Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition du général Bruno Maigret, commandant des forces aériennes stratégiques. 2

 

 


Mercredi
12 juin 2019

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 43

session ordinaire de 2018-2019

Présidence de
M. Jean-Jacques Bridey,
président

 


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La séance est ouverte à dix heures cinq.

M. le président Jean-Jacques Bridey. Mes chers collègues, nous recevons ce matin le général Bruno Maigret, commandant des forces aériennes stratégiques (FAS).

Nous avons beaucoup de plaisir à vous accueillir, général, pour notre cycle d’auditions consacrées à la dissuasion. C’est la première fois que vous êtes auditionné devant notre commission.

Nous avons reçu votre homologue de la force océanique stratégique (FOST), il y a quinze jours. M. Nicolas Roche a entamé ce cycle, nous avons reçu hier le général Lecointre et nous terminerons avec M. Geleznikoff, le directeur des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

Nous sommes impatients de vous entendre et de vous questionner sur les forces aériennes stratégiques, que vous commandez depuis un an.

Général Bruno Maigret, commandant des forces aériennes stratégiques. Monsieur le président, c’est un honneur d’être parmi vous aujourd’hui. Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de m’accueillir pour cette audition.

La dissuasion est un sujet qui me tient particulièrement à cœur, par conviction mais certainement aussi en raison de mon parcours professionnel. J’ai en effet servi dans toutes les fonctions en matière de dissuasion. J’ai fait de la mise en œuvre au sein de l’escadron 2/4 Lafayette puis à la tête de la base de Luxeuil. J’ai également servi deux fois au sein de l’État-major des forces aériennes stratégiques, comme officier rédacteur puis comme chef d’état-major. Enfin, et il s’agit peut-être du poste qui m’a le plus marqué, j’ai été chef de la division des forces nucléaires de l’état‑major des armées.

Ma conviction, que j’aimerais partager aujourd’hui avec vous, c’est que la dissuasion n’est pas une affaire de spécialistes. Elle est l’affaire d’hommes et de femmes qui croient à la capacité de nos armées à assurer la survie de la France, au nom du président de la République.

Ma vision des forces aériennes stratégiques est claire : elles assument la crédibilité opérationnelle de la dissuasion, grâce à des équipages nucléaires particulièrement aguerris et soutenus par l’ensemble de l’Armée de l’air, qui partira toute entière au combat pour infliger les dommages inacceptables qui pourraient être ordonnés par le président de la République.

C’est avec un peu d’émotion que je me présente devant vous, aujourd’hui. La première fois que je suis venu devant la commission de la défense, c’était en effet en 2014. À cette époque, le sujet de la dissuasion était peu abordé jusqu’à ce que les parlementaires marquent leur volonté de se saisir de cette question et d’en débattre. Ce sujet fait aujourd’hui partie du paysage, avec notamment un certain nombre de rapports qui ont été élaborés par le Parlement. Le président Hollande a prononcé un discours sur la dissuasion en février 2015, et le président Macron a souhaité, très rapidement après sa prise de fonction, - je cite : « rendre visite à celles et ceux qui assurent la permanence de notre posture au sein de nos deux composantes, sous-marine et aéroportée, lesquelles sont toutes deux indispensables et complémentaires. »

Il est particulièrement heureux que le sujet soit ainsi à l’ordre du jour, car nous vivons actuellement la troisième rupture stratégique dans ce domaine.

La première rupture stratégique, ce fut la construction de la force de frappe française, décidée dans les années 1950. En 1959, décision a été prise de fabriquer le Mirage IV. Le 8 octobre 1964 est la date historique de la première alerte : 62 Mirage IV sont sur les bases aériennes, et forment avec les C-135 un système d’arme capable de décoller avec un préavis de 15 minutes.

L’important, dans cette première construction de la dissuasion nucléaire, c’est l’ambition nationale, cette vision à long terme qu’a su mettre en œuvre l’État. La décision du général de Gaulle en 1959, dont la mise en œuvre s’est poursuivie jusqu’en 1972, avec la mise en service opérationnel des sous-marins et du plateau d’Albion, a débouché en dix ans sur la constitution de la triade nucléaire française. L’effort financier consenti – 1 % du PIB annuel – associé à une ambitieuse volonté politique, ont contribué à structurer la Ve République autour de notre stratégie de défense.

Il y a eu structuration sur le plan politique, avec le rôle particulier du président de la République, qui a la responsabilité d’engager les forces ; et structuration sur le plan industriel, avec le développement de géants, tels que Dassault, Ariane, Électricité de France, qui a accompagné le développement de la dissuasion.

La deuxième rupture stratégique est marquée par la pérennisation de notre outil de dissuasion. Après la chute du mur de Berlin, chacun attendait les dividendes de la paix : l’Europe n’avait plus d’ennemis sur son sol. Cependant, et cela est certainement l’une des conséquences de la fin de la Guerre Froide, plusieurs conflits ont éclaté : la guerre du Golfe en 1990-1991, la guerre de Bosnie‑Herzégovine, en 1992-1995, et le Kosovo, en 1998-1999. À cette époque, nous avons assisté à une bascule d’efforts entre le nucléaire et le conventionnel.

Un certain nombre de décisions majeures ont alors été prises, telles que la réduction de six à quatre du nombre de sous-marins lanceur d’engins (SNLE), la réduction de quatre à trois de celui des escadrons nucléaires – aujourd’hui, il n’en reste que deux –, la fin des essais nucléaires et la fermeture du plateau d’Albion.

Cette évolution stratégique a fait basculer notre modèle de défense vers un modèle plus interventionniste. Toutefois, et c’est ce que je retiens, les décideurs ont choisi de préserver le cœur du cœur de notre défense, à savoir la dissuasion. Car la question qui compte en dissuasion est « est-ce que le monde sera plus sûr dans 25 ans ? » Et les outils dont nous disposons actuellement ont été financés dans les années 1990-2000.

Ce qui est rétrospectivement impressionnant, c’est cette continuité de l’effort de l’État : le président Chirac a annoncé la fin des essais nucléaires en 1995, et c’est Manuel Valls, Premier ministre socialiste, qui inaugure le laser mégajoule en 2014, sur le site du CEA. Cette capacité à voir loin, avec un effort financier régulier et une vision partagée du bien commun, qui transcende les partis, est structurante en matière de dissuasion.

La troisième rupture stratégique, c’est maintenant – et Nicolas Roche vous en a parlé – avec un monde totalement déstructuré, des accords internationaux que l’on bat en brèche et des tentatives d’évitement de la dissuasion, par le haut ou par le bas, sur d’autres champs de manœuvre. Nous sommes à l’heure des choix, avec le renouvellement des composantes de la dissuasion, attendu en 2 035 pour la composante nucléaire aéroportée et en 2 038 pour la composante océanique.

Une fois posés ces éléments de contexte, permettez-moi d’en venir à présent à quelques explications sur la « grammaire nucléaire ». Vous en connaissez les principes, mais j’aimerais insister sur quelques points, et notamment sur ce que nous entendons par « stricte suffisance ».

Le cœur de la dissuasion, c’est la crédibilité, qui repose sur trois piliers : la crédibilité politique, incarnée par le président de la République ; la crédibilité opérationnelle, portée par les FAS et la FOST ; et la crédibilité technique, assumée par la DGA, les industriels et le CEA. Un ensemble de principes se sont dessinés et agrégés pour former, dans les années 1960 ce que nous appelons la grammaire nucléaire, qui n’a fondamentalement pas ou peu changé en 55 ans. Néanmoins, si le périmètre de la dissuasion est stable, certaines notions ont connu quelques évolutions.

Les deux piliers majeurs de cette grammaire sont les notions d’« intérêts vitaux » et de « dommages inacceptables ». Seul le président est compétent pour apprécier ce que sont ces intérêts vitaux, c’est-à-dire à quel moment et à quel seuil d’agression il engagera les forces nucléaires.

La notion de « dommages inacceptables » a, quant à elle, un peu évolué. Le général de Gaulle parlait des 27 millions de morts qu’avaient connus les Soviétiques lors de la Seconde Guerre mondiale, et en déduisait que pour les dissuader, il fallait être en mesure de leur en infliger 40 millions. Ce n’est plus le modèle d’aujourd’hui, et le discours du président Hollande en 2015 l’a confirmé. Il est désormais question de centres de pouvoir et non plus de centres démographiques. Nous avons coutume de dire que « l’inacceptabilité de la riposte doit être acceptable pour le décideur ». Cela est fondamental et structure, notamment, la philosophie du renouvellement de nos composantes.

Qu’est-ce, ensuite, que la « stricte suffisance » ? Elle revêt trois aspects. Le premier est d’ordre opérationnel : comment garantir au président de la République que nous serons en mesure d’infliger des dommages inacceptables non pas seulement aujourd’hui, mais aussi et surtout dans 20 ans. Il s’agit de tout le travail que nous menons avec l’équipe de France de la dissuasion : évaluer les défenses adverses, connaître la fiabilité de nos missiles, connaître leur capacité de pénétration, et en maîtriser les effets afin de garantir l’efficacité de la dissuasion.

