être présenté au G20 en 2020 et d’être mis en œuvre par les États et les juridictions signataires.

 

Les expériences étrangères de « taxe GAFA »

Sans attendre un accord européen ou international, plusieurs pays ont annoncé la mise en place d’une taxe nationale sur les services numériques :

– le Royaume-Uni a mis en consultation un projet de règlementation en novembre 2018 qui prévoit, au-delà de certains seuils de chiffres d’affaires définis au niveau mondial (500M£) et national (25M£), une taxation de certaines activités numériques à hauteur de 2 % ;

– avant son renversement, le gouvernement espagnol avait déposé un projet de taxe s’inspirant fortement du modèle européen, tout en abaissant le seuil d’assujettissement national à 3 millions d’euros. L’Italie a voté une loi en ce sens en décembre 2018 sans que la taxe italienne ne soit à ce jour appliquée. L’Autriche et le Portugal ont fait état de leur volonté de prévoir une telle taxe ;

– d’autres États, situés hors de l’Union européenne, ont déjà mis en œuvre des taxes sur le secteur numérique ou prévoient de le faire (Inde, Israël).

L’opportunité de prévoir des taxes nationales sur certains services numériques divise la communauté internationale. Pour certains pays, comme les États-Unis, la mise en place de telles taxes pourraient perturber les négociations à l’échelle européenne et internationale en raidissant les pays les plus réticents. Pour d’autres, dont la France, ces taxes nationales doivent être perçues comme des solutions transitoires pouvant servir d’aiguillon favorisant la conclusion d’un accord mondial.

 


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III.   la taxe nationale sur les services numériques : la nécessité d’une réponse disruptive

Le développement de l’économie numérique entraîne, comme nous l’avons vu, des défis spécifiques pour l’établissement d’un système fiscal juste où les entreprises contribueraient équitablement aux charges publiques dans les différents pays où elles sont présentes, compte tenu des particularités du secteur digital qui ont été développées en première partie.

A.   Un choix politique, ne pas attendre les résultats incertains des travaux européens et internationaux

Cette situation justifie une réponse, que les opinions publiques appellent.

Cependant, les réponses internationales – ou du moins européennes – coordonnées, qui seront à terme les seules à être efficaces, tardent à se concrétiser. Dans une situation de cette nature, il existe toujours un débat sur l’opportunité de mesures nationales unilatérales : nuiront-elles à la lente recherche de compromis internationaux, en « braquant » d’autres acteurs, ou permettront-elles au contraire de l’accélérer ?

L’expérience montre qu’en matière fiscale, des initiatives unilatérales portent souvent leurs fruits.

D’une part, les idées novatrices se diffusent ; on peut penser par exemple à la création de la TVA à l’initiative de Maurice Lauré en 1954, qui a ensuite été généralisée (et harmonisée) dans l’Union européenne, mais aussi transposée dans un très grand nombre de pays du monde, à l’exception notable des États-Unis.

D’autre part, les initiatives nationales ont aussi pour effet d’exercer une certaine pression sur les acteurs.

On peut rappeler à cet égard le processus qui a conduit à la mise en place et la généralisation des échanges automatiques (systématiques) entre États sur les comptes bancaires détenus à l’étranger, moyen extrêmement efficace de lutte contre la fraude fiscale la plus « simple » ([12]). Ce résultat a bien sûr été obtenu suite aux dénonciations qui ont concerné certaines banques, mais aussi à la perspective de l’entrée en vigueur de l’échange automatique sur les comptes : les premiers échanges automatiques entre la Suisse et la France ont eu lieu en 2018.

Or, l’historique de la mise en place de ces échanges est tout à fait significatif :

– en 2010, les États-Unis ont promulgué une loi dite « FATCA » (Foreign Account Tax Compliance Act) qui imposait aux banques, qu’elles soient américaines ou étrangères, de déclarer à l’administration américaine des informations détaillées sur les comptes ouverts à l’étranger de leurs citoyens (et détenteurs de carte de résident). Le non-respect de cette obligation était assorti de pénalités  potentielles extraordinairement lourdes, notamment une possible retenue de 30 % sur tous les mouvements de fonds entre comptes domestiques et à l’étranger ;

– en conséquence, de nombreux pays ont négocié avec les États-Unis des accords bilatéraux dits « FATCA » pour inscrire ces nouvelles règles dans un cadre négocié et obtenir leur application réciproque. La Suisse a ainsi signé un accord FATCA avec les États-Unis le 14 février 2013 (et la France l’a fait le 14 novembre de la même année) ;

– ce n’est qu’ensuite qu’un accord international a été trouvé dans le cadre de l’OCDE, le 15 juillet 2014, pour généraliser l’échange automatique ;

– au niveau européen, l’échange automatique sur les comptes bancaire entre États-membres a été institué par la directive 2014/107/UE du 9 décembre 2014, dont l’un des considérants est très explicite : « le fait que les États membres ont conclu ou sont sur le point de conclure des accords avec les États-Unis au titre de FATCA signifie que ces États membres offrent ou offriront une coopération plus étendue [avec les États-Unis] et qu’ils ont ou auront l’obligation d’offrir cette coopération étendue aux autres États membres également (…) ». C’est bien juridiquement et politiquement l’existence du dispositif FATCA qui a imposé sa transposition entre partenaires de l’Union européenne ;

– enfin, la Suisse a signé le 27 mai 2015 un accord sur l’échange automatique de renseignements avec l’Union européenne, lequel a permis en 2018 les premiers échanges concernant les données bancaires. La Suisse ne pouvait plus refuser à ses voisins européens ce qu’elle avait dû concéder aux États-Unis.

L’exemple du dispositif FATCA est donc parlant : c’est l’initiative des États-Unis qui est à l’origine de l’échange automatique généralisé des informations sur les comptes bancaires, qu’un nombre significatif de pays attachés au secret bancaire refusaient auparavant et n’auraient probablement pas concédé sans cette forte pression.

La France n’a pas les moyens des États-Unis et ne pratique pas certaines de leurs méthodes. Nous ne mettons pas en place de législations extraterritoriales contraires au droit international et assorties de sanctions disproportionnées. Pour autant, nous pouvons peser dans le débat international, lancer un mouvement. C’est le sens de la création de la taxe sur les services numériques.

B.   Un choix contraint par les cadres internationaux et européens existants

Le choix, dans un premier temps, d’une mesure nationale implique d’élaborer un dispositif conforme à nos engagements européens et internationaux.

En effet, même si l’harmonisation fiscale européenne est insuffisante, certains types d’impôts sont très fortement encadrés par le droit européen ; il en est ainsi des impôts de consommation, TVA et accises sur la commercialisation de certains produits.

S’agissant des impôts directs sur les profits des entreprises, c’est plutôt le cadre conventionnel international qui est contraignant. Comme nous l’avons vu, la France est enserrée dans un réseau complet de conventions bilatérales passées sur le modèle défini à l’OCDE en vue d’éviter les doubles impositions.

Le Gouvernement propose donc de mettre en place une nouvelle taxe qui ne peut être assimilée ni à la TVA, ni à l’imposition des bénéfices. Dans l’avis qu’il a rendu sur le présent projet de loi, le Conseil d’État a vérifié ces points et conclu à la compatibilité du dispositif avec la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, car selon son analyse, il ne s’agit pas d’une taxe sur le chiffre d’affaires au sens de ce texte. De même, le nouvelle taxe « ne devrait pas rentrer dans le champ d’application des règles de répartition des droits d’imposer prévues par les conventions fiscales pour lesquelles les impôts français visés sont assis sur des revenus nets, des bénéfices nets », car son assiette n’est pas de cette nature.

C.   Un dispositif original, donc nécessairement entaché d’incertitudes qu’il faut maîtriser

Le dispositif proposé par le Gouvernement est donc nécessairement d’une nature différente des grands impôts traditionnels que sont la TVA ou l’impôt sur les sociétés, et par conséquent assez original, même s’il existe déjà de nombreux prélèvements qui présentent une certaine parenté (caractère national, assiette sectorielle très spécifique et calcul sur le chiffre d’affaires ou forfaitaire), telles que les diverses taxes à la charge des opérateurs de télécommunications, celles assises sur la publicité, les différentes taxes affectées au Centre national du cinéma et de l’image animée et au Centre national du livre, ou encore la rémunération pour copie privée, qui prend la forme d’une redevance forfaitaire sur les ventes des divers supports potentiels d’enregistrement informatique d’œuvres artistiques.

