Compte rendu

Commission
des lois constitutionnelles,
de la législation
et de l’administration
générale de la République

 

         Réunion conjointe avec la commission des Affaires sociales :

– Intervenants sur le thème « De la bioéthique au droit de la bioéthique » : MM. Jean-René Binet, professeur de droit à l'Université de Rennes 1 et Bertrand Mathieu, professeur de droit à l'Université Panthéon Sorbonne Paris I, conseiller d'État en service extraordinaire                            2

– Intervenants sur le thème « Recherche génétique et recherche sur l’embryon » : MM. Alain Fischer, professeur d'immunologie pédiatrique, titulaire de la chaire Médecine expérimentale au Collège de France, Antoine Magnan, professeur de pneumologie, président du Comité national de coordination de la recherche et Arnold Munnich, professeur de génétique pédiatrique, chef du département de génétique médicale de l'hôpital Necker-Enfants malades de Paris.                             14             

 

 


Mercredi
16 mai 2018

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 73

session ordinaire de 2017-2018

Présidence de
Mme Yaël Braun-Pivet,
Présidente,
et de Mme Brigitte Bourguignon,
présidente de la commission des Affaires sociales


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La réunion débute à 9 heures 40.

Présidence de Mme Yaël Braun-Pivet, Présidente
et de Mme Brigitte Bourguignon, présidente de la commission des Affaires sociales.

La commission des Lois organise, conjointement avec la commission des Affaires sociales, une réunion sur le thème « De la bioéthique au droit de la bioéthique » avec la participation de M. Jean-René Binet, professeur de droit à l’Université de Rennes 1, et M. Bertrand Mathieu, professeur de droit à lUniversité Panthéon Sorbonne Paris I, conseiller dÉtat en service extraordinaire.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Nous nous retrouvons pour un cycle d’auditions que Brigitte Bourguignon, présidente de la commission des affaires sociales, et moi-même pour la commission des lois, avons souhaité organiser conjointement afin d’amorcer le débat sur la prochaine révision des lois relatives à l’éthique de la médecine, à la recherche médicale, la bioéthique. Nous poursuivons ainsi un débat ouvert il y a plus de vingt ans avec les premières lois de bioéthique de 1994. La dernière actualisation de ces lois en 2011 prévoyait que le Parlement les examine de nouveau en 2018. Le processus de révision a été lancé, le 18 janvier dernier, par le Comité consultatif national d’éthique, avec des États généraux de la bioéthique, qui se sont achevés le 9 mai. Une synthèse des travaux sera remise à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), que nous allons associer à notre réflexion, et à madame la ministre des solidarités et de la santé, au début du mois de juin. Le Conseil d’État devrait également remettre un rapport sur le sujet d’ici la fin du mois de juin. Dans ce cadre, le Gouvernement présentera un projet de loi à l’automne.

La bioéthique touche à des sujets complexes, sensibles, qui concernent tous les Français. L’évolution rapide des sciences et technologies médicales est source de progrès, autant que d’inquiétudes. C’est la raison pour laquelle, avec Brigitte Bourguignon, nous avons souhaité que nos commissions s’en saisissent plusieurs mois avant la présentation du projet de loi, afin de prendre ensemble le temps de la réflexion et de mener un travail de fond grâce à ce cycle d’auditions.

Cette première audition est consacrée au cadre juridique dans lequel s’inscrivent la bioéthique et les enjeux liés à la recherche sur le génome et sur l’embryon. Par la suite, nous aborderons les neurosciences et l’intelligence artificielle, avant d’aborder le thème « procréation et société ».

Pour cette première table ronde intitulée « De la bioéthique au droit de la bioéthique », nous accueillons M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l’Université Panthéon Sorbonne Paris I et M. Jean-René Binet, professeur de droit privé à l’Université de Rennes 1.

Cette approche juridique s’impose, car la réflexion à laquelle nous invite la bioéthique dépasse le seul champ de la science. Les découvertes scientifiques peuvent, par leurs usages, remodeler en profondeur notre société, voire la définition de l’individu. La bioéthique invite à réfléchir au progrès, mais également aux dérives que peuvent engendrer la recherche et ses applications. Il s’agit, pour la loi, d’encadrer des progrès raisonnables et raisonnés.

Avant de donner la parole à M. Mathieu et à M. Binet pour nous retracer l’évolution du cadre juridique depuis les lois fondatrices de 1994 et nous indiquer quelles sont, à leurs yeux, les pistes d’évolution possibles, en particulier s’agissant de la recherche biomédicale, de l’assistance biomédicale à la procréation, des neurosciences et de l’intelligence artificielle, notre collègue Xavier Breton a demandé la parole.

M. Xavier Breton. Je vous remercie, mesdames les présidentes, d’avoir organisé ces auditions. Cette réflexion préalable est nécessaire. Je regrette toutefois que cette révision des lois de bioéthique n’ait pas donné lieu à la création d’une mission spécifique chargée de l’évaluation des lois précédentes, comme ce fut le cas lors des révisions qui ont abouti à la loi de 2004 et à la loi de 2011. Dans ce dernier cas, une mission d’information composée d’une trentaine de députés siégeant dans toutes les commissions avait travaillé de juin 2008 à janvier 2010, publiant alors son rapport au terme d’un an et demi de travail et après 108 auditions. Je regrette donc que l’on n’ait pas fait ce travail en profondeur, comme notre groupe l’avait proposé au Président de l’Assemblée nationale. Mais je vous remercie d’avoir organisé ces tables rondes : c’est mieux que rien.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Votre demande de création d’une mission d’information ne concernait ni la commission des lois ni celle des affaires sociales. Pour notre part, nous souhaitons réunir le plus grand nombre de collègues, c’est pourquoi nous organisons ces réunions conjointes, pour les 140 commissaires concernés, mais qui sont ouvertes à tous les députés qui le désirent. Il était en effet important que le Parlement se saisisse du sujet dès à présent, et je pense que ce cycle d’auditions répondra assez largement à votre demande.

M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public à lUniversité Panthéon Sorbonne Paris I, conseiller dÉtat en service extraordinaire. Ma présentation sera très générale, mais me permettra de poser – de manière peut-être un peu brutale – un certain nombre de questions, au début de ce débat parlementaire.

La lettre du Premier ministre pour saisir le Conseil d’État pose très bien cette question fondamentale : faut-il rompre ou non, faut-il le faire partiellement ou totalement, avec les principes posés en 1994 et maintenus en 2004 et en 2011 ? Les règles relatives à la bioéthique ont en effet été posées dans le cadre de principes constitutionnels que le Conseil constitutionnel a fixé en 1994. Mais l’élasticité des principes a ses limites. Or, de dérogation en aménagement, on s’écarte de ces principes. D’où cette question éminemment politique : faut-il repenser ces principes, ou essayer de maintenir les évolutions législatives dans le cadre fixé ? Une question plus précise est de savoir s’il faut maintenir ces principes ou les remplacer par une conception casuistique, à l’anglo-saxonne, à laquelle répondent parfaitement les notions très souples d’éthique, de demande sociétale et de développement d’un droit essentiellement procédural. Si l’on entre dans cette voie – dans le peu de temps dont je dispose, je caricature –, il n’y a plus de limite a priori à l’évolution des techniques et des pratiques. Il faut bien garder à l’esprit ce choix fondamental.

Je ne suis pas compétent pour interpréter les demandes sociétales et je n’ai pas de compétence scientifique. Je partirai de ce principe nécessaire à mes yeux : le droit doit être facteur de cohérence. Il n’impose pas une morale spécifique, mais vise l’ordonnancement de la société. Or l’éloignement entre les pratiques et les principes crée un certain nombre d’incohérences.

De façon un peu caricaturale une fois encore, il y a deux manières d’ordonner le droit : selon une logique fondée sur l’autonomie de l’individu, logique éminemment libérale mais assez peu protectrice, ou selon une logique fondée sur des principes objectifs, qui est plus protectrice mais moins libérale. On peut essayer de concilier ces deux logiques, notamment au bénéfice du caractère inaliénable des libertés qui interdit de sacrifier sa liberté au nom de la liberté, mais, dans un certain nombre de cas, cette tentative de conciliation s’avère contradictoire.

Le droit est, en fait, confronté à bien d’autres logiques : la logique économique joue un rôle considérable en la matière ; la mondialisation conduit un contournement de plus en plus aisé des obstacles juridiques nationaux.

Par ailleurs, le droit doit se préserver de deux tentations perverses. La première consisterait à ignorer les évolutions techniques et sociales engendrées par la science et à maintenir contre vents et marées la pureté de règles inadaptées ; l’autre, plus dangereuse aujourd’hui, serait que le législateur se comporte en simple notaire qui transcrirait les avancées scientifiques en règles juridiques sans cesse adaptées.

Finalement, depuis 1994, l’architecture du système a conduit le législateur à fixer un cadre très général et des règles procédurales et à confier la régulation des pratiques à des organes indépendants très largement gérés par les médecins et les scientifiques. Il y a là une source de décalage entre des principes immuables inscrits dans le code civil, auxquels on ne saurait toucher que d’une main tremblante, et des dispositifs techniques de plus en plus dérogatoires. C’est là un risque dont il faut prendre conscience.

Quels sont les principes fondamentaux applicables en la matière ? Quel est le système dessiné en 1994 à la fois par le législateur et par le Conseil constitutionnel ? En 1994, le législateur pose un cadre autour du principe de dignité et, la question étant totalement nouvelle, il demande au Conseil constitutionnel, non pas si c’est conforme à la Constitution, mais si cette architecture correspond aux principes constitutionnels. Deux principes ordonnent le système, celui de dignité et celui de liberté. Le terme de dignité, utilisé à toute occasion, est galvaudé, et plus on l’utilise, plus on l’affaiblit. Contrairement à la liberté, qui présuppose l’autonomie de celui qui l’exerce, la dignité n’est conditionnée que par l’humanité de l’être qu’elle protège. Aucune autre considération, tenant par exemple à la qualité de la vie de cet être, à ses caractéristiques génétiques, ne peut conditionner la reconnaissance de cette dignité, sauf à méconnaître le principe lui-même. Le choix du principe de liberté implique que le système social est régulé selon le principe de responsabilité, qui impose réparation des dommages causés par l’exercice de sa liberté. Le principe de dignité s’affirme comme une limite autonome et externe à l’exercice de la liberté. Il crée des limites à l’instrumentalisation et à la marchandisation de l’humain, dont la science et l’économie ont aujourd’hui besoin. Dans sa décision rendue en 1994, le Conseil constitutionnel affirme ceci : le principe de dignité implique que la personne humaine ne soit pas traitée comme un objet, dégradée, ou qu’elle ne soit pas utilisée à une fin qui lui est étrangère, asservie – « dégradé » et « asservi » sont les deux termes qui figurent dans sa décision. Le principe de dignité n’est donc pas un principe moral auquel chacun pourrait se référer en fonction de son propre système de valeurs, mais l’interdiction de dégrader et d’asservir la personne humaine.

À partir du moment où l’on admet que c’est là le principe cadre, on entre dans des analyses beaucoup plus casuistiques pour savoir ce qui relève de la dégradation ou de l’asservissement.

On pourrait illustrer cette question à partir de bien des problématiques, celle de la fin de vie, de la gestation pour autrui (GPA) et de la procréation médicalement assistée (PMA), sur lesquelles ce principe doit jouer un rôle directeur. Nous l’examinons ici à propos de la recherche sur l’embryon. D’un côté, dans une vision utilitariste, l’utilisation de l’embryon à des fins de recherche fait pencher la balance vers l’espoir des bénéfices potentiels de cette recherche. Mais d’un autre côté, l’embryon est protégé au nom du principe de dignité – ce qui ne signifie ni que l’embryon a des droits ni qu’il est reconnu comme une personne, mais simplement qu’il est l’objet d’une protection constitutionnelle. À ce propos, le débat est perverti par le débat sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG), qui n’a rien à voir. Le droit à l’interruption volontaire de grossesse, à l’avortement, résulte de l’exercice de sa liberté par la femme. Tout autre chose est d’utiliser l’embryon comme objet de recherche. Il faut donc éviter de les confondre et ne pas prétendre que la protection de l’embryon dans le cadre de la recherche remet en cause le droit à l’IVG, même si l’argument est utilisé dans un débat idéologique.

Finalement, jusqu’à présent, on s’est arrangé de la recherche sur l’embryon d’une manière un peu opportuniste, en disant : il y a des embryons surnuméraires destinés à la destruction ; pourquoi ne pas s’en servir pour faire avancer la recherche ? Le problème se pose différemment s’il s’agit de créer des embryons en vue de la recherche. Dans ce cas, il faut considérer l’embryon comme un objet et dire que, par nature, l’embryon humain échappe à toute protection juridique. Je rappelle que la convention sur les droits de l’homme et la biomédecine du Conseil de l’Europe de 1996 interdit la constitution d’embryons à des fins de recherche.