Le second aspect est stratégique, car il permet d’éviter la course aux armements. Par exemple, ce n’est pas parce que les Soviétiques détenaient 10 000 têtes que nous devions également en posséder 10 000. Notre logique de « dommages inacceptables », différente d’une logique de victoire, vise à contraindre l’adversaire à « décramponner dans l’escalade » face à la menace que nos forces nucléaires peuvent faire peser sur lui.

Le troisième aspect est technique, industriel et financier. Il s’agit de maîtriser toute la chaîne industrielle et technologique, de disposer des systèmes d’armes en temps et en heure, tout en en maîtrisant les coûts. Le général Lecointre aime à dire qu’en matière de dissuasion, il faut toujours être penché vers l’avant ; il ne faudrait pas l’être trop, pour éviter des coûts insoutenables, et il ne faut pas non plus l’être trop peu, sur les talons, au risque de compromettre notre crédibilité opérationnelle. Il faut donc l’être suffisamment pour assurer le flux d’investissement nécessaire pour entretenir dans le long terme cette crédibilité. Aujourd’hui, la bonne inclinaison est la suivante : l’agrégat nucléaire représente 12,5 % du budget de la défense – et cela est vrai jusqu’en 2025. Le coût de la dissuasion, pour garantir la survie de la Nation, se chiffre donc à 60 euros par Français et atteindra 100 euros à l’horizon 2025.

Cette somme permet notamment de financer notre outil de dissuasion, au sein duquel les forces occupent une place évidemment importante. Vous avez déjà reçu mon camarade de la FOST, l’Amiral Morio de l’Isle. Vous constaterez que nos visions sont parfaitement colinéaires, tant tous les professionnels de la dissuasion sont intimement convaincus de la pertinence des concepts et en particulier de celui de complémentarité, que j’explorerai dans un instant. Dans notre monde, il n’y a pas de place pour les guerres de boutons. J’en viens donc maintenant aux forces dont j’ai la responsabilité, pour vous détailler le pourquoi et le comment des FAS.

Le premier atout de la composante aéroportée est sa dualité. Ce terme technique signifie que les forces aériennes stratégiques ne disposent pas de moyens qui leur soient exclusivement réservés. Tous nos avions, tous nos moyens contribuent à l’ensemble des missions de l’armée de l’air. Tous nos escadrons de chasse – exclusivement équipés de Rafale Biplaces – couvrent l’ensemble du spectre des missions de l’armée de l’air : police du ciel, missions de reconnaissance, dissuasion, opérations extérieures, etc.

Voici quelques chiffres : 35 % de l’activité Rafale des FAS en 2018 se sont déroulées en opérations extérieures ; en 2018, 80 munitions ont été tirées par nos équipages au Levant ou au Sahel, 83 depuis le début de l’année 2019. Pour la flotte C135, nous parlons de 43 % d’activité réalisées sur les 2 plots opex, et une alerte PPS permanente.

L’arrivée du nouveau ravitailleur MRTT renforcera cette dualité car il couvrira lui aussi, dans son domaine, l’ensemble des missions de l’armée de l’air. Alors que nous utilisons actuellement 19 avions de modèles différents pour les missions de ravitaillement en vol et de transport stratégique (C135, A310, A340), nous passerons à 15 MRTT qui assureront des missions de ravitaillement aussi bien que de transport.

Par ailleurs, nous avons développé, après les attentats de Karachi en 2002, le kit Morphée qui peut aujourd’hui équiper un C135. Il permet d’évacuer dix de nos camarades blessés sur un théâtre d’opération dans la période cruciale des premières 24 heures : ils peuvent être stabilisés sur place, rapatriés et pris en charge par les services médicaux. C’est une capacité qui augmente la crédibilité de nos forces conventionnelles. Cette capacité sera amplifiée avec le MRTT, qui pourra évacuer jusqu’à 30 blessés, avec des délais de rapatriement diminués et des conditions de prise en charge sanitaire améliorées.

Je vous l’ai dit, tous nos avions, tous nos moyens contribuent à l’ensemble des missions de l’armée de l’air. Ainsi, les C-135 ne sont sous mon contrôle opérationnel que 4 % du temps ; mais ce sont ces 4 % qui assurent la crédibilité et la cohérence du raid nucléaire entier, combinaison de têtes nucléaires, de missiles, de chasseurs, de ravitailleurs et d’infrastructures.

Illustration de cette dualité : nous pouvons employer un avion ravitailleur qui serait engagé dans l’opération Barkhane pour l’exercice Poker, l’exercice majeur des FAS. L’avion peut quitter le théâtre d’opération Barkhane l’après-midi, et venir se poser à Istres. Il effectuera alors son vol Poker dans la nuit et pourra être de retour le lendemain à N’Djamena. Telle est la souplesse d’emploi de nos moyens aériens.

Du point de vue des savoir-faire des équipages, leur participation aux opérations extérieures constitue une démonstration de leur haut niveau technique, et renforce encore la crédibilité de la composante aéroportée.

Ce qui est fondamental, dans cette dualité – qui implique que des avions affectés aux forces aériennes stratégiques puissent être confiés temporairement à d’autres commandements opérationnels –, c’est de rester capable de tenir la posture de dissuasion. Les FAS respectent ce contrat qui s’impose de la même manière aux deux forces permanentes de la dissuasion, et qui consiste en un nombre défini de moyens en alerte, de délais à respecter et de plans de frappe associés.

Le cœur de métier du centre d’opérations, le COFAS, situé à Taverny, est donc de s’assurer que, dans tous les cas, avec des appareils qui peuvent être déployés en opérations, les FAS sont capables de monter en puissance dans les délais prescrits par le président de la République.

La deuxième caractéristique de la composante aéroportée, c’est son rôle dans le dialogue dissuasif. Le principe de la dissuasion est de démontrer sa force pour n’avoir jamais à s’en servir. Il faut donc offrir des options au président de la République pour que, lorsqu’il gravira « l’échelle de perroquet » dans une confrontation – de plus en plus haut et de plus en plus vite –, l’adversaire soit, à un moment donné, obligé de renoncer.

Parmi ces options, certaines sont assez simples, comme le rapatriement des C-135, qui constitue un premier signal. Le deuxième signal pourrait être par exemple une montée en puissance ostensible, qui nécessite de suivre le survol des satellites amis ou ennemis de notre territoire. Cela démontrerait la volonté du président de s’engager. Ensuite, les plans prévoient toutes sortes de manœuvres que peut ordonner le président suivant la même logique. Cette capacité du dialogue dissuasif est fondamentale.

Elle se nourrit de notre crédibilité opérationnelle, qui est elle-même le fruit de nos succès et de la fiabilité de nos armes. Avec les bombes AN52, puis les missiles ASMP et ASMPA, nous sommes arrivés à une fiabilité exceptionnelle du système d’armes. Nous avons tiré 21 ASMPA, les 21 tirs ont abouti à un résultat nominal. Voilà quarante ans que nous disposons d’une maîtrise remarquable de la technologie du statoréacteur. Cela constitue un facteur clé de succès dans notre quête perpétuelle du coup d’avance technologique. C’est ce qui explique le choix que nous faisons du statoréacteur pour le futur missile ASN4G (Air-Sol Nucléaire de 4ème Génération). Pour autant, rien n’empêche d’étudier d’autres technologies, comme celle des planeurs hypersoniques, d’abord pour savoir s’en protéger et aussi pour en évaluer et comparer leur potentiel d’emploi. Néanmoins, il n’est pas prévu d’orienter la composante aéroportée dans cette direction, dans laquelle nous ne bénéficions pas des atouts qui nous profitent dans le domaine du statoréacteur.

Toujours au titre de la performance de nos moyens, nous avons un avion porteur tout à fait remarquable. Le Rafale, arrivé voilà 13 ans dans nos forces a atteint un haut degré de maturité technologique : cet avion omni-rôle possède des capacités exceptionnelles. Il permet aujourd’hui à l’armée de l’air de combattre dans un environnement de très haute intensité et d’avoir la capacité d’entrer en premier. Concrètement, avec le Rafale, les équipages décollent, peuvent soit opérer en très haute altitude, soit pénétrer très bas, très vite et par tous temps pour éviter d’être détectés. Ce mode d’action original et très spécifique est rendu possible grâce au radar de suivi de terrain automatique du Rafale, qui, associé à son mode air-air, permet à l’équipage biplace de détecter et d’engager les menaces aériennes tout en restant en dehors des portées des systèmes sol-air. Cette faculté est complétée par l’emport d’un armement air-air considérable, qui augmente la survivabilité du raid. Cette capacité multimode a été une révolution pour l’armée de l’air. L’opération Hamilton, notamment, a été l’illustration parfaite de la pertinence de ces modes d’action, et a démontré la maturité technologique et les savoir-faire hors normes dont nous disposons. J’y reviendrai.

Il est important de préciser que le raid nucléaire, ce sont aussi les avions de surveillance AWACS, ainsi que les avions de défense aérienne qui assurent la protection du raid et rendent possible sa pénétration par l’acquisition de la supériorité aérienne.

Troisième caractéristique des savoir-faire des FAS : démontrer dès le temps de paix la crédibilité de la dissuasion dans son ensemble. Il s’agit là de notre ADN. Le président Hollande parlait ainsi de deux composantes : « une qui se voit, une qui ne se voit pas ». Notre savoir-faire consiste aussi à faire savoir que nous sommes prêts opérationnellement. Ce « faire savoir » s’accomplit grâce à nos exercices et l’ensemble des capacités de premier plan que nous développons.