1.   Un dispositif directement inspiré de celui proposé par la Commission européenne

Le Gouvernement a fait le choix de reprendre très largement la proposition de directive de la Commission européenne ([13]), étayée, nous l’avons dit, par une étude d’impact détaillée. L’assiette sectorielle visée est la même que dans cette proposition, le taux du prélèvement est identique et le principe de seuils d’assujettissement est également repris, avec des niveaux voisins pour ces seuils, même s’ils sont un peu différents, ce qui est inévitable puisqu’il s’agira d’une taxe nationale et non pas européenne.

a.   Une taxe sectorielle

L’objectif poursuivi par le dispositif est de cibler spécifiquement les activités internet dans lesquelles les utilisateurs contribuent massivement à la création de valeur en mettant à disposition gratuitement leurs données personnelles et leurs préférences.

C’est dans cette optique que la taxe sera assise sur deux catégories de services : ceux d’intermédiation fournis par les sites de « place de marché » qui permettent à des vendeurs et consommateurs de biens ou de services d’entrer en contact, en contrepartie de commissions, et la publicité ciblée sur internet. De manière accessoire, la valorisation à des fins publicitaires des données des utilisateurs est également visée, afin notamment d’éviter que des entreprises ne soient tentées de séparer artificiellement, pour réduire le chiffre d’affaires taxable, vente des données et publicité ciblée opérée en conséquence.

Certains types de services seront explicitement exemptés : ceux consistant à titre principal dans la fourniture de contenus numériques, services de communication et services de paiement ; les services financiers réglementés ; les services liés à la vente de produits soumis à accises au sens de la réglementation européenne.

Une étude économétrique d’impact de la future taxe par un cabinet privé ([14]) donne les estimations suivantes quant au chiffre d’affaires français des activités concernées par la taxe : globalement, ce chiffre d’affaires serait d’environ 9,2 milliards d’euros, dont 2,8 milliards (31 % du total) pour les « places de marché » dédiées à des biens, 2,1 milliards (23 % du total) pour celles dédiées à des services, enfin 4,2 milliards pour la publicité (46 % du total).

b.   Une taxe qui ne frappera que les entreprises ayant un niveau significatif d’activités dans les secteurs taxables

C’est également dans la continuité de la proposition de directive et pour des raisons de logique économique que la nouvelle taxe ne sera prélevée que sur les entreprises excédant certains seuils de chiffre d’affaires. Comme le montrent de manière expérimentale les positions ultra-dominantes acquises par quelques grands acteurs de l’internet qui ont su être les premiers sur un créneau donné, les activités numériques se caractérisent par des avantages économiques liés à la taille – ce que l’on appelle des rendements d’échelle – qui sont particulièrement élevés et rendent difficile l’entrée sur le marché de nouveaux concurrents. Cela tient notamment à l’importance revêtue par le nombre d’utilisateurs pour le succès de sites internet tels que les « places de marché » ou les réseaux sociaux : le grand nombre de correspondants potentiels s’agissant d’un réseau social, de fournisseurs ou de clients potentiels pour une place de marché constituent des facteurs essentiels de leur attractivité. De manière générale, les activités internet se caractérisent également par l’importance des coûts fixes (investissements) qu’elles impliquent, mais en revanche la faiblesse de leurs coûts marginaux (un compte, une connexion ou une duplication supplémentaires de contenu ne coûtent pas grand-chose à un fournisseur internet) : ce type de structure des coûts favorise grandement les entreprises déjà installées et puissantes.

Le projet de loi prévoit donc de ne taxer que les entreprises répondant à deux conditions cumulatives, vérifiées naturellement au niveau des groupes et non de chaque société :

– générer un chiffre d’affaires mondial dans les services taxables (intermédiation, publicité ciblée et vente de données) de plus de 750 millions d’euros ;

– générer un chiffre d’affaires taxable en France, calculé dans les conditions qui seront décrites infra, de plus de 25 millions d’euros.

Une trentaine d’entreprises ou groupes devraient être redevables de la taxe. Une liste d’entreprises potentiellement concernées (selon l’étude d’un cabinet privé) a été publiée dans la presse ([15]). Selon cette estimation, la taxe toucherait, par ordre alphabétique, les 27 entreprises ou groupes suivants : Airbnb, Alibaba, Amadeus, Amazon, Apple, Axel Springer, Booking, Criteo, eBay, Expedia, Facebook, Google, Groupon, Match.com, Microsoft, Rakuten, Randstad, Recruit, Sabre, Travelport, TripAdvisor, Twitter, Uber, Verizon, Wish, Worldwide et Zalando. La taxe concernerait donc plusieurs entreprises développées en France : outre Criteo, les entreprises Meetic, Le Bon Coin et Rakuten France (ex-PriceMinister), qui appartiennent à des groupes étrangers susmentionnés ([16]). Par ailleurs, d’autres noms d’entreprises françaises ont circulé, même s’ils ne figurent pas sur la liste car ils resteraient, selon cette analyse, en-dessous du seuil d’assujettissement: Solocal, Accor ou encore CDiscount.

c.   Un mode de calcul de la taxe en rapport avec l’objectif de prendre en compte le « travail gratuit » des utilisateurs

L’objectif est de taxer les entreprises en fonction de ce qu’elles retirent de l’exploitation des données fournies par les internautes français. Le projet de loi prévoit donc que le fait générateur de la taxe sera constitué par le recours aux sites des entreprises, soit par des utilisateurs localisés en France, soit à partir de comptes qui y ont été ouverts. L’assiette de la taxe sera obtenue en multipliant le chiffre d’affaires mondial réalisé par les groupes dans les services taxables par un coefficient rendant compte de leur présence numérique en France : ce dernier sera déterminé en fonction de la proportion, dans le total mondial, des utilisateurs ou des détenteurs de comptes localisés en France.

Il y a naturellement une part de choix discrétionnaire dans la fixation  à 3 % du taux de la taxe. Cependant, cette option peut se justifier au regard d’une évaluation, qui paraît raisonnable, du taux de rentabilité des activités taxées aux alentours de 15 %. Dans ce cas de figure, un prélèvement de 3 % sur le chiffre d’affaires équivaudrait plus ou moins, de manière globale, à ce qu’une imposition à hauteur de 20 % des bénéfices pourrait donner.

Le Gouvernement estime à 400 millions d’euros le rendement probable de la taxe la première année. Pour mémoire, l’étude d’impact précitée de la Commission européenne évoquait un rendement potentiel de 4,7 milliards d’euros pour une taxe similaire à l’échelon européen. Dans la mesure où le PIB français représente environ 14 % de celui de l’Union, l’estimation pour la France apparaît très raisonnable, du moins par rapport à celle de la Commission.

2.   Un dispositif innovant qui présente nécessairement des incertitudes

La nouvelle taxe, du fait de son caractère original et innovant, présente un certain nombre d’incertitudes, voire de risques, en matière de technique fiscale, de régularité juridique et d’impact économique.

a.   Des incertitudes sur les modalités de calcul et de contrôle de la nouvelle taxe

Il n’appartient pas à la commission des affaires étrangères d’analyser dans le détail les dispositions techniques du projet de loi. Il convient cependant de signaler qu’un certain nombre de points d’interrogation ont été soulevés, en particulier par les entreprises potentiellement taxées (qui évidemment sont souvent pour le moins « réservées » quant à la nouvelle taxation…). Elles portent notamment sur :

– la clarté de la définition des services taxables, par exemple le concept de publicité « ciblée » ;

– la possibilité effective pour les entreprises de déterminer leur assiette taxable (il s’agit d’un impôt déclaratif), impliquant d’identifier précisément les internautes localisés en France, ce qui poserait des problèmes techniques (par exemple, il semble qu’une même adresse IP puisse être partagée par plusieurs téléphones), comptables (les systèmes comptables statutaires en place, qui fournissent notamment les données nécessaires aux déclarations fiscales, n’appréhendent pas ce genre de données) et juridiques (par rapport au droit de la collecte et de la conservation des données personnelles) ;

– les moyens de contrôle des déclarations par l’administration fiscale, compte tenu de la complexité et de l’originalité de l’assiette de la taxe et de son caractère international. Il faudra en effet passer par la coopération fiscale internationale, pas toujours très efficace, pour vérifier si les entreprises excèdent ou non le seuil d’assujettissement de 750 millions de chiffre d’affaires mondial dans les services taxables, ainsi que leur nombre mondial d’utilisateurs, nécessaire à la détermination de la taxe. Des représentants d’entreprises françaises ou européennes s’inquiètent de l’avantage que pourrait représenter cette difficulté du contrôle pour des entreprises non-européennes, car il sera d’après eux difficile pour notre administration fiscale d’appréhender ces dernières.

b.   Des risques juridiques en grande part écartés par le Conseil d’État

i.   Le droit national

Dans notre droit national, les taxes frappant spécifiquement un secteur particulier de l’économie sont principalement susceptibles d’être attaquées au regard du principe d’égalité devant l’impôt.

