Compte rendu

Commission
des affaires étrangères

– Audition, ouverte à la presse, de M. François Heisbourg, Président de l’Institut international d’études stratégiques, sur « les nouveaux enjeux géopolitiques et stratégiques : quel monde en 2030 ? Quelles priorités pour la France ? »

– Informations relatives à la commission.

 


Mercredi
20 septembre 2017

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 7

session extraordinaire de 2016-2017

Présidence
de Mme Marielle de Sarnez,
Présidente


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Audition, ouverte à la presse, de M. François Heisbourg, Président de l’Institut international d’études stratégiques, sur « les nouveaux enjeux géopolitiques et stratégiques : quel monde en 2030 ? Quelles priorités pour la France ? »

La séance est ouverte à neuf heures.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Chers collègues, je suis très heureuse d’accueillir François Heisbourg, un grand esprit qui regarde le monde avec lucidité et exigence intellectuelle. Nous lui avons demandé de faire un exercice de prospective, de nous dessiner la géopolitique et les stratégies envisageables à l’horizon des prochaines décennies. Comment le monde va-t-il évoluer ? Quels seront les nouveaux équilibres ou les nouveaux désordres mondiaux ? Quelles seront la place et la politique de la France ? Vous avez probablement tous entendu les discours prononcés hier à l’Assemblée générale des Nations unies, qui ont eu le mérite de clarifier le paysage sur le plan intellectuel. Après l’intervention de Donald Trump, Emmanuel Macron a rappelé les fondamentaux que la France incarne depuis longtemps, ce qui nous a fait du bien.

Monsieur Heisbourg, vous êtes le bienvenu devant notre commission. Vous êtes tout à fait libre d’aborder tous les grands sujets du monde, sans oublier l’Europe. Vous revenez d’Allemagne. Nous savons combien les élections de dimanche prochain dans ce pays seront extrêmement importantes, non seulement pour l’Allemagne mais aussi pour l’Europe et pour les idées qui ont été défendues par Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle française. Vous disposez d’une trentaine de minutes pour votre exposé liminaire, qui sera suivi d’un échange avec les membres de la commission.

M. François Heisbourg, président de l'Institut international d'études stratégiques (IISS). Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m’accueillir dans votre commission.

Cet exercice de prospective appelle un petit propos liminaire : l’avenir n’existe pas, c’est en quoi il se distingue du présent et du passé ; il est en construction, en élaboration. Lorsque l’avenir existe, il est déjà le présent et devient le passé. Cette définition très basique interdit a priori de jouer les « Madame Irma ». L’analyste des affaires internationales se trouve dans une situation un peu comparable à celle des spécialistes des sciences de la nature, discipline à laquelle on ne saurait refuser le caractère scientifique : ils savent décrire le mouvement des plaques tectoniques mais nul ne sait – actuellement en tout cas – prévoir la date et le lieu exact des prochains séismes.

Dans ces limites de l’exercice prospectif, je vais d’abord faire un peu de tectonique de plaques avant d’essayer de regarder, sinon les séismes en tant que tels, au moins les zones et régions où ils peuvent se produire.

Les grandes tendances lourdes se résument dans leurs effets par deux mots qui me paraissent devoir caractériser l’évolution des relations internationales actuellement et au cours de la prochaine génération : durcissement et volatilité. Précisons que ma définition des relations internationales inclut les rapports entre les États mais aussi l’action de groupes non étatiques dont nous connaissons le rôle : les ensembles religieux, les entreprises transnationales, les organisations non gouvernementales (ONG) globales, le terrorisme transfrontières, etc.

Les relations internationales sont en train de se durcir pour plusieurs raisons. La première – et la plus spectaculaire en ce moment, comme le confirme le discours prononcé hier par M. Trump – est l’instabilité belligène, c’est-à-dire porteuse de guerre, d’un monde qui est devenu réellement multipolaire et dans lequel les éléments d’ordre sont faibles et en voie d’affaiblissement. Cela vaut notamment dans le domaine nucléaire, les exemples de la Corée du Nord et de l’Iran en constituent une bonne illustration. J’imagine que nous pourrons parler des questions d’actualité dans l’échange que nous aurons après ma présentation où je tends à les éviter.

Deuxième élément de durcissement : l’abaissement tendanciel fort de la barrière d’entrée qui permet aux différents acteurs du système international, le cas échéant à des individus, d’accéder à des moyens de destruction directs ou indirects. Pensez à DAECH ou au Hezbollah, qui ont des drones, qui exploitent le cyberespace. La violence meurtrière, y compris à très grande échelle, est un jeu qui n’implique plus seulement les États, en raison de la révolution des technologies de l’information, de la loi de Moore. Ce phénomène – nous sommes ici vraiment dans la tectonique des plaques – va perdurer. Si vous avez l’impression que les quinze ou vingt dernières années ont été un peu bouleversantes en la matière, sachez que les quinze ou vingt prochaines le seront encore bien davantage, avec l’irruption brutale de l’intelligence artificielle et la convergence entre technologies de l’information et biotechnologies. Ces défis sont non seulement économiques et sociaux, mais aussi stratégiques. Ils vont bouleverser l’art de la guerre et avoir un impact majeur sur la hiérarchie et le jeu des puissances.

Troisième élément de durcissement : l’aggravation des enjeux liés à l’anthropocène, c'est-à-dire l’ère se caractérisant par le fait que les sociétés humaines sont capables de transformer la planète elle-même, à l’instar des grandes ères géologiques de nature non humaine qui l’ont précédée. Ce terme d’anthropocène est contesté – il y a un débat sur sa pertinence – mais je pense qu’il résume assez bien un problème complexe. Je fais ici référence à des phénomènes tels que le changement climatique. Contrairement à certains analystes, je ne pense pas que ces défis portent naturellement en eux la guerre, pour une raison très simple : la guerre n’est pas un moyen très opératoire pour lutter contre le changement climatique ou pour gérer les problèmes de bassins hydriques qui concernent plusieurs États. Vous ne réglez pas les problèmes du Tigre et de l’Euphrate par une guerre entre l’Iran et l’Irak, ou entre l’Irak et la Turquie ou la Syrie. Même si l’on admet – c’est mon point de vue – que la lutte contre le changement climatique et d’autres problèmes du même type porte plutôt à la coopération, celle-ci n’est pas dénuée de rapports de force et de jeux des puissances.

Venons-en à la volatilité liée à la connectivité à l’échelle mondiale, dans le temps et dans l’espace, née de la mondialisation et des technologies de l’information et des transports. Les rapports entre les acteurs du système international sont déstabilisés par la connectivité quasi immédiate entre des événements de nature différente, pouvant se dérouler dans des régions diverses. Ce phénomène existe indépendamment du jeu de tel ou tel acteur du système international. Selon les observations en la matière, les rapports entre États et acteurs non étatiques vont tendre à être « précaires et révocables », d’une manière qui n’est pas très éloignée de la vision des relations internationales que peut avoir un homme comme Donald Trump.

Du côté français, cette volatilité a été assez bien perçue, il y a une bonne dizaine d’années, lors de la rédaction du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. À l’époque, on a développé le concept – extrêmement utile – de rupture stratégique qui a conduit à celui de sécurité nationale, repris et développé dans le Livre blanc suivant sous la présidence de François Hollande, et à celui de résilience. Nous sommes là dans un domaine pratique et non pas académique. La France – et le Royaume-Uni avant elle – avait déjà élaboré ce concept de résilience au cours de la décennie précédente mais elle l’avait un peu oublié. En matière de terrorisme ou de défis naturels, DAECH et le cyclone Irma sont venus nous rappeler que les périodes de calme ne doivent pas nous empêcher de continuer à nous préparer aux chocs.

Dans ce monde, malheur à ceux qui ne prendront pas la mesure des transformations en cours et à ceux qui auront pris du retard dans la maîtrise des outils correspondants – je pense ici à ce qui nous attend, par exemple, en matière d’intelligence artificielle. Malheur aussi à ceux qui auront négligé la part de violence et de brutalité accompagnant les différentes tendances que je viens de décrire.

