— 1 —
N° 527
______
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 30 octobre 2024
AVIS
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
SUR LE PROJET DE LOI de finances pour 2025 (n° 324)
TOME V
DÉFENSE
prÉparation et emploi des FORCES :
MARINE
PAR M. Yannick CHENEVARD
Député
——
Voir le numéro : 324
— 1 —
SOMMAIRE
___
Pages
A. LES CRÉDITS DE LA MARINE POUR 2025 : UNE ÉVOLUTION POSITIVE CONFORME À LA LPM
1. Les commandes et les livraisons effectuées en 2024 et les perspectives pour 2025
2. Le maintien en condition opérationnelle des équipements navals et aéronavals
3. Une évolution significative des crédits d’infrastructures
1. L’évolution des effectifs
a. Les campagnes de recrutement
2. Le défi de la fidélisation
3. Le renforcement des liens avec la société civile
a. La réserve opérationnelle
b. Le cas particulier de la marine marchande
1. Les erreurs du passé se paient encore aujourd’hui
2. Des menaces toujours plus nombreuses et plus intenses
B. les menaces obligent la marine À s’adapter afin d’y faire face
2. Des armements et des stratégies à adapter
DeuxiÈme partie : Les dÉtroits dans l’ocÉan indien, passages stratÉgiques et vulnÉrables
A. Les dÉtroits et le droit qui leur est applicable
1. Les trois principaux détroits de l’océan Indien
d. Les autres points d’intérêt
B. l’intÉrÊt stratÉgique des dÉtroits les expose À de nombreuses menaces
a. Des points de passage essentiels au trafic maritime et, de ce fait, à l’économie mondiale
b. Une dépendance aux détroits variable selon les États
a. Le détroit d’Ormuz : guerres et rivalités stratégiques
b. Le canal de Suez : guerre et naufrage
c. Le détroit de Bab-El-Mandeb : guerre, piraterie et terrorisme
d. Le détroit de Malacca : piraterie
C. Une militarisation accrue du nord-ouest de l’ocÉan indien
1. Les opérations visant à préserver la liberté de navigation
a. La lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden
b. La désescalade dans le détroit d’Ormuz
2. Le développement d’une présence militaire permanente
II. La guerre en Mer rouge et ses consÉquences : une crise qui en annonce d’autres
2. Des conséquences différenciées selon les acteurs et les secteurs
b. La fragilisation de l’Égypte
c. Des risques majeurs pour l’environnement
B. les crises À venir dans les dÉtroits pourraient Être d’une plus grande ampleur
1. La rivalité sino-américaine
2. Le conflit-israélo-palestino-iranien et ses développements régionaux
A. la France a engagÉ l’ensemble de ses moyens pour prÉserver la libertÉ de circulation
a. Les forces françaises de Djibouti
b. Les forces françaises aux Émirats arabes unis
c. Les forces armées dans la zone sud de l’océan Indien
1. Proposition n° 1 : Renforcer et adapter les capacités de la Marine aux nouvelles menaces
I. Audition de l’amiral Nicolas Vaujour, chef d’État- Major de la Marine
Annexe : Liste des personnes auditionnÉes par le rapporteur POUR AVIS
— 1 —
PremiÈre partie :
Les crÉdits, l’environnement et l’activité de la Marine
en 2024 et les perspectives pour 2025
I. POUR ACCOMPLIR SES MISSIONS, LES MOYENS DE LA MARINE AUGMENTERONT EN 2025 CONFORMÉMENT À LA NOUVELLE LPM
A. LES CRÉDITS DE LA MARINE POUR 2025 : UNE ÉVOLUTION POSITIVE CONFORME À LA LPM
Pour 2025, les crédits de l’action 3 « Préparation des forces navales » du programme 178 pour 2025 et les crédits de titre 2 inscrits au programme 212 pour les forces navales sont détaillés comme suit :
Par rapport au PLF 2024, les évolutions sont positives et conformes à la LPM 2024-2030 :
Les augmentations en autorisations d’engagement (AE) et en crédits en paiement (CP) sur la sous-action 01 « Commandement et activité des forces navales » traduisent notamment l’augmentation des coûts sur les activités opérationnelles (affrètements, dépenses d’escales, frais de déplacement…) ainsi que le recomplètement des stocks de munitions non complexes pour respecter la posture de réactivité multimilieux multichamps (PR M2MC). Ces augmentations reflètent également le renforcement qualitatif de la préparation opérationnelle orientée vers le combat de haute intensité.
L’augmentation des ressources en CP de la sous-action 05 « Ressources humaines des forces navales », vise à maintenir les efforts de recrutement, de fidélisation et de formation des marins. Elle permet de compenser l’inflation et de soutenir l’augmentation des flux de formation nécessaire à la satisfaction du besoin opérationnel.
La ressource en AE associée à la sous-action 07 « Maintien en condition opérationnelle du matériel des forces navales » présente une hausse importante en raison du renouvellement de certains contrats de MCO liés aux prochains chantiers d’entretien majeur et aux opérations d’entretien courant des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). La ressource en CP est en augmentation pour renforcer la disponibilité des forces et couvrir différents surcoûts correspondant au traitement des obsolescences, aux prolongations de moyens anciens et à la montée en puissance des flottes intérimaires.
L’augmentation de la ressource en AE associée à la sous-action 08 « Environnement opérationnel des forces » s’inscrit dans la trajectoire prévue de renouvellement des équipements des commandos marine et d’accompagnement de la montée en puissance de la réserve opérationnelle.
Le niveau de ressource en AE et en CP de la sous-action 11 « Infrastructures maritimes » traduit l’effort important consenti dans la remise à niveau des infrastructures de la Marine nationale au profit des unités soutenues. Les principaux autres investissements concernent la modernisation des installations portuaires des ports métropolitains de Brest, Lorient et Toulon.
L’augmentation de 1 % du plafond d’emplois sur la sous-action 56-01 « Ressources humaines des forces navales » induit une hausse de 1 % des crédits programmés, très inférieure à celle de l’année dernière. Selon les informations transmises à votre rapporteur, ce chiffre s’explique par une stabilisation des prévisions de dépenses après une annuité 2024 particulière marquée par :
– des mesures catégorielles avec effet en année pleine, telles que l’attribution de 5 points d’indice majorés supplémentaire à tous les agents ou l’attribution spécifique de 1 à 9 points d’indices majorés supplémentaires pour les agents les moins rémunérés ;
– l’extension en année pleine du troisième volet de la NPRM entré en vigueur fin 2023, qui a engendré mécaniquement en 2024 un surcoût par rapport aux anciennes indemnités.
Si l’année 2025 prévoit également l’extension en année pleine de la révision de la grille indiciaire des sous-officiers supérieurs ainsi que la révision de la grille indiciaire des officiers, ces dépenses nouvelles sont moindres que celles engendrées par les phénomènes évoqués supra.
Les crédits relevant de ces différentes actions, présentés ici globalement, seront analysés plus précisément dans les parties dédiées du présent rapport.
