Compte rendu

Commission d’enquête
sur l’impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables,
sur la transparence des financements
et sur l’acceptabilité sociale
des politiques de transition énergétique

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Jancovici, ingénieur, consultant en énergie  2

 


Jeudi
16 mai 2019

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 30

session ordinaire de 2018-2019

Présidence
de M. Julien Aubert,
Président

 


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La séance est ouverte à seize heures vingt-cinq.

M. le président Julien Aubert. Nous accueillons pour notre deuxième audition de l’après-midi M. Jean-Marc Jancovici.

Monsieur Jancovici, vous êtes expert des sujets d’énergie-climat.

Vous êtes associé fondateur du cabinet Carbone 4, cabinet de conseil spécialisé dans la transition énergétique et l’adaptation au changement climatique. Vous êtes également président-fondateur du groupe de réflexion « The Shift Project », qui réfléchit aux conséquences du changement climatique et de la raréfaction des énergies fossiles. Vous enseignez à Mines ParisTech.

Notre commission d’enquête a notamment pour objet l’impact environnemental des énergies renouvelables. De ce point de vue, une interrogation globale peut porter sur le point de savoir, entre les différents types d’énergies renouvelables, quelle énergie il serait pertinent de privilégier, si l’on retient la décarbonation comme premier objectif de la transition énergétique.

La réponse sera-t-elle la même si l’on donne à la transition énergétique un objectif de réduction, parfois de suppression, du recours à l’énergie nucléaire ? Dans cette hypothèse, le gaz ne deviendrait-il pas, de fait, l’énergie de la transition énergétique ?

Que penser de la politique actuelle menée depuis dix ans, largement fondée sur les énergies électriques éoliennes et photovoltaïques ? Faut-il changer de braquet ? Faut-il qu’il y ait un shift dans la transition énergétique à la française ?

Monsieur Jancovici, nous allons vous écouter pour un exposé liminaire de quinze minutes. Puis les membres de la commission d’enquête vous interrogeront à leur tour avec, d’abord, les questions de notre rapporteure, Mme Meynier-Millefert.

S’agissant d’une commission d’enquête, il me revient, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment.

(M. Jean-Marc Jancovici prête serment.)

M. Jean-Marc Jancovici, ingénieur, consultant en énergie. Monsieur le président, madame et messieurs les députés, afin de tenter de répondre à votre question relative à la décarbonation de l’énergie, je planterai le décor du paysage énergétique en France, en m’appuyant sur la projection d’un PowerPoint.

Le premier diagramme représente la consommation d’énergie finale en France, c’est-à-dire l’énergie payée par le consommateur final. C’est une énergie qui franchit le compteur d’un particulier, d’une industrie, d’une administration ou d’une association et qui alimente une machine. Si cette machine se trouve dans le secteur industriel, elle figure dans la colonne « industrie », si elle sert à transporter, elle figure dans la colonne « transport », si elle est dans un bâtiment de travail ou personnel, elle figure dans la colonne « tertiaire ou résidentiel », et si elle est dans les champs, elle figure dans la colonne « agriculture ». L’échelle est graduée en milliards de kilowattheures, c’est-à-dire en térawattheures.

En pointant l’énergie qui alimente une machine et dont la source primaire est issue des combustibles fossiles, vous constatez que le nucléaire, qui mobilise 95 % de l’espace médiatique sur le sujet, représente une fraction minoritaire de l’énergie finale. Il représente donc, comme le disent certains, 95 % du débat pour très loin de 95 % de la situation de départ. En France, l’essentiel des vecteurs énergétiques qui alimentent une machine est issu des énergies fossiles, comme dans les autres pays de l’OCDE. La grosse différence, c’est que si notre électricité est largement décarbonée, notre énergie finale ne l’est pas beaucoup moins qu’ailleurs.

Un autre diagramme explique pourquoi une large partie de l’argent est consacrée à des modes de production qui ne décarbonent pas le mix français, alors même qu’on parle de transition climatique. Quand on demande aux Français si le nucléaire contribue un peu ou beaucoup aux émissions de gaz à effet de serre, 80 % environ répondent oui. Par conséquent, 80 % de vos électeurs pensent que casser en deux un noyau d’uranium équivaut à oxyder un atome de carbone. C’est sans doute une faillite médiatique. C’est, en tout cas, une source de confusion importante qui peut expliquer, pour beaucoup de gens, que, pour lutter contre le changement climatique, il est logique de réduire la part du nucléaire. Le chiffre a tendance à augmenter et l’opinion est plus développée dans la fraction de population la plus sensible aux questions d’environnement, c’est-à-dire les femmes et les jeunes.

La page suivante montre la part du mix énergétique constituée d’énergie sans carbone, c’est-à-dire l’énergie primaire prélevée dans l’environnement, dans les pays ayant les cinquante ou soixante mix les plus décarbonés de la planète. Le pays qui arrive en tête, l’Islande, est marginal par sa population. Suivent des pays très richement dotés en montagne : la Norvège, la Suède et la Suisse. La France est le premier des pays un peu plats et le premier pays du G20 en termes de décarbonation de son mix actuel. Autrement dit, si nous n’avions pas le nucléaire, nous n’en aurions qu’une faible part. Si nous avions consacré, à l’instar des Allemands, des centaines de milliards d’euros aux éoliennes, nous serions péniblement au niveau de l’Allemagne et de la Belgique, des pays plats et sans possibilité d’alimenter des barrages de montagne. Si on considère la part du décarboné dans le mix, il est discutable que la France est en retard sur l’Allemagne.

Un diagramme décompose en séries historiques les émissions de CO2 au cours des cinquante dernières années. Le maximum historique des émissions domestiques en France est enregistré au moment des chocs pétroliers. Depuis, ces émissions ont tendance à baisser, ce qui suscite une question intéressante, voire un peu douloureuse pour le « métier » que vous faites : comment faire la part des choses entre des évolutions qui ne doivent strictement rien à des décisions politiques et des évolutions redevables à l’intelligence de la législation du pays ?

Ce diagramme montre également que l’essentiel des émissions de CO2 en France provient d’abord du pétrole, puis du gaz, puis du charbon. Si l’on veut s’attaquer à la question climat dans le secteur énergétique, nos problèmes sont, en numéro un, le pétrole, en numéro deux le gaz, et en numéro trois le charbon. Le nucléaire n’apparaît pas sur ce diagramme, pas plus que l’hydroélectricité, si l’on raisonne du point de vue du climat.

Intéressons-nous donc au pétrole, au gaz et au charbon.

Concernant le pétrole utilisé en France, ne prêtez pas attention à la discontinuité entre résidentiel et tertiaire, qui reflète un artefact statistique, une partie de la consommation ayant basculé brutalement d’une catégorie à l’autre. La somme des deux, qui représente les bâtiments, est plus intéressante. Au moment des chocs pétroliers, il y avait beaucoup de pétrole dans les bâtiments avec le chauffage au fioul. Une large partie a disparu ou a été remplacée par du gaz et de l’électricité. Il y avait du pétrole dans les transports et ce segment a énormément augmenté. Il y avait du pétrole dans l’industrie, notamment pour les usages chaleur où, là aussi, il a été pour beaucoup remplacé par du gaz, voire du charbon.

M. Vincent Thiébaut. Qu’en est-il de l’agriculture ?

M. Jean-Marc Jancovici. Aujourd’hui l’agriculture en consomme à peu près autant que le tertiaire, c’est-à-dire les locaux professionnels. Elle n’est pas totalement dépétrolisée et a également une importante dépendance aval au pétrole, puisqu’entre le tiers et la moitié des camions transportent ce qui se mange. On note donc une dépendance massive au pétrole de l’alimentation des villes. Si l’on supprimait le pétrole la nuit prochaine, les deux tiers des Parisiens mourraient de faim. Le pays est donc dépendant du pétrole, notamment pour la survie à court terme, c’est-à-dire l’alimentation, comme dans tous les pays urbanisés de l’OCDE. Si on s’intéresse au CO2, on s’intéresse d’abord au pétrole, et si on s’intéresse d’abord au pétrole, on s’intéresse d’abord aux transports.

Vous constatez également que la quantité de pétrole utilisée en France a commencé à diminuer depuis le début des années 2000. Cela ne doit absolument rien à la politique de la France en matière de climat mais cela doit tout au fait que la mer du Nord a franchi son pic de production en 2000, que le monde a franchi son pic de production sur le conventionnel en 2008 et que la capacité de la France à importer plus de pétrole, quand bien même elle le voudrait, est extrêmement limitée. Même si on se moque du climat, l’avenir du pays s’écrira avec de moins en moins de pétrole. Nous avons été un peu réalimentés, ces dernières années, par le boom des shale oil aux États-Unis, mais cela ne durera pas. Il serait intéressant de créer une commission d’enquête ou une mission d’information pour clarifier les idées sur notre approvisionnement pétrolier futur.

Nous utilisons aussi du gaz, d’abord pour les bâtiments. Plus de 50 % du gaz utilisé en France sont consacrés au chauffage, un gros tiers à l’industrie et 10 % à 15 % à des usages chaleur et électricité, dont environ la moitié pour l’électricité. Si on veut s’intéresser au gaz et au pétrole en France, on doit s’intéresser aux transports et aux bâtiments.