J’en viens maintenant aux séismes, c'est-à-dire aux jeux des puissances, en regardant d’abord de façon cursive les principaux acteurs – États-Unis, Chine, Europe, Russie – puis les principales zones de turbulence que sont le Moyen-Orient et l’Afrique. Je reprendrai ici la clef de lecture du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, qui faisait la distinction entre les défis de la force et les défis de la faiblesse. La menace, sur le plan militaire, diplomatique ou économique, peut venir des jeux de la puissance mais aussi des effets de l’impuissance, du désordre, de la faiblesse.

À tout seigneur tout honneur : commençons par les États-Unis qui restent de loin la première puissance mondiale si l'on combine l'ensemble des moyens de puissance et d'influence. Point n’est besoin de rappeler leur capacité de projection de force militaire, leur importance prédominante en matière d'innovation technologique ou leur rôle central dans le système financier international. La montée en puissance de la Chine menace la prééminence des États-Unis, mais le processus de déclassement pourrait être hâté par les choix politiques américains, notamment par le détricotage du système d'alliances bâti depuis près de soixante-dix ans en Asie et en Europe.

Donald Trump défend une vision des relations entre les États-Unis et le reste du monde qui est constante – on peut se reporter à ses déclarations du début des années 2000, c'est-à-dire bien avant la campagne pour l’élection présidentielle – et cohérente, ce qui ne l’empêche pas d’être calamiteuse. Pour lui, tout est deal et relations bilatérales. Il estime que les alliances permanentes n’ont pas leur place. L’ordre multilatéral international ne fait pas partie du Panthéon de sa pensée, si je puis dire. Cette vision est en phase avec le profond mouvement de rejet de la mondialisation manifesté par ses électeurs comme par ceux de l'un de ses adversaires, Bernie Sanders. Ce rejet entre en résonance avec des mouvements du même type en Europe et parfois en Asie.

Mon inquiétude est d’autant plus prégnante que la vision de Donald Trump est plus proche de la norme historique que ne l'est le système international bâti au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. L’ordre établi après 1945, avec le Conseil de sécurité des Nations unies, l'Alliance atlantique, les alliances de l'Asie-Pacifique et la construction européenne, était sans précédent historique. L’histoire connaît surtout des alliances précaires et révocables. Même celles qui ont joué un rôle très important dans la vie de notre pays ont été brèves : l’alliance franco-russe, qui nous a permis de ne pas être terrassés par l’Allemagne en 1914, a duré vingt ans ; l’entente cordiale franco-britannique est née dix ans avant la Première Guerre mondiale.

En revanche, nous avons connu un certain ordre international depuis 1945, pendant soixante-dix ans. Cet ordre est menacé par Donald Trump. Au terme de son mandat, les relations entre les États-Unis et le monde auront beaucoup changé. La nature même des relations internationales s’en trouvera transformée pour une raison très simple : les États-Unis restent la première puissance mondiale.

Qui seront les perdants ? Les États-Unis, qui bénéficiaient de ce jeu d’alliances contrairement à ce que prétend M. Trump, et qui vont perdre une source d’influence. Les alliés des États-Unis seront eux aussi perdants. Les pays de l’Alliance atlantique ont pu limiter leurs dépenses militaires au minimum : nous avions le bouclier américain à côté de notre glaive. La France ne fait pas exception en la matière, quoi qu’on en dise. Certains pays comme l’Allemagne, le Japon ou la Corée du Sud ont pu, à l’abri de ce bouclier, ne pas avoir à répondre à une question très difficile pour eux : l’acquisition d'une force de frappe nucléaire nationale. Durant sa campagne, Donald Trump l'a d'ailleurs rappelé en des termes qui ne sont pas absurdes. Le Japon et la Corée du Sud devront acquérir des armes nucléaires parce que nous n’allons pas les protéger ad vitam aeternam, a-t-il dit en substance. Ainsi décrit, voilà un monde intéressant !

Qu’en est-il de la Chine, dont le produit intérieur brut (PIB) est désormais voisin de celui des États-Unis ? Dans l’ensemble, la Chine demeure stratégiquement prudente. Elle augmente ses capacités militaires sur les plans quantitatif et qualitatif, avant tout pour défendre ce qu'elle estime être son pré carré territorial, fût-ce au mépris du droit de la mer. Les Chinois revendiquent non seulement les îles mais aussi les eaux de la mer de Chine du Sud qui est, en quelque sorte, la Méditerranée du XXIe siècle. Plus de 50 % du trafic maritime mondial passe par la mer de Chine du Sud. La Chine veut en faire une Mare nostrum, à la manière des Romains, ce qui nous ramène quelques millénaires en arrière.

Avec le projet d’une nouvelle Route de la Soie, la Chine est passée d'une politique étrangère essentiellement réactive à la formulation de son propre ordre du jour. Il n'y a pas lieu de se plaindre de ce qui est une sorte de coming out planétaire de la Chine. Si les Européens peuvent s'inquiéter des ambitions chinoises en Afrique, ils doivent admettre qu’elles ne sont guère différentes de celles de leurs prédécesseurs sur ce continent. Il faut éviter de faire de l’hyperventilation à ce sujet.

S’agissant de la Chine, mon inquiétude est ailleurs. D’une part, on est en droit d’établir une analogie entre la Chine actuelle ou, plus exactement, la Chine en devenir, et l’Allemagne wilhelminienne de la fin du XIXe siècle : un pays trop puissant pour que les États voisins ne craignent son hégémonie, mais pas assez puissant pour l’imposer à ceux qui ne sont pas prêts à s’y soumettre. C’est le type d’instabilité stratégique qui a contribué au déclenchement de la Première guerre mondiale en Europe ; les mêmes causes ne reproduiront pas fatalement les mêmes effets, mais les mêmes ingrédients de départ sont rassemblés en Asie orientale. J’ajoute ceci : tant que la Chine conduit une politique bismarckienne, passe encore – peut-être ; mais qu’un Guillaume II s’installe à Pékin et ce serait à l’évidence une autre paire de manches. Et encore ceci : aux États-Unis, ce n’est clairement pas Bismarck qui est au pouvoir, mais Guillaume II. Or, les États-Unis sont la grande puissance d’équilibre dans la zone Asie-Pacifique.

Mon deuxième motif d’inquiétude tient à la rivalité de la Chine et des États-Unis en matière d’innovation technologique. Aujourd’hui, trois des dix plus grandes sociétés qui incarnent la révolution des technologies de l’information sont déjà chinoises, les sept autres étant américaines – et aucune européenne : ni française, ni britannique, ni allemande. Tencent, Alibaba et Baidu sont l’équivalent chinois de ce que l’on nomme aux États-Unis les GAFA – Google, Amazon, Facebook, Apple.

D’autre part, la Chine investit massivement dans l’intelligence artificielle, un secteur dans lequel elle tient la corde avec les États-Unis. Dans les vingt ou trente années qui viennent, ce domaine se caractérisera par une lutte sourde pour la domination. La Chine travaille fortement sur les biotechnologies et est également en pointe dans le secteur des technologies de la transition énergétique – un domaine dans laquelle elle n’est pas seule puisque l’Europe, heureusement, est aussi présente. Or, ce sont les sources de la puissance de demain. Que les Américains ne soient plus seuls mais rejoints par les Chinois dans ces secteurs n’est pas, pourrait-on arguer, un motif d’inquiétude en soi ; cependant, le fait que des sociétés aussi puissantes soient adossées à un État qui a son propre agenda est problématique. On peut légitimement s’inquiéter des normes éthiques des GAFA et autres grandes sociétés américaines – et nous ne manquons d’ailleurs pas d’y réagir – mais qu’en sera-t-il lorsque Weibo ou Alibaba vont tenter d’imposer à l’échelle mondiale – car c’est ce qui nous attend – les normes de la sécurité d’État chinoise ?

Tout cela nous conduit à l’Europe, qui n’est guère présente dans les grands domaines que je viens d’évoquer. Elle a certes des atouts en matière de recherche et développement dans les domaines de la défense, de l’aérospatiale et des biotechnologies, et elle participe très activement à l’innovation verte. Où sera-t-elle, toutefois, lorsque se lèvera dans très peu de temps – cinq à dix ans, et non vingt à trente – la déferlante de l’intelligence artificielle, avec ses conséquences économiques et sociales, mais aussi stratégiques et militaires ? Les maîtres de l’intelligence artificielle risquent fort de faire la loi.

