Compte rendu
Commission d’enquête
sur l’impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables,
sur la transparence des financements
et sur l’acceptabilité sociale
des politiques de transition énergétique
– Audition, ouverte à la presse, de M. François-Marie Bréon, chercheur au Laboratoire des Sciences du climat et de l’environnement de l’Institut Pierre-Simon Laplace 2
Mardi
2 juillet 2019
Séance de 17 heures
Compte rendu n° 51
session extraordinaire de 2018-2019
Présidence
de M. Julien Aubert,
Président, puis de Mme Laure de La Raudière, Vice-présidente, puis de M. Julien Aubert, Président
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La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.
M. le président Julien Aubert. Nous avons le plaisir de recevoir M. François-Marie Bréon, physicien et climatologue, qui est chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement de l’Institut Pierre-Simon Laplace.
Cette audition va porter sur les conséquences de la lutte contre le changement climatique en matière de transition énergétique. Nous souhaitons revenir sur les points fondamentaux qui ressortent des travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Quel est le lien entre la lutte contre le changement climatique, c’est-à-dire la diminution des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique, et la production et la consommation d’énergie ? Au regard de ce lien, quelle est la place relative de la France en termes d’émissions globales de gaz à effet de serre liées aux activités humaines, d’émissions par personne, d’émissions locales et d’empreinte carbone ?
Comment notre situation, telle qu’elle ressort des données objectives, peut-elle affecter les choix réalisés en France dans le domaine de la transition énergétique ? Où sont les urgences d’un point de vue scientifique ? Ces urgences sont-elles les mêmes si l’on s’inscrit non plus dans une démarche essentiellement fondée sur des données objectives mais dans une logique mettant en avant une exigence d’exemplarité, une forme d’obligation qui serait propre au pays ayant organisé la COP21 ? Comment justifier scientifiquement l’idée qu’une molécule de gaz carbonique émise par un ancien hôte d’une conférence des parties à la convention-cadre sur les changements climatiques aurait, en elle-même, un effet plus délétère que la même molécule lorsqu’elle est émise dans un autre pays ? N’est-ce pas faire preuve de beaucoup d’exigence ou se donner beaucoup d’importance ? Sans entrer dans le débat politique, nous attendons avec impatience de connaître le point de vue scientifique qui est le vôtre.
Quelle est la marge de décision pour l’autorité politique entre les impératifs scientifiques et l’acceptabilité sociale, chère à notre rapporteure, en ce qui concerne le choix des priorités, les instruments et le rythme d’action ? J’entends bien que chacun – le politique et le scientifique – doit assumer ses responsabilités propres, mais où se situerait l’erreur manifeste d’appréciation pour le politique au regard des constats scientifiques ? Le GIEC nous laisse-t-il une marge de manœuvre au sujet de la transition énergétique ? A-t-il porté une appréciation sur les différentes énergies qui sont utilisées pour la production d’électricité ? Par ailleurs, que dit-il de la France et de sa position particulière ?
Je vais vous donner la parole pour environ 15 minutes, puis les membres de la commission d’enquête vous poseront leurs questions, en commençant par notre rapporteure, Mme Meynier-Millefert.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je suis dans l’obligation de vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».
(M. François-Marie Bréon prête serment).
M. François-Marie Bréon, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement de l’Institut Pierre-Simon Laplace. Merci pour toutes ces questions. Je vais essayer d’y répondre le plus en détail possible dans les 15 minutes qui me sont imparties, étant entendu que je serai évidemment heureux d’y revenir par la suite si vous jugez que mes réponses ne sont pas suffisantes sur certains points.
Comme vous l’avez dit, je suis chercheur climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, qui est situé en région parisienne. J’ai été rédacteur du 5e rapport du GIEC, paru en 2014, mais je ne participe pas au 6e rapport, en cours d’élaboration.
Dans un cadre qui n’est pas directement professionnel, je suis membre de deux associations, dont je ne suis pas le porte-parole, même si je me nourris un peu de leurs réflexions : je fais partie du comité scientifique de l’association « Sauvons le climat » et j’appartiens au conseil d’administration de l’Association française pour l’information scientifique.
Je précise aussi que je suis salarié du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Je considère personnellement que ma parole est complètement libre, mais j’imagine que certains vont penser que, étant du CEA, j’ai forcément un conflit d’intérêts majeur sur ces sujets…
Quels sont les principaux messages en ce qui concerne le climat ? Je vais commencer par un résumé des travaux du GIEC.
Le dioxyde de carbone (CO2) est le principal moteur du changement climatique mais il ne faut pas oublier qu’il y a d’autres contributions – il existe d’autres gaz à effet de serre et il y a les aérosols et le changement d’occupation des sols, qui sont également importants. Le moteur du changement climatique est parfaitement compris et quantifié. Il existe néanmoins des incertitudes sur ce qui va se passer dans l’avenir. Elles sont essentiellement liées aux rétroactions : le réchauffement du climat va modifier, par exemple, les nuages, les forêts et la végétation au sol, ce qui peut amplifier le réchauffement ou au contraire le réduire.