1. Les commandes et les livraisons effectuées en 2024 et les perspectives pour 2025
Les commandes et les livraisons de matériels militaires dans le domaine de la Marine, si elles relèvent formellement du Programme 146, intéressent néanmoins votre rapporteur qui, dans le présent rapport, a l’ambition de présenter une vision globale des enjeux de la Marine.
Désormais, pour des raisons évidentes, ces informations ne sont plus publiques mais elles sont néanmoins communiquées à votre rapporteur. Votre rapporteur se contentera donc de renvoyer au dossier de presse du ministère des Armées qui contient quelques informations utiles sur les livraisons prévues en 2025 : 1 frégate de défense et d’intervention (FDI), 2 avions de patrouille maritime rénovés, 2 modules de lutte contre les mines, 1 bâtiment ravitailleur des forces (BRF), 2 patrouilleurs d’outre-mer (POM), des torpilles lourdes F21 et des missiles Aster. Le projet annuel de performance (PAP) de la mission défense confirme quant à lui la commande, en 2025, du PA-ng, ouvrant à cette fin les crédits en AE (10,25 milliards d’euros).
2. Le maintien en condition opérationnelle des équipements navals et aéronavals
Les crédits de la sous-action 03-07 « Maintien en condition opérationnelle du matériel des forces navales » augmenteront de 10 % en AE, à 3,026 milliards d’euros, et de 11 % en CP, à 2,748 milliards d’euros. Cette nouvelle augmentation, après celle de l’année dernière, concrétise la priorité que constitue le MCO dans le cadre de la LPM 2024-2030 et permettra de renforcer la disponibilité des forces et de couvrir les surcoûts, caractérisés notamment par la prolongation de certains moyens anciens et les travaux de rénovation à mi-vie des missiles de la Marine.
S’agissant plus spécifiquement du MCO aéronautique, la hausse des crédits en AE permettra notamment de contractualiser la mise en place de flottes intérimaires (location d’heures de vol auprès d’un prestataire) et du programme Balbuzard (location de biréacteurs civils, en solution de remplacement des Falcon d’ici 2026). En complément, le supplément de CP couvrira l’inflation et les aléas techniques rencontrés sur les flottes ATL2 et NH90, ainsi que les nouveaux standards Rafale et ATL2, plus complexes.
S’agissant des hélicoptères NH90, justement, votre rapporteur n’a pu que constater, lors de ses auditions, la persistance de graves problèmes de maintenance qu’il s’est efforcé de mieux comprendre. Si le NH90 est, de l’avis général, une remarquable machine, elle souffre néanmoins de trois défauts :
– un défaut de conception lié à la corrosion des matériaux. Si la corrosion découlant du milieu marin est aujourd’hui maîtrisée, il n’en va pas de même pour celle résultant des matériaux entre eux ;
– un plan de maintenance très compliqué, qui implique des immobilisations trop fréquentes et trop longues ;
– cette complexité découle en partie de l’organisation industrielle du programme NH90 qui associe Fokker, Leonardo et Airbus Helicopters, trois entreprises qui sont par ailleurs en concurrence sur de nombreux marchés et pour lesquelles la maintenance des NH90 n’est pas forcément la priorité.
Ne pouvant faire état publiquement de la disponibilité des NH90 – dont la faiblesse est pourtant de notoriété publique même si quelques progrès ont récemment été enregistrés, il se bornera à souligner que cette faible disponibilité impacte tant la préparation opérationnelle des pilotes que les opérations elles-mêmes.
3. Une évolution significative des crédits d’infrastructures
Le montant des crédits pour les infrastructures maritimes s’élèvera en 2025 à 501 millions d’euros en AE et 348 millions d’euros en CP, en augmentation respectivement de 52 % et 3 %. Hors dissuasion, les chiffres s’élèvent à respectivement 286,9 et 162,8 millions d’euros (arrondis), en augmentation de 92 % en AE et de 3 % en CP. Cet effort considérable en AE permettra de poursuivre la mise à niveau des infrastructures de la Marine, parmi lesquels l’adaptation des appontements Milhaud à Toulon pour l’accueil des nouveaux navires ainsi que la modernisation des réseaux électriques des ports de Brest et Toulon.
Ces crédits soutiendront également la conduite des travaux majeurs relatifs aux installations industrialo-portuaires dans les ports militaires :
– Brest : remise à niveau des infrastructures portuaires (adaptation des infrastructures pour l’accueil du BRF et FDI, réhabilitation du bassin 1 et carénage de grues de quai) ;
– Toulon : refonte de l’épi des Avisos et remise à niveau des grands bassins Vauban (amélioration et renforcement des installations de pompage, préalablement à l’arrêt technique majeur n° 3 du porte-avions) ;
– Landivisiau : remise à niveau de la plateforme aéronautique (balisage de la plateforme) ;
– Cherbourg : construction d’un stand de tir acoustique de 200 m (IPO) ;
– Toulon : poursuite des travaux d’amélioration de la sécurité-protection sur la base navale.
Seules les infrastructures dites technico-opérationnelles métropolitaines relèvent de l’action 03 du P178. Afin d’avoir une vision plus globale des infrastructures de la Marine, votre rapporteur s’est intéressé aux infrastructures d’outre-mer, donc les crédits sont retracés dans l’action 05 sous-action 89 du même programme s’agissant des infrastructures hors du territoire métropolitain. Des travaux importants sont ainsi prévus à Djibouti (mise à niveau sécuritaire du Poste d’Accueil Filtration, accostage des pousseurs 10 tonnes et réhabilitation du quai) et à La Réunion (adaptation des quais de la darse Foucque pour l’accueil des POM). Des travaux considérables sont par ailleurs en cours de planification pour le futur accueil du PA-ng à Toulon en 2035, lesquels relèvent du P146.
Enfin, s’agissant des crédits des infrastructures de vie, qui relèvent du P212, les auditions ont confirmé à votre rapporteur l’effort de la Marine en ce domaine, en particulier vis-à -vis des futurs marins puisqu’un « Plan hébergement » permettra la rénovation de 770 lits dans les écoles de la Marine, notamment l’école de maistrance à Brest.
C. LES RESSOURCES HUMAINES : UN DÉFI PERMANENT POUR RENOUVELER LES HOMMES ET MAINTENIR LES COMPÉTENCES
1. L’évolution des effectifs
a. Les campagnes de recrutement
La stratégie de marketing de recrutement et de communication adoptée par la Marine, représente un coût de 10 millions d’euros par an, dont 6 millions d’euros dédiés à l’achat d’espaces publicitaires. Trois critères (fréquentation, dépôts de candidature, prises de rendez-vous) permettent de mesurer son efficacité, qui est en constante augmentation : augmentation de la fréquentation du site lamarinerecrute.fr de + 66 % entre 2022 et 2023 (1,68 million de visites en 2022, 2,84 millions en 2023), des dépôts de candidatures sur le site (+ 23 % en 2023), ainsi que les prises de rendez-vous dans les CIRFA (+ 40 %).
