Compte rendu

Commission
des affaires étrangères

– Échanges, ouverts à la presse, sur les migrations en préparation du débat en séance publique, prévu le 30 septembre, sur la politique migratoire de la France et de l’Europe avec M. Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), M. François Héran, professeur au Collège de France sur la chaire Migrations et sociétés, M. François Gemenne, directeur de l’Observatoire Hugo sur l’environnement et les migrations de l’Université de Liège, M. Pascal Teixeira Da Silva, ambassadeur de France chargé des migrations

 

 

 

 


Mardi
17 septembre 2019

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 82

session extraordinaire de 2018-2019

Présidence
de Mme Marielle de Sarnez,
Présidente

 


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Échanges, ouverts à la presse, sur les migrations en préparation du débat en séance publique, prévu le 30 septembre, sur la politique migratoire de la France et de l’Europe avec M. Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), M. François Héran, professeur au Collège de France sur la chaire Migrations et sociétés, M. François Gemenne, directeur de l’Observatoire Hugo sur l’environnement et les migrations de l’Université de Liège, M. Pascal Teixeira Da Silva, ambassadeur de France chargé des migrations

La séance est ouverte à 17 heures.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Chers collègues, cette table ronde est très importante et c’est pour cela qu’elle occupe notre première réunion. Le 30 septembre prochain devrait se tenir en séance publique le premier débat parlementaire annuel sur les questions migratoires. Dans le rapport pour avis que j’avais présenté au nom de notre commission l’année dernière sur le projet de loi « immigration et asile », j’avais souhaité que nous puissions avoir ce débat annuel à l’Assemblée. J’en suis donc très heureuse. Je considère qu’en France, la politique migratoire a le plus souvent été gérée sans véritablement associer le Parlement quant à ses objectifs. C’est une évolution que je salue.

L’accélération des migrations est un phénomène mondial et pas seulement européen. Les réponses doivent évidemment impliquer tous les acteurs concernés : les États membres, l’Union européenne, les pays d’origine des migrants, ceux de transit. C’est bien d’une vision d’ensemble dont nous avons besoin. Nous avons donc invité des intervenants qui vont nous donner un aperçu d’ensemble des enjeux migratoires internationaux. Je les remercie d’ores et déjà très chaleureusement de leur présence aujourd’hui. Pour notre commission, il était très important de marquer l’intérêt que nous portons à ces questions des migrations. J’ai été très heureuse d’apprendre que Jean-Yves Le Drian serait au banc du Gouvernement pour le débat. C’est ce que nous avons souhaité dans les débats nombreux que nous avions eus sur cette question. Il y aura de nombreux ministres présents : la ministre de la santé, celui de l’intérieur, et donc le ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Cela va plutôt dans la bonne direction.

Je salue de votre part François Héran, démographe et professeur au Collège de France. Je sais que, dans sa présentation, il va privilégier une vision assez globale, mais peut-être la vision la plus décapante de ces enjeux. En tous les cas, merci beaucoup de votre présence. François Gemenne nous vient de Belgique. Vous êtes directeur de l’Observatoire Hugo, centre de recherche interdisciplinaire de l’Université de Liège, spécialiste des interférences entre questions environnementales et migratoires. Vous aborderez deux de ces questions internationales qui vont évidemment dominer les prochaines décennies. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) conduit régulièrement des travaux très pertinents sur les impacts économiques des mouvements migratoires. Nous avons demandé à Jean-Christophe Dumont, que je remercie pour sa présence, chef de la division des migrations internationales de cette organisation, de bien vouloir nous présenter ces travaux, en mettant l’accent sur une piste que je trouve très prometteuse. Je l’avais écrit longuement dans le rapport que j’avais fait et que j’avais eu la chance de faire au nom de cette commission, c’est toute la question des visas à entrées multiples qui rendent possibles des allers et retours dans le temps. Je crois que nous devons vraiment réfléchir à cette nouvelle manière de penser les visas, en particulier pour les migrations économiques. Enfin, nous avons la chance de recevoir à nouveau Pascal Teixeira, ambassadeur chargé des migrations. Vous allez nous parler des enjeux plus politiques qui sont ceux de l’action internationale de la France sur les questions migratoires, en particulier vis-à-vis des pays d’origine et des pays de transit.

Sans plus tarder, je vais laisser la parole à chacun d’entre vous pour une dizaine de minutes. Ensuite, nous aurons un débat avec les parlementaires qui sont là. Chacun d’entre vous pourra ainsi débattre, dialoguer et répondre aux questions de mes collègues députés.

M. François Héran, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire migrations et sociétés. Je suis très honoré par cette invitation et très heureux de voir que la commission juge utile de s’adresser aux chercheurs pour nourrir sa réflexion. Je vous ai communiqué une version imprimée du diaporama que je vais commenter et qui est très nourri. Mon exposé sera forcément cursif, mais les données resteront en votre possession et je serai toujours à votre disposition pour les éclairer par la suite, si elles vous intriguent.

Je vais commencer par un très bref panorama mondial de la migration internationale dans le monde. Il y a à peu près 260 millions de personnes qui, nées dans un pays, vivent durablement dans un autre pays, au moins pour une durée d’un an. Les chiffres portent sur l’année 2015-2016. 260 millions de personnes, ce sont 3,5 % de la population mondiale. C’est peu, mais cela s’explique de deux façons. D’abord, les géants démographiques (la Chine, l’Inde, les États-Unis, le Nigéria, le Brésil) émigrent très peu. Nous sommes frappés par la diaspora chinoise, évidemment, mais en réalité, ce n’est même pas 1 % de la population chinoise qui vit à l’étranger. Les géants démographiques font baisser la moyenne mondiale, mais vous avez également des pays de petite taille, en pleine croissance démographique, qui migrent peu. Ce sont des pays enclavés comme le Niger, le Tchad, le Mali qui émigrent en réalité très peu, comptent une très faible proportion d’émigrants, parce qu’il ne suffit pas d’avoir des aspirations à migrer, il faut avoir les moyens de ses aspirations et ces pays sont trop pauvres pour que la migration puisse vraiment décoller. Une comparaison est assez intéressante à faire. Si vous prenez les pays des Balkans ex-communistes comme la Roumanie, la Bulgarie, le Kosovo, la Serbie, etc., 22 % de la population de ces pays vit à l’étranger. C’est un taux d’immigration énorme, l’un des plus élevés au monde. En Afrique subsaharienne, ce sont environ 2 %. Évidemment, nous parlons beaucoup plus du second cas que du premier.

Je ne vais pas détailler cette diapositive, mais vous voyez le chiffre de 42 millions. Il y a beaucoup de migrations à l’intérieur de l’Europe, d’un pays à l’autre au sein de l’Europe, de l’Europe du Sud à l’Europe du Nord, de l’Europe de l’Est à l’Europe de l’Ouest. Tout cela est connu. Là, vous avez la péninsule indienne d’où l’on migre vers les pays du Golfe et qui pèse lourd. L’Afrique a également une forte migration interne. Songez par exemple qu’un million et demi de Burkinabés sont en Côte d’Ivoire. Lorsque vous regardez les migrations intercontinentales, les plus importantes sont celles des Latinos en Amérique du Nord et des Africains en Europe. Le Maghreb pèse beaucoup là-dedans, avec 10 millions de migrants. Finalement, il y a très peu de migrations allant du Nord vers le Sud. On dit souvent que les migrations du Sud vers le Nord sont très importantes, mais il faut bien voir que dans ce mouvement, vous avez beaucoup de migrations asiatiques vers les pays du Golfe.

Ce schéma est un peu compliqué, je m’en excuse, mais il illustre une réalité assez fondamentale. Contrairement à ce que l’on imagine, ce ne sont pas les pays les plus pauvres qui migrent vers les pays les plus riches, ce ne sont pas les pays les plus féconds qui migrent vers les pays les moins féconds, ce ne sont pas les pays les plus frappés par les difficultés climatiques et la sécheresse qui migrent vers les pays tempérés, etc. Toutes ces images naturelles, ces métaphores du déversement naturel d’une classe de pays vers une autre sont complétement démenties par la structure de l’immigration mondiale, lorsque l’on prend la peine de les étudier. Je citais les Balkans et c’est l’une des zones du monde les moins fécondes, ce qui ne l’empêche pas de migrer vers des pays plus féconds que les Balkans. C’est donc une inversion du schéma classique.

Cette nouvelle diapositive concerne l’indicateur du développement humain, que j’ai résumé en une échelle à dix barreaux. À gauche, ce sont les pays d’origine et, à droite, les pays de destination. En bas du graphique, vous avez les pays pauvres qui migrent vers d’autres pays pauvres, ceux qui sont au plus bas de l’échelle du développement. Évidemment, il y a beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne. Leurs principales destinations migratoires sont d’autres pays en développement. Si les pays les plus pauvres devaient migrer vers les pays les plus riches, ils devraient se retrouver dans la partie droite. Si les pays les plus pauvres devaient migrer vers les pays les plus riches, c’est toute cette zone qui devrait être surchargée, mais ce n’est pas le cas. En réalité, les zones les plus chargées sont les pays les plus riches qui sont au niveau dix du développement. La France est au niveau neuf, mais, dans cet ensemble, vous avez l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les États-Unis, etc. Ils attirent essentiellement des ressortissants de pays qui sont dans un niveau de développement moyen. Les pays qui migrent le plus au monde, ce ne sont pas le Tchad, le Niger, etc., ce sont le Mexique, la Turquie, les pays des Balkans. Ce sont des pays situés au niveau cinq ou six de l’échelle du développement. Vous avez également des pays qui sont au niveau quatre, ceux de la péninsule indienne qui vont vers les pays du Golfe qui sont au niveau huit ou neuf. Il y a énormément de mouvements dont on parle très peu, mais qui sont considérables, par exemple les républiques d’Asie centrale qui migrent vers la Russie, etc.

Tout à fait en haut du schéma, vous voyez que beaucoup de migrations vont d’un pays riche à un pays riche, d’un pays développé à un pays développé. Ce sont des mouvements extrêmement importants. On entend parfois dire que les hautes pressions démographiques vont nécessairement susciter des mouvements vers les basses pressions démographiques. Cela n’a pas plus de valeur que les métaphores que j’ai déjà utilisées. Tout cela est contredit par les faits. Ce n’est pas la misère du monde qui migre fondamentalement, c’est une sorte de développement émergeant de richesses émergentes.

Regardons l’évolution de la migration en France depuis les années 1920. À chaque guerre ou grande crise, la migration recule. Pour être résolues, les crises et les guerres ont besoin de faire appel à la migration. Nous retrouvons donc une reprise après chaque guerre, mais il y a une tendance générale à l’augmentation liée à une tendance à pousser la migration à laquelle vous avez fait allusion tout à l’heure. Ce qui est très frappant est que l’augmentation très nette du pourcentage et du nombre absolu depuis les années 2000 n’a absolument rien à voir avec les tournants politiques. Tout cela est relativement indépendant des changements politiques. Je suis désolé de devoir vous le dire ici, mais il y a une surestimation formidable par le politique de son pouvoir à contrôler, organiser ou freiner des lames de fond d’une telle ampleur. Je crois qu’il faut en avoir conscience.

Enfin, je termine ce panorama avec la composition par origine des migrants. Nous recensons les nationalités depuis 1951. Nous avons sauté 1956, mais, depuis, à tous les recensements, la nationalité est identifiée. Nous avons également des données sur les personnes naturalisées. Ici, c’est l’ensemble de ce que l’on appelle la première génération. Ce sont les personnes qui sont vraiment nées à l’étranger, ont franchi la frontière et se sont installées chez nous. Bien sûr, la composition change. Au début, nous faisions appel aux voisins, c’est-à-dire aux Belges et aux Italiens. Après la première guerre mondiale, pour la première fois, nous avons fait appel à des personnes beaucoup plus lointaines : les Polonais, que nous avons essentiellement recrutés pour nos mines. Ensuite, viennent les Maghrébins, que nous avons essayé de compenser par des Portugais et des Espagnols. C’est ce qui s’est passé. Bien sûr, cela s’est diversifié, avec l’apparition des Asiatiques et des Subsahariens. Évidemment, cela frappe les esprits. Quand vous regardez ce qui se passe au bilan 2014, ce sont environ 43 % ou 44 % de la migration qui sont d’origine de pays asiatiques ou africains, alors qu’en 1975, c’était la migration ibérique qui dominait. Depuis qu’elle s’est tarie, la part des populations d’origine africaine a augmenté. Cela frappe les esprits, parce que c’est visible.

Je vais essayer de dresser un bilan national de la politique migratoire, en l’étendant à des comparaisons internationales. Pour cela, je vais partir de l’analyse des titres de séjour. Depuis 2005, année après année, voilà l’évolution des différents titres de séjour, tels qu’ils sont connus par le fichier application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France (AGDREF). Je rappelle que ce fichier AGDREF n’est exploitable que depuis 1995 ou 1998. Ce qui augmente le plus, ce sont les étudiants. Les étudiants sont-ils vraiment des immigrés ? Selon la dernière source disponible, à savoir une enquête du centre régional des œuvres universitaires et scolaires (CROUS), un tiers des étudiants envisage de repartir dans son pays, un tiers envisage de rester et le tiers restant ne sait pas. En gros, c’est la situation de l’immigration estudiantine. À partir du moment où ils ont un titre de séjour d’au moins un an, les démographes les enregistrent dans cette rubrique. Je voudrais signaler que c’est de loin la plus forte augmentation observée en France, mais c’est également vrai au niveau mondial. Le courant qui a le plus augmenté dans le monde depuis vingt-cinq ans est la migration des étudiants internationaux. Nous accueillons en ce moment 80 000 étudiants chaque année, ce qui paraît beaucoup, mais la Grande-Bretagne en accueille quatre fois plus. Environ 250 000 nouveaux étudiants y arrivent ainsi chaque année Bretagne. Nous essayons d’être dans la compétition internationale, mais il faut rivaliser avec les universités britanniques extrêmement réputées et ce n’est pas facile. L’offensive menée récemment pour limiter leur nombre grâce à la hausse des frais d’inscription va surtout retentir sur les étudiants de la francophonie.

Il faut que j’en parle, puisque nous sommes à la commission des affaires étrangères. Je sais que l’agence Campus France s’inquiète de cette évolution, parce que ce sont les universités chinoises, saoudiennes ou du Golfe qui essaient en ce moment de recruter des étudiants africains, la France étant de plus en plus réticente à les retenir. C’est un problème. Est-ce le résultat recherché ? Voulons-nous que les étudiants francophones aillent faire leurs études en Arabie saoudite ? La francophonie et Campus France sont des acteurs de notre politique d’influence et c’est inscrit dans leurs missions. C’est la formulation utilisée. Si la politique migratoire a pour effet d’empêcher les étudiants francophones de venir étudier dans les universités françaises, elle est alors en pleine contradiction avec la politique d’influence, sauf à imaginer une influence à distance, une francophonie de massive open online courses (MOOC) et de Skype. Il y a cette idée de dire : « Ils n’ont qu’à apprendre le français à distance, tout en restant chez eux. » Que veut dire une francophonie qui empêche les francophones de venir en France ?

Regardons maintenant les deux composantes de la migration familiale. Il y a les familles de Français et les familles d’étrangers. C’est extraordinairement stable. Toute une série de lois a essayé de la contrôler, de la contenir et y est parvenue. Tout a été fait et essayé pour accroître les seuils de ressources, les surfaces des logements, les conditions réelles de la vie maritale, etc. C’est donc extraordinairement stable. Là aussi, si j’occultais la chronologie politique indiquée tout à fait en bas du graphique, vous seriez incapables de dire en quoi les différents politiques sont intervenus. Par exemple, il est impossible de tenir un discours consistant à dire que les prédécesseurs du pouvoir en place ont été laxistes sur le sujet, comme je l’ai souvent entendu dire. Cela est complétement démenti par les données. Pourtant, ce discours est extrêmement répandu.

La migration de travail – dont j’ai retiré ici les saisonniers qui reviennent chaque année – est extrêmement réduite en France. C’est l’une des plus basses en Europe. Elle était quasiment interdite depuis 1974 et a été relancée à petites doses par la « loi Sarkozy » de 2006. Je rappelle que l’objectif de l’immigration choisie versus l’immigration subie était de faire en sorte que l’immigration choisie soit au moins aussi importante quantitativement que l’immigration subie. J’ai cité toute une série de textes extrêmement clairs là-dessus. Nous ne nous sommes jamais rapprochés de cet objectif qui était tout simplement inatteignable. Nous le savions déjà à l’époque. Les chercheurs l’ont dit, je l’ai écrit, mais on ne nous écoutait pas. Cela signifie que les politiques sont parfois beaucoup plus irréalistes et angéliques que les chercheurs. Les chercheurs ont un réalisme que l’on sous-estime parfois.

Enfin, dans la catégorie « autres », il y a les migrations de retraite, les visiteurs non autorisés à travailler, une partie seulement de cartes « vie privée et familiale » (VPF), etc. Je n’insiste pas.

Regardons maintenant la décomposition des titres humanitaires. Vous voyez que le nombre d’étrangers malades qui était déjà faible a été réduit par les dispositifs désormais mis en œuvre par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Bien sûr, les réfugiés, les apatrides et l’asile territorial ont un peu augmenté. C’est la moindre des choses, avec la crise récente, mais nous allons voir qu’en réalité, c’est très faible par rapport à d’autres pays.