L’avis rendu par le Conseil d’État sur le projet de loi répond par anticipation à d’éventuelles contestations en se référant aux critères habituels de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui admet les différences de traitement fiscal dès lors qu’elles sont fondées sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec l’objectif poursuivi par le législateur. Le Conseil d’État considère que ces conditions sont remplies en ce qui concerne tant le ciblage sectoriel de la taxe, « en raison notamment du modèle économique (…) des services numériques », que la fixation d’un seuil d’assujettissement élevé, « qui permet d’apprécier si les entreprises bénéficient de l’effet d’échelle nécessaire à l’établissement du modèle économique visé », ainsi que le critère de territorialité, car il permet de prendre en compte « la contribution des utilisateurs à la création de valeur dans les modèles d’affaires de l’économie numérique ». Il valide de même l’exemption prévue des fournisseurs à titre principal de contenus numériques, services de communication et services de paiement.

En revanche, le Conseil d’État est beaucoup plus réservé s’agissant de l’exemption des services financiers réglementés, à laquelle « il ne peut (…) donner, en l’état, un avis favorable ».

ii.   Le droit européen

La haute juridiction étudie aussi la compatibilité du dispositif avec le droit européen et estime que la nouvelle taxe ne devrait pas être jugée contraire au régime d’encadrement des aides d’État, ni constituer une atteinte à la liberté d’établissement et à la liberté de prestation de services entre États membres. Il relève toutefois qu’il apparaît que « la grande majorité des entreprises susceptibles d’être redevables de la taxe ne fournit pas de services taxables depuis la France mais depuis d’autres États membres. Il convient donc de s’assurer que ces circonstances ne pourraient être regardées comme établissant une différence de traitement indirecte en fonction de la nationalité ».

iii.   Les engagements multilatéraux

Enfin, après que des responsables nord-américains ont évoqué une possible saisine de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la question de la compatibilité de la taxe avec les règles de cette organisation mérite d’être expertisée. L’on est certes en droit de s’étonner de cette invocation de l’OMC par l’administration américaine dans le temps même où elle multiplie les mesures commerciales unilatérales manifestement contraires aux engagements multilatéraux, tout en bloquant le renouvellement des juges de l’instance d’appel de l’organe de règlement des différends (ORD) de l’organisation. D’une certaine façon, on peut considérer que la diplomatie américaine tout à la fois menace de recours à l’OMC et veille à priver d’effectivité ces recours en empêchant qu’ils puissent être jugés…

Cela dit, sur le fond, il existe effectivement des engagements commerciaux multilatéraux prohibant l’utilisation discriminatoire de la fiscalité en vue de favoriser les producteurs nationaux aux dépens des importations, même s’il est impossible de se prononcer a priori sur la pertinence qu’ils pourraient avoir dans le cas présent, notamment parce que les jurisprudences existantes concernent le commerce des biens plutôt que celui des services et ne sont pas nécessairement transposables à ce dernier.

L’OMC et la discrimination par la fiscalité

L’article III-2 de l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (connu sous l’acronyme GATT), qui prescrit le droit au « traitement national » en matière d’impositions pour les importations, dispose que « les produits du territoire de toute partie contractante importés sur le territoire de toute autre partie contractante ne seront pas frappés, directement ou indirectement, de taxes ou autres impositions intérieures, de quelque nature qu’elles soient, supérieures à celles qui frappent, directement ou indirectement, les produits nationaux similaires. En outre, aucune partie contractante n’appliquera, d’autre façon, de taxes ou autres impositions intérieures aux produits importés ou nationaux d’une manière contraire aux principes énoncés au paragraphe premier ».

Ce paragraphe 1er stipule pour sa part que « les parties contractantes reconnaissent que les taxes et autres impositions intérieures, ainsi que les [autres éléments de réglementation] ne devront pas être appliqués aux produits importés ou nationaux de manière à protéger la production nationale ». Il résulte de ces dispositions combinées que la fiscalité ne doit pas avoir pour effet de protéger les produits nationaux en décourageant l’importation de produits non seulement similaires, mais aussi directement concurrents ou substituables.

Ces dispositions concernant la fiscalité sont parfois invoquées dans les litiges portés devant l’ORD de l’OMC, en particulier en matière d’accises sur les boissons, un domaine où les États sont souvent inventifs pour favoriser leurs propres producteurs. À plusieurs occasions, les États plaignants ont eu gain de cause (soit que l’ORD leur ait donné raison, soit que les États attaqués aient cherché un accord et accepté de modifier leur législation fiscale). C’est ainsi que sont parvenus à leurs fins :

– les États-Unis après avoir engagé en 2004 une procédure concernant les remboursements partiels de TVA dont bénéficiaient en Chine les entreprises produisant localement des circuits électroniques intégrés ;

– les États-Unis après avoir engagé en 2004 une procédure contre le Mexique au motif que ce pays imposait une taxe de 20 % sur les boissons non alcoolisées à l’exception de celles édulcorées au sucre de canne ;

– l’Union européenne après avoir engagé en 2006 une procédure à l’encontre du Canada, en raison des exonérations totales ou partielles d’accises qu’il octroyait au vin et à la bière produits sur son territoire ;

– l’Union européenne après avoir engagé en 2009 une procédure concernant la fiscalité des spiritueux aux Philippines, laquelle prévoyait des taux de droits différents selon la matière première utilisée pour leur fabrication.

Il est à noter que l’accord général sur le commerce des services (AGCS) étant moins précis sur ces questions fiscales que le GATT (qui concerne les biens) et renvoyant largement aux engagements nationaux pris individuellement par ses signataires, la transposition de ces jurisprudences à des cas d’importations de services (numériques par exemple) ne va pas de soi et demanderait à être expertisée au cas par cas.

Au-delà des interrogations juridiques, on peut aussi imaginer l’éventualité de mesures de rétorsion économiques que certains de nos partenaires prendraient contre la France, ce risque étant toutefois difficile à évaluer.

c.   Des interrogations sur les répercussions économiques

Enfin, la nature de la taxe projetée entraîne des interrogations sur ses répercussions économiques, car c’est une taxe nationale, sectorielle et assise sur le chiffre d’affaires.

● Les taxes n’existant que dans un (ou quelques) pays se voient classiquement reprocher de nuire avant tout à la compétitivité internationale (et à la valorisation potentielle, puisque le taux de profit net pour les actionnaires est réduit par rapport aux concurrents étrangers) des entreprises développées dans ce pays, surtout lorsque, par construction, elles ne différencient pas le traitement de la part exportée de leur chiffre d’affaires.

Cet argument doit a fortiori être pris en compte lorsque le secteur taxé est un secteur d’avenir en forte croissance, porteur de perspectives d’emploi.

● En dehors des éventuels problèmes de droit que pose leur caractère potentiellement discriminatoire, les taxes assises sur des secteurs économiques particuliers sont en général présentées comme entraînant des distorsions : elles favorisent les biens ou services susceptibles de se substituer à ceux qui sont taxés, sans que ce report de la demande soit justifié par des raisons valables (efficacité économique, moindre impact environnemental…).