Je reviendrai sur les sujets européens en abordant en fin de propos les priorités de notre pays. En attendant, la Russie : le plus grand pays du monde, à la superficie d’un continent, possède autant d’armes nucléaires que les États-Unis, mais elle n’a que la population – vieillissante – du Japon, les dépenses militaires cumulées de la France et du Benelux – ce n’est donc pas une superpuissance –, l’économie pétrogazière de l’Arabie saoudite – ce qui n’est guère excitant – et le produit intérieur brut de l’Espagne, ce que l’on oublie parfois. Elle est trop forte pour être une puissance moyenne mais trop faible pour rivaliser avec sa grande voisine chinoise : la Chine a neuf fois la population de la Russie, six fois son économie et quatre fois ses dépenses militaires. Il n’y a donc là aucune égalité, et je ne crains guère que M. Lavrov soit dépêché à Pékin pour y conclure l’équivalent du pacte Molotov-Ribbentrop, car il ne s’agit pas d’une relation d’égal à égal – quels que soient les efforts déployés par certains analystes russes pour faire croire que si nous ne nous rendons pas à leur volonté, ils iront nouer la grande alliance sino-russe. En fait d’alliance, cela ressemblerait davantage à une alliance entre le chien et la queue du chien, et les Russes savent très bien quel rôle leur serait dévolu dans cette anatomie.

Ayant évoqué les limites de la Russie, je note cependant que ce pays a opéré une transformation remarquable de ses outils de décision politique et militaire. Loin du rouleau compresseur lent et puissant de jadis, il est devenu politiquement et militairement agile ; il est capable de prendre des décisions rapidement et de les appliquer plus rapidement encore sur le plan politique, diplomatique et militaire, comme il l’a montré en Crimée et en Syrie. C’est nouveau : historiquement, la Russie n’a jamais été ainsi. De surcroît, elle a fait de l’imprévisibilité un atout stratégique – en cela, elle n’est pas seule, puisque M. Trump prétend agir de même – formulé comme tel dans ses documents publics de stratégie. Nous savons en outre que la Russie est profondément insatisfaite de l’ordre européen bâti sur les décombres de la guerre froide et de l’empire soviétique. Elle proclame cette insatisfaction de façon récurrente et très audible.

Autrement dit, elle n’est pas une puissance de statu quo ; elle a son propre agenda. Chacun connaît la situation géographique de la Finlande et les multiples guerres qu’elle a dû livrer au cours du XXe siècle. Il se trouve que je travaille régulièrement avec son gouvernement : ce pays de gens sérieux connaît non seulement la valeur des mots, mais aussi celle des choses. Sa politique russe pourrait se résumer en deux mots : respect et fermeté. Ce sont ces deux mêmes mots qui me semblent devoir inspirer la politique des Européens vis-à-vis de la Russie. Respect et fermeté, fermeté et respect : l’un et l’autre doivent aller de pair.

Ce panorama des puissances est très incomplet ; il faudrait naturellement y ajouter le Brésil, l’Inde et bien d’autres, que nous aborderons peut-être lors du débat. J’en viens aux deux grandes zones de turbulence. Concernant le Moyen-Orient, tout d’abord, que j’entends ici au sens large, du Maroc à Oman, les conflits qui s’y déroulent ne se résument pas, ou plus, à des oppositions binaires classiques telle que l’opposition entre l’Inde et le Pakistan, entre le Pacte de Varsovie et l’OTAN, ou même entre Israël et les États arabes, comme ce fut le cas lors des guerres des années 1960 et 1970. Désormais, les lignes de clivage qui parcourent le Moyen-Orient sont multiples : territoriales, ethniques, politiques, dynastiques, religieuses, tout cela ensemble, mais de façon non concomitante ni homothétique. Ces divisions, en effet, s’entrecroisent et se recoupent. Il n’y a plus de conflits simples ; tous les conflits sont complexes. La complexité, en l’occurrence, ne sert pas juste à masquer l’incompréhension. La situation actuelle rappelle de façon très inconfortable l’Europe de la guerre de Trente ans, entre 1618 et 1648, où se sont produits les mêmes types de conflits multiples, profonds et en porte-à-faux les uns avec les autres. Comme la durée de cette guerre tend à l’indiquer, il faut du temps et du sang pour dénouer des entrelacs conflictuels de cette sorte.

Pour nous, cela entraîne trois conséquences. La première est que le terrorisme d’inspiration idéologique djihadiste perdurera longtemps encore. Aucun responsable politique sérieux ne peut prétendre – aucun ne le fait, d’ailleurs – que ce problème sera derrière nous dans deux ou trois ans, comme les précédentes vagues de terrorisme des années 1970 et 1980 ; celle-ci durera.

Ensuite, dans ces types de conflits de longue durée et d’une grande complexité, les parties prenantes qui, historiquement, s’en sont le mieux sorties sont celles qui exercent une forme de prudence stratégique. Pendant la guerre de Trente ans, l’Espagne a perdu son rang de superpuissance – rôle qu’elle fut la première à tenir dans l’histoire du monde – parce qu’elle s’était épuisée tout au long du conflit. La France de Richelieu, en revanche, est devenue la nouvelle grande puissance parce qu’elle était intervenue à bon escient, plus tard que tôt, et en y consacrant les moyens nécessaires. Certes, il est facile de décrire le passé et bien plus difficile de l’appliquer aux circonstances du monde moderne. Si je fais ce rappel, c’est simplement parce qu’il vaut la peine, concernant le Moyen-Orient, de réfléchir avant d’agir. On agit volontiers sous le coup de l’émotion, mais s’il existe un endroit où il ne faut pas agir d’emblée sous le coup de l’émotion, c’est bien le Moyen-Orient.

Troisièmement, il faut savoir – c’est en effet une certitude et non une hypothèse – que la conflictualité dans cette région va s’aggraver plutôt que s’atténuer à court et moyen terme. Les économies basées sur le pétrole et le gaz comme l’Algérie et l’Arabie saoudite vont subir de plein fouet la rencontre entre une jeunesse sans emploi et la montée de l’économie verte, qui s’exerce au détriment des hydrocarbures, dont le prix baisse en conséquence. Autrement dit, pour ces peuples et ces pays qui n’avaient déjà que peu de jeux, et il n’y aura guère davantage de pain. Il est inutile de rappeler ici quels liens historiques, géographiques et démographiques existent entre la France et l’Algérie.

J’espère que nous reviendrons sur le Moyen-Orient pendant la discussion, mais permettez-moi de dire quelques mots sur l’Afrique. Ce continent qui avait 600 millions d’habitants en 1990 en a le double aujourd’hui et devrait, selon la prévision médiane de l’ONU, doubler de nouveau d’ici à 2050 pour passer à 2,5 milliards d’habitants ; sa population aura donc plus que quadruplé en soixante ans, c’est-à-dire moins que la durée d’une vie humaine. Le Niger, par exemple, qui se classe au 187e et avant-dernier rang de l’indice de développement humain (IDH) de l’Organisation des Nations unies (ONU), n’avait que 2,5 millions d’habitants en 1950 contre 21 millions aujourd’hui, et devrait en avoir 70 millions en 2050. Le Nigéria, dont la superficie atteint à peine le double de celle de la France, compte aujourd’hui 190 millions d’habitants, soit trois fois la population française, et pourrait dépasser la population des États-Unis dans le prochain quart de siècle. C’est dire la vigueur des bouleversements que ce type de dynamiques démographiques, qui ne sauraient être modérées à court terme, pourrait entraîner, y compris en matière de politique étrangère et de sécurité.