Je voudrais également insister sur le fait que les changements climatiques annoncés sont absolument considérables et surtout très rapides au regard des variations naturelles du climat que l’on a pu observer dans le passé et sur lesquelles on travaille en particulier dans mon laboratoire.
Par ailleurs, les dommages ne se situent pas sur les lieux d’émission des gaz à effet de serre. On voit bien que les pays qui en émettent le plus se situent aux latitudes moyennes de l’hémisphère Nord alors que les plus vulnérables au changement climatique sont plutôt les pays tropicaux, qui émettent assez peu de gaz à effet de serre. La diminution des émissions a donc une certaine dimension éthique. En outre, ceux qui vont le plus subir le réchauffement climatique sont nos descendants, qui ne sont pas encore nés ou, en tout cas, qui ne votent pas encore. Il faut se demander si nous travaillons uniquement pour nous ou pour des gens qui habitent ailleurs dans le monde ou qui ne sont pas encore nés.
Limiter le changement climatique à 1,5° ou 2°, comme on l’a été prévu dans le cadre de l’accord de Paris, demandera une diminution considérable et rapide des émissions de CO2. Il y a vraiment une urgence.
Le graphique suivant, qui est issu du rapport spécial « 1,5° » du GIEC, paru l’an dernier, montre les trajectoires des émissions de CO2 qui sont possibles si l’on veut vraiment limiter le changement climatique à 1,5° ou 2°. On doit arriver à des émissions quasiment nulles en 2050. Cela veut dire qu’il faudrait diminuer nos émissions de CO2 de 5 à 10 % par an, ce qui est absolument considérable.
Compte tenu de l’urgence, nous n’avons pas le temps de nous tromper de méthode. Il faut adopter des mesures efficaces pour diminuer nos émissions de carbone. Il n’est pas question de prendre des mesures servant uniquement à nous faire plaisir. Si on veut vraiment lutter contre le changement climatique, il faut prioritairement diminuer nos émissions de CO2, mais aussi d’autres gaz à effet de serre, en particulier le méthane et le protoxyde d'azote (N₂O). Les émissions de méthane résultent des fuites de gaz naturel, des décharges et de l’agriculture. Le protoxyde d’azote est essentiellement lié aux engrais utilisés dans l’agriculture. Enfin, le CO2 provient de l’utilisation des combustibles fossiles – charbon, pétrole ou gaz naturel.
Comment peut-on diminuer les émissions de carbone ? Il y a trois catégories de méthodes. La sobriété consiste à consommer moins de viande, à avoir des logements comptant moins de mètres carrés, à parcourir moins de kilomètres en voiture ou en avion, à acheter moins d’objets ou à prendre des douches plutôt que des bains, ce qui veut dire que l’on change de niveau de vie. L’efficacité, qui ne suppose pas de changer de niveau de vie, fait appel à la technologie pour émettre moins de carbone, par exemple en ayant une meilleure isolation des bâtiments, en utilisant des moteurs qui ont un meilleur rendement ou en faisant de la cogénération. L’électrification des usages énergétiques, enfin, implique de se chauffer à l’électricité ou d’avoir des voitures électriques plutôt que fonctionnant au fioul, à condition que l’électricité soit non carbonée.
J’insiste sur l’électrification car on entend souvent dire qu’il faut diminuer la consommation d’énergie et donc celle de l’électricité pour lutter contre les gaz à effet de serre. Selon moi, c’est une grave erreur de raisonnement : une augmentation de la consommation électrique peut être une très bonne chose pour le climat s’il y a un transfert entre des postes émetteurs de CO2 vers d’autres qui ne le sont pas.
J’en viens à la question des émissions de CO2 par secteurs – c’est-à-dire la production électrique, l’industrie, le transport routier, les autres transports, le résidentiel et le secteur tertiaire. La production d’électricité représente en moyenne un grand tiers des émissions de CO2 au plan mondial. Si on arrivait à décarboner complètement cette production, on n’aurait pas complètement résolu le problème, mais on aurait déjà bien avancé et ce serait encore plus vrai si on transférait des usages – si le transport routier devenait électrique, par exemple.
En France, les émissions de CO2 dues à l’électricité sont extrêmement faibles par rapport à ce que l’on observe dans les autres pays figurant dans le graphique. Dans l’industrie, le transport routier et les autres transports, en revanche, soit on est dans la moyenne mondiale soit on a des valeurs plutôt plus fortes. S’il y a un domaine où la France est plutôt un bon élève et où on pourrait presque dire que nous sommes exemplaires, c’est la production d’électricité. Partout ailleurs, nous sommes dans la moyenne mondiale ou nous faisons moins bien. On peut donc trouver qu’il est extrêmement surprenant de se concentrer sur le seul secteur où nous sommes bons au niveau mondial quand on dit que l’on va réaliser une transition énergétique en France afin de limiter l’impact de notre pays sur le climat – il faudrait se concentrer sur les transports, l’industrie et le secteur résidentiel.