Nous en venons au plus compliqué et plus mal compris, à savoir la décomposition de la migration familiale. Sur les 90 000 personnes concernées, le recouvrement familial stricto sensu, ce sont 11 000 ou 12 000 personnes. C’est l’application directe des conventions européennes, mais il y a d’autres catégories et un alignement de l’étranger ou de l’étrangère sur la situation du conjoint, qu’il s’agisse d’un citoyen de l’Union européenne, d’une personne hautement qualifiée ou d’un étranger en situation irrégulière. Le nombre de parents d’enfants scolarisés est très faible. Il y a la fameuse catégorie « vie privée et familiale ». Vous le savez mieux que moi, lorsque les personnes se constituent suffisamment d’attaches avec la France, le texte dit qu’il serait disproportionné de leur refuser un titre de séjour, sauf à contrevenir aux conventions européennes. Nous avons des observations suivies des personnes se trouvant dans ces situations. Les personnes que l’on qualifie de sans-papier passent leur temps à accumuler des papiers. Comme le dit Fellag : « Je suis un clandestin officiel. » Ce sont des preuves de présence professionnelles, éducatives, résidentielles, médicales, associatives, etc. Certains chercheurs ont suivi ces personnes pendant une dizaine d’années et montrent exactement comment tel ou tel article de loi qui a été voté retentit sur leur vie quotidienne. Le résultat est que ces titres, que l’on pourrait croire être attribués en 2015, 2016, 2017, 2018, sont attribués à des personnes qui sont en réalité là depuis fort longtemps. Finalement, on les a fait attendre, patienter. Elles sont passées d’un guichet à l’autre. Deux pays au monde utilisent cette technique de faire du regroupement familial une modalité de la régularisation, ce sont les États-Unis et la France. Les autres pays accordent beaucoup plus directement et rapidement des visas de travail, humanitaires, etc., sans passer par la cascade possible des regroupements familiaux.

Je passe à un tableau très important, que nous devons à l’OCDE, mais que j’ai mis en graphique. C’est la façon dont se répartissent les titres de séjour à travers les pays de l’OCDE. C’est le résultat des politiques migratoires. Il existe plusieurs systèmes.

Tout à fait en haut, c’est le système d’immigration choisie, avec des pays ultrapériphériques : Canada, Australie et Nouvelle-Zélande. Ils sélectionnent directement leurs travailleurs, prennent aussitôt la famille qui va avec et cette migration choisie représente plus de la moitié du total. Ils utilisent le regroupement familial et il y a un peu de migration humanitaire.

En Suède, c’est une migration de type fortement humanitaire. Le pays est la championne du monde de l’accueil humanitaire pour les titres délivrés en 2015.

L’un des intérêts de ce schéma est d’avoir intégré le nombre de personnes résidant dans un pays au titre de la libre circulation. Vous voyez que, dans les pays germanophones, à savoir l’Allemagne, l’Autriche, mais également le Royaume-Uni avant le Brexit, deux tiers des nouveaux résidents étrangers viennent d’autres pays de l’Union européenne. Cela montre l’attractivité de ces pays pour les autres citoyens de l’Union. En regard, la France est deux fois moins attractive. Un seul tiers de nos nouveaux résidents vient des autres pays européens. C’est une grande question politique qui n’est jamais abordée : pourquoi sommes-nous deux fois moins attractifs que l’Allemagne ? Bien sûr, il y a la position géographique, mais la Grande-Bretagne est encore plus périphérique que nous par rapport à l’Europe centrale. C’est une vraie question et je crois qu’elle peut vous intéresser. Bien sûr, il y a l’économie, mais pas seulement.

Le problème est que tous ces pays ont des tailles très différentes. Regardons exactement les mêmes données, mais en donnant à chaque bande une épaisseur proportionnelle au nombre de migrants. Nous aurons ainsi une idée beaucoup plus nette et les surfaces vont devenir significatives. Dans la seule année 2015, 680 000 personnes de par le monde sont entrées aux États-Unis au titre du regroupement familial. En France, ce sont 104 000 personnes. Nous sommes champions d’Europe du regroupement familial, mais à cause des techniques juridiques que nous utilisons, dont j’ai parlé tout à l’heure. Vous voyez que, dès 2015, l’Allemagne accorde une importance déjà très forte à l’humanitaire. Quand vous regardez ce qui s’est passé en 2016, avec la crise, vous voyez qu’il y a un changement de comportement très important de certains pays, comme les Pays-Bas ou l’Allemagne. Nous pouvons faire une comparaison directe et voir que les chiffres de la France, eux, n’ont quasiment pas bougé pendant la crise. Nous avons réussi à passer à côté. C’est ce qui s’est passé et je crois qu’il est important de le dire.

Je voudrais insister sur ce diagramme qui rend compte de la situation actuelle : les dernières données portent sur le deuxième trimestre 2019. Depuis janvier 2017, ce sont moins 50 % de demandeurs d’asile pour l’Allemagne et plus 25 % pour la France. À juste titre, les directions de l’OFII et de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) s’inquiètent de cette évolution et tirent la sonnette d’alarme. Il faut replacer cette conjoncture toute récente dans l’évolution des cinq dernières années. Vous voyez ce qui s’est passé dans les dernières années. Ce sont des chiffres absolus, mais ce qui est très important est d’aller vers des chiffres relatifs, de regarder le nombre de migrants par million d’habitants, en tenant compte de la capacité d’accueil qu’est la taille d’un pays. Par million d’habitants, que s’est-il passé pendant la crise de 2015, 2016 et les années suivantes ? Par rapport à sa population, l’Allemagne a porté la plus forte charge, de très loin, mais, par exemple, un pays comme la Grèce est très au-dessus de la France. Dans la dernière période, la France se situe au niveau de l’Allemagne. À un moment, l’Italie a porté une charge importante, mais c’est retombé à zéro. Le Royaume-Uni a réussi à rester au plancher pendant toute la période.

En introduisant d’autres pays, nous voyons mieux ce qui s’est passé. La Suède, l’Autriche, les Pays-Bas avaient répondu aux appels du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) avant août 2015. Je signale au passage que la fameuse déclaration d’Angela Merkel en août 2015 n’a pas ouvert les vannes ni créé un soudain mouvement d’entrée d’émigrants. Le mouvement avait déjà commencé bien avant elle. Le mouvement a commencé et s’est poursuivi avec la même intensité. Elle a simplement validé et conforté un mouvement qui existait déjà. On voit que l’accord de l’Allemagne et de l’Union européenne avec la Turquie fait chuter tout cela. Actuellement, proportionnellement, le plus lourd fardeau retombe sur les pays exposés à l’est de la Méditerranée, à savoir Chypre, Malte ou la Grèce.

Voici les mêmes comparaisons pour les décisions positives d’asile. Ce que je vous ai montré était la demande d’asile. J’introduis maintenant les décisions positives en première et seconde instances. En faisant l’effort de rapporter cela au nombre d’habitants, en prenant l’ensemble des années, la France se situe à peu près au onzième rang. Elle était au dix-septième rang en 2016 et est remontée un peu à cause de l’évolution récente. Je signale avec des croix rouges tous les pays anciennement communistes qui restent totalement à l’écart. Ce n’est pas seulement la Hongrie, dont nous parlons beaucoup. Tous les autres font pareil, excepté la Bulgarie qui est exposée et se trouve en première ligne.

Pour terminer, je prends en compte non seulement la population du pays, mais également sa richesse, le produit intérieur brut (PIB) réel par habitant. Évidemment, au sommet du tableau, il y a la Norvège, l’Allemagne, l’Autriche, des pays riches. C’est la façon dont se classent tous les pays compte tenu de leur richesse, mais également de leur population. La France est au seizième ou dix-septième rang en Europe. Nous ne sommes pas parmi les pays les plus généreux d’Europe en matière d’asile, contrairement à ce que j’entends très régulièrement. Il y a un décalage total entre les perceptions, les déclarations, les discours et la réalité.

La réalité est que tous ces chiffres sont le résultat des décisions prises par les ministres des affaires étrangères qui ont demandé à tous les pays européens, il y a déjà une douzaine d’années, de livrer le plus tôt possible les meilleures statistiques sur ces données. C’est un décret de 2007. J’applique ce décret, je n’ai rien inventé. Je n’ai fait que vous livrer des données publiées, en rapportant cela à la population et à la richesse, ce qui est un exercice assez facile.

M. François Gemenne, directeur de l’Observatoire Hugo sur l’environnement et les migrations de l’Université de Liège. Bonsoir à toutes et à tous et merci beaucoup pour votre invitation ce soir, madame la Présidente. Merci, mesdames et messieurs les députés d’auditionner quelqu’un qui n’a pas le droit de vote en France, mais qui, habitant à Paris depuis 2007, parvient généralement assez bien à se faire passer pour un Français. Quoique belge, je parviens à me faire passer pour français dans à peu près toutes les situations de la vie quotidienne. Ce n’est malheureusement pas le cas de beaucoup de Français qui eux sont souvent confondus avec des étrangers, parce qu’ils ne sont pas catholiques, pas blancs ou parce qu’ils présentent des caractéristiques qui les rattachent à ce que l’on appelle les « minorités visibles » et qui sont autant de transformations de la France.

Ce soir, je voudrais vous livrer quelques éléments de réflexion sur l’état du débat public en France et les directions qui pourraient utilement guider le débat que vous aurez au Parlement d’ici quelques jours. Mon propos n’est pas du tout de tancer la France ou de vous dire comment il faudrait faire ou ce que vous devriez faire, mais de livrer quelques réflexions à votre sagacité, de voir comment nous pouvons ensemble essayer d’avoir un débat plus apaisé et rationnel sur ces questions. Ce qui me frappe en France est de voir à quel point le débat sur les migrations reste largement sclérosé, passionné, passionnel, très souvent malheureusement instrumentalisé sur le dos des migrants. Nous avons parfois l’impression d’un débat qui s’est détaché de toute considération empirique, de toute approche rationnelle et qui repose largement sur des perceptions, des intuitions, des a priori et parfois même sur des mensonges. Le problème est que la réalité empirique des migrations est profondément contre-intuitive. Toute une série d’éléments du débat public que le tout-venant pourrait imaginer comme étant une logique de bon sens ou tombant sous le sens commun est en réalité profondément fausse, parce que les réalités sont contre-intuitives. Le bon sens ou le sens commun est parfois un très mauvais guide en matière de politique migratoire.

C’est également un débat qui est hélas souvent détaché de la recherche. Comme le disait mon collègue François Héran, nous, chercheurs, sommes volontiers considérés comme des bobos islamo-gauchistes dans le débat public, comme si nous étions incapables d’avoir un discours réaliste et rationnel sur ces questions. Je me félicite donc que vous auditionniez ce soir des chercheurs et nous allons essayer d’être utiles, autant que nous le pouvons.

Je voudrais commencer par mentionner cinq caractéristiques de la politique d’asile et d’immigration en France me paraissant assez néfastes au débat public et à une politique raisonnée sur ces questions.

D’abord, la politique migratoire de la France est largement managériale. Comme l’a rappelé mon collègue, nous ne voyons pas de grande évolution dans les titres de séjour accordés, que les gouvernements soient de gauche, de droite ou du centre. Au fond, la migration et un peu considérée comme un sujet conjoncturel, en d’autres termes un problème à résoudre ou une crise à gérer, lorsque les chiffres sont plus importants que la moyenne. Malheureusement, cela aboutit largement à une politique qui va de plus en plus déshumaniser les migrants et chaque gouvernement va tenter avant tout d’essayer de rester dans les clous du gouvernement précédent, de peur d’être accusé d’être plus laxiste que lui.

La deuxième caractéristique de cette politique est qu’elle reste largement réactive. On réagit par rapport aux flux qui arrivent en France, sans chercher à les anticiper ni à les organiser. Le problème de cette politique réactive est que nous nous retrouvons finalement avec une politique un peu impensée. Il n’y a pas véritablement de débat parlementaire sur ce que l’on veut faire de l’immigration en France et le Gouvernement se retrouve à réagir par rapport à une réalité, ce qui est malheureusement propice à toutes les crises humanitaires et à toutes les instrumentalisations. Nous allons toujours nous retrouver dans une logique d’urgence. Les Françaises et les Français ont l’impression que nous sommes en crise permanente sur ce dossier, alors que ce n’est pas le cas et que, quand elles surviennent, les crises humanitaires sont parfois largement créées par l’absence d’anticipation ou d’organisation des flux migratoires.

Le troisième élément est que c’est une politique qui raisonne encore largement sur des catégories héritées du passé. L’essentiel de l’architecture de la politique d’asile et d’immigration en France date de la fin de la seconde guerre mondiale, du début des années cinquante, lorsque l’on va établir les grandes catégories de migration. Aujourd’hui, la réalité empirique des migrations ne correspond plus au cadre qui avait été élaboré, notamment par la communauté internationale au début des années cinquante, que nous n’avons jamais véritablement voulu ou pu faire évoluer, notamment parce que le débat public est resté largement sclérosé sur cette question. Le paradoxe est que nous nous trouvons aujourd’hui à appréhender des flux migratoires très différents de ceux qu’a connus la France dans le passé, avec des instruments qui restent bloqués dans le passé, et que nous ne voulons pas réformer radicalement et rationnellement.

La quatrième caractéristique est que c’est une politique appelée « politique d’asile et d’immigration », mais qui reste en réalité largement une politique essentiellement d’asile. Aujourd’hui, il n’y a pas de véritable réflexion sur ce que la politique migratoire de la France pourrait être et devrait être. La France se retrouve donc souvent à appliquer des conventions internationales et à accueillir les personnes qu’elle se doit d’accueillir au regard de ces conventions. Le résultat est que la politique d’asile qui doit être un instrument de protection humanitaire est devenue au fil du temps un instrument de politique migratoire. Elle a été largement dévoyée de sa mission première, au point qu’aujourd’hui, il y a une quasi-synonymie entre migrants et demandeurs d’asile.

Le dernier élément est que le débat public va souvent considérer les migrants comme s’il s’agissait d’un groupe à part, indépendant de la société. On parle toujours des migrants, des réfugiés, des demandeurs d’asile, des étrangers au pluriel, comme s’il s’agissait d’un groupe constitué, auquel pourrait s’appliquer un traitement différent de celui appliqué à l’ensemble des citoyens et citoyennes français et françaises. Il me semble que cela conduit à accroître l’idée que les migrants sont des personnes différentes, un peu à part de la société. Je crois que nous gagnerions beaucoup à reconnaître l’individualité de chacune et de chacun d’entre eux, à abandonner le pluriel pour les désigner systématiquement.

Ce constat étant posé, je voudrais maintenant suggérer cinq pistes possibles de dialogue ou de discussion.

Il me semble que le premier impératif pour le débat que vous aurez sera de reconnaître le caractère structurel des migrations. Comme je l’ai dit, nous les considérons encore largement comme quelque chose de conjoncturel, que nous pourrions empêcher et auquel nous pourrions résister. Une priorité dans une démocratie moderne qui veut se saisir de cet enjeu de société important est d’essayer d’organiser les flux migratoires. Il ne sert à rien de vouloir résister aux migrations. C’est comme empêcher le jour de succéder à la nuit. Le mieux que nous puissions faire dans l’intérêt des migrants, de la société d’accueil, mais également de la société d’origine, est d’essayer d’organiser ces flux au mieux, en partenariat avec les pays d’origine et de transit.

La deuxième recommandation est d’essayer d’adopter une vision globale. Nous restons très préoccupés par les personnes qui viennent en France, sans vraiment nous attacher aux raisons qui les poussent à quitter leur pays ou au trajet qu’elles doivent parcourir avant d’arriver en France. Beaucoup de personnes sont encore convaincues que les gens migrent d’un point A vers un point B sans étape intermédiaire, sans aller-retour, sans bifurcation. C’est au point qu’un Français qui vit à l’étranger est un expatrié et qu’un étranger qui habite en France est un immigré. Nous rapportons ces questions de migration par rapport à nous-mêmes, ce qui nous empêche d’avoir une vision globale. François Héran l’a rappelé, nous restons essentiellement préoccupés par les migrations qui viennent d’Afrique vers la France, alors que c’est une minorité des migrations. Nous ne nous intéressons pas du tout aux migrations internes, comme si c’étaient des migrations complétement différentes des migrations internationales, alors que les migrations internationales sont souvent la continuation de migrations internes.

Il me semble que nous devons adopter une vision globale impliquant également une approche européenne. Dans le cadre dans lequel nous évoluons désormais, il est complétement illusoire pour un pays européen de prétendre avoir une politique d’asile ou d’immigration ne tenant pas compte de ses partenaires européens. Précisément à l’heure où montent les souverainismes, où chacun pourrait avoir tendance à considérer que ces questions d’asile et de migration doivent être réglées par les seuls parlements nationaux, il faut absolument relancer un débat européen sur cette question, pour une approche européenne de la question.

La quatrième et avant-dernière idée renvoie à la nécessité d’adopter une vision proactive des migrations, donc de pouvoir remettre en cause certaines catégories héritées du passé. Aujourd’hui, en regardant empiriquement les flux migratoires, il est extrêmement difficile de catégoriser les personnes en fonction de leurs motifs de migration, simplement parce que ces motifs s’entremêlent les uns aux autres, s’influencent les uns les autres et que de nouveaux motifs de migration apparaissent. Si je prends ceux qui arrivent en France en provenance d’Afrique de l’Ouest, que nous appelons « migrants économiques », parce qu’ils proviennent de pays qui ne sont pas en guerre, la réalité est que beaucoup d’entre eux ont d’abord quitté leur campagne pour la ville, le changement climatique, les sécheresses et la dégradation des sols ne leur permettant plus de vivre de l’agriculture. Ils ont ensuite cheminé, parfois prisonniers de réseaux de trafiquants et de passeurs, et sont arrivés en France, sans que la France soit forcément la destination qu’ils avaient l’intention d’atteindre au premier chef. Quand nous savons qu’aujourd’hui, l’agriculture de subsistance représente la principale source de revenus de plus de la moitié des ménages en Afrique subsaharienne, nous pourrions appeler une bonne partie de ceux qui arrivent en France et que nous appelons « migrants économiques » « migrants environnementaux, écologiques ou climatiques » et nul doute que le débat public sur ces migrations serait assez différent, y compris dans les yeux de la population.

Enfin, je conclurai en invitant à abandonner absolument l’idée que ce sont les frontières, avec leur degré d’ouverture et de fermeture, qui vont déterminer les flux migratoires internationaux. Le degré d’ouverture et de fermeture des frontières joue un rôle tout à fait marginal dans la détermination des grands flux migratoires internationaux. Pourtant, le débat reste obsédé par cette question des frontières, comme s’il suffisait de fermer les frontières pour empêcher les personnes de venir et comme si à l’inverse, les ouvrir davantage allait provoquer un chaos sans nom dans le pays. Ce n’est pas ainsi que cela fonctionne et la meilleure preuve est du côté de Calais ou de Grande-Synthe, où des personnes cherchent désespérément à passer en Angleterre, alors que la frontière entre la France et l’Angleterre est l’une des plus hermétiquement fermée au monde.

M. Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l’OCDE. Madame la Présidente, mesdames et messieurs les députés, c’est un honneur pour moi que de m’adresser à la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Je vous remercie de la possibilité qui m’est offerte ce soir de présenter les travaux de l’OCDE sur les migrations internationales.

Mes deux collègues ont présenté le « qui » et le « pourquoi » et je vais essayer de m’atteler au « comment », avec ce petit préalable sur l’OCDE : c’est un laboratoire unique pour le suivi des mouvements et des politiques migratoires, ainsi que pour l’analyse socio-économique des migrations. Un groupe de travail comprend des représentants de trente-six pays, bien au-delà de l’Union européenne. Il se réunit chaque année au printemps et publie notamment un rapport annuel qui s’appelle Perspectives des migrations internationales. L’édition 2019 sera publiée demain et je vais partager avec vous certains de ces résultats en primeur. Je me ferai un plaisir de le transmettre à tous ceux qui sont intéressés dès demain.

Ces dernières années, l’Europe a fait face à une crise migratoire exceptionnelle. Elle l’était non seulement de par son ampleur, mais également en raison des implications sur les débats politiques nationaux et européens. Pour autant, la question migratoire ne doit pas être exclusivement vue sous le prisme de celle des réfugiés. C’est aussi cela, regarder la question migratoire en face.

Aujourd’hui, plus de 5 millions de personnes viennent s’installer durablement dans les pays membres de l’OCDE chaque année, dont 2,7 millions dans l’Union européenne. En revanche, nous comptons « seulement » 670 000 réfugiés, soit environ 15 % des flux vers les pays de l’OCDE, c’est-à-dire un migrant sur six. Je fais cette distinction, mais je ne fais pas cet amalgame entre migrants et demandeurs d’asile. En outre, chaque année, ce sont quatre à cinq millions de travailleurs temporaires qui viennent dans les pays de l’OCDE. Chaque année, ces mêmes pays octroient environ 1,5 million de visas à des étudiants. Comme vous le voyez, la question de la politique migratoire ne doit pas et ne peut pas se résumer à celle de l’accueil des réfugiés, aussi importante soit-elle.

Je souhaiterais mettre en exergue trois questions fondamentales. La première concerne l’état des lieux de la politique migratoire de travail en France. C’est le premier « comment ». La deuxième est : comment lutter efficacement contre l’immigration irrégulière ? La troisième est : comment la France se compare-t-elle vis-à-vis des autres pays de l’OCDE en matière d’intégration des immigrés et de leurs enfants ? En guise de conclusion, je m’interrogerai sur la dimension internationale et le rôle de l’échelon européen sur ces trois questions.

En France, l’immigration de travail hors saisonniers correspond environ à 33 000 titres de séjour sur un total de 256 000 titres en 2018. Même si elle a beaucoup augmenté ces dernières années, plus de 64 % depuis 2010, ce qui n’est pas négligeable, l’immigration de travail ou immigration économique, ne représente que 16 % de l’ensemble des permis de séjour délivrés par la France.

Fin 2007, l’OCDE a publié une étude circonstanciée sur le recrutement des travailleurs immigrés en France. Elle montre les forces et les faiblesses du modèle français. Il y a effectivement une approche française de la gestion des migrations de travail qui, en dépit d’un dispositif administratif très complet, souffre d’une forme d’obsolescence des instruments de pilotage de la politique publique. Comme exemple le plus emblématique, nous pouvons citer la fameuse liste des métiers en tension créée en 2008 qui n’a jamais été actualisée depuis. Seulement 15 % des métiers sur cette liste sont toujours en tension. Nous pouvons mentionner l’absence de digitalisation des demandes d’autorisation de travail. Tout passe par du papier et c’est l’un des rares pays où c’est encore le cas. C’est également la persistance de disparités de traitement territoriales, en particulier concernant la demande saisonnière de migration de travail.

Ces derniers temps, le débat public s’est focalisé sur les limites numériques, les fameux « quotas ». Seulement neuf pays de l’OCDE sur trente-six utilisent ce type d’instrument. À l’OCDE, nous avons fait une analyse détaillée et je serais ravi de vous en dire un petit peu plus sur ces questions. Dans certains pays, l’usage de ces limites numériques y apparaissait même comme un obstacle à une bonne gestion de la politique migratoire. Dans d’autres, elle a permis effectivement de répondre aux objectifs fixés par les autorités publiques. En réalité, la protection du marché du travail peut fort bien être assurée par d’autres dispositifs. Je pense notamment au fameux test du marché du travail auxquels déroge la liste des métiers en tension. La France dispose de cet instrument, mais là encore, notre rapport pointe un certain nombre de pistes concrètes pour simplifier et améliorer le fonctionnement de cet outil.

Le rapport aborde également la question de l’attractivité de la France. En dépit d’une politique assez ouverte et d’atouts indéniables pour attirer les talents – nous évoquions tout à l’heure le cas des étudiants étrangers qui est l’une des forces du modèle français – avec notamment le « passeport talent » et une politique récente proactive vis-à-vis des start-ups, sans doute la plus élaborée au sein de l’OCDE, la compétition est forte pour attirer ces talents et la France peine à tirer son épingle du jeu. Selon de nouveaux indicateurs de l’OCDE, la France se classe seulement vingt-deuxième sur trente-cinq pays en termes d’attractivité pour les migrants hautement qualifiés. C’est dû notamment à des conditions d’insertion sur le marché du travail plus difficiles, avec des taux élevés de déclassement, c’est-à-dire de non-adéquation entre le diplôme et l’emploi exercé, et de plus faibles rémunérations que dans d’autres pays. Le rapport recommande, dans ce domaine, un renforcement des politiques publiques, afin de faciliter l’évaluation des compétences et la reconnaissance des diplômes étrangers en France.

Plus spécifiquement, dans le champ d’intérêt de votre commission, notre rapport de 2017 a évalué l’efficacité des accords de gestion concertée (AGC) qui évoquent sûrement quelque chose à nombre d’entre vous. Ce sont les fameux AGC signés par la France depuis 2006, avec plus d’une quinzaine de pays d’origine. Nous montrons que, pour l’essentiel, ces accords ont eu un impact négligeable sur les flux et suggérons de nouvelles approches, là encore très concrètes, fondées sur des partenariats pour la mobilité, éventuellement des visas à entrées multiples, impliquant les employeurs, afin de créer les conditions d’une gestion partagée et efficace et de lutter contre l’immigration irrégulière. Je tiens à votre disposition ce rapport, en espérant qu’il fasse également l’objet de ce débat parlementaire.

Nous pouvons penser que ce débat abordera également la question de la lutte contre l’immigration irrégulière. Les chiffres sur l’immigration irrégulière sont par définition imparfaits. Les seules estimations officielles dont nous disposons dans le cas de la France sont assez anciennes et font état de 200 000 à 400 000 personnes. Sans aucun doute, la situation a évolué récemment. Même si nous ne disposons pas de chiffres plus importants, nous pouvons penser que la statistique a également évolué. À l’OCDE, nous avons abordé la question des migrations irrégulières sous l’angle de la lutte contre le trafic illicite d’êtres humains et contre l’emploi illégal d’étrangers. Sans combattre l’emploi illégal d’étrangers, il n’y a en effet pas de lutte contre les migrations irrégulières qui soit digne de ce nom. Le contrôle aux frontières, la lutte contre les réseaux de passeurs ou même les retours forcés sont certes nécessaires, mais d’une efficacité limitée face à la détermination de personnes prêtes à risquer leur vie, par exemple en traversant la Manche pour trouver un emploi, y compris informel. L’emploi illégal d’étrangers peut résulter soit du non-respect des règles en matière d’immigration, soit du non-respect des règles en matière d’emploi. Les politiques publiques doivent donc s’appuyer sur un large éventail de mesures visant ; d’une part, à offrir des voies d’immigration légale, lorsque les besoins sont avérés et ne peuvent pas être pourvus localement, et, d’autre part, sanctionnant la non-application du droit du travail et du droit des étrangers. Quelques pays de l’OCDE ont par exemple mis en service des plateformes de vérification sécurisée en ligne permettant aux employeurs de contrôler gratuitement les permis de travail de leurs salariés étrangers et des candidats à l’embauche. Ces systèmes pourraient servir de modèle de bonnes pratiques. L’autorité européenne du travail qui devrait œuvrer à partir d’octobre de cette année offre la possibilité de renforcer la coopération internationale dans ce domaine, mais d’aucuns peuvent s’interroger sur ses priorités et ses moyens.

La lutte contre l’immigration irrégulière passe aussi par le renforcement des programmes d’aide aux personnes susceptibles de s’en remettre aux passeurs dans leur pays d’origine, lesquels sont souvent exclus des programmes d’aide publique au développement (APD) qui bien logiquement ciblent les personnes les plus démunies. À mon avis, le cas du Niger est de ce point de vue très intéressant et peut-être que M. l’ambassadeur nous en dira plus sur l’action de la France dans ce pays.

Enfin, la lutte contre l’immigration irrégulière passe par des politiques de retour assisté efficaces qui évitent les migrations secondaires et les effets d’aubaine. À l’OCDE, nous travaillons actuellement avec six pays européens, dont la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, à un examen de leur politique de retour et de réintégration, que nous rendrons public dans les prochains mois. Je reste à votre disposition pour toute question sur ce sujet.

Sur un tout autre plan, une bonne gestion des migrations passe également par une intégration réussie des immigrés et de leurs enfants en situation irrégulière. La France a une longue tradition en matière d’accueil et d’inclusion des populations immigrées. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, des millions d’immigrés se sont installés en France. La plupart d’entre eux sont bien intégrés et participent activement au développement économique du pays. Toutefois, depuis un certain nombre d’années, la machine semble être grippée. S’il y a des facteurs contextuels explicatifs, force est de constater que près d’un tiers des migrants en France est diplômé du supérieur. En revanche, leurs compétences ne sont pas utilisées à leur plein potentiel. L’OCDE a publié des indicateurs de l’intégration des immigrés, qui sont très complets. Ces indicateurs montrent qu’en France, en 2018, le taux d’emploi des immigrés atteint certes 58,5 % – la majorité d’entre eux est donc en emploi –, mais reste huit points de pourcentage en-deçà de celui observé pour les personnes nées en France et dix points en-deçà de celui observé pour les immigrés dans les autres pays de l’OCDE. Si nous nous focalisons sur les arrivées récentes, seul un peu plus d’un tiers des personnes arrivées au cours des cinq dernières années est en emploi. C’est le chiffre le plus bas de l’OCDE après l’Italie. Cette situation n’est toutefois pas expliquée par des conditions d’insertion plus défavorables des réfugiés.

Dans ce contexte, les difficultés sont susceptibles de se transmettre entre les générations, d’autant plus que l’école ne parvient pas à rétablir formellement l’égalité des chances, comme le montrent les résultats des études PISA. En France, 40 % des enfants d’immigrés de moins de seize ans vivent dans un ménage pauvre. À quinze ans, ils ont une année scolaire de retard sur les enfants de parents non immigrés. C’est une réalité qui n’a certes pas grand-chose à voir avec la migration, mais qui évidemment infuse dans le débat public. Nombre de pays de l’OCDE se situent à un tournant crucial en matière d’intégration. Les défis liés à la crise des réfugiés ont contribué à susciter une prise de conscience collective sur la nécessité de renforcer les politiques d’intégration. En France, l’enjeu est particulièrement important et va au-delà des réfugiés et des primo-arrivants. Les dernières actions du Gouvernement, avec la réforme du contrat d’insertion républicaine ou la nomination d’un délégué interministériel à l’intégration des réfugiés – lequel fait d’ailleurs un travail remarquable –, sont importantes et vont incontestablement dans le bon sens, mais une approche plus systémique est toutefois nécessaire, notamment tel que préconisé dans le fameux rapport préparé par votre collègue Aurélien Taché et publié en février 2018.

Plus généralement, cela pose la question des politiques publiques de lutte contre la pauvreté, contre les discriminations et celle de l’égalité des chances, notamment dans le domaine de l’éducation et dans les quartiers prioritaires.

Madame la Présidente, mesdames et messieurs les députés, en guise de conclusion, je souhaiterais évoquer la dimension internationale et le rôle de l’Europe dans la construction d’une politique migratoire qui à la fois protège et réponde au marché du travail, intègre et reste exigeante sur la maîtrise de la langue, ainsi que sur l’adoption des normes et valeurs des sociétés d’accueil. C’est une politique migratoire pragmatique et inclusive. Sur les trois questions que j’ai abordées, comme d’ailleurs sur celle de l’asile, la France a besoin de l’Europe, et réciproquement.

Aujourd’hui, les discussions sont bloquées sur le « règlement Dublin », comme sur la « carte bleue » européenne, laissant sans réponse concrète les questions des migrations secondaires et du déficit d’attractivité de l’Europe. Les projets pilotes européens sur la migration légale, comme le programme européen de réinstallation, sont notoirement sous-dimensionnés, ce qui pose la question des voies légales d’accès. La lutte contre l’emploi illégal d’étrangers est cantonnée implicitement à la mobilité des travailleurs au sein de l’Union européenne. Les accords négociés par l’Union avec les pays d’origine occultent la question des migrations légales, parce que cela reste une question négociée ayant trait aux prérogatives des États, bridant par là même la valeur ajoutée de l’échelon européen.

La démarche européenne en matière de migration clopine. Certains diraient même qu’elle évolue sur une seule jambe, notamment parce qu’elle a oublié l’un de ses principes fondateurs : la nécessité d’une approche globale pour laquelle la diversité des États membres devient une force, plutôt qu’une faiblesse. J’espère que le prochain débat au Parlement permettra d’éclairer ces questions et de tisser les contours d’une approche renouvelée, fondée sur une coopération internationale renforcée.

M. Pascal Teixeira Da Silva, ambassadeur de France chargé des migrations. Mon intervention sera la dernière, mais pas la plus aisée. D’abord, je ne suis pas chercheur ni membre d’une agence internationale. Je suis un fonctionnaire doté d’une lettre de mission, avec des compétences déterminées. De plus, je ne suis pas omniscient. Ce sujet est tellement vaste que je ne peux pas traiter de tout. Je ne suis pas secrétaire d’État aux questions de migration. Je vais surtout traiter de certains volets externes de la politique migratoire.

Je rappelle d’abord que des cadres politiques ont été établis. Ils sont d’ailleurs assez nombreux et enchevêtrés au niveau global. Je pense évidemment au pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et irrégulières, dont j’avais eu l’occasion de parler peu de temps après son adoption, en décembre. C’est un élément important et la France a participé de façon active et constructive à cette négociation, puisque nous avons essayé de nous mettre d’accord sur les règles du jeu, y compris sur des concepts communs – cela n’a pas été la partie la plus facile. J’entends bien ce qui est dit sur le flou dans les vieilles catégories, les migrants économiques, les réfugiés, mais malgré tout, il faut se mettre d’accord sur les concepts. Si nous disons que tout est dans tout et réciproquement, c’est le meilleur moyen d’introduire de la confusion dans les esprits, notamment dans les esprits des citoyens européens et français en particulier.

Nous avons des cadres d’action euro-africains. Évidemment, le plan d’action conjoint de La Valette a été adopté en novembre 2015 et reste d’actualité. Il est actuellement prévu de faire une petite mise à jour, mais elle sera marginale, parce que l’essentiel de ce qui avait fait l’objet d’un consensus euro-africain demeure pertinent. Compte tenu du fait qu’il y a eu des divergences entre États membres, s’il fallait réécrire le plan d’action conjoint de La Valette de novembre 2015, ce serait beaucoup plus difficile, notamment du côté européen. Nous l’avons, gardons-le et exploitons-en toutes les potentialités au niveau infrarégional des processus de Rabat et des processus de Khartoum.

Enfin, au niveau européen, il y a évidemment beaucoup de choses, notamment l’« agenda européen pour les migrations ».

Concernant le cadre français, pour la période des deux dernières années, le plan d’action « asile et immigration » a été publié en juillet 2017 et reste le cadre dans lequel s’inscrit ma mission, de même que le plan d’action « migrations internationales et développement » adopté par le comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) en février de l’année dernière. Énormément de dialogue et de coopérations se passent à tous ces échelons et dans tous ces cadres.

Je vais parler de trois objectifs dans ce volet externe de la politique migratoire : la lutte contre l’immigration irrégulière, l’exercice du droit d’asile et l’intégration de la migration dans les politiques de développement.

La lutte contre l’immigration irrégulière se passe en amont et en aval. Cela signifie qu’en amont, il faut prévenir et stopper les flux migratoires irréguliers, ce qui se passe dans les pays d’origine et de transit. En aval, cela signifie qu’il faut assurer le retour des étrangers en situation irrégulière dans leur pays d’origine. C’est nécessaire pour trois raisons. D’abord, la distinction entre migrants réguliers et migrants irréguliers est une distinction légitime et reconnue. Cela a fait l’objet de débats intenses lors des négociations du pacte mondial sur les migrations, mais c’est quelque chose qui a été jugé indispensable. Si nous considérons qu’il n’y a pas de différence entre ceux qui respectent les règles et ceux qui ne les respectent pas, nous pouvons nous attendre à des conséquences assez dommageables sur le plan politique. La deuxième raison est que nous sommes dans des États de droit. Il faut assurer le respect des règles de droit en matière d’entrée et de séjour des étrangers. C’est la moindre des choses. La troisième est la conséquence des deux premières, à savoir que si nous confondons tout, il y aura une confusion dans les esprits et un rejet de toute immigration, quelle qu’elle soit.

À cela, il faut rajouter deux prises de conscience assez récentes dans les pays d’origine et de transit. Pour me rendre assez régulièrement dans ces pays et avoir des contacts, y compris au niveau gouvernemental et ministériel, je peux vous assurer que c’est quelque chose qui se passe. La conscience de l’absence de maîtrise des flux migratoires provoque une radicalisation des opinions et d’un certain nombre de gouvernements en Europe, ce qui inquiète un certain nombre de gouvernements africains. Ils se rendent compte qu’il y a péril à ne rien faire. La deuxième prise de conscience porte sur le fait que la plupart des pays sont à la fois d’origine, de transit et parfois de destination, ce qui rend nécessaire l’adoption de stratégies globales en matière migratoire et le développement de la coopération internationale. Tous les pays s’engagent donc dans cette voie, avec des vitesses et des degrés d’implication différents.

En quoi consistent les actions et quels sont les résultats ? Sur les actions en amont, je vais vous faire une « liste à la Prévert ».

