Compte rendu

Commission d’enquête sur l’impact économique, sanitaire et environnemental de l’utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d’une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires

– Audition, ouverte à la presse, de M. Malcom Ferdinand, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)               2

– Présences en réunion..............................15


Mercredi 25 septembre 2019

Séance de 17 heures 25

Compte rendu n° 25

session extraordinaire de 2018-2019

 

Présidence de
M. Serge Letchimy, Président de la commission denquête
 


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COMMISSION DENQUÊTE SUR LIMPACT
ÉCONOMIQUE, SANITAIRE ET ENVIRONNEMENTAL
DE LUTILISATION DU CHLORDÉCONE ET DU PARAQUAT
COMME INSECTICIDES AGRICOLES DANS LES TERRITOIRES
DE GUADELOUPE ET DE MARTINIQUE, SUR LES RESPONSABILITÉS PUBLIQUES ET PRIVÉES DANS LA PROLONGATION DE LEUR AUTORISATION ET ÉVALUANT LA NÉCESSITÉ ET LES MODALITÉS DUNE INDEMNISATION DES PRÉJUDICES DES VICTIMES ET DE CES TERRITOIRES

Mercredi 25 septembre 2019

La séance est ouverte à dix-sept heures vingt-cinq.

(Présidence de M. Serge Letchimy, président de la commission denquête)

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La commission denquête sur limpact économique, sanitaire et environnemental de lutilisation du chlordécone et du paraquat, procède à laudition de M. Malcom Ferdinand, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

M. le président Serge Letchimy. Nous avons le plaisir de recevoir M. Malcom Ferdinand, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation. Nous avons pris l’initiative de vous auditionner après vous avoir entendu lors d’une émission très intéressante concernant le chlordécone et l’évolution des sociétés martiniquaise et guadeloupéenne.

Au-delà des faits historiques, de la dimension économique de la banane ou de la pollution des sols, nous devons aussi nous poser la question de l’évolution de la société, de sa perception de ce drame et des voies pour en sortir.

Cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Les dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposent aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Malcom Ferdinand prête serment.)

M. Malcom Ferdinand, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres de la commission d’enquête, je suis ingénieur en environnement, docteur en philosophie politique et chercheur au CNRS. Cela fait environ huit ans que je travaille sur le chlordécone à partir la philosophie et de la sociologie. Une partie de mes recherches concerne le déroulement de cette affaire dans une perspective sociale, politique et philosophique, en France – et particulièrement aux Antilles. Je réalise également une comparaison internationale des lieux où le chlordécone a été utilisé. Dans le temps qui m’est imparti, je souhaite vous présenter une brève comparaison du déroulement de l’affaire aux États-Unis et aux Antilles, puis une analyse succincte de la dimension pluridisciplinaire et pluridimensionnelle du chlordécone.

On prend souvent les États-Unis pour exemple afin de souligner la rapidité avec laquelle la contamination au chlordécone a été traitée là-bas, comparativement à l’absence de traitement en France et aux Antilles françaises. Afin d’aider la commission à définir au plus près cette « absence », je présenterai rapidement le cas des États-Unis suite à la recherche que j’ai conduite cet été, durant laquelle j’ai pu consulter des milliers de pages d’archives juridiques et fédérales.

Un rappel des faits : l’entreprise Allied Chemical, détentrice du brevet du chlordécone via sa filiale Life Science Products (LSP), décide de poursuivre la production de cette molécule à Hopewell en Virginie, dès 1974. De 1974 à 1975, l’agence de pollution de l’air, l’agence du contrôle des eaux et la mairie de Hopewell alertent déjà l’usine du fait d’une pollution de l’air et des eaux. Mais c’est après le contrôle et la découverte d’un taux très élevé de chlordécone dans le sang d’un ouvrier de l’usine que son activité est interrompue sous la pression du département de la santé le 24 juillet 1975. Il est important de bien comprendre ce qui s’est passé aux États-Unis après la fermeture de l’usine, c’est-à-dire après le 24 juillet 1975, tant au niveau des services de l’État, du gouvernement que de la justice.