Je m’en tiendrai à cet égard à deux observations. Avec l’opération Barkhane, la France joue un rôle absolument exemplaire : cinq mille soldats travaillent dans des conditions extrêmes sur un territoire aussi étendu que l’Europe pour éviter que ne se produise en Afrique ce qui s’est passé au Moyen-Orient en 2014 avec la montée de DAECH. Nos soldats ne peuvent cependant pas tout faire, et la France ne le peut pas davantage. S’il existe un sujet sur lequel il est indispensable d’adopter une stratégie européenne, c’est bien le défi africain. Au cours des derniers mois, Mme Merkel s’est rendue à plusieurs reprises en Afrique, notamment dans le Sahel, et elle connaît parfaitement l’état des lieux, comme les services de renseignement allemands. Naguère, les Allemands ne disposaient pas de moyens comparables à ceux des Français dans des régions telles que l’Afrique et le Moyen-Orient ; aujourd’hui, pour des raisons qui ne vous échapperont pas, notamment l’arrivée d’un million de réfugiés sur son territoire en 2015, l’Allemagne s’inquiète sérieusement de l’évolution de la situation en Afrique. Voilà donc un véritable projet à promouvoir après les élections allemandes. Cela étant dit, si nous menons une politique européenne en Afrique, il faut savoir que cela passera par une réduction du rôle spécifique de la Françafrique. C’est facile à dire, mais ce sera beaucoup moins facile à assumer.

Ma deuxième observation, de nature apparemment technique mais aux conséquences politiques et pratiques très importantes, concerne les mouvements de population. Selon la vulgate courante, il faut, pour éviter les migrations économiques, développer les pays du Sud, ce qui semble de bon sens. Le problème, bien connu des spécialistes des mouvements de population mais moins en dehors de ces cercles, tient au fait que la première phase du développement se traduit par une accélération des migrations et non par leur réduction, tout simplement parce que, devenue moins pauvre, une population peut voyager plus facilement et plus loin. Aujourd’hui encore, la majeure partie de l’émigration en provenance des États africains a pour destination d’autres États africains. Une politique de développement réussie se traduira vraisemblablement, dans un premier temps, par un transfert de ces flux vers le nord. C’est ce qui s’est produit entre l’Amérique latine et les États-Unis ou encore, pendant les décennies 1950 à 1970, entre la Turquie et l’Allemagne. Autrement dit, s’il est vrai que le développement permettra à terme de maîtriser le problème, dans l’intervalle – qui peut être long – les politiques de développement ne produiront pas sur-le-champ l’effet désiré. Il va donc falloir passer par des accords avec les pays de transit, comme l’a fait l’Espagne avec le Maroc avec le soutien de l’Union européenne, et comme ce que tente de faire l’Italie avec les différents groupes armés libyens, dans des conditions extrêmement difficiles. 

Je conclurai par les priorités stratégiques de la France. J’en esquisserai six. La première d’entre elles n’est pas à proprement parler une priorité de politique étrangère et de sécurité, mais elle en est l’une des conditions : elle a trait à la primauté de l’effort – de tous ordre : règlementaire, organisationnel, éducatif, fiscal et ainsi de suite – à consentir pour que la France revienne dans la course technologique et économique au-delà de ses domaines d’excellence traditionnels comme l’aérospatiale, le luxe, le tourisme et, paraît-il, l’agriculture – je dis « paraît-il » parce qu’à voir notre retard par rapport à l’Allemagne ou aux Pays-Bas, il y a même de quoi s’inquiéter pour ce domaine d’excellence traditionnelle. De ce point de vue, la dimension continentale et européenne sera cruciale pour le succès de notre pays, non pas tant en raison des programmes technologiques européens comme Horizon 2020, qui sont utiles et nécessaires, mais parce que nous devons continuer de bénéficier du grand arrière géoéconomique et géostratégique que nous ouvre l’accès au marché unique européen.

Les Britanniques se rendent compte aujourd’hui combien ce grand arrière est essentiel ; ils vont le perdre, et ils en souffriront. Pour notre part, nous devons tout faire pour continuer d’en profiter – mais je ne pense pas que les amateurs de « Frexit » soient aujourd’hui nombreux en France – et aussi pour le renforcer et le développer.

Ensuite, l’augmentation substantielle de nos dépenses militaires s’impose. L’Europe et donc la France devront partir du principe qu’à l’avenir le bouclier américain sera moins disponible et monnayé nettement plus cher. L’époque où l’on pouvait à la fois prononcer de grands discours à Phnom Penh contre la guerre au Vietnam et au Conseil de sécurité des Nations Unies contre l’invasion de l’Irak sans pour autant perdre le bénéfice du bouclier américain est en voie d’achèvement. Il faudra donc mettre l’accent sur nos forces – j’entends par là les forces françaises et les forces européennes. Étant donné la montée des périls que j’ai décrite, l’épée que sont nos forces d’intervention militaires, à l’œuvre sur les théâtres d’opérations extérieures et dans nos rues, coûtera plus cher. D’autre part, avant même la fin de l’actuelle législature, le troisième cycle de modernisation de notre force de dissuasion, plus nécessaire que jamais, s’engagera progressivement mais de manière accélérée, et cela coûtera assez cher. C’est pourquoi il faudra faire passer la dépense militaire actuelle, qui est de l’ordre de 35 milliards d’euros, à 50 milliards environ d’ici 2025. Si je parle en milliards d’euros, c’est parce que les bottes et les armes de nos militaires, ainsi que leur solde, se payent en argent sonnant et trébuchant et non en pourcentage de PIB – PIB dont j’ignore ce qu’il sera en 2025.

La troisième priorité doit être la relance de la relation franco-allemande, sans laquelle il n’est pas de relance possible du projet européen. L’alignement des astres y est assez favorable. En France, les dernières élections ont eu pour toile de fond un débat vigoureux et argumenté sur la nature des projets européens en présence, et un mandat programmatique a été donné à ce sujet. L’Allemagne, quant à elle, retrouvera sa marge de manœuvre politique au lendemain des élections du 24 septembre – dans quelques semaines ou, peut-être, quelques mois, car la formation d’une grande coalition sera compliquée. Pourront alors être lancées avec les Allemands, au-delà des projets relatifs à la zone euro et à une intégration plus poussée déjà présentés par le président de la République, des initiatives relatives à l’Afrique ainsi qu’au Fonds européen de défense, nécessaire pour tenter de rationaliser et d’améliorer l’efficacité de nos dépenses militaires et pour maintenir la vigueur de la base industrielle et technologique de défense de nos pays.

Le tableau d’ensemble peut être compliqué par nos relations futures avec nos amis britanniques dans les domaines nucléaire et conventionnel. Mais les accords de Lancaster House, parce que ce sont des accords bilatéraux, devraient, sans que l’on puisse en avoir la certitude, échapper aux effets délétères du Brexit.

La quatrième priorité devrait être de faire porter d’abord et plus clairement, dans l’ensemble moyen-oriental, notre effort sur nos relations avec les pays du Grand Maghreb – Maroc, Algérie, Tunisie, Libye. Bien sûr, il est tentant, singulièrement quand tout le monde vous y incite, de vouloir jouer les médiateurs au Levant et dans le Golfe. Mais quels y sont nos moyens d’action réels ? Sans être nuls, ils sont moindres que ceux que nous pouvons mobiliser en Méditerranée occidentale, et nos intérêts au Maghreb sont plus importants que dans le Golfe persique. C’est pourquoi il faut différencier, sur les plans programmatique et pratique, le niveau de l’effort diplomatique, politique et militaire à consentir au Maghreb d’une part, ailleurs au Moyen-Orient d’autre part. Ce sujet contentieux sera source de désaccords, mais nos moyens n’étant pas illimités et nos intérêts étant plus fortement engagés à proximité immédiate que dans des terres un peu plus lointaines, le débat devra être ouvert.

La cinquième priorité concerne la zone Asie-Pacifique. Cette région étant devenue le pivot économique et stratégique du monde, la France et l’Europe ont toutes les raisons de s’y investir. Je suis habituellement plutôt avare de compliments, mais je me dois de souligner que depuis le début de la décennie l’action conduite par la France à cet égard a été exemplaire. Je salue en particulier le travail accompli par M. Le Drian en sa qualité de ministre de la défense : en approfondissant les pistes déjà ouvertes, il a permis que se crée une intimité stratégique réelle entre la France, Singapour et l’Australie. C’est économiquement, politiquement et stratégiquement important. Certes, l’Europe ne rivalisera pas en Asie-Pacifique avec les États-Unis ou avec la Chine, mais si une guerre éclatait en Corée ou en mer de Chine du Sud, cela entraînerait des conséquences économiques et sociales tragiques pour notre continent. Nous devons donc être engagés dans cette région plus que nous ne l’étions il y a vingt ans. Là encore, il doit s’agir d’une relation européenne et non seulement d’une relation nationale – alors que, jusqu’à présent, les relations de chaque État européen avec la Chine se sont plutôt caractérisées par le « chacun pour soi » que par des efforts conjugués.