Cette stratégie comprend des dispositifs très variés allant de l’organisation de campagnes publicitaires nationales (TV, affichage…), à la présence dans les salons des métiers et de l’orientation, en passant par de nombreux dispositifs digitaux dédiés à l’emploi et à la jeunesse (plateformes emplois, CVthèques, plateformes d’ambassadorat, réseaux sociaux…). La Marine est également présente en permanence sur Internet via son site carrière lamarinerecrute.fr. Si la campagne 2020-2023 valorisait la diversité des emplois, la nouvelle stratégie de marketing 2024-2028, lancée en mars 2024, insiste sur les perspectives d’une vie d’aventures.
Le flux de recrutement de la Marine s’établit comme suit :
Catégories |
2022 (réalisé) |
2023 (réalisé) |
2024 (perspectives) |
Officiers |
210 |
200 |
197 |
Officiers mariniers |
1 088 |
1 201 |
1 212 |
QMF |
2 012 |
1 836 |
2 010 |
Volontaires dont VOA |
162
|
237
|
193
|
Apprentis dont Mousses |
254 |
258 |
270 |
TOTAL |
3 726 |
3 732 |
3 882 |
Source : état-major de la Marine
Le tableau suivant retrace quant à lui les effectifs terminaux prévisionnels de la Marine nationale en 2025 ainsi que la moyenne d’âge, par grade :
Catégories |
ETP 2025 |
Âge moyen |
Officiers |
5 428 |
38,1 |
Officiers mariniers |
24 560 |
34,6 |
QMM |
7 813 |
23,7 |
Volontaires |
277 |
24,5 |
Apprentis militaires |
203 |
17,8 |
TOTAL |
38 281 |
27,74 |
Source : état-major de la Marine
La Marine a confirmé à votre rapporteur que, s’agissant du recrutement officier, les objectifs de 2024 seront atteints d’un point de vue quantitatif et qualitatif. La sélectivité reste élevée d’une manière générale (supérieure à cinq et parfois à dix pour les spécialités opérationnelles) pour les concours externes (École navale et Officier Sous Contrat).
Pour le recrutement non-officier, qui se fait au fil de l’eau tout au long de l’année, l’évolution des flux de recrutement est pour le moment conforme aux années précédentes, malgré un ralentissement dans la transformation des dossiers de candidature en contrats signés. Toutefois, après plusieurs années de forte hausse des ambitions et des résultats, un plateau semble être atteint depuis 2023 s’agissant du recrutement des militaires du rang (quartiers-maîtres et matelots) et dans une moindre mesure sur celui des sous-officiers (officiers mariniers).
La Marine fait en particulier face à deux difficultés :
– l’évolution sociologique des candidats (volatilité, peur de l’engagement, manque de résilience, baisse du niveau scolaire et sportif) et le défi de la réorientation (90 % d’une classe d’âge bachelière et entamant des études supérieures, davantage attirés par les cursus officiers ou école de maistrance que vers les parcours militaires du rang, ou postulant pour des filières emblématiques et sursaturées) ;
– des tensions récurrentes sur certaines spécialités appartenant aux domaines du numérique, de l’aéronautique, du nucléaire, de la restauration et de la maintenance. Ces tensions sont appelées à durer en raison d’un marché de l’emploi fortement concurrentiel (taux d’emploi des jeunes de 15-24 ans historiquement fort et hausse des besoins d’employeurs disposant de moyens financiers parfois hors de portée pour la Marine).
Face à ce défi permanent du recrutement et à la forte concurrence du secteur privé, la Marine a mis en œuvre plusieurs mesures à destination de la jeunesse :
– la poursuite de l'amélioration de l’expérience candidat avec, en 2024, la numérisation et la simplification du dossier administratif ;
– le renforcement des partenariats avec les établissements scolaires (plus de 113) et les acteurs de l’emploi et de l’insertion des jeunes : renouvellement de la convention avec France Travail, approfondissement du partenariat avec Nomad Education, leader du soutien scolaire…
– le développement, avec le soutien de l’Éducation nationale, de filières « intégrées » (BUT de l’EAMEA MSP NUC, BTS CIEL, École des apprentis…).
Enfin, des études sont menées sur la valorisation des carrières dans les spécialités en tension et sur l'extension de la limite d'âge au recrutement pour anticiper le vieillissement de la population active et étendre les viviers.
2. Le défi de la fidélisation
a. Une durée de service qui, en 2024, reste dans la moyenne haute, malgré de fortes disparités selon les filières et les spécialités
Votre rapporteur a, comme chaque année, demandé à la Marine d’actualiser les données relatives aux années de service des marins, lesquelles sont retracées dans le tableau suivant :
Source : état-major de la Marine
Ces indicateurs montrent une relative stabilité de la durée des services chez les marins de carrière, comme chez les officiers sous contrat. On note toutefois, pour 2023, une hausse du temps de service chez les officiers mariniers sous contrat, dans laquelle la Marine voit un effet positif des nombreuses mesures de fidélisation qu’elle a mis en œuvre. Celles-ci s’organisent selon trois piliers :
– les mesures financières, avec la mise en œuvre du dernier volet de la NPRM, la revalorisation des grilles indiciaires et l’utilisation des primes et leviers de fidélisation, dont la prime de lien au service (PLS) ;
– les mesures de carrière avec notamment l’individualisation de la gestion de celle-ci, la modernisation de la formation initiale et continue (avec la digitalisation), le renforcement de la force morale et du sentiment d'appartenance de chaque marin à l'institution…
– la conciliation vie privée et vie professionnelle, via la mise en œuvre du Plan Famille 2 et des mesures « Fidélisation 360° » qui poursuivent, sur la période de la LPM 2024-2030, poursuivent certaines actions du Plan Famille 1 : développement de la garde d’enfants (construction de crèches et de maisons d’assistantes maternelles), intensification de la prise en compte des sujétions opérationnelles pour l’octroi d’aides…
Ces mesures vont le bon sens et votre rapporteur espère qu’elles permettront de réduire le risque que fait peser le manque de personnel dans certaines spécialités clés, notamment dans l’aéronavale, où le déficit RH s’élève à 12 % des effectifs (4 500 « marins du ciel »). Les spécialités concernées : contrôleur aérien, spécialiste de l’armement des missiles, spécialiste hélicoptères d'aéronautique navale (Hélaé) ou encore opérateur-préparateur de mission, sont critiques. Sans elles, c’est toute la mission qui est susceptible d’être remise en cause. Face à ces manques, l’éventail des solutions est réduit et n’est pas sans inconvénient : s’il est possible de faire appel aux réservistes, leur nombre n’est pas suffisant. On peut également solliciter plus fortement les personnels, mais avec le risque alors que ceux-ci se fatiguent, se lassent des contraintes et finalement quittent la Marine. Ne reste donc parfois, comme solution, qu’annuler ou reporter la mission.
b. La mise en œuvre de la NPRM comme les mesures de la LPM contribuent à maintenir l’attractivité de la carrière de marin
La nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM), dont le dernier volet est désormais en vigueur, est particulièrement appréciée des marins, même si certaines inquiétudes ont surgi. Elle est en effet susceptible d’avoir un impact sur leur taux d’imposition. L’impact de la fiscalisation de l’indemnité de garnison est quant à lui encore difficile à évaluer (chaque foyer fiscal ayant des paramètres propres) mais va mécaniquement conduire à une hausse du niveau moyen d’imposition des marins et par conséquent à l’éviction de certaines prestations sociales soumises au quotient familial. La clause de revoyure prévue en 2026 est essentielle pour tirer les enseignements trois ans après le déploiement. Elle devra prendre en compte la compensation de l’érosion des forfaits conséquente à l’inflation.