Ainsi, comme j’ai eu l’occasion de le souligner en évoquant la dualité, quand les moyens de la dissuasion sont engagés, sur un théâtre extérieur ou pour un exercice de haute intensité, les savoir-faire démontrés par nos équipages dans des missions conventionnelles crédibilisent également la dissuasion. Car la question à laquelle nous devons répondre est la suivante : comment faire savoir à notre adversaire que nous sommes performants ? Par nos opérations extérieures, nos exercices Poker, la mission Excalibur de tir d’ASMPA en évaluation des forces du début de l’année 2019 ou encore à travers l’opération Hamilton qui s’est déroulée il y a environ 15 mois.

Le dernier point que j’aborderai avant de vous décrire la manière dont nous travaillons, c’est la complémentarité des FAS et de la FOST. Les deux composantes sont différentes et offrent au président de la République plusieurs options. Elles utilisent des modes de pénétration aérobie ou balistique complémentaires qui obligent l’adversaire à posséder des moyens de défense dédiés, ce qui implique pour lui de devoir faire un grand écart difficilement soutenable financièrement. Par ailleurs, nous nous prémunissons d’un décrochage stratégique, pour le cas où une rupture technologique permettrait à l’adversaire de détecter ou de contrer les moyens de l’une de nos composantes ; l’autre composante garantirait alors notre capacité de dissuasion. De plus, les FAS et la FOST sont complémentaires sur le plan des effets des armes.

Telles sont donc les particularités de la composante nucléaire aéroportée.

Venons-en à la responsabilité du général commandant les FAS, qui est donc, comme je vous le disais il y a un instant, de démontrer la crédibilité opérationnelle de la dissuasion : « montre ta force pour ne pas avoir à l’utiliser ». Les opérations des FAS, particulièrement, ressemblent à un iceberg, avec une partie émergée et une partie immergée. La partie visible, dont la vocation est d’être démonstrative, ce sont les opérations Poker, Hamilton, Excalibur, emblématiques de nos savoir-faire. La partie invisible, plus importante, recouvre les secrets de la dissuasion : j’y viendrai dans un instant.

Commençons donc par l’opération Poker. Tout d’abord, nous déployons nos avions sur notre réseau de bases aériennes, notamment Saint-Dizier, Avord, Istres, Mont-de-Marsan, et Évreux, sur ordre soit de l’état-major particulier du président, soit du chef d’état-major des armées. Une fois cette phase de montée en puissance réalisée, les avions décollent et se rejoignent à la pointe de la Bretagne, à Ouessant, transitent vers Biarritz puis la Corse en haute altitude, enfin se dirigent vers le Massif Central. Passant la côte méditerranéenne, après un dernier ravitaillement en vol, ils pénètrent dans une zone hostile, dans un environnement de déni d’accès avec des adversaires sol-air et air-air, simulant ainsi une opération de haute intensité. Une salve de tirs de missiles ASMPA est simulée dans le Massif Central avant le retour des aéronefs sur leurs bases de départ. Lors de la dernière opération Poker, de grandes Nations, compétiteurs stratégiques, nous observaient. Nous effectuons cette opération de grande ampleur quatre fois par an, certes pour démontrer nos savoir‑faire, mais également pour éprouver et améliorer nos tactiques.

Nous menons également des exercices d’évaluation des forces – je vous passerai un film, « Le tir Excalibur », sur le tir d’un missile réel. Lors de cet exercice du 4 février, nous avons effectué le même type de mission que pour l’opération Poker, à ceci près que nous sommes restés onze heures cinquante en vol, et non six heures. Et au sud de Biscarosse, nous avons tiré un vrai missile, sans charge militaire évidemment – avec un résultat nominal. Cet exercice a également pour vocation d’assurer la cohérence de nos forces d’un bout à l’autre de la chaîne. Nos mécaniciens arment les avions, les équipages effectuent une mission de haute intensité. Interceptés par des missiles sol-air et des missiles air-air, ils tirent le missile ASMPA et rentrent sur leurs bases. Les observateurs avertis, qui connaissent bien le monde de la dissuasion, ne s’y sont pas trompés. Les journaux russes et américains ont repris l’information selon laquelle les Français ont brillamment réussi ce jour-là un tir d’évaluation de leurs forces.

S’agissant de l’opération Hamilton, elle a été réalisée le 14 avril 2018 contre des sites de production d’armes chimiques du régime syrien. Illustration parfaite du principe de dualité, le design de ce raid conventionnel fut identique à celui d’un exercice Poker, avec le tir de missiles SCALP, dont le résultat a été remarquable, et ce depuis et vers nos bases aériennes métropolitaines – durée de vol : environ dix heures.

Je reviens à mon iceberg : Les opérations Poker, Hamilton et le tir d’évaluation Excalibur en sont la partie visible.

Toute la partie invisible, dont les gens n’ont pas conscience, et qui est particulièrement protégée eut égard aux secrets qu’elle recouvre, trouve son origine dans notre capacité à planifier. Tout notre entraînement en découle. Évaluant en permanence le renseignement sur nos adversaires potentiels, nous adaptons le concept du raid nucléaire autant que de besoin, puis nous en déclinons des tactiques de pénétration et de combat. Nous éprouvons ensuite et très régulièrement nos résultats durant les exercices. Nous effectuons les exercices de planification sous la coupe du chef d’état-major des armées, entre commandants de forces nucléaires et en collaboration avec les forces conventionnelles. À la fin du processus, nous mettons en vigueur ces plans, puis nous exécutons l’opération Banco.

Qu’est-ce qu’une opération Banco ? Environ deux fois par an, la quasi-totalité des têtes nucléaires sont sorties et montées sur Rafale sur les bases à vocation nucléaire, comme si le président de la République nous avait donné l’ordre de monter en puissance. L’exercice se termine lorsque les équipages passent au stade de l’alerte à bord, prêts à mettre en route et à décoller, bien souvent au bout d’une semaine passée dans les postes enterrés à attendre l’ordre. À ce stade, les armes nucléaires sont décrochées, et nous passons à l’opération Poker – partie visible de l’iceberg. Nous menons également d’autres exercices d’ampleur moindre, ou thématiques. Tout cela représente environ 70 exercices par an.

Je ferai maintenant un focus sur ce que sont les forces aériennes aujourd’hui : trois bases à vocation nucléaire ; une base Rafale, à Saint-Dizier, avec 48 Rafale B ; une base de ravitaillement en vol, à Istres, avec 14 C-135 et, à terme, 15 MRTT ; la base d’Avord, qui regroupe les escadrons spécialisés réalisant des transmissions et de la logistique spécifique ; enfin, des bases de déploiement pour les C-135 à Mont-de-Marsan, Solenzara, Évreux et Luxeuil.

Les FAS disposent de deux centres d’opérations, l’un à Taverny, le centre d’opérations des forces aériennes stratégiques, chargé de conduire les opérations nucléaires, et l’autre, appelé COFAS 2. L’existence de deux centres est conforme à la philosophie générale de la dissuasion, qui prévoit la redondance comme l’un des facteurs de la résilience qui permet de garantir la pérennité de la mission.

Enfin, les FAS, ce sont 1 882 aviateurs, y compris l’état-major, ce qui représente 4 % des effectifs de l’armée de l’air.

J’en viens à présent aux enjeux : je vous en présenterai quatre. Le premier, sur lequel je concentre beaucoup mon attention, tient à la maîtrise de la mise en œuvre, qui est la clé de voûte de la dissuasion. Il s’agit de garantir que nous sommes capables de monter en puissance, c’est-à-dire de sortir nos armes nucléaires en toute sécurité vis-à-vis de nos concitoyens. D’où l’importance de la présence permanente des organismes de contrôle car c’est la meilleure façon de progresser en matière de sécurité et de sûreté. Certes, la sécurité nucléaire a un coût, un coût de formation de nos équipes de montage, un coût de fidélisation, un coût en matière d’infrastructures. Mais cela est fondamental. Un incident pourrait remettre en cause la dissuasion ; nous n’en avons jamais eu, même mineur.

Le deuxième enjeu tient à l’activité, le revers de la médaille de la dualité. À Saint‑Dizier, en moyenne sur l’année, 25 Rafale sont aptes au vol, dont la moitié est employée pour réaliser les missions opérationnelles et l’autre moitié au maintien en condition opérationnelle des équipages. Cela laisse donc 12 appareils pour l’entraînement des équipages. J’estime que nous devons encore faire mieux, et nous plaçons de l’espoir dans le contrat Ravel en matière de disponibilité pour la flotte Rafale.

La Ministre, les armées et l’armée de l’air, avec son NSO 4.0, sont pleinement mobilisées autour de la réforme du MCO aéronautique, car l’enjeu est bien d’avoir un nombre d’avions disponibles suffisant pour garantir les opérations et l’entraînement de nos équipages. La loi de programmation militaire prévoit une remontée d’activité vers 180 heures de vol par an pour nos équipages. Nous n’y sommes pas. Pour un avion omni-rôles tel que le Rafale, c’est essentiel. Les Américains, pour ce type d’avion, visent 230 heures. Accroître le nombre d’avions disponibles et l’activité de mes équipages est donc aujourd’hui une priorité.