Pour conclure, je voudrais signaler le risque fondamental qu’il y aurait à développer un droit qui serait fondé uniquement sur l’autonomie de la volonté individuelle et encadré seulement par des contraintes procédurales et par des considérations éthiques provisoires. Le danger serait alors, dans un système où l’emprise du droit, et plus encore du droit national, est relativement limitée, d’engendrer une profonde inégalité au détriment des plus faibles et de s’inscrire dans une logique utilitariste de rupture avec des considérations ontologiques ou anthropologiques sur l’humanité – ce qui mène, potentiellement, à toutes les questions liées au transhumanisme et au développement de l’intelligence artificielle. Rien ne s’impose, mais la bioéthique constitue en quelque sorte un jardin d’acclimatation où, de petit pas en petit pas, de petite rupture en petite rupture, on va vers des mutations très profondes sans réfléchir à la cohérence de l’ensemble. Peut-être faudrait-il, à l’occasion d’un débat portant sur la bioéthique, au-delà d’une analyse casuistique des questions posées, réfléchir sur les valeurs qui fondent les interdits. Pourquoi y en a-t-il ? Quels sont-ils ? Quel prix acceptons-nous, ou non, de payer, pour les renverser ou pour nous y soumettre ? Dans les deux cas, il y a un prix. Sur un plan juridique cette fois, les droits subjectifs protègent ceux qui ont les moyens de se défendre. Leur infinie multiplication affaiblit chacun d’eux. Les droits objectifs définissent des interdits qui s’imposent à chacun, alors que la victime potentielle ne peut se défendre. La stratégie consciente ou inconsciente qui vise à affaiblir ou relativiser le principe de dignité permet d’éroder le seul obstacle qui se dresse à l’instrumentalisation de l’homme par l’homme sous le couvert de l’exercice, par chacun, de sa liberté.

M. Jean-René Binet, professeur de droit privé à lUniversité de Rennes 1. Je vous remercie à mon tour de m’associer au début de vos travaux. Le professeur Mathieu a déjà dit nombre de choses importantes sur lesquelles j’essaierai de ne pas revenir en abordant votre question : comment passer de la bioéthique au droit de la bioéthique ?

En 1994, le législateur français a créé un modèle juridique qui s’inscrit, de manière consciente, dans une tradition d’excellence du droit français, comme l’avait souhaité le président Mitterrand lorsqu’il avait voulu que l’on crée un droit de la bioéthique. Ce système français affirme des principes et traite de leur articulation avec un nombre considérable d’applications, qui sont parfois des dérogations ou des assouplissements, mais qui permettent de concilier l’affirmation des valeurs essentielles portées par les principes et les nécessités de la science et la médecine, qui sont la plupart du temps dans les dispositions d’application qui figurent dans le code de la santé publique. Ainsi, le code civil contient dans ses articles 16 et suivants des principes fondamentaux de la bioéthique – respect, inviolabilité, extrapatrimonialité du corps humain, dignité de la personne humaine, intégrité de l’espèce humaine. Telle est la vision de la personne humaine qui constitue le modèle français. Pour le président Mitterrand, la France devait faire rayonner ce modèle comme elle l’avait fait pour le code civil. Aussi n’est-ce pas par hasard que la France soit le seul pays à disposer d’un corpus législatif aussi construit et ambitieux, aussi cohérent et rationnel – avec ses défauts, il va de soi. Il repose sur la volonté de lutter contre la marchandisation du corps humain et la technicisation incontrôlée de la procréation, les transformations de l’espèce humaine et toutes les atteintes à la dignité qui pourraient en résulter.

Cette structure, ses dispositions de principe et ses applications ont été reprises dans la convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine. Discutée en 1996, signée en 1997, elle s’inspire fortement des travaux du législateur français, s’ancre dans le principe de dignité et reprend l’interdiction de créer des embryons pour la recherche. Cette convention a vocation universelle et peut être signée par des États qui ne sont pas membres du Conseil de l’Europe. C’est le seul instrument régional évoqué dans les débats outre-Atlantique sur la bioéthique. Seule une telle convention permet de construire une législation uniforme et de lutter contre la mise en concurrence des droits – le legal shopping – qui conduit des ressortissants français à aller à l’étranger pour bénéficier de situations juridiques que le système national interdit. Face à cette concurrence, on en arrive parfois à considérer que le droit français doit s’adapter de manière à ce que nos citoyens n’aillent pas ailleurs chercher les conditions qui ne leur sont pas offertes dans leur pays. Mais le faire serait abdiquer une part importante de souveraineté nationale. Il est évident qu’il ne faut pas s’en tenir là. Le modèle français doit être préservé et, s’il doit évoluer, ce n’est certainement pas en fonction de ce qui se passe ailleurs.

Ce modèle se caractérise d’ailleurs par sa possibilité d’évoluer, inscrite en 1994 et répétée en 2004 et 2011, et qui conduit à la révision actuelle. Chacune de ces révisions est guidée par l’idée que le droit français ne doit pas être figé dans un contenu qui ne répondrait plus aux nécessités ou à l’état de la science. Ainsi, en 2004, le législateur a inscrit dans le code civil la prohibition du clonage, qui était devenu une réalité depuis 1994, et en 2011 il a inscrit dans le code de la santé publique la possibilité de congélation ultrarapide des ovocytes, technique qui n’existait pas en 2004 et l’est désormais. Chaque révision est l’occasion de comparer l’état de la science et celui des besoins, de faire le choix d’accepter telle technique et d’interdire telle autre. En procédant ainsi, le législateur peut se maintenir dans un cadre, parfois subtil à saisir, fondé sur des principes. Certains d’entre eux sont affirmés de manière explicite dans le code civil. D’autres ne peuvent être révélés que par un exercice d’interprétation ; mais pour être implicites, ils n’en sont pas moins importants.

Je prends trois exemples de ce caractère implicite. L’article 16-4 du code civil, dans son dernier alinéa, interdit les thérapies géniques germinales, qui pourraient conduire à une modification de la descendance. Cette thérapie devrait être pratiquée à un stade très précoce du développement embryonnaire ou sur les cellules sexuelles, de manière à ce que les modifications ainsi produites soient transmises. Pourquoi ces techniques sont-elles interdites ? Parce qu’on ne sait pas maîtriser les conséquences de telles modifications dans la chaîne des générations successives. Sous-jacent à cette prohibition, on discerne l’existence du principe de précaution, connu en droit de l’environnement, mais un peu moins en droit de la bioéthique et qui a pourtant ici toute sa place.

Deuxième exemple, le droit d’utilisation du corps humain, ses éléments et ses produits est organisé autour de principes affirmés à l’article 16-1 du code civil, l’inviolabilité, le respect, la non-patrimonialité du corps humain. Ces principes traduisent, plus encore, le principe d’indisponibilité que le législateur n’a pas inscrit dans le code civil, mais qui permet de fonder la prohibition des maternités de substitution à l’article 16-7 du code civil, et d’imposer de très nombreuses conditions aux utilisations d’éléments et produits du corps humain, lesquels peuvent être utilisés et le sont dans un cadre dérogatoire strict – gratuité, anonymat, vocation principalement thérapeutique du prélèvement. Ces conditions peuvent parfaitement être respectées parce qu’elles s’inscrivent dans un cadre dérogatoire à un principe, celui de l’indisponibilité du corps humain.

Troisième exemple de principe implicite, concernant l’assistance médicale à la procréation. Le code de la santé publique prévoit le recours à l’assistance médicale à la procréation dans un cadre qui est celui d’un couple formé d’un homme et d’une femme vivants et en âge de procréer. Ces conditions sont-elles arbitraires ? Pas du tout. Elles reflètent en réalité la volonté du législateur de s’inscrire dans la préservation de l’intérêt de l’enfant à concevoir ou à naître de l’utilisation de ces techniques, intérêt qui est de bénéficier d’une filiation crédible. Ce modèle de la procréation assistée tel qu’il a été fixé en 1994 permet alors d’inscrire la filiation de l’enfant de manière très subtile par les deux articles 311-19 et 311-20 du code civil, dans le cadre du titre VII du livre premier, c’est-à-dire de la filiation charnelle. Ainsi, la technique juridique permet d’effacer le recours à la technique médicale.

Pour conclure, si demain ce cadre devait être modifié, comme le comité consultatif national d’éthique l’a préconisé, cela conduirait nécessairement à devoir repenser le modèle de la procréation. Il ne pourrait plus être rattaché à la filiation charnelle telle qu’elle est prévue au titre VII, sauf à bouleverser celui-ci qui, actuellement, ne permet de reconnaître le lien de filiation que dans un cadre hétérosexué. Il faudrait donc modifier le titre VII ou faire basculer les conséquences du recours à l’assistance médicale à la procréation dans le titre VIII, relatif à la filiation adoptive. Cela conduirait, pour les couples ayant recours à la PMA dans un cadre hétérosexué, à faire désormais prévaloir la technique sur la filiation crédible, et il y aurait alors une rupture de modèle.

M. Jean-François Eliaou, rapporteur de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Je voudrais d’abord revenir sur la définition des lois de bioéthique. Le terme est-il bien adapté ? Il s’agit plutôt de biomédecine, pas forcément d’éthique. En tout cas, ce sont les dispositions législatives qui encadrent les sauts technologiques, les progrès médicaux et les progrès scientifiques. Nous sommes dans un cadre strictement thérapeutique. Toute la difficulté est d’ajouter le mot d’éthique, qui doit prendre en compte les droits fondamentaux, le respect de la personne humaine, le principe de dignité, la non marchandisation du corps humain etc. En second lieu, ces lois dites de bioéthique sont tout à fait exemplaires dans la mesure où elles peuvent évoluer, avec des clauses de revoyure inscrites dans la loi, ce qui est original. C’est dans ce cadre, prévu en 2011, que nous sommes là aujourd’hui, et l’OPECST doit agir à deux niveaux : d’abord, pour établir un rapport sur la forme et sur le fond des travaux du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Simplement, il semblerait que les débats multiples qui ont eu lieu dans le cadre des États généraux de la bioéthique se soient fortement focalisés sur deux aspects qui n’entrent pas forcément dans le cadre des lois de bioéthique. L’OPECST a également à évaluer les lois de bioéthique de 2011. Effectivement se pose alors un problème : comme l’a dit un collègue, des missions d’information comme celles qui ont eu lieu par le passé auraient été les bienvenues. Évidemment, il y a des auditions, il y a le rapport très intéressant et précis de l’Agence de la biomédecine, qui est l’opérateur qui nous permet de fonctionner dans un cadre juridique très précis, de janvier 2018.

En second lieu, l’OPECST doit réfléchir sur l’évolution des lois de bioéthique et, en tant que médecin et scientifique, on peut se demander si les lois de bioéthique doivent entrer dans le détail comme elles le font actuellement. Ces lois doivent encadrer les progrès scientifiques et médicaux, dans un cadre thérapeutique, mais, la science évoluant extrêmement vite, on pourrait imaginer un travail législatif en établissant une loi-cadre qui permettrait de juger et d’encadrer les progrès médicaux en se basant sur les grands principes que nous avons décrits.

Enfin, la limitation de la recherche sur l’embryon, même si c’est un objet doté d’une protection constitutionnelle, repose sur deux principes : éviter l’eugénisme et éviter le clonage humain – sachant que ce peut être une possibilité dans quelques années. Ces deux principes ont été abordés dans les lois de bioéthique précédentes. La création d’un embryon dans le but de la recherche est absolument à proscrire. Mais je rappelle que la loi de bioéthique précédente a permis le bébé médicament, c’est-à-dire de pouvoir faire des enfants ayant les caractères génétiques proches d’un enfant ayant une atteinte hématologique ou génétique très forte, pour pouvoir le greffer. Il va falloir y réfléchir.

M. Jean-Louis Touraine. Je remercie nos présidentes d’avoir organisé ces séances et les deux intervenants pour avoir exposé clairement les problèmes. En effet les liens entre droit et bioéthique sont importants, mais ils sont singuliers. Pour les lois de bioéthique, les caractéristiques sont, par définition, mouvantes et évoluent dans le temps. Nous ne pouvons inscrire dans le marbre aucune de nos décisions en raison de la rapidité de la progression des découvertes scientifiques. D’ailleurs, le périmètre même des lois change et, cette année, nous introduisons l’intelligence artificielle et les données. Il y aura d’autres extensions à l’avenir.

En 1983, fut créé le Comité consultatif national d’éthique, qui émet des avis, des recommandations. Ils étaient à l’époque, sous la présidence de Jean Bernard, pris sans vote mais par consensus. Ces recommandations sans sanction pouvaient être transgressées par quiconque. Il a donc fallu en 1994, pour donner à ces avis plus de valeur, définir par les lois les sanctions éventuelles. D’autres pays ont suivi d’autres voies, en premier lieu celle de la jurisprudence. Puisque le changement était rapide, ils attendaient que les problèmes se posent, la jurisprudence servant à régler les cas futurs. Reconnaissons que ces lois sont, en France, fondées sur des principes et des règles qu’on peut considérer soit de façon statique, comme le droit nous y convie, soit de façon évolutive, ce que nous proposent plutôt la société et les professionnels.

La vision statique est rassurante, donne un confort intellectuel. On a des principes, et toute nouvelle loi se fonde sur eux. Mais cela pose plusieurs problèmes. J’en cite deux. Certains de nos principes sont universels, mais d’autres, plus nombreux, ne sont pas partagés par d’autres pays, et il est même frappant de voir que, dans des pays d’Europe ayant une culture comparable, les principes peuvent différer voire s’opposer. Cela crée une situation inconfortable, sans être un motif à déroger à nos principes. Mais, ces principes se heurtent à des pratiques qui les détournent, dans notre pays même. Par exemple, l’anonymat du don de gamètes a été un principe. Pourtant, les techniques modernes de la génétique et de la généalogie ont permis à un jeune homme, Arthur, d’identifier le donneur de gamètes qui lui a permis de naître. Il était motivé par un désir d’accès à ses origines, et a trouvé les moyens scientifiques pour transgresser le principe. Autre exemple, la gratuité du don de sang, pratiquée dans peu de pays, comme la France et le Brésil, nous apparaît très bénéfique. Cependant, pour couvrir nos besoins, il nous faut des produits dérivés du sang comme les immunoglobulines pour traiter les malades qui souffrent d’agammaglobulinémie. La collecte auprès des donneurs volontaires ne suffisant pas, nous achetons les immunoglobulines à des laboratoires étrangers qui les fabriquent à partir de donneurs de sang rétribués. Nous n’appliquons pas le principe dans ce cas.