Enfin, nous utilisons du charbon pour la sidérurgie, à raison d’une moitié, pour l’électricité et un peu pour l’industrie, à raison de l’autre moitié. Par conséquent, paradoxalement, avant de s’intéresser aux centrales à charbon, il faudrait s’intéresser aux hauts-fourneaux. Dans l’est de la France, tant qu’à mettre des gens sur le carreau, il conviendrait de se demander s’il vaut mieux fermer Florange ou s’il vaut mieux fermer Fessenheim.

Nous avons maintenant des énergies renouvelables en France, à hauteur de 240 millions de tonnes d’équivalent pétrole pour l’ensemble de la consommation française. Les deux premières en France comme dans le monde sont le bois et l’hydroélectricité. Suivent une multiplicité d’autres parfois en croissance rapide mais qui représentent encore aujourd’hui des valeurs absolues marginales. Dans les moins marginales, on relève le biodiesel, une énergie partiellement renouvelable, puisqu’on y retrouve les intrants fossiles que sont l’énergie de motorisation des tracteurs et le gaz servant à la fabrication des engrais azotés. Si l’on ajoute le changement d’affectation des terres, c’est-à-dire la déforestation au profit de cultures destinées à l’approvisionnement énergétique, le bilan carbone est pire que si on utilisait du pétrole ! Le résultat de l’équation sur les carburants d’origine agricole dépend beaucoup du point de savoir si on a valorisé des terres qui ne servaient à rien ou si on a dû prendre sur des écosystèmes, directement ou indirectement, car si on prend sur les cultures alimentaires, ces dernières peuvent prendre elles-mêmes sur la forêt.

M. le président Julien Aubert. Ce sont les biocarburants de première génération.

M. Jean-Marc Jancovici. Oui, mais même en France, on peut se demander ce qu’on aurait fait de la terre si on n’avait pas fait cela. On aurait pu, par exemple, développer des puits de carbone. La question n’est pas absurde, même pour les biocarburants de première génération.

Le diagramme suivant montre les résultats de l’éolien, qui est bien connu, et ceux des pompes à chaleur, qui sont moins bien connues. Est considérée comme relevant de l’énergie renouvelable la chaleur transférée du sol ou de l’air dans le logement. Une pompe à chaleur est un réfrigérateur inversé, la partie froide étant tournée vers l’extérieur. C’est un système de transfert de calories de part et d’autre d’une paroi, qui offre un bon rendement. Quand on transfère des calories, on utilise moins d’énergie que celle contenue dans les calories transférées. C’est pourquoi cela s’appelle une pompe. Une directive européenne indique même que l’on doit considérer que la part renouvelable de l’énergie des pompes à chaleur est égale à la chaleur transférée moins l’électricité utilisée pour le transfert. Les pompes à chaleur figurent parmi les EnR.

Dans l’ensemble des EnR en France, le solaire est raisonnablement marginal, ce qui ne l’empêche pas de capter pour son développement quasiment la moitié du soutien via les impôts de nos concitoyens. Si l’objectif est la décarbonation, on peut légitimement se demander s’il est pertinent d’y consacrer notre argent en premier.

M. le président Julien Aubert. Le soutien public du solaire est supérieur à celui de l’éolien ?

M. Jean-Marc Jancovici. Oui ! C’est également le cas en Allemagne.

L’introduction de l’éolien et du solaire induit des effets de bord. Vous vous rappelez cette blague de notre jeunesse qui consistait à répondre que cela dépendait du sens du vent. En l’occurrence, le prix de marché de l’électricité dépend vraiment du sens du vent ou, plus exactement, de son intensité.

Un autre graphique, relatif à l’année 2016, réalisé à partir de données disponibles dans l’espace public compilées par un ingénieur danois spécialiste de l’intégration de l’éolien dans le réseau, figure en abscisse la production éolienne en Allemagne pour l’heure considérée, soit 8 760 heures sur l’année, et en ordonnée, le prix de marché de l’électricité au même moment. Il montre, sans erreur d’interprétation possible, que plus la production éolienne horaire est élevée et plus le prix de marché, au même moment, est faible. La puissance installée en Allemagne est d’environ 50 GWh et, quand le facteur de charge dépasse 20 %, on voit apparaître des prix négatifs. Il y a une heure où il a atteint – 130 euros. Cela signifie qu’il est moins coûteux pour le système de payer le consommateur pour utiliser de l’électricité dont il n’a pas besoin que de débrancher et rebrancher le système.

M. le président Julien Aubert. C’est 20 % de quoi ?

M. Jean-Marc Jancovici. De la puissance installée. Avec 50 GWh de capacité installée, si la puissance effective du parc dépasse 10 GWh, des prix négatifs apparaissent en effet de bord.

Le calcul des rapports puissance éolienne horaire/prix de marché dans les autres pays qui ont de l’éolien donne exactement le même résultat.

Cela signifie que lorsqu’il y a beaucoup de vent, donc beaucoup de production éolienne, les prix de marché sont bas. Cet effet a été émis en évidence dans un article publié récemment par deux économistes qui observent que cet effet n’est pas pris en compte dans les modèles 100 % EnR. Lorsqu’il y a beaucoup de vent, les producteurs vendent leur électricité en dessous du prix moyen du marché. Si le marché s’effondre, quand il y a beaucoup de vent, le prix moyen annuel du marché est supérieur au prix moyen annuel quand il y a du vent, en sorte que l’on ne peut supposer que les producteurs vendent au prix moyen de marché sur l’année. Pour que le système fonctionne bien, il faudrait qu’ils vendent leur production au prix moyen de marché, quand il y a du vent. Même si le prix de revient d’un mégawattheure éolien en Allemagne est de 40 ou 50 euros, dès que la puissance injectée dépasse les 15 GW, le prix ne dépasse jamais 50 euros, et les producteurs perdent de l’argent.

Dès lors, il n’est pas du tout sûr que dans le marché tel qu’il est organisé aujourd’hui, on puisse se passer de subventions, même si la part de l’éolien dans le parc installé devenait très significative. Plus elle sera significative, plus l’effet yoyo se fera sentir, sous l’effet d’un marché qui déprime quand il y a du vent. Autrement dit, on est loin d’être sûr de pouvoir arrêter les subventions quand il y aura beaucoup d’éolien. Il n’y aura pas de foisonnement, ou plutôt, pas suffisamment.

M. le président Julien Aubert. Cela veut dire que plus on fait de l’éolien et plus on a besoin de subvention.

M. Jean-Marc Jancovici. Plus il y aura d’épisodes de production d’électricité supérieure à ce que le marché peut absorber et plus les prix seront bas.

M. le président Julien Aubert. Cela veut dire que le prix de revient de 60 euros le mégawattheure mentionné est le prix moyen de rentabilité mais pas le prix correspondant à la période où il y a du vent.

M. Jean-Marc Jancovici. Tout à fait.

Cet effet résulte aussi du fait qu’on ne demande pas aux producteurs de rendre leurs kilowattheures pilotables. On leur propose de fournir du kilowattheure quand le vent souffle, alors qu’on demande aux centrales classiques de fournir du kilowattheure quand on a besoin d’allumer la lumière. Jusqu’à présent, le réseau s’est développé avec des sources pilotables : le train de 8 heures part à 8 heures et pas quand il y a du vent ; la commission se réunit à 16 h 15 et pas quand il y a du vent ; vos enfants font leurs devoirs en hiver quand ils ont leurs devoirs à faire, et pas quand il y a du vent ; votre réfrigérateur fonctionne pleinement au mois d’août, et pas quand il y a du vent ; vous faites votre lessive le week-end et pas quand il y a du vent. C’est ainsi qu’a été conçu le système électrique. Un peu d’effacement est possible, mais pas tant que cela et une partie résulte du déclenchement de groupes électrogènes par des industriels.

Si vous voulez remplacer une source pilotable par de l’éolien ou du solaire en conservant la même organisation du système, sans mettre plus de coût à la charge des consommateurs d’électricité ou de ceux qui font fonctionner le réseau, c’est-à-dire, sans demander au consommateur d’investir dans des batteries et au réseau d’investir dans des moyens de stockage, vous devez, soit demander aux fournisseurs d’électricité non pilotable de prendre en charge des moyens de stockage pour rendre l’électricité de nouveau pilotable, mais dans ces conditions, il est évident qu’on ne peut produire à 60 euros le mégawattheure mais trois à six fois plus cher, soit vous gardez vos capacités pilotages en back-up, exactement comme cela s’est produit en Allemagne. Mon pari, c’est que si on développe l’éolien et le solaire en France, on ne baissera pas significativement la puissance nucléaire ; on baissera le facteur de charge mais pas la puissance installée. Il convient de comparer le coût complet de l’éolien et du solaire au coût du combustible évité dans le moyen pilotable dont vous ne vous servez pas quand il y a du vent ou du soleil.