S’agissant des services de l’État, l’agence américaine de l’environnement (environmental protection agency – EPA) a été informée le 13 août 1975. Trois jours après avoir été alertée de la fermeture de l’usine et de la potentielle présence de chlordécone dans les écosystèmes, elle commence des tests systématiques des sols, des eaux et de l’air autour de Hopewell. En France, il faudra attendre 1999, vingt-deux ans après la première alerte de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), suite au rapport Snégaroff de 1977, pour que des tests systématiques soient réalisés. Le 20 août 1975, une semaine après avoir été informé, l’EPA émet une directive, appelée stop sale, use or removal order : elle interdit la vente, l’utilisation et l’élimination des quelque dix tonnes de Képone – nom commercial du chlordécone – encore présentes dans l’usine.

Ainsi, une semaine seulement après l’alerte, l’agence de l’environnement protège les habitants de Hopewell, mais aussi des Antilles. En effet, une partie de ce Képone aurait pu se retrouver à Basse-Terre en Guadeloupe ou à Sainte-Marie en Martinique. L’EPA dit : « Stop ! On ne touche plus à rien » et arrête toute activité liée au chlordécone. En France, il faudra attendre 1993 – après deux prolongations douteuses –, soit seize ans après 1977.

Un mois après la fermeture, le département de la santé mène une campagne de tests sanguins sur les habitants de Hopewell – trois cents prélèvements sont effectués. Le Centre national de cancer américain commence une étude au long cours dès 1975, qui donne des résultats préliminaires dès 1976. Aux Antilles, il faudra attendre 1999, soit vingt-quatre ans.

Le 22 août 1975, le département de l’agriculture de la Virginie entame des recherches sur un ensemble de produits de consommation dans la région – maïs, graines de soja, blé, lait cru, avoine et poissons de la rivière Saint-James – pour savoir si on y retrouve du chlordécone. Ces actions nous rappellent que la fonction première des chambres d’agriculture et du ministère de l’agriculture n’est pas de permettre le profit des producteurs, mais de nourrir sainement la population. Aux Antilles, il faudra attendre les études sur les résidus d’organochlorés, dites RESO, de 2006-2007, soit près de trente ans ! Un mois aux États-Unis, trente ans aux Antilles…

De même, le 9 septembre 1975, un mois et demi après la fermeture de l’usine, un comité interagences commence à étudier les possibilités de dépollution du site de l’usine. Aux Antilles, il faudra atteindre les années 2000 pour que l’on commence à réfléchir aux possibilités de décontamination.

Le gouverneur de Virginie, M. Mills E. Godwin Jr., reçoit le 16 décembre 1975 les résultats préliminaires de la contamination environnementale. Le 18 décembre 1975, soit deux jours après et sans avoir encore les résultats de l’enquête épidémiologique, il interdit la pêche dans la rivière James. Aux Antilles, il s’est écoulé trente et un ans entre le premier signalement de la présence de chlordécone dans les sols et rivières de Basse-Terre en Guadeloupe en 1977 et la première interdiction par la préfecture de pêche en 2008-2009 : deux jours aux États-Unis, trente et un ans en France…

En janvier 1976, le Sénat ouvre une enquête parlementaire au sujet de la contamination de Hopewell, visant à examiner les actions prises par les services de l’État, l’EPA, la mairie et le gouverneur. Il produit un rapport de 430 pages. La Chambre des représentants fait une deuxième enquête le même mois. Suite à leurs conclusions, les deux chambres adoptent une nouvelle loi sur la régulation des produits toxiques, tirant les leçons du passé. En France, c’est en 2004 que des chefs d’entreprise et des agences de l’État auront pour la première fois à répondre de leurs actes devant les représentants élus par les citoyens, lors de la mission d’information parlementaire présidée par M. Beaugendre : six mois aux États-Unis, vingt-sept ans en France…

S’agissant de la justice, en deux ans, trois types d’actions ont été menés et conduites à terme. L’État attaque en justice les entreprises Allied Chemical et LSP, ainsi que la ville de Hopewell. Les pêcheurs touchés par l’interdiction de pêcher dans la rivière font de même. Enfin, les ouvriers intentent également une action en justice. Allied Chemical est condamné à verser près 30 millions de dollars en tout entre 1976 et 1977, incluant les frais de dépollution. En prenant en compte l’inflation, cela correspond à 123 millions d’euros actuels. La mairie de Hopewell est aussi condamnée, ainsi que les responsables de l’usine. Deux ans après la fermeture de l’usine et le signalement de la pollution, les procès sont terminés, la justice a fait son travail et les responsables sont condamnés. Les habitants et la ville de Hopewell peuvent alors entamer un processus de réparation et de dépollution et préserver leur lieu de vie.