Il nous faut donc, en entamant cette nouvelle révision des lois de bioéthique, garder un esprit tout à fait ouvert, car nos principes, importants, ne sont pas immuables. Ce qui importe le plus, c’est de garder la cohérence de nos valeurs.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Je donne maintenant la parole à nos collègues qui ont des questions à vous poser.

Mme Caroline Janvier. Je vous remercie d’avoir introduit notre réflexion sur les aspects juridiques de la bioéthique. Quand la morale renvoie à un corps constitué de normes, l’éthique implique un questionnement sur les normes, s’interroge sur leur fondement et se confronte ainsi à l’inexistence de critères moraux immuables, le progrès technique étant l’un des facteurs d’évolution de nos repères sociaux.

Accompagner le progrès technique qui renvoie aux principes utilitaristes que vous avez évoqués tout en respectant un certain nombre de principes moraux, dont la liberté, la dignité, le respect de la vie, voilà une injonction qui peut paraître paradoxale dans le débat public. C’est tout l’enjeu de l’éthique que d’accompagner ce paradoxe.

Le rôle de la loi n’est-il pas de permettre les conditions de ce questionnement éthique et, de ce fait, jusqu’où aller ? Et quelle articulation avec la soft law – les règles éthiques et déontologiques – peut-on concevoir ?

M. Thomas Mesnier. Ma question intéresse nos concitoyens au quotidien. Il s’agit de la protection des données de santé, qui était l’un des neuf thèmes de travail des États généraux de la bioéthique. Les données de santé sont parmi les plus sensibles des données personnelles, ayant trait au privé, à l’intime, comme le soulignait le Conseil d’État. Mais la collecte et l’exploitation des données de santé sont essentielles au progrès scientifique et thérapeutique, à la veille sanitaire, à l’amélioration de notre système de santé, à la conduite des politiques de soins et de prévention. Ces données doivent continuer à être protégées pour assurer le respect de la vie privée et le secret médical. Il semble toutefois nécessaire de lever certains verrous, afin, par exemple, de croiser et d’exploiter les données issues des différentes bases. Il faut donc concilier protection et ouverture. Quel éclairage pouvez-vous nous donner sur ces questions et sur la façon dont elles pourront s’inscrire dans la révision des lois de bioéthique ?

M. Christophe Euzet. Avant que le débat ne devienne trop technique, je souhaite rester sur un plan général. Les progrès scientifiques, et ceux de la biomédecine en fait, bousculent les valeurs éthiques et traditionnelles puis interpellent le droit. Mais le droit, qui ordonne, qui met en cases, a une dimension temporelle différente de celle de la recherche, fluide, aux développements parfois exponentiels. Suite au travail du législateur, le juriste s’immisce dans le monde du praticien. Le professeur Mathieu l’a très bien dit : face à la demande sociétale, va-t-on succomber à l’ordre juridique anglo-saxon ou tenir nos bastions, nos principes juridiques ? Mais comment refuser durablement des innovations qui sont à portée de main au nom de nos principes quand d’autres, moins scrupuleux, les acceptent ? En d’autres termes, comment notre recherche scientifique et biomédicale peut-elle rester compétitive si nous refusons des progrès que d’autres s’autorisent à faire ?

Mme Blandine Brocard. Le législateur doit poser des limites à la société. Mais comment satisfaire des demandes individuelles qui s’opposent aux grands principes qui ont été exposés ? J’avoue ne pas avoir la réponse, ni savoir s’il y en a une. Et ces revendications individuelles s’appuient sur ce qui se passe dans d’autres pays. J’en suis d’accord, nous ne pouvons fixer notre droit par rapport au droit d’autres pays. Mais certains le font, par exemple sur la PMA. Comment conserver les fondements de notre droit, et quelle est la place du juge, plus à même d’affiner et d’individualiser ce que la loi ne peut pas faire ?

M. Patrick Hetzel. Le rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) aborde ce qui est qualifié d’« illégalités fécondes ». Selon ce rapport, cela doit conduire à régulariser des pratiques interdites mais tolérées : par exemple, à propos de la loi Claeys-Leonetti, on indique que la sédation profonde et continue implique une possibilité assumée mais non avouée de mettre fin activement à la vie d’une personne. Pouvez-vous nous dire quel regard vous portez, en tant que juristes, sur de tels glissements, sur cette façon de dire que des pratiques existent et qu’il faut mettre le droit en adéquation avec ces pratiques, fussent-elles inavouées ?

M. Bertrand Mathieu. La plupart de ces questions, bien que fondamentales, sont sans réponse. Il ne peut y être apporté une réponse dans un sens ou dans un autre. Comment relever le défi de tenir les deux bouts de la chaîne ? Je veux dire par là : prendre en compte les effets positifs de certaines évolutions médicales et sociales, tout en restant dans l’ordre des principes fondateurs de notre système juridique. Il est évident que la tentation de tout un chacun est de regarder les effets positifs : on en revient alors au vieil adage qui veut que la fin justifie les moyens. Il faut y être attentif. Les questions s’enchaînent : est-ce utile ? Est-ce conforme à nos principes ? Et si finalement on fait tomber une barrière, quelles peuvent en être les conséquences ? Peut-être qu’une fois la barrière tombée, on assistera, aujourd’hui, à des pratiques admissibles. Mais ensuite ? Au nom de quoi interdit-on le clonage reproductif, qui est devenu une sorte de tabou ? Sans doute – et je me fais là l’avocat du diable – n’est-il pas plus attentatoire aux principes fondamentaux que d’autres pratiques. Mais cela reste le dernier tabou. Je crains qu’un jour on ne trouve plus les vraies raisons pour lesquelles il faut l’interdire. On aura fait tomber les barrières ; on dira alors « parce que cest choquant ».

Fondamentalement, on sort du cadre de la bioéthique en posant les questions relatives à la fin de vie ou à la gestation pour autrui. Il n’en reste pas moins qu’elles ont en commun de poser la question de savoir si l’on reste dans une conception ontologique de l’homme – à définir – ou dans une conception utilitariste – et alors c’est le droit comparé. Il n’y a aucune raison de choisir l’une ou l’autre a priori, ce choix est éminemment politique. Ainsi les systèmes anglo-saxons sont essentiellement utilitaristes. Mais notre cadre conceptuel est différent. Veut-on en sortir ou pas ?

Je relisais récemment un livre considéré comme condamnable, LHomme cet inconnu, d’Alexis Carrel qui fut prix Nobel de médecine, mais aussi l’un des grands propagateurs de l’eugénisme en France. C’est d’ailleurs pour cela qu’on a débaptisé la faculté de médecine de Lyon qui portait son nom. Bien entendu, les termes qu’il utilise sont aujourd’hui inacceptables. Mais au fond, ce livre part de l’idée qu’on n’a pas le droit de faire naître des enfants destinés au malheur. Sa conception eugénique, très largement, n’est pas raciale, même si les racistes s’en sont servi. Mais, en tant que médecin, il dit qu’il faut éviter de faire supporter aux parents des enfants anormaux, éviter qu’ils naissent et sélectionner. Et je me dis par conséquent : comment vivre dans ce monde qui condamne, à juste titre, les conceptions d’Alexis Carrel, mais qui, d’un autre côté, il faut bien le dire, s’engage dans des conceptions eugénistes ? Il y a là un paradoxe qu’il faut prendre en considération. Je ne défends rien, sauf la cohérence.

Il existe deux risques majeurs dans ces évolutions. Le premier concerne l’égalité. On remet en cause l’égalité profonde entre les êtres humains, qu’il s’agisse de la fin de vie, de la sélection, des tests génétiques, de l’intelligence artificielle. Remettre en cause la conception ontologique de l’homme, c’est remettre en cause l’égalité profonde entre les êtres humains, quand on sélectionne en fonction de catégories génétiques, en fonction de l’état de santé du patient en fin de vie – quelqu’un qui est en coma profond est-il plus ou moins digne ? On remet aussi en cause l’égalité par l’absence de protection des plus faibles. Il est évident par exemple que la gestation pour autrui conduira à instrumentaliser – on y mettra les garde-fous qu’on veut – les femmes les plus faibles. Peut-être suis-je trop caricatural, « trop carré » pour cette enceinte parlementaire. Mais je prendrai deux exemples – pour le premier, je l’ose à peine, car il va vous choquer : pourquoi a-t-on une politique, si légitime soit-elle, si sévère contre la prostitution et si peu sévère contre la gestation pour autrui ? Je suis désolé, mais entre les deux il y a des points communs.

En deuxième lieu, je veux dénoncer non pas ce qui se passe aujourd’hui, mais ce qui pourrait se passer demain si l’on faisait tomber un certain nombre de verrous, avec les meilleures intentions du monde. J’ai travaillé il y a quelques années en Allemagne sur le deuxième procès de Nuremberg. Un certain nombre des médecins accusés n’étaient absolument pas des idéologues. Ils ont eu la chance d’avoir des cobayes humains – de telle origine ethnique ou pas, cela leur indifférait. Ils ont expérimenté sur ces cobayes dans des conditions ignobles. Et à la fin de la guerre, Russes comme Américains ont exfiltré chez eux ces médecins dont le comportement ignoble a fait avancer la connaissance. La science n’est pas éthique ou pas éthique, ce sont ses moyens qui le sont. Il faut donc réfléchir aux raisons que l’on a de faire tomber un certain nombre de barrières.

En ce qui concerne les « illégalités fécondes », je ne crois pas qu’il faille transférer au juge un pouvoir qui est celui du législateur comme instance démocratique. J’exerce temporairement la fonction de juge administratif, et je considère que je n’ai aucune légitimité à décider sur le fond. Ensuite, illégalité féconde, oui, si l’on pense que le droit et la société ont avancé par un certain nombre de transgressions. Mais cela n’a jamais été le législateur qui a transgressé.

M. Jean-Carles Grelier. Ma première question porte sur la philosophie du droit, et son rapport au temps. À quel moment le droit doit-il intervenir ? Trop en amont de la recherche scientifique, il peut la paralyser en partie ; trop en aval, il peut s’éloigner de l’éthique. La question se pose car les lois de bioéthique sont révisées tous les sept ans. Ne vous semble-t-il pas souhaitable qu’elles le soient plus fréquemment, étant donné la rapidité du progrès ?

Ma seconde question porte sur le statut juridique de la personne et du corps humain. L’Agence de biomédecine a autorisé la greffe d’un visage humain. S’agit-il toujours de la même personne ? Lorsque le corps est transformé, augmenté, la personne est-elle encore la même ? C’est, me semble-t-il, un sujet intéressant pour le droit civil.

 


M. Xavier Breton. Vos exposés ont rappelé la spécificité du droit français de la bioéthique, dont nous pouvons être fiers. Je souhaiterais des précisions sur le principe d’indisponibilité. Quel statut a-t-il dans notre droit ? Ce principe sous-jacent doit-il être renforcé ?

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. La bioéthique sollicite la conscience personnelle de chacun. Mais c’est notre conscience collective qui, nous dit Thomas More, écrit la loi. Sur leur rapport, le juriste peut-il nous éclairer ? D’autre part, quels sont les principaux éléments qui conduisent à faire évoluer les lois de bioéthique ? Si l’une d’entre elles a conduit à des conséquences qui posent problème, y a-t-il eu révision et correction ?

M. Aurélien Pradié. Professeur Mathieu, vous avez évoqué l’érosion, presque invisible, qui pourrait affecter au fil du temps certains principes. Avez-vous vraiment le sentiment que s’installe actuellement un droit de fait qui pourrait atteindre les limites des principes que la République s’est fixé ? Y a-t-il des cas précis sur lesquels vous voudriez appeler notre vigilance ? S’agit-il de jurisprudence, de décisions du Conseil d’État ou du Conseil constitutionnel, d’ajustements législatifs, de règles de déontologie fixées par les acteurs eux-mêmes ?

Mme Josiane Corneloup. Les lois de bioéthique sont révisables. Le législateur se doit de le faire sur la base d’un bilan d’application, et nous le faisons dans le cadre des États généraux de la               bioéthique. Mais je m’interroge sur les limites de ce processus de révision. Si l’on cale la nécessité de légiférer sur les besoins du progrès technique, le risque est de tomber dans une sorte d’automaticité, de caractère irrésistible de la révision. Or il est un moment où la technique ne doit pas tout guider, sinon on se conduira selon le principe qu’il est autorisé de faire tout ce qui est possible techniquement. Nous sommes peut-être à la croisée des chemins. Comment le savoir ? Certains soutiennent une application sans état d’âme du progrès, d’autres font valoir des considérations morales et éthiques. Comment déterminer un bien commun acceptable par tous, sans tomber dans une espérance déshumanisée dans le progrès ?

M. Erwan Balanant. Vous avez évoqué des principes implicites et dit que c’était la responsabilité du législateur que de faire la loi, le juge ayant à l’appliquer, ce qui nécessite de lui en fournir les outils. Dans un monde où le progrès technique s’accélère, et bouleverse notre société, quel équilibre trouver entre la définition de principes et celle d’interdits précis ? Doit-on se limiter à des principes qui laissent au juge et à la jurisprudence de la souplesse pour s’adapter ? Je ne suis pas sûr que ce soit satisfaisant. Doit-on alors définir précisément un certain nombre d’interdits, au risque d’être toujours à la remorque des progrès de la science ?

M. Gilbert Collard. Ayant écouté avec intérêt le professeur Mathieu, je voudrais lui poser une question qui relève d’une curiosité culturelle mais n’est pas pour autant anodine. J’ai cru trouver dans votre propos un écho de l’ouvrage La nature et la loi, du grand philosophe du droit que fut le professeur Michel Villey. Sans doute gagnerait-on dans ce débat à relire cet ouvrage fondamental.