En résumé, vous gardez le moyen pilotable dont vous avez besoin pour que le train de 8 heures parte à 8 heures le jour où il n’y a ni vent ni soleil et vous ne vous en servez pas quand il y en a. Vous économisez ainsi la part variable de production. Dans une centrale à gaz, celle-ci représente 60 % du coût du kilowattheure, et il faut acheter le gaz entre 40 et 60 euros. Dans une centrale à charbon, c’est beaucoup plus bas et, dans une centrale nucléaire, le montant du combustible économisé est d’environ un euro le mégawattheure, soit à peu près rien. Les arrêts de tranche ne modifient pas la programmation. Vous enfournez un peu moins d’uranium au début mais l’effet est minime. Si vous arrêtez les centrales nucléaires quand il y a du vent et du soleil, pour que le vent et le soleil deviennent compétitifs en France, leur coût de production doit être inférieur à quelques euros le mégawattheure. Là où il n’y a que du gaz, c’est à 50 euros, là où il y a du charbon, à 20 euros ; là où il y a du nucléaire ou des barrages, c’est à « zéro plus », c’est-à-dire jamais.

Quand la presse répète que le coût de l’éolien est inférieur au coût du nouveau nucléaire, elle compare des choux et des carottes, c’est-à-dire une source pilotable et une source non pilotable. L’électricité étant un électron en mouvement, elle ne se stocke pas en tant que telle, sauf dans les supraconducteurs. Il faut la transformer pour la « stocker ». Il faut la transformer en eau remontée en altitude, dans des barrages réversibles, ou en composés chimiques, dans les batteries. Dans un réseau, la production et la consommation s’équilibrent à tout instant et la fréquence est stable. Des modes de production non pilotables ne peuvent être comparés qu’avec des combustibles économisés tout en ayant gardé des moyens pilotables. On ne peut donc considérer que la part variable économisée. C’est la raison pour laquelle, quand on ajoute au système à coûts fixes qu’est le nucléaire, que l’on devra garder, un autre système à coûts fixes comme l’éolien ou le solaire, la facture globale augmente à mesure de la quantité d’éolien et de solaire ajoutée dans le système, car il n’y a pas substitution mais superposition.

M. le président Julien Aubert. Donc, quand on parle de complémentarité…

M. Jean-Marc Jancovici. Ce n’est pas une complémentarité mais une superposition. J’y reviendrai.

Un autre graphique montre la production éolienne et solaire en Allemagne. Plus la production horaire éolienne et solaire est importante et plus le prix de marché est bas. D’ailleurs, Alpig l’a appris à ses dépens en Suisse.

Le graphique suivant montre la production éolienne heure par heure et les exportations allemandes heure par heure. Plus la production éolienne est élevée et plus les exportations horaires sont élevées. Autrement dit, quand le vent souffle, l’Allemagne exporte de manière fatale. Or je montrerai ensuite qu’il n’y a pas de foisonnement au sens où on l’entend habituellement. Quand il y a une dépression en Europe, il y a du vent chez tout le monde et quand il y a un anticyclone, il n’y a de vent chez personne.

On le voit sur le graphique suivant montrant, heure par heure, le facteur de charge du parc éolien allemand, c’est-à-dire la puissance réelle par rapport à la puissance installée, et, pour la même heure, le facteur de charge du parc éolien français. On constate que lorsqu’il y a peu de vent en Allemagne, lorsque la puissance réelle représente une faible fraction de la puissance installée, il n’y a pas non plus beaucoup de vent en France. Je doute qu’on puisse compter sur le vent des voisins quand on n’en a pas chez nous. Que ceux qui disent que c’est possible misent leur propre argent sur ce pari !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il devrait y avoir deux couleurs de points, une pour l’Allemagne et une pour la France. Je comprends mal le graphique.

M. Jean-Marc Jancovici. Il y a 8 760 heures dans l’année. Chaque point représente une heure. J’ai considéré la puissance réelle du parc français en pourcentage de la puissance installée et au même moment, la puissance réelle du parc allemand en pourcentage de la puissance installée. S’il existait un effet « quand il n’y a pas de vent chez nous, il y en a chez les voisins », les deux seraient à peu près équilibrés. Ce serait un vrai foisonnement. Il y aurait toujours du vent quelque part, pas au même endroit, et l’espace entre les deux serait entièrement occupé. On pourrait alors bâtir les interconnexions qui conviennent et l’ensemble du parc franco-allemand serait garanti. Mais le graphique montre qu’au moment où il n’y a pas de vent chez les uns, il n’y a pas de vent non plus chez les autres.

M. le président Julien Aubert. Je me ferai l’avocat du diable. Vous le faites uniquement pour la France et l’Allemagne ?

M. Jean-Marc Jancovici. Je l’ai fait aussi pour la France et l’Espagne, pour l’Espagne et l’Allemagne.

M. le président Julien Aubert. Toujours en bilatéral ? Pourquoi ne pas le faire sur une dizaine de pays en même temps ?

M. Jean-Marc Jancovici. Je l’ai fait aussi. Je n’ai pas apporté la courbe, je pourrai vous l’envoyer. Cela donne le même résultat. La production de l’ensemble des éoliennes européennes peut descendre à moins de 5 % de la puissance installée en Europe.

M. le président Julien Aubert. Nous aurions besoin de ce graphique si nous devons critiquer le foisonnement.

M. Jean-Marc Jancovici. Je vous l’enverrai.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Avez-vous fait de même avec éolien et solaire pour savoir s’il y a foisonnement entre les deux types d’énergie ?

M. Jean-Marc Jancovici. Il y a un peu de foisonnement entre éolien et solaire, parce qu’il y a plutôt plus d’éolien l’hiver et plutôt plus de solaire l’été, mais on retrouve tout de même cette tendance lourde. Il va de même pour le solaire : il est minuit partout en Europe à peu près au même moment, et la production solaire arrive chez tout le monde à peu près même moment.

Un autre graphique concerne la France et l’Espagne, la France et le Royaume-Uni, et les régimes les plus décorrélés en Europe, ceux de l’Espagne et de l’Allemagne. En outre, pour profiter pleinement du foisonnement en Europe, il faudrait tirer quelques gigawatts de lignes d’interconnexion entre l’Espagne et la Finlande. Je rappelle que depuis que la France s’est engagée dans la neutralité, nous avons quarante ou cinquante ans, disent les textes officiels, pour réduire à zéro les gaz à effet de serre. En s’y prenant bien, c’est le temps qu’il faut pour construire 10 % des capacités d’interconnexion nécessaires et 10 % des éoliennes nécessaires pour approcher de la consommation électrique actuelle avec juste ce genre de moyen.

Je conclurai par une petite règle de trois pour donner un ordre de grandeur des différences d’investissement entre un système 100 % nucléaire et un système 100 % éolien. D’aucuns me font remarquer qu’en France, les barrages concourent à la flexibilité, ce qui est vrai, mais on sait aussi, avec le nucléaire, faire du suivi de charge. On sait réduire la puissance d’un réacteur de 80 % en trente minutes. Ce n’est pas vrai dans toutes les centrales dans le monde, mais le nucléaire français sait faire de la variation de charge au même rythme qu’une centrale à gaz.

M. le président Julien Aubert. Cela ne dégrade pas sa rentabilité ?

M. Jean-Marc Jancovici. Cela dégrade un peu sa rentabilité, parce que le facteur de charge moyen diminue.

M. le président Julien Aubert. Cela a-t-il un effet sur la vétusté du matériel ?

M. Jean-Marc Jancovici. Cela accélère aussi un peu la vétusté du matériel et oblige à remplacer des éléments un peu plus souvent. Il n’empêche que, s’agissant d’une énergie pilotable, le nucléaire, même un peu plus cher à cause du suivi de charge, reste moins cher que l’éolien et le solaire, pour lesquels il faut prévoir du stockage.

Le facteur de charge d’un système nucléaire qui fait du suivi saisonnier est de 70 à 80 %, contre environ 20 % pour l’éolien terrestre et 25 % pour l’offshore, mais celui-ci est beaucoup plus cher. Par conséquent, à consommation finale identique, on doit investir dans trois fois plus de puissance avec de l’éolien qu’avec du nucléaire, puisque la puissance moyenne du dispositif est trois fois plus faible. De plus, la durée de vie des éoliennes est de vingt à trente ans et celle du nucléaire de soixante ans, soit un facteur de deux à trois. Aux États-Unis, toutes les centrales ont été autorisées pour soixante ans et certains exploitants commencent à demander des autorisations pour quatre-vingt. Cela signifie qu’il faut renouveler les investissements au bout de trente ans. Il n’y a pas d’adaptation au réseau à prévoir en restant en nucléaire, alors l’installation d’éoliennes partout nécessiterait des raccordements partout. Leur coût n’est pas proportionnel à la puissance installée, il croît plus vite. Le réseau existant est fait de tuyaux à forte capacité, mais passer au tout éolien signifierait de passer d’une puissance installée de 100 GW à 400 ou 500 GW, et le réseau n’est pas dimensionné pour cela. « Upgrader » le réseau engendrerait des coûts, chiffrables à 50 %.