La dernière priorité, qui conditionne la plupart des autres, doit viser le renseignement. Dans un monde qui vit une révolution de l’information, la base de la valeur économique et stratégique est aujourd’hui l’information, bien davantage que ne l’étaient précédemment la propriété du pétrole ou des marchandises. La France a fortement accru ses moyens en matière de renseignement depuis une quinzaine d’années ; elle doit encore accentuer cet effort, et pas uniquement pour lutter contre le terrorisme. Notre pays est devenu une puissance qui compte dans le monde dans ce domaine et il dispose des ressources humaines et des technologies qui lui permettent de progresser.

Pour résumer, la politique extérieure et de sécurité des États repose désormais sur un trépied : la diplomatie, la défense et le renseignement. Si ces trois piliers ne sont pas de force comparable, l’ensemble vacillera. Il est donc naturel que nos institutions publiques évoluent en fonction de cette nouvelle donne ; c’est d’ailleurs ce qui se passe, y compris au Parlement, comme l’a montré la création de la délégation parlementaire au renseignement.

J’ai délibérément évité les considérations relatives à l’actualité immédiate, mais je répondrai volontiers à vos questions éventuelles à ce sujet.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je vous remercie pour ce tour d’horizon prospectif. Dans ce monde qui bouge, il nous faudra travailler pour assurer la stabilité de la France et de l’Europe.

La parole est, pour commencer, aux représentants des groupes.

M. Denis Masséglia. Je vous remercie, au nom du groupe La République en marche, d’avoir décrit la situation mondiale globale et les défis que devra relever notre pays en matière de politique étrangère et donc de souveraineté, dans les quinze années qui viennent. Il convient de distinguer les menaces climatiques, économiques, financières, politiques et militaires, qui peuvent, de manière conventionnelle ou non, menacer notre sécurité, notre souveraineté, nos intérêts ou ceux de nos alliés.

Je m’attarderai sur les attaques informatiques par le biais des réseaux cybernétiques, une menace protéiforme en plein essor qui peut être mise en œuvre par de multiples acteurs. L’ensemble de nos systèmes de production, de sécurité ou d’information, nos administrations, nos moyens de communication, nos armées et nos centres de pouvoir dépendent désormais presque totalement de l’informatique et des communications numériques. Aussi, qu’elle ait lieu à l’initiative de hackers isolés, d’un groupe de pirates, d’organisations politiques ou terroristes ou même d’États, une attaque, même limitée, pourrait avoir de terribles conséquences sur la distribution d’eau potable, les transports publics, les systèmes de feux de circulation, les flux financiers, les hôpitaux, et pire encore.

Si nous sommes en mesure, grâce à nos alliances – l’OTAN par exemple – et à notre dissuasion nucléaire, d’empêcher l’attaque directe de notre territoire par une force armée étrangère, pouvons-nous nous protéger d’une cyber-attaque visant nos grandes entreprises, nos banques, nos administrations et nos centres névralgiques financiers, politiques ou militaires ?

Alors que les campagnes électorales se jouent de plus en plus sur les réseaux sociaux, qui ne sont pas contrôlés sur notre territoire – Internet n’étant d’ailleurs pas un territoire neutre – et étant donné les soupçons de tentatives, réelles ou supposées, d’ingérence dans les récentes élections présidentielles américaine et française, comment empêcher des puissances étrangères d’influencer massivement l’opinion et donc de menacer notre souveraineté ? Comment la France peut-elle contrer cette menace ?

M. Michel Herbillon. Je prends la parole au nom du groupe Les Républicains et je vous remercie d’avoir dressé ce large panorama. Vous avez insisté sur la nécessaire relance de la coopération franco-allemande en vue de renforcer les liens avec l’Afrique et de faire prospérer le Fonds européen de défense. Or, on ne discerne pas aujourd’hui le sentiment collectif qu’il existe une Europe puissance. Pire : en France, en Allemagne, aux Pays-Bas et dans beaucoup d’autres pays de l’Union, l’« euro-hostilité » a succédé à l’euroscepticisme dans certaines catégories de la population.

L’Union européenne doit être refondée, mais sur quelles bases ? Alors que de nombreux pays des Balkans aspirent à la rejoindre, comment concilier l’approfondissement et la relance de l’Europe avec la poursuite de la politique de voisinage et de l’élargissement, alors que l’opinion y est plutôt hostile – d’autant plus hostile que personne, ni dans le monde politique ni dans les medias, ne s’attache à décrire l’Europe de manière positive ? Pour poursuivre la constitution de l’Europe puissance, il faut en faire la pédagogie. La responsabilité est grande de ne présenter l’Union que comme une entité technocratique lointaine, uniquement occupée à empoisonner la vie quotidienne des populations alors qu’elle ne devrait pas s’en occuper.

M. Bruno Joncour. Le groupe du Mouvement démocrate et apparentés apprécie cette présentation brillante et d’une parfaite actualité, le président de la République ayant décrit hier sa vision des relations internationales et des enjeux stratégiques. L’un des axes prioritaires d’une stratégie d’avenir est le renforcement de la politique méditerranéenne de l’Union européenne, moteur d’une coopération étroite avec le Maghreb et avec l’Afrique. L’entente avec ces pays est un enjeu stratégique, démographique, de développement, migratoire, environnemental et culturel ; elle participe de la politique européenne de paix et de la sécurité mondiale. L’Europe – et donc la France – ne doit-elle pas définir une stratégie d’entente et de coopération utile à la stabilité, à la sécurité et à l’équilibre du monde ? Comment envisagez-vous cette possible évolution ?

M. François Heisbourg. S’agissant du défi cybernétique, la France était très en retard, il y a dix ans, y compris par rapport à certains de ses voisins européens, notamment notre voisin britannique. Mais nous avons rattrapé ce retard. Voilà la bonne nouvelle.

L’autre nouvelle, un peu moins bonne, c’est que, pour l’essentiel, en matière de cyberguerre et de cybersécurité, nous sommes plus réactifs que proactifs, en ce que nous nous contentons souvent de réagir à l'événement. Ainsi, nous parvenons à nous maintenir raisonnablement à niveau face à l’état actuel de la menace, mais je ne suis pas sûr que nous nous projetions à dix ans. Or, dans dix ans, le paysage aura profondément évolué, avec la pénétration de l’intelligence artificielle dans la vie quotidienne des personnes et des nations.

Ma troisième observation, c’est que, dans le domaine cybernétique comme dans beaucoup d’autres domaines de la vie humaine, les meilleures défenses sont des défenses diversifiées et organisées dans la profondeur. Un système basé sur un seul principe risque de connaître des malheurs, comme la ligne Maginot en 1940. Ce principe de base est partagé par la plupart des stratèges, et pourtant il est assez souvent oublié dans l’organisation de la sécurité cybernétique des acteurs étatiques et non étatiques. On pense technique plutôt que stratégie.

Or ce sujet irrigue tout. La sphère informationnelle est une sphère qui fait partie de notre réalité quotidienne, comme l’air que nous respirons, ou comme l’eau que nous buvons. La question n’est pas de savoir si c’est une priorité ou non. C’est tout simplement quelque chose qui est là. Il faut donc s’en assurer la maîtrise. Et la meilleure maîtrise, c’est d’être présent à la naissance de la technologie et des innovations correspondantes.

Lorsque vous êtes Kaspersky ou Yandex en Russie, Alibaba ou Weibo en Chine, Amazon ou Facebook aux États-Unis, vous êtes assis sur le robinet du futur. Et ce robinet n’existe pas vraiment, du moins pas à cette échelle, en Europe.