M. Jean-René Binet. Je laisserai au professeur Mathieu la philosophie du droit, c’est plus confortable d’ailleurs. Beaucoup de questions soulignent l’écart entre la rapidité du progrès scientifique et l’évolution de la loi. Quel est alors le bon rythme pour réviser la loi ? Cinq ans, sept ans, dix ans ? Je ne sais pas. On constate que, depuis 1994, le législateur n’a pas toujours été à l’heure au rendez-vous. Il lui a parfois fallu un délai un peu plus long que celui fixé initialement. Les lois de 1994 devaient être révisées au bout de cinq ans, elles l’ont été en 2004. Le législateur peut donc, quand il le souhaite, prendre le temps de la réflexion avant d’intervenir. Mais il n’a jamais hésité à intervenir entre les révisions programmées, quand il a fallu modifier une disposition issue des lois de bioéthique sans attendre. La loi du 26 janvier 2016 modifie ainsi certains aspects des conditions du prélèvement d’organes post mortem, ce qui aurait pu attendre la révision actuelle. Le législateur agit donc quand il l’estime nécessaire, de sorte qu’en réalité la loi n’est pas véritablement contrainte par un rythme fixé.

Le risque de faire du législateur le « notaire » du progrès scientifique, du droit l’intendance du fait, existe. Mais il n’y a là rien d’inéluctable. On prétend parfois que le droit doit s’adapter aux faits. Si l’on y regarde de près, le législateur arbitre des choix entre plusieurs possibles : soit enregistrer une avancée scientifique, soit l’interdire, parce qu’il l’estime nécessaire. Ce risque de placer le droit « à la remorque » de la science est un peu surestimé, mais il ne faudrait pas le mésestimer. Le législateur doit – je n’ai pas de leçon à lui donner – se sentir libre de la manière dont il envisage ce qui est présenté comme une nécessité, un progrès, un danger, prendre le temps de la réflexion, voir si les modifications possibles sont de nature à s’inscrire dans un cadre conceptuel existant satisfaisant, rompre celui-ci s’il le faut. L’important quand on déconstruit, c’est de reconstruire pour garantir une cohérence et sur certaines questions les équilibres sont tellement difficiles à atteindre qu’il faut parfois se contenter de l’imperfection si l’on n’est pas sûr de pouvoir atteindre la perfection – tel était en substance le message de Portalis dans le discours préliminaire au code civil.

Quel équilibre entre des principes, implicites ou explicites, et des interdits ? Certains interdits sont posés parce qu’ils correspondent, c’est le plus important, à la préservation de valeurs que le législateur français, dans l’exercice de sa souveraineté, considère comme essentielles. C’est uniquement à l’aune de ce débat que les principes ou les interdits doivent être remis en cause. Si le législateur estime que la gestation pour autrui n’est pas attentatoire à la dignité de la personne humaine, l’interdit peut être supprimé. S’il estime au contraire que la dignité de la femme, la marchandisation des enfants, une trop grande disponibilité des personnes sont en jeu, il doit veiller au respect du principe en renforçant, le cas échéant, les sanctions qui s’attachent à la violation des interdits posés.

Quant au principe d’indisponibilité, son statut est discuté. Pour certains, dès lors que le législateur ne l’a pas inscrit en 1994 dans le code civil, ce principe n’existe pas. En 1994, le projet initial du gouvernement était d’inscrire ce principe dans ce qui devait devenir l’article 17 du code civil, le principe d’indisponibilité étant considéré en relation avec le principe de dignité de la personne humaine. Finalement, ce n’est pas le choix qui a été fait. Mais on peut considérer que l’articulation entre la prohibition ferme de la gestation pour autrui à l’article 16-7 et l’énumération des conditions très strictes pour toute utilisation des éléments et produits du corps humain conduisent à considérer que, en effet, tout acte de disposition portant sur un élément ou produit du corps humain ne peut se faire qu’à titre exceptionnel, par exception au principe d’indisponibilité. Ce principe devrait-il devenir explicite ? Il pourrait utilement l’être en inscrivant dans le code civil à l’article 16-1-1 que le corps humain est non seulement inviolable, mais indisponible. Le principe d’indisponibilité en serait-il renforcé ? Sans doute, cette inscription dans la loi lui donnant plus d’expressivité. Faudrait-il l’élever à un rang supplémentaire ? Ce pourrait être une bonne idée, mais il est tellement lié au principe de dignité de la personne humaine que l’on peut considérer que la préservation d’un principe conduit à la préservation de l’autre.

M. Bertrand Mathieu. M. Pradié aborde la question de l’érosion des principes fondamentaux. Je prendrai un seul exemple, presque un cas d’école, celui de la gestation pour autrui. Elle fait l’objet d’un interdit majeur, essentiellement par souci de protéger les femmes et les enfants qui en naîtraient. Indépendamment du législateur, le juge, en l’espèce la Cour de cassation, poussée par l’aiguillon de la Cour européenne des droits de l’homme, dit qu’il faut quand même prendre en considération de l’intérêt de l’enfant né par GPA. Donc, pour prendre en compte, de façon légitime, l’intérêt d’un enfant, on met en cause un système protecteur des femmes et des enfants.

Monsieur Collard, oui, il faut réfléchir sur la fonction du législateur – laissons de côté Michel Villey. En 1789, lorsque la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est rédigée par des législateurs comme vous, ils affirment comme position de principe que les hommes naissent libres et égaux en droit. Elle est totalement arbitraire en soi, mais c’est sur cela que l’on va construire le système. La Déclaration reconnaît à l’homme des droits « naturels et sacrés » : ce sont des mots qui veulent dire quelque chose, on ne peut pas se contenter de dire que, vu telle évolution dans la société, on va adapter le droit. Le droit ne peut pas être seulement émotionnel – ce qui joue un rôle fondamental en matière de bioéthique, un rôle pervers même. Nous éprouvons tous des émotions en tant qu’être humain, très bien. Mais le législateur et le juge doivent éviter d’en avoir trop. Ensuite, le législateur n’est pas un notaire, mais il n’est pas non plus le wagon derrière la locomotive de la science.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Je vous remercie de nous avoir permis d’entamer ces échanges de façon aussi intéressante.

L’audition se termine à onze heures cinq et la réunion reprend à onze heures dix.

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La commission des Lois organise, conjointement avec la commission des Affaires sociales, une réunion sur le thème « Recherche génétique et recherche sur l’embryon », en présence de M. Alain Fischer, professeur dimmunologie pédiatrique, titulaire de la chaire Médecine expérimentale au Collège de France, M. Antoine Magnan, professeur de pneumologie, président du Comité national de coordination de la recherche, et de M. Arnold Munnich, professeur de génétique pédiatrique, chef du département de génétique médicale de lhôpital Necker-Enfants malades de Paris.

Mme la présidente Brigitte Bourguignon. Après avoir débattu avec des professeurs de droit, nous abordons une nouvelle table ronde portant sur la recherche génétique et la recherche sur l’embryon. Je remercie les professeurs Fischer, Magnan et Munnich d’avoir répondu à notre invitation. Cette table ronde illustre l’une des difficultés que pose la révision des lois de bioéthique : la compréhension de sujets majeurs, parfois complexes sur le plan scientifique et technique, sur lesquels nous devrons nous forger une opinion éclairée alors qu’ils ne nous sont pas tous familiers. C’est l’objectif de nos échanges avec nos invités. Le professeur Fischer, que la commission des affaires sociales a déjà auditionné sur la vaccination, a été membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), a dirigé l’institut des maladies génétiques Imagine de 2009 à 2016 ; spécialiste reconnu en pédiatrie et immunologie, il est titulaire de la chaire de médecine expérimentale au Collège de France. Le professeur Magnan est professeur de médecine respiratoire et pneumologue et président du Comité national de coordination de la recherche. Le professeur Munnich est professeur de génétique pédiatrique, président du conseil d’administration de l’institut Imagine.

Afin de poser les termes du débat, il me semble nécessaire d’avoir une présentation complète des enjeux afférents à la recherche et de ce qui, à vos yeux, doit retenir le plus notre attention. En tant que médecins et chercheurs, vous avez aussi certainement un avis sur le cadre juridique de la bioéthique et sur les ajustements qui vous semblent nécessaires.

Avant de vous donner la parole, Cédric Villani va intervenir au nom de l’Office d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).

M. Cédric Villani, premier vice-président de l’Office d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Je présenterai la façon dont se présente, pour l’Office d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, la révision des lois de bioéthique. Selon la procédure établie par la loi, cette révision comporte un débat organisé par le Comité consultatif national d’éthique, puis un avis rendu par l’Office, qui est pris en compte dans la préparation de la loi. Une telle procédure permet d’associer les questions de droit et d’éthique, et les questions scientifiques et technologiques qui viennent les éclairer. Ce mariage entre les questionnements, la norme et la science et la technologie, ne va pas de soi ; il est toujours difficile à instruire.

L’ordre choisi par la loi est le bon : on commence par le débat public avant que la science n’ajoute son grain de sel. Commencer par la science avant de tenir le débat public serait une stratégie perdue d’avance. Cependant, nous sommes face à des difficultés importantes dans l’organisation du débat. D’abord, le débat scientifique lui-même n’a jamais été aussi difficile à organiser, sur des questions sensibles, qu’il ne l’est actuellement, du fait du rapport à l’information qui a été bouleversé par la communication informelle sur les réseaux sociaux et toutes sortes de propagations. Des études récentes, dans Science par exemple, ont montré que les fake news se propagent beaucoup plus vite que les real news, les nouvelles certifiées. Les gens y croient plus, et toute tentative de cadrer ce qui se propage en en appelant au regard scientifique est perçu comme une censure, un complot et a finalement l’effet inverse de celui qu’on souhaiterait.

C’est en biologie que l’on a les plus grandes difficultés à établir ce qui s’approcherait de la vérité, avec des taux de reproductibilité dans les expériences qui sont plus faibles que dans d’autres sciences plus « exactes ». Enfin, le débat est difficile car il ne porte pas spontanément sur les enjeux les plus délicats au point de vue scientifique. Lors de la précédente table ronde, un de nos collègues a demandé s’il ne fallait pas réactualiser plus fréquemment les lois de bioéthique, en fonction des progrès de la science. Mais les vraies avancées scientifiques récentes, en rapport avec des développements majeurs de l’informatique, de l’algorithmie des données, des techniques génétiques, ne sont pas celles qui font l’objet de la plus grande attention dans le débat public. Celui-ci se focalise plutôt sur les questions de procréation, de fin de vie, pour lesquelles les changements scientifiques et technologiques sont faibles. Il y a là un enjeu majeur pour le rôle de l’Office : comment concentrer la lumière sur ce qui a le plus évolué au point de vue scientifique et technique et informer aussi bien le législateur que l’opinion publique ?

M. Alain Fischer, professeur dimmunologie pédiatrique, titulaire de la chaire de médecine expérimentale au Collège de France. Je vous remercie de cette invitation à participer à un débat important, sur deux sujets : les conditions d’utilisation des progrès de la génomique en médecine et le progrès des cellules-souches embryonnaires. Je limiterai mon propos à ce second aspect, sachant que mes collègues traiteront de la génomique.

En 1998, des chercheurs, des Britanniques en premier, ont établi la possibilité de dériver ce qu’on appelle des cellules souches embryonnaires à partir de l’embryon humain au stade cinq, sept jours après fécondation. Ces cellules, qu’on peut maintenir indéfiniment en culture, peuvent être différenciées in vitro à peu près dans tous les tissus et sont donc un outil très important de la recherche sur le développement de l’embryon humain et au-delà, des différentes lignées cellulaires.

Un second progrès très important est venu, à partir de 2006, des travaux du professeur Shinya Yamanaka au Japon sur la capacité d’induire des cellules très voisines – les cellules induites pluripotentes – par reprogrammation de cellules de fibroblastes de la peau ou de cellules du sang : on peut, par des modifications génétiques, les retransformer en cellules souches embryonnaires, pour le dire de façon schématique. Ces cellules induites pluripotentes sont également extrêmement importantes pour la recherche puisqu’on peut les utiliser pour les différencier en toutes sortes de tissus. Elles peuvent provenir d’un individu sain, mais aussi d’un individu malade dont on pourra alors étudier les caractéristiques cellulaires. Assez souvent dans le débat, on considère un peu rapidement que les cellules souches embryonnaires issues d’un embryon et les cellules souches pluripotentes sont équivalentes. Elles ont en effet énormément de points de commun. Mais elles ont des différences. Les cellules souches pluripotentes ont un programme épigénétique de reprogrammation de la façon dont les gènes sont commandés et régulés qui n’est pas tout à fait stable ni physiologique – c’est en soi un sujet de recherche extrêmement important, si de telles cellules devaient être utilisées un jour dans un usage thérapeutique. Ce sont donc deux sources de cellules de grand intérêt en recherche, comparables mais non identiques.

La recherche sur les cellules souches embryonnaires, qui nous occupe ici, répond à trois situations : la recherche sur des lignées de cellules souches déjà existantes, puisqu’on sait les dériver depuis vingt ans ; la recherche sur la création de nouvelles lignées ; la recherche sur l’embryon entier.

Il existe déjà un grand nombre de lignées de cellules souches embryonnaires de par le monde et utilisées en France également. Elles ont été obtenues à partir d’embryons surnuméraires. Réutiliser une telle cellule qui existe en laboratoire n’implique pas de destruction de l’embryon. Actuellement, l’étude de telles cellules dans la recherche nécessite une autorisation préalable. On peut se demander s’il est nécessaire de maintenir celle-ci dans la mesure où ces cellules ne peuvent donner naissance à un embryon entier, mais servir uniquement à des expériences en laboratoire. Certains pays comme la Grande-Bretagne ont franchi ce pas, et l’accès aux cellules souches embryonnaires de lignée préexistante est libre.

