Compte rendu

Commission d’enquête sur l’impact économique, sanitaire et environnemental de l’utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d’une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires

– Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Godard, ancien délégué interministériel chlordécone en Martinique  2

– Présences en réunion..............................25


Mercredi 25 septembre 2019

Séance de 14 heures 15

Compte rendu n° 23

session extraordinaire de 2018-2019

 

Présidence de
M. Serge Letchimy, Président de la commission denquête
 


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COMMISSION DENQUÊTE SUR LIMPACT
ÉCONOMIQUE, SANITAIRE ET ENVIRONNEMENTAL
DE LUTILISATION DU CHLORDÉCONE ET DU PARAQUAT
COMME INSECTICIDES AGRICOLES DANS LES TERRITOIRES
DE GUADELOUPE ET DE MARTINIQUE, SUR LES RESPONSABILITÉS PUBLIQUES ET PRIVÉES DANS LA PROLONGATION DE LEUR AUTORISATION ET ÉVALUANT LA NÉCESSITÉ ET LES MODALITÉS DUNE INDEMNISATION DES PRÉJUDICES DES VICTIMES ET DE CES TERRITOIRES

Mercredi 25 septembre 2019

La séance est ouverte à quatorze heures quinze.

(Présidence de M. Serge Letchimy, président de la commission denquête)

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La commission denquête sur limpact économique, sanitaire et environnemental de lutilisation du chlordécone et du paraquat, procède à laudition de M. Éric Godard, ancien délégué interministériel chlordécone en Martinique.

M. le président Serge Letchimy. Nous recevons M. Éric Godard, ancien délégué interministériel chlordécone en Martinique. Monsieur Godard, je vous souhaite la bienvenue.

Notre audition est filmée et retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur Godard, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Éric Godard prête serment.)

Je tenais à signaler la présence, appréciée, de Mme Josette Manin, députée de la Martinique, ainsi que celle d’une journaliste.

M. Éric Godard, ancien délégué interministériel chlordécone en Martinique. Mon histoire avec le chlordécone est une longue histoire qui a commencé en juillet 1998, quand je suis arrivé à ce qui s’appelait encore la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) de Martinique, avant de s’appeler direction de la santé et du développement social (DSDS) en 2001, puis d’évoluer vers l’agence régionale de santé (ARS) en 2010. J’avais été nommé chef du service santé environnement, dont l’une des missions principales est le contrôle de l’eau d’alimentation. Avant mon arrivée, j’avais été prévenu qu’il y avait quelques soucis avec les pesticides. Une polémique très dure opposait depuis un certain temps l’État et des associations qui l’accusaient de ne pas dire la vérité sur la qualité des eaux, quand lui affirmait ne rien trouver d’alarmant dans ses analyses. Le bilan de 1996 faisait ainsi état d’une bonne qualité de l’eau sur le plan physico-chimique, attestée par les représentants de la DDASS dans les médias. On peut d’ailleurs retrouver dans les archives les réponses faites alors aux associations.

La polémique et la tension étaient telles que le directeur régional de l’environnement de l’époque avait demandé une mission de l’inspection générale de l’agriculture et de l’environnement – la mission Balland‑Mestres‑Fagot –, qui s’est déplacée en Martinique et en Guadeloupe aux mois d’avril et mai 1998, avant de rendre son rapport en novembre 1998. Celui­-ci faisait état d’un usage immodéré des pesticides, d’une application laxiste de la réglementation et d’une absence d’état des lieux ainsi que d’estimation des conséquences sur la santé de la population. À la suite de ce rapport, le préfet a saisi le comité de bassin de Martinique, présidé par Madeleine de Grandmaison, en vue de faire des propositions pour améliorer les connaissances et gérer la situation, à un moment où nous avions très peu d’informations.

La DDASS a pris sa part du travail à l’époque. Elle a essayé d’améliorer le contrôle sanitaire des zones d’alimentation, changé de laboratoire et de pratiques pour assurer un transfert plus rapide et dans de meilleures conditions des échantillons, augmenté la liste des molécules recherchées. C’est ainsi qu’à l’issue d’une campagne intensive de prélèvements financés par les distributeurs d’eau, nous avons mis en évidence le HCH–bêta et le chlordécone dans trois captages : la source Gradis à Basse-Pointe, la rivière Monsieur et la rivière Capot. La source Gradis a été fermée, compte tenu des quantités de pesticides retrouvés. Il ne s’agissait que de HCH, dans la mesure où les résultats relatifs au chlordécone ne sont arrivés qu’au mois de septembre 1999, quand le laboratoire a pu les quantifier, après avoir identifié la molécule dans son spectographe.

Ces résultats ont suscité un vif émoi, tout en satisfaisant les associations, qui voyaient enfin, selon elles, l’administration dire la vérité et attester de la présence de molécules qu’elles dénonçaient sans forcément les nommer – je n’ai pas retrouvé de désignation du chlordécone dans leurs écrits de l’époque, ni dans les courriers adressés à l’administration. À partir de là, il a fallu savoir si les molécules étaient encore utilisées ou si le résultat correspondait au reliquat des usages du passé. Après enquête, il s’est avéré qu’il s’agissait a priori de reliquats. J’ai alors mis en place toute une démarche pour aller plus loin dans la connaissance des relations entre la concentration de la molécule dans les eaux et les précipitations ou les crues. L’étude a été réalisée en 2000, toujours avec l’aide de stagiaires de l’École des hautes études en santé publique et d’autres universités.

Pour finir, après avoir demandé, à plusieurs reprises, par des rapports au conseil départemental d’hygiène qu’on s’intéresse autres compartiments de l’alimentation et autres sources d’apport de pesticides pour la population, j’ai fini par entreprendre, au niveau de la DDASS, quand bien même cela ne faisait pas partie de sa mission première, une expérimentation pour démontrer que des résidus de chlordécone ou de HCH pouvaient se retrouver dans les produits cultivés, notamment les racines. C’est ainsi qu’en 2001 une manipulation a été présentée dans le cadre du groupe phytosanitaire ainsi qu’aux instances agricoles : sur trois parcelles de dachines, de patates douces et de choux caraïbes, nous avons fait des analyses couplées de sol et de légumes, lesquelles nous ont permis de démontrer le passage du chlordécone dans ces productions.

Le stagiaire avec lequel je réalisais cette étude a quitté la Martinique pour rentrer dans son école, avant même d’avoir les résultats. J’ai continué de travailler avec lui pour bétonner le rapport, sachant qu’il risquait de créer un émoi bien plus important que dans le cas de l’eau, où le résultat avait suscité certes un traumatisme, mais aussi une certaine forme de soulagement, en ce sens que cela apaisait les tensions entre l’État et les associations, et qu’il serait difficile de faire passer le message. Le rapport a été remis en mars 2002 à la directrice de la santé et du développement social de la Martinique. À partir de là, cela a été un parcours du combattant pour faire reconnaître la qualité du travail réalisé, mais aussi l’importance de la pollution mise en évidence et ses conséquences potentielles sur l’environnement et la santé publique.

À l’époque, j’ai eu tout un travail à faire pour convaincre les autorités, notamment le préfet, Michel Cadot, ainsi que les autorités nationales, que ce problème méritait un traitement d’urgence et à la mesure des découvertes. Il a fini par rendre public le fait que l’on avait un souci avec les légumes cultivés dans les sols chlordéconés, lors de la réunion du groupe régional phytosanitaire du 1er juillet 2002. Contrairement à la légende, ce ne sont donc pas les patates douces de Dunkerque, en octobre 2002, qui ont révélé le problème – elles l’ont révélé au niveau hexagonal, mais pas localement. Heureusement, le préfet avait eu la clairvoyance d’en parler dès le mois de juillet. Il s’est d’ailleurs bien servi de cet argument lors de sa conférence de presse, qui a suivi l’article de Libération, le 18 octobre 2002.

Dans ce rapport, plusieurs propositions étaient faites pour mieux connaître les composantes de l’alimentation – en l’absence de ces informations, impossible de mettre en avant des contaminations et d’en évaluer les risques ; pour réaliser des mesures dans les aliments afin de vérifier la présence de résidus ; pour faire le plus rapidement possible des essais sur toutes les cultures en place afin de connaître celles qui étaient sensibles au chlordécone et celles qui ne l’étaient pas ; pour mettre en place un suivi sanitaire des populations exposées ; pour envisager la mesure biologique des résidus de chlordécone dans l’organisme, de sorte à disposer d’un indicateur des contaminations et à permettre d’appréhender rapidement l’étendue du problème et l’exposition de la population. Ces propositions ont été appliquées petit à petit, certaines après un temps particulièrement long.

Entre 1999 et 2001, je n’ai eu aucun souci pour parler des travaux de recherche et de leurs résultats, quels que soient les médias, puisque j’ai fait une soixantaine d’interventions publiques sur le sujet. En revanche, après la publication du rapport, j’ai été, en quelque sorte, interdit de parole. Si je participais encore à certaines réunions, je ne participais pas à toutes, notamment aux réunions décisionnelles avec le préfet et les directeurs des services de l’État. Je n’ai d’ailleurs pas pu présenter moi‑même mon rapport, qui l’a été par ma directrice. Je ne savais ce qui se passait que grâce aux collègues avec lesquels j’avais gardé de bons contacts. Je vous passe les qualificatifs dont on m’affublait à l’époque. On pensait, en gros, que je voulais faire croire que tout était pollué, que j’étais un ayatollah des pesticides et que je voulais mettre la Martinique à feu et à sang, alors que je ne faisais que parler de la réalité et anticiper sur ce que tout le monde a reconnu depuis : il existait une pollution à grande échelle de l’environnement et des terres agricoles, aussi bien en Martinique qu’en Guadeloupe.