D’abord, c’est la mise en place de stratégies nationales et de cadres légaux dans le cadre du protocole de Palerme sur le trafic des migrants, l’adoption de législations nationales sur le trafic de migrants. C’est un travail en cours pour les stratégies globales, avec l’appui de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). S’agissant des cadres légaux de lutte contre l’immigration irrégulière et le trafic de migrants, cela se fait avec l’appui de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Par exemple, en 2015, le Niger a adopté une loi dédiée à cela et c’était l’un des premiers pays à le faire. Cela a une certaine efficacité, parce qu’à partir de là, nous pouvons ensuite construire des instruments et une politique publique.

Le deuxième type d’action en amont est immense et je ne ferai que le citer de façon très brève, c’est le renforcement capacitaire des forces de sécurité intérieure et de la chaîne pénale, c’est-à-dire des systèmes judiciaires en matière de contrôle des frontières, de lutte contre le trafic des migrants, de fraude documentaire. Pourquoi est-ce nécessaire ? Pourquoi cela concerne-t-il les pays d’origine et de transit ?

D’abord, le contrôle des frontières et des zones frontalières et la lutte contre le trafic relèvent d’enjeux de sécurité nationale qui sont bien au-delà des enjeux migratoires. Je pense à la lutte contre le terrorisme, contre toutes les formes de trafic, contre la corruption également, parce qu’il y a une espèce de dialectique entre trafic et corruption des agents publics. Si je prends l’exemple du Burkina Faso, ce sont 3 200 kilomètres de frontières et vingt-six postes-frontière, dont six équipés du système d’enregistrement des entrées et sorties MIDAS. Vous imaginez que ce n’est pas uniquement une question de contrôle de l’espace du Burkina Faso, mais également des flux terroristes qui sont une menace absolument mortelle pour ce pays en ce moment.

La deuxième raison est que la présence de migrants irréguliers peut être source de tensions sociales, y compris dans ces pays. Nous l’avons vu dans un certain nombre de pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique du Nord.

Pour ce renforcement capacitaire, il faut essayer de créer les conditions les plus favorables à une sorte d’alignement des planètes, c’est-à-dire à la fois une volonté politique exprimée au plus haut niveau, une appropriation des priorités ainsi définies par les responsables de la sécurité administrative, ce qui n’est pas toujours garanti, une législation appropriée et des moyens renforcés et dédiés, ce qui passe également par du personnel formé. Je vous ferai grâce de nombreux projets qui ont été engagés, en majorité sur financement européen, en particulier au Maghreb, en Afrique de l’Ouest, au Sahel, dans le golfe de Guinée. Via ses opérateurs, la France est directement impliquée dans la conception, le montage et l’exécution d’un certain nombre de ces projets.

Troisième enjeu : la sécurisation de l’état civil et des titres. C’est un enjeu de gouvernance qui va bien au-delà des questions migratoires : il s’agit aussi de la connaissance de la population et des évolutions démographiques. C’est également un enjeu de démocratie pour la jouissance des droits et l’accès aux services publics, qui est un sujet politiquement sensible. Il y a là aussi un intérêt direct des pays. Nous constatons que plus la fraude est importante (fraude à l’identité, à l’état civil, fraude documentaire), plus le taux de refus des visas est élevé. Ces pays comprennent bien qu’ils ont également un intérêt, s’ils veulent développer la mobilité légale, à améliorer leur système d’identité et d’état civil. C’est également utile en aval, afin de permettre l’identification des étrangers en situation irrégulière non documentés, ou de déterminer l’âge des personnes se disant mineures. Là aussi, beaucoup de projets sont engagés, en majorité sur financement européen, en particulier en Afrique de l’Ouest. Via ses opérateurs, la France est également directement impliquée dans un certain nombre de pays, notamment au Sénégal, au Mali, en Guinée et en Côte d’Ivoire.

Le quatrième instrument est la politique des visas qui poursuit trois objectifs : la sécurité, la lutte contre l’immigration irrégulière et l’attractivité. Concernant le deuxième objectif, dans un contexte de forte augmentation des visas délivrés depuis plusieurs années (presque 2,5 millions en 2013, 3,6 millions en 2018, soit une augmentation de 43 %), il convient de renforcer les contrôles sur la fraude à l’identité, la fraude aux justificatifs ou le détournement d’objet du visa, ainsi que de détecter les profils à risque migratoire. Il y a deux voies principales dans l’immigration irrégulière : les entrées illégales, où les personnes passent la Méditerranée puis les frontières, et ce que l’on appelle le dépassement de séjour, c’est-à-dire des personnes qui rentrent légalement, mais demeurent illégalement.

Le dernier enjeu en matière d’immigration irrégulière concerne le développement de la coopération internationale, qui est le corollaire du renforcement capacitaire. Elle reste insuffisante, même si un certain nombre de processus incitent les États concernés. La France a pris une initiative l’année dernière, en lançant et en épaulant un processus à Niamey qui est en cours et vise à renforcer la coopération opérationnelle régionale entre les forces de sécurité intérieure et les systèmes judiciaires, la coopération euro-africaine et la coordination de l’action des partenaires techniques et financiers internationaux, laquelle est parfois un peu désordonnée ou redondante.

Le résultat de ces actions en amont est que le nombre des arrivées irrégulières dans l’Union européenne a drastiquement diminué depuis le pic de 2015, qui était de 1 050 000. Le 8 septembre 2019, nous en avions 65 000 pour l’année en cours, soit moins 25 % par rapport à la même période l’année dernière. L’année dernière, en 2018, nous étions à moins 27 % et à moins 50 % en 2017. Nous voyons bien qu’il y a eu une forte maîtrise des arrivées irrégulières. En revanche, il n’y a pas de mesure de l’« overstaying » en Europe, c’est-à-dire du nombre de personnes entrées légalement, mais séjournant illégalement au-delà de la durée de validité de leur visa ou de leur titre de séjour. Ce n’est que lors de la mise en place du système des entrées et des sorties à l’échelle de l’Union européenne, en 2021, que nous saurons combien de personnes et lesquelles se trouvent dans cette situation.

En France, les indicateurs de pression migratoire irrégulière demeurent élevés, avec les non-admissions et les interpellations, même si elles sont heureusement en baisse depuis 2018. Quant aux mesures d’éloignement prononcées suite au rejet de demandes d’asile, elles sont en hausse et la France a un profil singulier, parce qu’elle est très affectée par les mouvements secondaires, soit de migrants entrés illégalement dans l’Union européenne, notamment par l’Italie et par l’Espagne, soit de demandeurs d’asile toutes portes confondues.

L’action en aval vise à la réadmission des étrangers en situation irrégulière et là, les moyens d’action doivent être utilisés de façon coordonnée, en maximisant les synergies entre les niveaux bilatéraux et européens. Je fais simplement mention des instruments.

Il y a un dialogue migratoire régulier et discret à tous les niveaux, y compris au niveau politique, ce qui est indispensable. Il y a la conclusion d’accords et d’arrangements en matière de réadmission, mais il ne suffit pas d’avoir des accords, il faut les faire vivre et veiller à leur application. Le lien entre circulation et réadmission a été introduit dans le code des visas Schengen en juillet dernier. Il prévoit notamment d’utiliser la politique des visas à l’encontre des pays qui ne sont pas coopératifs en matière de réadmission. Comment on le dit dans le jargon, c’est une approche less for less. L’optique qui était la nôtre et celle des accords de gestion concertée était celle du more for more. Nous nous rendons compte que cela ne fonctionne pas. L’augmentation des visas est de 43 % entre 2013 et 2018 et de plus de 30 % pour les seuls visas de long séjour. Les premiers titres de séjour délivrés ont augmenté de 25 %, mais parallèlement, les interpellations ont augmenté de 49 % dans cette même période. Les mesures d’éloignement ont augmenté de 35 %. Le quid pro quo « J’augmente la mobilité légale et en échange, vous travaillez sur la lutte contre l’immigration irrégulière. » ne fonctionne donc pas. Si le more for more ne fonctionne pas, nous pouvons peut-être essayer le less for less.

Autre action en aval, la réintégration dans le pays d’origine. Cela va bien au-delà de la réadmission des étrangers en situation irrégulière, car cela concerne également des étrangers qui arrivent en fin de séjour légal. Cela concerne également des retours Sud-Sud qui deviennent de plus en plus importants. Dans les trois cas, il s’agit d’assurer une réintégration viable et durable, ce qui doit contribuer à l’attractivité. Cela passe par l’accès à l’emploi ou à une activité entrepreneuriale générant un revenu décent. Ce qui est en cause, c’est le niveau et la qualité de l’accompagnement et son amorçage financier, mais également les conditions d’une pérennisation de l’activité, avec notamment la question clé du financement local des toutes petites entreprises, qui est extrêmement peu développé, singulièrement en Afrique.

L’efficacité du retour des étrangers en situation irrégulière a été en baisse dans l’Union européenne, puisque le taux d’exécution des mesures d’éloignement qui était de 50 % en 2016 est passé à 41 % en 2017 et 2018. Si nous prenons les seuls retours vers les pays tiers, parce qu’il y a également des réadmissions intra-Union européenne, nous sommes passés de 46 % d’exécution en 2016 à 33 % en 2018.

En France, le taux d’exécution de mesures d’éloignement a également baissé, mais des efforts engagés depuis deux ans ont permis d’augmenter le nombre de retours forcés exécutés de 21 % et le taux de délivrance des laissez-passer consulaires est passé de 46 % en 2016 à 65 % au premier semestre de cette année.

Sur les flux et stocks en matière d’immigration irrégulière, si nous faisions un petit schéma sur les flux entrants, les flux sortants et les stocks, nous verrions qu’il y a beaucoup de choses que nous ne savons pas. Nous avons un réel problème de connaissance. Par définition, nous ne savons pas quels sont les flux entrants ni quel est le stock. Nous connaissons mieux le flux sortant, mais il y a là aussi un gros progrès à accomplir.

J’en viens à la question de l’asile. En France, nous sommes dans un contexte d’augmentation de la demande d’asile d’environ 20 % par an depuis 2016. L’objectif est triple : assurer la protection des personnes qui y sont éligibles dans les meilleures conditions, mais aussi lutter contre le détournement du droit d’asile par ceux qui l’utilisent comme un moyen de gagner du temps parce qu’ils savent que le taux de renvoi des déboutés est faible, ainsi que lutter contre les mouvements secondaires de demandeurs.

Nous avons un profil migratoire très singulier en France, c’est-à-dire que nous ne recevons pas les mêmes nationalités de demandeurs que nos voisins européens. Nous avons à la fois un taux de protection globalement plus faible que la moyenne européenne, mais sur les nationalités qui sont les plus demandeuses, il est plus élevé que la moyenne européenne. Nous avons un effet d’attractivité. Nous sommes également confrontés à des mouvements secondaires de demandeurs d’asile au sein de l’Union. Par exemple, des Afghans venant en France ont déjà fait des demandes dans d’autres pays de l’Union européenne. Je passe rapidement sur ces points, qui renvoient au vaste sujet de la réforme du régime d’asile européen commun.

Sur le premier point, c’est-à-dire la protection des personnes dans les meilleures conditions, je citerai deux actions importantes conduites en amont.

Il y a les réinstallations de personnes éligibles à une protection internationale depuis les pays tiers. Cela concerne essentiellement le Levant, la Libye, le Niger et le Tchad. Comme vous le savez, la France s’est engagée à installer 10 000 personnes en deux ans, sur 2018 et 2019, dont 3 000 d’Afrique, et à renouveler cet engagement pour les deux années à venir. Au 31 juillet, 8 400 personnes sur 10 000 étaient effectivement arrivées en France.

La deuxième action est la relocalisation de réfugiés depuis d’autres pays européens. La France a relocalisé 5 000personnes dans le cadre du programme européen de relocalisation depuis la Grèce et l’Italie. Nous sommes le deuxième pays pour le nombre de ces personnes. En ce qui concerne les relocalisations et les arrangements ad hoc sur une base volontaire à la suite des débarquements dans des ports de Méditerranée, depuis l’été 2018, la France a accueilli 490 personnes parmi les 690 acceptées ou pour lesquelles elle s’était engagée. Elle est le premier pays pour ce type d’effort.

J’aborde le troisième grand enjeu, l’intégration des migrations dans la politique de développement. Un plan d’action interministériel « migration internationale et développement » a été adopté. Il comprend cinq objectifs stratégiques : améliorer la gouvernance des migrations, valoriser l’apport des migrations pour le développement, intégrer la dimension migratoire aux politiques de développement, garantir le respect des droits fondamentaux et promouvoir un discours responsable. Au 30 mars, l’ensemble des projets mis en œuvre à ce titre représentait un total de 1,5 milliard d’euros, mais ce sont des projets qui sont pour beaucoup pluriannuels, dont une part substantielle de financements européens mis en œuvre par des opérateurs français.

Concernant le traitement des causes profondes des migrations irrégulières, cela participe évidemment aux actions en amont dans la lutte contre la migration irrégulière. Les domaines d’action sont nombreux et le lien de causalité entre développement et migration est complexe et paradoxal. Il y a tout un débat académique. Il est assez difficile de circonscrire des actions de coopération au développement qui auraient pour effet de réduire l’immigration irrégulière, mais nous pouvons tout de même travailler sur le ciblage de ces actions. Cela suppose une connaissance fine de la nature des flux structurels et conjoncturels, définitifs ou circulaires, des zones d’origine, de leurs spécificités. Nous ne traitons pas de la même façon une crise liée à un conflit ou une migration traditionnelle culturelle, comme dans la région de Kayes, au Mali.

Sur le profil des migrants irréguliers, de nombreuses études sont faites, en partie par l’OIM, mais il est très important de les exploiter, afin de savoir à qui nous avons affaire. Premièrement, cela permettra d’en traiter les causes profondes et, deuxièmement, de savoir si les voies légales existantes sont adaptées. Pour un certain nombre de profils, nous ne voyons pas par quelle voie ils pourraient venir en Europe. Il faut travailler sur la création d’emplois décents et l’employabilité pour les personnes peu formées, mais il existe également un profil de personnes formées qui ne trouvent pas d’emploi correspondant à leurs qualifications. Je pense notamment à ce qui se passe dans les pays du Maghreb.

Dernier point, la valorisation de l’immigration comme facteur de développement des territoires d’origine et la contribution des diasporas. Nous mettons en œuvre un certain nombre de projets, là aussi avec beaucoup de financements européens et une implication des opérateurs français, afin de mobiliser à la fois la compétence financière et l’expertise des diasporas au profit du développement des régions d’origine, du soutien à l’entrepreneuriat et de l’investissement productif. Un axe d’effort se dessine également : la consolidation des pôles de développement régional au niveau des villes et des pays, afin d’absorber une part de la pression migratoire. Cela fait partie des différents plans que j’ai mentionnés, ce qui suppose également d’améliorer la gestion des migrations Sud-Sud.

S’agissant de la mobilité légale circulaire, je ne reviens pas sur le passeport-talent, qui a déjà été évoqué. Pour ce qui est des frais d’inscription à l’université, je dirai simplement que leur augmentation ne semble pas s’être traduite par une baisse du nombre d’étudiants étrangers inscrits dans les établissements d’enseignement supérieur français. Il y a un certain nombre de projets pilotes sur des formes de mobilités circulaires et professionnalisantes. Je pense aux mesures annoncées par le Président de la République, comme la possibilité pour les étudiants diplômés africains de bénéficier soit d’une possibilité de rester un an après l’obtention de leur diplôme pour avoir une première expérience professionnelle en France, soit d’avoir des visas de circulation pour ne pas avoir le sentiment que la porte de la France est définitivement fermée.

Mme Amélia Lakrafi. Comme l’a exprimé hier le Président de la République, la France est une terre d’accueil et d’immigration. La proportion d’étrangers sur notre territoire est sensiblement la même depuis le XIXe siècle. La France, dont nous aimons à rappeler qu’elle a vocation à rayonner, doit rester une terre qui accueille tant les talents que les personnes qui fuient la guerre, le chaos ou les persécutions. Pour répondre à la demande de nos industries, elle a également accueilli beaucoup de travailleurs venus d’Europe de l’Est, du Sud, d’Afrique ou du Maghreb. Ces dernières catégories de populations ont d’ailleurs largement contribué à la reconstruction de la France après la seconde guerre mondiale et à notre croissance durant les trente glorieuses. Bien entendu, la France ne peut pas accueillir tout le monde, c’est évident, et il existe des règles pour rentrer dans un territoire et dans l’espace Schengen.

Ces questions me tiennent particulièrement à cœur, parce que je suis moi-même fille d’immigrés, mais également parce que ma circonscription couvre une grande partie de l’Afrique subsaharienne. Je voudrais revenir un peu en arrière. Sauf erreur de ma part, si j’ai bien regardé vos différents tableaux, jusqu’aux années 1980, il existait une situation assez impensable aujourd’hui, à savoir qu’il y avait une quasi-libre circulation des migrants, notamment ceux issus des anciennes colonies. En 1986, nous avons remis en place l’obligation de visa, notamment pour les pays d’Afrique. L’objectif était clairement sécuritaire, à la suite des attentats de la rue de Rennes. L’objectif était la sécurité et non la régulation, ce qui est très différent et induit beaucoup de nos soucis aujourd’hui. Cette décision de mise en place des visas avait-elle eu à l’époque un impact sur les flux migratoires ? Sur le troisième tableau de monsieur Héran, je ne vois de rupture ni en 1986 ni en 1990, lors de la mise en place de l’espace Schengen.

Ma seconde interrogation concerne davantage le ressenti de nos concitoyens. Je m’adresse à vous tous : selon vous, pourquoi les médias et l’opinion publique sont-ils à ce point focalisés sur l’immigration, alors qu’il n’y a pas eu de submersion migratoire ? Je rappelle à cette occasion que les migrations en Afrique, notamment celles qui résultent du changement climatique, mais également les migrations économiques se font au sein même des pays africains. Nous ne sommes concernés qu’à la marge par ces mouvements. Que dirions-nous, si nous nous trouvions dans la situation du Liban qui accueille près de deux millions de réfugiés sur son sol pour quatre millions d’habitants ? Bien entendu, la situation n’est pas la même, mais je voudrais avoir votre avis sur l’évolution de l’immigration et de l’utilisation qui en est faite.