Mais, en deuxième lieu, même s’il existe déjà de nombreuses lignées dérivées, il y a toujours intérêt à en créer de nouvelles, à partir d’un embryon « sain » ou d’un embryon pathologique lorsqu’un diagnostic préimplantatoire de maladie a été établi et que l’embryon ne sera pas implanté. Dans les conditions actuelles de recherche, la loi dit que cette recherche doit être pertinente, avoir une finalité médicale et respecter les règles d’éthique autour de l’embryon ; ceci ne se discute pas. Mais il est un point dont je souhaite discuter. La loi dit qu’il est légitime de travailler avec ou de créer des cellules souches embryonnaires s’il n’y a pas d’alternative. Et on affirme alors que l’alternative potentielle est la recherche sur les cellules souches induites pluripotentes. Je mets en garde contre cette fausse équivalence. Il s’agit plutôt de recherches complémentaires qui nécessitent des comparaisons. Je suggérerai donc de supprimer cette mention de l’absence d’alternative pour créer et faire des recherches sur les cellules souches embryonnaires.

En troisième lieu, une avancée scientifique récente mérite discussion : la capacité de développer une recherche sur un embryon entier, il va de soi sans réimplantation, sur une période de quatorze jours comme cela a été défini dans certains pays. À titre d’exemple, le plus beau travail dans ce domaine a été publié l’été dernier par des collègues britanniques dans la revue Nature. Ils ont modifié génétiquement des embryons préexistants sans projet parental – il n’en a pas été créé – à partir de la technique Crispr-cas9 –, inactivé l’expression d’un gène très important dans le développement de l’embryon et ont suivi celui-ci pendant quatorze jours. Cette recherche quasi fondamentale a permis de déterminer de façon très précise le rôle de ce gène chez l’embryon.

Ces recherches sont pertinentes, ont un intérêt cognitif et, potentiellement, un intérêt médical. Pour ma part, je ne sais pas si la loi actuelle en France autorise ou non de maintenir des embryons en culture pendant quelques jours et, éventuellement, de les modifier génétiquement dans un but de recherche et sans projet thérapeutique. Si c’est le cas, tant mieux, mais je n’en suis pas vraiment sûr. Si ce n’est pas le cas, je pense que ces recherches pertinentes sont éthiquement légitimes et je suis favorable à ce qu’elles deviennent possibles. Le débat a lieu dans d’autres pays et la question se pose de savoir s’il serait légitime de créer des embryons pour faire cette recherche sur l’embryogénèse précoce – je n’ai pas de position tranchée. De façon sous-jacente, au-delà de l’éthique pure, se pose aussi la question des ovocytes, qu’il est difficile d’obtenir ; il faut être très attentif.

Un autre débat extrêmement délicat est loin d’être tranché : dans les pays où cette recherche est autorisée, n’y aurait-il pas intérêt à prolonger la période de quatorze jours pour aller plus loin dans la recherche sur les stades de différenciation ? Sans avoir de réponse à ces questions, je pense qu’elles doivent être évoquées.

S’agissant de l’utilisation thérapeutique à partir des cellules souches embryonnaires humaines, il y a des essais en cours et de multiples publications. Les quelques résultats sont très timides, on en est aux balbutiements. Il n’y a pas encore eu d’application thérapeutique à partir des cellules souches pluripotentes, pour la raison que j’ai évoquée et pour quelques autres. Je ne pense pas que cela suscite de problème éthique spécifique. Les problèmes éthiques, dont on parle un peu trop, porteraient éventuellement sur l’utilisation de l’ingénierie génomique avec la technique Crispr-cas9, pour corriger une maladie génétique grave chez un embryon. Des publications à ce sujet, notamment l’été dernier, ont montré qu’il y avait un certain degré de faisabilité, même si l’on est loin d’une reproductibilité parfaite et si les questions de modification génomique ne sont pas totalement résolues.

Il y a deux cibles possibles, la première étant les gamètes – aujourd’hui la technique n’est pas au point, mais on peut envisager de modifier un jour des précurseurs de spermatozoïdes et d’obtenir des spermatozoïdes génétiquement modifiés, par exemple – cela reste théorique – pour traiter une stérilité masculine ou éviter la transmission d’une maladie génétiquement héréditaire. La technique n’est pas entièrement au point, mais il y a de nombreuses recherches à ce sujet.

L’autre cible, c’est l’embryon zygote, c’est-à-dire juste après la fécondation, sur lequel on interviendrait de telle manière que toutes les cellules soient corrigées. On entre alors dans toute une série de considérations qu’il va être difficile de résumer dans le temps qui m’est imparti ! Disons que le fait de traiter une cellule malade pour laquelle il n’y a pas de thérapie est théoriquement envisageable, mais cela nécessite un diagnostic préimplantatoire, technique qui permet de sélectionner des embryons sains dans la majorité des cas, ce qui est plus simple que d’avoir à modifier un embryon. Une alternative est le don de gamètes.

À ce stade d’avancée technique et de question éthique sous-jacente, paraît-il utile de modifier la loi, laquelle interdit toute modification du patrimoine génétique héréditaire ? Mon opinion personnelle est que non. Non seulement la technique n’est pas au point, mais sur le plan éthique il y a des questions de pertinence qui ne sont pas résolues. Dans les considérations d’un grand nombre de sociétés savantes et d’académies qui ont traité de ce sujet, et envisagé à terme cette possibilité quand il n’y a pas d’alternative et dans des conditions extraordinairement encadrées, cela implique aussi un suivi transgénérationnel : les personnes nées d’une telle technique et leurs descendants devront être suivis, ce qui pose des questions de faisabilité et d’éthique extrêmement complexes.

Enfin, j’aurais aimé parler de l’accessibilité d’une nouvelle thérapeutique dérivée des connaissances génomiques considérables dans le domaine des maladies héréditaires mais aussi du cancer et des maladies infectieuses. L’accessibilité est limitée par le prix faramineux de mise sur le marché de ces médicaments – plusieurs centaines de milliers d’euros par an et par malade pour certaines molécules de substitution dans des maladies génétiques. Continuer dans cette voie mène à une situation très problématique. Je ne demande qu’à développer si vous voulez bien m’interroger à ce sujet.

M. Antoine Magnan, professeur de pneumologie, président du Comité national de coordination de la recherche. Merci de me faire l’honneur de m’inviter pour cette audition. J’interviens ici en tant que président du Comité national de coordination de la recherche, qui est l’instance nationale de représentation de la recherche des centres hospitaliers publics. J’aborderai essentiellement les questions éthiques posées sur le terrain par la recherche sur le génome en ce qu’elle concerne la recherche en médecine prédictive, qui représente un des enjeux majeurs de santé publique à venir.

 Quel est le contexte ? Jamais l’espérance de vie n’a été aussi longue. Une conséquence en est l’augmentation de la prévalence des cancers et des maladies chroniques dans les années qui viennent et, par conséquent, une augmentation exponentielle des dépenses de santé, que notre société ne pourra pas assumer sans un changement drastique des modèles de prise en charge.

Une prévention efficace de ces maladies serait probablement une réponse à ces enjeux historiques. C’est peut-être une révolution médicale sans précédent depuis le XVIIIe siècle qui est attendue : en se concentrant plus sur le bien-être que sur la maladie, plus sur le sujet bien‑portant que sur le malade, il s’agit de renverser la médecine et l’idée même que l’on se fait du soin.

Cette nouvelle médecine est actuellement désignée sous plusieurs appellations plus ou moins synonymes et plus ou moins justes : médecine personnalisée, médecine systémique, médecine prédictive, médecine de précision, médecine génomique ou enfin médecine 4P pour « prédictive, préventive, personnalisée et participative ». Le terme de médecine renversée, qui considère le sujet bien portant et non plus seulement le sujet malade, rend compte de la rupture proposée.

Encore faut-il élaborer ces stratégies de prévention, ce qui est un premier niveau de recherche, puis démontrer leur efficacité, c’est-à-dire la réalité de leur pouvoir préventif, ce qui représente un deuxième niveau de recherche, et aussi démontrer que leur coût est acceptable, soit un troisième niveau de recherche.

Ainsi peut-on dire avec force que la médecine 4P ne verra le jour véritablement qu’avec le 5ème « P » : celui de la « preuve » de son intérêt médical et économique, et donc à l’issue d’un effort de recherche considérable.

De quoi s’agit-il concrètement ?

Un premier pan de la médecine renversée concerne les données de santé – Cédric Villani l’aborde largement dans son rapport. La saisie structurée, systématisée et numérisée des données cliniques, biologiques, fonctionnelles ou d’imagerie, au cours d’une consultation ou d’une hospitalisation, va permettre de disposer, rapidement, d’entrepôts de données bien plus fines et pertinentes que celles dont nous disposons déjà au sein du système national des données de santé (SNDS), grâce notamment au système national d’information inter-régimes de l’assurance maladie (SNIIRAM), au programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) pour les hospitalisations et les causes de décès. Il s’agit d’obtenir des cohortes en vie réelle, non biaisées, où les comorbidités sont présentes, construites au fil du suivi des patients ou, demain peut-être, des personnes bien-portantes.

Le deuxième pan concerne l’utilisation de l’information portée par les acides nucléiques. Le séquençage à très haut débit des acides nucléiques est devenu très peu cher et de plus en plus fiable. Il s’agit du séquençage du génome, bien entendu, mais aussi des produits du génome ou transcriptome, et des modifications du génome au fil du temps. À partir du moment où l’espace-temps est introduit avec la possibilité de séquencer acide ribonucléique messager des cellules sanguines ou de certains tissus, pathologiques ou non, à plusieurs dates selon l’âge, selon l’évolution d’une maladie par exemple, les données obtenues deviennent rapidement massives, mais leur intégration par rapport au temps devient possible, individu par individu.

Si l’on combine les données des cohortes en vie réelle avec les données du séquençage, ainsi que leur variation au fil du temps, on peut théoriquement obtenir des marqueurs prédictifs de maladies futures ou de l’évolution de maladies déjà présentes. Si l’on ajoute à ces données un troisième pan constitué des données de l’exposome, l’exposition aux polluants et allergènes, l’alimentation, mais aussi les habitudes de loisirs, sportives ou de consommation, des données délivrées en permanence sur les réseaux sociaux, on parvient à une modélisation des maladies auxquelles on s’intéresse dans le temps et dans leur environnement, mais aussi une modélisation de leurs interactions entre elles chez un même individu, et au maximum à une modélisation de l’individu lui-même dont on peut, grâce à l’intelligence artificielle, créer un avatar numérique.

On passe ainsi de l’analyse d’une population atteinte d’une même maladie, qui permet déjà de réaliser des prédictions et détecter des biomarqueurs, à l’analyse d’un sujet individualisé comparé à tous les autres : il n’y a alors plus de malade ou de maladie au sens nosologique de Claude Bernard, mais un ensemble de trajectoires individuelles. En regroupant des trajectoires semblables, on retombe sur les maladies, mais les maladies fréquentes éclatent en de multiples maladies rares, induisant ainsi autant de prises en charge différentes.

Dans cette vision maximaliste, – nous n’y sommes pas – chaque individu est comparé à tous les autres, parmi lesquels certains lui ressemblent, dont l’évolution est connue et dont la trajectoire permet de prédire celle de ce propositus ; c’est le fondement de la médecine de précision.

Est-ce que cela sera possible ? À ce stade, chacun oscille probablement entre le scepticisme absolu – « ça ne marchera jamais », « ce n’est pas possible », « nous n’aurons pas les moyens » et une confiance béate en la science et la technique. La vérité est probablement quelque part entre les deux, et nous la saurons dans quelques années. Le plan « France génomique 2025 » apportera nombre de réponses, c’est certain.

Avant de considérer que cette médecine renversée est bien le nouveau paradigme, avant de mettre en œuvre la médecine prédictive, c’est la recherche en médecine prédictive qui doit être conduite, en considérant les trois niveaux de recherche décrits précédemment : quels sont les marqueurs de prédiction pertinents ? Comment les modifier de façon efficace pour être préventif ? Quel est le modèle économique ?

Ainsi, avant une nouvelle médecine, c’est une nouvelle recherche clinique qui doit s’envisager. Et dès lors, si mes données doivent être utilisées à des fins de recherche, le consentement éclairé est de mise. Mais à quoi est-ce que je consens ?

Je consens à « faire cohorte ». Cela veut dire qu’en même temps que je m’inscris dans un parcours de soins ou, s’agissant de prévention, dans un parcours de santé, je m’inscris aussi dans un parcours de recherche. Mes données vont être comparées à celles de tous les autres, ce qui me permettra, un jour, d’avoir des informations sur ce que je vais devenir et obtenir une prise en charge adaptée, et elles vont grossir la cohorte à laquelle un sujet suivant qui me ressemble sera comparé : les actions de soins et de recherche se confondent, puisque c’est la même action de recueil de données qui participe aux deux.

Mon action est alors à la fois individuelle – je me soigne – et collective – je participe à la recherche. Jusqu’à présent, les deux actions de soins et de recherche étaient distinctes. Elles ne le peuvent plus. Cela change profondément le sens du consentement éclairé et soulève plusieurs questions pour le législateur. Où vont mes données ? À qui appartiennent-elles ? Qui les utilise ? Combien valent-elles ? Qui les paie ? À qui ? Comment les protéger ? Quelle est la sécurité qui les entoure ? L’anonymisation est bien sûr possible, mais si les données d’un individu sont porteuses d’une prédiction importante, il faut que le volontaire puisse en être informé.