La Guadeloupe a embrayé quelques mois plus tard. Au début, en effet, il y avait toujours six mois de décalage entre la Martinique et la Guadeloupe. La Guadeloupe a mis en évidence la pollution des sources de la Basse‑Terre en 2000, en travaillant avec le même laboratoire de la Drôme, puis la pollution des légumes grâce à des contrôles. J’ai été en butte aux affirmations du service de la répression des fraudes, qui affirmait haut et fort qu’il ne trouvait pas de chlordécone dans les légumes. Et pour cause ! Il ne cherchait pas le chlordécone, mais des organochlorés. C’est quand le préfet a demandé, le 23 avril 2002, à ce service de rechercher la molécule, en privilégiant les légumes racines, que les contrôles ont commencé. Les premiers résultats sont arrivés à la fin du mois de juillet et la répression des fraudes a confirmé qu’environ un tiers des légumes racines étaient contaminés, ce qui a donné lieu à un signalement à Dunkerque d’un lot contrôlé à Macouba et envoyé par le groupe Gipam sous différentes formes. Il a pu être intercepté, en partie seulement, à Dunkerque. Aussi la légende selon laquelle on protège mieux les populations de l’hexagone que celles des Antilles ne peut-elle se fonder sur cet événement, puisque c’est seulement parce que nous avons eu le temps de rattraper les patates que l’on a pu les saisir. Au contraire, les résultats des contrôles faits en Martinique sur des patates ou des dachines arrivaient, alors que les produits avaient déjà été consommés, comme c’est souvent le cas lorsque l’on fait des contrôles sur les lieux de distribution.

Face à cette situation, j’ai souhaité me retirer du jeu et ai fait d’autres propositions de gestion de risques en 2003, considérant qu’il y avait désormais un problème de confiance dans la qualité des produits locaux et que l’on aurait pu s’inspirer de la gestion de sols pollués pour trouver un autre mode de gestion et carrément interdire la culture de certains produits sensibles dans les sols contaminés, de manière à garantir aux agriculteurs que ce n’était pas une analyse qui décidait du résultat économique de leurs spéculations et aux consommateurs qu’il n’y avait plus, même si cela devait se faire progressivement, de légumes sensibles cultivés dans des sols contaminés. J’ai le plaisir de voir qu’on semble se diriger vers cette solution pour les cultures sensibles, bien des années après s’être rendu compte que la confiance avait été en partie écornée – et bien écornée – parmi une frange importante de la population, compte tenu des incertitudes planant sur la qualité des contrôles réalisés, qui peuvent laisser passer des produits contaminés selon les marchés.

Je suis ensuite parti presque quatre ans en Guyane, où se posait un autre problème de santé publique : celui de la pollution au méthylmercure des populations amérindiennes. Pour des raisons familiales, j’ai souhaité revenir en Martinique. J’avais continué de suivre, grâce à mes collègues, notamment Béatrice Corbion, en Guadeloupe, tout ce qui se passait. Une conjonction d’intérêts s’est présentée à la fin de l’année 2006, quand je souhaitais rentrer en Martinique et que la direction générale de la santé manquait d’informations sur ce qui se passait sur le terrain. Le rapport de la mission parlementaire venait d’être publié, ainsi que celui de la mission de l’inspection générale, qui donnaient satisfecit à la gestion mise en place par l’État, mais un certain flou persistait et les informations peinaient à remonter.

Du fait de mon expérience et de la reconnaissance obtenue à la suite du travail réalisé par la direction générale de santé (DGS), j’ai été désigné par une lettre interministérielle, signée par cinq directions d’administration centrale, le 22 décembre 2006, pour assister les préfets et être une interface entre le niveau national et le niveau local, afin de coordonner les services locaux de l’État et de faire circuler l’information, avant le plan Premier chlordécone. J’ai été placé administrativement au sein de la DSDS, entièrement financé par le ministère de la santé. Par la suite, mon fonctionnement aura été assuré par le programme des interventions territoriales de l’État (PITE).

En 2007, une crise éclate, à la suite de la publication du livre de Boutrin et Confiant, puis de la venue du Professeur Belpomme et de l’annonce d’un rapport pour la rentrée 2007. Dans un premier temps, l’État souhaitait répondre par un plan de communication. J’ai, pour ma part, surtout invoqué la nécessité d’élaborer une stratégie d’intervention et de répondre par des actions. De fait, le sujet était loin d’être complètement traité, même si nous nous étions peut-être endormis un certain temps, après avoir fixé des limites maximales de résidus provisoires, en 2005, à la suite des premiers rapports de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA). L’agriculture s’était, en quelque sorte, acheté une certaine tranquillité, grâce à des valeurs limites fixées à 50 microgrammes pour les produits contributeurs de l’exposition et à 200 microgrammes pour les produits non-contributeurs de l’exposition, ce qui offrait une grande marge aux pêcheurs et aux éleveurs.

La réponse stratégique a été le plan chlordécone I, sur lequel j’ai beaucoup travaillé avec mes collègues de la DGS, ce plan ayant été essentiellement préparé au niveau national avec ma collaboration et relativement peu d’appui des services locaux de l’État. Didier Houssin a été nommé délégué national interministériel. Il était accompagné par Benoît Lesaffre, un ingénieur général des eaux et forêts, qui assurait le travail de coordination au niveau ministériel. Je travaillais, quant à moi, localement avec les préfets, la DGS et les services locaux de l’État. J’ai occupé cette fonction jusqu’en mars 2013, date à laquelle j’ai demandé à en être déchargé, compte tenu de l’évolution de ma mission et des difficultés que j’avais à l’assumer. Mes difficultés sont explicitement exposées dans le rapport de la mission d’évaluation du plan de 2011, aux pages 39 et suivantes, qui décrivent la manière dont cela se passait, aussi bien en matière de communication, de demandes d’appui restant sans réponse et de surcharge de travail, ce qui ne me permettait pas d’assurer correctement l’information de la population, ni de disposer de toutes les informations nécessaires.

Il faut savoir que, depuis 2009, j’étais également chargé de mission du PITE par une lettre de mission du ministère de l’intérieur et que j’ai géré le PITE de 2009 à 2013 pour le préfet de Martinique qui était responsable du budget opérationnel de programme, en ayant une grande marge de manœuvre. Le PITE est un outil extrêmement intéressant, mais très difficile à défendre, quand des ministères veulent le saborder. Nous avons rencontré beaucoup de difficultés, à certains moments, certains ministères contributeurs n’admettant pas qu’une partie de leurs crédits soient mutualisés de cette manière pour des actions dans lesquelles ils n’avaient pas particulièrement d’intérêts.

En 2013, je suis retourné au sein de l’ARS, où je me suis essentiellement occupé de l’enquête Kannari, dont j’avais préparé le financement, qui n’était pas assuré par le deuxième plan, alors même que l’étude y était prévue. Nous avons réuni le financement grâce au PITE et à la contribution de la région Martinique. En revanche, nous n’avons pas pu obtenir de financements de la région Guadeloupe. Je me suis également occupé du programme des jardins familiaux de Martinique.

À partir de 2015, j’ai beaucoup travaillé sur la question des limites maximales de résidus (LMR), sur laquelle j’écrivais des notes depuis 2012, et de la répartition du chlordécone dans les organismes animaux, pour aboutir à ce que je demandais depuis le début : un retour à la norme fixée initialement en 2007, y compris par la Commission européenne, de 20 microgrammes dans les parties consommées. Cela a représenté un certain succès. Mais il a fallu beaucoup d’énergie et de temps pour y parvenir.

En 2016, j’ai voulu sortir un point complet sur ce sujet technique et traduire en termes accessibles, pour ceux qui savent à peu près lire, le minimum à savoir sur le chlordécone en Martinique. La préfecture de Guadeloupe a repris certaines de mes fiches sur son site. La majeure partie du document demeure d’actualité.

Mme Justine Benin, rapporteure. Votre intervention, monsieur Godard, est très enrichissante et sans tabou, même si vous nous avez renvoyés aux pages 39 et suivantes, pour ce qui est des difficultés que vous avez rencontrées dans le cadre de vos missions. Vous nous avez dit que, dès 1999, à votre arrivée en Martinique, vos services et vous-même étiez déjà informés de la dangerosité du produit et de la pollution au chlordécone des sols.

M. Éric Godard. Dès que nous avons mis en évidence le problème du chlordécone, nous sommes allés chercher sa teneur dans les sols dans le bassin d’alimentation de la source Gradis, où nous en avons trouvé dans les premiers centimètres de sol en quantité importante. Dès lors que la molécule était dans les sols, il était évident qu’elle pouvait se transmettre aux végétaux qui y étaient cultivés, aux animaux et aux organismes aquatiques. J’ai tout de suite appréhendé la globalité du problème, ce qui a été beaucoup plus difficile pour d’autres, même si je pense que certains, notamment les chercheurs, étaient sans doute très au fait de tous ces risques, qui n’avaient pas été largement claironnés, si ce n’est dans les rapports Snegaroff et Kermarrec.

Mme Justine Benin, rapporteure. Pourriez‑vous me dresser un bilan de vos actions en tant que délégué interministériel ?