Au-delà de la contrainte organique, ou d’entraînement, le nombre d’avions est également fondamental du point de vue opérationnel. En cas d’engagement de haute intensité, nous pourrions être amenés à devoir préserver les moyens de la dissuasion et de la posture permanente de sûreté pour garantir la survie de la Nation. Or, aujourd’hui, avec le nombre d’avions dont nous disposons, nous rencontrerions une vraie difficulté pour accomplir nos autres missions et mener une campagne aérienne dans la durée et en intensité, avec un niveau d’attrition potentiellement important, sans entamer ce socle de moyens essentiels. Le format est donc un point d’attention de la prochaine LPM.

La question du nombre est importante pour la flotte Rafale : celle de la vitesse de remplacement pour la flotte de ravitailleur est brûlante : je me réjouis d’ailleurs de l’accélération de la cadence de livraison des A330MRTT. Les premiers C-135 ont été livrés en 1963, les derniers seront retirés du service au mieux en 2023. Ces avions ont l’âge de la Renault Dauphine, dont on n’observe plus beaucoup d’exemplaires à Paris !

Troisième enjeu : la crédibilité opérationnelle, avec la règle des 3P. La portée de nos moyens aériens, la pénétration de nos missiles et la précision de nos armes. Le concept qui nous guide est la devise de Pierre de Coubertin : « plus vite, plus haut, plus fort ». Et c’est ce que nous permet le couple MRTT-Rafale. Nous avons mené dernièrement un raid direct vers La Réunion avec deux Rafale en 12 heures et huit minutes de vol. Cet exercice a bien montré que nous ne sommes plus limités dans ces missions par les capacités de l’avion, mais par celles de l’équipage. 12 heures de vol, c’est encore réalisable pour un équipage. En 2023, nous pourrons ainsi parcourir 20 000 kilomètres avec 20 Rafale et 10 MRTT en 48 heures, tout en emportant le fret et le personnel qui permettra de soutenir dans la durée le rythme d’une campagne aérienne. Le prochain exercice que nous allons conduire en Australie, Pitch Black, tendra d’ailleurs à démontrer nos possibilités de projection. Nous nous rendrons à Darwin en moins de 48 heures avec 6 Rafale et les 3 MRTT dont nous disposerons à cette échéance (fin 2020), emportant avec eux les moyens logistiques qui permettront de conduire, en toute autonomie et dans la durée, une activité aérienne d’exercice soutenue. Cette capacité de projection était le pré carré des États-Unis : aujourd’hui, grâce au Phénix, elle est à la portée de la France.

Je vous propose maintenant de regarder le petit film dont je vous ai parlé, démontrant le savoir-faire des FAS et symbolisant cette crédibilité opérationnelle.

Diffusion du film

Général Bruno Maigret. Dernier point : la préparation du futur. Le président de la République a défini une feuille de route. Je ne reviens pas sur la livraison des MRTT et le remplacement des C135, dont j’ai déjà indiqué l’urgence. La cible est de 15 appareils – le plus tôt sera le mieux. En ce qui concerne le deuxième étage du dispositif, celui du porteur, le Rafale bénéficie actuellement de la rénovation F3R. Cette version permettra l’emport et le tir du missile Meteor, véritable game changer du combat aérien grâce à sa portée de tir extraordinaire. Le F3R comporte également la possibilité du combat collaboratif. Ce dispositif permet à un appareil de guider un missile tiré par un autre Rafale. Cela compliquera fortement la tâche de l’adversaire. Après cette évolution, ce sera le tour du missile. En 2023, l’ASMPA subira une rénovation à mi-vie, qui lui permettra de tenir jusqu’à l’arrivée de son successeur, et qui intégrera de nouvelles fonctionnalités qui amélioreront encore sa capacité de pénétration. Plus tard, en 2035, ce missile sera remplacé par l’ASN4G. Véritable rupture technologique, ce vecteur sera à même de pénétrer les défenses adverses les plus évoluées, grâce à une combinaison de vitesse et d’agilité inédite. Son arrivée nécessitera l’adaptation du porteur. Ce dernier restera à ce stade un appareil de type Rafale, en attendant l’arrivée, en 2 040 du SCAF, qui sera d’emblée en mesure d’accueillir l’ASN4G.

En ce qui concerne celle que l’on appelle souvent la quatrième flotte des FAS, les transmissions, les moyens actuels ont également vocation à être modernisés puis remplacés par des systèmes plus modernes et plus résilients. Ces évolutions, dont la plupart sont secrètes, donneront à l’ensemble du dispositif une plus grande flexibilité.

En bref, la dissuasion est un train qui ne s’arrête jamais. En permanence, le métier est sur l’ouvrage.

Voilà ce que j’avais à vous dire. Je crois viscéralement à la dissuasion car je connais la crédibilité de nos forces. Je vous invite à venir voir nos forces aériennes, vous serez toujours les bienvenus. Le président Bridey va venir voler sur un AWACS, certains d’entre vous ont déjà assisté à un vol Poker.

M. le président. Je vous remercie, Mon général, pour cette présentation très complète.

Nous avons un grand nombre de questions à vous soumettre. Trois de nos collègues ont des obligations et doivent partir à 11 heures, ils poseront donc leur question en priorité, après, bien entendu, le rapporteur du programme 146.

M. Jean-Charles Larsonneur. Je vous remercie, Mon général, pour cette présentation intéressante et informée. J’ai pu mesurer l’excellence de vos forces à de nombreuses reprises, à Saint-Dizier et à Avord, à l’occasion d’une opération Poker, notamment, où le couple MRTT-Rafale a démontré toute son efficacité.

J’évoquerai la préparation du futur Le salon du Bourget va bientôt se tenir, ce sera l’occasion de faire un point sur les évolutions à venir – SCAF, Tempest – qui vont nécessiter, bien évidemment, une évolution doctrinale. J’ai bien compris que dans l’immédiat, vous souhaitez que la question du nombre d’avions soit revue dans la prochaine LPM.

Mais à l’avenir, le nouvel avion disposera de différents capteurs, différents effecteurs, de l’intelligence artificielle et de technologies nouvelles, notamment dans le champ du numérique. Il conviendra d’intégrer toutes ces nouveautés. Quels travaux doctrinaux menez-vous pour intégrer cette nouvelle dimension du SCAF, qui sera composé de toutes ces nouveautés, dans le cadre de la dissuasion et des FAS ?

M. Claude de Ganay. Mon général, ma question porte non pas sur votre action, mais sur son acceptation par les Français.

La tradition veut que tous les présidents de la République s’expriment au cours de leur mandat sur la dissuasion nucléaire. Il semblerait que le président Macron ne souhaite pas prononcer un tel discours.

Ne craignez-vous pas qu’une telle option soit une erreur de pédagogie, quant à la stratégie, aux doctrines d’emploi et aux dotations des FAS ? Et ait pour conséquence d’émousser la place de votre arsenal nucléaire dans l’inconscient collectif des Français, les menant à se poser des questions sur la présence d’un tel dispositif dissuasif ?

M. le président. Je ne sais pas si le président de la République a dit cela. Et je rappellerai que les présidents de la République s’expriment le plus souvent sur la question de la dissuasion à mi-mandat, et nous n’en sommes pas là.

M. Laurent Furst. Le président en fait un décompte au mois près !

M. Bastien Lachaud. Ma première question concerne la crédibilité, aujourd’hui, de notre dissuasion aérienne, sur deux points. Premièrement, sur notre capacité de pénétration face à des missiles sol-air de plus en plus puissants. Je pense au S-400 russe – et potentiellement le S-500. Second point, sur la capacité de nos bases aériennes à ne pas être détruites avant le départ des FAS, quand nous voyons que des puissances semblent posséder des missiles hyper véloces qui sont peut-être en capacité de pénétrer sur notre territoire, sans que nous puissions leur opposer une résistance.

Quelles sont vos appréciations sur ces éléments et les pistes pour lutter contre cet état de fait ?

M. Joaquim Pueyo. Mon général, vous avez rappelé les évolutions qui toucheront les forces que vous commandez, comme la mise en place du « tout Rafale », avec la fin des Mirage 2000, et le développement des nouveaux missiles air-sol de nouvelle génération.

Le développement de ce nouveau missile hyper véloce pourrait-il nécessiter un appareil de taille supérieure à celle du Rafale et donc un changement de plateforme ou une modernisation substantielle de l’actuel porteur ? Dans un rapport sénatorial, des inquiétudes ont été soulevées. Est-ce pour vous, également, une inquiétude ou êtes-vous certain que vous aurez des porteurs tout à fait adaptés ?

Général Bruno Maigret. Monsieur Larsonneur, pour la dissuasion, le cœur du sujet restera le même dans le futur : la capacité d’infliger des dommages inacceptables. Pour les FAS, cela repose et reposera toujours sur les principes d’une manœuvre militaire. C’est d’ailleurs également en cela que les FAS sont complémentaires du système balistique, plus déterministe. Il s’agit avant tout des grands fondements de la stratégie militaire : saturation, concentration des feux, concentration des moyens, connaissance de l’adversaire, connaissance des caractéristiques ennemies, mutualisation des efforts. Sur le plan tactique par exemple, nos équipages tirent parti de l’intervisibilité : quand un avion est à 100 pieds, l’horizon radar, c’est 12 nautiques. Ce qui veut dire que les défenses adverses doivent avoir, tous les 24 nautiques, des systèmes d’armes pour nous empêcher de passer. Mon métier est de trouver le trou par lequel nous passerons. Il n’y a pas là d’évolution doctrinale, et s’il devait y en avoir, ce serait le président qui le déciderait en fonction de ce qu’il souhaite en matière de maîtrise des effets.