S’agissant de la grille indiciaire des militaires, l'article 7 de la LPM 2024-2030 dispose que « les grilles indiciaires des militaires du rang seront révisées avant la fin de l'année 2023. Les grilles indiciaires des sous-officiers et des militaires assimilés seront révisées avant la fin de l'année 2024. Les grilles indiciaires des officiers seront révisées avant la fin de l'année 2025. »
Ces révisions visent, par une mise en cohérence d’ensemble (militaires du rang, sous-officiers et officiers), à renforcer l’attractivité, la fidélisation et l’expertise. En accompagnement des mesures générales interministérielles (attribution de 1 à 9 points d’indice majoré supplémentaires à certains échelons des premiers grades des militaires du rang (MDR) et des sous-officiers, entrée en application le 1er juillet 2023), une progressivité renforcée de la grille indiciaire des MDR a été mise en place ainsi qu'une réévaluation de la grille indiciaire des sous-officiers afin de préserver l’escalier social :
– le « détassement » de la grille indiciaire des militaires du rang (MDR) a été mis en place le 1er novembre 2023 (suppression de l’échelle de solde n° 2 des MDR et maintien des échelles de solde n° 3 et 4 permettant de rétribuer la motivation à poursuivre l’acquisition de nouvelles qualifications) ;
– une revalorisation de la grille des sous-officiers supérieurs est prévue à compter du 1er décembre 2024.
La prochaine étape est une différenciation des parcours indiciaires des officiers en fonction des potentiels et performances constatés. Le ministère des Armées projette de mettre en œuvre une grille indiciaire des officiers rénovée à compter du 1er novembre 2025 pour conserver sur l’ensemble de la carrière de l’officier une dynamique indiciaire à des fins de fidélisation et de reconnaissance des potentiels. Ce projet de grille créerait trois échelles de solde distinctes :
– 1re échelle : officiers subalternes et officiers supérieurs non brevetés du grade de sous-lieutenant au grade de lieutenant-colonel ;
– 2e échelle : officiers brevetés de l’Enseignement militaire supérieur de deuxième degré (École de guerre ou équivalent), du grade de commandant à colonel ;
– 3e échelle : les colonels ou équivalents diplômés de l’EMS3 et généraux. Cette troisième échelle de solde permet de valoriser les officiers ayant un potentiel de cadres dirigeants.
3. Le renforcement des liens avec la société civile
a. La réserve opérationnelle
Votre rapporteur n’a malheureusement pas obtenu les réponses qu’il souhaitait à ses questions sur la réserve opérationnelle de la Marine. Il n’est donc pas en mesure d’évaluer la montée en puissance de celle-ci, que la LPM souhaite doubler d’ici à 2030.
Tout au plus peut-il se féliciter, grâce aux informations parues dans la presse, de la concrétisation des flottilles de réserve côtière prévues dans le cadre de la LPM 2024-2030, dont les missions relèvent autant des missions militaires de protection du littoral : patrouille, renseignement, observation…, que de l’action de l’État en mer, en collaboration avec la gendarmerie, les douanes… Les premières escouades de la flottille de Brest seront bientôt opérationnelles. En 2025, elle comptera trois escouades de plus. La flottille de la Méditerranée sera créée la même année avec deux escouades ; toujours en 2025, les escouades des Antilles et de Nouvelle-Calédonie verront le jour. Pour la Manche et la mer du Nord, l’état-major et deux escouades sont annoncés en 2026.
b. Le cas particulier de la marine marchande
Les liens entre la marine marchande et la Marine nationale sont anciens, ces deux marines partageant par nature de nombreux savoir-faire en matière de navigation, manœuvre, mise en œuvre de plateformes propulsées, sécurité, etc.
Certains officiers de marine marchande ayant, auparavant, servi dans la Marine nationale gardent un lien dans la durée avec celle-ci, parfois avec un bâtiment ou un type de bâtiment avec lequel ils entretiennent ainsi une qualification immédiatement employable pour une mission ponctuelle sous statut d’officier de réserve.
La Marine nationale propose par ailleurs une préparation militaire supérieure dédiée (PMS MARMAR), à l’issue de laquelle les stagiaires souscrivent un contrat d’engagement à servir dans la réserve opérationnelle (ESR) d’un an. À l’issue de cette formation, des postes sous ESR sont ouverts principalement au profit de la force d’action navale (FAN) et du ministère de la Transition Écologique et de la Cohésion des Territoires (MTECT, pour la direction des affaires maritimes).
Comme votre rapporteur le préconisait dans le cadre de la mission gouvernementale que la première ministre lui avait confiée en 2023 sur « la réévaluation de dispositif de la flotte stratégique », plusieurs autres mesures ont été mises en œuvre afin de rapprocher la Marine de la marine marchande.
Dans le cadre des objectifs fixés par la LPM 2024-2030, les travaux de restructuration de la réserve opérationnelle en cours au sein de la Marine nationale ont permis d’identifier le renforcement du lien avec la Marine marchande comme un axe d’effort, cette dernière constituant un vivier naturel de renfort en cas de crise majeure ou de conflit. Depuis quelques mois, des actions sont menées afin de susciter davantage de volontaires parmi les officiers de Marine marchande et de créer des postes de réserve opérationnelle cohérents avec leurs compétences et leurs disponibilités. C’est ainsi qu’en 2024, on compte 19 stagiaires PMS sous ESR.
La coopération entre Marine nationale et marine marchande passe également par le développement des liens entre l’École navale et l’école nationale supérieure maritime (ENSM). Ceux-ci passent par la participation croisée de leurs deux directeurs aux conseils d’administration respectifs de ces écoles, dont la traduction concrète est le développement de synergies en matière scientifique (mise en place de projets de recherche d’intérêt conjoint, comme sur le roulis), pédagogique (études pour croiser les compétences les plus importantes pour développer le sens marin) ou sportif (organisation d’événements communs dans les sports emblématiques comme la voile, par exemple). Les deux établissements construisent également des parcours croisés, permettant d’offrir plus de perméabilité entre les deux Marines. Ainsi, l’ENSM propose à ses élèves intéressés un volontariat officier aspirant chef de quart au sein de la Marine nationale, éventuellement sous la forme d’une année de césure. Par ailleurs, les deux écoles travaillent à la mise en place d’équivalences pour les niveaux « commandant et commandant en second », ainsi que les modalités d’accès au concours d’officier de port adjoint. Enfin, l’ENSM est partie prenante du projet de construction d’une flotte stratégique, et cette thématique structurera vraisemblablement les échanges avec l’École navale pour sa réalisation.