M. Éric Godard. J’ai tout d’abord réussi à mettre en évidence un vrai problème, à grande échelle, qui va préoccuper des générations d’Antillais et, je l’espère, de fonctionnaires de l’État et de responsables de collectivités. Mais, dans un premier temps, je pense que j’ai réussi à apaiser les relations entre l’État et les associations, entre 1999 et 2002. Au cours des derniers temps, je vous avoue avoir dû prendre certaines libertés avec les règles hiérarchiques. Lorsque vous vous apercevez que vous rencontrez des freins, que vous êtes bloqué de partout, que vous agissez pour la santé publique, alors que d’autres intérêts prévalent peut-être à court terme, que vous n’avez pas le soutien que vous attendez de votre administration centrale, parce qu’elle est elle‑même prise dans un système qui arbitre entre différents intérêts, vous prenez des moyens pour faire avancer la cause que vous défendez, notamment celle de la santé. Pour cette raison, en octobre 2017, j’ai pris la liberté d’annoncer publiquement qu’il y avait un problème avec la répartition du chlordécone dans les organismes animaux, mais qu’il y avait également un problème avec les LMR qui avaient été modifiées de fait, sans que personne n’en soit informé, en 2013, en retouchant l’annexe du règlement européen qui fixe les parties auxquelles s’appliquent les LMR. C’est un courrier de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) qui nous l’a appris, faisant état des non‑conformités rencontrées dans le cadre de l’enquête Kannari en 2015. Je pense que l’ANSES en était parfaitement informée, puisque dans son courrier elle mentionne une LMR sur la viande en poids frais à 100 microgrammes par kilogramme. Par hasard, ce jour-là, une journaliste était présente. Elle s’est emparée du sujet et en a fait un reportage en janvier 2018, qui a eu beaucoup d’impact et a donné lieu à la crise des LMR, qui a provoqué une mobilisation des élus et des associations.

J’ai mené une action dans ce cadre pour essayer de convaincre les autorités nationales, le préfet, de ce qu’étaient réellement la situation, les risques, les contradictions entre la réalité ainsi que le discours qui était tenu localement par certaines autorités nationales. Je pense avoir réussi à débloquer la situation et à faire revenir la norme à un plafond beaucoup plus raisonnable que celui vers lequel on avait dérivé.

Parmi mon bilan, on peut également citer l’enquête Kannari, dont le financement a été trouvé grâce à un travail mené sur le PITE et la fongibilité de ses enveloppes.

J’ai également lancé en 2013 le travail qui commence à se mettre en œuvre sur la protection des personnes vulnérables au chlordécone – les femmes en âge de procréer, les femmes enceintes. Cette action a mis du temps à s’installer.

J’ai aussi mené une enquête, en 2015, sur les productions informelles qui sont tant décriées, avec la Fédération régionale de défense contre les organismes nuisibles (FREDON). Dans le secteur végétal, les résultats n’étaient pas si mauvais que cela. On arrivait quasiment à la même qualité que dans le circuit formel. Il est peut-être excessif de crier haro sur l’informel. En revanche, il y a des problèmes avec les denrées animales. Mais ce n’est pas parce qu’il existe des potentiels de contamination importants avec les œufs ou d’autres produits animaux de jardins familiaux qu’il faut considérer que tout ce qui est informel est mauvais.

Je pense aussi avoir facilité la mise en œuvre de l’action 36 du deuxième plan chlordécone, qui est devenue l’action 1 du troisième plan – la charte de développement durable dans les territoires contaminés par le chlordécone – qui a été menée par le bureau d’études Mutadis et a donné lieu à des années de travail et à des heures et des heures de réunions de groupes de travail avec toutes les parties concernées – associations, professionnels de la pêche, de l’agriculture, administrations. Dans un premier temps, le préfet de Martinique n’a pas adhéré à cette action, avant de se convaincre lui-même qu’une démarche où l’État n’était plus le seul maître du jeu, mais une partie parmi d’autres, était intéressante pour faire face à une situation qu’il fallait assumer collectivement.

La région Martinique, en la personne de deux conseillers régionaux, avait également bien pris part à l’affaire. Tout était prêt, jusqu’à l’installation de l’instance de facilitation, mais cela a échoué au moment du passage à la collectivité unique, laquelle n’a pas adhéré à la démarche. En Guadeloupe, malgré quelques actions préliminaires, je crois savoir que c’est la préfecture qui n’y était pas très favorable.

Tous les écrits de l’époque ont été conservés. Vous pourriez interroger avec intérêt les bureaux d’études, comme Mutadis qui a été le maître d’œuvre de cette opération. Ce nouvel outil, qui visait à rechercher les intérêts communs entre les parties, devait permettre d’aller vers une gestion à long terme du problème, dans laquelle les collectivités n’étaient plus en retrait à attendre de l’État qu’il assume seul les conséquences des erreurs faites.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez dit que l’on vous a interdit de parole et traité de tous les qualificatifs possibles, vous accusant de vouloir mettre le feu à la Martinique. Si cela vous dérange trop d’évoquer ces moments difficiles, je n’insisterai pas. Mais qui vous a isolé ? Des acteurs économiques ? Votre administration ? La préfecture ?

M. Éric Godard. Ma hiérarchie, donc la direction de la santé et du développement social de l’époque. Les collègues qui étaient au même niveau que moi au sein d’autres directions me rapportaient les propos désobligeants tenus à mon propos lors des réunions auxquelles ils assistaient, et des journalistes entendaient certains responsables préfectoraux parler de moi.

M. le président Serge Letchimy. Et pourquoi ?

M. Éric Godard. On peut échafauder toutes sortes d’hypothèses. L’une des raisons qui m’a été donnée était que je tenais un discours trop anxiogène, que j’allais faire peur. Il m’a aussi été dit que j’étais trop exposé.

M. le président Serge Letchimy. Compte tenu de la réalité des choses aujourd’hui, cela vous apparaît-il comme une volonté de camoufler les choses, de ne pas dire la vérité, pour gagner du temps ?

M. Éric Godard. Je ne pense pas qu’il s’agissait d’une volonté de ne pas dire les choses, mais plutôt de les dire d’une autre manière. J’avais ainsi préparé une note pour le groupe régional phytosanitaire du mois de juillet, au cours duquel nous devions traiter d’un gros dossier sur les pesticides, ainsi qu’un discours introductif pour le préfet. Il ne l’a évidemment pas lu et a présenté les choses autrement. J’expliquais dans ce discours tout ce que j’ai toujours pensé, et que j’ai martelé sans cesse depuis toutes ces années.

M. le président Serge Letchimy. Le chlordécone a été interdit en 1990. En 1998 et 1999, on en a découvert les premières traces dans l’eau. Est-ce que l’État a joué son rôle ? Peut-on lui reprocher une forme d’inertie sur cette période ? Aurait-il été possible de lancer l’alerte plus vite ? Presque dix années se sont écoulées…

M. Éric Godard. Mon appréciation à cet égard a évolué. Dans un premier temps, après l’interdiction du chlordécone, comme pendant sa période d’autorisation, j’ai trouvé étonnant que personne ne se soit préoccupé des conséquences, alors que des signes étaient apparus bien après le rapport Kermarrec, qui anticipait sur la catastrophe. Une enquête menée dans le cadre de l’Unesco sur la rivière du Grand Carbet, en Guadeloupe, a mis en évidence des dosages en milligrammes de chlordécone dans les eaux de l’estuaire, avec un gradient décroissant important entre l’amont et l’aval. C’était suffisant pour donner l’alerte.

Il y eut ensuite la pollution de la source de Neufchâteau, dans le site du Cirad, citée dans le rapport Balland et dans celui d’une stagiaire à la DDASS de Guadeloupe en 1996, qui s’appelait Sulla Jesop.

J’ai toujours défendu les autorités sanitaires et la DDASS, car le chlordécone ne lui avait pas été signalé comme un problème, et les laboratoires ne le cherchaient pas.

Monsieur Alain Blateau, qui a longtemps été mon prédécesseur à la DDASS, vous a indiqué que je vous parlerais peut-être de la découverte de certains éléments, et je suis en effet en mesure de le faire. J’ai retrouvé des écrits dont il vous a dit avoir perdu la mémoire. C’est aussi ce qu’il m’avait dit lorsque je les lui avais montrés, en lui demandant pourquoi nous n’avions pas poussé plus loin la recherche du chlordécone. En 1991, dans une enquête menée auprès des services de la protection des végétaux, des distributeurs de produits phytosanitaires et des groupements bananiers, le chlordécone apparaissait plusieurs fois parmi d’autres molécules, marqué d’un signe appelant à y faire attention et accompagnée d’un commentaire manuscrit indiquant : « Très persistant ».

Une autre pièce de cette même année 1991 – un courrier au laboratoire départemental de Martinique signé de l’un des cadres de la DDAS – demandait de rechercher le chlordécone parmi d’autres molécules. Mais l’institut Pasteur de Lille, à qui le contrôle des pesticides dans les eaux a été confié en sous-traitance du laboratoire départemental, ne le recherchait pas. La situation n’a pas évolué jusqu’au changement de laboratoire, en 1999. Un rapport au conseil départemental d’hygiène de 1997, actualisant la liste des molécules que l’institut Pasteur devait rechercher, mentionne à nouveau le chlordécone.

Le chlordécone a donc été cité à trois occasions, et il était alors possible de la retrouver, puisque cela avait déjà été déjà fait à plusieurs reprises. Depuis un certain temps déjà, des laboratoires l’avaient détectée dans différentes matrices, notamment dans l’eau, où il est le plus facile de la trouver. Il a été détecté dans la rivière du Grand Carbet, et M. Snegaroff l’avait trouvé dans le cadre de ses travaux. Je ne sais pas pour quelle raison nous n’avons pas suffisamment insisté pour mettre en place un contrôle qui permette d’identifier la molécule.

D’autres aspects m’étonnent. Ainsi, les niveaux de HCH sont dix fois inférieurs à ceux de chlordécone, mais dans toutes les rivières que nous avons contrôlées avec un pas de temps assez court – rivière Monsieur, rivière Capot – les courbes d’évolution des deux molécules sont parfaitement parallèles. L’institut Pasteur a analysé les eaux de la source Gradis sans y trouver de HCH, alors que quelque temps après, des quantités très importantes de HCH y ont été décelées. Faut-il mettre en cause le conditionnement des échantillons, ou le temps passé avant d’arriver au laboratoire ? Il est peu probable que le temps soit en cause, s’agissant d’une molécule persistante. En revanche, peut-être que le flacon employé n’était pas adapté à la recherche de telles molécules ?