● Enfin, les taxes assises sur le chiffre d’affaires sont l’objet de plusieurs critiques récurrentes :

– par construction, elles ne prennent pas en compte la profitabilité très inégale des entreprises et peuvent donc, même lorsqu’elles sont en apparence légères (faible taux), entraîner de graves difficultés pour certaines ;

– pour les entreprises profitables mais « méritantes », qui versent déjà des impôts élevés sur leurs profits, elles s’ajoutent à ceux-ci, au moins partiellement (les taxes sur le chiffre d’affaires constituant des charges d’exploitation, elles sont déductibles pour le calcul du profit taxable : l’impôt sur les bénéfices est donc réduit d’un montant égal à la taxe payée en amont multipliée par le taux de cet impôt) ;

– elles peuvent entraîner des « effets d’empilement », de double ou triple taxation. En effet, si une entreprise redevable, qui verse de la taxe sur l’ensemble de son chiffre d’affaires, sous-traite une partie de son activité à une autre, le chiffre d’affaires du sous-traitant, considéré comme de même nature sectorielle, risque d’être à son tour taxable. On aurait alors une double taxation, qui pourrait devenir triple si le sous-traitant a lui-même un sous-traitant de second rang, et ainsi de suite. Des analystes estiment que ce phénomène pourrait par exemple être constaté dans le domaine de la publicité sur internet, où il existe toute une chaîne d’intervenants entre l’agence qui facture globalement un annonceur et le site internet à l’occasion de la consultation duquel une page de publicité s’ouvrira, site qui est naturellement rémunéré pour cela, en passant par des prestataires techniques qui permettent le fonctionnement du système d’enchères utilisé dans ce modèle économique : la crainte avancée est que chaque fois qu’une part de chiffre d’affaires représentatif de « services publicitaires » serait ainsi rétrocédée à un nouvel acteur, elle soit à nouveau taxée ;

– enfin, le coût économique des taxes sur le chiffre d’affaires est en général très largement reporté sur les clients (à travers une hausse des prix des biens ou services taxés).

Sur ce dernier point, l’étude précitée du cabinet Deloitte-Taj ([17]) comporte une modélisation des répercussions économiques qu’aurait la nouvelle taxe, d’une part en termes de pertes de pouvoir d’achat pour les consommateurs dans la mesure où elle entraînerait une hausse des prix des biens et services qu’ils achètent sur les « places de marché » ou des biens et services qui sont l’objet de publicités ciblées sur internet, d’autre part en termes de diminution des profits des entreprises qui achètent les services internet d’intermédiation sur les places de marché ou de publicité, en raison là-aussi d’une hausse des tarifs appliqués, enfin en termes de diminution des profits des acteurs internet redevables de la taxe. Globalement, selon ce calcul, la perte économique (de profits et de pouvoir d’achat) serait d’environ 570 millions d’euros, soit plus que le rendement présumé de la taxe, ce qui est déjà un impact négatif. Et surtout ce coût économique serait supporté seulement à 4 % par les entreprises assujetties à la taxe. Selon cette étude, le reste serait in fine supporté essentiellement par les consommateurs finaux (à 57 %) et les entreprises qui achètent de la publicité internet ou vendent sur les « places de marché » en versant des commissions (à 39 %).

Cela dit, il faut aussi garder quelque distance par rapport à ce type d’évaluations ex ante dont les calculs reposent nécessairement sur de nombreux paramètres de comportements économiques qui peuvent être contestés. Certains observateurs ne sont pas convaincus que la taxe sera reportée pour sa plus grande part sur les acheteurs des prestations de services internet et indirectement sur les consommateurs. Des représentants du secteur des places de marché internet ont ainsi fait valoir, lors d’une audition, que ce secteur était assez fragmenté et concurrentiel en France, ce qui normalement limite les répercussions tarifaires.

De même, les risques de double taxation du fait de l’achat de services taxables à des sous-traitants par des entreprises elles-mêmes taxées sont à relativiser en raison des seuils d’assujettissement élevés qui sont prévus : pour qu’il y ait double taxation, il faudrait que plusieurs des acteurs de la chaîne soient assez « gros » pour être taxés, ce qui ne devrait pas être la situation la plus fréquente. De même, s’agissant de l’addition des coûts fiscaux de la nouvelle taxe et de l’impôt sur les sociétés, la déductibilité de la première de l’assiette du second en limitera l’effet.

Bref, s’agissant des risques d’effets économiques négatifs, on est surtout dans l’incertitude par rapport à une taxe dont les modalités sont à certains égards totalement innovantes et à d’autres titres – notamment la taxation sur la base du chiffre d’affaires – classiquement critiquées par les économistes, mais sans que ces critiques habituelles soient nécessairement vérifiées dans le cas d’espèce.

 


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   conclusion

La question de la juste contribution des grandes entreprises du secteur numérique aux charges publiques pose une équation politique difficile.

D’un côté, des éléments objectifs confirment le bien-fondé du mécontentement de nos concitoyens concernant la fiscalité de ces entreprises. Il est clair que trois facteurs spécifiques à ce secteur d’activité offrent à ces entreprises des opportunités exceptionnelles d’échapper à l’impôt : la possibilité d’offrir leurs services sans quasiment de présence physique dans les pays de destination ; la possibilité de maximiser les avantages fiscaux liés à la R&D et les techniques de délocalisation des revenus de la propriété intellectuelle ; l’exploitation à travers les données personnelles des internautes d’un « travail gratuit » qui est, par construction, non pris en compte par le système fiscal.

Il est également clair qu’il faut privilégier des évolutions au niveau international, ou à défaut européen, pour répondre le plus efficacement à cette problématique. Cependant, ces évolutions tardent à se concrétiser et le Gouvernement fait donc le pari de lancer le mouvement, aux côtés d’autres pays, avec des dispositifs nationaux de taxation. Des expériences comme celle de la loi nord-américaine FATCA, élément déclencheur de la généralisation des échanges automatisés d’informations bancaires à des fins fiscales, montrent que des démarches unilatérales peuvent être pertinentes.

Mais l’on constate aussi qu’une taxe nationale, sectorielle, assise sur le chiffre d’affaires, très innovante dans son mode d’établissement, présente un certain nombre d’incertitudes, voire de risques.

C’est pourquoi votre rapporteur, tout en approuvant le dispositif de la taxe, souhaite que son caractère provisoire soit explicite. La pertinence de la nouvelle taxe devra être revue en fonction de l’évolution des travaux menés dans le cadre de l’OCDE et de l’Union européenne ; cela doit être inscrit dans la loi et la commission des affaires étrangères a adopté un amendement en ce sens.

 


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   TRAVAUX DE LA COMMISSION

Au cours de sa seconde séance du mercredi 27 mars 2019, la commission examine pour avis l’article 1er du présent projet de loi.

Discussion générale

Après l’exposé du rapporteur, un débat a lieu.

M. Pascal Lavergne. Comme l’a indiqué notre rapporteur, l’article 1er du présent projet de loi marque une avancée importante. Il participe à l’ambition de la France de plus de justice fiscale en taxant la valeur là où elle est créée. C’est cette ambition que la France porte dans les instances internationales, notamment au sein de l’OCDE. Surtout, cette ambition trouve un écho au sein de différents pays en Europe qui ont pris des mesures dans ce sens, dont le Royaume-Uni.

Aujourd’hui, nous apportons une première réponse aux difficultés auxquelles se heurte une taxation adéquate des entreprises qui tirent leur chiffre d’affaires de services numériques. Les critères de présence physique pour définir la base imposable sont inadaptés lorsque la valeur est en partie créée par l’utilisateur sans que l’entreprise soit physiquement présente là où il est situé. Nos règles fiscales doivent donc évoluer pour mieux accompagner ce monde qui change.

Surtout, cette difficulté à taxer la création de valeur s’accompagne d’interrogations sur la justice fiscale, auxquelles nous souhaitons commencer à répondre par ce projet de loi. Certaines des entreprises concernées bénéficient de taux d’imposition très faibles en raison de l’implantation de leur siège social dans des pays comme l’Irlande ou les Pays-Bas. Elles bénéficient ainsi d’un avantage concurrentiel par rapport à des sociétés qui ont leur siège social en France ou dans d’autres États de l’Union européenne. C’est bien l’objectif principal de cette taxe que de rétablir la justice fiscale.