En France, depuis quarante-deux ans, la justice reste muette, malgré les alertes des États-Unis en 1975, la classification du chlordécone par le Centre International des cancers comme cancérogène probable dès 1979, l’alerte liée à l’étude de Kermarrec en 1980, l’étude de l’Unesco de 1993, la charte de l’environnement de 2004, les démarches juridiques entamées en 2006 ou l’ajout du chlordécone à la convention de Stockholm en 2009.

Une autre action de la justice américaine est extrêmement remarquable : la création avec une partie de l’amende imposée à Allied Chemical d’une fondation pour l’environnement de Virginie (Le Virginia Environmental Endowment – VEE). Depuis plus de quarante ans, la fondation finance des projets de conservation et d’amélioration de l’environnement en Virginie. La justice américaine a fait de la peine infligée à Allied Chemical le levier d’une action écologiste qui finance chaque année des projets environnementaux, des associations écologistes, des projets d’éducation à l’environnement ou de recherches académiques et des bourses d’études visant à préserver les écosystèmes et à améliorer la qualité de vie des habitants de Virginie.

En somme, le chlordécone aux États-Unis, c’est une société qui collectivement confronte le problème, assigne les responsabilités, considère la santé de ses citoyens, se soucie de ses écosystèmes et des générations futures. Aux Antilles, la grande différence n’est pas que la contamination ait eu lieu, mais plutôt les multiples refus de l’État et des gouvernements à la prendre en charge. Ces refus, ces productions d’ignorance et d’inaction de la part des pollueurs, des corrompus, des irresponsables représentants politiques et des insouciantes autorités étatiques ont été extrêmement puissantes et, il faut le dire, victorieuses.

Combien d’années de vie affligées et de souffrances inutiles ont été infligées aux Antillais à cause de ces refus ? Combien d’années de retard a-t-on pris dans la recherche des moyens de décontamination des sols et des eaux, dans la recherche sanitaire pour protéger nos concitoyens ? Combien d’années les Antillais devront-ils attendre afin d’obtenir justice ?

À la lumière de ces éléments, le chlordécone révèle en France une crise multidimensionnelle extrêmement grave, attestant d’une production délibérée d’ignorance et d’inaction, autour de cinq axes. Il s’agit d’abord d’une crise environnementale et sanitaire dont l’ampleur a été décrite par les collègues microbiologistes, chimistes, médecins et épidémiologistes. La pollution est durable, généralisée et délétère.

Il s’agit aussi d’une crise étatique : des failles répétées des services de l’État dans la préservation de l’environnement et la santé des citoyens vivant aux Antilles et l’inaction face aux alertes. Il est souvent affirmé – même dans cette commission – que les premières alertes vinrent des États-Unis. C’est faux. Elles furent émises par les ouvriers agricoles martiniquais en février 1974. Deux ans après l’autorisation officielle du chlordécone, les ouvriers agricoles de la banane entament l’une des plus importantes grèves de l’histoire sociale de la Martinique et demandent explicitement l’arrêt de l’utilisation de cette molécule parce qu’ils ont fait l’expérience de sa toxicité dans leur chair. Les ouvriers agricoles de la banane aux Antilles ont été les premiers cobayes du chlordécone. Ni les autorités locales et membres du gouvernement qui ont pris part aux négociations, ni les services de santé de l’État n’ont tenu compte de cette alerte. Le chlordécone, c’est d’abord le mépris des ouvriers antillais par leurs propres représentants politiques. Peut-être conviendrait-il que la commission les interroge ?

C’est également une crise de la démocratie française aux Antilles : un petit groupe a réussi à imposer une vie en pays contaminé à l’ensemble la population depuis près de quarante-sept ans, et possiblement pour encore plusieurs dizaines d’années. Ce n’est pas simplement le résultat de l’action répréhensible de certains individus et responsables du ministère de l’agriculture, c’est une faille du système démocratique tel qu’il fut et est expérimenté aux Antilles. Cela veut dire que les élections – qui instaurent des conseils municipaux, des maires, des sénateurs, des députés, des présidents, des conseillers régionaux et départementaux, des responsables de chambres d’agriculture et des gouvernements, qui en retour nomment des préfets et des responsables des services étatiques – ont failli. On ne répond pas à une telle crise uniquement en mettant de meilleurs préfets, de meilleurs conseillers municipaux ou régionaux, ou de meilleurs députés ou sénateurs. Il faut agir au niveau de la participation de la cité aux décisions relatives à l’utilisation des terres et aux écosystèmes.