À cela s’ajoute le stockage. J’ai retenu l’hypothèse de pomper l’eau du lac Léman pour noyer des vallées alpines et créer de grands barrages réversibles, car elle est la moins coûteuse. Le coût du stockage par batterie coûterait dix fois plus cher.

M. le président Julien Aubert. À quoi correspondent les 10 % pour le nucléaire ?

M. Jean-Marc Jancovici. Même un système 100 % nucléaire nécessite un minimum de stockage, en raison des variations de charge. En éolien, il faudra stocker, en moyenne annuelle, 50 % de la production, soit un kilowattheure sur deux, ce qui a deux conséquences. Le stockage fait perdre 30 % à 40 % de ce qui a été stocké. Il faut faire transiter l’électricité dans le réseau de l’éolienne à la station de pompage, avec une perte de 5 %, puis pomper l’eau de bas en haut, au prix d’une perte de 20 % à 25 %, puis  la turbiner dans l’autre sens, au prix d’une perte de 10 %, avant de la transporter dans l’autre sens dans le réseau. Par rapport à une centrale pilotable, si vous avez besoin de stocker l’électricité, vous perdez 30 à 40 % au passage, ce qui signifie qu’il faut surdimensionner le parc de 30 à 40 % pour la partie à stocker. Il faut ajouter les éoliennes qui ne servent qu’à produire l’électricité qui est perdue pendant le stockage.

Vous devez aussi construire les stations de pompage. Pour construire ses barrages réversibles, il faut négocier avec la Suisse pour pomper l’eau du lac Léman et avec les riverains pour noyer des vallées. Quand on voit ce qu’a donné le projet de barrage de Sivens ! Et je n’ai même pas mis le coût des compagnies de CRS.

En revanche, la puissance installée en éolien est moins coûteuse : 1 000 à 1 500 euros le kilowatt installé, alors que le nucléaire, trop cher aujourd’hui, coûte 6 000 euros, mais deux séries optimisées coûteront 3 000 euros. Le facteur de gain est de 2 à 4 en faveur de l’éolien. Il n’empêche que si vous faites la somme des facteurs multiplicatifs et diviseurs de part et d’autre, dans le meilleur des cas, un système éolien plus le stockage demandent cinq fois plus d’investissement qu’un système nucléaire, et dans le pire des cas, trente fois plus d’investissements. Là où la reconstruction à neuf du système nucléaire français, même avec un nucléaire cher, coûte 250 milliards d’euros, dans le meilleur des cas, un système éolien plus stockage en coûte 1 500 milliards d’euros, et dans le pire des, 10 000 milliards d’euros. Je ne suis pas sûr qu’on ait cet argent.

M. Vincent Thiébaut. Pourquoi ne parlez-vous que de l’éolien ?

M. Jean-Marc Jancovici. En appliquant la même règle de trois avec le solaire, j’aboutis à un résultat encore un peu plus défavorable, avec un facteur multiplicatif de 10 à 40.

Cela signifie que, contrairement à une idée répandue, dans l’électricité, le nucléaire est une solution du pauvre et pas une solution du riche. On accrédite l’idée que le nucléaire est une solution du riche parce qu’on ne fait que comparer des choux et des carottes, c’est-à-dire une électricité pilotable et une électricité non pilotable. Mais si on met sur un pied d’égalité les services rendus, on comprend que l’éolien et le solaire requièrent considérablement plus d’investissements pour la même quantité d’électricité produite que le nucléaire. Est-ce qu’on a tout cet argent ?

M. Vincent Thiébaut. Avez-vous évalué le coût environnemental ?

M. Jean-Marc Jancovici. Le coût environnemental ne s’évalue pas en euro mais nuisance par nuisance. J’y reviendrai.

Je finirai par l’exemple de l’Allemagne. Un graphique montre l’évolution des capacités installées en éolien et en solaire en Allemagne. Ils sont passés de pas grand-chose dans les années 2000 à plus de 100 gigawatts. Si le raisonnement tenu en France selon lequel cela chasserait du nucléaire et des capacités pilotables est avéré, on devrait voir les capacités pilotables allemandes diminuer sur la même période. Les Allemands devraient avoir aujourd’hui, en combiné, moins de charbon, de nucléaire et de gaz et d’hydroélectricité qu’en 2002. Or ils en ont la même quantité. Ils ont moins de nucléaire et plus de gaz. Ils n’ont pas réduit leur consommation électrique. Les moyens pilotables – pétrole, charbon, gaz, hydroélectricité – avaient produit quasiment 500 térawattheures d’électricité en 2003 et ils en ont produit moins de 400 en 2019. Les Allemands ont gardé leurs centrales pilotables, un peu changé la nature du parc – un peu moins de nucléaire, un peu plus de gaz – et ils les font moins tourner, puisque le facteur de charge a baissé de plus de 20 %. Et comme les lois de Kirchhoff de conservation de l’énergie s’appliquent pareillement en France, je suis prêt à parier que si en France, on développe l’éolien et le solaire, on ne supprimera pas les capacités nucléaires, on s’en servira moins. Ce faisant, on cumulera d’un seul coup tous les inconvénients, puisqu’on dépensera de l’argent dans des énergies renouvelables sans effet sur les émissions de gaz à effet de serre du pays. On augmentera les importations, car en passant d’un mégawattheure nucléaire à un mégawattheure solaire ou éolien, on passe d’un à vingt ou trente euros d’importation par mégawattheure, ce qui crée de l’emploi dans la filière mais en détruit globalement, et on augmentera le risque nucléaire, puisqu’on devra garder un parc qui gagnera moins d’argent si le prix du mégawattheure reste le même, puisqu’on s’en servira moins. Comme le système nucléaire est à coût fixe, en gardant un système à coût fixe auquel on donne moins d’argent, la probabilité que les risques soient mieux gérés n’est pas très élevée.

Par conséquent, à mon sens, développer en France les énergies renouvelables électriques ne présente pas le moindre intérêt sur aucun plan. Les seules bonnes énergies renouvelables dont on doit s’occuper en France, ce sont les énergies renouvelables chaleur. Les énergies renouvelables électriques n’ont strictement aucun intérêt, sauf pour les antinucléaires. C’est la raison historique pour laquelle on s’y est attaqué. Au moment du Grenelle Environnement, Nicolas Sarkozy ayant dit qu’on ne toucherait pas au nucléaire, les antinucléaires ont menacé de revenir par la fenêtre, on a accepté de parler tout de même d’énergies renouvelables. On a ainsi décidé de développer l’éolien et le solaire, c’est-à-dire les énergies concurrentes du nucléaire, auxquelles on a consacré des milliards d’euros. À l’époque, cette structuration n’a pas été décidée pour une raison d’ordre climatique mais sous l’influence des antinucléaires.

Je finirai sur un petit quizz. Sur ce graphique, une courbe traduit la quantité de CO2 émise par quantité d’énergie primaire, soit la totalité du mix énergétique en Allemagne. Comme je suis taquin, j’ai masqué l’abscisse et les années. Dites-moi de quand date le début des 22 % d’émissions de CO2. Eh bien, cela date du début de la flèche et c’est invisible sur la tendance. Autrement dit, ce que les Allemands ont fait ne change pas la tendance de la décarbonation de leur mix énergétique primaire, qui était déjà à l’œuvre, lentement mais déjà à l’œuvre. Cette blague leur a déjà coûté – ils s’en moquent puisqu’ils ont un solde exportateur de 10 % sur le PIB – quelques centaines de milliards d’euros investis. Ils n’ont pas fini de les payer mais c’est la valeur à neuf de ce qu’ils ont installé. Pour la même quantité d’argent en euro 2017, et même pour moitié moins si l’on fait l’impasse sur la reconstruction à neuf, vous mesurez l’effet discernable du programme nucléaire sur le contenu carbone du mix énergétique français.

M. le président Julien Aubert. L’investissement de 300 milliards d’euros mentionné dans le graphique représente-t-il le coût du parc ?

M. Jean-Marc Jancovici. Non, le coût historique est de 120 milliards d’euros. J’ai indiqué le coût de reconstruction à neuf. J’ai voulu comparer des éléments comparables. J’ai regardé ce que les Allemands avaient investi depuis le début des années 2000 et j’ai considéré que si nous avions dû réaliser le parc nucléaire depuis le début des années 2000, comme on a rajouté des règles de sûreté dans tous les sens, cela nous coûterait plutôt 250 milliards d’euros.

M. le président Julien Aubert. J’avais vu le chiffre de 75 milliards d’euros publié par la Cour des comptes.

M. Jean-Marc Jancovici. J’ai vu d’autres chiffres autour de 120 milliards d’euros, mais 100 milliards d’euros, c’est l’ordre de grandeur, et ce ne sont pas les 1 500 à 10 000 dont j’ai parlé tout à l’heure.

Le coût historique du parc nucléaire français est de 100 milliards d’euros et j’estime le coût de reconstruction à neuf avec les normes d’aujourd’hui, le coût de l’EPR aujourd’hui, même bien fait en série, entre 200 et 300 milliards d’euros.