Certains d’entre nous se diront insatisfaits. Ils voudraient tout et tout de suite, au risque de n’avoir rien et jamais. Pourtant, les avancées sont là. La taxe sera d’effet immédiat et viendra rétablir une certaine justice fiscale en attendant l’aboutissement des travaux au sein de l’Union européenne et au niveau de l’OCDE, comme l’a dit le rapporteur. Si des perspectives positives sont en vue, il est cependant urgent de ne pas attendre. Notre groupe, La République en Marche, votera donc l’article 1er du projet de loi.

M. Bruno Fuchs. Le 10 décembre dernier, le Président de la République a fait part de son intention d’aller plus loin dans la lutte contre l’optimisation fiscale. Ce projet de loi s’inscrit tout à fait dans cet objectif, répondant ainsi à une demande de justice et d’équité fiscale exprimée de longue date par nos concitoyens et par de nombreuses entreprises.

La taxation des géants du numérique, essentiellement américains, est un enjeu majeur pour notre siècle. Il est bien bienvenu que nous nous en saisissions. Car, en échappant à l’imposition sans subir de conséquences légales, ces entreprises remettent en cause la souveraineté de l’État français sur son territoire. Cela n’est plus acceptable. Il faut que les multinationales américaines contribuent à leur part d’imposition française.

Le phénomène met également à mal, au-delà de notre souveraineté, le principe de concurrence loyale avec les autres entreprises du secteur, notamment celles qui opèrent sur le territoire français. Cette optimisation fiscale fragilise la société de manière significative, puisque ce sont nos infrastructures publiques qui souffrent de l’absence de cette imposition. Le bénéfice réalisé auprès des utilisateurs français est conséquent ; il est donc logique que ces entreprises contribuent à l’économie française, de façon à ce que toutes les entreprises présentes sur notre sol contribuent à l’impôt.

Le groupe du Mouvement Démocrate et apparentés (MODEM) appelle de ses vœux la construction de ce nouveau pacte économique et social. Il est nécessaire que les grandes entreprises du numérique y participent également et contribuent à l’impôt en proportion des bénéfices réalisés sur notre territoire.

Par ce texte, la France joue un rôle pionnier sur la scène européenne et internationale. Elle doit encore entraîner à sa suite les États européens et, à plus grande échelle, les États membres de l’OCDE. En effet, sans position commune de tous les États membres de l’Union, cette mesure n’aura qu’une portée limitée, puisqu’elle n’empêchera pas la concurrence que les États se font entre eux sur l’attraction des entreprises, à coup d’imposition à très bas taux.

Il est important de développer cette approche dans le cadre multilatéral de l’OCDE et du G20. C’est pourquoi la rencontre des 127 États pour définir un objectif commun de lutte contre les procédés d’optimisation fiscale des entreprises du numérique doit être soutenue fortement par la France.

Mon groupe est également sensible à l’effort de redressement des finances publiques et salue la réduction du déficit à un niveau inédit depuis 2008. Il salue donc, tout aussi logiquement, ce projet de loi qui, en modifiant la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés, va dans le bon sens. Nous voterons en faveur de ce projet, en attendant que les règles de la fiscalité internationale évoluent jusqu’à taxer les bénéfices des entreprises du numérique à leur juste valeur, de façon à mieux faire respecter le principe de concurrence loyale.

M. Alain David. Monsieur le rapporteur, selon l’étude d’impact du projet de loi, la taxe envisagée pourrait rapporter quelque 500 millions d’euros. De nombreux observateurs estiment cependant que ce montant est sans rapport avec les importants bénéfices que les grandes sociétés du numérique réalisent en France.

Le groupe Socialistes et apparentés nourrit quelque inquiétude au vu de quelques exemples récents. Ainsi, la taxe sur les yachts, créée lors de la suppression controversée de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), était censée rapporter 10 millions d’euros, pour une recette finale de 100 000 euros en 2018. Ma question sera donc simple : pensez-vous que l’estimation de 500 millions d’euros soit fiable ?

Mme Clémentine Autain. Pour le groupe La France insoumise, c’était un texte que nous attendions. Dès le début de la législature, en effet, nous étions très attentifs à cette question de la taxation des GAFA. Nous avons bien suivi les tergiversations du Gouvernement et le temps qu’il a pris pour s’intéresser au sujet.

Il y a aujourd’hui, en France et même à l’échelle internationale, des lanceurs d’alerte et des ONG qui pointent une réalité littéralement inacceptable dans notre société, inacceptable dans le monde dans lequel nous visons : de grands groupes échappent à l’impôt. Sans égrener toute une liste de chiffres, j’en retiendrai un seul, que je trouve très éloquent : selon Bercy, les PME françaises sont taxées en moyenne à 23 %, contre 9 % pour les GAFA.

Il y a là une manne gigantesque de milliards d’euros de bénéfices qui sont réinjectés dans l’économie financière et se soustraient à la collectivité. Il est donc plus que temps de prendre des mesures fortes qui permettent de changer la donne. Or nous avons vraiment le sentiment que les mots prononcés par Bruno Le Maire, mais aussi les engagements du Président de la République lorsqu’il déclarait que nous allions enfin taxer ces entreprises et mettre le sujet sur la table à l’échelle européenne, ont accouché d’une souris, que les discussions qui ont eu lieu avec les les GAFA ont finalement abouti à une forme d’accord à l’amiable – et ce en donnant à tout le monde l’impression que l’on a agi !

Si je dis cela, c’est à cause du rendement attendu de cette nouvelle taxe, qui est tout à fait marginal : 500 millions d’euros. C’est littéralement marginal au regard des milliards de bénéfices réalisés, parfois par une seule des entreprises concernées, bénéfices qui échappent à l’impôt et qui devraient revenir dans notre giron.

C’est pourquoi nous nous posons plusieurs questions. Par exemple, pourquoi les plateformes qui touchent une commission en mettant en relation des clients et des entreprises ont-elles été exclues du champ de la taxe ? Pourquoi ne s’est-on pas intéressé à taxer ce qui relève de la publicité, et qui est considérable ? Au bout du compte, étant donné tous les critères que vous avez fixés, le seuil de chiffre d’affaires très élevé que vous avez retenu, une trentaine d’entreprises seulement seront taxées.

Il nous est difficile de comprendre comment on en arrive à accoucher d’une si petite souris. Nous avons donc déposé un certain nombre d’amendements, pour que l’action de la France ne soit pas purement marginale et symbolique, mais permette de réinjecter réellement l’argent là où il doit aller, c’est-à-dire au service du bien commun.

Mme Nicole Le Peih. Le gouvernement français choisit de « prendre les devants », nous dit le rapporteur, sur la question de la juste contribution des grandes entreprises du secteur numérique aux charges publiques. L’équation est difficile. S’agit-il d’un frein, ou d’une impulsion donnée au mouvement mondial ? Comment rendre rapidement lisibles les mesures annoncées, de façon à rassurer les citoyens ?

Mme Aina Kuric. Je me permettrai une simple petite question. Il est certes important qu’à un moment donné l’on se mobilise pour taxer les entreprises du numérique, ces entreprises étrangères qui bénéficient de montages fiscaux avantageux. Cependant, cela pourrait donner l’impression que nous adaptons notre fiscalité à ceux qui ne jouent pas le jeu, au détriment de nos entreprises, déjà imposées en France, qui vont subir un impact négatif, fût-il relativement léger. Disposons-nous d’une évaluation de cet impact pour les entreprises françaises ?

M. Jean-François Portarrieu. J’ai bien compris que les modèles de l’économie numérique bouleversent les schémas traditionnels de création de valeur et permettent le contournement des règles traditionnelles de l’impôt.

C’est pourquoi, comme le rapporteur, je me félicite de la détermination dont fait preuve la France. Mais j’espère que cette démarche volontariste se doublera d’un effort au moins équivalent pour favoriser la création et la réussite d’une industrie française du numérique. Cet effort pourrait inclure, par exemple, le soutien au moteur de recherches Qwant ou encore le soutien à la filière française du commerce électronique, qui doit d’autant moins être pénalisée que de nombreux acteurs tricolores, à l’instar de Cdiscount, appliquent le règlement général sur la protection des donnéees (RGPD) relatif à l’exploitation des données personnelles à des fins publicitaires.