Le chlordécone dévoile aussi une crise de la justice française en matière d’environnement. Le fait même que, quarante-sept ans après les premières autorisations officielles données au chlordécone, après deux rapports parlementaires, une nouvelle commission d’enquête soit mise en place, confirme une crise de la justice. Elle aurait déjà dû faire le travail de votre commission : travail de vérité, d’assignation des responsabilités et de considération des citoyens ultramarins. L’absence de justice laisse place à une situation de déréalisation collective, de perte des rapports normaux aux autres et à nos terres. On ne donne pas aux habitants les moyens d’assumer la réalité historique et écologique de leurs îles ; on leur laisse penser qu’il est normal que l’on pollue des terres pour des siècles avec une molécule cancérogène sans avoir de compte à rendre, ni à la société, ni aux autorités, ni à la Terre-mère, qu’il est normal que des pêcheurs, des éleveurs, des pisciculteurs et des agriculteurs qui n’ont rien à voir avec la pollution doivent changer de métier ou partir en retraite anticipée car leur écosystème est pollué, qu’il est normal de changer de pratique culturale dans les jardins créoles, qu’il est normal de stigmatiser les traditionnelles pratiques informelles de pêche, de culture et de vente, qu’il est normal que nos pères et grands-pères contractent autant de cancers de la prostate, qu’il est normal que l’on retrouve du chlordécone dans les cordons ombilicaux de nos mères. Il serait donc normal que l’on traite les habitants de la Martinique et de la Guadeloupe de cette façon. Pourtant, ce n’est ni normal, ni juste.

Enfin, le chlordécone met aussi et surtout en lumière une crise sociétale. La contamination au chlordécone est liée à une fonction économique et politique, à une manière d’habiter la Terre que je nomme dans mes travaux un « habiter colonial » – une occupation des terres sous la forme de monocultures d’exportation qui n’ont pas vocation à nourrir les habitants des îles qui, pourtant, en subissent les violences. En vingt ans, un petit nombre a contaminé des terres pour plusieurs siècles. Les mesures de protection de la population prises depuis les années 2000 sont importantes, mais ne peuvent à elles seules répondre à la question sociétale que nous pose la contamination au chlordécone. Quel projet de société voulons-nous ? Souhaitons-nous continuer à violenter nos habitants, à bafouer la Terre-mère qui nous accueille et à hypothéquer le futur de nos enfants ? Dans trente ou quarante ans, la plupart des personnes que vous avez auditionnées ne seront plus là. La contamination au chlordécone est-elle la trace que votre génération – pas vous personnellement, mais collectivement – va nous laisser ? Au contraire, va-t-elle nous montrer des chemins de justice, de courage, des horizons écologiques d’espoir et de dignité ?

M. le président Serge Letchimy. Je vous remercie pour ces paroles extrêmement fortes. Vous posez des questions démocratiques profondes, mais exprimez aussi un autre regard sur la question du chlordécone. Je suis personnellement très touché par ces propos.

J’espère que cette déclaration fera aussi son effet par l’écoute qu’accorderont les peuples martiniquais et guadeloupéen à ces propos, quelle que soit la couleur de sa peau, son origine, sa race ou son rang social. Il est important que le diagnostic commence par là, et pas seulement pas des éléments techniques, afin de sortir par le haut, et collectivement, de ce drame.

Mme Justine Benin, rapporteure. Dans vos travaux, vous évoquez le fait que l’utilisation du chlordécone est liée à l’agriculture intensive aux Antilles et à une forme de « colonialisme ». Vous estimez qu’elle a renforcé la dépendance alimentaire du fait de la baisse de la production d’ignames, de patates douces, etc. Est-ce vraiment lié à la prégnance d’une forme d’économie coloniale ? Ne peut-on plutôt considérer qu’il s’agit d’une des conséquences d’un système productiviste poussé à outrance, dans un contexte de mondialisation développé à son paroxysme lors les Trente Glorieuses ?