Bien entendu, ces principes s’appuient sur des moyens qui doivent être au niveau de ce qui les attend sur le champ de bataille. Nous parlons-là de la capacité de pénétration des systèmes d’armes. Pour garantir cette capacité dans vingt ans, quelles évaluations devons-nous faire ? Comment nous projeter à vingt ans ? C’est toute la mission de l’équipe de France de la dissuasion qui réalise un travail remarquable en ce domaine : un suivi des technologies nationales et internationales pour définir celles qui seront à la pointe dans vingt ans. Le débat, à mon niveau, est bien plus capacitaire et opérationnel que doctrinal. Aujourd’hui, les caractéristiques que nous devons envisager pour le futur système sont : furtivité, connectivité, liaison de données, intelligence artificielle, capacité de voler plus bas et plus vite.

C’est d’ailleurs bien cela que doit nous permettre le développement du SCAF. Ce système de système articulé autour du NGF (New Generation Fighter) utilisera des capacités d’inter connectivité natives comme un multiplicateur d’effet pour l’avion, qui sera lui-même doté de fortes capacités de survivabilité et de manœuvrabilité, faisant appel à des technologies de rupture. En synthèse, le renouvellement des composantes est une conséquence de la dialectique glaive-bouclier, et est donc avant tout un besoin opérationnel.

Monsieur Pueyo, vous évoquez les missiles hyper véloces. Nous avons débuté l’ASMP en 1987. Nous sommes passés à l’ASMPA en 2009. Nous passerons à l’ASN4G en 2 035. L’ASMP a connu des difficultés de développement, et c’est bien naturel compte-tenu de la rupture technologique que représentait à l’époque le statoréacteur. Le programme d’ASMPA n’a certes pas été un long fleuve tranquille mais, finalement, pour 21 tirs réalisés, on enregistre 21 coups au but. L’ASN4G sera, à son tour, une rupture technologique majeure, car nous devons toujours avoir un coup d’avance, pour justement conserver cette capacité à pénétrer. La pénétration dans la partie la plus dense de la défense adverse sera faite en effet non pas uniquement par le porteur, mais surtout par le missile.

Il s’agit donc d’un travail très opérationnel, réalisé par toute l’équipe de France de la dissuasion, y compris le CEA, la DGA et les industriels.

Monsieur Lachaud, votre question porte sur le S-400 et le S-500. Il s’agit d’une dialectique vieille comme le monde : celle du glaive et du bouclier. Le déni d’accès, c’est le bouclier à l’œuvre dans les airs, sous la mer, sur la mer et sur terre. Revenons à l’Histoire : le concept initial de pénétration du Mirage IV reposait sur l’usage d’une vitesse bisonique à très haute altitude (30 000 pieds). Jusqu’au jour où un U-2 s’est fait abattre par des missiles SA-2 ; nous avons alors choisi de voler en basse altitude. Ce sont la flexibilité de nos armes et notre savoir-faire en matière d’emploi qui nous permettent de pénétrer. Dans les capacités de pénétration, tout ne tient pas au porteur, et une partie importante repose et reposera toujours sur le missile. La force du concept repose sur la combinatoire entre un avion de combat habité et donc capable d’adaptation et de réactivité, et un missile dont les performances aérodynamiques ne sont pas limitées par l’homme.

Pour votre information, le S-500 est surtout un missile antibalistique. Mais après les missiles actuels, les Russes feront du S-600, du S-700, du S-800 et nous, en face, nous continuerons à évoluer. C’est cette évolution permanente du glaive et du bouclier qui nous permet de garantir cette pénétration.

Quant au risque de destruction de nos bases, notre crédibilité repose en partie sur leur résilience. C’est pourquoi nous devons les protéger, et en disposer d’un nombre suffisant. Nous sommes par exemple capables d’assurer une montée en puissance en ambiance NRBC. Mais d’autres concepts permettent de garantir au président de la République qu’il disposera de son outil de dissuasion même en cas de destruction des bases aériennes à vocation nucléaire. Nous sommes ainsi capables de procéder à une permanence en vol, comme le prévoient nos procédures depuis 1964. En fonction de l’évolution de la menace, nous pouvons faire décoller nos avions en attendant l’ordre d’engagement même si les bases ont été frappées. Je vous invite à relire l’épisode de la Baie des Cochons, où les Américains ont assuré une permanence en vol des B-52 durant 72 heures.

M. Bastien Lachaud. Ma question était : avons-nous aujourd’hui un coup d’avance ?

Général Bruno Maigret. Oui. Mais j’irai plus loin, car la bonne question est : « avons-nous un coup d’avance pour 2 035 ? » Avec l’ASN4G et le SCAF, oui, nous l’aurons.

S’agissant de l’acceptation du nucléaire militaire par les Français, leur parler de la dissuasion, de façon complètement libérée, contribue à cette acceptation, comme vous le soulignez, Monsieur de Ganay. Cette acceptation est bien entendu essentielle. Aujourd’hui, ma priorité, et c’est aussi celle de l’amiral Morio de l’Isle, c’est de mettre en œuvre la dissuasion de façon totalement sûre, avec un maximum de garanties, pour préserver le consensus national. Et un certain nombre d’organes de contrôle s’assure que tout cela est bien fait dans les règles de l’art, suivant des standards toujours plus élevés de protection et de sécurité nucléaire.

Concernant le discours du président de la République, vous vous doutez bien que je n’ai pas d’avis à donner.

M. le président. Vous avez droit à un joker !

M. Jean-Michel Jacques. Mon général, j’aborderai un vieux sujet qui refait surface actuellement, celui du parapluie nucléaire européen. Il refait surface pour trois raisons, la chute du mur de Berlin et ses suites, l’évolution de la position américaine et la sortie probable du Royaume-Uni de l’Union européenne.

Ces trois facteurs, combinés à la volonté présidentielle d’une défense européenne forte, posent la question du partage de notre fonction stratégique de dissuasion. Pensez-vous que cela est envisageable et souhaitable, tant sur le plan militaire que stratégique, en prenant en considération les intérêts de la France ?

M. Jean-Philippe Ardouin. Mon général, depuis dix ans, les forces aériennes stratégiques ont eu l’occasion de démontrer leur grande crédibilité et leur fiabilité. Les tirs de missiles de croisière SCALP dans une mission de plus de six heures en Libye en 2011, ou les raids de Rafale de onze heures sans escale jusqu’au Mali, en 2014, sont des exemples d’avancées sensibles.

Les avancées technologiques amènent naturellement à se poser la question de la place de notre flotte aérienne dans la hiérarchie des équipements militaires mondiaux. Aussi, pouvez-vous nous préciser l’état de développement technologique de nos appareils ? Quelles sont nos forces et nos faiblesses par rapport aux principales forces militaires mondiales ?

M. Laurent Furst. Mon général, si j’ai bien compris, les pilotes qui partiront pour le raid ne reviendront pas. Comment préparons-nous, psychologiquement, des pilotes à mener des frappes nucléaires, à donner la mort et à accepter la leur ainsi que celle de leurs familles, puisque dans un combat nucléaire, il y aura problablement une destruction mutuelle des territoires ?

Pour envoyer des missiles nucléaires, soit nous passons par l’espace, soit nous collons au sol le plus fortement possible. Demain, aurons-nous toujours besoin d’un avion pour coller au sol ? Les vecteurs ne seront-ils pas autoportés, pilotés directement depuis le sol français ?

M. Stéphane Baudu. Je souhaiterais revenir sur la réflexion stratégique.

Dans la grammaire que vous avez déclinée, vous avez indiqué que les fondamentaux avaient très peu bougé depuis les années 1970. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Nous pourrions en discuter durant des heures. Mais ma question va plus loin.

Le concept de dissuasion est un concept toujours pertinent et valable. Nous parlons beaucoup d’armes nucléaires pour assurer cette stratégie de dissuasion. Considérez‑vous qu’il s’agisse de la seule arme susceptible d’être activée pour pouvoir jouer ce rôle de dissuasion ? Ou, dans notre monde où les cyber-attaques sont également des armes massives d’implication ou de dissuasion potentielles dans des pays très connectés où elles peuvent faire des dommages importants, considérez-vous qu’il s’agisse d’un outil à activer, ou éventuellement une menace pour la dissuasion nucléaire ?

M. André Chassaigne. Mon général, la question que nous avons soulevée dans la LPM était l’utilité des FAS dans la dissuasion nucléaire française. Est-il utile de les garder, dans la mesure où la composante océanique semble mieux en mesure de maintenir une dissuasion partout dans le monde ?

Le Royaume-Uni a supprimé sa composante aérienne, il y a plusieurs années, pour ne garder que sa composante océanique.

Quelles mesures la France pourrait-elle prendre pour limiter les coûts du nucléaire français, si elle ne supprime pas l’une de ses composantes ? Nous ne pouvons pas évaluer le prix, puisque nous ne disposons pas du détail du budget, au nom du secret défense.