Pour terminer, je voudrais rappeler qu’avant que la Méditerranée centrale ne devienne l’une des principales routes de passages clandestins, c’était la Méditerranée occidentale, à savoir le Maroc. Le renforcement des frontières côté marocain a automatiquement généré une augmentation des flux côté libyen. Aujourd’hui, nous assistons à l’inverse : la sécurisation côté libyen fait qu’il y a à nouveau une augmentation du flux côté marocain. Cela a coûté plusieurs milliards aux contribuables européens ces quinze dernières années. Finalement, nous observons un impact assez nul, voire une consolidation des réseaux de trafic au Sahel, avec la conséquence sécuritaire que nous connaissons.

M. Pierre-Henri Dumont. Je ne vais pas exprimer forcément des questions, mais plutôt une série de commentaires, parce qu’il ne vous étonnera pas que Les Républicains ne partagent pas l’ensemble des propos qui ont été tenus lors de cette table ronde. Je suis très heureux d’avoir pu vous entendre expliquer qu’il n’y a pas de problème migratoire en France. Je vous invite donc à transmettre vos observations au Président de la République, puisqu’il n’avait pas l’air d’être sur la même longueur d’onde hier soir, dans les retours que nous avons pu lire dans les médias sur la réunion de la majorité qui s’est tenue.

Je suis d’accord sur une chose que vous avez affirmée, à savoir qu’il y a une absence de politique migratoire en France. On voit à travers les chiffres qu’en réalité, c’est une succession de petits ajustements techniques par rapport aux graves crises que traverse le monde, aux besoins et aux attentes de la liste des métiers sous tension, mais en aucun cas, il n’existe aujourd’hui en France et en Europe une politique migratoire fiable et digne de s’appeler « politique migratoire concrète et applicable ». En réalité, ceux qui décident de qui vient s’établir en France, ce n’est pas la France, ce n’est pas son Parlement, ce n’est pas lors d’un débat que cela se décide, ce sont bien les réseaux et les passeurs qui profitent largement de cette absence de politique migratoire en France et en Europe.

Pour reprendre votre tableau, monsieur Héran, à mon avis, plusieurs catégories n’ont pas été évoquées. Où mettez-vous les migrants en France qui ne demandent rien à la France et sont présents de façon irrégulière ? Je suis le député de Calais. Les migrants de Calais ne se retrouvent dans aucune de vos catégories, puisqu’ils ne demandent pas l’asile. Ils ne sont pas censés être présents en France. C’est aussi le cas de tous ceux qui ont eu des visas, lesquels sont expirés, et qui ne se retrouvent pas dans vos graphiques. Il y a encore tous les déboutés du droit d’asile qui ne sont pas renvoyés dans leur pays. D’après les chiffres de la Cour des comptes, cela concernait 96 % des déboutés du droit d’asile en 2015. Cela a peu évolué, nous sommes à 92 %. In fine, ces personnes se maintiennent en France et ne figurent pas non plus dans vos graphiques.

Tout cela mis bout à bout me fait penser qu’il y a un problème migratoire fort en France.

Au-delà de ces catégories manquantes, il y a des conséquences extrêmement graves pour le territoire. Je vous l’ai dit, je suis député de Calais et il est faux de dire qu’il n’y a pas de conséquence pour les territoires. Je vous rappelle ce qu’est la « jungle » et reprends les données du fichier État 4001 : augmentation de 27 % des vols, de 200 % des vols violents contre les femmes, de 50 % des violences sexuelles. Ce n’est pas anodin pour une population, sans parler des coups sur l’économie, pour le tourisme et la dégradation de l’image de la ville. Nous pourrions en débattre pendant de très nombreuses heures. Je dirai simplement qu’il faut inverser le débat, regarder d’abord quelles sont nos capacités d’intégration, pour ensuite définir les seuils d’immigration que nous pouvons avoir. Une fois de plus, la question de l’immigration économique n’est pas un sujet. Avec 13 % du total des entrées en France, le sujet n’est absolument pas de fixer des quotas sur cela, mais il est nécessaire de pouvoir mieux adresser la globalité du sujet.

Sur la question de l’APD, quand le Mali ne délivre que 4 % des laissez-passer consulaires que nous lui demandons, cela pose un problème, sachant que nos soldats sont sur place et que, dans certains pays subsahariens, le fait d’envoyer des populations de façon légale ou illégale dans les pays plus développés est une source de revenus importante. 15 % du PIB de certains pays subsahariens provient des transferts de fonds de leurs ressortissants dans les pays occidentaux. Il y a un vrai sujet de modèle de développement à adresser.

M. Michel Fanget. La majorité des projections prévoit une croissance de la population mondiale telle qu’elle devrait atteindre onze milliards en 2100. Avec un rythme de croissance moyen comparable à celui que nous connaissons aujourd’hui, cela aura bien sûr des effets considérables sur les ressources naturelles, notamment sur les matières premières utilisées pour l’alimentation. Alors que, dans le même temps, le changement climatique engendre une diminution des terres arables et des rendements, que l’étalement urbain dévore chaque année des surfaces considérables de terres agricoles, ce sont potentiellement des millions de personnes qui pourraient être forcées de quitter leur pays. Dans une étude de 2018, la Banque mondiale évalue ce chiffre à 140 millions d’individus d’ici 2030. Bien sûr, ce chiffre ne prend pas en compte les migrations pour cause de guerre ou politique.

Dans ce contexte, il devient vital pour les acteurs internationaux de réfléchir globalement aux enjeux de demain et aux bouleversements qu’induiront inévitablement ces évolutions, ce à quoi le groupe du mouvement démocrate s’est engagé en soutenant l’augmentation de l’APD. En tant qu’acteurs publics, cela nous oblige néanmoins à repenser nos politiques d’accueil, d’immigration, de développement au regard de ces tendances lourdes. Aussi, je souhaiterais connaître votre position et plus globalement vos attentes quant à l’ambition affichée par notre politique de développement. Quelle place notre diplomatie peut-elle occuper sur la scène internationale, afin de sensibiliser le plus grand nombre à cette nécessité ?

Enfin, je m’inquiète particulièrement de la zone géographique subsaharienne, qui est traversée par toutes sortes de crises, politiques, économiques, climatiques, sécuritaires. Selon vous, quelle devrait être l’action de la France pour répondre à cette situation d’urgence ? Merci.

M. Alain David. Merci d’alimenter notre réflexion dans la perspective de ce fameux débat que nous devrions avoir le 30 septembre prochain. Avant même cette échéance très franco-française, se tiendra le forum annuel sur les migrations qui s’ouvrira en fin de semaine à Quito, sans beaucoup d’écho médiatique pour la France. Au début de l’été, j’avais interrogé Laurent Bili, le directeur général de la mondialisation, dans la perspective de la préparation du G7. Je l’avais interrogé sans vraiment obtenir de réponse sur la possibilité de profiter de ce rendez-vous diplomatique majeur pour valoriser le fait que la France exerce, conjointement avec les Fidji, la présidence de la plateforme sur les déplacements liés aux catastrophes, ce depuis le 1er juillet dernier. Cette organisation opportunément créée après la COP 21 vise à améliorer la protection des personnes déplacées dans le contexte du changement climatique et de la multiplication des catastrophes naturelles. Pour l’instant composée de dix-huit États et de deux organisations internationales, le HCR et l’OIM, la plateforme doit faire des propositions pour faire face aux défis que pourraient représenter les quelque 140 millions de déplacés climatiques dans le monde d’ici 2050. Pensez-vous que dans le cadre de vos missions et de vos recherches, cette coprésidence soit l’occasion d’avancer des propositions novatrices en la matière ?

Plus largement, pouvez-vous me dire ce que vous pensez du sujet du changement climatique et de ses conséquences géopolitiques ?

M. Jean-Paul Lecoq. Je vous remercie pour vos exposés et le regard scientifique porté sur des questions aussi compliquées que celle de l’immigration, comme je salue le fait qu’il y ait un œil scientifique sur les questions d’écologie, de climat, etc. À un moment donné, sur les enjeux importants, fondamentaux, qui touchent l’humanité avec de grandes conséquences, il est bien de prendre le temps de regarder les chiffres, les évolutions et les tendances. Cela nous permet de sortir des fantasmes. Si nous sortons de ce qui n’est pas réalité, mais seulement ressenti, nous pouvons plus facilement construire des politiques. De manière raisonnée, nous pouvons plus facilement apporter des réponses aux événements.

D’abord, je regrette que toutes les tendances politiques existantes en France qui sont présentes à la commission des affaires étrangères ne soient pas là aujourd’hui pour entendre tout ce que vous avez dit. J’espère qu’ils auront l’occasion de visionner vos remarquables interventions. Vous avez dit que par leurs décisions, les politiques n’influent que très peu. Immédiatement, j’ai pensé à des décisions politiques qui ont eu un impact. J’ai commencé à penser à Mayotte. Cette décision politique de départementalisation a-t-elle eu un impact sur l’immigration ? Ensuite, j’ai pensé à des décisions de guerre. L’intervention française en Libye et les conséquences derrière ont-elles eu un impact sur les questions de migration ? De manière générale, les décisions que nous prenons ici ou là dans le monde ont-elles un impact sur l’immigration ?

Ensuite, il y a les questions des politiques menées en France. Avec le système « Dublin », des préfectures enferment les personnes, en attendant qu’elles soient renvoyées dans leur pays d’origine. Quel est l’impact humain sur ces personnes ? Un immigré, c’est une histoire, une vie et une raison. Au Mali, à Bamako, j’ai entendu des mères de famille expliquer que, dans une famille, quand le fils aîné prend la décision d’essayer de trouver une solution ailleurs, c’est digne. Ils ne parlaient même pas d’Europe, mais d’ailleurs, de migrer pour essayer de trouver de quoi faire vivre et nourrir la famille.

La première action est donc celle sur le terrain, avec l’APD. Parfois, j’entends parler dans la commission et dans nos politiques de retour sur investissement de l’APD. Le retour sur investissement se fait à Bamako, mais surtout pas ici. Nous n’avons pas besoin de cela, nous devons aider là-bas.

La Tunisie est engagée dans la construction d’une démocratie. Dans cet espace particulier de l’un de nos voisins, quelle politique française a été menée, depuis l’ouverture de cet espace démocratique jusqu’à aujourd’hui, afin de faire en sorte que les jeunes Tunisiens soient fiers de cet espace démocratique, en se disant qu’ils ont un avenir grâce à cela ? Ce n’est pas ce qui s’est exprimé ce week-end. Ils ne ressentent pas les choses ainsi et notre pays aurait un rôle à jouer là-dedans.

Mme Mireille Clapot. Merci à nos orateurs qui ont vraiment dit des choses très fines, très documentées, avec des solutions. Bien évidemment, certains de mes collègues dont je respecte les opinions tombent après dans des simplifications du genre : immigration égale délinquance. Évidemment, je crois que nous pouvons dépasser cela.

Ma question porte sur un aspect particulier qui a été évoqué, à savoir les métiers en tension et le pilotage de l’immigration professionnelle en France. Monsieur Dumont, vous en avez parlé. Nous constatons qu’en France, la question migratoire reste réduite à celle du contrôle des flux et des frontières au détriment des enjeux d’intégration des immigrés présents sur le territoire, encore trop souvent discriminés économiquement et socialement, alors que c’est une chance pour la France. Or, les métiers en tension sont les professions qui, compte tenu de problèmes de recrutement, sont ouvertes à tous les étrangers, pas seulement aux ressortissants européens de l’Espace économique européen ou de la Suisse. Les travailleurs étrangers qui sollicitent auprès de l’administration une autorisation de travail ne peuvent se voir opposer un refus ni l’absence de recherche préalable de candidats déjà présents en France ou encore la situation de l’emploi.

Vous l’avez dit, en 2008, c’étaient trente familles de métiers en tension. En 2011, cela a été divisé par deux, pour passer à quatorze professions. J’ai cette liste ici, elle est complétement dépassée. De nombreux besoins de recrutement sont exclus, par exemple dans les services à la personne et le secteur de la santé. Moi-même, je vois dans ma circonscription des patrons qui n’arrivent pas à embaucher, alors que cette main-d’œuvre pourrait être disponible. Je milite régulièrement pour que cette liste des métiers en tension soit actualisée. Pourriez-vous nous dire un peu plus précisément comment s’y prendre et quel impact cela aurait ?

Mme Nicole Trisse. J’aimerais revenir sur l’accord avec la Turquie signé en mars 2016. Il a permis de réduire de manière drastique le nombre d’arrivées sur les îles grecques, puisqu’il y a une réduction de 97 %. Cet accord prévoit également que la Turquie empêche l’ouverture de nouvelles routes migratoires irrégulières. C’est un fait et en contrepartie, une aide financière de trois milliards d’euros avait été attribuée lors de la signature de l’accord. L’an dernier, mi-mars 2018, une nouvelle tranche d’aide de trois milliards d’euros a été débloquée.

Même si cet accord était et est le bienvenu, je voudrais vous poser la question de l’après : qu’en sera-t-il de l’accord, quand les fonds auront été épuisés ou si jamais l’Union européenne décidait de ne plus distribuer de fonds ? Finalement, cet accord tient à peu de choses. Il suffirait d’un changement de tendance politique d’un côté ou de l’autre pour que tout vacille. J’aimerais avoir votre analyse à ce sujet.

Mme Aina Kuric. Ma question portera sur le programme financé par l’Union européenne qui permet de prendre en charge les personnes évacuées d’urgence des camps libyens sur le territoire nigérian. Il a été financé sur deux ans, à hauteur de trente millions d’euros. Pour fournir abri et protection aux personnes évacuées de Libye pendant la période de transit au Niger, le HCR a mis en place le programme Emergency Transit Mechanism (ETM), qui prévoit l’identification des personnes avant de les orienter vers un pays d’accueil sous le statut de réfugiés, en Europe, au Niger ou dans un autre pays, ou alors une aide au retour dans le pays d’origine de ces migrants prise en charge par l’OIM. Mardi dernier, le gouvernement rwandais a lui aussi signé avec l’Union africaine, l’Union européenne et le HCR un accord pour accueillir et accompagner les évacués de ces camps libyens et rejoint donc le Niger. Ce système a démontré une certaine efficacité grâce au travail des équipes, tant de l’OFPRA pour la France, que de l’OIM, du HCR ou encore de la commission nigérienne d’éligibilité au statut de réfugié, en sachant que le pays est également engagé dans l’accueil des personnes expulsées d’Algérie et aux migrations des ressortissants de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).

Si le Niger occupe aujourd’hui une place centrale dans les déplacements des personnes venues de part et d’autre du continent, comment lui permettre de pérenniser et de massifier ce genre de programme en coopération avec l’Union européenne et l’Union africaine, afin d’assurer la sécurité et la stabilité dans la région, en sachant que ce programme financé sur deux ans prend fin 2019 ?

Mme Marion Lenne. Je vais revenir sur les étudiants étrangers. Trouver le juste équilibre entre partage des connaissances et maîtrise des flux migratoires de capital humain, notamment grâce au développement de campus franco-étrangers, est l’enjeu d’une migration étudiante bénéfique tant pour la France que pour l’Europe et les pays d’origine. En d’autres termes, lorsque la possibilité d’étudier dans le pays existe, fruit d’une réflexion et d’un véritable choix, la mobilité des étudiants internationaux vers la France est un atout majeur pour notre rayonnement culturel et intellectuel. Pourtant, cette immigration régulière, enrichissement mutuel pour tous les étudiants, reste aujourd’hui entachée de drames incompréhensibles, comme l’agression mortelle à caractère raciste contre Mamoudou Barry, enseignant-chercheur guinéen à Rouen, cet été. Je tiens d’ailleurs à saluer l’action de ma collègue Sira Sylla auprès de la diaspora durant cette sombre période.

Cela donne une drôle de tonalité à notre stratégie « Bienvenue en France », avec la mise en place des frais d’inscription différenciés, alors même que le Gouvernement s’est vu reprocher d’exclure de nos établissements les étudiants issus des pays les moins riches. Or, associé à une politique de bourses et d’exonérations, il s’agit bien de renforcer notre attractivité avec une offre de formation plus adaptée, tournée vers l’international et proposant un accueil et une intégration dignes. Toutefois, il reste difficile d’obtenir les chiffres de cette rentrée, ce qui montre encore une certaine opacité dans la méthode, déjà évoquée au moment de l’annonce de la stratégie et de la mission flash, que nous avons menée avec mon collègue Pascal Brindeau.

Pour attirer les talents du monde entier et partager notre modèle et nos valeurs européennes, il nous faut également mener une politique de visas fluide et efficace, en sachant qu’un tiers des titres de séjour délivrés en France par le ministère de l’intérieur est relatif à l’immigration étudiante. Des mesures en faveur de la circulation des personnes ont été présentées au Burkina Faso par le Président de la République Emmanuel Macron. La loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie a assoupli cela. Vous avez évoqué le passeport talent. La lutte contre les communautarismes rappelée hier par le Président passe notamment par l’éducation de l’école à l’enseignement supérieur. Si l’intégration est le moteur de notre politique d’accueil, ces mesures sont-elles suffisantes pour faciliter l’arrivée en France d’étudiants ? Devrions-nous organiser une procédure propre aux étudiants internationaux ? Enfin, pouvons-nous mesurer les effets d’une immigration étudiante sur le développement du savoir, des connaissances scientifiques et le marché du travail ?

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je rappelle que nous recevrons en audition le président de la Conférence des présidents d’université (CPU), afin de faire le point exact de ce qui s’est vraiment passé dans chacune des universités, mercredi 2 octobre au matin. Il me semble que nous sommes là tout à fait dans notre rôle.

M. Jacques Maire. Merci pour ces éclairages qui nous permettent de mettre beaucoup de faits et d’analyse dans le débat. J’espère que nous les retrouverons en hémicycle dans quelques jours. Vous savez, les députés n’ont pas beaucoup le temps de lire de très gros rapports. Si en particulier l’OCDE pouvait nous résumer ses recommandations, ce serait efficace et cela aurait un impact assez important sur la qualité du débat.