La Marine nationale anime un réseau d’environ 500 réservistes citoyens. Ces personnalités issues de tous les secteurs de la société civile constituent un levier d’influence privilégié pour diffuser les messages que la Marine nationale souhaite véhiculer. En outre, nombreux sont ceux qui apportent bénévolement leur expertise particulière et leurs compétences à l’institution, notamment via les travaux de réflexion des groupes « Alidade » ou la plateforme de mentorat « La Passerelle ».
Le recrutement des réservistes citoyens se fait de manière centralisée par le Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM) afin de garder une vision globale du vivier et d'en faciliter la gestion. Il se veut adapté aux besoins spécifiques de chaque autorité militaire de rattachement. Celles-ci sont donc consultées lors de la phase de présélection des candidatures pour s’assurer de leur pertinence. L’animation et l’emploi des réservistes citoyens sont ensuite pilotés par le CESM, en complément de l’animation de proximité assurée par les autorités militaires de rattachement précitées. Ce double lien a pour but de dynamiser et d’informer ce réseau, alimenté de cette manière par diverses communications, des événements ou des visites
II. Un effort en faveur de notre dÉfense qu’il faudrait amplifier face À l’Évolution des menaces prÉsentes et À venir
A. les menaces sont telles qu’elles interdisent tout relâchement dans l’effort de rÉarmement de notre pays
1. Les erreurs du passé se paient encore aujourd’hui
Alors que notre pays fait face à une situation budgétaire très compliquée, des voix se sont élevées pour que tous les ministères contribuent au redressement des finances publiques, même s’il fallait revenir pour ce faire sur les engagements pris dans le cadre des lois de programmation pluriannuelles. Les armées, par les masses financières importantes qu’elles représentent autant que par la discipline qui les caractérise, étaient les victimes toutes désignées de cette pratique dont notre pays a malheureusement abusé par le passé.
En effet, à partir de 1989, la chute du mur de Berlin, la dislocation de l’Union soviétique et le triomphe de la démocratie libérale ont laissé penser que la paix perpétuelle était à portée de main. Certes, l’OTAN avait survécu mais l’Occident n’avait, à cette époque, plus d’ennemis désignés. Si des guerres pouvaient encore éclater, elles restaient d’une ampleur somme toute limitée et, si nous devions intervenir, l’écrasante supériorité de nos armées nous garantissait la victoire facile.
Dans ces conditions, entretenir les armées de masse qui étaient celles de la Guerre froide n’était plus à l’ordre du jour et notre pays, comme l’ensemble du bloc occidental, pressé de toucher les dividendes de la paix, a entrepris de réduire considérablement la taille de ses armées et les dépenses qui leur étaient affectées. Alors que le budget de la Défense culminait à 6 % du PIB dans les années soixante, il a progressivement diminué jusqu’à tomber à 1,85 % en 2013. Le format de la Marine, comme celui des deux autres armées, a par conséquent dû faire l’objet d’une sévère adaptation : de deux porte-avions (le Foch et le Clémenceau), il ne lui en reste aujourd’hui plus qu’un (le Charles-de-Gaulle). De huit sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) initialement prévus, le nombre a été réduit à six dès les années quatre-vingt-dix. Quant aux nombres de frégates de premier rang, la cible a progressivement été diminuée avant d’être fixée à quinze par le Livre blanc de 2013.
La baisse des crédits pendant trois décennies a aussi eu pour conséquence que le renouvellement de la flotte n’a pu se faire, pour l’ensemble des bateaux, dans les délais exigés par leur obsolescence. C’est le cas notamment des patrouilleurs hauturiers Aviso, des chasseurs de mines tripartites, des patrouilleurs de service public ou des frégates Lafayette, dont toutes n’ont pas été rénovées. Les programmes de renouvellement ont été finalement lancés mais les nouveaux bateaux n’arriveront pas tous avant le retrait des anciens du service actif, créant une réduction temporaire de capacité au détriment de l’efficacité de la Marine. À titre d’exemple, faute de patrouilleur hauturier et de FDI, c’est une frégate Lafayette qui a été déployée cet été au large de l’île Longue pour sécuriser la sortie du SNLE. En outre, la prolongation au-delà de leurs limites de bâtiments anciens entraîne un surcoût important en matière de MCO. La situation est particulièrement critique s’agissant des patrouilleurs hauturiers, qui n’arriveront qu’en 2027-2028, et des chasseurs de mines tripartites, qui ne seront pas remplacés avant la fin de la décennie, alors même que les mines sont aujourd’hui une réalité en mer Noire et peut être, demain, en mer Rouge.
Les choix qui ont été faits à l’époque reposaient sur le pari que la paix serait perpétuelle et la guerre mise hors la loi par le droit et rendue impossible par l’universalisation de la démocratie et des droits de l’Homme. On le sait aujourd’hui, ce pari est perdu et la guerre de retour à nos portes sans que nos moyens ne soient adaptés à ce nouveau contexte.
2. Des menaces toujours plus nombreuses et plus intenses
L’actualité le confirme chaque jour. Le monde est plus dangereux que jamais et la guerre une réalité sur tous les continents, y compris le continent européen. La menace est également présente sur l’ensemble des mers et océans de la planète. Longtemps un sanctuaire à partir duquel les Occidentaux envoyaient leurs troupes, leurs missiles et leurs avions dans des guerres asymétriques, les mers sont redevenues des espaces de compétition, de contestation et de confrontation.
La conséquence de ce changement radical de l’environnement marin est la suractivité de la Marine ces dernières années. Malgré ses moyens contraints, la Marine assure ses missions sur l’ensemble des mers, partout où les intérêts de la France et de ses alliés l’exigent :
– pour évacuer les ressortissants français, au Yémen, en Haïti et peut-être, demain, au Liban ;
– pour lutter contre les trafics illicites, en particulier le trafic de drogue, dans les Caraïbes ou dans l’océan Indien ;
– pour protéger nos zones économiques exclusives, notamment contre la pêche illégale, au large de la Guyane ou dans l’océan Pacifique ;
– pour soutenir la liberté de navigation partout où elle est menacée, de la mer Rouge au détroit de Taïwan, en passant par le détroit d’Ormuz ;
– pour permettre la mise en œuvre de la dissuasion, via le déploiement des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, lequel exigent le concours de l’ensemble des moyens de la Marine (SNA, navires de surface, ATL2…) ;
– pour participer avec nos alliés aux différents exercices, notamment dans le cadre de l’OTAN, qui permettent d’accroître les compétences des marins tout en renforçant l’interopérabilité entre les différentes marines.
Les menaces contre nos intérêts sont ainsi nombreuses et le sont de plus en plus. Elles sont aussi plus intenses. La haute intensité est souvent présentée comme une perspective à laquelle il faut se préparer. Or, pour les marins qui, en mer Rouge, ont abattu les missiles et les drones qui cherchaient à couler leur navire, la haute intensité est déjà une réalité.