Dans ce contexte, pensez-vous que les effets collatéraux de cette taxe sur la compétitivité de nos entreprises françaises ont été bien appréhendés – et surtout réduits au minimum ?

M. Denis Masséglia, rapporteur. Monsieur David, vous avez parlé de 500 millions d’euros, mais Bercy avance plutôt le chiffre de 400 millions d’euros la première année. J’ai demandé plusieurs fois la liste des entreprises concernées, pour savoir dans quelle mesure elles seraient impactées et obtenir une estimation de la somme qu’elles auraient à verser. Je n’ai malheureusement pas eu de réponse. Je suis donc dans l’incapacité de pouvoir vous apporter aujourd’hui des éléments chiffrés quant à l’impact de cet impôt sur les entreprises françaises, et même sur l’ensemble des entreprises.

J’entends beaucoup parler de taxer les entreprises américaines. Mais il ne s’agit pas de taxer spécialement les entreprises américaines : il s’agit de taxer les grandes entreprises du numérique, américaines en effet pour certaines, mais européennes pour d’autres, ou encore chinoises. Notre but n’est pas de clouer au pilori, de façon assez manichéenne, quatre ou cinq grandes entreprises américaines : il est de fiscaliser les revenus du numérique, quelle que soit la nationalité de l’entreprise.

Madame Autain, vous avez posé un certain nombre de questions, en évoquant d’abord une différence de taxation entre les PME et les GAFA. Nous pouvons nous mettre d’accord, je crois, sur le fait que cette différence existe et qu’on observe une stratégie d’optimisation fiscale de la part des grands groupes internationaux. Mais il faut aussi mettre les choses en perspective, en tenant notamment compte du fait que ces grands groupes, en particulier ceux du numérique, ont recours au crédit d’impôt recherche (CIR), ce qui a un impact direct sur leur niveau d’imposition. Je ne dis pas cela pour dédouaner ceux qui pratiquent l’optimisation fiscale, mais la situation est bien plus complexe que ce que semblent signifier les deux chiffres que vous avez cités.

Vous avez aussi parlé des discussions européennes. Je voudrais simplement rappeler qu’elles avaient bien avancé et que les préconisations ont été bloquées par quatre pays sur vingt-huit ou vingt-sept : l’Irlande, le Danemark, la Finlande et la Suède. Tous les autres pays étaient d’accord. Sur ce point, je rejoins ce que disait tout à l’heure Mme la présidente : il y a une réflexion à mener sur le passage de la règle de l’unanimité à celle de la majorité qualifiée.

Il me paraît important de revenir sur la nature de cette taxe, qui diffère un peu des taxes traditionnelles, l’objectif étant pour nous d’identifier la valeur créée en France, mais qui ne fait pas l’objet d’une facturation dans notre pays. Cette valeur a deux origines. D’une part la publicité ciblée : lorsque vous vous rendez sur un site qui héberge de la publicité, vous créez de la valeur, sans pour autant mettre de l’argent sur la table. L’objectif est donc de quantifier ce que votre visite a rapporté à l’entreprise, de façon à pouvoir taxer ce gain. Mais la valeur procède également des places de marché, c’est-à-dire des sites qui permettent de mettre en contact deux entités qui vont réaliser un échange marchand.

Madame Le Peih, vous m’avez interrogé sur la visibilité des mesures que nous entendons prendre. Elles se verront d’abord sur les feuilles d’imposition des entreprises concernées mais, au-delà, ce sont les travaux de l’OCDE qui nous apporteront un éclairage sur l’application de ces mesures. C’est la raison pour laquelle j’ai déposé un amendement proposant que, chaque année, le Gouvernement remette à l’Assemblée nationale un rapport sur l’avancée de ces travaux, afin de permettre aux Français qui le souhaitent de s’informer sur la situation.

Monsieur Portarrieu, il est nécessaire que l’Europe se dote d’une stratégie numérique offensive, qui aille au-delà de la stratégie actuelle, laquelle est pour l’essentiel une stratégie défensive, assise sur la définition de normes, comme le RGPD ou les règles en matière de droits d’auteur.

Cette stratégie offensive, qui doit nous permettre de créer, demain, des géants européens du numérique, s’organise autour de plusieurs axes, dont le principal doit être, selon moi, celui du financement et notamment du financement de la recherche. À cet égard, je voudrais insister ici sur l’accord négocié par Bruno Le Maire, aux termes duquel l’Allemagne et la France doivent respectivement investir un milliard et 700 millions d’euros dans le développement d’une filière commune de batteries pour les véhicules et le stockage des énergies renouvelables : c’est essentiel, car ces énergies dépendent du vent et du soleil et il serait dommage de devoir éteindre la lumière quand il n’y a plus ni vent ni soleil.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je voudrais insister sur le fait que, lorsqu’on demande à Bercy des informations complémentaires, elles doivent nous être fournies. Il est important que les ministères donnent suite aux demandes du Parlement.

Examen de l’article 1er et des amendements PORTANT ARTICLES ADDITIONNELS

Article 1er

Création d’une taxe sur certains services numériques

La commission examine l’amendement AE4 du rapporteur pour avis.

M. Denis Masséglia, rapporteur pour avis. L’objectif de mon amendement AE4 est de faire un bilan annuel des travaux menés par l’OCDE sur à la mise en place d’une taxation internationale.

M. Bruno Fuchs. Dans la mesure où les travaux menés par l’OCDE sont ouverts et que de très nombreuses informations sont déjà accessibles, pourquoi demander au Gouvernement un rapport spécifique sur la question ? Je ne vois pas l’intérêt d’un tel rapport.

M. Denis Masséglia, rapporteur pour avis. Le Gouvernement a pris l’engagement que la taxe que nous allons voter sera limitée dans le temps. En effet, une fois que les travaux de l’OCDE seront finalisés, que les accords entre les différents pays auront abouti et qu’une taxe internationale aura été mise en place, elle se substituera à notre taxe nationale. Il s’agit donc de suivre chaque année l’avancement des négociations menées au sein de l’OCDE, pour, le moment venu, acter la suppression des mesures sur lesquelles l’Assemblée nationale va se prononcer dans les jours qui viennent.

La commission adopte l’amendement.

Puis elle émet un avis favorable à l’adoption de l’article 1er ainsi modifié.

Après l’article 1er

Suivant l’avis défavorable du rapporteur, la commission rejette l’amendement AE3 de Mme Clémentine Autain.

Puis elle en vient à l’examen de l’amendement AE2 de M. Jean-Luc Mélenchon.

Mme Clémentine Autain. Cet amendement vise à créer la notion d’établissement stable, dans le but de taxer les entreprises sur les activités qu’elles déploient en France. En d’autres termes, si une entreprise numérique basée à l’étranger opère une part importante de son activité en France, si elle a plus de 100 000 utilisateurs français et plus de 3 000 contrats conclus avec des acteurs français, alors les revenus qu’elle tire de son activité française devront être déclarés au fisc français.

Cette disposition, Bruno Le Maire prétend vouloir la mettre en place à l’échelle de l’Union européenne, nous expliquant que la France ne peut s’engager dans cette voie sans ses partenaires. Nous avons la conviction, au contraire, qu’il est tout à fait possible de montrer l’exemple en inscrivant cette mesure dans notre droit de manière à empêcher que des milliards d’euros de recettes fiscales continuent de nous échapper.

M. Bruno Fuchs. Cet amendement procède d’un bon sentiment, mais il se heurte à la réalité économique.

Dans le contexte mondialisé actuel, augmenter notre taux d’imposition national aboutira inéluctablement à diminuer l’assiette, car une part de l’activité numérique qui s’exerce aujourd’hui en France ira s’exercer ailleurs, et nous perdrons de la valeur.

Je rappelle, pour illustrer mon propos, qu’au Luxembourg le PIB par habitant est de 75 800 euros, contre 31 000 euros en France, tandis que le taux d’imposition luxembourgeois sur les sociétés est de 20 %, contre plus de 60 % chez nous : nous sommes le pays de l’OCDE qui a le plus haut taux d’imposition et de prélèvements sur les entreprises.