J’ai également été très perturbé par un témoignage de René Seux, ex directeur du laboratoire de l’École Nationale de la Santé Publique, qui m’a été rapporté par Luc Multigner.

Lors de l’inauguration du laboratoire d’études et de recherche en environnement et en santé (LERES) conjointement à celle des nouveaux locaux de l’IRSET, en 2016, son directeur, René Seux, a déclaré  à Luc Multigner qu’il avait détecté le chlordécone en 1991 lors d’analyses réalisées pour la DDASS par son laboratoire. Il l’a signalé, et l’autorité sanitaire lui aurait répondu qu’il fallait rechercher les molécules demandées dans la liste. J’ai évidemment interrogé René Seux sur ce point, par messagerie – il ne m’a pas répondu – et oralement, lorsque je suis allé à un regroupement de l’académie d’agriculture en septembre 2016 à Rennes. René Seux m’a alors confirmé qu’il avait découvert du chlordécone et l’avait signalé. Mais il n’en avait ni traces ni archives, car cela avait été fait de manière informelle et qu’à l’époque, ce genre de prestations informelles ne donnait pas lieu à archivage.

M. le président Serge Letchimy. On peut distinguer deux périodes : de 1990 à 1998, jusqu’au rapport Balland et aux initiatives qui permettent de détecter le chlordécone dans l’eau et les légumes en 1999 et 2000 ; puis jusqu’au début des plans chlordécone, en 2008. Il s’est donc déroulé exactement dix-huit ans au cours desquels on suspecte que la vente de chlordécone se soit poursuivie malgré l’interdiction formulée en 1990.

Savez-vous si le chlordécone commercialisé a été distribué après 1993 ? Et selon vous, en a-t-on encore importé, en plus des stocks existants ?

M. Éric Godard. Ce ne sont pas ces usages illicites de chlordécone qui ont créé le problème, il est apparu au cours des vingt années pendant lesquelles nous avons utilisé le chlordécone de manière autorisée, entre 1972 et 1993.

Il y a eu à ce propos des indications, des rumeurs, et beaucoup de gens faisaient courir le bruit qu’il existait des trafics. Je ne sais pas si ces personnes sont allées jusqu’à donner des noms, des lieux ou des dates, s’ils ont été interrogés par la gendarmerie dans le cadre des enquêtes en cours. Pour ma part, je n’ai aucune information autre que des témoignages qui n’étaient pas toujours très clairs. Beaucoup de gens se sont exprimés sur le sujet, de nombreux articles de journaux ont fait état de trafics. En 2002, 9,5 tonnes ont été découvertes en Martinique, dans des conteneurs, sur les sites du GIPAM et de la SICABAM. Une découverte à l’habitation Parnasse s’est révélée fausse, puisque celui qui a fait courir ce bruit a reconnu qu’il s’agissait d’une confusion avec les stocks retrouvés à la SICABAM ou au GIPAM. Les sacs qui ont été trouvés lors de cette découverte, en 2002, étaient en très bon état, presque à l’état neuf.

J’ai eu connaissance d’échanges de messages entre la direction régionale de l’environnement et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DCCRF) faisant état de fraudes et de trafics organisés depuis l’Afrique, par des planteurs ayant des intérêts sur ce continent. Il vous a été dit, lors des auditions menées en Martinique, que des ventes se poursuivaient après 1993 dans un magasin de bricolage qui n’a pas été cité. Selon des informations qui me sont parvenues, ce sont les établissements Joseph Cottrell qui distribuaient le chlordécone à la fin, après que Lagarrigue se soit dessaisi de ce négoce. À l’époque, les établissements Joseph Cottrell étaient dirigés par M. Henri Ernoult.

M. le président Serge Letchimy. Henri Ernoult dirigeait parallèlement Joseph Cottrell et Lagarrigue ?

M. Éric Godard. Peut-être pas en même temps, mais M. Ernoult dirigeait Joseph Cottrell à l’époque. D’après M. Yves Hayot, avec qui nous avons discuté en 2009 en compagnie des parlementaires Catherine Procaccia et Jean-Yves Le Déaut, Joseph Cottrell bénéficiait d’une certaine indépendance.

On m’a également rapporté qu’un ordinateur qui avait servi aux établissements Joseph Cottrell est tombé entre les mains d’une personne, qui y a retrouvé des fichiers clients en rapport avec le curlone.

En 2000, un chercheur du Cirad a vu de lui-même un épandage de curlone, dans une plantation dont il ne m’a pas donné le nom. Lors de la collecte de curlone, un échange de messages entre la répression des fraudes et la DAAF rapportait que la Compagnie des bananes de la Martinique était parfaitement au courant de pratiques d’épandages de curlone en 2000.

Ces témoignages convergents semblent indiquer que les épandages se sont poursuivis après 1993, sans que l’on sache à quelle échelle.

J’ai longtemps interprété une des annexes du rapport parlementaire, en l’occurrence la demande de renseignements du parquet à la DGCCRF sur le statut du curlone, qui date de 1997, comme le signe qu’un stock de curlone avait été saisi après l’interdiction de sa commercialisation. J’ai su dès 2007 ou 2008 que cette affaire avait été classée sans suite par le chef de la protection des végétaux de Guadeloupe. C’est peut-être l’affaire dont vous a parlé la responsable de la DGCCRF, classée par le procureur pour cause de prescription.

M. le président Serge Letchimy. M. Ernoult a d’abord été employé comme cadre, puis directeur de Lagarrigue, les dates nous ont été données. Il aurait fait partie de l’entreprise de bricolage qui aurait commercialisé le chlordécone après son interdiction, c’est bien cela ?

M. Éric Godard. J’ai les notes d’un entretien avec Yves Hayot le 2 avril 2009 au cours duquel il a déclaré que Joseph Cottrell était une filiale très autonome des établissements Lagarrigue, dirigée par Henri Ernoult.

M. le président Serge Letchimy. La commission note ces informations qui permettront de retracer la continuité des activités de M. Ernoult, depuis Lagarrigue jusqu’à Joseph Cottrell.

Mme Josette Manin. Monsieur Godard, vous avez beaucoup parlé de la source Gradis, pouvez la situer précisément ?

Vingt ou trente ans après, avez-vous une idée de l’étendue de la contamination du territoire de la Guadeloupe et de la Martinique, tant des sols, des sources, des rivières que de la mer ?

Pensez-vous que les populations de ces deux territoires aient été suffisamment et correctement informées des risques encourus ?

M. Éric Godard. La source Gradis se situe dans l’habitation Gradis, à Basse‑Pointe. On la trouve assez facilement sur une carte.

L’étendue de la contamination est de mieux en mieux connue, je ne peux pas la détailler ici, mais l’un des succès des plans chlordécone est de nous avoir donné une meilleure connaissance des sols contaminés. Nous sommes loin de l’exhaustivité, mais les analyses ont été réalisées en priorité sur les sols à vocation alimentaire, ce qui est logique. Il faut continuer à mener les analyses sur ce type de sols, particulièrement ceux qui produisent des cultures sensibles au chlordécone.

Une autre approche a été suivie avec succès en Guadeloupe : l’intégration que permettent les cours d’eaux et les bassins-versants donne une vision globale de la contamination. J’ai lutté contre une idée du ministère de l’environnement, qu’il a fini par appliquer, consistant à ponctionner une somme importante dans les crédits du PITE pour réaliser des analyses dans les zones périurbaines vouées à une urbanisation future. Cela n’avait aucune justification en termes de production alimentaire, et nous savions que les agriculteurs n’avaient pas d’analyses financées. Ainsi, 2 millions d’euros ont été dépensés sur les fonds du PITE pour réaliser sept cent cinquante analyses en Guadeloupe et autant en Martinique, alors que nous faisons maintenant appel au PITE pour financer les analyses des agriculteurs, car les programmes de développement ruraux ne le permettent plus.

S’agissant de la contamination du milieu marin, un énorme travail a été réalisé depuis 2008. Nous connaissons beaucoup mieux les espèces et les zones contaminées. Nous avons peu d’informations concernant la diffusion du chlordécone par les airs. Les risques sont considérés comme faibles car le produit est peu volatil, et des recherches à ce sujet doivent être bientôt menées. Notre connaissance de la contamination a donc largement progressé.

L’information de la population est un très vaste sujet, et j’ai toujours essayé d’œuvrer le plus honnêtement possible. Elle se heurte à plusieurs difficultés. La culture de partage des connaissances n’est pas très développée dans certains services de l’État, marqués par une frilosité générale et la peur d’affoler. La population n’est pas considérée comme adulte, alors que c’est son souhait, et cela s’est clairement ressenti lors des forums de préparation du deuxième plan chlordécone, en 2010. J’ai voulu préparer le deuxième plan en concertation, à la différence du premier qui avait été préparé entre techniciens, au sein des ministères. Ce deuxième plan chlordécone a bien été préparé en concertation avec la population, aussi bien en Guadeloupe qu’en Martinique. Ce fut difficile en Guadeloupe, car le mouvement du Liyannaj Kont Pwofitasyon était encore récent, et le préfet était assez prudent. Mais ce fut un grand succès : les associations sont venues, les professionnels, tout le monde a pu donner son avis sur le plan précédent et sur ce qu’il convenait de faire, et ces avis ont pu être partiellement intégrés dans le deuxième plan.