J’en viens à l’Europe-puissance et au devenir de l’Europe. Au cours des vingt dernières années, les relations franco-allemandes sont tombées dans la dimension incantatoire, celle du moulin à prières, brandi à Paris et à Berlin. Sous Kohl et Mitterrand, sous de Gaulle et Adenauer, c’était une relation opératoire. Commençons par un rappel basique. La relation entre les deux pays n’est pas forte parce qu’ils ont la même conception de l’Europe au départ – Adenauer était fédéraliste, tandis que De Gaulle défendait une Europe des patries –, mais parce qu’ils ont décidé une fois pour toutes qu’il faut se mettre d’accord et que de cet accord naît, éventuellement, le progrès de l’ensemble européen.

Nous ne sommes donc pas dans un système où les Français pourraient demander aux Allemands de faire une Europe-puissance tandis que les Allemands nous demanderaient de faire de l’Europe de la norme. Au contraire, on se mettra sur de grands principes, dans le cadre d’une négociation, chacun étant conscient de la nécessité d’un accord final.

Parmi les points cruciaux figure notamment la question de l’Europe à une ou à plusieurs vitesses. Le Royaume-Uni était un exemple, je n’ose dire magnifique, mais plutôt tragique, de cette dernière. En effet, alors que l’on récusait l’idée qu’il y ait une Europe à plusieurs vitesses, certains membres, déjà, ne participaient pas aux accords de Schengen, à la zone euro, ou à l’aventure de l’Europe de la défense – je pense sur ce dernier point au Danemark. Voilà un débat à trancher.

Par ailleurs, quel sort particulier faire à la zone euro ? MM. Macron et Juncker n’en ont pas la même vision. J’espère que le débat franco-allemand va s’ouvrir sur cette question. Mais j’ai une petite inquiétude : Mme Merkel, chancelière sortante et très probablement future, n’aura, à mon sens, qu’un mandat personnel. La campagne des élections fédérales qui est en train de s’achever a vu se développer très peu de débats de fond ; peu de sujets clivants sont apparus. Le seul parti à se livrer à l’exercice, Alternative für Deutschland (AfD), le fait avec un discours que l’on connaît trop bien – il en retirera peut-être quelques bénéfices, d’ailleurs.

Autrement dit, la coalition allemande issue des élections risque de ne pas avoir de mandat programmatique, en face d’un président de la République et d’une Assemblée nationale français qui en ont un, au moment où ils entrent dans la négociation. Les Français ont déjà fait des propositions, tandis que les Allemands sont dans un mode réactif. Ce n’est pas forcément la meilleure des situations.

Enfin, s’agissant de la Méditerranée, je suis d’accord avec vous. C’est précisément pour cette raison que j’ai mis l’accent, dans mon exposé, sur la zone méditerranéenne qui est la plus proche de nous, celle qui nous relie à l’Afrique. C’est là que nos intérêts sont le plus profondément engagés et que les enjeux, mais aussi peut-être les risques, sont les plus importants pour notre pays.

M. Christophe Naegelen. Vous avez parlé principalement des grandes puissances, mais je serais curieux de connaître votre avis sur les « petits » alliés possibles à l’horizon 2030. Je développe : dans la région où nous sommes aujourd’hui en guerre contre le terrorisme, les peshmergas nous ont beaucoup aidé et demandent l’indépendance du Kurdistan irakien actuel ; je pense aussi à la mer de Chine, où vous avez décrit l’omniprésence chinoise, mais Taiwan existe aussi et a même été reconnu, un temps, par la France et par d’autres pays, même s’il ne l’est aujourd’hui que par une vingtaine d’Etats.

N’y a-t-il pas là des entités qui pourraient devenir, à l’horizon 2030, des alliés de la France et de l’Europe ? J’aurais voulu connaître votre vision à long terme de ces « petits » alliés. Il est certain qu’ils n’ont pas la même puissance économique que les États-Unis, la Chine ou même la Russie, mais, dans des régions du monde où nous sommes peu présents, ils pourraient être des alliés d’un certain poids tout de même.

M. Alain David. Je voudrais dire quelques mots sur la diplomatie d’influence. La France rayonne par son audiovisuel extérieur, qui regroupe France 24, France Médias Monde, Radio France Internationale (RFI) et la radio arabophone Radio Doualia. Cette présence audiovisuelle extérieure de la France, qui contribue à la diplomatie par le rayonnement intellectuel, culturel et scientifique, donne une image positive de notre pays. Ce rayonnement porte aussi les valeurs de notre diplomatie, telles que la liberté d’expression, l’indépendance des médias et l’attachement aux valeurs humanistes.

Aujourd’hui, France Médias Monde enregistre des succès. La version arabe de France 24 fait plus d’audience, en Tunisie, qu’Al Jazeera. TV5 Monde est reçu par quelque 235 millions de foyers dans le monde. Ce sont devenus des médias incontournables. Considérez-vous que la stratégie de la France dans ce domaine soit importante et doive être amplifiée et soutenue ?

M. Moetai Brotherson. Je poserai deux questions.

Premièrement, nous avons récemment constaté que d’importants bouleversements climatiques pouvaient provoquer des événements graves. Compte tenu du champ de forces que vous venez de nous décrire, que pensez-vous de la portée réelle de l’accord sur le climat, alors que la COP23 se tiendra dans quelques semaines ? Au vu des enjeux que vous avez exposés, s’agit-il de vœux pieux, d’un moyen d’action, ou d’une contrainte qui risque d’être négligée ?

Deuxièmement, je voudrais rappeler, en tant qu’élu de Polynésie française, que la France est la deuxième puissance maritime mondiale après les États-Unis. La moitié de sa surface maritime lui vient des outremers, notamment dans le Pacifique. Or, aujourd’hui, en Polynésie, pour 5 millions de kilomètres carrés d’océan, nous avons un unique bateau des douanes. Que préconisez-vous quant à l’action future de la France dans cette zone ?

M. François Heisbourg. Monsieur Brotherson, l’accord de Paris est crucial, vital. Il n’a rien d’un vœu pieux, car les grands pollueurs d’aujourd’hui, la Chine et l’Inde, ont pris la mesure du drame pour eux-mêmes. Il arrive que la pollution de l’air à New Delhi atteigne douze fois le niveau où l’on déclenche à Paris la circulation alternée. Vous ne pouvez alors plus sortir de chez vous, même si vous êtes en bonne santé, à cause des difficultés respiratoires. C’est terrifiant. Aussi tout ce qui risque de détricoter l’accord de Paris constitue-t-il un drame, comme le président de la République a eu raison de le rappeler.

Monsieur David, s’agissant de l’audiovisuel, la plupart des pays qui ont des politiques comparables à la nôtre ont en général un vecteur unique : RT pour les Russes, BBC World pour les Britanniques, CCTV pour la Chine… La France s’appuie quant à elle sur TV5 Monde – qui est d’ailleurs francophone, et non française –, France 24 et la chaîne européenne, souvent reçue à l’étranger lointain dans d’aussi bonnes – ou mauvaises – conditions que les deux premières. Est-ce bien raisonnable ? Pourquoi ne pas aller vers une politique du vecteur principal ? Le contribuable ne serait certainement pas fâché d’une certaine rationalisation, tandis que la puissance du message serait peut-être mieux portée.

Monsieur Naegelen, je vous réponds d’abord sur l’Asie-Pacifique. Il y a une demande d’Europe dans la région. Lorsque Jean-Yves Le Drian avait proposé, il y a un an, au Shangri-La de Singapour, qu’il y ait une présence maritime récurrente des Européens en mer de Chine du Sud, nos partenaires asiatiques buvaient du petit lait. C’est donc faisable. La France et le Royaume-Uni sont déjà présents, parfois ensemble d’ailleurs. Mais l’Europe, pour des raisons de divisions internes à l’Union, n’a pas encore décidé de sauter le pas. Ce ne serait pas plus compliqué que de faire ce que l’Europe a fait avec succès en matière de lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden. Là, les marines des États européens, agissant dans un cadre européen, ont « fait le job », en liaison avec les autres grandes puissances.

La même chose peut se passer en mer de Chine, d’autant que nous sommes désintéressés par rapport aux contentieux spécifiquement territoriaux de la région. Nous sommes, quant à nous, attachés au respect de la liberté de la mer et du droit maritime. Le reste n’est pas notre sujet.