Je vais maintenant vous montrer quelques graphiques relatifs à l’électricité en France et faire quelques commentaires sur ce sujet. Les énergies renouvelables dont nous parlons produisent essentiellement de l’électricité, avec l’objectif de remplacer le nucléaire. Ces figures, que j’ai réalisées à partir de données fournies par Réseau de transport d’électricité (RTE), décrivent 7 ans de consommation et de production d’électricité en France.
La consommation, représentée par la courbe noire, varie typiquement entre 40 et 80 gigawatts (GW), selon un cycle annuel très important – tout le monde sait que la France consomme plus d’électricité en hiver, essentiellement du fait du chauffage. La production d’électricité nucléaire, qui est représentée en vert, suit relativement bien la consommation : on ajuste la production des centrales, qui est plus faible en été et plus importante en hiver. La production nucléaire est vraiment ajustée à la demande : elle est pilotable. Les autres sources utilisées sont également représentées, en particulier l’hydraulique, qui figure en bleu. Dans ce domaine, on atteint un maximum au printemps, et il y a de très importantes variations quotidiennes, qui permettent aussi de s’ajuster à la demande. La courbe rouge correspond aux énergies renouvelables : elles sont en croissance, mais ce n’est pas très visible car elles représentent une partie faible de la production.
J’ai donc réalisé un autre graphique qui est identique au précédent à ceci près que j’ai multiplié les énergies renouvelables par 5, ce qui permet de figurer un peu ce que pourrait être la production électrique en France grâce aux énergies renouvelables si on mettait en place, dans les 15 prochaines années, toutes les mesures dont il est question aujourd’hui – à savoir la multiplication des éoliennes et du photovoltaïque. On voit que la production des énergies renouvelables est extrêmement aléatoire : il y a de très fortes variations d’un jour à l’autre sans qu’il existe nécessairement une corrélation avec la demande, avec le besoin en France, ce qui conduirait évidemment à des contraintes importantes pour le réseau électrique.
Je vais maintenant faire un gros plan sur un mois donné afin que l’on puisse mieux voir les variations rapides qui se produisent du côté des énergies renouvelables. C’est le même type de graphique que précédemment, mais on va se concentrer sur le mois de décembre dernier, où la consommation a été assez importante.
On voit bien le cycle quotidien et le cycle hebdomadaire – on consomme moins le week-end que pendant les jours de semaine – mais aussi l’effet du 25 décembre – la plupart des industries étant fermées, la consommation est plus faible. Il y a eu des périodes, par exemple autour des 7,8 et 9 décembre, où il y avait beaucoup de vent et où la production éolienne, si on avait vraiment multiplié par 5 le parc actuel, aurait permis de répondre à la demande en électricité. Vers les 26, 27, 28 et 29 décembre, en revanche, il y a eu une assez longue période pendant laquelle la production aurait été extrêmement faible, alors même que j’ai multiplié par 5 la production d’électricité éolienne dans mon modèle, ce qui représente une capacité installée de 75 GW – c’est considérable : cela va au-delà de la capacité installée dans le secteur nucléaire à l’heure actuelle.
La grande question, que je ne suis pas le premier à poser, est la suivante : dans un tel système, que fait-on pendant cette période ? Comment produit-on l’électricité dont on a besoin ? On peut subvenir aux besoins de différentes manières : il est possible d’ajuster la demande en demandant de consommer moins – on peut fermer des industries, arrêter des trains, demander que les machines à laver tournent le lendemain, voire la semaine suivante, car des périodes sans vent peuvent durer plus d’une semaine –, on peut faire du stockage et déstocker en cas de besoin, on peut recourir au « foisonnement » et supposer que nos voisins vont apporter l’électricité dont on a besoin, et on peut aussi avoir un « backup » pilotable, qui doit être peu utilisé, en particulier s’il fait appel au gaz. Chacune de ces solutions a un coût : cela va demander des moyens, des infrastructures, et il serait d’ailleurs assez normal que les coûts d’infrastructure et de réseaux correspondants soient inclus dans le bilan financier des énergies renouvelables – or on ne le fait absolument jamais. En pratique, le coût est prohibitif, comme l’a indiqué Jean-Marc Jancovici lors de son audition, il y a quelques semaines.
Il est possible, et relativement facile, de compenser l’intermittence des énergies renouvelables lorsque leur part est relativement faible et lorsqu’il y a une part d’énergie fossile, de gaz ou de charbon, qui reste importante, car on peut piloter la production ; mais si on vise un système électrique dans lequel il y a très peu de combustible fossile, cela devient extrêmement difficile.
En ce qui concerne le foisonnement, je vais vous montrer la carte des vents en France et en Europe lors de l’épisode dont je viens de parler – à la fin du mois de décembre de l’année dernière. On voit qu’il y avait très peu de vent sur presque l’ensemble de l’Europe de l’Ouest pendant ces 4 jours. On dit souvent qu’il y a toujours du vent quelque part – c’est vrai, mais y en a-t-il suffisamment pour assurer la production électrique ? Dans la période dont je vous parle, ce n’était absolument pas le cas. La production éolienne dans l’ensemble de l’Europe de l’Ouest aurait été beaucoup trop faible pour assurer la production d’électricité dont on avait besoin.