Ce graphique porte sur l’exemple espagnol. En même temps que les Espagnols construisaient, depuis 1990, 25 gigawattheures d’éolien, ils ont construit 25 gigawattheures de centrales à gaz. Comme ils ne pouvaient pas compter sur l’éolien comme puissance pilotable, ils ont construit dans le même temps l’éolien et le back-up pilotable. Ils auraient construit à la place 25 gigawattheures de nucléaire, ils auraient sans doute aujourd’hui moins d’éolien mais aussi moins d’émissions de CO2 et moins d’importations de gaz.

L’analyse de la situation de l’Allemagne et de l’Espagne me conduisent à conclure clairement qu’augmenter les énergies non pilotables dans un réseau électrique ne permet pas de baisser significativement la capacité pilotable.

M. le président Julien Aubert. Vous avez grandement dépassé le temps qui vous était imparti, mais la responsabilité m’en incombe car j’ai trouvé la présentation pertinente.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Monsieur Jancovici, le sujet, ce sont donc les transports et les bâtiments.

M. Jean-Marc Jancovici. Si l’on veut décarboner, c’est très exactement de cela dont on doit s’occuper. 

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Dans les bâtiments, c’est principalement la chaleur qui est carbonée et, dans les transports, à peu près tout. Quelles solutions proposez-vous pour les bâtiments et pour le transport en vue de la décarbonation ? Pour les bâtiments, j’ai quelques idées sur les réseaux de chaleur renouvelable. Votre slide sur la part des EnR en France mettait tout en bas le solaire thermique. Or celui-ci présente l’avantage de remplacer une énergie carbonée par une énergie totalement décarbonée et à un coût assez peu élevé.

M. Jean-Marc Jancovici. Le solaire thermique pose une question de convention comptable. On a coutume d’y mettre les chauffe-eaux solaires et les systèmes de chauffage intégralement solaires, mais on pourrait y intégrer les vérandas et les baies vitrées orientées au sud. Si vous créez des ouvertures dans un logement existant pour profiter de la chaleur l’hiver en ajoutant un auvent pour ne pas être accablé par la chaleur l’été, vous faites appel à du solaire thermique sans entrer dans les statistiques. Les statistiques sur le solaire thermique sont trompeuses.

Le solaire thermique reste assez coûteux. Quand on regarde le prix du gaz, l’énergie carbonée concurrente, il faut avoir la foi pour installer un chauffe-eau solaire. Ce n’est pas le cas en Guadeloupe, en Nouvelle-Calédonie et dans les outre-mer en général, où vous avez intérêt à installer un chauffe-eau solaire.

Pour le bâtiment, je répondrai en ingénieur puis en législateur. En ingénieur, je dirai qu’il faut s’attaquer au parc existant et non durcir les réglementations pour le neuf. On construit chaque année l’équivalent de 1 % du parc de logements existant, mais ce n’est pas du renouvellement, c’est de l’accroissement. Le renouvellement réel, les bâtiments ou maisons détruits pour les remplacer par du neuf sont inférieurs à 1 %. On ne peut donc pas compter sur le renouvellement de l’existant par du neuf pour lequel on imposerait des normes de performances dures. Il faut donc s’attaquer directement à l’existant et sortir du chauffage le gaz et le fioul.

On peut le faire en maintenant du gaz et du fioul et en réduisant la consommation par l’isolation ou le remplacement de l’appareil de chauffage. Or personne ne change sa chaudière avant qu’elle soit vieille ou cassée. Certains remplacent la chaudière lors de l’achat de leur logement. Mais personne ne se lève le lundi matin en disant qu’il va changer sa chaudière.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Y compris quand le prix du fioul s’envole et quand la facture devient très lourde ?

M. Jean-Marc Jancovici. Soit ils habitent la campagne et se chauffent au bois, soit ils branchent un petit radiateur soufflant, soit ils se « pèlent ». Ils mettent un pull, ou deux ou trois. Une bonne partie des précaires énergétiques du pays se chauffe d’ailleurs au fioul.

Ma réponse de législateur, c’est que la rentabilité intrinsèque des économies d’énergie dans le bâtiment est à horizon de temps beaucoup trop long pour que les gens agissent pour des raisons strictement économiques. Ils ne le font que s’ils y sont obligés. Le législateur doit donc dire au propriétaire : vous devrez, dans les trente ans qui viennent, isoler votre toit. À ceux qui ont une chaudière à fioul, il doit dire : dans les trois ans qui viennent, il sera interdit de remplacer la chaudière à fioul par une chaudière à fioul. Elle peut être remplacée par une pompe à chaleur accessible n’importe où. On passe ainsi de l’énergie fossile à l’énergie renouvelable, et du renouvelable de proximité, alors que l’énergie éolienne n’est pas plus locale que celle issue du barrage de Serre-Ponçon, puisqu’elle entre dans le réseau et alimente tout le réseau. Si l’éolien était local, les Allemands n’auraient pas besoin de tirer des lignes électriques, alors que la pompe à chaleur est vraiment locale. Si je suis raccordé au gaz, je peux la remplacer transitoirement par un chauffage à gaz. C’est déjà mieux que le chauffage au fioul mais mieux vaudrait la remplacer par une pompe à chaleur.

Je vais maintenant vous proposer un petit calcul. Vous savez que la France a décidé de se lancer dans l’éolien offshore. Quelque 25 milliards d’euros d’argent public – vos impôts, les miens et ceux de ceux qui nous regardent – vont financer ce dispositif qui a encore moins d’intérêt que l’éolien terrestre. S’il est quelque chose qu’il faut arrêter tout de suite, c’est bien cela. Avec ces 25 milliards d’euros, on pourrait offrir 6 000 euros de prime de conversion à la pompe à chaleur aux 4 millions de ménages français qui sont chauffés au fioul, qui sont souvent des ruraux souvent précaires et souvent des gilets jaunes. Ce serait une subvention aux énergies renouvelables pour laquelle je voterais des deux mains. Je veux bien qu’on augmente mon taux d’imposition pour financer cela, mais pas qu’on me prélève un centime pour payer l’éolien offshore, qui est un truc de Shadoks.

On peut aussi le remplacer par de l’isolation. Comme la rentabilité économique n’est pas évidente, il faut l’imposer. On pourrait proposer quelques dispositifs d’obligation très simples. Par exemple, pour tous les ravalements de bâtiments qui n’ont pas de caractère architectural, on pourrait rendre obligatoire l’isolation par l’extérieur, car le coût principal d’un ravalement c’est l’échafaudage. L’isolant représente 10 % du coût de l’opération, ce qui est très rentable au regard des économies d’énergie générées. Pour les collèges en béton conçus dans les années 1970, il faudrait rendre obligatoire l’isolation par l’extérieur à l’occasion du ravalement.

Dans le bâtiment, il faut donc décarboner l’appareil de chauffage et inclure l’isolation dans des opérations que les gens devront faire de toute façon. Durcir les obligations sur le neuf n’a strictement aucun intérêt.

En ce qui concerne les transports il convient de distinguer la mobilité du quotidien et la mobilité longue distance. La mobilité longue distance est essentiellement une mobilité de loisirs, de l’ordre du « luxe », alors que la mobilité du quotidien concerne des actions essentielles, comme se rendre au travail, emmener les enfants à l’école, faire les courses. Ces deux mobilités se traitent très différemment. Si l’on peut substituer une partie de la mobilité locale par du vélo, c’est inimaginable pour de la mobilité longue distance.

Pour la courte distance, les marges de manœuvre peuvent être de rester dans le pétrole en mutualisant les transports en commun, notamment les bus, ou rester dans le collectif mais faire du collectif lourd, comme le ferré. Mais le ferré est souvent long et non rentable. Le collectif léger, c’est-à-dire le bus, est souvent la réponse pertinente. Le covoiturage est toujours du collectif au pétrole mais aussi changement de chaîne de traction par le passage à l’électricité. Si on fait le calcul, on s’aperçoit qu’il vaut beaucoup mieux, dans un premier temps, investir dans les transports en commun légers au frais de la collectivité, c’est-à-dire les bus, le covoiturage et dans une mesure réglementaire relative à la consommation des voitures, et dans un deuxième temps seulement, électrifier tout cela. On aura ainsi besoin de moins d’électricité et surtout de moins de puissance appelée. Le problème posé par l’électrification totale du parc, c’est moins le volume total d’électricité consommé dans l’année que les appels de puissance engendrés par les pics de charge, c’est-à-dire, par exemple, la veille 1er août pour partir en vacances.

M. le président Julien Aubert. Vous évoquiez le transport de courte distance…

M. Jean-Marc Jancovici. C’était une incidente pour dire que si on électrifie toutes les voitures, les gens voudront aussi s’en servir pour la longue distance. Or si on électrifie le parc automobile aux conditions actuelles de puissance, on risque de se heurter à l’impossibilité physique de recharger à certains moments dans l’année.