Une étude récente réalisée par un think tank allemand a par ailleurs montré que les deux pays qui avaient été le plus pénalisés par le passage à l’euro étaient l’Italie et la France. Or, ce sont les deux pays qui ont le taux d’imposition sur les sociétés le plus élevé.

Nous devons évidemment nous rallier aux objectifs que vous défendez, mais cela ne peut passer que par la convergence fiscale, au moins à l’échelle européenne, voire au sein de l’OCDE. Il faut en effet que le périmètre concerné par la taxe soit suffisamment large pour empêcher une concurrence faussée comme celle à laquelle a pu se livrer l’Irlande.

Cet amendement constitue donc un contre-sens économique et va au rebours de l’objectif recherché.

M. Pascal Lavergne. Cet amendement préempte les solutions qui sont en cours de discussion au niveau international. Or, si la France veut continuer à peser dans le monde, elle peut difficilement adopter des dispositifs, seule, dans son coin, sachant que le seuil retenu pour rattacher, fiscalement, l’activité d’une entreprise à un État doit être aligné sur le seuil international ou, à tout le moins, sur le seuil européen.

Le présent projet de loi tire les conséquences de cette réalité, en proposant des mesures de justice fiscale de court terme, sans nuire aux travaux en cours par ailleurs aux niveaux européen et international. Contrairement à l’imposition des entreprises disposant d’une présence numérique significative proposée par l’amendement, la taxe prévue par le projet de loi s’inscrit hors du champ des prescriptions des conventions fiscales : elle permettra une imposition effective des revenus de l’économie numérique visés.

M. Denis Masséglia, rapporteur pour avis. Par cet amendement, le groupe de La France insoumise nous propose d’introduire sans tarder dans notre droit fiscal le concept d’établissement stable numérique virtuel. Ce concept a été formalisé par la Commission européenne, afin de répondre aux facilités de délocalisation des bases fiscales dont bénéficient tout particulièrement les entreprises de l’internet, lesquelles créent de surcroît de la valeur grâce au travail gratuit des internautes qui leur livrent sans contrepartie leurs données.

L’amendement reprend les critères techniques proposés par la Commission européenne et, sur son orientation générale, je ne peux qu’être d’accord. Je me félicite aussi de ce que nos collègues trouvent, pour une fois, des mérites à un travail de ladite Commission européenne !

Mais, quand la Commission a fait ses propositions concernant la taxation de l’économie numérique, elle a clairement distingué deux étapes et a d’ailleurs publié deux projets de directive.

Le premier visait l’établissement à court terme d’une taxe sur le chiffre d’affaires ; c’est celui qui est repris fidèlement par le projet de loi que nous examinons.

Le second proposait la notion d’établissement stable numérique virtuel, mais la Commission indiquait bien qu’il ne s’agissait que d’une solution à long terme. En effet, elle modifie les bases de l’impôt sur les bénéfices et, comme vous le savez, la France, comme d’ailleurs la quasi-totalité des pays, a signé un réseau très dense de conventions bilatérales visant à éviter la double imposition. Ces conventions définissent en général le concept d’établissement stable et ne comprennent évidemment pas cette variante spécifique à l’économie numérique.

Cela signifie que, si nous adoptions cet amendement, il serait inapplicable, car la première société que nous voudrions taxer sur cette base nous opposerait la convention bilatérale concernée, qui l’interdit. Or les accords internationaux l’emportent sur la loi nationale.

Nous serions donc dans l’obligation, pour appliquer cette taxe, de dénoncer toutes nos conventions fiscales bilatérales, qui ont par ailleurs quelques avantages, puisque ce sont par exemple elles qui permettent les échanges d’informations entre les administrations fiscales pour lutter contre la fraude fiscale.

J’ajoute que ce serait de fait claquer la porte au nez de l’OCDE, alors que, précisément, nous espérons des progrès rapides dans ce cadre multilatéral pour arriver à plus juste partage entre pays de la fiscalité des multinationales.

J’émets donc un avis défavorable.

La commission rejette l’amendement.

Puis elle en vient à l’amendement AE1 de M. Jean-Luc Mélenchon. 

Mme Clémentine Autain. Il s’agit d’accroître notre discernement en matière de paradis fiscaux, et d’établir pour cela notre propre liste, fondée sur des critères faisant prévaloir la transparence fiscale. Je rappellerai, par exemple, que les îles Caïman sont notoirement un paradis fiscal, mais qu’elles ne sont pourtant pas sur la liste qui les recense. Au sein même de l’Union européenne, il existe dans certains pays des mécanismes permettant de « sortir des clous », et c’est ainsi que, grâce à l’Irlande, Apple a pu ne payer que 0,005 % d’impôt sur ses bénéfices.

Cet amendement devrait donc recueillir l’assentiment de la majorité, car il nous offre un outil supplémentaire dans la lutte que nous menons – que nous devrions mener, devrais-je dire – contre les paradis fiscaux.

M. Pascal Lavergne. Je voudrais rappeler à notre collègue Clémentine Autain que la taxe sur les services numériques que nous sommes en train de mettre en place n’est pas un dispositif anti-abus. Son objectif est avant tout de rétablir une juste taxation.

Par ailleurs, la France œuvre activement en matière de lutte contre l’évasion fiscale, puisque ont été adoptées en ce sens un certain nombre de dispositions législatives : la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, qui crée une police fiscale, la mise en place du name and shame, qui permet de sanctionner les tiers complices, la réforme du verrou de Bercy, ainsi que la loi de finances pour 2019, qui comporte un dispositif anti-abus. Le but de cette nouvelle loi n’est donc pas de rajouter une couche supplémentaire mais bien de créer une taxe juste.

M. Bruno Fuchs. Encore une fois, l’intention de cet amendement est louable, et nous la partageons tous, mais la méthode proposée n’est pas la bonne. La France ne peut traiter seule de ces sujets, qui doivent être abordés à l’échelle de l’Europe ou de l’OCDE.

Notre collègue évoquait tout à l’heure la taxe sur les yachts, dont les recettes prévisionnelles avaient été évaluées à 10 millions d’euros et qui se sont avérées avoisiner les 100 000 euros seulement. C’est l’exemple parfait de ce qui se produit lorsqu’un pays agit seul : en augmentant le taux d’imposition on rétrécit l’assiette, et l’effet produit est le contraire de celui escompté. Dans le cas que je viens de citer, toute l’économie du yachting s’est déportée vers l’Italie, l’Espagne, Malte ou la Grèce, et la France a beau avoir été vertueuse, elle s’est appauvrie.

Mme Clémentine Autain. Je pense que la France va pouvoir survivre à la fuite de l’économie du yachting… Plus sérieusement, c’est toute la logique de l’économie libérale qui nous oppose en cet instant. Nous sommes dans une économie ouverte, qui génère de la concurrence, je ne le nie pas ; mais doit-on s’y plier, courber l’échine, ou essayer de l’encadrer ? Dans ce dernier cas, il y a toute une série d’activités que nous pourrions décider de prendre en charge, si les entreprises qui occupaient le terrain décident d’aller voir ailleurs.

Nous devons davantage nous recentrer sur les réalités économiques plutôt que d’obéir aux enjeux d’une financiarisation sur lesquels nous n’avons guère de prise. Si nous soutenions davantage l’activité de nos propres entreprises, nous aurions une économie beaucoup plus vertueuse, une fiscalité plus juste et plus efficace, et une parole qui porterait avec plus de force et de cohérence sur la scène internationale pour convaincre nos éventuels partenaires de lutter contre les paradis fiscaux.

M. Bruno Fuchs. Un yacht dépense en moyenne, avec son équipage, 60 000 euros dans les ports français. S’il s’en va, c’est autant de perdu, des emplois supprimés et des recettes fiscales en moins.

Mme Clémentine Autain. Et que faites-vous du coût environnemental ?

M. Bruno Fuchs. Mais il existe toujours, puisque ces yachts sont simplement partis ailleurs ! Non seulement cela affecte les finances de l’État, mais cela grève surtout notre capacité de redistribution et d’investissement dans le développement de l’économie. Ce ne sont donc en réalité pas les plus riches qui sont pénalisés, mais les emplois les plus fragiles, au nom d’une logique certes vertueuse mais contre-productive dans l’économie mondialisée qui est la nôtre.