La pollution au chlordécone a rendu les populations de Guadeloupe et de Martinique anxieuses. Nous l’avons constaté lors des auditions dans les territoires : les citoyens ont peur, ils ont exprimé leur colère, leur inquiétude, leur exaspération. Ils ont peur de ce qu’ils mangent, de ce qu’ils boivent, de ce qu’ils ont dans le sang. ils trouvent que l’État ne fait pas assez pour lutter contre cette pollution. Pour autant, leur confiance en l’État est brisée car beaucoup estiment qu’il est responsable de cette contamination généralisée. Comment faire pour restaurer le lien de confiance ? Sous quelle forme doit s’exprimer la justice environnementale dont vous parlez dans vos travaux ?

M. Malcom Ferdinand. Pourquoi la Guadeloupe et la Martinique sont-elles dépendantes de ce type d’économie, et donc alimentairement dépendantes ? Les deux aspects que vous évoquez sont liés : le capitalisme global exacerbe ce type de pratiques – que l’on ne trouve pas uniquement en Martinique ou en Guadeloupe – mais il faut aussi garder en tête que les Antilles connaissent une constitution coloniale de leur manière d’habiter la terre. Depuis 1635, ces îles ont été pensées comme d’énormes jardins, dans le but d’alimenter certains marchés très éloignés.

Le cas du chlordécone aux Antilles est extrêmement grave car il illustre une situation de dépendance alimentaire : nous n’arrivons pas à nourrir tous nos habitants avec nos productions. Il faut le garder en tête avant de trouver des solutions pour remédier au problème.

Votre deuxième question est extrêmement importante : vous estimez que la conscience collective est anxiogène, que les citoyens ont peur, que l’État ne fait pas assez et n’est pas assez inclusif. Comment faire ? Votre interrogation porte en elle des réponses : c’est une question de justice. Nous sommes dans une situation de déréalisation : les personnes que j’ai interrogées dans le cadre de mes recherches n’arrivent pas à comprendre qu’une contamination d’une telle ampleur n’ait pas encore abouti à la désignation publique de personnes ou d’entités responsables et que la justice n’ait pas fait son travail. Comme les habitants n’arrivent pas à déterminer clairement les responsabilités, n’importe qui peut devenir empoisonneur – ce sont parfois les pêcheurs, parfois les agriculteurs.

Au-delà de la fonction qui est la sienne, la justice permettrait donc surtout à tous les acteurs – agents de l’État, producteurs et habitants – d’aller de l’avant et de pouvoir tourner la page, tout simplement.

Mme Justine Benin, rapporteure. Selon vous, par le passé, l’utilisation du chlordécone dans les plantations était-elle acceptée de tous ? Profitait-elle aux populations de Guadeloupe et de Martinique ? Ou bien cette utilisation répondait-elle à des impératifs économiques de l’Hexagone ? Je souhaiterais que vous développiez votre analyse socioculturelle.

M. Malcom Ferdinand. À qui profitait le chlordécone ? Les producteurs de bananes et, plus largement, les utilisateurs du chlordécone ont dit à plusieurs reprises qu’il n’y avait pas d’autres solutions avant 1968. C’est faux. Le charançon est présent dans les bananeraies depuis 1900 et des moyens agroécologiques de lutte ont été développés en Jamaïque en 1912, au Cameroun ou à Madagascar. C’est donc bien l’appât du gain et la volonté d’aller plus vite qui ont favorisé l’utilisation de cette molécule. D’ailleurs, aujourd’hui, on procède bien comme par le passé, en mettant un piège entre les rangées… L’utilisation du chlordécone n’était absolument pas une nécessité.

De la même façon, quand on indique qu’au début des années quatre-vingt, à cause des cyclones, la population de charançons s’est développée et que l’on a été obligé d’utiliser le chlordécone, c’est faux ! C’est un choix technique, qui favorisait très clairement des intérêts financiers, mais qui bafoue la santé des Antillais.

À qui profite le chlordécone ? La commission d’enquête a déjà établi une chaîne de responsabilité. Une chose est sûre, les États-Unis et la France n’habitent pas dans deux mondes ou sur deux terres différentes. Les distributeurs, producteurs et utilisateurs du chlordécone savaient très bien comment communiquer avec les États-Unis pour l’acheter ; ils pouvaient donc aussi être informés des raisons pour lesquelles ces derniers ont interdit la fabrication et la vente de ce produit. Dans les archives que j’ai retrouvées, dès septembre 1975, on constate que des réunions se sont tenues aux États-Unis entre l’usine américaine et l’un de ses clients, allemand.