S’agissant de la courte distance, un dernier point essentiel est l’accélération du rythme de baisse de la consommation des véhicules neufs vendus sur le marché. Un outil européen dit presque la même chose au sujet des émissions de CO2 des voitures. Le CO2 qui sort d’une voiture n’est rien d’autre que le pétrole qui y entre. Plus on durcit les émissions de CO2 en conditions réelle, plus on réduit, de fait, la consommation de pétrole de la voiture. En 2030, plus une voiture vendue ne devrait dépasser la consommation réelle de deux litres aux cent kilomètres. Si cela conduit les gens qui avaient des Espace et des modèles plus gros à ne plus en avoir, tant pis ! Il restera des voitures pour la mobilité du quotidien, dans lesquelles on n’a pas besoin de faire entrer tous les enfants, la grand-mère et le chien.

M. le président Julien Aubert. Votre recommandation n’est pas très favorable à une politique nataliste !

M. Jean-Marc Jancovici. On ne saurait tenir dans une « boîte finie » une population en expansion indéfinie. Nous devons avoir un débat difficile, douloureux, sensible en vue de déterminer s’il est pertinent, dans le monde fini qui est le nôtre, de continuer à avoir une politique nataliste. Ma réponse est « non ».

Concernant la mobilité longue distance, vous devez raccourcir les distances. Vous pouvez toujours partir en vacances en allant un peu moins loin ou mixer les moyens de déplacement. Si vous achetez un petit véhicule pour la mobilité du quotidien et que vous avez beaucoup de gens à déplacer pour les vacances, vous pouvez acheter trois places de train pour le départ. Cela vous reviendra de toute façon beaucoup moins cher que d’acheter un gros véhicule qui est vide l’essentiel de l’année. Si les gens étaient rationnels dans leurs achats de voiture, ils achèteraient une toute petite voiture et, lorsqu’ils auraient besoin de se déplacer à cinq, feraient voyager trois personnes par le train.

Pour la longue distance, les solutions passent par le remplacement de l’avion par le train et par le raccourcissement des distances.

Concernant le mix énergétique, je suis favorable à tout ce qui permet de remplacer du pétrole et du gaz par de l’électricité nucléaire. Je suis donc favorable au remplacement du chauffage au fioul et au gaz par des pompes à chaleur. Remplacer des véhicules thermiques par des véhicules électriques quand l’électricité est issue d’une production à bas carbone et qu’il en est de même pour la batterie, je l’approuve. Pour le chauffage, on peut utiliser avec parcimonie l’énergie renouvelable qu’est la biomasse. Le chauffage au bois reste donc pertinent. Les biocarburants entrent en conflit avec les surfaces agricoles. Si, dans le même temps, on veut rendre l’agriculture française un peu plus extensive pour utiliser moins d’intrants, de produits phytosanitaires, moins d’engrais, à iso-production, on a besoin de plus de surface. Il y a là un sujet de réflexion si on veut à la fois désintensifier l’agriculture et prévoir plus de surface pour des cultures énergétiques.

Le biogaz est une énergie renouvelable intéressante. Son usage premier ne devrait évidemment pas être la production d’électricité, ce qui concurrencerait l’énergie nucléaire et ne présenterait, comme l’éolien et le solaire, aucun intérêt, mais de servir de carburant pour les engins agricoles. Les premiers intéressés à s’abstraire du pétrole sont ceux qui participent à la chaîne alimentaire. C’est pourquoi je considère que le machinisme agricole devrait être le premier bénéficiaire du biogaz. Les fabricants savent faire des gros moteurs à gaz, qui sont les mêmes que les moteurs de bus. S’il en reste, on peut produire un peu de gaz de réseau pour faire la cuisine, mais faire de l’électricité au biogaz n’a pas de sens pour moi. Il vaut bien mieux utiliser du nucléaire. Faire du biogaz pour se chauffer a peu de sens, il vaut beaucoup mieux passer à la pompe à chaleur.

En résumé, les énergies renouvelables qui sont, à mon sens, vraiment pertinentes sont la pompe à chaleur et, de manière raisonnée, la biomasse, plus, dans les bâtiments, le solaire thermique, c’est-à-dire les ouvertures au sud, les vérandas.

M. le président Julien Aubert. Pas l’hydrogène ?

M. Jean-Marc Jancovici. L’hydrogène n’est pas une énergie primaire. On n’en trouve pas dans la nature, c’est un vecteur comme l’électricité. L’hydrogène n’est qu’un moyen de conversion et de stockage d’une autre énergie. Nous savons en faire de grandes quantités parce qu’il en existe deux grandes utilisations industrielles, dont la désulfuration des carburants. Dans toutes les raffineries des pays occidentaux, il y a des unités de production d’hydrogène mises en place par Air liquide ou par ses concurrents. Mais c’est de la production d’hydrogène fossile. C’est de l’hydrogène qu’on va chercher dans du méthane, c’est-à-dire dans du gaz naturel. La formule chimique du méthane est CH4, soit un atome de carbone et quatre atomes d’hydrogène. On joue au Lego à l’envers pour récupérer, d’un côté, le carbone sous forme oxydée de CO2 qui part dans l’atmosphère, et, de l’autre côté, de l’hydrogène. On le fait par chauffage réalisé avec une autre partie du gaz naturel. Cela émet plein de CO2. La deuxième source de production d’hydrogène importante dans les pays occidentaux est la chimie de l’ammoniaque. On prend de l’hydrogène, on l’associe avec l’azote de l’air pour faire de l’ammoniaque, à la base de la chimie des engrais.

On sait très bien faire de l’hydrogène en grande quantité avec du gaz mais au prix de l’envoi de beaucoup de CO2. Si on veut se servir de l’hydrogène comme vecteur, il faudrait le faire avec des énergies sans carbone, c’est-à-dire essentiellement des énergies électriques. Pour être intéressant, l’hydrogène doit être plus intéressant que la chaîne électricité. Au début de l’histoire de l’hydrogène, il y a l’électricité. Certains disent qu’en installant plein d’éoliennes, on pourra électrolyser de l’eau quand il y aura du vent, ce qui produira de l’hydrogène qu’on transportera et utilisera. C’est physiquement possible mais cela reste beaucoup moins intéressant que des centrales nucléaires pilotables. Dès lors, on n’a besoin ni des éoliennes ni de faire de l’hydrogène pour stocker l’énergie dont on n’a pas besoin quand il y a du vent. L’ensemble éolien plus stockage d’hydrogène est une variante de ce que je vous ai présenté tout à l’heure. On réalise le stockage sous forme d’hydrogène au lieu de le faire sous forme de barrages réversibles.

M. le président Julien Aubert. Toute votre argumentation sur l’opposition entre pilotable et non pilotable repose sur l’absence de stockage.

M. Jean-Marc Jancovici. Oui.

M. le président Julien Aubert. Certaines personnes que nous avons auditionnées nous ont dit que le stockage arriverait d’ici quelques années.

M. Jean-Marc Jancovici. Très bien !

M. le président Julien Aubert. Avant d’investir dans une industrie nucléaire qui nous engage pour cinquante ans, il serait plus intéressant de continuer à investir dans la recherche.

M. Jean-Marc Jancovici. Dans les prochaines années, on ne va rien investir du tout, parce qu’on va faire le grand carénage et je ne suis pas sûr qu’on décidera la construction d’une énorme quantité de réacteurs neufs. Puisqu’ils disent que ce sera rentable d’ici quelques années, proposez-leur de vous revoir d’ici quelques années. Puisque le stockage ne coûtera rien, vous leur proposerez de le mettre à leur charge. Dites-leur : « Lorsque l’éolien stocké vaudra 60 euros le mégawattheure, on vous en achètera. Puisque cela ne coûte rien, vous ne pourrez qu’être d’accord ». Je ne suis pas complètement sûr qu’ils répondront oui.

M. le président Julien Aubert. Je vous en laisse la responsabilité !

Nous avons auditionné pas mal de monde et entendu toutes sortes de scénarios et de positions. Vous êtes le premier à décrire de manière aussi claire et catégorique l’inanité de la stratégie aujourd’hui poursuivie. Pourtant, des représentants d’agences de l’État, dont c’est la spécialité, nous ont plutôt confortés dans l’idée qu’on allait dans la bonne direction.

M. Jean-Marc Jancovici. Quelles étaient les personnes en question ?

M. le président Julien Aubert. Nous avons auditionné M. Carenco, président de la commission de régulation de l’énergie (CRE) et M. Brottes, président du réseau de transport de l’électricité (RTE), ainsi que des responsables de la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC). Comme cette dernière est le pilote de la locomotive des énergies renouvelables, sa position peut se comprendre. Mais je ne comprends pas pourquoi deux autres organismes comme RTE et la CRE, qui ont une vision transversale du sujet, n’aboutissent pas au même diagnostic. RTE dit plutôt : on sait faire, on va pouvoir gérer le foisonnement et l’intermittence. M. Carenco, le président de la CRE nous a dit : « On ne fait pas des énergies renouvelables pour l’objectif CO2, il faut diversifier, je ne crois pas à l’avenir du nucléaire ». Comment expliquez-vous ce hiatus entre votre réflexion académique et la réflexion administrative ?

M. Jean-Marc Jancovici. Je ne souscris pas à l’idée que toute diversification est pertinente. Si on coupe une de mes jambes pour la remplacer par une jambe de bois, j’ai diversifié mes appuis mais je ne suis pas sûr que ma situation globale soit améliorée. On peut très bien diversifier en remplaçant ce qu’on a par moins bien. C’est exactement ce que je viens de soutenir pendant une heure et demie.