La communication soulève le problème de la compréhension de l’information technique, car c’est un sujet extrêmement complexe, qu’il ne faut pas simplifier abusivement, comme l’administration a souvent tendance à faire. Pour le chlordécone, on ne peut pas traduire la réalité de manière trop simple, il faut trouver les bons moyens et se donner pour ligne directrice une communication honnête. J’ai souvent dû me battre pour faire passer ces messages, pas toujours avec succès.

Mme Justine Bénin, rapporteure. Vous parlez des différents plans chlordécone. Lors des auditions menées en Guadeloupe comme en Martinique, des critiques quant au montant de ces différents plans ont été émises, considérant qu’ils n’étaient pas à la hauteur des enjeux dans les domaines de la santé publique, de la cartographie, de l’analyse des sols et de la recherche. Vous avez participé activement au premier plan chlordécone, pouvez-vous nous en dire quelques mots, et pensez-vous aujourd’hui que ces plans sont à la hauteur des enjeux ?

M. Éric Godard. Le premier plan chlordécone et tous ceux qui lui ont succédé affichaient un montant d’environ 30 millions d’euros. En fait, ce premier plan est loin d’avoir consommé la totalité de ces sommes, le bilan que nous avons réalisé à son terme atteint à peine 23 millions.

Mais je ne suis pas sûr que le volume financier consacré soit la bonne mesure de l’importance que l’État et ses partenaires accordent à l’enjeu. Certes, on peut augmenter les crédits pour effectuer plus de contrôles, mais ces contrôles seront-ils efficaces ? Vont-ils inspirer confiance, et permettre aux producteurs locaux de continuer à vivre honnêtement de leur travail ? La recherche aura-t-elle les moyens ? On peut lui attribuer des crédits, mais ces derniers sont-ils sanctuarisés pour le chlordécone. C’était le cas au départ, mais depuis la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR), les chercheurs ont eu des difficultés pour travailler sur un sujet très local, qui ne touche pas à la recherche fondamentale et n’intéresse donc pas forcément l’ANR.

En matière de remédiation, un important travail a été réalisé en 2010 pour trouver des pistes d’amélioration. C’est un enjeu très fort, et il faut y consacrer beaucoup de moyens.

Pour l’accompagnement des producteurs, nous sommes limités par les règles de droit commun et le carcan des aides européennes à la pêche et à l’agriculture. L’État n’a pas considéré dès le départ le chlordécone comme un problème de sol pollué, et il est vrai qu’il ne s’agit pas de sites industriels, de décharges ou de sites orphelins, mais de sols à vocation agricole, pollués de façon diffuse et à grande échelle. Ce choix de l’État impose de passer sous les fourches caudines du contrôle des aides accordées aux producteurs. Les aides à la pêche ont donc été limitées de minimis. Quant aux aides à l’agriculture, elles ont été presque nulles, à l’exception des aides versées par le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) pour accompagner la réduction des LMR de 50 à 20 microgrammes.

Cette manière d’accompagner les producteurs n’est pas la meilleure pour leur permettre de supporter les conséquences de cette pollution, ni pour garantir la qualité de l’alimentation, car les producteurs qui ne sont pas suffisamment aidés risquent de continuer à cultiver des sols dans des conditions n’assurant pas la qualité des productions et la santé des populations. J’ai développé ce point dans plusieurs notes argumentées, et la mission d’évaluation du plan de 2011 a partagé ce constat, ainsi que le préfet Prévost, dans un courrier préparé par mes soins qu’il a signé en 2012 à l’issue du travail réalisé sur les fiches action du plan.

L’évolution des plans chlordécone ne doit donc pas être considérée au regard des seuls crédits alloués, c’est aussi une approche de long terme qui sécurise à la fois les producteurs et les consommateurs. On a réussi à saper la confiance dans les productions locales de différentes manières : en ayant un discours pas toujours très honnête, à savoir la dernière phase sur les LMR, en voulant cacher l’information sur la contamination des sols pendant des années – car il a fallu des années avant de publier la carte de contamination des sols à la parcelle…

M. le président Serge Letchimy. Qui a caché ces informations ?

M. Éric Godard. Je ne dirais pas que l’on a véritablement caché ces informations : on les a rendues floues. En ne permettant pas l’accès aux connaissances précises, on a engendré une crise de confiance, comme l’a reconnu la mission d’évaluation de 2011.

Les directives européennes imposent pourtant que ces informations soient publiques, de même que les données de contrôle des denrées alimentaires, et pas seulement les synthèses. Je vous mets pourtant au défi d’obtenir ces données, moi-même qui étais chargé de mission interministérielle, je n’arrivais pas à avoir les données de certains services. Il n’est pas nécessaire de jeter l’anathème sur tel ou tel producteur, leur anonymat peut être préservé, mais fournissons au moins des données permettant de vérifier que les affirmations correspondent à la réalité.

Par exemple, donner des résultats statistiques en confondant conformité et non‑contamination, ce n’est pas tout à fait honnête. On donne des informations sur la conformité des denrées sans préciser leur niveau de contamination. La population a besoin de savoir, et certains relais d’informations, certains leaders, doivent accéder aux détails qui permettront de contrôler que l’on dit la vérité. C’est ainsi que l’on gagne la confiance.

Tandis que la préfecture de Guadeloupe était d’accord pour diffuser les résultats d’analyses de sols à la parcelle, la Martinique a tout fait pour retarder cette diffusion. Nous avons fini par saisir la Commission d’accès aux documents administratifs, qui a confirmé qu’il fallait rendre cette information publique.

M. le président Serge Letchimy. Quel était l’intérêt de flouter ces informations, de ne pas les rendre accessibles dans le détail, voire de les cacher ? Était-ce la volonté d’une institution ou d’une personne ?

M. Éric Godard. La chambre d’agriculture avait pour mission de faire les analyses préventives avant la plantation de plantes sensibles, et afin de ne pas stigmatiser les producteurs, elle avait demandé à la direction de l’agriculture des engagements de confidentialité. Ainsi un producteur qui cultive une terre contaminée, mais dans des seuils compatibles avec les LMR, ne serait pas gêné car le public n’aurait pas connaissance de la contamination de son sol.

La valeur du foncier a également été évoquée, mais j’ai toujours dit que cacher ces informations pour des questions de valeur foncière revenait à se rendre complice d’une tromperie, parce qu’inévitablement, un sol contaminé au chlordécone n’a pas le même potentiel de production agricole ou d’élevage.

Mme Justine Bénin, rapporteure. Vous étiez bien délégué interministériel chlordécone en Martinique ?

M. Éric Godard. J’étais chargé de mission sur le chlordécone auprès des préfets de Guadeloupe et de Martinique, donc interministériel et interrégional, entre la fin de l’année 2006 et 2013. Je n’ai d’ailleurs jamais été déchargé officiellement de cette mission.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’allais vous demander pour quelles raisons vous en aviez été déchargé.

M. Éric Godard. J’en ai été déchargé parce que je l’ai demandé, en raison de mon épuisement, et parce que j’avais constaté que j’étais devenu inefficace.

Mme Justine Bénin, rapporteure. Pourquoi dites-vous que vous l’étiez devenu ?

M. Éric Godard. Je n’avais plus accès à certaines informations et, en matière de communication, je me trouvais en opposition totale avec certains services de l’État. Je ne disposais par ailleurs pas non plus du soutien nécessaire.

J’étais en outre quasiment interdit de séjour en Guadeloupe, même si ce processus a connu différentes étapes. Les difficultés sont apparues à partir du moment où le Liyannaj Kont Pwofitasyon est arrivé sur le terrain : il ne fallait plus parler de chlordécone car cela revenait, m’a-t-on dit alors, à faire grandir cette formation au détriment de l’État et à lui donner des moyens de le maltraiter. Or à mon sens, précisément, moins l’on parlait de chlordécone, plus on risquait d’attiser le feu.

J’ai au cours de la période suivante essayé de faire un peu plus bouger les choses en Guadeloupe, afin que celle-ci atteigne le même niveau de vigilance que la Martinique. Le préfet concerné m’a alors apostrophé en ces termes : « Enfin, monsieur Godard, je n’entends jamais parler de chlordécone sur le terrain, que ce soit de la part du public, des associations, des professionnels ou de quiconque : ce n’est donc pas sur ce sujet que je vais mobiliser mes services. » Or mon action visait à demander des efforts supplémentaires à ses services, notamment à la DAAF, afin qu’elle lance de nouveaux contrôles en matière de pêches.

En 2012, j’ai eu beaucoup de mal à faire accepter en Guadeloupe le colloque que nous avons organisé avec tous les chercheurs spécialistes d’agro-environnement afin de faire le point sur les recherches menées. Le colloque de 2018 n’a pas été le premier organisé sur le sujet, même s’il a, certes, abordé la question de la santé qui ne l’avait pas été sous la même forme par son devancier.

En 2012, un colloque de deux jours avait, tant en Martinique qu’en Guadeloupe, présenté tous les résultats acquis par la recherche agro-environnementale. Le préfet de Guadeloupe avait fini par organiser la manifestation, mais, comme il me l’a dit, le pistolet sur la tempe – dans la mesure où elle avait eu lieu en Martinique, il était en effet impensable qu’elle n’ait pas lieu en Guadeloupe, même s’il y était initialement totalement opposé.

Lors du débat qui a suivi les exposés des chercheurs, les associations ont pourtant fait montre d’un grand intérêt pour la question, ce qui a occasionné un revirement. La préfecture de Guadeloupe s’est ensuite en quelque sorte plainte de mon action auprès du ministère de l’intérieur, car celle-ci constituait désormais selon elle presque un frein ! Elle a, à cette occasion, demandé de gérer le PITE de façon indépendante, afin de pouvoir l’utiliser comme elle l’entendait. Je m’opposais en effet à certaines de ses initiatives en la matière – je pense à la prise en charge de carcasses à l’abattoir, question sur laquelle j’ai dû consulter le niveau national – pour des raisons tenant à la cohérence de l’action publique entre les deux îles.