S’agissant du Kurdistan, nous voulons certes désarticuler et démanteler la base territoriale de DAECH, ce qui nous amène à côtoyer des gens d’origine très diverse, comme les milices chiites irakiennes, les Iraniens, les hommes de Bachar El-Assad, les Kurdes… Parfois, nous nous entraidons, mais cela ne doit pas déboucher sur la tentation de l’alliance ou de la prise de parti. Le Moyen-Orient est déjà suffisamment compliqué pour que nous ne le compliquions pas davantage.

Quant au Kurdistan, les Kurdes sont des victimes de l’Histoire, mais quatre pays –l’Irak, l’Iran, la Syrie et la Turquie – ont fondamentalement le même avis sur la question. Et ce n’est pas l’avis des peshmergas. Veut-on faire le bonheur de ceux-ci contre ces quatre puissances ? Je préférerais que l’on consacre davantage de moyens à essayer de comprendre ce qu’il nous pend au nez dans le Maghreb et en Afrique.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. J’invite nos neuf collègues qui souhaitent poser des questions à les formuler, si possible, en une minute chacun, car le temps nous est, hélas, compté.

M. Hervé Berville. Ma question porte sur le risque de voir émerger une nouvelle crise financière, dix ans après celle que nous avons connue en 2007.

Il semblerait qu’à l’échelon mondial les conditions soient analogues, si ce n’est pires, comme le Fonds monétaire international (FMI) l’a souligné dans son dernier rapport. Dans la zone euro ou dans les pays émergents, la dette publique est importante. Surtout, la dette privée, dont on parle trop peu et qui est à l’origine de la crise de 2007, atteint un niveau préoccupant, notamment de la part des entreprises chinoises et américaines.

Pensez-vous que nous disposions, sur le plan multilatéral, de mécanismes de régulation et de coordination suffisants et d’instruments adaptés pour faire face à ce type de crise ? Si une telle crise devait survenir, quel en serait l’impact sur le leadership mondial ?

M. Joachim Son-Forget. Je vous remercie, monsieur Heisbourg, pour votre exposé et vous salue en voisin, en tant que député des Français de Suisse, puisque je vous sais très impliqué dans le Geneva Center for Security Policy (GCSP).

J’aimerais revenir sur vos propos concernant l’implication différentielle de la France dans les différentes régions du monde. Je ne suis pas d’accord avec cette position. Nous avons vu que le Président de la République s’est beaucoup investi en tant que médiateur dans des régions que d’aucuns auraient définies comme n’appartenant pas à notre zone d’influence. Je pense au Venezuela et au Levant. Là où la France n’est ni juge ni partie, elle peut jouer plus aisément le rôle de médiateur que d’autres pays.

Il y a aussi la prudence stratégique dont nous devons faire preuve pour anticiper les grands changements. Prenons l’économie verte et les rééquilibrages mondiaux que son développement induira : les champions de demain seront peut-être le Chili et la Bolivie, grands producteurs de lithium. Pensons aussi à la bombe à retardement que constitue le Nigeria. Pour faire face à ces mutations, la France ne devrait-elle pas s’impliquer un peu partout dans le monde ? Ne risque-t-elle pas, sinon, de se voir déposséder de son influence ?

Mme Monica Michel. J’aimerais avoir votre éclairage, monsieur Heisbourg, sur les conséquences du Brexit pour la relance des projets européens, notamment le renforcement de l’intégration européenne.

M. Hubert Julien-Laferrière. Hier, dans son discours devant l’Assemblée générale de l’ONU, le Président de la République a annoncé que la France consacrerait à l’aide publique au développement 0,55 % de son PIB d’ici à 2022, soit quatre milliards d’euros supplémentaires.

Vous n’avez pas cité l’aide au développement dans le trépied sur lequel repose, selon vous, la politique extérieure. Elle est partie prenante de notre diplomatie, mais elle comporte une autre dimension. Certes, il ne faut pas compter dessus pour limiter les migrations, comme vous l’avez souligné, mais nous pouvons tout de même nous appuyer sur ce levier pour aider à la construction d’États de droit.

Les enjeux de sécurité sont-ils si importants qu’il faille mettre au deuxième plan l’aide au développement ? N’est-elle pas aussi un outil de paix et de sécurité ?

Mme Isabelle Rauch. Vous avez évoqué les défis démographiques mondiaux. Les dernières données d’Eurostat, publiées en juillet dernier, semblent confirmer que notre pays souffre de sous-peuplement : sa densité de population par kilomètre carré est nettement inférieure à celle de ses voisins européens. Que pensez-vous de ce retard démographique de la France en Europe ? Son rattrapage vous paraît-il constituer une priorité pour 2030 ? Si oui, comment procéder ?

M. Jean-Paul Lecoq. Il y a un absent dans votre exposé, monsieur Heisbourg, c’est la réaction des peuples. Il existe pourtant un élément nouveau : les peuples, dans les démocraties, sont capables de placer à la tête de leur État des personnes « bizarres », pour ne pas employer un autre mot…

Dans le domaine du nucléaire, ne pourrait-on opposer le désarmement nucléaire total aux encouragements que Trump prodigue au Japon pour acquérir l’arme nucléaire ? Ce serait des dépenses en moins et des fléaux évités.

Parlons encore des migrations climatiques. Nous voyons bien quelle est la situation dans les Caraïbes dévastées en ce moment par des ouragans. Les gens seront toujours prêts à franchir les frontières si leur survie est en jeu : ils escaladeront barbelés et murs. Comment intégrer ces évolutions à nos réflexions ?

M. Jacques Marilossian. Mes questions porteront essentiellement sur les enjeux maritimes, chose qui ne vous étonnera pas quand je vous aurai précisé que j’ai été désigné rapporteur pour avis de la commission de la défense pour les crédits de la marine nationale.

La mer a une importance cruciale aujourd’hui : 90 % des échanges commerciaux se font par voie maritime, 98 % des communications internet intercontinentales transitent via des câbles sous-marins. Et la France possède le deuxième domaine maritime au monde avec ses 11 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive.

Oui, nous voulons réduire les déficits ; oui, nous voulons réduire la dette. Mais nous allons augmenter le budget de la défense de près de 50 % à l’horizon 2025 : il passera de 33 milliards d’euros à 50 milliards d’euros.

Pour la défense de ses intérêts dans sa zone économique exclusive, quelles doivent être les priorités de la France ? Quel rôle doit jouer la marine face aux défis ultramarins ? Faut-il seulement augmenter le nombre de sous-marins, de porte-avions, de frégates, de patrouilleurs ?

Vous parliez des peuples, monsieur Lecoq. Il y a quatre-vingts ans, la question était de savoir s’il fallait mourir pour Dantzig. Faudra-t-il dans dix ou quinze ans, se demander s’il faut mourir pour Nouméa, Wallis-et-Futuna ou Papeete ?

M. Bertrand Bouyx. La Chine est engagée dans un processus de projection en Afrique. Elle possède une base permanente à Djibouti. Pour assurer son développement à l’étranger, elle a besoin de carburant : elle doit maîtriser et protéger ses lignes d’approvisionnement. Des tensions se font jour en mer avec les États-Unis, comme en témoignent les accrochages autour des îles Spratleys.

Dans ce contexte, quelle est la place de la marine nationale française en mer de Chine ? Quelle stratégie la France doit-elle adopter ?

Enfin, on mesure les velléités expansionnistes d’une puissance souveraine au tonnage de sa flotte de guerre. Qu’en est-il de la flotte chinoise ?

M. Pierre-Henri Dumont. Je poserai une question courte au sujet de la Russie. Vous recommandez la fermeté à son égard, mais c’est loin d’être la position de tous les pays occidentaux. Comment expliquer ces différences de perception ?

M. François Heisbourg. Je commencerai par la vocation maritime de la France. Il existe un secrétariat général de la mer, chargé de la présence de la France en mer. Toutefois, chaque ministère concerné – le ministère des finances avec les douanes, le ministère de l’intérieur et bien sûr le ministère de la défense – a sa marine, et nous n’avons pas une politique unique de préservation de nos intérêts dans nos zones économiques exclusives (ZEE). Tant que ne sera pas créée une structure interministérielle dotée d’une capacité d’incitation budgétaire, nous resterons dans cette situation absurde de sous-équipement. Cela doit être corrigé par une réforme de l’État.