Par ailleurs, la modernisation des ASMPA est-elle vraiment nécessaire ? Et pourquoi convient-il d’améliorer ces missiles ; ne sont-ils pas suffisants en l’état ?

M. Olivier Becht. Mon général, je voudrais tout d’abord vous remercier pour votre exposé. Je suis favorable à la dissuasion nucléaire, même si nous pourrions rêver d’un monde idéal sans arme nucléaire. Mais force est de constater que depuis soixante-dix ans, l’arme nucléaire a permis d’éviter la guerre entre les grandes puissances, à défaut d’éviter la guerre elle-même.

Ma question a trait à la prolifération. Vous avez indiqué que la proportionnalité de la riposte doit être acceptable par le décideur. Aujourd’hui, la probabilité d’une frappe nucléaire sur le territoire français tient moins du jeu des grandes puissances qu’au risque qu’un État à la gouvernance un peu compliquée, au hasard le Pakistan, doté de l’arme nucléaire, voit l’un de ses services donner, en douce, tout ou partie d’une arme nucléaire à un réseau terroriste.

Admettons qu’un jour de tels moyens puissent frapper une ville française. Quelle risposte conseillerez-vous au président de la République ?

M. Yannick Favennec Becot. Mon général, dans le contexte actuel, la possibilité d’une utilisation de l’arme nucléaire ressurgit pour la première fois depuis longtemps dans le débat public. Faut-il penser qu’elle n’est plus considérée comme le moyen de maintenir la paix, en dissuadant l’adversaire de faire la guerre ?

Bien que la dissuasion nucléaire constitue le principal modèle de sécurité mondial, envisagez-vous des modèles alternatifs, qui garantiraient le même niveau de sécurité ?

M. Christophe Blanchet. Ma question concerne la problématique du cyber au sein des FAS, une force vitale de nos armées et dont les actions sont à haute technicité – le film que vous avez diffusé le montre bien.

Ces actions reposent souvent sur des informations dont les forces aériennes stratégiques disposent, et donc sur nos systèmes d’information et de communication.

Comment et à quel degré les FAS sont-elles sensibilisées à la menace cyber ? Et risquent-elles une attaque cyber ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Mon général, vous avez évoqué le bénéfice apporté par l’arrivée du premier Phénix – la livraison du second ne saurait tarder.

Estimez-vous la mise en œuvre de la capacité de transport du Phénix – transport de personnels, de fret ou d’évacuation sanitaire – pleinement compatible avec leur mission première au profit des FAS ?

Par ailleurs, les Phénix seront-ils un jour intégrés dans la flotte mutualisée au sein du commandement européen du transport aérien ?

Général Bruno Maigret. Monsieur le président Chassaigne, je réalise que mon exposé est un échec complet, puisque je n’ai pas réussi à vous convaincre que nous ne faisons tous de la dissuasion mais pas de la même manière : une force qui se voit, l’autre qui ne se voit pas...

En temps de paix la pertinence de la FOST repose sur la permanence à la mer ; la fonction de la composante aéroportée, c’est la démonstration de la crédibilité de la dissuasion. Les Britanniques ont cessé d’avoir une composante aéroportée en 1996, et leurs sous-mariniers sont les premiers à le regretter. Encore qu’il soit inexact de dire que le Royaume-Uni ne dispose d’aucune capacité de dissuasion aéroportée : l’OTAN possède une composante aéroportée et les Britanniques sont beaucoup plus impliqués que nous en ce domaine. Certes, le Royaume-Uni ne possède pas de tête nucléaire aéroportée, mais en cas de raid nucléaire de l’OTAN, ils pourraient y participer avec des moyens d’accompagnement.

Les systèmes d’armes français et britanniques équipant les composantes océaniques des deux pays ne sont pas totalement comparables. La coopération très étroite entre Américains et Britanniques permet à ces derniers de mettre en œuvre un système dont les caractéristiques techniques sont différentes du nôtre : je n’entrerai pas dans les détails. Quant au budget de notre composante aéroportée, les crédits qui lui sont spécifiquement consacrés ne concernent que la mise en condition opérationnelle du missile et les infrastructures, le reste n’étant pas financé au titre de l’agrégat budgétaire nucléaire. En d’autres termes, la composante aéroportée représente une petite partie des crédits alloués à la dissuasion. Les dépenses dans ce domaine sont motivées par les impératifs opérationnels, et permettent à l’Armée de l’air, du fait de la dualité, de conserver son savoir-faire en termes de haute intensité.

Monsieur Furst, nous sommes parfaitement conscients qu’en cas de raid, tous les avions ne reviendront pas. Planifier un raid suppose de se demander : que voulons-nous détruire ? Quelle est la probabilité d’attrition de nos missiles ? Quelle est la probabilité du bon fonctionnement de nos missiles ? C’est le produit de ces probabilités qui déterminera le nombre d’avions qui devront décoller.

S’agissant de la préparation mentale et psychologique de nos équipages, il est évident que si nous leur disons, le 12 juin 2019, que la chasse va décoller pour tirer sur un objectif, bien évidemment, ce sera très difficile pour eux. Mais ce n’est pas comme cela que ça se passera. Si l’ordre est donné, cela voudra dire que nous serons entrés dans un autre monde : la survie de la France sera en jeu. Nous serons en juin 1940. Si nous avions possédé l’arme nucléaire à cette époque, la France s’en serait-elle servie contre le régime nazi ? Probablement. Quoi qu’il en soit, je peux vous certifier que les équipages des FAS sont aujourd’hui parfaitement aguerris, et totalement conscients de leurs responsabilités vis-à-vis de la Nation et de l’Autorité politique.

M. le président. Le président Chassaigne a l’air convaincu par nos explications ! (Rires)

Général Bruno Maigret. Monsieur Jacques, le partage de notre fonction stratégique de dissuasion est un sujet déjà ancien ; M. Juppé avait déjà mené des réflexions sur cette question en 1999.

Dans tous leurs discours sur la dissuasion, les présidents évoquent les intérêts vitaux de la France, qu’ils associent régulièrement à ceux de l’Allemagne, du Royaume-Uni ou de l’Europe de façon générale. Il ne m’appartient pas d’avoir une opinion sur ces vues politiques.

Aujourd’hui, une dissuasion partagée existe, c’est celle de l’OTAN. Si le président de la République souhaitait mener une réflexion sur un autre concept de dissuasion partagée, oui, nous trouverions des possibilités. La composante aéroportée peut être adaptée à ce partage, comme en témoigne l’expérience de l’OTAN.

Monsieur Ferrara, s’agissant de la coopération avec le MRTT, je vous l’ai dit, nous serons en mesure de couvrir l’ensemble du spectre des missions : Morphée, transport stratégique, projection de puissance et dissuasion – cette dernière comptant pour 4 % de l’activité de ces moyens. L’enjeu est bien d’avoir les 15 MRTT en temps et en heure – les 12 premiers devraient être livrés en 2023 –, les C-135 étant particulièrement fatigués.

Concernant l’EATC, je rencontre très régulièrement le général Marbœuf, commandant l’European Airlift Tranport Command et les choses sont claires : les MRTT contribueront à l’effort français en faveur de ce mécanisme européen. Il reste à rendre conciliable leur utilisation dans un cadre multinational avec le fait que ces appareils constituent, du fait de leur participation à la mission de dissuasion, une force régalienne. Quoi qu’il en soit, je pense que dans l’esprit du général Lavigne, c’est très clair : l’EATC disposera probablement, à terme, de trois appareils pour réaliser ses missions de transport stratégique, selon des modalités de transfert d’autorité restant à définir.

Monsieur Blanchet, votre question porte sur la cyber-résilience. Il s’agit d’un vrai challenge, d’une difficulté pour tout le monde. Toutefois, la particularité des réseaux nucléaires est qu’ils sont complètement fermés, isolés, redondants, testés très régulièrement et, évidemment, très surveillés. Mais nous ne sommes pas naïfs, nous savons que nous pourrions avoir des vulnérabilités, notamment dans le champ de ce que nous appelons « l’hygiène SSI » – il s’agit éviter, par exemple, que des personnels utilisent des clés USB ne provenant pas des FAS. Nous avons donc pris des mesures de renforcement de la sécurité en la matière.

Nous travaillons très régulièrement avec le commandement de la cyberdéfense pour connaître l’état de la menace, et l’Agence nationale de sécurité informatique inspecte nos outils très souvent. Cette menace est prise en compte, le volet cyber est d’ailleurs inclus dans le coût des programmes de transmissions.

Depuis 2014, nous avons d’ailleurs l’obligation de faire homologuer nos systèmes face à cette menace. Nous arrivons à la fin du processus et tous nos systèmes nucléaires ont été homologués. Résilience, redondance et vigilance sont les maîtres mots de nos efforts en la matière.

Par ailleurs, le cyber est un nouveau champ de bataille, après la terre, l’air, la mer et maintenant l’espace. Ceux qui combattront dans ce champ le feront avec des effets qui seront maîtrisés ou pas, et importants ou pas. Le président Hollande indiquait que la dissuasion sera nécessaire contre tout ce qui empêchera la Nation de survivre. Alors, le risque cyber empêchera-t-il la France de survivre ? Nous n’en connaissons pas encore bien les effets. Mais nous sommes certains que la dissuasion nucléaire empêchera la remise en cause de nos intérêts vitaux.