Un directeur de la mer en poste en Guadeloupe s’est en outre plaint de mon action, arguant que le préfet de Martinique avait auprès de lui un chargé de mission interrégional qui travaillait essentiellement pour la Martinique et non pour la Guadeloupe. Cette anecdote vous donne une idée de l’ambiance sur place.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur Godard, tout ce que vous avez écrit et que j’ai, comme beaucoup de personnes, lu a permis, avec plusieurs années de recul, de décrire une situation et d’établir une vérité. Certaines actions sont par ailleurs mises en œuvre en vue de s’attaquer aux problèmes que vous aviez dénoncés par le passé. Je sens chez vous monter une certaine angoisse due au fait vous avez subi, pendant une longue période, des pressions visant à vous faire taire et à éviter de vous voir prendre la parole afin de dénoncer ce qui s’est passé, et, surtout, d’informer sur ce que vous avez découvert.

Cette période entre 2006 et 2013, tout comme la première d’ailleurs, a-t-elle selon vous été marquée par une volonté de vous faire taire, et, dans l’affirmative, de qui cette volonté émanait-elle ? De certains de vos collègues mus par un sentiment de jalousie à votre égard ou des plus hauts représentants de l’État, tant en Guadeloupe qu’en Martinique ?

M. Éric Godard. Entre 2006 et 2013, je ne pense pas qu’il y ait eu de volonté de me faire taire. Comme je l’ai dit, la situation s’est dégradée progressivement à partir de 2010 ou de 2011. À titre d’exemple, malgré mes demandes, je n’ai jamais pu participer à certaines réunions organisées par les directions de l’alimentation, de l’agriculture et de la pêche avec des agriculteurs. Je n’ai pas vraiment subi de pressions : on a plutôt essayé de me dissuader de jouer mon rôle. Or j’avais de très bons contacts avec le préfet Laurent Prévost, qui a tout à fait reconnu que je n’étais plus du tout en mesure d’assumer ma fonction en Guadeloupe – la porte s’y était fermée.

M. le président Serge Letchimy. Le fait de ne pas inviter un cadre de l’État responsable du dispositif chlordécone auprès des deux préfets concernés à certaines réunions n’était-il pas une façon de l’exclure ?

M. Éric Godard. Il n’existait aucune obligation de me convier à ces réunions : j’en faisais la demande en vue de prendre la température, de voir comment les agriculteurs réagissaient afin de pouvoir, le cas échéant, anticiper les problèmes en alertant le niveau national, car j’étais réellement en mesure de le faire. Je pouvais en effet agir aux deux niveaux : local et national.

Quand le niveau national adoptait une attitude trop dure, je parvenais à permettre aux préfets d’adapter les mesures concernées. J’ai par exemple obtenu en 2009-2010, au terme d’un travail important, qui m’a conduit à m’opposer notamment à la direction générale de la santé, que les propositions de l’ANSES visant à faire interdire la pêche dans des zones très étendues puissent être adaptées localement au terrain, ce que nous avons en définitive réussi à obtenir.

M. le président Serge Letchimy. Nous dressons cependant le constat suivant, qui est important : entre 1990, c’est-à-dire à compter de la décision d’arrêter la vente de curlone, et 2008, dix-huit ans se sont écoulés. Après 2013, aucune disposition – tout le monde cite cet exemple – n’a été prise en vue de rapatrier l’ensemble des stocks de chlordécone encore présents sur le terrain.

Nous cherchons à identifier pour quelles raisons une telle inertie a pu se développer entre 1990 et 2008. Si elles s’avèrent objectives et tenaient au fait que l’État était, comme tout le monde, – puisque l’on avait découvert en 1999 la présence de chlordécone dans l’eau, puis en 2002 dans les aliments – dépassé, nul besoin d’en reparler. On ne peut en effet pas rendre coupables des gens qui, découvrant un tel phénomène, ont eu du mal à l’appréhender. Nous avons parallèlement le sentiment – nourri de preuves – que le commerce, voire la distribution du produit ont perduré après 2013. Nous avons besoin d’étayer ces suspicions afin de déterminer les responsabilités : faut-il mettre en cause la responsabilité pénale des importateurs auteurs de trafics entre magasins ? L’État s’est-il montré à la hauteur du drame que vous avez constaté ? On est en droit d’en douter quand le principal acteur est écarté et n’est pas convié à certaines réunions.

M. Éric Godard. Je crois qu’il ne faut pas, monsieur le président, mélanger les deux époques. Celle allant de 1993 à 1999 a pris fin par une prise de conscience provoquée par le rapport de MM. Balland, Mestres et Fagot en 1998, puis par la mise en évidence du problème dans les eaux en 1999.

La deuxième a été marquée en 2002 par la mise en évidence d’un problème plus général dans les sols comme dans les milieux aquatiques, puisqu’en novembre de cette même année, j’ai présenté au GREPHY, le Groupe régional phytosanitaire, l’état des organismes vivant au sein de ces milieux. Peu après a été pris le premier arrêté de fermeture d’un établissement piscicole, la station Mangatal au Lorrain.

On a ensuite attendu 2008 pour intervenir à nouveau dans le domaine piscicole, ce qui était lié au changement de norme, de 200 microgrammes à 20 microgrammes. Entre‑temps, la région avait poussé au développement de la pisciculture, sans forcément tenir compte du problème du chlordécone, contrairement à ce que j’avais préconisé.

Certains ont par conséquent qualifié cette période 1993-1998 de période d’omertà et de négligence en raison de la non-prise en compte des alertes, notamment de celles lancées en 1993 et ultérieurement. Certes on a ensuite, c’est-à-dire à partir de 1999 et jusqu’en 2002, perdu un peu de temps, notamment parce que le fait d’avoir dit qu’il fallait s’intéresser à l’alimentation a conduit la direction des affaires sanitaires et sociales à être à la manœuvre. Celle-ci a alors dû solliciter des crédits auprès de la direction générale de la santé, alors que d’autres services auraient dû s’en occuper, dans la mesure où cela entrait davantage dans le cadre de leurs compétences.

À partir du moment où cela a été fait, tout un processus a été enclenché, et ce bien avant 2008, c’est-à-dire avant les travaux de Dominique Belpomme, Louis Boutrin et Raphaël Confiant, en vue de réduire l’exposition par les racines, puisque les mesures idoines ont été prises dès mars 2003 en Martinique et dès octobre 2003 en Guadeloupe, avec certes un petit délai de mise en place. Celle-ci a été progressive : je pense aux arrêtés préfectoraux ne rendant possible la mise en culture des onze plantes les plus sensibles au chlordécone qu’après analyse des sols concernés.

Ce travail a donc bien été mené, comme les évaluations de risque par les agences sanitaires qui ont conduit à la fixation des valeurs toxicologiques de référence, sur la base des études ESCAL (Étude sur la santé et les comportements alimentaires en Martinique) et CALBAS (Consommations alimentaires en Basse-Terre), ainsi que de valeurs limites provisoires avant les travaux que je viens de citer.

Il y a donc bien eu prise en compte du problème et mobilisation importante. La période suivante a peut-être été marquée par le sentiment qu’on l’avait traité, notamment en raison de l’existence de normes acceptables et du système de contrôle préalable des sols à planter. On s’est peut-être, alors, un peu endormi. Or dans ce genre de crise de santé publique, on n’agit que sous la pression, qu’elle soit exercée par l’opinion, par la presse ou par un lanceur d’alerte.

Un pas a été franchi lorsque le premier plan chlordécone a été mis en place, puisque les moyens qui lui ont été consacrés ont été revus à la hausse, que l’on est allé plus loin en matière de contrôles, que l’on a abaissé la limite maximale de résidus, que l’on a pris pour principe – ce qui a ensuite été un peu perdu de vue avec la LMR sur les viandes, et là il faudrait effectivement en trouver les raisons – de réduire le plus possible l’exposition au produit. On a donc connu des périodes de grande activité, d’efficacité et de cohésion de l’administration, comme lors de l’exécution du premier plan au cours duquel un travail de mutualisation des ressources a été accompli et une dynamique s’est mise en place.

Cette dernière s’est ensuite un peu ralentie, peut-être du fait de la lassitude ou de l’attitude consistant, lorsque l’on a réglé un problème, à vouloir tourner la page et à passer à autre chose, sans forcément prendre en compte que ce problème perdurera en fait pendant des générations et qu’il faudra continuer à le traiter.

Je ne suis donc pas d’accord pour dire que l’on n’a rien fait entre 1999 et le premier plan chlordécone : c’est une légende. Ce n’est pas exact. J’ai d’ailleurs sur ce point toujours défendu tout ce qui avait été fait à l’époque.

M. le président Serge Letchimy. Que dire selon vous de la période s’étalant entre 1990 et 1999 ?

M. Éric Godard. On a effectivement laissé passer des années au cours desquelles le problème n’avait pas été identifié s’agissant des eaux. On a notamment, de ce fait, laissé consommer des eaux très contaminées ainsi que, de façon à peu près certaine, des racines très contaminées issues des terrains cultivés en alternance avec la banane. Le dachine était en effet une très bonne culture alternative en vue de lutter contre les nématodes, notamment dans le cadre d’une rotation avec la banane.

M. le président Serge Letchimy. Aurait-on pu mieux faire entre 1990 et 1999 pour protéger les populations, dans la mesure où vous avez indiqué qu’à partir de 1999 et jusqu’en 2008, avec le lancement du premier plan chlordécone, les choses s’étaient bien passées ?