Un point m’étonne dans le propos de monsieur Héran, à savoir le caractère très macroéconomique de ses affirmations sur le fait que la relation entre des espaces émergents, en développement économiquement, avec une migration économique est plus importante quantitativement que ne le sont les migrations subies de la part des populations dans des zones en stress profond. Je crois qu’il faut aller plus loin que cela. Ce que nous vivons dans nos pays où la migration économique est faible, ce sont des migrations « subies » de la part de personnes qui viennent, parce qu’elles n’ont pas d’autre choix, y compris quand cela signifie traverser la Méditerranée depuis des pays en guerre. Il est bien d’avoir ces rappels d’analyse, mais c’est vraiment l’occasion d’affiner et de nous faire un diagnostic un peu plus précis de notre propre situation.

J’ai une demande vraiment forte à faire à notre représentant Pascal Teixeira. Ces dix derniers jours, nous étions trois députés en pleine « zone rouge », dans le nord du Sahel. Nous avons visité des populations nomades dont on avait privé les villages de 4×4, afin de lutter contre les passeurs. Nous avons visité des sites qui n’avaient pas vu de touriste ni même d’étranger depuis des années. Nous avons visité un musée qui n’avait pas eu de visite depuis le début de l’année, avec un gardien à temps plein. Nous avons vu des personnes qui étaient en situation très difficile et luttent contre la radicalisation. Ces personnes produisent toujours du matériel, de l’argenterie, de l’artisanat. Elles n’ont plus de débouché. Il y a un an et demi ou deux ans, quelques visas avaient été donnés, afin que ces artisans puissent participer aux festivals pendant la durée de la saison d’été et écouler leur production. Cela semble tari. Ces Touaregs sont en première ligne, pour avoir vécu les révoltes il y a quelques années, dans le consensus national et la sécurité. Ces personnes essaient de survivre dans des zones complétement dépouillées de ressources. Je fais un appel, afin que nous puissions réexaminer dans le détail la possibilité de rouvrir nos portes pour des situations bien spécifiques, celles de personnes qui luttent pour la paix et sont toutes revenues de France à l’issue de leur précédent visa.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je soutiens évidemment cette demande et je rappelle que nous l’avions déjà formulée. C’est la deuxième fois que la commission des affaires étrangères saisit nos autorités responsables des visas sur cette question absolument sensible et justifiée, dont vous venez de parler. J’espère qu’elles nous entendront.

M. Claude Goasguen. Comme beaucoup de nos collègues, je voudrais dire que le constat est que nous n’avons pas de politique migratoire. Nous avons des réactions migratoires. D’ailleurs, entre nous, ce n’est pas la peine de nous fustiger, parce que, quand nous regardons l’histoire, il n’y a jamais eu de politique migratoire. À part quelques exceptions, il n’y a pas d’État ayant su maîtriser les politiques migratoires depuis des siècles.

Si nous voulons conduire une politique migratoire, encore faut-il s’en donner les moyens. Pourrons-nous faire une politique migratoire ? C’est un vrai sujet.

De mon point de vue, la politique migratoire est une politique en partie double. Si nous voulons avoir une politique migratoire, il ne faut pas la penser comme une politique simplement du pays d’accueil par rapport à d’autres pays, même si l’aide au développement est considérée dans les discours comme quelque chose d’important. En réalité, en regardant le regroupement familial, nous voyons bien que nous sommes dans une politique néocoloniale, que l’Europe n’a pas du tout changé d’avis à l’égard de l’Afrique qui est en train d’émerger et que notre politique est toujours orientée autour de nos propres besoins, sans tenir compte véritablement des besoins de pays ayant besoin que leur situation s’améliore.

C’est également ma position sur la question des étudiants. Vous savez que je me suis opposé à la plupart des personnes. Il y a incontestablement une volonté de paupériser les universités africaines. Faire venir des étudiants africains en quantité exerce une attraction tellement forte que, bien entendu, ils ne retourneront pas chez eux. J’ai enseigné à Abidjan à plusieurs reprises, il est clair qu’il y a une déperdition. L’attraction néocoloniale que nous exerçons sur l’Afrique n’a pas de compensation de l’autre côté. Il ne peut pas y avoir de politique migratoire, si elle ne s’inscrit pas en partie double.

C’est un véritable débat et j’attends que le Gouvernement nous fasse quelques propositions de ce point de vue.

Je voudrais dire d’ailleurs que, sur le plan international, il n’y a pas non plus de politique migratoire. Monsieur l’ambassadeur, le pacte de Marrakech est une plaisanterie ! C’est d’ailleurs le seul pacte de politique internationale sur lequel nous n’avons jamais été consultés. L’Assemblée nationale a été sortie du jeu, comme si véritablement, il fallait que les représentants de la nation soient totalement absents de la définition d’une politique migratoire internationale.

Il y a une chose sur laquelle il va falloir agir : la politique de l’asile, que vous avez très bien démontée. Je vais même au-delà : la France, qui prétend dicter la politique européenne d’asile, devrait d’abord regarder sa manière de traiter la question. Les gouvernements successifs ne contrôlent plus l’asile en France. Il n’y a pas de contrôle politique, car, administrativement, l’OFPRA ne dépend pas de la politique gouvernementale et nous n’appliquons plus la convention de 1954 concernant réfugiés. Je vous rappelle que la convention de 1954 n’est pas relative au droit d’asile. La convention de 1954 est la convention sur les réfugiés, ce qui n’est pas du tout la même chose. Nous avons une interprétation de l’asile par l’OFPRA. Je souhaite à l’Europe d’éviter d’étendre la jurisprudence française pour l’asile européen. Je vous rappelle que la seule manière de contrôler juridiquement le droit d’asile dans ce pays dépend de l’appel devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui est la seule juridiction compétente. Sur l’asile, ce n’est pas possible, nous ne pouvons pas continuer comme maintenant. Nous ne pourrons pas faire des quotas sur le droit d’asile « à la française ». Je voudrais attirer votre attention là-dessus, en vous remerciant et en particulier notre ami belge, qui devrait venir parmi nous rapidement, parce que je partage tout à fait ce qu’il a dit dans son analyse.

Mme Isabelle Rauch. J’ai beaucoup écouté et je me posais une question : l’image de notre pays n’a-t-elle pas évolué d’un pays de transit vers un pays d’accueil ? Nous avons beaucoup parlé de migration, mais nous savons que pendant très longtemps, nous étions également un pays de transit et pas forcément la terre qui allait accueillir. J’aimerais avoir ces différences, puisque c’est très important.

Maintenant, nous savons que les migrations sont une diversité. Monsieur Héran, je vous ai lu. Vous disiez – ce que je partage – que la diversité peut être une chance, mais vous vous référiez surtout à l’argument de droit qui est le seul qui vaille par rapport à ces migrations. J’aurais souhaité que vous développiez un peu plus, parce qu’il me semble que cette notion est très intéressante et permettrait de ramener certains à plus de rationalité. Un autre intervenant disait qu’avec notre politique migratoire, nous réfléchissions avec des structures du passé. Avec ce que j’ai entendu en commission aujourd’hui, j’ai le sentiment que beaucoup de choses sont issues du fantasme et pas de la réalité.

Mme Nicole Le Peih. L’Organisation des Nations unies (ONU) annonce 250 millions de réfugiés climatiques à l’horizon 2050 et d’après le HCR, ce sont près de 26 millions de personnes qui sont déjà déplacées chaque année à cause d’événements météorologiques extrêmes. La convention de Genève qui précise le statut des réfugiés ne semble pas adaptée à la protection des déplacés environnementaux. Selon vous, faut-il donc envisager un nouveau statut pour ces réfugiés climatiques ? Avons-nous suffisamment pris la mesure de ces futures migrations forcées ?

M. Hubert Julien-Laferrière. Je suis toujours un peu gêné, lorsque l’on présente l’APD comme l’un des outils de lutte contre l’immigration, même si cela n’a pas été le cas des intervenants. L’objet de l’APD est de lutter contre les inégalités mondiales et si nous y arrivons, ce sera bien pour tout le monde. S’il y a retour sur investissement, ce sera celui-là. En outre, des études montrent que ceux qui migrent ne sont pas les plus pauvres et que le développement devrait donc plutôt favoriser les mobilités et donc les migrations. Cela étant, j’étais assez intéressé par les propos de monsieur Dumont qui a dit que l’aide au développement pouvait peut-être être ciblée vers les populations plus sujettes à la migration. Cela me heurte un peu dans mes principes, mais pourquoi pas ? En tout cas, l’APD a pour objectif que les populations des pays que nous aidons s’épanouissent chez elles. Si elles s’épanouissent chez elles par des programmes sur les cinq priorités de notre comité interministériel pour la coopération internationale et le développement (santé, éducation, gouvernance, etc.), c’est très bien. À ce moment-là, nous aurons moins d’immigration subie, parce que l’APD aura fonctionné. Présenté de cette façon, cela me va très bien.

Pouvez-vous nous dire comment nous pouvons cibler cette APD sur des populations particulièrement sujettes à la migration ?

M. Jean François Mbaye. J’avais prévu de vous interroger sur les questions des migrations et des migrants environnementaux. Je vais donc compléter un peu les questions d’Alain David et Nicole Le Peih.

Il y a d’abord la question des responsabilités. Au-delà des responsabilités, quelles sont les mesures qui doivent être prises par les États eux-mêmes, qui ont largement contribué à dégrader l’environnement, alors même que ce sont souvent les premiers à nier une évidence qui ne cesse de se préciser chaque jour qui passe ? L’actualité nous le rappelle avec ce qui s’est passé en Amazonie, ce qui se passe ailleurs, notamment dans le bassin du Congo. On parle de déforestation massive liée à une agriculture intensive qui génère de la migration. Peut-être que c’est parce que vous n’avez pas eu le temps de le développer, mais je n’ai pas entendu dans vos propos cette question des migrations environnementales, lesquelles sont aujourd’hui le cœur du réacteur et doivent être prises en compte dans ce débat sur l’immigration et les migrations.

Mme Anne Genetet. Je souligne d’abord que c’est une chance que le Président de la République nous offre la possibilité d’un débat annuel, car ce sujet essentiel nous concerne absolument tous. Merci, madame la Présidente, d’avoir pu verser ce débat à la réflexion de notre commission.

Je voudrais apporter la réflexion suivante : j’ai entendu beaucoup de choses aujourd’hui et je remercie tous les intervenants. J’ai été frappée par ce que vous avez dit tout à l’heure sur cet amalgame dans le vocabulaire, quand vous disiez que tous les Français qui partent sont des « expatriés ». J’en fais partie. Je ne suis pas une expatriée, je suis immigrée depuis quatorze ans. Je me retrouve en Asie et je suis de passage à Paris, quand je suis ici. Je crois que le vocabulaire doit être précis. Pour moi, les migrations sont une chance, mais que nous devons maîtriser, d’où l’importance du débat que nous avons en ce moment.

Je voudrais ajouter un point : ce soir, nous n’avons pas beaucoup évoqué les migrations au sein même de l’Union européenne, qui sont très importantes. Pour moi, elles sont un enrichissement. Nous avons tous en nous un petit bout d’ailleurs. Il y a suffisamment de tests ADN sur internet pour nous le prouver. Ces migrations sont aussi une nécessité dans plusieurs pays européens, notamment ceux ayant un manque cruel de main-d’œuvre, comme l’Italie du Nord, la Croatie, la République tchèque.

Le troisième point est le défi que ces pays ont à relever, à savoir qu’ils voient une partie de leur jeunesse partir. C’est un vrai sujet de voir comment nous pouvons les aider à gérer cela, quand ils peuvent le faire. C’est également une source d’anxiété majeure qui témoigne de ce que certains intellectuels, sociologues, géographes et autres appellent l’insécurité culturelle. Dans tout cela, la question que je me pose est : comment peut s’exercer la solidarité européenne dans un tel contexte ? Le débat est vaste, je ne suis pas sûre que vous puissiez répondre que ce soir. Je voulais rappeler que les migrations sont une chance à maîtriser, mais une chance.

Mme Sonia Krimi. Je ne partage pas la totalité de vos propos, mais, en tant qu’élus de tous les bords, ils nous ont permis de discuter de façon sereine d’un sujet qui me semble important. Je garde une seule idée : il faut anticiper. C’est structurel, ce n’est pas en fermant les frontières que nous allons réussir, et ce n’est pas en les ouvrant non plus, parce que l’Europe représente 7 % de la population mondiale, mais ce sont les 7 % pour lesquels tout se passe bien, même si j’entends souvent dire le contraire : il y a des retraites, des routes, une sécurité sociale, des crèches, une éducation nationale, etc. Il y a un système qui tient la route et c’est pour cela que les personnes viennent chez nous. Elles ne viennent pas chez nous parce qu’elles veulent juste vivre en France. C’est une vraie déchirure pour ces personnes de quitter leur pays.

Aujourd’hui, nous sommes devant une réalité et nous devons nous emparer du sujet. Les personnes qui disent aujourd’hui : « circulez, il n’y a rien à voir. Avec les immigrés, il n’y a aucun souci » se trompent. Il y a des peurs et les électeurs nous le rappellent tous les jours. D’un autre côté, une partie de la population et de nos politiques dit que chaque immigré est un problème. Je rappelle souvent les propos du Front national, il y a quelques années : « Un million de chômeurs, un million d’immigrés. »

Merci pour votre intervention et travaillons tous ensemble, quel que soit notre bord politique.

Mme Aude Amadou. Je souhaitais partager avec vous la question de notre collègue Éric Girardin qui a dû nous quitter pour se rendre dans l’hémicycle. La situation migratoire reste particulièrement préoccupante. De nombreux migrants et demandeurs d’asile se trouvent toujours pris au piège en Libye. Plus largement, le droit de l’Union européenne qui pose le principe selon lequel chaque demande d’asile doit être examinée par un seul État membre est fortement critiqué. Les pays de première entrée, notamment l’Italie et la Grèce, estiment que le système Dublin fait peser sur eux une charge trop importante. À l’inverse, certains pays qui ont une faible tradition d’accueil ne veulent pas se faire imposer des obligations par l’Union européenne. Dans ce contexte, la refonte du régime d’asile européen commun lancée au printemps 2016 par la Commission européenne afin de rendre le système européen plus efficace face aux crises migratoires n’a pas abouti. En mars 2019, alors que la situation migratoire est préoccupante, les négociations pour faire avancer cette réforme ont encore échoué. À ce jour, alors qu’un accord symboliserait la solidarité intereuropéenne
– vous l’avez dit, la France a besoin de l’Europe et l’Europe a besoin de la France –, qu’en est-il de la refonte du régime d’asile européen commun ? Quel délai pouvons-nous espérer avant de trouver un accord solide et réel ?

M. François Gemenne. Il y a deux questions auxquelles je voudrais répondre.

D’abord celle des liens entre la dégradation du climat et les migrations. Il faut savoir que la distribution géographique de la population mondiale a toujours été largement déterminée par des facteurs environnementaux. Comme nous sommes à l’aube d’une autre transformation environnementale majeure, cela va induire des redistributions de la population. Ce seront d’abord des redistributions internes, c’est-à-dire que l’essentiel des flux migratoires liés aux dégradations de climat seront des flux à l’intérieur des frontières de certains pays. Il va également y avoir toute une série de déplacements internationaux. Pour le moment, nous les estimons encore assez mal. Différents chiffres que vous avez cités circulent dans le débat public. La réalité est qu’il est aujourd’hui très difficile d’estimer le futur de ces flux migratoires, parce que cela dépendra largement des politiques que nous allons mener aujourd’hui, notamment des politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre et des politiques d’adaptation.

Je veux remercier le député Alain David d’avoir rappelé que la France avait pour le moment la présidence de l’organisation internationale en charge de ces questions, la plateforme sur les déplacements liés aux catastrophes, qu’elle assume depuis le 1er juillet et jusqu’au 31 décembre de l’année prochaine. Je m’étonne que cette question fasse si peu l’objet d’un débat public et de l’attention des médias en France. Je serais curieux de savoir combien parmi les membres de l’Assemblée nationale savent que la France est aux manettes sur ces questions pour le moment.

Effectivement, il y a toute une série de politiques que nous pouvons développer. Autant je ne suis pas sûr qu’un statut de réfugié serait le plus approprié pour les migrants climatiques – il serait de toute façon politiquement très difficile à négocier –, autant je pense qu’il faut pouvoir apporter des protections complémentaires, notamment aux personnes victimes de catastrophes naturelles devant fuir et tout abandonner d’un coup. Toute une série d’autres mesures peuvent être prise au niveau local, en coopération avec les gouvernements, notamment des accords régionaux ou bilatéraux qui fonctionnent déjà très bien. Il ne faut pas croire du tout que nous sommes démunis face à cette situation. Toute une série d’instruments existe. Il faut maintenant pouvoir les mobiliser. La France est aux manettes pour dix-huit mois et il en reste quatorze ou quinze. C’est une opportunité unique, précisément pour se saisir de ces questions.

Je vais dire un mot de la première question posée, qui est importante, à savoir : pourquoi ces questions divisent-elles autant les citoyens, font à ce point peur et mobilisent à ce point les passions ? Je crois qu’il faut se méfier du décalage entre le ressenti de la population et les données statistiques. Très souvent, ces données ne correspondent pas du tout au ressenti des populations, notamment parce qu’il y a une très forte concentration des populations étrangères à certains endroits du territoire.

Plus fondamentalement, la question des migrations nous renvoie à la question de notre identité collective. En d’autres termes, comment allons-nous nous définir en tant que groupe ? Allons-nous considérer ceux qui viennent d’ailleurs comme une partie de nous-mêmes ou comme des étrangers ? Cette question de l’identité collective fait forcément appel à des ressorts psychologiques qui touchent à certaines peurs profondément ancrées en nous. Je crois que c’est pour cela qu’il est aussi important que l’Assemblée nationale puisse débattre de ces questions. C’est au fond la plus formidable des questions que puisse traiter une assemblée de représentants de la nation : qui sommes-nous collectivement ?

M. François Héran. Je vais répondre à M. Pierre-Henri Dumont, même s’il est parti. Il n’y a pas de problème migratoire en France, aurions-nous dit ? Mais nous n’avons jamais dit une chose pareille. Nous n’avons pas dit qu’il n’y avait pas de problème migratoire en France. Je me suis juste employé à dire quelles sont les véritables proportions du phénomène. C’est en ayant une connaissance précise de ces proportions et du tableau comparatif de ce que nous avons fait, de ce que nous sommes capables de faire avec les pays étrangers, les pays européens, que nous pourrons agir. Je crois que c’est vraiment très important. C’est une vision réaliste que j’ai proposée.