Mme Clémentine Autain. On nous a appris naguère que « les profits d’aujourd’hui étaient les investissements de demain et les emplois d’après-demain »... Mais le chômage de masse a rompu ce cercle vertueux ! Aujourd’hui, les entreprises, au lieu d’investir, préfèrent nourrir la finance, ce qui se traduit au plan macro-économique par un accroissement de la rentabilité du capital et certainement pas par une amélioration de l’emploi.

Il faut donc être réalistes et admettre qu’il est faux de dire que, lorsque l’on fait des cadeaux fiscaux aux entreprises, elles en profitent pour investir dans une économie soutenable, durable ou favorable à l’emploi. Ça ne marche pas comme ça : soit on pose des règles et des contraintes permettant de faire vivre une économie soutenable et créatrice d’emplois, soit c’est la jungle.

M. Bruno Fuchs. Madame Autain, vous avez combattu la flat tax, qui a pourtant généré 1,5 milliard d’euros d’excédent budgétaire. Vous rejetez peut-être ce système, mais il a des effets bénéfiques pour l’économie et pour les Français.

M. Frédéric Barbier. Ce qui m’intéresserait, c’est que Clémentine Autain me cite des exemples de pays où ses principes fonctionnent ; cela pourrait nous éclairer.

Par ailleurs, pour en revenir à la taxe sur les services numériques, il faut, de temps en temps, cesser de se comporter en enfants gâtés et demander toujours davantage que ce que l’on vous donne. Satisfaisons-nous déjà de cette taxe, qui est une belle avancée. Il faudra analyser la façon dont elle fait bouger les lignes, puis, évidemment, aller plus loin, mais je pense, comme Bruno Fuchs, qu’il faudra agir au niveau européen. Pour l’instant, nous donnons le cap.

M. Denis Masséglia, rapporteur pour avis. Je compléterai ce qui vient d’être dit en répétant que l’Europe a déjà tenté de mettre en œuvre les dispositions que nous examinons, mais qu’elle s’est heurtée à l’opposition de quatre pays, dans un domaine qui requiert l’unanimité. C’est donc l’OCDE qui s’est à présent chargée du sujet et espère aboutir en 2020.

Pour en revenir à l’amendement, vous proposez de renforcer les critères qui justifient l’inscription d’un État ou d’une juridiction sur la liste nationale des États et territoires non coopératifs. Je comprends vos motivations pour renforcer la lutte contre l’évasion fiscale et, croyez-moi, je les partage.

Nous avons d’ailleurs accompli certains progrès en la matière. La loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude prévoit la reprise de la liste de l’Union européenne qui, certes, n’est pas très fournie, mais qui s’est enrichie d’une dizaine de juridictions il y a deux semaines. Par ailleurs, nous avons mis un terme à l’exclusion de principe des États membres de l’Union européenne de la liste française des paradis fiscaux.

L’adoption de votre amendement conduirait à faire tomber un très grand nombre de pays dans le champ de notre liste nationale, voire pratiquement tous, vu le flou et la largeur des critères que vous proposez. Par exemple, je ne sais pas trop ce que vous entendez par « des incitations fiscales en faveur d’activités qui n’ont pas trait à l’économie locale ». Cela signifie-t-il qu’un pays qui, par exemple, favoriserait fiscalement la recherche pour développer des secteurs d’innovation absents de son économie serait condamnable ?

Outre l’impact que cela pourrait avoir sur notre relation bilatérale avec tous ces pays, une telle mesure risque de compliquer les négociations fiscales internationales qui, en ce moment, avancent très vite. Or, c’est de là que proviennent les principaux progrès.

Il est probable que si nous retenions votre proposition, tout le monde serait perdant... Il y a sans doute des moyens d’accélérer la lutte contre l’évasion fiscale qui sont moins porteurs d’effets pervers. Pour cette raison, j’émets un avis défavorable.

La commission rejette l’amendement.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Merci à tous. Nous avons eu un débat très intéressant, qui va certainement se poursuivre dans l’hémicycle. Pour l’heure, nous pouvons d’ores et déjà nous accorder sur le fait qu’il y a une attente très forte de nos concitoyens pour que la France renforce la lutte contre l’évasion fiscale, voire contre l’optimisation fiscale.

 


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   annexe :
Liste des personnes auditionnées par le rapporteur

 

Ministère de l'économie et des finances

 

Associations numériques

-       France Digitale : Jean-David Chamboredon, président, et M. Nicolas Vignolles, directeur des affaires publiques ;

-       Association des services internet communautaires (ASIC) : Mme Charlotte Cheynard, responsable affaires institutionnelles France et Espagne d’Ebay, et M. Anton’Maria Battesti, responsable affaires publique Facebook France ;

-       Syndicat des Régies Internet (SRI) : Mme Hélène Chartier, directrice générale, M. Jean-Luc Archambault, président de Lysios et conseil du SRI, et Mme Mathilde Laurent, consultante de Lysios ;

-       Tech In France : M. Loïc Rivière, délégué général, Mme Manon Deveaux, chargée de mission, et Mme Marjorie Volland, responsable affaires publiques ;

-       Syntec Numérique : M. Dominique Calmels, président de la commission Fiscalité, M. Benoît Darde, président de la commission Relations institutionnelles, et Mme Philippine Lefèvre-Rottmann, déléguée aux relations institutionnelles.

 

Laboratoires d’idées

 


([1]) Voir document 21.3.2018 SWD(2018) 81 final/2.

 

([2]) Mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique Rapport au Ministre de l’économie et des finances, au Ministre délégué chargé du budget et à la Ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l’innovation et de l’économie numérique, par Pierre Collin et Nicolas Colin.

([3]) Proposition de directive du Conseil établissant les règles d’imposition des sociétés ayant une présence numérique significative, COM(2018) 147 final.   

([4]) Une plateforme numérique dispose d’un établissement stable virtuel dans un État membre si elle dépasse certains seuils de chiffre d’affaires ou de nombre d’internautes sur un exercice fiscal.

([5]) Proposition de directive du Conseil concernant le système commun de taxe sur les services numériques applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques, COM(2018) 148 final.

([6])  Rapport d’information de M. Éric Bothorel et Mme Marietta Karamanli sur la fiscalité du numérique, déposé par la commission des affaires européennes en novembre 2018.

([7])  En conséquence, les recettes fiscales potentielles attendues de la taxe européenne seraient réduites de 4,7 à 1,3 milliards d’euros.  

([8]) On citera l’Irlande, le Danemark, la Suède et la Finlande.   

([9]) Base Erosion and Profit Shifting.

([10]) Projet OCDE/G20 sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices, « Les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie – rapport intérimaire 2018 », cadre inclusif sur le BEPS.  

([11]) Cet engagement mondial a été favorisé par le revirement des États-Unis qui, après la réforme fiscale adoptée fin 2017 ayant eu pour effet de baisser l’impôt sur les sociétés de 35% à 21%, sont soucieux de compenser la perte de recettes par un élargissement de leur base fiscale.    

([12]) Pour mémoire, la « cellule de dégrisement » (officiellement nommée service de traitement des déclarations rectificatives) installée par notre administration fiscale de 2013 à 2017 a traité plus de 50 000 dossiers de détenteurs français de comptes ouverts à l’étranger (à 85 % en Suisse), qui souhaitaient régulariser leur situation et ont versé à cette fin 8 milliards d’euros de droits et pénalités.  

([13]) Proposition de directive du Conseil concernant le système commun de taxe sur les services numériques applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques, 21.3.2018 COM(2018) 148 final - 2018/0073 (CNS).

([14]) Deloitte – Taj, « The French Digital Service Tax – An Economic Impact Assessment », par Julien Pellefigue.

([15]) Les Échos, 21 mars.

([16]) Ces trois entreprises appartiennent respectivement à Match.com, Schibsted et Rakuten.

([17]) Deloitte – Taj, « The French Digital Service Tax – An Economic Impact Assessment », par Julien Pellefigue.