 Dès mars 1976, l’Agence de l’environnement, par la voix de l’un de ses responsables, exprimait l’intention d’informer tous les pays des Nations unies de la dangerosité de cette molécule.

Il aurait donc été possible d’agir autrement, mais un choix chimique a été fait, qui favorisait les intérêts de quelques personnes, au mépris à la fois de la santé publique, et de l’environnement.

Mme Justine Bénin, rapporteure. Vous écrivez que le cas du chlordécone illustre les dommages du « plantationocène, en lieu et place de l’anthropocène, c'est-à-dire les violences humaines et non humaines d’une terre globalisée comme un puzzle de plantations ». Pouvez-vous nous expliquer cette notion ?

M. Malcom Ferdinand. Le chlordécone n’est que l’un des enjeux écologiques d’aujourd'hui. L’anthropocène est le terme employé par plusieurs géologues pour définir l’ère dans laquelle nous nous trouvons, celle où les humains, par leur activité, deviennent des forces qui affectent durablement les équilibres écosystémiques de la Terre.

Si les termes à employer font l’objet de discussions très techniques, je parle de « plantationocène » pour montrer que les plantations, systèmes violents et misogynes, sont des unités maîtresses dans la conduite de ces changements, unités qui entraînent des contaminations durables, aux Antilles ou ailleurs.

Le 3 octobre, je publierai sur cette question Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, un ouvrage, tiré de ma thèse, qui pourra vous permettre d’approfondir ces notions.

M. le président Serge Letchimy. Nous avions commencé à comparer les réactions américaine et française sur les plans administratif, étatique et judiciaire. Il serait intéressant que vous nous fournissiez une note sur ce sujet.

Les Américains ont produit le chlordécone pour leurs marchés extérieurs : seul 1 % de la production a été utilisée aux États-Unis – pour le tabac car l’usage en était interdit pour les cultures alimentaires. Cela montre l’entrée dans un cycle typiquement américain, alliant transferts de technologies et domination mondiale conduisant à un transfert de pesticides en dehors de leur territoire.

Par ailleurs, la nature de la pollution n'est pas identique aux Antilles et aux États-Unis. Dans un cas, toute une industrie est concernée ; dans l’autre, ce n’est qu’un fleuve, le long d’un site.

Ce délai de cinquante ans dans la réaction de l’État doit-il être vu comme une période de balbutiements, d’erreurs, d’incohérences ou d’incapacité administrative, aggravée du fait que l’outre-mer ait été concerné ?

M. Malcom Ferdinand. En effet, seul 1 % de la production américaine du pesticide a été utilisé localement sur des cafards ou des fourmis, parfois également dans les habitations. Il faut souligner que le site de Hopewell n’a pas été le seul pollué puisqu’un autre site de fabrication de Kepone, à Baltimore, au nord de Washington, a donné lieu à la fermeture d’un parc. L’essentiel de la production américaine était toutefois destiné à l’international.

Allied Chemicals a commencé à produire un pesticide à la chlordécone non pas en 1974, mais dans les années 60, en petite quantité, après avoir breveté la molécule en 1951. C'est pour répondre à une demande plus forte qu’elle a voulu augmenter sa capacité de production et qu’elle a créé l’usine de Hopewell.

La comparaison avec les États-Unis ne vise pas à célébrer ce pays, qui pourra réagir de manière différente en d’autres occasions, mais on peut souligner que dans ce cas, sa réaction a été exemplaire.

L’historien américain Gregory Wilson publiera prochainement un ouvrage sur le chlordécone aux États-Unis, qui est attendu avec impatience. Cet épisode a donné lieu à la plus grande condamnation environnementale de l’histoire des États-Unis, au nom du « jamais plus ». Il faut noter que la ville pluriethnique de Hopewell a mené des tests sur tous ses habitants, y compris noirs, afin de vérifier leur taux de chlordécone dans le sang.

Quant à la nature de la pollution, elle diffère en effet aux Antilles et aux États-Unis, où celle-ci pouvait être contenue beaucoup plus facilement du fait de la présence d’une une source-point, la rivière. Les sédiments ayant recouvert la pollution, on retrouve encore du chlordécone aujourd'hui dans les poissons.

Quant à votre seconde question sur le délai de cinquante ans, elle est délicate. Il existe des cas de contamination en France hexagonale où les services de l’État ont été défaillants.