Autre affirmation sur laquelle je veux réagir, celle selon laquelle il n’y a pas de politique migratoire en France. Je suis quand même très étonné. Je me souviens très bien – j’ai écrit un livre entier là-dessus – qu’un personnage important dans l’histoire de la politique française, Nicolas Sarkozy, qui a d’abord été quatre ans ministre de l’intérieur, puis cinq ans Président de la République, s’est très personnellement engagé sur les questions des migrations. Lisez par exemple le livre de témoignage de Maxime Tandonnet. Personne n’a jamais autant piloté la politique migratoire que Nicolas Sarkozy pendant une aussi longue durée, mais personne n’a vraiment évalué ce qui s’était passé et pourquoi cela a échoué.

Pourquoi la politique d’immigration choisie a-t-elle échoué ? Pourquoi n’avons-nous pas écouté les personnes qui, de façon extrêmement précise, avec des arguments très solides, disaient qu’il était impossible d’imiter par exemple le modèle canadien ? Le Canada a une chance extraordinaire, il a un grand voisin au sud, unique, dix fois plus peuplé que lui, qui s’appelle les États-Unis et se charge bon an mal an d’intégrer les Hispaniques et tous ceux qui n’arrivent pas à franchir le système à points extrêmement sélectif. La solution canadienne n’est possible que dans des circonstances très précises. Une solution qui n’est pas généralisable n’est pas une vraie solution et la France est au cœur de l’Europe, dans des conditions totalement différentes. Par ailleurs, le Canada applique des quotas, mais ce sont des objectifs très hauts consistant à dire : « Il nous faut chaque année 1 % de population en plus. » C’est comme si en France, nous disions qu’il fallait programmer à l’avance 650 000 ou 670 000 migrants supplémentaires chaque année. Vous voyez que nous ne sommes pas du tout dans le même système.

Pourquoi n’avons-nous pas évalué ? J’ai lu tous les candidats aux primaires, à la présidentielle, etc. qui ont beaucoup parlé d’immigration. Nicolas Sarkozy avait fait lui-même deux livres de campagne à ce moment-là et aucune phrase ne permet vraiment d’évaluer ce qui s’est passé. Il y a simplement l’idée : « Nous n’avons pas été assez exigeants. Nous aurions dû être encore plus forts. » Côté Front national, d’autres disent : « Finalement, c’étaient des paroles en l’air et cela ne pouvait pas fonctionner. » Nous manquons cruellement d’une évaluation des politiques, mais également en amont et pas seulement en aval. Pourquoi les Allemands font-ils trois à quatre fois moins de lois que nous ? Ils évaluent en amont les lois et l’institut statistique allemand est chargé d’évaluer la charge d’une nouvelle loi pour le public et pour les administrations. Chez nous, c’est le ministère qui prépare la loi et l’évalue lui-même en amont.

En France, il y a eu des tentatives de politique migratoire, puis, sous Nicolas Sarkozy, vraiment l’idée d’une grande refonte. Il fallait par exemple unifier toutes les administrations qui s’occupaient des migrations et les rattacher au ministère de l’intérieur. C’était une politique tout à fait proclamée. Il y a eu le grand discours de Nicolas Sarkozy aux préfets qui énonçait de façon extrêmement précise tous les attendus d’une politique migratoire. Vous vous souvenez peut-être de cet épisode, c’était une vraie politique. Le problème est de savoir pourquoi elle a échoué.

En regardant le tableau de la distribution des titres de séjour, qui est un révélateur de ce que donnent effectivement les politiques migratoires, nous voyons que nous utilisons le regroupement familial trois fois plus que les Britanniques et deux fois plus que les Allemands. Pourquoi ? Il faut se poser ce genre de questions et elles ne le sont pas. J’ai lu tous vos débats parlementaires et je suis très frappé de voir que, par exemple, lorsque l’on évoque des exemples étrangers, c’est extrêmement rapide. Des pays étrangers ont des politiques structurées sur des sujets tels que les métiers en tension. Je l’avais indiqué à monsieur Mariani, qui était le rapporteur de la loi sur l’immigration et revenait d’Italie où il avait découvert cela. Je lui avais expliqué que ce n’était pas un système italien, mais que les Italiens l’avaient emprunté aux Suisses qui l’appliquent depuis 1970. Depuis 1970, l’ordonnance pour limiter le nombre d’étrangers a abouti à un résultat intéressant, à savoir qu’en Suisse, le nombre d’étrangers a doublé après trente ans d’application de l’ordonnance annuelle sur la limitation du nombre d’étrangers. Des évaluations ont été faites, alors étudiez ces évaluations, au lieu de vous contenter d’un simple comparatif de législations étrangères ! Quand vous faites une nouvelle loi, il faut étudier les dispositifs sur le long terme et ne pas simplement dire que cela existe ailleurs.

Troisième mise en cause : « Vos graphiques ne valent rien ; plein de personnes n’y sont pas prises en compte. » Sur ce point, je crois que monsieur Dumont n’a pas écouté sérieusement ce que je disais. Notamment à propos de l’attribution des titres de séjours familiaux : j’ai expliqué qu’en réalité, les titres attribués en 2016, 2017 et 2018 le sont souvent à des personnes qui sont là depuis très longtemps. Les catégories de réguliers et de non réguliers ne sont pas étanches. On s’imagine qu’il y aurait deux espèces d’humanité : celle qui respecte les règles, celle qui ne les respecte pas, et qu’il faudrait faire un partage absolument total entre les deux. C’est une erreur profonde. Ce n’est pas ainsi, la vie. C’est infiniment plus compliqué. Environ 50 % des personnes qui sont aujourd’hui en situation régulière ont été à un moment de leur vie en situation irrégulière. Toutes les enquêtes qui ont pu être faites aux États-Unis comme en France montrent que les catégories ne sont pas étanches. De la même façon, on passe très rapidement du statut régulier au statut irrégulier. Je suis désolé, mais s’imaginer qu’il y a là deux catégories étanches, deux types d’humanités complétement différentes, qu’il faut taper sur l’une et n’accepter que l’autre est une simplification un peu puérile.

Donc les données dont nous disposons rendent compte de beaucoup de personnes en situation irrégulière. Les États-Unis publient les statistiques précises qui distinguent dans les attributaires de titres de séjour, chaque année, ceux qui viennent d’arriver et ceux qui attendent depuis longtemps. Nous ne faisons pas cette distinction et ce serait une bonne chose de l’introduire dans nos statistiques.

Calais est une ville frontière, une ville portuaire. C’est formidable, parce que c’est une ville qui aimerait profiter de l’ouverture, de l’accès au port, de tous les avantages que procure le fait d’être un grand lieu de passage vers un grand pays étranger, mais sans en avoir aucun les inconvénients. C’est difficile. Il y a des avantages et des inconvénients à être dans cette situation. Ce qui se passe à Calais concerne peu notre politique migratoire ; nous avons accepté d’y sous-traiter le contrôle de l’immigration pour les Anglais.

Ce qui est au cœur du système migratoire français est qu’en réalité, la grande majorité des immigrés qui entre en France y entre parce qu’elle en a le droit, ce même si vous écartez l’asile : c’est aussi le droit pour un étudiant de faire des études dans un établissement de qualité à l’étranger, lequel commence à être universellement accepté, même si certains voudraient faire le tri, ne pas avoir les Africains et avoir plutôt les Chinois ou les Américains.

Sur toutes ces questions, nous avons des idées simplistes, mais une bonne manière de réfléchir un peu à neuf est de regarder les données de base. Je vous assure qu’elles prennent en compte beaucoup d’irréguliers, ainsi que le phénomène de zones grises. Bien sûr, c’est au bout d’un certain temps que les choses finissent par apparaître dans les statistiques. C’est complexe.

Sur l’impact migratoire du changement climatique, j’ai un gros problème. Cette affaire de migrations climatiques est tout de même assez mythique. C’est toujours le même chiffre qui ressort, celui du fameux « rapport Stern », qui commence tout de même à dater. Les déplacements dont nous parlons, qui peuvent être provoqués par des événements très progressifs, comme la montée des eaux, ou par des événements très brutaux, comme des catastrophes, provoquent-ils nécessairement des migrations internationales ? La montée des eaux va-t-elle faire que des populations côtières vont reculer vers l’arrière-pays ? Ou se lancer dans la migration internationale ?

Le mot migration tel qu’il est utilisé dans ces études est extrêmement flottant et n’a pas grande signification. Des recherches nous disent que la sécheresse pourrait appauvrir les populations et encore diminuer leurs moyens de migrer, ce qui est un peu paradoxal. Il n’est pas sûr du tout que le changement climatique accélère les migrations. Dans un certain nombre de cas, il pourrait au contraire diminuer les possibilités de migrer. Les études les plus précises dont nous disposons nous disent que le changement climatique accélère l’exode rural. Il y a donc davantage de concentration dans les villes. Il se trouve que, par ailleurs, il y a une corrélation assez forte entre l’importance de l’urbanisation et la migration internationale. Il se trouve également que plus un milieu est urbanisé, plus il y a de conflits, les zones en conflit étant génératrices de migrations.

Il y a donc des liens, mais indirects. L’idée d’une détermination directe des migrations sur du changement climatique n’est absolument pas établie en l’état actuel. J’ai assisté à une journée de colloque à Bruxelles, en deux parties. Le matin, on a traité de la migration du Proche-Orient, des migrants syriens ont témoigné. C’était extraordinairement concret. L’après-midi, on a parlé de la migration climatique et c’était totalement abstrait.

Ce qui est fascinant pour moi est la vitesse à laquelle s’est répandu l’argument de la migration climatique. Pourquoi cet argument a-t-il eu un tel succès partout, dans tous les milieux ? Pourquoi sensibiliser au climat en passant par la migration ? C’est comme autrefois, à l’époque du rapport de l’ONU sur l’immigration de remplacement, où l’on voulait sensibiliser au vieillissement, en utilisant l’argument migratoire. Je crois qu’il est très mauvais d’essayer de sensibiliser à une question précise en passant par un tout autre registre.

M. Jean-Christophe Dumont. Je vais également revenir sur la première question qui me semble fondamentale : celle de la raison pour laquelle la question migratoire est si sensible dans l’opinion publique. C’est un sujet que nous avons beaucoup étudié à l’OCDE et que nous continuons à étudier.

Il y a une multitude de facteurs. Un premier élément touche au niveau de connaissance des phénomènes migratoires. Lorsque nous interrogeons les personnes sur le pourcentage d’immigrés qu’elles pensent qu’il y a en France, la réponse moyenne est de 27 %. La réalité est qu’il y en a 12 %. C’est donc un décalage très fort entre la perception du phénomène migratoire et sa réalité. L’enquête Eurobaromètre de l’an dernier montrait que 70 % des Européens considéraient être mal informés sur l’immigration. Il y a une corrélation directe entre le ressenti de la qualité de l’information dont ils disposent et l’erreur qu’ils commettent dans ce pourcentage. En Suède, seulement 10 % ou 15 % des personnes se sentaient mal informées et en moyenne, elles tombaient pile sur le bon chiffre quant à la présence d’immigrés.

L’amalgame entre migrants économiques et déboutés du droit d’asile est non seulement fallacieux, mais a également un impact potentiel sur des débats publics extrêmement négatifs. Il faut savoir de quoi nous parlons à tout moment.

Second sujet sensible pour l’opinion publique, l’impact des migrations. Les études économiques et démographiques montrent très clairement que leur impact économique est relativement modeste, en le regardant par habitant, sur le marché du travail, en termes économiques, etc., et qu’il est plutôt positif à long terme. Il n’y a pas de doute là-dessus. Plusieurs études dans des contextes différents, des pays différents, des moments différents convergent vers ce résultat. Le problème est que ces effets agrégés ne correspondent pas à la réalité locale. Il peut tout à fait y avoir un effet agrégé positif sur une économie dans son ensemble, mais pas localement, là où les immigrés sont concentrés, ou vis-à-vis de certains groupes qui sont plus en compétition directe, par exemple ceux qui sont sortis sans diplôme d système scolaire au Royaume-Uni. Tous les « petits boulots » qu’ils occupaient dans les bars et les services ont été pris par des migrants qui venaient de l’Est. Nous avons nié et occulté ces effets distributifs. Il faut revenir là-dessus, identifier les perdants et potentiellement les compenser ou adapter des politiques, de façon qu’il y ait moins de perdants à la migration. Même s’ils représentent un faible pourcentage statistiquement, ils peuvent être très visibles et être pris comme des marqueurs de l’effet d’une politique globale.

Troisième motif de sensibilité : nous sommes dans un monde où il y a de la migration, mais également d’autres choses qui se passent. Une part importante de la population est anxieuse pour son avenir. À l’OCDE, nous avons montré que le revenu moyen est similaire à ce qu’il était il y a dix ans dans les pays de l’organisation. Il n’y a pas eu de progrès. Les classes moyennes, qui sont le plus confrontées à cette situation, voient l’avenir avec inquiétude. De même, quand nous regardons la probabilité qu’un emploi soit automatisé, pour les ménages à revenus élevés, cela concerne une personne sur dix, mais pour les ménages à revenus faibles, cela concerne une personne sur cinq. Il y a des inquiétudes, qui sont normales. La migration joue comme un facteur supplémentaire de ces inquiétudes, même s’il n’y a pas de relation objective entre les deux.

Peut-on dire qu’il n’y a pas de politique migratoire ? Pas tout à fait, car il existe des instruments de gestion de la migration. Mais y a-t-il une vision ? Explique-t-on aux personnes pourquoi il y a de la migration, en dehors du fait que la migration est là, qu’elle va venir, qu’elle fait partie de notre réalité ? Il faut expliquer pourquoi ce choix est fait. Ce choix est très largement fondé sur des droits : le droit au regroupement familial, une vision du monde qui inclut un effort vis-à-vis des autres, notamment en termes d’accueil de réfugiés, de personnes en nécessité de protection internationale. C’est une vision qu’il faut expliquer et, pour les migrations de travail, c’est la même chose. Il faut dire pourquoi nous avons une politique migratoire de travail et quel est son objectif. Au Canada, il y a un objectif de population. En France, ce n’est pas la question. Mais il faut trouver une vision à intégrer dans le débat public en France. Si nous définissons cette vision, nous saurons exactement quel est l’objectif et nous pourrons évaluer la politique publique.

Les évaluations de politiques publiques, l’OCDE ne fait que cela. Si vous voulez savoir comment le système suisse et le système français fonctionnent, nous pouvons vous aider. Nous avons toutes les références sur tous ces éléments, mais évidemment, pour pouvoir évaluer une politique publique, il faut savoir quel est son objectif.

Sur les métiers en tension, je suis à votre disposition pour vous donner des exemples concrets. C’est un instrument qui existe dans de très nombreux pays de l’OCDE. Il est à l’œuvre en France depuis dix ans et fait écho à un autre instrument qui est le test du marché du travail, l’un des piliers fondateurs de la politique française, comme dans de nombreux autres pays. Il y a de multiples façons d’actualiser cette liste. Il y a l’exemple espagnol, qui mobilise une négociation avec les partenaires sociaux au niveau des régions et remonte au niveau central. C’est à partir de cette discussion régionale avec les partenaires sociaux qu’ils définissent des besoins qui sont ensuite arbitrés au niveau central. Nous pourrions aussi prendre l’exemple du Royaume-Uni. Ils ont créé une commission d’évaluation indépendante, dont l’une des fonctions est d’établir cette liste. Elle est fixée selon des critères parfaitement transparents, statistiques, mais également en se demandant s’il est « sensible » d’avoir recours à l’immigration pour répondre à un besoin de main d’œuvre et si une politique éducative, une politique active pour l’emploi, une politique de mobilité géographique ne pourraient pas répondre à ce besoin.

L’APD sert à aider les plus démunis et doit continuer à faire cela, comme les programmes de réinstallation du HCR servent à aider les personnes les plus vulnérables. C’est normal, il faut cibler ces personnes et il y a une logique évidente. En même temps, les personnes qui étaient sur les bateaux et traversaient entre la Turquie et la Grèce étaient pour la plupart des personnes qui n’auraient été jamais éligibles aux programmes du HCR. Il faudrait également penser à des mécanismes offrant une option à ces personnes. On pourrait aider le pays de premier asile ou offrir des formes de réinstallation qui ne ciblent pas les plus démunis. À l’OCDE, nous avons fait des propositions concrètes dans ce sens. C’est ce que l’on appelle les voies d’accès complémentaires. Dans le cas des personnes diplômées qui n’ont pas d’opportunité d’emploi dans leur pays d’origine, l’aide au développement devrait également les aider à trouver des débouchés. Il faut refonder certains objectifs de l’aide, être plus dans la prévention et agir de façon plus large, au-delà des personnes les plus démunies, même si elles doivent rester le cœur des dispositifs.

Sur la question européenne, beaucoup de choses sont à dire, mais des solutions existent indiscutablement. Il faut espérer que, dans la nouvelle architecture européenne, nous puissions reconsolider une vision commune sur cette question de l’asile.

M. Pascal Teixeira Da Silva. Sur la route de la Méditerranée occidentale, le nombre de migrants a baissé de 44 % depuis le début de l’année. Les effets de report de la route centrale sur la route occidentale ont été jugulés.

Concernant l’APD, un mot sur le ciblage. Je l’ai évoqué très brièvement et je prendrai simplement un exemple, celui de la région de Kayes, au Mali. Le Premier ministre malien était à Paris, il y a quelques jours. Kayes est une région traditionnelle d’émigration vers la France, avec des conditions environnementales naturelles assez peu favorables. Il dit qu’il faut faire un effort particulier sur Kayes, désenclaver, construire des voies ferrées, créer des activités génératrices d’emplois. Le ciblage sur les populations et les régions particulièrement affectées par la migration irrégulière existe.

Nous parlons d’aide au développement, mais il y a aussi l’enjeu de la gouvernance. Prenez certains pays d’Afrique de l’Ouest, avec des conditions, une taille et une situation géographique comparables, regardez leur gouvernance et leur taux d’émigration. Vous verrez que cela compte également.

Sur la réforme du régime d’asile européen commun, la position française est celle de la solidarité mais aussi de la responsabilité des pays de première entrée, avec l’objectif de juguler des mouvements secondaires qui sont l’un des problèmes dont la France est particulièrement victime.