Vous me posez une question difficile, parce que je n’ai le choix qu’entre ne prendre aucun risque en disant « joker » et contredire ces éminentes personnes sur la base de ce que je crois en savoir. Vous n’êtes pas sans savoir quel était le précédent employeur de M. Brottes.

M. le président Julien Aubert. À ma connaissance, il était député et il n’avait pas d’employeur.

M. Jean-Marc Jancovici. Il était dans cette maison. Il était même président de la commission des affaires économiques, en fonction lors du vote de la loi de transition énergétique. Je comprends ce qu’il aurait à perdre à expliquer aujourd’hui que l’objectif de l’article 1er de la loi de transition énergétique n’est plus pertinent. Même s’il le pense, je ne suis pas sûr qu’il vous le dira.

Dans les documents de RTE comme dans ceux de l’ADEME, comme dans les contrats d’assurance, il est intéressant de lire les petites lignes. Vous êtes bien placés pour savoir que les gros titres de la presse reproduisent les communiqués de presse. Il suffit de bien rédiger les communiqués de presse pour que la presse dise des choses sympathiques.

Il faudrait demander à ces gens-là s’ils parieraient jusqu’au dernier euro de leurs économies que cela peut marcher. Si on avait un nombre infini de milliards d’euros devant nous, on pourrait faire un système avec 50 % de nucléaire et beaucoup d’éolien.

M. le président Julien Aubert. Qu’y a-t-il dans les petites lignes de RTE ?

M. Jean-Marc Jancovici. Je lis dans les petites lignes les conditions limites. Par exemple, il faut regarder de très près la part des importations. J’ai montré tout à l’heure que si les pays suivent la même évolution que la nôtre, il n’est pas sûr qu’ils aient de l’électricité à exporter quand nous en avons besoin. Je ne sais pas si ce bouclage a été fait ou pas.

Autre exemple, dans le scénario 60 % et 100 % EnR de l’ADEME, une des hypothèses retenues est que 60 % de la consommation du pays est effaçable. Si on vous le demande gentiment, est-ce que vous ne ferez pas votre lessive, débrancherez votre frigo, n’emprunterez pas l’ascenseur, ne prendrez pas le train, et si vous êtes industriel, est-ce que vous arrêterez les machines, sans investissement à la charge du consommateur ? J’ai quelques doutes. On y trouve donc des conditions limites qui sont des hypothèses. Mais on peut postuler une hypothèse totalement invraisemblable. Je peux très bien imaginer ce que je ferais si j’étais capable de voler. Je peux écrire un livre de deux cents pages sur le sujet. Mais si je voulais transposer cela dans le monde réel, vous seriez en droit de challenger l’hypothèse de départ. Il faut réaliser un long et fastidieux travail de revue des hypothèses ou des conditions limites, ce que la presse n’a absolument pas le temps de faire. Je n’ai pas lu toute la production de tous ces gens. J’ai bien regardé le scénario 100 % EnR de l’ADEME. Il n’a pour moi aucune vraisemblance, il est tautologique. Il est dit d’entrée : « supposons que les EnR ne vaillent pas cher, que les coûts de réseaux ne soient pas significatifs, que le consommateur puisse s’ajuster sans investissement aux fluctuations de la production ». Il n’est pas très difficile d’écrire ce genre de propos.

Je ne pense pas que M. Carenco ait fait de longues études sur la physique de l’électricité. Il dit ce qu’il sait. Je vous ai parlé de physique, dont découle la partie économique. Je ne vous ai surtout pas parlé de politique. Je ne vous ai pas dit : parce qu’on a déclaré qu’on allait le faire, on va le faire. J’ai montré quelques évolutions historiques, celles de l’Allemagne et de l’Espagne, qui n’accréditent aucunement les hypothèses considérées comme vraisemblables de certains discours publics français, notamment celui prétendant qu’on peut réduire la capacité nucléaire en augmentant les EnR électriques. J’ai trouvé l’argument inverse en observant l’évolution des pays qui nous entourent. À chaque fois que je le fais remarquer à des tenants de ce point de vue, ils n’ont aucun argumentaire construit à opposer, de nature à prouver qu’ils sont plus intelligents que les autres.

Passer à 50 % de nucléaire en installant partout des éoliennes et des panneaux solaires ne pose pas de problème technique, ce qui peut expliquer la réponse de M. Brottes. On peut conserver les centrales nucléaires dont on se servira moins, ajouter des éoliennes et des panneaux solaires, faire monter en puissance le réseau pour compenser l’évolution, mais à la question est de savoir ce que cela apporterait, ma réponse est : « rien ».

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quelle sera l’évolution de la consommation électrique dans les années qui viennent ? Si l’on doit augmenter la production à partir de la structuration actuelle en consacrant les moyens nécessaires à un grand carénage, les installations nucléaires resteront-elles compétitives par rapport aux EnR ?

M. Jean-Marc Jancovici. Pour augmenter la puissance garantie, vous devez augmenter la puissance pilotable, même si vous installez des éoliennes. J’ai montré à partir de l’exemple espagnol que l’on ne peut y répondre à l’augmentation de la consommation électrique uniquement par des éoliennes supplémentaires. Si l’on augmente la consommation d’électricité via l’électrification du transport, notamment pour la recharge des voitures ou par le développement des pompes à chaleur, on a besoin d’une puissance garantie.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Quelle est la tendance de l’évolution du volume d’électricité consommée ? Certains avaient parié sur une augmentation de la demande d’énergie qui n’a pas eu lieu. Peut-on considérer qu’elle va rester stable ?

M. Jean-Marc Jancovici. Hors électrification des usages, je pense qu’elle ne va pas augmenter et qu’elle va même légèrement baisser. Toutes choses égales par ailleurs, d’ici à ce que vous mouriez, l’économie française devrait se contracter. L’économie n’est qu’un vaste système de transformation – elle transforme des pierres de carrière en béton, des fibres de coton en vêtements, des marchandises qui étaient ici en marchandises qui sont là. Or, en physique, la transformation se traduit par de l’énergie. Et avant d’être un sujet de discussion passionnant, ici, l’énergie est une grandeur physique. C’est pourquoi elle est soumise à des lois qui ne dépendent pas de nous. Or en physique, on quantifie la transformation par l’énergie.

Si la productivité du travail dans les pays occidentaux a augmenté, ce n’est pas parce que nous avons acquis, comme Shiva, huit bras et 253 jambes, c’est que nous nous sommes adjoint des machines pour travailler à notre place. La consommation d’énergie correspond à l’augmentation du parc des machines. J’ai montré tout à l’heure que l’énergie finale consommée en France est celle du pétrole, via les transports, qui sont un maillon indispensable de la machine économique. Or d’ici à ce que vous mouriez, l’offre de pétrole disponible pour les Européens évoluera à la baisse, entraînant une baisse du PIB. Et lorsque le PIB baisse, des boucles de rétroaction apparaissent, et les gens ont moins de moyens pour acheter des appareils qui consomment de l’électricité.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous considérez la désindustrialisation comme irréversible ?

M. Jean-Marc Jancovici. Elle est irréversible au sens du flux énergétique. Entre 1974 et 2007, le produit industriel français a doublé. Il n’y a donc pas eu de désindustrialisation en France après les chocs pétroliers. L’Europe a atteint son maximum secondaire d’approvisionnement énergétique en 2006. Depuis 2006, la production industrielle européenne a tendance à décliner, en miroir de la quantité d’énergie entrant en Europe.

Une autre raison pour laquelle il serait dangereux d’abandonner le nucléaire au profit d’énergies renouvelables qui ne seraient pas au niveau attendu puisque le volume de capitaux nécessaire est beaucoup trop élevé, c’est qu’on lâcherait la proie pour l’ombre. En se privant d’un approvisionnement énergétique, donc de machines en fonctionnement, le PIB se contracterait encore plus vite. En se trompant d’objectif dans l’arbitrage entre nucléaire et EnR, on accélérerait la contraction économique. Si tel est l’objectif, je n’ai rien à redire. J’ai voulu signifier que la seule chose qui me gêne dans ces débats, c’est de vouloir le beurre et l’argent du beurre ou d’attribuer à une forme d’énergie, dont je rappelle qu’elle est une grandeur physique, des caractéristiques physiques qu’elle n’a pas. Mais si l’on me dit que l’on a compris que l’on allait contracter l’économie, je peux l’admettre.

M. le président Julien Aubert. Derrière le modèle idéologique des EnR, il y a un modèle politique qui est plutôt celui de la décroissance.

M. Jean-Marc Jancovici. Pas pour tout le monde. Ce n’est pas le cas de la majorité des promoteurs des EnR électriques que je rencontre.

M. le président Julien Aubert. Ceux qui sont défavorables au nucléaire, notamment les écologistes, se fondent sur la théorie de la décroissance. Or un des arguments de l’idéologie écologiste pour justifier de consommer moins et décroître, c’est que le monde est fini et limité. Il est perturbant que vous adhériez à l’idée d’une « boîte finie », puisque ceux qui combattent cette vision et le malthusianisme démographique estiment que nous sommes dans un univers infini, que le végétal est infini, s’autogénère, se reproduit, se développe et que si les algues permettent de faire demain du biocarburant, la ressource nécessaire sera toujours disponible. Comment vous positionnez-vous dans ce débat ?