Une autre question est celle de la compétence du sujet participant demain à la recherche biomédicale : chacun est-il capable d’y participer ? Est-ce qu’une formation des patients – on parle d’« universités des patients » – ne serait pas nécessaire ? Et si seulement certains sujets « volontaires », « éclairés », participent à la recherche, n’est-ce pas biaiser les données, aux dépens de celles qui proviendraient par exemple de milieux sociaux moins favorisés, induisant alors un creusement des inégalités ?

Une autre question est : qui est le dépositaire du consentement ? Qui le recueille ? Jusqu’à présent c’est un médecin, investigateur. Mais la médecine prédictive déplace la relation soignant-soigné vers une relation prévenant-prévenu. Le métier de prévenant, qui n’est pas forcément un médecin ni un infirmier, reste à inventer. Ce prévenant pourrait-il recueillir le consentement ? Probablement, mais dans un cadre législatif clair, par exemple pour que le prévenant ne soit pas un serveur internet.

Quant à la condition de « prévenu », elle ouvre le champ de questions éthiques nouvelles qui dépassent le périmètre de la recherche pour englober celles que pose la médecine personnalisée : ai-je le droit de dire non à une action de prévention que l’on me « propose » ? Ai-je le droit de refuser de connaître mes facteurs de risque ? Est-ce que je peux dire non à ma participation à une recherche qui peut me faire connaître ces facteurs de risque ? À une recherche visant à démontrer l’efficacité de telle ou telle mesure préventive ? À l’inverse, est-ce que je peux exiger de connaître ces prédictions, par nature toutefois incertaines ?

 Je sors ici du strict champ de la recherche pour aborder le soin, mais cela illustre leur consubstantialité dans la médecine du XXIe siècle.

M. Arnold Munnich, professeur de génétique pédiatrique, président du conseil dadministration de linstitut Imagine. Nous devons éclairer le législateur, ce qui nous oblige à faire simple et pragmatique. Nous pouvons nous trouver dans deux situations bien différentes : en présence d’une personne malade ou d’une personne bien portante qui s’inquiète d’une possibilité d’être atteint par une maladie dans l’avenir. Cela tient à ce que la réduction du coût des séquençages, devenus abordables pour quelques centaines d’euros, a produit une rupture technologique. Pour une personne malade et pour sa famille, ce recours au séquençage est une avancée considérable, pour le diagnostic, le conseil aux apparentés, le prénatal, le diagnostic préimplantatoire afin d’éviter que ces épreuves ne se reproduisent. Et il donne accès aux progrès thérapeutiques : celles qui arrivent sont stratifiées par cause des maladies. Tant qu’on n’a pas compris les mécanismes, il est difficile de riposter ; dès lors qu’on a compris, tout devient possible.

Mais les tests génétiques sont des armes à double tranchant : ils apportent des réponses à beaucoup de personnes auxquelles on n’offrait pas de diagnostic et pour lesquelles, nommer la maladie, c’est déjà la soigner. En contrepartie, ces analyses donnent lieu à des interprétations extrêmement délicates – toxic knowledge, disent les Américains – sur des variants de signification inconnue, et sur lesquelles on n’est pas capable de statuer. Là est le problème : non pas de ce qu’on doit faire quand on peut statuer en toute rigueur, mais ce qu’on doit faire quand on est dans l’incertitude.

J’en donne deux exemples, qui donnent froid dans le dos. Aux États-Unis, 50 % des femmes qui ont subi une mastectomie bilatérale pour cancer l’ont subie sur la base d’un variant de signification inconnue. Au motif qu’elles avaient eu un cancer, on a séquencé les protéines BRCA 1 et BRCA 2 – breast cancer 1 et 2 – et la moitié de ces pauvres femmes ont subi une mastectomie, à leur demande certes, au bénéfice du doute, mais sur la base d’un variant de signification inconnue. Dans notre centre de Necker, nous sommes confrontés à des variants de signification inconnue lors du diagnostic prénatal. On assiste alors – pas dans notre centre mais dans certains autres – à une hécatombe de fœtus, en raison de la présence de ce variant à signification inconnue. Là est le problème : que fait-on de ces connaissances et de ces techniques quand on n’est pas encore tout à fait sûrs de les comprendre – car il faut bien dire que l’on « ânonne » le génome en grande partie ? Le bénéfice est donc certain, mais assorti d’une contrepartie si le test génétique conduit à des interruptions de grossesse trop nombreuses ou à des gestes mutilateurs dans l’exemple du cancer du sein.

Et nous parlions ici de personnes malades. Mais que dire alors pour la population en général, pour des gens qui ne sont pas malades ? Je voudrais vraiment mettre le législateur devant la responsabilité que constitue le fait de réaliser des tests sur la population en général. Ce n’est pas la même chose qu’un test à visée diagnostique dans un dialogue singulier avec une personne qui consulte et sa famille.

À ce sujet, je voudrais insister sur deux aspects. Le premier est le rêve de la médecine prédictive. Le génome n’est pas une boule de cristal, on n’y lit pas l’avenir ni une vérité révélée. Il existe toutes sortes d’incertitudes, et on ne sait pas interpréter tout ce qu’on lit. On est donc exposé à un très fort risque d’erreur. Le patron du centre génétique de Houston a séquencé son propre génome, et il s’est trouvé une maladie mortelle. Il devrait être mort, mais il va très bien. Pourtant, il s’était trouvé un facteur qui, s’il s’était agi d’un test prénatal, aurait conduit tout droit à l’interruption de grossesse. Il existe encore des interprétations qui nous échappent. Lorsqu’on n’a pas la possibilité de comparer un constat génétique à un constat clinique, on est exposé à un risque d’erreur par excès. C’est difficile de l’expliquer aux citoyens, d’autant plus qu’il y a derrière cela un enjeu commercial : la marchandisation des tests. Cédric Villani parlait des fake news. Les tests génétiques sont effectivement une niche dans laquelle le marché s’est engouffré, en se fichant éperdument de l’impact qu’auront les tests vendus sur leurs usagers. Faire comprendre que ceci ne peut pas être généralisé, sauf à menacer nos concitoyens, est difficile et il faut donc prévoir un cadre réglementaire pour ces tests génétiques, qui, d’ailleurs, sont interdits à la vente en France et réservés aux prescriptions à visée médicale.

Je souhaite aussi aborder un sujet intermédiaire, qui ne concerne pas un patient, ni un monsieur Tout-le-monde qui cherche à savoir, en vain, ce que l’avenir lui réserve. Il s’agit de la demande croissante des couples pour un diagnostic prénuptial ou préconceptionnel. Il est inévitable que ce sujet s’invite dans la révision des lois de bioéthique. En effet, et nous en sommes témoins car nous voyons beaucoup de patients, l’arrivée d’un enfant malade dans une famille est aujourd’hui considérée comme une erreur médicale. Des gens raisonnables nous demandent : puisque vous êtes si forts pour diagnostiquer et si mauvais pour traiter, pourquoi n’avez-vous pas dépisté que nous étions un couple à risque d’avoir un enfant malade ? La question se pose d’autant plus que ces jeunes couples ont tous des amis, des parents qui habitent ou connaissent d’autres pays où se pratique ce dépistage prémarital. Aujourd’hui, en France, il est réservé aux couples qui sont à risque parce qu’une personne apparentée, proche ou lointaine, est concernée par une maladie génétique d’hérédité biparentale. Ne peut-on aujourd’hui élargir les tests à un plus grand nombre de citoyens, s’ils le souhaitent, sur la base du volontariat, et bien entendu pour les seules maladies que l’on peut dépister, qui sont d’hérédité biparentale, à l’exclusion des mutations accidentelles qui peuvent survenir au cours de la grossesse, les mutations dominantes ou de novo ? La demande est désormais prégnante dans l’ensemble de la population de se voir offrir un dépistage pour de telles maladies, incurables aujourd’hui. Si l’on va dans ce sens, pour quelles affections le réalisera-t-on ? Celles qui sont fréquentes ? Celles qui sont les plus graves ? Il y a des populations à risque, par exemple les juifs ashkénazes qui, lorsqu’ils ont un enfant malade, s’indignent que leur statut de porteur ne leur ait pas été annoncé et que la proposition de les tester ne leur ait pas été faite. La même chose vaut pour la drépanocytose et autres maladies de l’hémoglobine. Ferait-on le test dans la population en général ou seulement pour les populations à risque ? Porterait-il seulement sur les variants réputés être pathologiques ou davantage ? Seront-ils publiés ou non ? Teste-t-on un membre du couple ou les deux à la fois, ce qui réduit l’inquiétude liée au dépistage d’un variant chez l’un des deux ? Si l’on va dans cette direction, ce qui me semble être la tendance dans la communauté scientifique et médicale, il faut que ce soit sur une base volontariste, non coercitive et à la condition d’avoir bien fait comprendre aux intéressés qu’il ne s’agit pas d’une assurance tout risque et que l’on ne va pas éviter toutes les misères du monde.

Le plus important pour moi, professionnel de ce dialogue avec les familles, est de m’assurer que les gens nous ont bien compris. Ce dont nous parlons est difficile à expliquer et à comprendre et, du fait de la pénurie de généticiens, de médecins en général, si l’on fait passer ces tests génétiques en population générale, même si c’est fondé comme pour le dépistage préconceptionnel, quel en sera l’impact sur nos concitoyens ? Si l’on s’engage dans cette direction, il faut assortir cet élargissement réglementaire de l’assurance que nos concitoyens seront protégés par des professionnels, comme les conseillers en génétique qui, dans la filière LMD, sont au niveau du master, celui de la formation d’une sage-femme, d’un orthophoniste ou d’un kinésithérapeute. Ces professionnels font un travail magnifique. Il n’est pas question d’aller plus avant dans le dépistage prénatal non invasif (DPNI) ni dans le programme « France génomique 2025 » ni dans l’élargissement des tests si l’on n’est pas assuré d’un environnement professionnel de qualité. C’est plus important que de débattre sur les tests génétiques eux-mêmes. Ma certitude, c’est que le vrai progrès n’est pas le progrès technologique réservé à une élite mais le partage du progrès dans des conditions d’équité et de sécurité.

M. Jean-Louis Touraine. Je remercie les trois intervenants pour la richesse de leurs présentations, à la fois sur le plan scientifique et sur le plan éthique. Bien entendu, refuser avec frilosité le bénéfice de l’application à l’humain des progrès de la génétique au nom de principes conservateurs n’est pas acceptable. Mais il faut penser à l’application d’un système de valeurs humanistes indispensable. Cela nous amène à considérer comme raisonnable le maintien de l’interdit du clonage humain et d’un moratoire sur la thérapie génique des cellules germinales, pour l’instant mal maîtrisée. Sinon nous nous conduirions en apprentis sorciers qui modifieraient les générations futures sans en contrôler les conséquences.

Mais il est tout aussi raisonnable de conforter les progrès qui ont été accomplis grâce aux décisions antérieures. Par exemple, le Parlement a voté en 2012 pour autoriser la recherche sur les cellules souches embryonnaires en France. Mais l’Agence de biomédecine se heurte au quotidien à des fondations qui tentent d’utiliser la justice pour empêcher l’application de la loi – en vain bien sûr, mais ce faisant, ils ralentissent la recherche. Conforter ce que nous avions décidé permettra également de mettre fin à des paradoxes, pour ne pas dire des hypocrisies. Ainsi, avant 2012 il était interdit de créer des lignées de cellules souches embryonnaires en France, mais on avait le droit de les acheter à l’étranger. De même, dans les États-Unis à l’époque du président George W. Bush, il était interdit de financer la recherche sur les cellules souches embryonnaires dans les instituts publics, soumis à un contrôle, mais non dans les laboratoires privés qui n’étaient soumis à aucun contrôle. La loi doit évoluer pour créer plus de cohérence.

J’aurais quelques questions pour nos intervenants. Nous sommes d’accord pour interdire la thérapie génique sur les cellules souches germinales. Mais quelle question éthique poserait son utilisation sur l’embryon humain ?

Ensuite, à qui, selon vous, doivent appartenir les informations sur les caractères génétiques d’une personne, avec tout ce que cela implique en termes prédictifs ? Si c’est à la personne elle-même, il nous faut adapter nos lois et assurer l’accompagnement opportun car certaines de ces informations peuvent être mal comprises et mal utilisées.

M. Jean-François Eliaou, rapporteur de l’OPECST. Je voudrais demander à Alain Fischer quel est l’intérêt de travailler sur des embryons entiers et pourquoi créer de nouveaux embryons à des fins de recherche.

En second lieu, le séquençage du génome humain à très haut débit a fait de grands progrès. On l’utilise pour une pathologie donnée, mais on peut trouver d’autres pathologies pour lesquelles on n’avait pas fait la recherche. Que faire de ces découvertes incidentes ?

Enfin, M. Munnich a parlé de la possibilité d’ouvrir le diagnostic préconceptionnel. Soit. Mais si l’on trouve des choses notables, que fait-on ? Déconseille-t-on aux personnes d’avoir un enfant ?

Mme Caroline Janvier. La loi du 6 août 2013 a autorisé la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Au-delà des questions éthiques que cela continue de poser, un champ des possibles s’est ouvert à la recherche. Ces dernières années, de nouvelles techniques ont été inventées, comme le Cripr-cas9 qui permet de supprimer ou de remplacer un ou plusieurs gènes déficients, ce qui soulève de grands espoirs en matière de thérapie génique et de médecine régénérative. La Grande-Bretagne a autorisé l’utilisation de Crispr-cas9 sur les embryons à condition que ceux-ci soient détruits au bout de deux semaines. En France, l’encadrement est strict et l’Agence de biomédecine assure un contrôle scientifique, technique et éthique avant qu’un projet de recherche soit autorisé. Il doit être scientifiquement pertinent et s’inscrire dans une finalité médicale. Quels sont les potentialités de développement en France d’une telle technique tout en maintenant un haut niveau de garantie contre l’instrumentalisation de l’embryon humain ?