Sur les déplacés climatiques, je rappelle qu’il en est question dans le pacte mondial. S’agissant des causes des migrations, je suis tout à fait d’accord avec ce qu’a dit le professeur Héran. La mono-causalité n’existe pas et il y a une très grande combinaison de facteurs. Ne touchons en aucun cas à la convention de Genève ! Si nous rouvrons ce débat, le résultat sera absolument désastreux, parce que le consensus n’existe plus. Les déplacés climatiques existent, mais c’est un phénomène généralement proche et régional. Je ne crois pas que la migration internationale lointaine soit véritablement la réponse appropriée.

Concernant les étudiants venant d’Afrique, nous savons très bien que certains restent en France et que c’est une perte. Deux pôles universitaires, l’un franco-sénégalais et l’autre franco-ivoirien, sont en cours de construction, afin d’avoir un niveau d’enseignement référencé et des options d’études sur place, qui seront moins coûteuses. Il faut considérer la formation des élites africaines en sortant du vieux schéma de pensée selon lequel plus nous faisons venir d’étudiants étrangers, mieux c’est. De ce point de vue, il faut être plus imaginatifs que nous avons pu l’être.

Le taux de délivrance des laissez-passer consulaires par le Mali est de 76 % depuis le début de l’année en cours.

Concernant le retour volontaire aidé et la réinstallation depuis la Libye et le Niger, les opérations sont en cours, avec des chiffres qui restent modestes. Il y a eu environ 4 000 réinstallations de réfugiés depuis la Libye, et, depuis novembre 2017, 43 000 retours volontaires depuis ce pays vers les pays d’origine.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Nous avons parlé de la politique familiale et j’ai trouvé cela très intéressant. Si nous avons une politique de regroupement familial si développée en France, contrairement à d’autres pays européens, cela vient aussi de l’idée que, pour nous, la migration était durable et qu’il n’y avait pas de retour au pays d’origine. Je crois que c’est quelque chose à quoi nous devrions réfléchir. Je l’avais dit dans le rapport que j’ai présenté l’année dernière, je suis pour les visas à entrées multiples et pour ouvrir une voie légale en matière de migration économique ; permettre des allers-retours réglerait en partie la question de la fuite des cerveaux dans l’ensemble des pays, par exemple d’Afrique. Il faut aussi repenser notre conception de l’immigration familiale. Nous ne sommes plus dans une migration où les personnes viennent et restent définitivement. Elles viennent, apprennent, font des validations des acquis, des allers et des retours. Elles retournent peut-être monter une entreprise, reviennent en France refaire une formation ou relancer leur entreprise et ont la capacité de repartir. À mon sens, il y a un logiciel à repenser.

M. François Héran. C’est une question intéressante.

Tous les migrants pensent qu’ils vont rester pour un temps, puis repartiront. Pendant ce temps, les enfants grandissent et les enfants ont une particularité : ils s’enracinent dans un milieu. Ensuite, il n’est pas facile de les rapatrier.

Nous avons des exemples très intéressants pour cela. Je pense aux quatre-vingts migrants turcs qui avaient été interrogés par Roger Establet. C’étaient des migrants des années 1970 qui étaient retournés en Turquie. Une partie non négligeable de ces migrants turcs a expliqué : « Mes enfants sont en train de devenir français. L’intégration fonctionne trop bien. Je ne voulais pas que mes enfants deviennent français. Je voulais qu’ils restent des Turcs et des musulmans. » Ils ont alors décidé de rentrer en Turquie, où leurs enfants ont découvert un milieu scolaire où il y avait encore des châtiments corporels et qui fonctionnait très mal. C’était au début des années 1980 et c’était un véritable désastre pour ces enfants de devoir s’insérer dans un système scolaire qu’ils n’avaient pas connu.

Le problème, ce sont les enfants. Il se trouve que le migrant n’est pas simplement une force de travail. C’est également quelqu’un qui appartient à cette entité très étrange qui a ses propres lois : la famille. Nous sommes bien obligés d’en tenir compte.

Quelques régimes migratoires ont interdit la migration familiale, mais ils sont rares. C’est le cas des pays du Golfe. Est-ce un modèle ? Un autre cas est de plus en plus étudié, notamment par les chercheurs allemands. L’Allemagne de l’Est, qui était de loin le pays communiste qui recevait le plus de migrants, surtout vers la fin, interdisait strictement le regroupement familial. Si une femme immigrée tombait enceinte, il fallait, soit qu’elle avorte, soit qu’elle reparte.

L’interdiction du regroupement familial serait contraire à l’État de droit, ce qui ne signifie pas qu’il faille exclure les systèmes que vous préconisez. Il faudrait miser de façon beaucoup plus ouverte sur la capacité « transnationale » des familles. Dans les milieux bourgeois, mais également dans les milieux populaires, nous avons des quantités d’exemples de familles qui sont totalement capables de s’intégrer dans deux sociétés à la fois. L’idée que la citoyenneté unique et exclusive est la seule façon de s’enraciner dans la société est dépassée.

Je voudrais revenir sur le débat « argument de la diversité » versus « argument du droit ». C’est une affaire de préférence personnelle de savoir s’il vaut mieux vivre dans un monde divers ou un milieu homogène. Je prends toujours l’exemple de l’orchestre de Vienne qui, pendant des décennies et des décennies, était exclusivement masculin, ce qui me faisait rager. L’argument pour engager des femmes dans les orchestres n’est pas qu’elles apportent de la diversité, mais qu’elles doivent avoir le droit d’y exercer leur art. C’est un argument de droit. Il est impossible de démontrer qu’avant le recrutement de femmes, l’orchestre de Vienne était moins bon ou au contraire meilleur. Il n’y a pas vraiment d’étude probante sur l’avantage économique qu’apporterait la diversité des origines de salariés. Bien sûr, L’Oréal recrute des Asiatiques pour percer sur les marchés asiatiques, mais ce n’est pas de la diversité, c’est du compartimentage, c’est mettre le même en face du même. Indépendamment de ces cas, il n’y a pas de démonstration empirique solide que la diversité serait vraiment profitable.

Il faut donc passer à une toute autre argumentation qui est stable, ne dépend pas de la conjoncture économique : est-ce un droit ou non d’être traité de telle ou telle façon ?

Je suis d’accord pour le maintien de la convention de Genève. S’agissant des réinstallations, 240 000 personnes au Niger ont reçu un enregistrement de « réfugiable » par le HCR et la réinstallation va en concerner une infime minorité, même pas 1 %. Un certain nombre d’associations redoutent qu’une généralisation ne supplante le système traditionnel de la demande d’asile dans le pays d’asile. C’est cela, la convention de Genève.

M. Claude Goasguen. Je voudrais apporter deux précisions juridiques. Les deux conventions internationales auxquelles nous faisons référence sont des textes extrêmement précis. En même temps, elles doivent être étudiées de très près.

La convention de 1951 porte sur les réfugiés, pas sur le droit d’asile. Et elle n’est pas respectée.

Le regroupement familial, c’est l’année 1974. Il provient d’une convention internationale extrêmement libérale. Il n’y a pas de règle absolue sur le règlement familial. Seuls ceux qui signent la convention sur le regroupement familial s’y soumettent, d’où la position des États du Golfe. À l’Assemblée nationale, j’ai participé à des débats sans fin concernant l’application du regroupement familial. L’application « façon Pasqua » du regroupement familial n’avait rien à voir avec l’application « façon Jospin », qui elle-même n’avait rien du tout à voir avec l’application « façon Sarkozy », elle-même très différente de l’application « façon Hollande ». Il ne s’agit pas de remettre en cause le regroupement familial, mais de voir qu’il y a plusieurs manières de l’appliquer. Il est clair qu’en France, nous sommes dans une vision maximaliste qui est à revoir. Cela ne veut pas dire pour autant que nous devrions sortir de la convention, mais que nous devrions l’appliquer de manière plus restrictive, ce qui serait conforme au droit international.

Mme Anne Genetet. Pour compléter ce débat sur le regroupement familial, vous parliez de l’enfant qui s’enracine et cela pose un sujet. J’y suis exposée quotidiennement depuis quatorze ans. Que faisons-nous de nos enfants, que nous élevons ailleurs ? La question se pose pour tous les migrants. Si nous voulons qu’ils puissent faire des allers-retours, comme la Présidente l’évoquait, cela signifie que, dans le pays d’accueil, il faut que des structures prévoient de leur donner accès à leur propre culture.

Je voudrais signaler l’exemple de l’Australie qui a une radio qui s’appelle SBS. Elle produit des programmes spécifiques pour les étrangers présents sur son territoire, afin de leur donner un lien avec leur culture. Ils préfèrent maîtriser ce lien, plutôt que d’en laisser le développement à d’autres. Dans nos écoles, ce serait peut-être également donner un accès à la langue d’origine. C’est un vrai enjeu pour faciliter les allers-retours.

M. François Héran. D’accord, mais dix intellectuels parisiens vont crier au communautarisme, si vous préconisez une telle solution. Vous savez comment se passent nos discussions…

Mme Anne Genetet. J’approuve totalement ce que vous disiez tout à l’heure, à savoir que sans vision, nous ne pourrons rien faire. Si nous proposons des cours de langue sans développer de vision d’ensemble, il y aura un retour de boomerang. Il faut donc définir dans le cadre de quelle vision nous le ferions.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Il faut définir une vision et quelques grands principes. C’est ce que j’avais essayé de porter dans mon rapport l’année dernière. Cela me semble absolument fondamental. Je le dis en permanence, si nous ne recentrons pas le droit d’asile sur ce qu’il doit être, il finira par mourir. Nous avons une responsabilité en face de cela. Aujourd’hui, c’est la grande voie d’accès. Nous ne connaissons que la demande d’asile. C’est pour cela qu’à titre personnel, je suis pour regarder la question de l’accès à la migration économique par des voies légales, afin de recentrer l’asile sur ce qu’il devrait être.

M. François Héran. Pour recentrer l’asile sur ce qu’il devrait être, il ne faudrait pas fermer à ce point les autres voies d’accès. Il faudrait avoir une autre politique de délivrance de visas d’une part et de distribution de permis de l’autre. Nous sommes l’un des pays les plus restrictifs. Je suis désolé d’avoir à le répéter, mais les faits sont là, sont têtus et il faut accepter de les regarder en face. Nous avons interdit la migration de travail pendant des décennies et des décennies. Maintenant, la migration est déconnectée des réalités économiques. Nous nous en plaignons, mais nous l’avons supprimée. Tant que nous fermons de façon aussi draconienne toutes ces voies, il ne faut pas s’étonner que l’asile devienne une voie de recours pour tant de personnes.

M. Jean-Christophe Dumont. Sur les migrations familiales, la situation est complexe. Le regroupement familial stricto sensu représente seulement 12 000 ou 13 000 personnes par an. Le gros des migrations familiales, ce sont des rapprochements de conjoints de Français ou de familles de Français. Même si nous voulons durcir les conditions, que nous pensons que c’est potentiellement une variable d’ajustement, c’est une variable d’ajustement sur quelque chose qui est sujet à un droit. Il faut bien savoir si cela vaut la peine de remettre en cause ce droit et dans quelles conditions. Surtout, l’effet sera de toute façon limité.

Si l’immigration choisie n’a pas fonctionné, c’est parce que l’immigration en France est faible. La France a été un grand pays d’immigration, la France n’est plus un grand pays d’immigration. Les flux migratoires permanents en France, c’est 0,4 % de la population française, alors que la moyenne de l’OCDE est de 0,8 %. C’est deux fois moins que la moyenne de l’OCDE. Le pourcentage d’immigrés en France est de 12 %. Regardez les pays européens comme l’Espagne, l’Allemagne, la Suisse, la Belgique. La plupart de ces pays ont un pourcentage d’immigrés dans leur population plus important que celui de la France. Dans ces conditions où, contrairement aux idées reçues, la migration a plutôt été faible, il est difficile de faire un choix. Car la migration résulte surtout de l’exercice de droits fondamentaux. Il faut s’interroger sur la question du regroupement familial, sur celle de la mobilité, peut-être créer de nouvelles catégories, mais il faut également savoir si le volume même de la migration répond aujourd’hui aux besoins économiques et aux critères de droit auxquels la France s’engage.

M. Claude Goasguen. Nous ne considérons pas suffisamment le passé. Le passé des flux migratoires ne doit pas être occulté. Bien avant les autres, la France a été une terre d’immigration et vous venez de le reconnaître. Il est évident que cela nous pose un problème identitaire qui n’est pas de mon fait, mais du fait des excités qui voient des problèmes surdimensionnés.

Avez-vous lu les textes d’application du regroupement familial en ce moment ? Vous savez peut-être que le regroupement familial est applicable même si un individu vit sur le dos de la communauté nationale et qu’il n’a pas d’emploi. Savez-vous que le regroupement familial est applicable si le demandeur n’a pas de logement pour loger sa famille ? Les derniers décrets sont ainsi. Je les connais par cœur, vérifiez. C’est la « jurisprudence Hollande » sur le regroupement familial. C’est une vision extrêmement extensive. La « loi Pasqua » présentait le bénéfice d’avoir cadré les choses. Ensuite, il y a eu M. Chevènement, puis le dérapage du regroupement familial, qui continue aujourd’hui.

Normalement, le regroupement familial est fait pour les gens qui travaillent. La première des dérives remonte à M. Chevènement. Il a autorisé ceux qui étaient au chômage à en bénéficier. Dès cette époque, lorsque les personnes étaient susceptibles d’être renvoyées, la France n’en renvoyait aucune. Vous l’avez dit tout à l’heure, nous avons une accumulation. Quand on est en France, il faut attendre, parce que tôt ou tard, cela arrive. On est en situation intermédiaire cinq, dix, quinze ans, mais avec un peu de patience, cela arrive. C’est tout le problème de l’immigration française, vous l’avez dit tout à l’heure.

Par conséquent, n’ayez pas non plus une vision minimaliste de l’immigration. La France a un héritage migratoire du passé, avec les conséquences dramatiques que nous connaissons sur le plan politique, qu’il ne faut pas minimiser. Je crois d’ailleurs que c’est un peu la signification du discours du Président de la République actuel.

M. François Héran. Je regrette de ne jamais entendre une parole ministérielle ou présidentielle pédagogique sur l’immigration. Tout ce qui est fait est de caresser l’opinion publique dans le sens du poil, constater que l’opinion publique a peur.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Ce n’est pas ce que nous sommes en train de faire ici, j’en témoigne.

M. François Héran. Je veux dire que, justement, nous avons beaucoup de démagogie et quasiment jamais de pédagogie. Il faudrait qu’à un moment, les responsables politiques prennent leur courage à deux mains et disent : « Écoutez, il y a un certain nombre de faits précis. » En dix ou quinze ans, dans le monde politique, je n’ai jamais entendu quelqu’un s’exprimer ainsi sur l’immigration. C’est vraiment très frappant, parce qu’il y a également un certain dédain pour les faits, avec l’idée que si l’opinion publique a peur, il faut avoir peur avec elle. C’est ce que j’appelle, en résumé, la peur de la peur. C’est un discours assez dominant en ce moment.

Le résultat est que seuls les démagogues parlent. On leur laisse libre cours, parce que la parole pédagogique n’existe pas. Dans une démocratie, il y a un temps très important, celui de la délibération. On pèse le pour et le contre, on s’informe et l’on récupère toutes les données. La politique d’opinion consistant à réagir « du tac au tac » au dernier sondage n’est pas vraiment démocratique. Suivre l’opinion, ce n’est pas la démocratie, parce que nous sautons le temps de la délibération.

L’expert et les chercheurs ont également un rôle, qu’il ne faut pas balayer avec mépris, comme cela a été fait par votre jeune collègue. Il faut le prendre en compte. Je crois que le Parlement et le milieu de la recherche ont tous les deux intérêt à converger, afin d’examiner à fond les questions factuelles qui sont plus compliquées que nous ne le croyons, mais que nous sommes capables de clarifier un peu. Les comparaisons internationales s’imposent et sont essentielles pour objectiver les éléments du débat. C’est après avoir nourri le débat de tous ces éléments nous pourrons envisager les différentes solutions possibles. Pour l’instant, dans le débat public, il n’y a pas de parole pédagogique.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je suis en désaccord total avec ce que vous venez de dire sur la démagogie que vous reprochez aux politiques. Aujourd’hui, dans cette commission où nous traitons de ces questions depuis le début de cette législature, nous faisons exactement le contraire de ce que vous venez de décrire. Nous ne sommes pas dans la caricature. Nous essayons de faire de la pédagogie. Nous invitons des chercheurs, peut-être même que nous les réinviterons. Je vous invite donc à regarder aussi ce qui est positif.

La séance est levée à 20 heures.

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Membres présents ou excusés

Réunion du mardi 17 septembre 2019 à 17 heures

Présents. - Mme Aude Amadou, M. Moetai Brotherson, M. Pierre Cabaré, Mme Annie Chapelier, Mme Mireille Clapot, M. Pierre Cordier, M. Alain David, M. Christophe Di Pompeo, M. Pierre-Henri Dumont, M. Michel Fanget, M. Bruno Fuchs, Mme Anne Genetet, M. Éric Girardin, Mme Olga Givernet, M. Claude Goasguen, M. Michel Herbillon, M. Bruno Joncour, M. Hubert Julien-Laferrière, M. Rodrigue Kokouendo, Mme Sonia Krimi, Mme Aina Kuric, Mme Amélia Lakrafi, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Marion Lenne, Mme Nicole Le Peih, M. Mounir Mahjoubi, M. Jacques Maire, M. Jean François Mbaye, M. Frédéric Petit, Mme Bérengère Poletti, Mme Isabelle Rauch, Mme Marielle de Sarnez, Mme Sira Sylla, Mme Valérie Thomas, Mme Nicole Trisse, M. Sylvain Waserman

Excusés. - M. Lénaïck Adam, Mme Ramlati Ali, M. Bernard Deflesselles, Mme Laurence Dumont, M. Philippe Gomès, M. Meyer Habib, Mme Marine Le Pen, M. Jean-Luc Mélenchon, M. Hugues Renson

Assistaient également à la réunion. - M. Stéphane Baudu, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Josy Poueyto, Mme Laurence Vichnievsky