M. Jean-Marc Jancovici. Nous avons évoqué le développement futur de techniques de stockage. Quand on gère prudemment, on compte sur les forces dont on est sûr en se disant qu’en cas de bonne surprise on saura toujours en faire quelque chose. En tant que chef d’entreprise, c’est ainsi que je raisonne. Je ne souhaite pas dépenser tout mon argent aujourd’hui en espérant gagner demain au Loto, je préfère compter sur ce dont je suis sûr en essayant d’obtenir un peu mieux. Si tel est le cas, j’en profiterai, si tel n’est pas le cas, je n’aurai pas pris de risques inconsidérés. Faisons avec les moyens du bord. Je n’ai pas besoin de progrès majeurs dans le stockage pour remplacer le fioul par des pompes à chaleur ; je n’ai pas besoin de moyens de stockage massifs pour remplacer une partie du gaz par des pompes à chaleur.

J’ai montré tout à l’heure que la consommation de gaz de la France avait commencé à décliner en 2005, époque à laquelle la mer du Nord avait passé son pic de production. Quelque 60 % du gaz européen en provenaient, contre 50 % aujourd’hui. La Norvège, dernier grand pays de la mer du Nord n’ayant pas passé son pic de production, le passera dans les années qui viennent, après quoi la production dégringolera encore plus vite. Il n’y aura pas de plus en plus de gaz en Europe, il y en aura de moins en moins. Ceux qui disent que le gaz est l’énergie de la transition n’ont peut-être pas raison, car il n’est pas sûr que nous en aurons de plus en plus.

Je suis aussi un décroissantiste, non que cela me fasse envie mais parce que je ne vois pas comment y échapper. Pour moi, il faut gérer à l’économie. C’est précisément pourquoi je suis partisan du nucléaire, car c’est un moyen économique quand on considère le système complet. Je pense donc que le nucléaire est un amortisseur de la décroissance. En s’en privant, on risque de tomber en se faisant plus mal.

M. le président Julien Aubert. Vous avez dit que la première chose à faire serait de stopper l’éolien offshore, mais vous avez ajouté que cela ne serait pas fait. Je vois une forme de pessimisme dans vos propos. Imaginons que cette commission d’enquête puisse avoir un impact et modifier le cours de l’histoire, quels sont selon vous les risques majeurs qui pèsent sur l’économie française si nous poursuivons sur cette lancée, si nous échouons ou si nous ne sommes pas d’accord sur le diagnostic ?

M. Jean-Marc Jancovici. Je dirai plutôt : « qui pèsent sur la société française », car je ne réduis pas la France à son économie. Le risque majeur, c’est de perdre une course contre la montre. La question du changement climatique et celle de la déplétion des énergies fossiles sont des courses contre la montre. Après avoir passé le pic de production dans la mer du Nord, année après année, elle diminue. Si vous n’êtes pas capable de vous organiser pour vous contenter de ce qui continue de sortir, vous prenez des claques. De même, le changement climatique est un processus cumulatif. Année après année, les gaz à effet de serre s’accumulent dans l’atmosphère. Je rappelle qu’il faut plus de dix mille ans pour épurer un surplus de CO2 envoyé dans l’atmosphère ! Dix mille ans de déstabilisation mondiale irréversible ! À côté de cela, les déchets nucléaires sont peu de chose.

De plus, selon une étude scientifique récente, en dépassant deux degrés de réchauffement, ce qui est probable, on déclenche irréversiblement la déstabilisation de la calotte antarctique de l’ouest. Si on y ajoute le Groenland qui a commencé à fondre, on est parti pour avoir, à une échelle de temps qu’on pensait être de quelques siècles et dont on dit aujourd’hui qu’on ne le connaît pas, plus de neuf mètres de hauteur d’eau dans l’océan mondial ! Bangkok sous l’eau, Shanghai sous l’eau, Dunkerque sous l’eau, Miami sous l’eau, une partie de New York sous l’eau.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. À quelle échéance ?

M. Jean-Marc Jancovici. Quelques siècles, pensait-on, mais aujourd’hui, on ne sait pas.

M. le président Julien Aubert. Le mont Ventoux est à 1 900 mètres !

M. Jean-Marc Jancovici. Dans cette course contre la montre, je considère qu’il faut faire feu de tout bois. Quand je mets en balance le nucléaire avec les risques du changement climatique ou de la déstabilisation sociale qui résulterait d’une économie qui se contracterait trop vite, il n’y a pas photo pour moi. Si j’ai un peu peur pour mes enfants avec le changement climatique induit par les combustibles fossiles, je me moque des déchets nucléaires.

Dans cette course contre la montre que nous sommes en train de perdre, éolien offshore inclus, on avait consacré 150 milliards d’euros à la fin de 2018, soit les 121 milliards d’euros chiffrés par la Cour des comptes, plus les 25 milliards d’euros de l’offshore.

M. le président Julien Aubert. Non, car le chiffre de la Cour des comptes prend en compte l’offshore à 40 milliards d’euros. Ce sont donc plutôt 100 milliards d’euros, plus les 37 milliards d’euros de dépenses prévues dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).  

M. Jean-Marc Jancovici. On est quand même à 140 milliards d’euros.

M. le président Julien Aubert. On sera !

M. Jean-Marc Jancovici. Avec cet argent, j’aurais pu payer une pompe à chaleur.

M. le président Julien Aubert. À 6 000 euros, vous l’avez déjà dit !

M. Jean-Marc Jancovici. Non, la totalité de la pompe à 10 à 15 millions de ménages français. J’aurais sorti la totalité du fioul et les deux tiers du gaz et gagné une partie de ma course contre la montre. J’aurais évité 15 % des importations de pétrole, donc, selon les années, de 3 à 6 milliards d’euros, voire 9 milliards d’euros. J’aurais évité la moitié des importations de gaz, créées macroéconomiquement de l’emploi et évité du CO2. Les arbitrages en cours nous privent d’une chance d’y parvenir. Si nous ne le faisons pas, comme le gaz et le pétrole qui entrent en Europe vont continuer à décliner, nous aurons de moins en moins d’énergie de chauffage, de toute façon, qui aura été remplacé par rien, nous aurons de moins en moins de transport, de toute façon, qui aura été remplacé par rien. Nous aurons la tentation de recourir aux énergies fossiles là où il n’y en a pas, pour construire des dispositifs de production électrique quand on verra que les renouvelables ne fonctionnent pas. Nous ne sommes pas trop concernés puisque nous importons tout, mais les Allemands et les Polonais, qui ont beaucoup de charbon, peuvent très bien ajouter des unités à charbon.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. C’est un combat global, mais la France a-t-elle quelque chose à y gagner ?

M. Jean-Marc Jancovici. Oui, parce que, la France important tout, même si vous ne croyez pas au changement climatique, dès lors que vous savez que la zone va être de plus en plus contrainte en termes d’approvisionnement en énergies fossiles, vous avez intérêt à vous en débarrasser le plus vite possible.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. La France peut-elle gagner le combat contre le CO2 ?

M. Jean-Marc Jancovici. Nous ne le gagnerons jamais seuls. Mais la France n’est pas encore un pays totalement inaudible en Europe. Sauf qu’aujourd’hui, ce n’est pas notre combat. Aujourd’hui, notre combat en Europe, c’est le déficit budgétaire, lequel m’intéresse moins que le changement climatique. J’ai aussi un peu moins peur pour mes enfants à cause du déficit budgétaire. Si les gens de ma génération doivent être pendus parce qu’on ne rembourse pas la dette, nous serons pendus, mais ce sera moins grave que le changement climatique.

On peut très bien décider que la lutte contre les émissions de CO2 et pour la réduction de la dépendance de l’économie aux énergies fossiles est la colonne vertébrale du renouveau européen. Je suis très favorable à cette idée, parce qu’un projet s’incarne dans un objet. Si vous parlez aux gens qui vous entourent des 3 % de déficit budgétaire, ils répondent qu’ils ne savent pas trop de quoi il s’agit. En outre, les gens fonctionnent par mimétisme, car c’est ainsi qu’on élève nos enfants. On croit à tort que si l’on fait choses intelligentes, personne ne nous imitera. Dans mon univers professionnel, on a fait quelque chose qui est très loin d’être suffisant mais qui est un bon début, à savoir l’article 173 de la loi de transition sur l’empreinte carbone. De nombreux pays commencent à nous imiter.

M. le président Julien Aubert. Monsieur Jancovici, je vous remercie pour cette très riche présentation.

La séance est levée dix-huit heures cinq.

 

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Membres présents ou excusés

 

Commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique

 

Réunion du jeudi 16 mai 2019 à 16 h 25

 

Présents. - M. Julien Aubert, Mme Marjolaine Meynier-Millefert, M. Vincent Thiébaut

 

Excusés. - M. Vincent Descoeur, M. Didier Quentin