M. Xavier Breton. Je voudrais interroger le professeur Fischer sur les essais qui sont faits sur les cellules souches embryonnaires et leur utilisation thérapeutique. Au moment de la révision des lois de bioéthique précédentes, il y avait de grandes attentes. Aujourd’hui il y a très peu de résultats. Peut-on en avoir une idée plus précise ? Nous avons de grands débats parfois polémiques, mais les réalités sont plus modestes.

Mme Martine Wonner. Depuis 2013, la loi autorise les chercheurs à utiliser des cellules souches embryonnaires ou des embryons. En janvier, l’Agence de biomédecine a évoqué plusieurs axes qui pourraient être mis en œuvre dans le cadre de la révision. Porter de sept à quatorze jours la durée de culture des embryons ouvrirait des perspectives intéressantes, de même que la possibilité de concevoir un embryon par la création de gamètes. Mais vous paraît-il opportun d’aller au-delà des sept jours qu’autorise la loi et cela ne conduira-t-il pas à une nouvelle demande d’allonger encore plus le délai ?

M. Pierre Dharréville. En parlant de médecine prédictive, vous n’avez pas évoqué la santé au travail. Mais cette médecine a-t-elle déjà des applications permettant de détecter les causes de certaines maladies ? Y a-t-il des obstacles à lever dans l’immédiat, en dehors des demandes touchant précisément à la recherche ? Ne pourrait-on mener des expérimentations dans certains secteurs, avec une efficacité assez rapide ?

M. Philippe Berta. Je me permets d’inviter nos intervenants à une réunion du groupe de travail sur les maladies rares, que j’anime, pour leur poser les dizaines de questions qui me viennent. Pour l’heure, en voici quelques-unes. En France cinq diagnostics néonataux sont proposés contre une quarantaine aux Pays-Bas. Pourquoi et que fait-on ? Professeur Ficher, considérez-vous souhaitable d’exclure de la recherche sur l’embryon les cellules souches des embryons surnuméraires ? Utiliser la technique Crispr-cas9 sur le génome et l’épigénome ouvre la voie vers l’embryon transgénique et peut-être l’embryon chimère. Pensez-vous que le rythme de révision des lois de bioéthique soit le bon ? Que proposeriez-vous comme structure permettant de mettre, au quotidien, des lignes rouges sans ralentir pour autant la recherche dans ce domaine-clé de la médecine de demain ?

M. Olivier Véran. Considérez-vous que la façon qu’a le législateur d’aborder les sujets de bioéthique est anachronique, même si nous avons des révisions quinquennales ? Lors de l’examen de la proposition de loi autorisant la recherche sur les cellules souches embryonnaires en 2012, il avait fallu s’y reprendre à deux fois en raison d’une obstruction parlementaire. Je serais curieux d’ailleurs de savoir ce que la droite conservatrice qui s’est opposée jusqu’au bout à cette loi il y a cinq ans dirait des textes appliqués actuellement.

De façon générale, considérez-vous que le principe d’innovation, qui est censé contrebalancer le principe de précaution, est suffisant pour vous permettre de mener des actions de recherche d’ampleur ou faut-il modifier le droit – en l’occurrence la Constitution ?

Enfin, on parle beaucoup des nouvelles technologies de linformation et de la communication (NTIC) qui vont bouleverser la prise en charge des diagnostics. Vous sembletil intéressant que nous en traitions dès maintenant dans le cadre de la révision des lois de bioéthique, afin de ne pas retarder vos démarches de recherche qui, je le rappelle, ne visent quune seule chose, la santé ?

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Ma question porte essentiellement sur la drépanocytose. Un des intérêts de la recherche sur les cellules embryonnaires est la thérapie génique. La drépanocytose est la maladie génétique la plus répandue au monde, avec une prévalence dans la Caraïbe et en Afrique. Cette maladie chronique qui modifie les globules rouges peut boucher les vaisseaux et causer des accidents vasculaires cérébraux (AVC), et les patients peuvent faire des occlusions très douloureuses. Le taux de morbidité est très élevé et ce matin une jeune femme guadeloupéenne, médecin de 28 ans, est décédée en région parisienne de complications liées à sa maladie. Le diagnostic prénatal est pratiqué systématiquement chez nous. Les nouvelles recherches en thérapie génique ont donné des espoirs aux cinquante millions de patients atteints de cette maladie incurable, dont 20 000 patients en France. On a parlé de premiers patients guéris en septembre 2014 à lhôpital Necker. Ce premier résultat atil été confirmé ? Si oui, la thérapie génique pourratelle devenir curative en replacement de la greffe de moelle osseuse qui est le seul traitement actuel ?

M. Guillaume Chiche. Je souhaite vous interroger sur la culture scientifique et la démocratisation de la diffusion des travaux de recherche. C’est une pierre angulaire pour la recherche, qui se heurte parfois à des résistances légitimes, d’ordre éthique, sur la recherche embryonnaire ou la recherche sur l’animal – c’est le cas de la part de mouvements assez puissants aux États-Unis – et enfin la recherche tout court. Le dynamisme du progrès scientifique face à de nombreux mouvements obscurantistes est en jeu. Quels sont, selon vous, les véhicules de culture scientifique à renforcer ou à créer pour pouvoir se prémunir de toutes ces défiances envers la recherche ?

M. Patrick Hetzel. Un argument souvent repris pour justifier une évolution juridique en bioéthique est qu’il y a aujourd’hui une concurrence internationale en matière de recherche et que, pour que la France reste attractive, il faut faire évoluer son droit. Par ailleurs, nous avons un certain nombre de spécificités françaises. Vous êtes tous trois à l’INSERM et vous connaissez son comité éthique, qui n’existe pas forcément ailleurs. Une manière de faire ne serait-elle pas de pousser davantage à une diffusion de la conception française auprès de certains organismes étrangers pour que la régulation se fasse dans un autre sens ? Certains ont dit que les considérations économiques semblent l’emporter. Nous avons un rôle à jouer pour faire comprendre qu’il y a autre chose que la simple régulation par le marché. Quel est votre point de vue de chercheurs sur ces questions ?

Mme Audrey Dufeu Schubert. L’innovation a un coût, et la vraie question éthique à mon sens est : comment garantir un accès à l’innovation, mais aussi comment le rendre soutenable et équitable ? Par exemple la Haute Autorité de santé (HAS) détermine l’amélioration du service médical rendu (ASMR), ce qui entraîne une cotation et une inégalité dans l’accès des patients à ces traitements. Je pense que nous devons, en tant que législateurs, nous interroger sur ce fonctionnement et sur la position de la France par rapport à certains autres pays. Ainsi, dans des pays en voie de développement, des patients ont parfois accès à des traitements médicamenteux auxquels les patients français n’ont pas accès. Pour remédier à cela, existe-t-il des leviers législatifs sur lesquels nous pourrions travailler ?

D’autre part, pensez-vous que les prix définis par les industriels sont justifiés et justifiables ? Ou la restriction d’accès à l’innovation par un effet coût-volume bride-t-elle la diminution du coût de l’innovation ?

M. Alain Fischer. Je répondrai à certaines questions seulement. M. Touraine s’interroge sur la thérapie génique des embryons. La question ne se pose pas aujourd’hui sur le plan pratique. Sur le plan théorique, il peut s’agir d’une thérapie des cellules germinales à un stade extrêmement précoce, « idéalement » sur la cellule zygote. Le consensus se fait pour dire qu’il n’est pas légitime d’aller dans ce sens actuellement. L’alternative, dite somatique, est d’intervenir sur certaines cellules de l’embryon, c’est-à-dire comme on le fait sur la période prénatale. L’embryon étant à un stade très précoce du développement, je ne suis pas certain qu’il existe beaucoup de possibilités scientifiques d’agir à ce stade. Sur un plan strictement théorique, on s’inscrit dans le problème général de la thérapeutique anténatale, qui rejoint le cadre classique des essais thérapeutiques en médecine, même s’il s’agit d’un contexte très particulier, qui sont tout à fait encadrés. Je ne pense pas qu’une thérapie génique qui s’appliquerait chez un fœtus plutôt qu’un embryon, par transfert de cellules ex vivo, s’écarte des possibilités d’une intervention en prénatal.

Quel est l’intérêt de la recherche sur l’embryon entier, voire de la création d’embryon ? a demandé M. Eliaou. Les recherches classiques se sont faites à partir de cellules souches embryonnaires dérivées en tissu neurologique, hépatique, osseux, etc., soit d’un point de vue cognitif, pour comprendre les mécanismes de différenciation des neurones de telle partie du cerveau par exemple, soit pour comprendre l’influence d’une anomalie génétique sur les neurones, soit pour tester un médicament sur des cellules anormales. Ce type de recherche a pour limite d’envisager un petit nombre de tissus ; la recherche sur l’embryon entier permet de s’interroger sur les étapes du développement en ce qu’elles concernent tous les tissus en même temps ou une fraction importante. Ainsi les chercheurs britanniques viennent de montrer que le gène Oct-4 – octamer-binding transcription factor 4 – joue un rôle très important dans le développement des feuillets. On ne peut aborder ces questions en travaillant sur les lignées cellulaires embryonnaires. On apprécie ce qui se passe chez l’embryon dans les premiers jours de son développement à partir de travaux sur les mammifères, mais il y a des spécificités chez l’homme. Un tel questionnement scientifique est, à mon avis, absolument pertinent, et ne peut se faire autrement, ce qui justifie pour moi que cette recherche soit possible. À ce propos, le passage de sept à quatorze jours permettrait déjà d’approfondir l’étude du développement des différents tissus. Des chercheurs étrangers en pointe dans ce domaine, les Britanniques, les Israéliens, également les Américains et les Suédois, se posent la question, très délicate, d’aller au-delà de quatorze jours : on aborderait alors aussi d’autres questions intéressantes. Mais forcément, il faut fixer une limite. En ce qui concerne la France, il me paraît évident qu’il faut passer de sept à quatorze jours, car il n’y a pas de risque éthique puisqu’il n’y a pas de réimplantation, et sur le plan scientifique, l’apport sera essentiel.

La création d’embryons directement destinés à la recherche est plus délicate. La question dépasse un peu mes compétences, mais ce que je comprends, c’est qu’on pourra ainsi agir en amont même du zygote. C’est ce qui marche le moins mal aujourd’hui, dans les travaux de potentielle thérapie génique de l’embryon. Pour l’instant, la question n’est vraiment pas d’actualité. Il est probable que faire des modifications génétiques avant même que la cellule monozygote ait été créée, donc à un stade ultraprécoce de l’embryogénèse, permette de recueillir des informations. On pourrait le concevoir dans ce cas très précis et de façon très réglementée.

En effet, comme bien des nouvelles thérapeutiques, la recherche sur les cellules souches embryonnaires avait suscité beaucoup d’attentes, avec des annonces excessives sur des résultats très importants à court terme. Ce n’est évidemment pas le cas. Il y a quelques communications, comme récemment sur une application aux pathologies génétiques de la rétine par introduction de cellules différenciées à partir de cellules souches embryonnaires. Mais je reste très prudent. On n’a pas encore constaté beaucoup de bénéfices pour les patients des essais cliniques menés actuellement, mais cela ne signifie pas qu’il faille condamner cette recherche. Par exemple, les anticorps monoclonaux sont aujourd’hui un domaine majeur de la médecine – mais se pose la question du coût – alors qu’il y a vingt-cinq ans les premières tentatives avaient échoué. Heureusement, on n’a pas arrêté la recherche dans ce domaine. Je dirais volontiers la même chose à propos des cellules souches embryonnaires. La France n’est pas en pointe, car l’autorisation de faire des recherches sur ces cellules a été tardive et plus restreinte qu’ailleurs. Mais il y a des travaux intéressants en cardiologie, ophtalmologie et thérapeutique du pancréas. Nous participons, à une échelle modeste. À mon sens, ces recherches méritent d’être promues.

M. Antoine Magnan. Je ne reprends, moi aussi, que quelques questions.

On a demandé qui était propriétaire des données. Cette réflexion dépasse largement la génomique pour englober toutes les données générées : elles ne concernent pas seulement la génomique et l’examen clinique, mais aussi, désormais, l’imagerie en produit, avec aussi énormément de possibilités d’interprétation. Il faut réfléchir à la propriété des données en se demandant ce qu’on peut en faire, et ce qu’en ferait un organisme tiers qui les analyserait. Quelle que soit la réponse, que je ne donnerai pas, l’important est que le patient puisse y accéder et qu’on puisse aussi le retrouver pour l’informer sur ces données personnelles. De même les découvertes incidentes à une analyse donnée proviendront dans l’avenir pas seulement de la génétique, mais aussi de l’imagerie. Il faut que le législateur soit capable de fixer le cadre réglementaire nécessaire pour que ces données puissent être analysées de façon anonyme par le chercheur et pour qu’on puisse aussi reprendre contact avec le patient – auquel on demandera d’abord s’il souhaite être informé –, et auquel on pourra ensuite communiquer des données qui auront une incidence pour lui dans la suite.

Je trouve pertinente la question sur la santé au travail, car celle-ci est organisée, et c’est le domaine où la prévention essaye de se développer. En réfléchissant à une médecine préventive ou prédictive, c’est en effet un champ de recherche et d’expérimentation intéressant. Encore faut-il l’organiser de façon pertinente, c’est-à-dire de telle sorte que les données recueillies soient utilisables en recherche, donc recueillies de façon très bien établie et homogène, et qu’on puisse les reprendre pour les affiner. Les données sont des ingrédients. Pour les utiliser, il faut les traiter, selon des recettes. Mais pour qu’elles ressortent de la gastronomie, il faut que la qualité des ingrédients soit particulièrement fiable. Ce domaine est intéressant aussi, car une personne entre dans le circuit de la prévention, on peut ensuite détecter une pathologie qui peut être induite par le travail, et peut-être définir des facteurs favorables à ce qu’elle survienne.