Dans ces conditions ; l’effort de réarmement entamé en 2018 avec l’adoption de la LPM 2019-2023 ne peut pas être relâché. Il doit être poursuivi avec constance et détermination afin que nos armées soient en mesure de faire face aux menaces et défendre nos intérêts et nos ressortissants. De ce point de vue, toute diminution de l’effort serait une faute dont le prix sera payé par nos enfants et nos petits-enfants. Le temps de la Marine, comme celui de l’armée de l’Air et de l’armée de Terre, est un temps long. Les décisions prises aujourd’hui commandent la sécurité de la Nation pour les prochaines décennies. Ne renouvelons pas les erreurs du début des années quatre-vingt-dix, dont nous subissons les conséquences aujourd’hui.
B. les menaces obligent la marine À s’adapter afin d’y faire face
Non seulement l’effort de réarmement doit se poursuivre, conformément à la LPM, mais il devra probablement être amplifié. En effet, ce que nous montre la suractivité de la Marine comme l’ampleur des menaces auxquelles notre pays fait face, c’est que son format est aujourd’hui inadapté.
Ainsi qu’il a été dit supra, le format à quinze frégates de premier rang remonte au Livre blanc de 2013. À cette époque, l’environnement stratégique était très différent de ce qu’il est actuellement. La Russie n’avait pas encore annexé la Crimée ni déstabilisé l’Ukraine. La Chine venait de lancer ses « Nouvelles routes de la soie » et commençait à peine son réarmement naval. Notre pays était solidement implanté en Afrique, fort du succès de l’opération Serval. Les quelques crises qui ont marqué cette époque (Libye, piraterie dans le golfe d’Aden ou terrorisme islamiste) étaient des crises somme toute classiques, c’est-à -dire asymétriques.
Or, tel n’est plus le cas. Comme l’a souligné l’ancien chef d’état-major de la Marine, l’amiral Pierre Vandier, d’un monde de crises, nous sommes passés à un monde de chocs. La différence entre les deux est majeure. Une crise a généralement une fin et cette fin signifie le retour à l’état antérieur. Au contraire, un choc modifie définitivement l’état antérieur auquel on ne reviendra jamais. De plus, ces chocs sont simultanés : une guerre de haute intensité est en cours en mer Rouge, le Proche-Orient est proche d’un embrasement général, la Chine multiplie les manœuvres autour de Taïwan tandis qu’en Afrique, l’heure approche de l’explosion de la bombe démographique.
Dans ces conditions, le format de la Marine tel qu’il est issu du Livre blanc de 2013, confirmé par les revues stratégiques successives, apparaît désormais inadapté. C’est un fait. À quinze frégates de premier rang, notre Marine est aujourd’hui la plus petite Marine qu’ait jamais connue notre pays. Rehausser ce nombre à dix-huit apparaît un minimum si l’on veut garantir à la Marine, sur le long terme, les moyens de remplir ses missions et, à notre pays, ceux de tenir son rang. Envisager un deuxième porte-avions, qui donnerait à notre pays la capacité d’un déploiement simultané, sur deux théâtres ou la permanence à la mer d’un GAN est une nécessité, appuyée sur l’opportunité que constituera le tuilage entre le Charles-de-Gaulle et le PA-ng en 2038, avec la présence de deux équipages parfaitement formés pour un passage de la situation de PA1 à PA2 et inversement. De même s’agissant des patrouilleurs hauturiers : sept sont prévus d’ici à 2030 mais il faut que les trois autres, renvoyés à la prochaine LPM, soient rapidement mis en production afin de bénéficier de l’effet de série. Il doit en être de même pour le programme des BGDM décalé en 2025. Il faut en finir avec les décalages de programmes ou des réductions de séries dont l’expérience montre qu’ils aboutissent en réalité à payer aussi cher, voire plus cher, des moyens moins nombreux (voir le programme FREMM), tout en augmentant le coût de MCO des vieux matériels qu’il faut prolonger.
Sur l’ensemble de ces points, des décisions devront être prises rapidement. On ne pourra probablement pas faire l’économie d’une nouvelle revue stratégique, voire d’un nouveau Livre blanc, qui prenne véritablement acte de la dégradation de notre environnement stratégique et réponde à la question de savoir quelle armée nous voulons pour notre pays.
2. Des armements et des stratégies à adapter
L’évolution rapide de la menace implique donc une évolution elle aussi rapide du format de notre Marine mais également de ses armements, de sa stratégie et de la préparation opérationnelle des marins.
En matière d’armement, les menaces imposent à notre Marine de faire le grand écart. Elle est en effet exposée :
– d’une part, à des menaces étatiques, avec des compétiteurs disposant des technologies les plus avancées en matière de missiles, de drones ou d’aéronefs ;
– et, d’autre part, à des organisations terroristes ou paraétatiques, comme les Houthis, disposant de matériels très simples comme des drones aériens et navals à bas prix mais en énormes quantités, susceptibles de saturer les systèmes de défense de nos navires.
Par ailleurs, les choses tendent à se compliquer lorsque des compétiteurs étatiques comme la Russie ou l’Iran mettent aussi en œuvre des essaims de drones et que des organisations paraétatiques comme les Houthis utilisent elles aussi des missiles balistiques.
Dans tous les cas, les dernières années, en particulier l’engagement de la Marine en mer Rouge (voir infra), ont montré que nos bâtiments, s’ils veulent survivre à la guerre de haute intensité, doivent disposer à la fois de moyens de défense antiaérienne sophistiqués et très coûteux, comme les missiles Aster, mais également de moyens plus simples et bien moins coûteux, tels que des canons. Il leur faut aussi bénéficier de défenses multi-menaces, multicouches, à 360° et soutenables, c’est-à -dire dont le « coût par tir » est aussi faible que sont nombreux les objets à détruire. De ce point de vue, la destruction d’un drone Houthis par un Aster tiré de la frégate Languedoc en janvier dernier, pour nécessaire qu’il a pu être dans cette circonstance, n’est absolument pas soutenable dans un engagement prolongé.
Défensives, ces armes simples et bon marché doivent également être offensives. Le chef d’état-major de la Marine, l’amiral Nicolas Vaujour, a ainsi déclaré lors d’une audition au Sénat que la « vraie question » était « aussi de disposer d’armes d’usure capables d’épuiser un adversaire […] de façon à déployer [ces] armes de décision au moment opportun pour remporter la victoire ». En clair, il s’agit de fatiguer l’ennemi avant de lui porter l’estocade. « Usure et décision : l’un ne va pas sans l’autre. Il y a probablement un nouvel équilibre à trouver de ce point de vue ».