M. Éric Godard. Certainement. On a perdu énormément de temps à ce moment-là, de même que l’on aurait pu faire mieux avant 1990, du temps où le chlordécone était encore utilisée, à la fois pour éviter d’utiliser cet organochloré, qui s’est avéré particulièrement persistant, et pour mener des essais qui auraient montré qu’il passait dans les eaux et dans les cultures.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez affirmé que les autorisations d’utilisation du chlordécone avaient été accordées sans essais préalables, ce qui constitue une première dans l’histoire de la République.

M. Éric Godard. Il semble que des essais de culture n’aient pas non plus été menés après que l’autorisation provisoire de vente a été accordée, alors qu’une telle autorisation est censée être associée à des essais de culture visant à vérifier que la molécule est efficace contre le parasite contre lequel elle est censée lutter et qu’elle ne génère pas de résidus inacceptables.

M. le président Serge Letchimy. Cette autorisation provisoire de vente (APV) date bien de 1972 ?

M. Éric Godard. C’est exact, monsieur le président. Les seuls éléments en ma possession, qui ont d’ailleurs été diffusés dans la presse en 2007, à savoir les rapports de la commission des toxiques, permettent de constater que les derniers comptes rendus, c’est-à-dire ceux produits au moment de l’interdiction, font état d’une APV datant de 1972. Ils ne font même pas état d’une APV de 1981. Je ne sais d’ailleurs pas si vous avez en définitive pu l’obtenir du ministère de l’agriculture.

M. le président Serge Letchimy. Nous avons obtenu communication de l’APV datant de 1972 ainsi que l’autorisation de mise sur le marché datant de 1981. La première, qui porte sur le Kepone a été accordée à la Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques (SEPPIC), et la seconde, qui porte sur le curlone, a été accordée aux établissements Lagarrigue. Selon vous, des essais auraient donc dû être menés avant cette APV, mais les produits concernés auraient dû être homologués avant que l’autorisation de mise sur le marché (AMM) de 1981 ne soit délivrée : est-ce bien cela ?

M. Éric Godard. Normalement, à ma connaissance, des essais auraient dû être menés après l’APV afin de confirmer l’intérêt de la molécule et son innocuité, en tout cas pour l’environnement et les cultures concernées, avant de délivrer l’autorisation définitive. De tels essais auraient été conformes aux habitudes de travail de l’époque.

M. le président Serge Letchimy. Venons-en aux stocks : 9,3 tonnes ont été retrouvées en Martinique assez tardivement, c’est-à-dire en 2002, et 4 tonnes en Martinique. Outre le fait que ces quantités sont énormes, la découverte de ces stocks n’est intervenue qu’une dizaine d’années après l’interdiction du chlordécone. Qu’en pensez-vous ?

M. Éric Godard. Ces quantités n’étaient pas du tout énormes si on les rapporte aux besoins des cultures.

M. le président Serge Letchimy. Je portais ce jugement par rapport à la masse des entrées annuelles de produit.

M. Éric Godard. Le chlordécone était utilisé à raison de 30 grammes par pied. Si l’on évalue le nombre de pieds par hectare à deux mille, 60 kilogrammes de produit par hectare étaient nécessaires. Par conséquent, il ne serait pas possible de traiter une très grande surface avec ces 9,3 tonnes.

M. le président Serge Letchimy. Considérez-vous donc que le volume de stocks trouvés n’était pas important et qu’il n’y a pas eu de trafic après 2013 ?

M. Éric Godard. Non, ce n’est pas ce que j’ai dit : j’ai indiqué que ce stock de 9,3 tonnes en Martinique et de 4 tonnes en Guadeloupe était de faible importance.

M. le président Serge Letchimy. Certes, cependant si on le découvre en 2002, alors que l’interdiction remonte à 1993, cela signifie que l’usage du produit a certainement été massif entre ces deux dates, ce qui expliquerait qu’il n’en reste que 9,3 tonnes d’une part et 4 tonnes d’autre part.

M. Éric Godard. Je ne suis pas en mesure de confirmer ou d’infirmer cette affirmation.

Mme Justine Benin, rapporteure. Monsieur Godard, pouvez-vous nous indiquer si vous êtes aujourd’hui à la retraite ou si vous êtes toujours en fonction ? Nous avons bien noté que vous aviez exercé vos responsabilités de chargé de mission interministériel chlordécone auprès des préfets de Guadeloupe et de Martinique avec beaucoup de ténacité et de courage, même si leur exercice a été entravé. Vous avez évoqué le fait qu’il vous avait fallu, au nom d’une certaine paix sociale, ne pas parler de chlordécone à l’un des préfets de la Guadeloupe : est-ce exact ?

M. Éric Godard. Je suis à la retraite depuis le 31 octobre 2018, après avoir exercé mes responsabilités auprès de six préfets de Guadeloupe et de sept préfets de La Martinique. Le préfet de Guadeloupe dont je viens de parler craignait qu’en parlant de chlordécone l’on angoisse la population, ce qui aurait selon lui créé plus de problèmes que contribué à en résoudre : c’est pour cette raison qu’il ne souhaitait effectivement pas que l’on en parle trop. Il considérait que la question ne se posait pas.

Après mon départ, on a complètement arrêté de réunir le groupe régional d’études des pollutions pour les produits phytosanitaires en Guadeloupe, le GREPP, ainsi que le GREPHY. J’ai en outre appris qu’en Guadeloupe la préfète Marcelle Pierrot avait décidé à partir de 2014 de ne plus réunir le GREPP. Même si je n’étais plus, à l’époque, chargé de mission, j’ai dénoncé la situation car je continuais d’essayer de faire avancer les choses. Mon directeur de l’ARS de l’époque a d’ailleurs adressé un courrier à ce sujet accompagné d’une de mes notes – j’en ai produit en 2012, en 2013 et en 2016 – de situation.

En 2016, nous avons également adressé une note très complète au cabinet de la ministre de la santé en décrivant toutes les difficultés – dont celle liée au fait que la communication était totalement éteinte sur le sujet – que nous rencontrions tout comme les succès que nous avions remportés dans la lutte contre le chlordécone. On ne savait en effet plus à l’époque ce que faisait l’État en dehors du programme JAFA : il s’agissait en effet de la seule communication issue du plan chlordécone audible par le public.

Mme Justine Benin, rapporteure. A priori, au moment de votre nomination aux responsabilités de chargé de mission interministériel chlordécone auprès des préfets de Guadeloupe et de Martinique, les services de l’État étaient tout à fait informés du fait qu’une pollution de grande ampleur affectait les territoires en question : cette nomination a donc été de bon augure. Cependant, votre mission a en définitive été entravée par nombre d’obstacles que vous venez d’évoquer. Si vous étiez nommé à l’heure où nous parlons, disposeriez-vous de plus de moyens et auriez-vous pu mieux faire qu’il y a quelques années, lorsque vous l’avez effectivement été ?

M. Éric Godard. Il est très difficile, madame la rapporteure, de répondre à votre question, même s’il est vrai que les signes traduisant une prise de conscience au plus haut niveau de l’État se sont multipliés : je pense notamment à la visite du Président de la République à Morne-Rouge en 2017.

Je pousse d’ailleurs depuis très longtemps à la reconnaissance de la responsabilité de l’État : j’ai notamment pris la liberté à un certain moment d’affirmer, puisque certains préfets me laissaient m’exprimer sans problème et qu’ils me faisaient confiance, qu’une faute avait été commise. Je l’ai notamment écrit dans la presse, en tant que chargé de mission interministériel.

Disposerais-je dans cette hypothèse d’une plus grande latitude ? Je n’en suis pas sûr, notamment parce que les préfets sont désormais totalement responsables de la gestion étatique du sujet au niveau local. Auparavant, et même si cela ne recouvre peut-être pas un fonctionnement administratif très orthodoxe, je pouvais parfois m’appuyer sur les préfets pour orienter le niveau national, et parfois sur le niveau national pour orienter l’action des préfets dans le sens que j’estimais le plus juste et le plus efficace, globalement, dans l’intérêt des populations. Un tel fonctionnement ne serait plus forcément possible dans le système actuel dans lequel la communication est à mon sens beaucoup plus verrouillée.

J’ai en revanche constaté une évolution très positive dans l’attitude des derniers responsables locaux de l’administration, aussi bien de la part du préfet Franck Robine que de celle de la secrétaire générale de la préfecture de Guadeloupe qui ont adopté une approche du dossier qui, si elle a certes pu être facilitée par la crise liée aux limites maximales de résidus, ou LMR, qu’ils ont subie de plein fouet, n’a rien à voir avec celles de leurs prédécesseurs.

M. le président Serge Letchimy. Je pose une question directe et claire : la responsabilité de l’État est-elle engagée pendant toute la période que nous avons évoquée, c’est-à-dire depuis 1972, compte tenu à la fois de la délivrance des différentes autorisations et de la gestion du dossier relatif au chlordécone ?

M. Éric Godard. L’État a à mon sens commis si ce n’est des imprudences, sinon des fautes, en délivrant cette autorisation qu’il aurait pu, compte tenu de la conjoncture, délivrer pour une durée plus courte, sachant que plusieurs produits de substitution du chlordécone existaient avant même 1993, même si leur efficacité était moindre et que leur utilisation aurait été beaucoup plus contraignante pour les producteurs.

Il a également certainement commis l’erreur de ne pas mesurer les conséquences de l’emploi de cette molécule dont on connaissait le caractère persistant et dont on savait qu’elle pourrait poser des problèmes, tant sur le plan environnemental qu’alimentaire.

En effet, les éléments étaient en la matière déjà connus et celle-ci avait, pour ces mêmes raisons, fait l’objet d’une interdiction aux États-Unis, notamment s’agissant des usages alimentaires, en raison de risques de résidus dans les produits cultivés.