Une nouvelle crise financière mondiale est-elle possible, demande M. Berville. Oui. Lorsque pendant plusieurs années les taux d’intérêt des banques centrales avoisinent zéro, cela provoque une inflation désordonnée de toutes sortes d’actifs. Lors d’un récent voyage en Bosnie-Herzégovine, pays dont la situation économique est loin d’être flamboyante, j’ai demandé aux représentants des grandes institutions financières internationales comment les choses se passaient. Ils m’ont répondu qu’ils n’avaient rien à faire, car la Bosnie n’a aucun mal à lever des fonds sur les marchés financiers internationaux. Quand le taux est à 0 %, les établissements financiers peuvent prendre le risque de prêter à un tel pays. Inutile de vous dire qu’une bulle s’est formée pour divers actifs – des actifs boursiers jusqu’aux dettes souveraines – et je crains que cela ne se termine très mal.

J’en viens à l’implication de la France dans le monde, question de M. Son-Forget. La France est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle a, à ce titre, le devoir de s’intéresser à tout afin d’être de tous les débats aux Nations unies. Nous en avons les moyens. Nous disposons d’un atout, que les Britanniques sont peut-être en train de perdre, que possèdent les Américains et les Russes et que sont en passe d’acquérir les Chinois : la capacité de penser mondialement. Mais notre action internationale a un coût élevé en termes d’argent et de vies humaines. Nous n’allons pas investir notre aide publique au développement et déployer des soldats dans un pays comme le Venezuela, du moins je l’espère. Par ailleurs, il faut prendre garde à ne pas céder à la tentation de rentrer dans certaines médiations quand les situations ne sont pas mûres. Les Koweitiens poussent les Français et les Britanniques à s’investir dans le conflit qui oppose l’Arabie saoudite et quelques autres au Qatar. Attention ! Cela risque d’être douloureux pour nous à la sortie.

Pour le Brexit, il s’est passé quelque chose de tout à fait formidable, d’inattendu, de bienvenu : les Vingt-Sept ont très rapidement bâti une attitude commune. Et il n’y a pas de raison de penser que cela ne va pas continuer ainsi. C’est l’occasion pour nous de procéder à la remise en ordre européenne, avec un retour à l’axe franco-allemand.

Pour ce qui est de l’aide publique au développement, la France avait la fâcheuse habitude de procéder par allégements de dettes plutôt que par dons destinés à financer des projets de développement. J’espère que les 4 milliards qui ont été évoqués seront des sommes apportées et non des sommes retranchées. L’aide publique fait bel et bien partie du trépied que j’ai défini : elle appartient à la diplomatie. D’où la fusion entre le Quai d’Orsay et ce qui était à l’époque la rue Monsieur, siège aujourd’hui de l’ambassade de Chine – mutation symboliquement intéressante, soit dit en passant…

Vous parlez, madame Rauch, de retard démographique de la France. Je suis en désaccord avec ce diagnostic. Des pays bien portants peuvent aussi bien être densément peuplés – prenons Singapour et ses 6 000 habitants par kilomètre carré – que faiblement peuplés, comme les États-Unis avec leurs 20 habitants par kilomètre carré. Notre démographie se compare avantageusement, par la composition de la population et sa dynamique, à celles de la plupart des États d’Europe.

Le désarmement nucléaire est bien sûr un objectif, monsieur Lecoq. La France y a souscrit en 1978, du temps de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, lors d’une Assemblée générale extraordinaire des Nations unies. C’est toutefois un jeu dont la conduite ne va pas de soi, car certains pays désarment et d’autres pas. M. Kim Jong-Un ne vise pas franchement le désarmement nucléaire, pas plus que M. Trump ou M. Poutine, sans parler de la Chine ou du Pakistan. Quand une grande partie des puissances nucléaires sont déterminées à jouer de leur avantage, nous ne pouvons nous défaire de ce qui constitue une assurance-vie.

Je termine par la Russie. La faiblesse ne rend pas doux, elle ne rend pas aimable. La Russie a peut-être le PIB de l’Espagne, mais elle a le comportement du Japon d’avant-guerre. Ce pays avait 2 % du PIB des États-Unis, et cela ne l’a pas empêché de frapper Pearl Harbor. Le parallèle est peut-être osé – je ne soupçonne pas M. Poutine de vouloir fomenter une attaque équivalente. Mais la Russie n’est pas une puissance de statu quo. Elle veut réécrire les règles de fonctionnement de l’Europe, voire de territoires au-delà. Elle se lance dans l’info-guerre, dans la guerre hybride. Elle cherche à acquérir les moyens qui permettent de suppléer à sa faiblesse fondamentale : l’agilité politique et militaire, atouts formidables, qui permettent aussi à notre pays d’être encore une grande puissance. L’agilité peut être mise au service de bonnes causes – c’est le cas de notre pays en général – mais aussi de moins bonnes causes, comme diraient peut-être les Tatars de Crimée.

M. Trump dans son discours d’hier à l’ONU, a utilisé quarante et une fois le mot « souveraineté », mais pas une seule fois il n’a évoqué les violations de souveraineté de la part de certains États, je pense notamment à la Russie.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. En notre nom à tous, je remercie François Heisbourg pour l’intelligence et la pertinence de ses propos et le soin qu’il a mis à répondre à chacune et chacun d’entre nous.

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Informations relatives à la commission.

A cours de sa séance du mercredi 20 septembre 2017, la commission a nommé  les rapporteurs pour les projets de loi de finances pour 2018 :

– Mme Samantha Cazebonne, rapporteure sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant la ratification de l'avenant modifiant la convention du 14 janvier 1971 entre la France et le Portugal tendant à éviter les doubles impositions et à établir des règles d'assistance administrative réciproque en matière d'impôts sur le revenu (n° 114).

– M. Sylvain Wasermann, rapporteur sur le projet de loi autorisant la ratification du protocole sur les privilèges et immunités de la juridiction unifiée du brevet (n° 146).

– M. Guy Teissier, rapporteur sur le projet de loi autorisant la ratification de l’accord de partenariat et de coopération renforcée entre l’Union européenne et ses Etats membres, d’une part, et la République du Kazakhstan, d’autre part (n° 152).

La séance est levée à dix heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 20 septembre 2017 à 9 heures

Présents. - M. Frédéric Barbier, M. Hervé Berville, M. Bertrand Bouyx, M. Moetai Brotherson, M. Pierre Cabaré, Mme Samantha Cazebonne, Mme Annie Chapelier, Mme Mireille Clapot, M. Alain David, M. Frédéric Descrozaille, M. Christophe Di Pompeo, M. Pierre-Henri Dumont, M. Michel Fanget, M. Bruno Fuchs, Mme Laurence Gayte, M. Éric Girardin, Mme Olga Givernet, M. Michel Herbillon, M. Bruno Joncour, M. Hubert Julien-Laferriere, M. Rodrigue Kokouendo, Mme Sonia Krimi, Mme Amal-Amélia Lakrafi, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Martine Leguille-Balloy, Mme Marion Lenne, Mme Nicole Le Peih, Mme Marine Le Pen, M. Jacques Maire, M. Denis Masséglia, M. Jean François Mbaye, Mme Monica Michel, M. Sébastien Nadot, M. Christophe Naegelen, M. Frédéric Petit, M. Jean-François Portarrieu, M. Didier Quentin, Mme Isabelle Rauch, M. Jean-Luc Reitzer, M. Joachim Son-Forget, Mme Sira Sylla, Mme Liliana Tanguy, Mme Valérie Thomas, M. Sylvain Waserman

Excusés. - Mme Clémentine Autain, M. Pierre Cordier, M. Olivier Dassault, Mme Laurence Dumont, Mme Anne Genetet, M. Philippe Gomès, M. Meyer Habib, M. Christian Hutin, M. Yves Jégo, M. Jean-Luc Mélenchon, M. Hugues Renson

Assistait également à la réunion. - M. Jacques Marilossian