Concernant la frappe venue d’un pays tiers, l’un des objectifs de la dissuasion est d’offrir au président une granularité dans les moyens d’action qui lui permette d’éviter la logique « zéro-un ». C’est là le concept même de l’avertissement : démontrer à l’adversaire notre détermination et s’assurer qu’il ne se méprenne pas sur la délimitation de nos intérêts vitaux, comme le disait le président Hollande dans son discours de 2015.

M. Olivier Becht. Ma question était de savoir, si un service échappait au contrôle de son gouvernement pour faire de la prolifération et mener une frappe, quelle serait la riposte de la France face à une menace hybride, un incident nucléaire plutôt qu’une frappe classique ? Allons-nous atomiser Islamabad pour ne pas avoir réussi à maîtriser leur service de renseignement ?

M. le président. Le général ne peut peut-être pas répondre…

Général Bruno Maigret. C’est une question très compliquée !

Le scénario que vous évoquez échappe à la logique de confrontation d’État à État, qui est le cadre de la dissuasion. Nous ne dissuadons pas le terrorisme avec le nucléaire. Et c’est bien la raison pour laquelle la dissuasion nucléaire représente 12,5 % du budget de la défense. Nous avons besoin des autres 87,5 % pour faire face aux autres menaces. Nous restons toutefois un outil à la main du président de la République, et nous tenons toujours prêts à répondre à ses objectifs.

M. Jacques Marilossian. Mon général, je vous remercie pour votre exposé et vos réponses. En tant que rapporteur du budget de la marine, je rappellerai que la force d’action navale nucléaire (FANu), moins connue, est également une composante de la dissuasion nucléaire. La FANu s’articule autour du porte-avions Charles-de-Gaulle et des Rafale Marine. L’amiral Pierre Vandier a écrit en 2018 un excellent ouvrage « La dissuasion au troisième âge nucléaire ». Un ouvrage qui retrace l’histoire de la dissuasion nucléaire, présente les évolutions stratégiques des puissances mondiales et aborde les défis du XXIe siècle. La dissuasion nucléaire française repose-t-elle bien sur trois composantes : FAS, FOST, FANu ? Si oui, quels sont les rôles complémentaires de ces composantes dans le troisième âge nucléaire ?

Mme Patricia Mirallès. Merci pour vos propos très clairs. Nous comprenons le sérieux, le savoir-faire, les capacités d’exécution des FAS et nous n’ignorons pas les difficultés que rencontre le Rafale, en particulier concernant son faible taux de disponibilité.

Le choix d’en faire le porteur unique de votre composante aéroportée est-il pertinent ? Les mesures annoncées et les moyens engagés afin d’améliorer ce taux de disponibilité sont-ils suffisants ?

M. Thomas Gassilloud. Mon général, un ancien chef d’état-major des armées déclarait : « Sils nont pas compris que la dissuasion nucléaire permet datteindre le cœur de leurs intérêts vitaux, il faut leur faire comprendre dune manière ou dune autre, et rien ne peut mieux le faire que lultime avertissement ».

Dans le dialogue stratégique, j’aimerais que vous puissiez nous indiquer si vous possédez des moyens qui permettent au président de la République de disposer d’une option intermédiaire, avant d’envisager le déclenchement du feu nucléaire pour restaurer la dissuasion ?

Vous avez évoqué notamment la possibilité de faire décoller le raid nucléaire sans l’engager, c’est une première réponse, mais avons-nous d’autres moyens d’envoyer un ultime avertissement ? Je pense, par exemple, au fait de tirer un ASMPA non chargé ou d’utiliser des impulsions électromagnétiques.

Enfin, une question corollaire concernant le paramétrage des ASMPA. Si j’ai bien compris, le M-51 qui est tiré d’un SNLE est paramétré à son départ ; à quel moment ce paramétrage se fait-il dans le cadre d’un raid aérien ? Une question en lien avec celle de mon voisin, puisque dans le cadre des FANu les Rafale sont monoplaces, alors que dans le cadre des FAS, ils sont biplaces.

Mme Séverine Gipson. Général, les forces aériennes stratégiques sont composées de femmes et d’hommes aviateurs, qui doivent régulièrement maintenir leurs compétences pour démontrer la crédibilité opérationnelle de la dissuasion française.

Différents aéronefs sont alors utilisés afin de simuler des opérations, des ravitaillements, des vols, des tirs, des évacuations sanitaires. Pouvez-vous nous indiquer si ces exercices apportent suffisamment d’entraînement, sachant que certains types d’avions ne sont pas toujours disponibles ? Ou estimez-vous que certains exercices doivent être approfondis pour être au rendez-vous des enjeux ?

M. Christophe Lejeune. Vous avez rappelé de nombreux éléments, et en particulier la capacité à faire décoller les avions en 15 minutes. Notre collègue Jean-Jacques Ferrara et moi-même sommes rapporteurs sur la mission d’information sur l’action aérospatiale de l’État, et dans le cadre de cette mission, nous avons entendu des responsables de Météo France. Ils nous ont rappelé que l’une des contraintes, pour la libre circulation aéronautique, résidait dans les aléas météorologiques. Des orages, une tempête comme celle que nous avons connue en 1999 ou des chutes de neige importantes pourraient compliquer le décollage d’un raid sous 15 minutes.

La piste est peut-être celle que vous avez évoquée, celle du scénario de la Baie des Cochons, avec des avions en attente, en l’air, pendant 72 heures.

Vous nous avez également expliqué que si les avions décollaient, nous serions en juin 1940, or l’une des peurs d’Eisenhower, quatre ans plus tard, c’était bien la météo...

Mme Laurence Trastour-Isnart. Général, je vous remercie pour cette présentation très exhaustive. Avec ma collègue Anissa Khedher, en tant que rapporteures de la mission d’information sur le suivi des blessés, nous avons eu la possibilité de voir à Istres le kit Morphée, qui permet de prendre en charge le rapatriement sanitaire jusqu’à 11 blessés lourds et, si ma mémoire est bonne, jusqu’à 30 blessés légers. Combien de personnel faut-il pour armer le dispositif ? Par ailleurs, y a-t-il une coopération avec d’autres pays européens en matière d’évacuation sanitaire aérienne ?

M. Loïc Kervran. Mon général, pourriez-vous nous dire quelques mots de la place des AWACS dans la crédibilité opérationnelle ?

Le retrait des AWACS, c’est à peu près pour 2 035. Vous avez parlé du futur, des réflexions sont en cours au sein de l’OTAN sur le remplacement de l’AWACS. Savez-vous s’il s’agira d’une sorte de système de systèmes ou d’une plateforme unique ? Enfin, dans quelle mesure la dissuasion nucléaire a-t-elle une influence sur cette réflexion et les choix qui vont être faits ?

M. Stéphane Trompille. En cas d’attaque nucléaire contre la France, ou éventuellement contre l’un de nos alliés, quel temps avons-nous pour intercepter un missile, si cela est possible ? Et en combien de temps pourrons-nous répondre à une agression nucléaire contre la France ou l’un de ses alliés ?

Général Bruno Maigret. S’agissant de la FANu, Monsieur Marilossian, je m’attendais à cette question. Je connais bien l’aéronavale, car j’ai servi pendant trois ans sur les porte-avions Foch et Clemenceau.

Je citerai l’amiral Rogel, en 2014 : « la FANu ne peut pas être comparée aux FAS, car elle constitue une force non permanente ». Il s’agit bien de deux niveaux d’ambition différents. La force permanente est composée de la FOST et des FAS tandis que la force de circonstance qu’est la FANu permet d’offrir des options supplémentaires au président de la République et, dans le dialogue dissuasif, correspond à l’une des façons de commencer à gravir « l’échelle de perroquets ».

Comme le disait l’amiral Rogel, la question, concernant la FANu, est celle des aménagements particuliers sur le porte-avions que nécessite la présence à bord de missiles nucléaires. Concernant le Charles De Gaulle, ils ont déjà été effectués et les capacités nécessaires sont disponibles.

Si la France décidait de se doter d’un nouveau porte-avions, faudra-t-il prévoir une capacité nucléaire sur ce porte-avions ? La réponse est oui. Cependant cette capacité ne permet pas de justifier à elle seule l’acquisition d’un nouveau porte-avions, qui répond à une autre logique militaire. Par ailleurs, je travaille régulièrement avec l’amiral Jean-Philippe Rolland, nous allons réaliser un exercice commun dans les mois qui viennent.

Madame Mirallès, votre question concerne le Rafale. Cet appareil arrive à maturité. Nous disposons, avec lui, d’un système particulièrement performant. Nous pouvons voler plus longtemps, plus bas, et combattre en basse altitude. La vraie question, comme vous le soulignez, concerne l’activité des équipages du Rafale, qui aujourd’hui ne volent que 160 heures par an en moyenne. Les armées et l’armée de l’air sont aujourd’hui mobilisées afin que le plan d’amélioration du MCO aéronautique porte ses fruits. Et une remontée progressive d’activité est prévue avec une rejointe de la norme de 180 heures de vol par pilote en fin de LPM.