Je ne souhaite pas opposer le principe d’innovation au principe de précaution, tous deux évoqués par Olivier Véran. Il faut se donner les moyens de l’innovation en fixant des cadres réglementaires qui permettent de ne pas y renoncer, et surtout d’accélérer. En effet, les délais réglementaires pour débuter un protocole nous mettent en retard par rapport à d’autres. Le comité national de coordination de la recherche essaye d’y travailler avec diverses instances réglementaires et industrielles, afin de pouvoir faire de la recherche clinique de façon plus rapide. La précaution est importante, mais il y a des verrous que l’on peut lever – mais on dépasse ici le seul domaine de la génomique.

Sur la diffusion de la culture scientifique, je dirai d’un mot que nous avons besoin de véhicules qui ne soient pas les nôtres, en tout cas pas ceux de ma génération, mais des suivantes. Nous devons diffuser sur les réseaux sociaux et sur des médias tels que YouTube, ou très accessibles sur les smartphones, des informations qui soient une bonne vulgarisation de la science et de la recherche. Ce n’est pas au point. Ce qu’on y trouve actuellement, ce sont des données orientées et erronées. Cela fait aussi partie du travail de professeur, mais nous ne pouvons pas tout faire. Derrière cela, il y a la question de l’acculturation des citoyens à la recherche clinique. Il faut qu’ils soient en état de dire s’ils veulent entrer dans un protocole de recherche, être capables de donner un consentement éclairé. Or il devient de plus en plus difficile d’expliquer ce qu’on va faire réellement. Pour parvenir à informer chacun raisonnablement, il y a des efforts de formation à faire y compris envers les patients, ce qui n’est pas facile. Certaines organisations le font et il faut les renforcer, y compris sur les sujets que nous venons d’évoquer. Ce sont les structures de direction et d’organisation de la recherche au sein des établissements de santé et notamment des centres hospitaliers universitaires (CHU). C’est là que nous voyons directement les patients en consultation. Le CHU est en lien direct avec l’INSERM, et les organismes qui permettront de recueillir les consentements dans de bonnes conditions et de garder le patient dans le circuit de la recherche seront probablement toujours à ce niveau et il faut le réaffirmer ici.

Enfin, un mot sur le coût de l’innovation et des médicaments. La médecine prédictive peut offrir une chance d’améliorer l’accès des patients à l’innovation, en ce sens que, grâce à la détection de mécanismes de plus en plus fins, on constitue des sous-groupes de malades qui vont répondre à certains traitements, alors que d’autres sous-groupes atteints de la même maladie n’y répondront pas. C’est le cas avec les anticorps monoclonaux. Il faut trouver des biomarqueurs permettant de dire si un patient répondra à un traitement auquel un autre patient atteint de la même maladie ne répond pas. C’est une façon de diminuer les coûts, pour les maladies chroniques.

M. Arnold Munnich. Je réponds à mon tour à quelques questions seulement, sur lesquelles j’ai une légitimité à le faire.

S’agissant des découvertes fortuites, les incidental findings, c’est une situation dans laquelle on souhaite ne pas se trouver. La bonne façon de s’y prendre est de tester les gènes connus et publiés pour provoquer le symptôme ou la maladie qu’on recherche. C’est en étudiant un trop grand nombre de gènes qu’on fabrique ce que j’ai appelé une arme à double tranchant. Une famille vient consulter non pas pour savoir ce qu’il en est du cancer du côlon ou du cancer du sein, mais parce que son enfant est épileptique, autiste, sourd. Il faut s’en tenir à l’étude des gènes connus et publiés pour donner ladite maladie. Et même alors, on n’a jamais une seule et même réponse ; il n’y a pas un seul variant, mais un certain nombre de variants entre lesquels il faut discriminer, arbitrer et toujours par confrontation avec l’examen clinique. Soyons-en convaincus, il n’y a pas de vérité absolue dans le génome, on ne comprend pas tout, et même en s’en tenant aux seuls gènes connus et publiés pour produire tel symptôme, on se trouve quand même obligé d’arbitrer.

Autre question : une fois établi un diagnostic préconceptionnel, que fait-on du résultat ? Dans ce domaine, nous n’innovons pas. Mais loin de nous l’idée de déconseiller un mariage. Ce n’est pas le sujet. Si les deux membres d’un couple qui n’a pas encore eu d’enfant malade sont porteurs d’un certain gène, ils vont passer par le diagnostic prénatal ou préimplantatoire, exactement comme s’ils avaient eu un enfant malade ou décédé, mais ils font l’économie du premier malade, d’une première épreuve. Il n’est pas question de ne tester qu’un seul membre du couple, car le couple sera rassuré si l’un des deux membres n’est pas porteur de la même variation. Il faut se limiter aux porteurs d’affections d’une certaine gravité, dans les variations réputées les plus pathologiques. Mais dans ces conditions, on devrait être en mesure de proposer non pas une annulation du mariage, mais plutôt un diagnostic prénatal sur la base d’un risque qui ne s’est pas encore concrétisé.

M. Berta a constaté qu’il n’y avait eu que cinq diagnostics néonataux en France. Il s’agit ici de nouveau-nés auxquels on a fait un test de Guthrie permettant de détecter cinq maladies dites « actionnables », sur lesquelles on peut agir, Soit un déficit hormonal, une hyperthyroïdie, une maladie métabolique. Beaucoup d’entre nous pensent qu’il faudrait y ajouter d’autres affections, comme le déficit immunitaire et quelques autres maladies métaboliques. Seulement, ce diagnostic qui était géré depuis des dizaines d’années par une association est revenu dans le domaine public, avec une réduction de moyens. Étatiser coûtant beaucoup plus cher, on a dû réduire la qualité du test néonatal.

Pour prendre le cas de la drépanocytose, on dépiste aujourd’hui des enfants malades, mais aussi des porteurs, dont l’un des deux parents est aussi porteur lui-même. Il est logique de tester l’autre parent, puisqu’ils risquent d’avoir ensuite un enfant atteint. Ce discours n’est entendu ni par les agences régionales de santé (ARS) ni par les autorités. On nous demande de faire plus avec moins. En pratique, de pauvres couples reçoivent des lettres incompréhensibles, sans même avoir accès à un conseiller en génétique pour leur expliquer ce dont il s’agit. Cette généralisation, je l’appelle de mes vœux, en particulier pour la drépanocytose, à condition qu’elle soit accompagnée des mesures permettant de faire un bon diagnostic de dépistage néonatal. Il y a des familles à risque d’un déficit d’information, puisque l’on n’a pas assorti ce dépistage néonatal de l’accompagnement élémentaire et financé des professionnels qui pourront parler de cette maladie. Effectivement, Marina Cavazzana a publié les premiers résultats réussis de la thérapie génique de la drépanocytose. Les résultats sont confirmés, madame Vainqueur-Christophe. Les enfants concernés n’ont pas eu de transfusion depuis des mois, voire des années. Il y a un programme d’extension de cette approche thérapeutique à d’autres enfants malades. Est-ce la panacée, la botte secrète ? Bien sûr que non. On ne va pas faire de la thérapie génique à tous les enfants atteints de drépanocytose. Il faudra définir des critères pour utiliser une thérapie génique, sinon on risque de ruiner notre dispositif de santé. Mais le plus important est d’organiser la prévention. À partir du moment où cette possibilité existe, nous avons le devoir d’offrir aux couples un choix reproductif, c’est-à-dire identifier ceux qui risquent d’avoir un enfant malade et leur offrir un diagnostic prénatal ou préimplantatoire, soit une conservation des cellules souches du sang de cordon, les cellules hématopoïétiques du nouveau-né, aux fins de thérapie génique autologue ultérieure. Il y a donc un progrès possible, mais à condition que ce ne soit pas le progrès pour un petit nombre, mais un progrès partagé. Aujourd’hui, ce qui m’inquiète au plus haut point, c’est de ne pas avoir les moyens de financer – car ces moyens m’ont été confisqués – les conseillers en génétique qui accompagneront le dépistage néonatal de la drépanocytose. D’accord pour faire plus avec ce diagnostic néonatal, pas d’accord pour le faire au rabais.

Un mot enfin, car le sujet me préoccupe beaucoup, de l’information scientifique. Médecins et chercheurs ont une déontologie. Je fais ici appel à celle des professionnels des médias. Ils portent une responsabilité très importante en diffusant des fake news. Je voudrais savoir comment exiger plus de rigueur, de sérieux, de probité de la part de ces professionnels que sont les hommes et femmes de presse et de télévision. Ils donnent l’impression qu’aujourd’hui le diagnostic prédictif est facile. En fait, c’est une escroquerie. On prétend qu’aux États-Unis on le pratique depuis longtemps, qu’en France nous sommes ringards, les derniers des derniers. Mais autant le diagnostic prédictif est intéressant sur une population générale, autant sa pertinence comme diagnostic individuel est très discutable. Quelles affections peut-on vraiment prédire chez un sujet en bonne santé, qui n’a pas un parent à risque, de cancer du sein ou du côlon ? Pour les autres, faire par exemple du dépistage de masse de BRCA 1 ou de BRCA 2 me paraît extrêmement contestable. En dehors des prédispositions familiales, les résultats qu’on obtient en dépistage général sont d’amplitude faible et ne s’appliquent pas au sujet lui-même. C’est comme si, dans d’un bureau de vote, sur la base de résultats moyens, on croyait pouvoir inférer ce qu’a été le vote de chacun. C’est un abus de confiance. Récemment des collègues canadiens ont publié des travaux par lesquels ils ont identifié grâce à un score de prédiction génétique de deux cents variants, un polygenic risk score, 10 % de femmes risquant de développer un cancer sans origine familiale. Quand on en sera à ce niveau, alors peut-être vaudra-t-il la peine de développer le diagnostic prédictif. Mais nous n’en sommes qu’aux balbutiements. La médecine prédictive non validée n’est pas un progrès, mais une menace de marchandisation des tests.

Mme la présidente Brigitte Bourguignon. Je vous remercie de ces informations précises et concises. Peut-être aurons-nous l’occasion de faire de nouveau appel à vous.

La réunion s’achève à 12 heures 40.

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Membres présents ou excusés

 

 

Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Erwan Balanant, M. Florent Boudié, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Xavier Breton, M. Alain Bruneel, M. Éric Ciotti, M. Jean-Michel Clément, M. Gilbert Collard, M. Éric Diard, Mme Coralie Dubost, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Jean-François Eliaou, M. Christophe Euzet, Mme Isabelle Florennes, M. Raphaël Gauvain, M. Philippe Gosselin, Mme Marie Guévenoux, M. David Habib, M. Dimitri Houbron, M. Sacha Houlié, M. Sébastien Huyghe, Mme Élodie Jacquier-Laforge, Mme Catherine Kamowski, Mme Marietta Karamanli, M. Guillaume Larrivé, Mme Marie-France Lorho, M. Olivier Marleix, M. Jean-Louis Masson, M. Stéphane Mazars, M. Jean-Michel Mis, M. Paul Molac, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Didier Paris, M. Jean-Pierre Pont, M. Éric Poulliat, M. Aurélien Pradié, M. Bruno Questel, M. Rémy Rebeyrotte, M. Thomas Rudigoz, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean Terlier, M. Alain Tourret, Mme Cécile Untermaier, M. Arnaud Viala, Mme Laurence Vichnievsky, M. Cédric Villani, M. Guillaume Vuilletet, Mme Hélène Zannier, M. Michel Zumkeller

 

Excusés. - Mme Laetitia Avia, Mme Huguette Bello, M. Philippe Dunoyer, M. Jean-Michel Fauvergue, Mme Paula Forteza, M. Mansour Kamardine, M. Philippe Latombe, Mme Maina Sage, Mme Alice Thourot, M. Sylvain Waserman

Assistaient également à la réunion. - M. Belkhir Belhaddad, Mme Justine Benin, M. Philippe Berta, Mme Gisèle Biémouret, M. Bruno Bilde, M. Julien Borowczyk, Mme Brigitte Bourguignon, Mme Blandine Brocard, M. Vincent Bru, M. Gérard Cherpion, M. Guillaume Chiche, M. Paul Christophe, M. Dino Cinieri, Mme Josiane Corneloup, M. Dominique Da Silva, M. Rémi Delatte, M. Pierre Dharréville, M. Jean-Pierre Door, Mme Jeanine Dubié, Mme Audrey Dufeu Schubert, Mme Caroline Fiat, Mme Agnès Firmin Le Bodo, Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel, Mme Albane Gaillot, Mme Patricia Gallerneau, Mme Carole Grandjean, M. Jean-Carles Grelier, M. Brahim Hammouche, M. Patrick Hetzel, M. Cyrille Isaac-Sibille, Mme Caroline Janvier, Mme Fadila Khattabi, M. Mustapha Laabid, Mme Geneviève Levy, Mme Véronique Louwagie, M. Gilles Lurton, M. Sylvain Maillard, M. Thomas Mesnier, M. Thierry Michels, M. Bernard Perrut, Mme Valérie Petit, Mme Michèle Peyron, M. Laurent Pietraszewski, Mme Claire Pitollat, M. Adrien Quatennens, M. Alain Ramadier, M. Jean-Hugues Ratenon, Mme Mireille Robert, Mme Laëtitia Romeiro Dias, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, M. Jean-Louis Touraine, Mme Hélène Vainqueur-Christophe, Mme Isabelle Valentin, M. Boris Vallaud, Mme Michèle de Vaucouleurs, M. Olivier Véran, M. Francis Vercamer, Mme Annie Vidal, Mme Corinne Vignon, M. Stéphane Viry, Mme Martine Wonner