User l’ennemi comme se défendre contre ses attaques massives nécessitera donc de disposer d’un nombre conséquent de drones et de munitions. L’emploi des drones aériens, de surface et sous-marins dans la Marine est par conséquent un enjeu crucial des années à venir, avec de nouvelles capacités endurantes, économes et capables d’opérer dans des environnements hostiles. Quant aux munitions, un effort particulier doit être fait sur les missiles ainsi que sur les munitions de 40 et 76 mm et ce, sans attendre d’en manquer. Un Aster commandé aujourd’hui ne sera pas livré avant plusieurs années…
Le changement de stratégie doit également s’appliquer au MCO. Le temps qu’un équipement passe en MCO est un temps où il n’est pas engagé sur le terrain, pour de l’entraînement ou des opérations. C’est pourquoi votre rapporteur croit à l’avenir du MCO embarqué dont le développement produit d’excellents résultats qu’il conviendrait donc de renforcer. Les équipages pourraient ainsi être tous formés en maintenance de 1er ou de 2e niveau avec mise à disposition, par exemple, d’une imprimante 3D, formation et mise à disposition qui auraient de nombreuses conséquences positives : responsabilisation accrue des marins, autonomie plus importance de l’unité, allègement des circuits logistiques et du soutien à terre… À plus long terme, c’est la maintenance prédictive qui donnerait à notre Marine un avantage comparatif dans un contexte de guerre de haute intensité qui use fortement et rapidement les matériels mais le chemin est encore long avant que la technologie permette une connaissance complète et immédiate des besoins des bâtiments.
Enfin, ainsi qu’il a été dit supra, la haute intensité, c’est maintenant et la préparation opérationnelle des marins doit être adaptée en conséquence. L’état-major de la Marine et l’état-major des Armées sont parfaitement conscients de cette nécessité, comme le montrent les récents exercices Polaris et Orion. La complexification et l’intensification des entraînements permettront de rehausser le niveau opérationnel des armées. Toutefois, cette nécessité se heurte, elle aussi, à la question des moyens. En effet, parce que la Marine est en suractivité, le temps et les moyens manquent pour l’entraînement. De même que font en partie défaut les simulateurs, les munitions et les plastrons.
La haute intensité ne doit pas être un slogan mais se traduire dans les faits, à tous les niveaux : armement, stratégie, munitions et entraînement, ce qui est, une fois de plus, incompatible avec les moyens dont disposent aujourd’hui la Marine et l’ampleur des missions qu’elle doit assurer avec ces derniers.
C. l’adaptation ne pourra se faire sans une BITD française solide, rÉactive et innovante, soutenue par l’État
La France dispose d’un atout considérable, unique en Europe, d’une BITD de haut niveau couvrant l’ensemble du spectre des armements. Composée de grands groupes tels que Dassault, Naval Group ou Nexter, mais également de nombreuses PME et d’ETI réparties sur l’ensemble du territoire, elle constitue pour notre pays un élément majeur de son autonomie stratégique.
Cette BITD s’est construite dans la durée, durée qui peut parfois se compter en siècles tant les ancêtres de certaines des grandes entreprises actuelles trouvent leur origine dans les arsenaux de l’Ancien régime. Avec le temps et tant d’épreuves partagées, c’est une relation de confiance qui s’est établie entre l’État et les entreprises de la BITD, laquelle s’est poursuivie après leur privatisation. Sans cette confiance, il n’est pas possible à ces entreprises de donner le meilleur d’elles-mêmes ni à l’État d’exiger de celles-ci le meilleur. La relation entre l’État et les entreprises de la BITD implique, comme toute relation, que chacun réponde aux besoins de l’autre.
L’État a besoin d’une BITD qui soit solide, réactive et innovante, capable de fournir, au meilleur coût et dans les meilleurs délais, les armements dont les armées ont besoin pour assurer leurs missions. À cette fin, l’État doit leur donner la visibilité sans laquelle ces entreprises ne peuvent engager les investissements considérables qu’exige la guerre de haute intensité. Au-delà des discours, c’est avant tout par des commandes que le passage en économie de guerre se fera. Sans commandes de la part de leur principal client qu’est l’État, toute innovation de défense et toute augmentation du rythme et du niveau de production sont illusoires.
Une fois les commandes passées, l’État doit continuer à se montrer un partenaire fiable. Trop souvent dans le passé, des commandes, voire des programmes entiers, ont été remis en cause, annulés ou reportés, au détriment de l’entreprise, de l’État ou de notre sécurité. C’est à cette pratique, dictée uniquement par le court-termisme budgétaire, que nous devons une partie des difficultés capacitaires de nos armées actuellement. Depuis 1989, elle n’est toutefois intervenue qu’en temps de paix, à une époque où l’on croyait celle-ci perpétuelle, ce qui pourrait être vu comme une circonstance atténuante. Avec la dégradation rapide de notre environnement stratégique et le retour des empires et de la guerre de haute intensité en Europe, un gouvernement n’aurait aucune excuse à renouer avec cette pratique, dont les conséquences seraient encore plus catastrophiques aujourd’hui qu’elles le furent hier.
Par conséquent, il est absolument fondamental que l’État consacre aux programmes d’armement les ressources nécessaires, à la fois en AE et en CP. L’attention de votre rapporteur a ainsi été attirée sur l’écart qui se creuse entre les deux, qui oblige les entreprises à faire l’avance des fonds avant d’être, avec retard, remboursées par l’État tant que les montants restent limités et que les parties concernées sont les grands groupes, l’impact financier reste gérable mais ce n’est pas le cas pour les PME et les ETI, bien plus fragiles. Plusieurs cas ont été évoqués lors des auditions montrant l’impact de l’inflation sur l’équilibre économique d’un programme ainsi que la réticence, de la part du ministère des Armées, à appliquer la théorie de l’imprévision pour compenser les surcoûts. Votre rapporteur espère que cette réticence n’ira pas jusqu’à mettre en danger l’existence et des entreprises, et des programmes concernés.
Fort heureusement, depuis 2018 l’exécution de la LPM antérieure et celle votée l’année dernière permet de corriger, de réparer les erreurs du passé.
Enfin, l’État doit répondre au besoin de simplification de la commande publique, notamment des PME et des ETI, en adaptant ses procédures et ses exigences réglementaires. La DGA a démontré sa volonté d’agir dans ce domaine mais celle-ci doit être mieux partagée à tous les échelons de décision.
Inversement, les entreprises doivent elles aussi répondre aux besoins de l’État, en particulier sur le changement de paradigme que constitue la guerre de haute intensité. Longtemps, nos entreprises se sont distinguées et se distinguent encore par leur excellence technologique et la recherche constante de celle-ci, afin de procurer à nos armées une supériorité opérationnelle sur nos compétiteurs. Cette ambition doit rester intacte.
Mais elle doit désormais s’accompagner d’une autre ambition, dictée par les évènements en Ukraine ou en mer Rouge : être capable de produire rapidement et à bas coût les consommables dont nos armées ont besoin pour faire face à la masse ennemie. En d’autres termes, comme la Russie, les Houthis et leurs alliés, la BITD française doit être en mesure de fournir les armes capables de saturer les défenses de l’ennemi mais également d’opposer à leurs essaims de drones autre chose – plus simple, moins cher et plus rapide à produire – que des missiles Aster à plus d’un million d’euros. Le changement de paradigme est total pour les ingénieurs de l’armement puisqu’il leur faut désormais faire l’inverse de ce qu’ils ont fait ces dernières décennies.