Il a également commis l’erreur de ne pas mettre en place les moyens visant à connaître les conséquences de son utilisation sur l’environnement et sur l’alimentation et d’avoir tardé à prendre en compte ce phénomène de pollution général qui a eu un impact sur l’alimentation de nos concitoyens, tant en Guadeloupe qu’en Martinique, et potentiellement sur leur santé.

M. le président Serge Letchimy. Voyez-vous d’autres points à aborder, monsieur Godard ?

M. Éric Godard. Nous avons tout à l’heure évoqué les enjeux et la manière de gérer les sols ainsi que la qualité de l’alimentation : j’avais déjà formulé en 2003, comme je l’ai indiqué, une proposition à ce sujet au préfet Michel Cadot. En 2008, je l’ai réitérée en tant que chargé de mission interministériel, peu de temps après la mise en place des nouvelles LMR ainsi que du paquet hygiène. On sortit alors l’arrêté préfectoral imposant des analyses préalables avant plantation.

J’avais décortiqué les inconvénients que présentait le mode de gestion mis en place et proposé que l’on passe à une gestion de type sols pollués en responsabilisant les propriétaires des terrains ainsi que les premiers preneurs à bail, sachant que l’on observe en Martinique – peut-être est-ce également le cas en Guadeloupe – la pratique du colonat. Le terrain y est concédé pour une culture et une durée données, la rémunération du propriétaire pouvant avoir lieu en numéraire ou en nature. Dans ce cas, le propriétaire n’est pas forcément responsable de ce que qui se passe sur son terrain, et il n’est d’ailleurs pas forcément désireux de le savoir.

J’en veux pour preuve que certaines analyses ont été refaites sur certaines parcelles qui avaient déjà fait l’objet d’analyses de sols que le propriétaire ne voulait pas communiquer à leurs occupants au titre du colonat. Certains sols ont ainsi été analysés deux ou trois fois de suite aux frais de l’État, c’est-à-dire du programme de développement rural. Il me paraît tout à fait anormal que l’on décharge complètement le propriétaire d’un sol pollué par le chlordécone de toute responsabilité.

M. le président Serge Letchimy. Souvent d’ailleurs, ce n’est pas lui qui est à l’origine de ladite pollution.

M. Éric Godard. C’est en effet possible. J’avais donc proposé un système selon lequel les sols, en commençant bien sûr par ceux soit qui sont destinés à recevoir des cultures sensibles au chlordécone, soit qui abritent de telles cultures – car on ne peut pas tout faire du jour au lendemain –, auraient fait l’objet d’un classement.

Il impliquait que soient définies, sur ces sols, des contraintes allant jusqu’à l’interdiction de production de certaines cultures et que les contrôles soient concentrés sur les parcelles concernées. La majeure partie des contrôles aurait été menée sur le terrain, c’est-à-dire sur les parcelles concernées, et non plus sur les lieux de mise en marché. Quel est l’intérêt d’un tel système ? Il donne le temps nécessaire pour intervenir. Par ailleurs, on connaît parfaitement la provenance de la culture qui fait l’objet d’un contrôle, dans la mesure où elle est au sol. Il permet, le cas échéant, de consigner les cultures et d’interdire la vente de cultures n’ayant pas fait l’objet d’analyses préalables alors qu’elles présentent un caractère sensible.

Le système d’information géographique rend dans ce cadre possible de vérifier immédiatement si un sol a fait ou non l’objet d’une analyse. Le fait de responsabiliser le propriétaire, de la même façon qu’en matière de sécurité routière on responsabilise le propriétaire d’un véhicule lorsqu’il a été impossible d’identifier le conducteur ayant commis une infraction, permet d’agir dans tous les cas en ayant identifié un responsable. Ce système serait donc parfaitement maîtrisé.

Les moyens modernes, notamment les drones, permettent de repérer les cultures sensibles sur le terrain, et ce quelle que soit leur localisation. Il est également possible d’intervenir à la suite de signalements opérés par des associations, qui pourraient éventuellement vérifier sur le système d’information géographique que telle parcelle recevant des cultures sensibles n’a pas fait l’objet d’analyses puisque les données la concernant sont disponibles en ligne.

Un tel système inspirerait bien plus confiance aux consommateurs qu’un système de contrôle sur le terrain, car si l’on commence à parler désormais de consignation, consigner des cultures sensibles reste très difficile puisqu’il faut disposer de moyens de stockage et de conservation de ces cultures dans de bonnes conditions.

En tout cas on ne contrôlera jamais tous les dachines, tous les ignames ni tous les produits sur le marché : il ne sera possible d’en contrôler qu’une petite partie. Il faudrait cependant maintenir des contrôles sur les lieux de commercialisation, afin que le système dont j’ai proposé la mise en place demeure dissuasif.

Il faudrait selon moi aboutir à un système permettant de déplacer les contrôles vers les parcelles de production où les cultures restent plusieurs mois en place et où l’on dispose du temps nécessaire pour intervenir : un contrôleur peut en effet se déplacer à tout moment, ce qui serait à mon avis beaucoup plus dissuasif vis-à-vis des producteurs ne souhaitant pas respecter les règles du jeu.

Un tel système requiert à l’évidence des dispositions particulières puisqu’actuellement n’importe qui peut en droit cultiver comme il l’entend, même sur un sol très contaminé par le chlordécone, une parcelle agricole. La seule interdiction porte sur la mise sur le marché au cas où les produits qu’il envisage de commercialiser dépassent la LMR.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez répondu s’agissant de la responsabilité de l’État : considérez-vous que les acteurs ayant pris en main la commercialisation du produit, voire ceux qui l’ont fabriqué, devraient voir leur responsabilité mise en cause compte tenu de la contamination totale tant de la Guadeloupe que de la Martinique ? Par ailleurs, quid des planteurs ?

M. Éric Godard. À partir du moment où l’État a autorisé la mise sur le marché du chlordécone, une telle autorisation a déchargé les distributeurs comme les utilisateurs de leur responsabilité sauf s’ils ont continué de l’utiliser, de la commercialiser ou d’organiser des approvisionnements après son interdiction.

M. le président Serge Letchimy. On constate deux vides. Le premier, qui a perduré entre 1973 et 1980, a trait à l’APV, qui n’était accordée que pour une durée d’un an et dont on ne trouve pas de trace claire de renouvellement : toute opération d’importation aurait donc dû être interdite dès 1973. Le second intervient en 1993, puisque la commercialisation a été poursuivie à compter de cette même année. Certaines pièces importantes permettent de les vérifier tous deux. Selon vous, ces commercialisateurs seraient-ils également responsables ?

M. Éric Godard. Il m’est impossible de répondre car j’ignore si certaines autorisations n’ont pas fait l’objet de renouvellements tacites.

M. le président Serge Letchimy. Nous allons vérifier ce point.

M. Éric Godard. Certaines APV ont duré des années, et je ne pense pas ici seulement au chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Un flou persiste entre 1973 et 1980 : s’il est avéré, c’est, selon moi, que des fautes ont été commises. Si la vente de chlordécone a perduré après 1993, y compris dans les magasins de bricolage, comme vous l’avez indiqué tout à l’heure, la responsabilité des vendeurs comme celle des producteurs est engagée, puisqu’à partir de 1981 les établissements Lagarrigue produisaient du chlordécone made in France, et plus précisément du curlone.

M. Éric Godard. Il est clair qu’après 1993, et même après 1990, la fabrication n’aurait pas dû avoir lieu, sauf dérogation spécifique accordée par le ministère de l’agriculture : il faudrait déterminer s’il en a en l’espèce accordé.

L’importation comme la commercialisation auraient dû prendre fin après 1993 : l’écoulement des stocks aurait dû être concomitant. Il n’aurait donc pas dû être nécessaire d’intervenir sur ce point ultérieurement.

M. le président Serge Letchimy. La profession bananière a-t-elle pesé de son poids pour influencer les décisions qui ont été prises par les différentes instances de l’État ?

M. Éric Godard. Certainement, mais un tel comportement n’est pas anormal : il est habituel et conforme aux règles du jeu. Chacun défend ses intérêts : si les planteurs ont défendu l’usage du chlordécone à l’époque, ils l’ont peut-être fait sans être forcément informés des conséquences de son utilisation. Quand bien même l’auraient-ils été, ils ont en l’espèce défendu leurs intérêts. Il me semble difficile de le leur reprocher et d’être intervenus, soit directement, soit par le biais de leurs députés, auprès du ministère pour obtenir des dérogations ou des autorisations.

M. le président Serge Letchimy. Et quelle que soit la manière qu’ils ont employée ?

M. Éric Godard. Non, car certaines ne sont pas tout à fait autorisées. Le lobbying n’est cependant à mon sens pas interdit.

M. le président Serge Letchimy. Je rappelle que certains organophosphorés ont été interdits en 1972, soit deux mois après qu’une APV a permis d’utiliser le chlordécone en Guadeloupe et en Martinique.

Avant de mettre un terme à cette audition, je voudrais vraiment te remercier, Éric, pour ce témoignage extrêmement émouvant et difficile – j’emploie à dessein le tutoiement, car cela fait vingt ans que nous travaillons en Martinique sur de nombreux sujets sanitaires.

 

 

La réunion sachève à seize heures.

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Membres présents ou excusés

Commission denquête sur limpact économique, sanitaire et environnemental de lutilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités dune indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires

 

Réunion du mercredi 25 septembre 2019 à 14 h 15

Présents.  Mme Ramlati Ali, Mme Justine Benin, Mme Claire Guion-Firmin, M. Serge Letchimy, Mme Nicole Sanquer

Excusé.  Mme Véronique Louwagie

Assistait également à la réunion.  Mme Josette Manin