Quant à l’option intermédiaire, Monsieur Gassilloud, à savoir les frappes d’avertissement, elle fait partie du concept français. Elle répond à la question « comment restaurer la dissuasion » ? Nous passerions du monde conventionnel à une situation exceptionnelle dans laquelle les intérêts de la France seraient menacés et où il s’agirait d’éviter au président de la République d’en venir d’emblée aux frappes nucléaires par une gradation dans la riposte. Lors de son discours sur la dissuasion, le président Hollande a précisé qu’il n’y aura alors qu’un seul avertissement.

Le paramétrage de l’ASMPA renvoie à la question du contrôle gouvernemental. Sous la responsabilité du Premier ministre et sous le contrôle de l’inspecteur des armements nucléaires, le contrôle gouvernemental permet de garantir que seul le président de la République pourra donner l’ordre de frappe sur les objectifs qu’il aura lui-même définis. Sur le point précis du paramétrage du missile, je peux vous répondre que celui-ci n’est pas du ressort de l’équipage.

Concernant le niveau de préparation des équipages, mes responsabilités organiques m’amènent à m’assurer que mes équipages ont un haut niveau opérationnel. Je fais donc en sorte qu’ils puissent effectuer au moins une, voire deux opérations Poker par an, ou un exercice de haute intensité. Cela correspond à un choix de l’armée de l’air visant à préserver ce savoir-faire « d’entrer en premier », qui nous différencie des autres nations : nous savons mener des combats de haute intensité. Peu de pays auraient été capables de frapper en Syrie.

Monsieur Lejeune, concernant la météo, vous vous doutez que nous la suivons en permanence. Car ce que vous dites est non seulement vrai pour le raid, mais aussi, en temps de paix, pour le montage des armes. S’il y a un risque d’orage dans un rayon de 50 kilomètres autour d’une base, nous ne sortons pas les armes pour nos exercices. En réalité, la météo est une contrainte du temps de paix. Sur le plan opérationnel, les pilotes sont habitués à voler dans des conditions extrêmes. Par exemple, la norme du temps de paix, c’est 40 nœuds de vent mais il est déjà arrivé à des équipages de voler par 60 ou 70 nœuds de vent pour des raisons opérationnelles. Nos systèmes modernes nous permettent de nous affranchir du brouillard ou, bien entendu, de la pénétration dans les nuages. Au-delà des aspects techniques, la force du concept réside dans sa souplesse : en cas d’ouragan, nous prendrions des mesures de déploiement pour être en mesure de répondre aux directives du président de la République, en dépit de cet aléa météo.

Madame Trastour-Isnart, s’agissant du kit Morphée, nous l’avons installé après l’attentat de Karachi. Nous n’en possédions pas, ce sont ainsi les Allemands qui sont allés chercher nos blessés. J’ai exprimé le souhait que ce kit soit monté en permanence pour que nous puissions avoir la garantie d’aller chercher des blessés le plus rapidement possible, avec l’équipe médicale adaptée. J’espère que nous pourrons assurer cette permanence d’un avion équipé dès que nous aurons réceptionné trois ou quatre MRTT. Je vais prochainement m’entretenir avec la directrice du service de santé des armées pour définir combien de personnels seront nécessaires, et pour analyser les contraintes et les délais qui devront être respectés. Une fois l’avion équipé en permanence, le facteur dimensionnant en termes de réactivité sera le temps de mise en place à Istres de l’équipe médicale. Nous devons travailler ensemble pour que ces délais puissent correspondre aux besoins pour le rapatriement des blessés.

Monsieur Kervran a posé une question sur les AWACS. Le raid nucléaire est composé d’un ensemble cohérent de plusieurs dizaines d’avions, parmi lesquels des AWACS, des porteurs d’armes nucléaires, des avions de supériorité aérienne, des avions capables de détruire les défenses adverses sol-air, etc. C’est la raison pour laquelle je dis qu’avec le raid, c’est toute l’armée de l’air qui va au combat.

Dans toutes les opérations Poker, un AWACS est présent, et pour le raid Hamilton nous en avions deux. Il en va de la crédibilité du raid et tout le monde est persuadé de son importance. En matière de renouvellement, pour ma part, j’explique les spécificités de ma mission et c’est l’état-major de l’armée de l’air qui exprime les besoins capacitaires.

Monsieur Trompille, pour un objet hors atmosphère, 10 000 kilomètres se parcourent en environ 50 minutes. Tel est donc notre préavis pour intercepter un missile. Concernant les moyens, la France a fait le choix de ne pas posséder de défense anti-missile, considérant que ce champ est couvert par la dissuasion. Celle-ci ne nous prémunit certes pas d’une frappe : elle garantit seulement à l’adversaire, comme pour toute atteinte de nos intérêts vitaux, qu’il paiera un prix exorbitant, celui de supporter des dommages absolument inacceptables. À la différence de la doctrine d’autres pays, le principe n’est pas de garantir la victoire en cas de confrontation, mais bien plutôt d’affirmer le prix de nos intérêts vitaux.

M. Mounir Belhamiti. Mon général, une question s’est imposée à moi en écoutant vos propos ainsi que le débat entre mes deux collègues, et c’est tout naturellement vers vous que nous nous tournons pour arbitrer ce débat (Rires).

Dans le cadre de l’emploi des FAS, notre doctrine nous impose-t-elle de respecter les zones d’exclusion aériennes et les interdictions de survol ?

M. Laurent Furst. Mon général, vous n’avez pas répondu à ma question relative à la possibilité, dans le futur, de posséder des missiles capables de voler à basse altitude, c’est‑à-dire de coller au sol – et donc de ne plus avoir besoin d’avions du futur.

Général Bruno Maigret. Si nous nous bornions à une logique de frappe, et négligions la logique de démonstrativité et donc la capacité de monter en puissance très visiblement, nous serions dans la négation du dialogue dissuasif. Or, le président doit pouvoir montrer sa volonté pour ne pas avoir à utiliser l’arme. C’est ce qui explique que la différence entre la FOST et les FAS, et donc également leur complémentarité, ne se réduise pas au mode de pénétration. L’acquisition d’un missile aérobie sol/sol très longue portée obérerait notre faculté de mener le dialogue dissuasif. D’ailleurs, nous avons abandonné ce segment en 1996 lorsque nous avons fermé le plateau d’Albion.

Plus techniquement, Monsieur Furst, concernant l’envoi des missiles en basse altitude, sous l’horizon radar, je vous répondrai qu’un missile seul n’aurait pas assez de carburant et n’irait pas assez vite pour pénétrer suffisamment profondément en basse altitude les défenses adverses.

Lorsque nous avons réfléchi au renouvellement de la composante aéroportée, la question s’est posée du choix du porteur, entre un drone, un chasseur ou un avion de transport. S’agissant du drone, qui revient à votre hypothèse d’un missile autonome, nous avions un problème de contrôle gouvernemental. Je vous l’expliquais, nous devons garantir que seul le président puisse donner l’ordre.

Demain, dans l’état actuel des hypothèses, la frappe sera réalisée par un porteur, type chasse, qui donnera au missile la vitesse initiale lui permettant d’aller suffisamment loin et vite pour pouvoir pénétrer les défenses adverses.

Pour arbitrer le débat que me propose Monsieur Belhamiti, je dirais que par définition, la composante aéroportée doit systématiquement traverser les espaces aériens de pays étrangers. Le principe, éprouvé par nos exercices, est le suivant : nous tentons d’éviter les pays ennemis, nous survolons les pays neutres avec un certain nombre de précautions et nous survolons les pays amis.

Si pour une raison quelconque nous devons survoler un pays ennemi, nous définirons des règles d’engagement pour garantir le survol. C’est la raison pour laquelle nous arrivons nombreux et que des avions de défense aérienne sont chargés de la protection du raid, sous la surveillance du précieux AWACS.

Cela fait partie de l’évaluation du risque, que doit prendre en compte l’état-major pour élaborer le plan qu’il présentera au président de la République.

M. le président. Mon général, je vous remercie.

Mes chers collègues, la commission ne siégera pas la semaine prochaine, car nous serons au salon du Bourget. Nous recevrons dans deux semaines le directeur des applications miltaires du CEA.

Je vous remercie.

La séance est levée à onze heures quarantecinq.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Louis Aliot, M. Jean-Philippe Ardouin, M. Didier Baichère, M. Xavier Batut, M. Stéphane Baudu, M. Olivier Becht, M. Mounir Belhamiti, M. Christophe Blanchet, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Philippe Chalumeau, M. André Chassaigne, M. Fabien Di Filippo, Mme Marianne Dubois, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec Becot, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Laurent Furst, M. Claude de Ganay, M. Thomas Gassilloud, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, M. Stanislas Guerini, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, Mme Anissa Khedher, M. Bastien Lachaud, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Didier Le Gac, M. Christophe Lejeune, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, Mme Patricia Mirallès, Mme Natalia Pouzyreff, M. Joaquim Pueyo, M. Gwendal Rouillard, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Laurence Trastour-Isnart, M. Stéphane Travert, M. Stéphane Trompille, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Charles de la Verpillière

Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Sylvain Brial, M. Luc Carvounas, M. Alexis Corbière, M. Richard Ferrand, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Pascale Fontenel-Personne, M. Christian Jacob, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Gilles Le Gendre, M. Franck Marlin, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Josy Poueyto, M. Antoine Savignat, M. Thierry Solère, M. Joachim Son-Forget, Mme Sabine Thillaye, M. Patrice Verchère

Assistait également à la réunion. - M. Dino Cinieri