Cette transformation sera certes compliquée à mettre œuvre sur le plan de la culture ou de l’organisation mais elle est absolument nécessaire, sauf à mettre en péril la capacité de nos armées à défendre nos intérêts. Comme l’avait souligné le chef d’état-major des armées lors d’un récent colloque à l’Institut Montaigne : « si on veut gagner la guerre il va falloir développer des armes d’usure peu chères, en parallèle des armes de haute technologie qui permettent d’emporter la décision »
— 1 —
DeuxiÈme partie : Les dÉtroits dans l’ocÉan indien, passages stratÉgiques et vulnÉrables
Le trafic maritime est aussi vieux que le commerce, qui est aussi ancien que la civilisation elle-même. Toujours à la recherche de nouvelles marchandises à importer, de nouveaux marchés ou de terres à conquérir, les marins ont exploré toutes les mers et océans du monde, emportant avec eux savoirs et cultures. Les routes maritimes sont aussi celles des idées.
Comme l’eau, les marins trouvent toujours leur chemin et celui qu’ils cherchent est le plus court. Parce que la navigation maritime était – et est toujours, même si c’est dans une moindre mesure – dangereuse, réduire le temps passé en mer diminue les risques de celle-ci mais également son coût, lequel est directement lié au temps de transport. C’est ainsi que l’immense espace maritime – qui couvre plus de 70 % de la surface de notre planète – est pour ainsi dire vide de toute présence humaine, la quasi-totalité de la navigation commerciale se concentrant sur les quelques dizaines de routes maritimes qui, le plus rapidement possible, relient entre eux les grands ensembles économiques.
Or, si ces derniers imposent aux navires leur point de départ et leur point d’arrivée, c’est la géographie qui contraint leur chemin en haute mer et celle-ci les conduit, dans tous les océans, à emprunter les détroits et autres canaux, comme le montre la carte ci-après :
Les détroits et canaux, qui peuvent être naturels ou artificiels, sont des bras de mer étroits, cernés par des terres, qui font communiquer deux espaces maritimes. Ils constituent des traits d’union entre ces derniers et mais aussi entre les terres qui les bordent. Malacca, Bab-El-Mandeb, Ormuz, ou encore le Bosphore et les Dardanelles, Gibraltar, Suez ou Panama, des noms mythiques qui sont autant de passages obligés (ou privilégiés) pour les navires. Environ 150 à 180 détroits et passages maritimes mériteraient que nous y consacrions notre attention, une trentaine cependant apparaissent comme majeurs, douze d’entre eux sont considérés comme des points de passage de rang mondial, rappellent Catherine Biaggi et Laurent Carroué dans le dossier océans et mondialisation (géoconfluences 2024). Ainsi, les pétroliers et les méthaniers ayant chargé dans les pays du golfe persique sont obligés d’emprunter le détroit d’Ormuz pour livrer leurs clients asiatiques, européens ou américains. Quant au canal de Suez, il permet à un porte-conteneurs venant d’Asie et se dirigeant vers l’Europe de gagner 9,4 jours de navigation à une vitesse moyenne de 15 nœuds par rapport au contournement de l’Afrique par le cap de Bonne Espérance.
Passages obligés, les détroits sont, de ce fait, des facteurs de vulnérabilité stratégique. Avec la mondialisation des économies et l’internationalisation toujours croissante des chaînes de production et d’approvisionnement, 90 % des marchandises produites et consommées dans le monde transitent aujourd’hui sur les mers, en particulier les hydrocarbures. 20 % des besoins de l’Europe en pétrole et 80 % de ceux du Japon et de la Chine sont acheminés via l’océan. Plus précisément, on estimait en 2019 à près de 25 000 milliards de dollars la valeur des marchandises transitant par les grands passages maritimes stratégiques figurant dans la carte ci-dessus. En d’autres termes, sans la liberté de circulation à travers les détroits, nos économies ne seraient pas en mesure de fonctionner correctement.
Dès lors, selon sa localisation, un détroit peut – ou non – revêtir un enjeu stratégique et, par conséquent, être un lieu cristallisant les concurrences entre puissances cherchant à s’en assurer le contrôle, tout en attirant nombre d’acteurs non étatiques convoitant les richesses qui y circulent. De ce point de vue, les différents détroits de l’océan Indien (détroits d’Ormuz, de Malacca et de Bab-El-Mandeb, canal du Mozambique…) et ses prolongements (canal de Suez), parce qu’ils verrouillent le commerce entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie, présentent un caractère vital pour notre pays et l’Union européenne.
Or, ces détroits sont aujourd’hui et, pour certains, depuis longtemps, exposés à d’importantes menaces dont l’origine est autant étatique que non étatique : actions hostiles de l’Iran dans le détroit d’Ormuz, attaques des Houthis yéménites contre les navires commerciaux en mer Rouge, terrorisme et piraterie dans la Corne de l’Afrique et le détroit de Malacca. D’autres menaces non moins redoutables pèsent sur la liberté de circulation maritime, qu’un simple accident dans le canal de Suez peut totalement paralyser.
Face à de telles menaces et à leurs conséquences, il n’est guère étonnant que toutes les grandes puissances soient aujourd’hui présentes militairement dans les détroits de l’océan Indien, dans des opérations visant notamment à garantir la liberté de circulation maritime mais aussi sur terre, en particulier à Djibouti ou aux Émirats arabes unis, deux États situés non loin du détroit de Bab-El-Mandeb et Ormuz où notre pays a installé des bases permanentes.
Il est donc plus que justifié que votre rapporteur poursuive, à l’occasion du présent avis, le travail entamé lors des précédents. Dans son avis sur le PLF 2024, il avait analysé les enjeux du canal du Mozambique, attirant l’attention sur le caractère stratégique de celui-ci, qui le serait encore plus si la voie de la mer Rouge devait être compromise (Dans celui de 2023 il y avait traité de l’Indopacifique de manière plus large). Aujourd’hui, c’est le cas avec la multiplication des attaques des Houthis sur les navires commerciaux franchissant le détroit de Bab-El-Mandeb. Analyser les conséquences de ces attaques, évaluer l’action et les moyens de notre pays dans la région et anticiper les prochaines crises, tel est l’objet du présent avis.
I. Les dÉtroits dans l’ocÉan indien : points stratÉgiques mais vulnÉrables du commerce international
A. Les dÉtroits et le droit qui leur est applicable
1. Les trois principaux détroits de l’océan Indien
Immense océan de 25 millions de kilomètres carrés, l’océan Indien comporte de nombreux détroits qui, comme votre rapporteur l’analysera infra, ont pris une importance stratégique avec le développement du commerce international. Trois d’entre eux présentent un intérêt particulier.
Le détroit de Bab-El-Mandeb, qui va du ras Siyyan au ras Menheli sur la péninsule arabique, en passant par l’île Perim, est la porte méridionale de la mer Rouge, marquant la continuité physique entre mer Rouge et mer d’Arabie et un point de passage entre la péninsule arabique et la corne de l’Afrique.