En revanche, on constate indéniablement une spécificité antillaise ou ultramarine dans la manière dont la pollution a pu apparaître. Ainsi, les pesticides utilisés dans les bananeraies n’étaient pas testés par les laboratoires. Sur ce point précis, on ne peut pas nier une incapacité structurelle à prendre en charge la santé des Antillais.

De plus, les tensions s’exacerbent car ces contaminations mettent en jeu des groupes aux appartenances culturelles et identitaires très différentes qui, depuis très longtemps, ont des liens privilégiés avec l’État français.

En 1946, dans son rapport sur la départementalisation, Aimé Césaire invitait déjà à prêter attention au danger des monopoles économiques de certaines entreprises. D’une certaine façon, le chlordécone en est le pendant écologique.

M. le président Serge Letchimy. Vos analyses semblent indiquer que l’État aurait fait preuve d’un néocolonialisme de comportement, du fait de la distance, de la lenteur de ses positions, du silence de la justice, saisie depuis longtemps et qui ne se prononce pas, ainsi que de la soumission à la monoculture, qui dicte une organisation dont 750 000 personnes sont aujourd'hui prisonnières.

Quels sont les effets les plus négatifs de ce système dans l’organisation de la société, y compris dans son identité propre ? Je pense surtout à la production endogène.

Un tel drame ne nous rend-il pas plus dépendants des importations car il conduit à recourir aux produits des grandes plantations aujourd'hui exemptes de chlordécone, même si elles sont à l’origine de la pollution ?

Ne risque-t-on pas un bouleversement systémique de la société, une déperdition de confiance, une angoisse renforcée, une attitude délétère envers le foncier, qui pousse les habitants à abandonner leur ancrage ? Aujourd'hui, les Antillais semblent davantage gérer le problème que se projeter dans l’avenir car, pour cela, il faut de l’initiative, du ballant, du jus… incompatibles avec la posture d’attente à laquelle on ramène 750 000 personnes. Les peuples risquent-ils de se déliter ?

M. Malcom Ferdinand. Tout en partageant une bonne partie de vos propos, je veux rappeler la différence que j’établis entre une attitude coloniale et une constitution coloniale. Une économie qui, dans ses principes, n’est pas capable de nourrir les habitants des Antilles participe d’une constitution coloniale. Quand certains ministres ou responsables étatiques prennent sciemment des décisions qui nuisent à la santé des Antillais, ils adoptent une attitude coloniale.

Vous l’avez noté, la manière actuelle de penser le chlordécone accorde une très faible place aux sciences humaines et sociales. On court alors le risque de s’enfermer dans le technicisme et une réflexion uniquement environnementaliste, pour résoudre le problème d’une molécule prisonnière d’une terre très chargée en carbone, comme l’indique noir sur blanc un rapport parlementaire. Si l’on réfléchit ainsi, on va droit au naufrage.

La crise du chlordécone est véritablement sociétale. S’il est certain qu’un bouleversement se produira, la question est davantage de déterminer dans quel sens il se fera. Une commission mixte avec pouvoir décisionnaire, associant des sociologues, des philosophes, des dirigeants d’associations, des responsables politiques serait nécessaire afin de formuler un projet pour l’après-chlordécone. Avec nos fonctionnements, nos économies ou nos rapports à la terre, nous ne devons pas donner le sentiment qu’il ne s’est rien passé : un avant et un après-chlordécone doivent se dessiner.

Ce projet est à formuler, si l’on veut, comme aux États-Unis, faire de cette condamnation un levier pour un avenir meilleur, une autre manière de se rapporter à la terre, une perspective écologiste plus affirmée. Pourquoi ne pas faire des Antilles des exemples de territoires qui se relèvent après de telles contaminations ?

M. le président Serge Letchimy. Vous voulez dire qu’à côté des recherches en matière de dépollution ou de santé, notamment sur le cancer de la prostate, il faut mener des travaux sur le plan social et anthropologique, pour cerner les problèmes, qui sont à la racine des comportements, y compris de production, et trouver des solutions.

Dans le dispositif du chlordécone, je le rappelle, les sociologues et les anthropologues sont aux abonnés absents car ils n’ont jamais été identifiés comme des partenaires. Souhaiteriez-vous qu’un collège mène à bien une réflexion sur ce thème sous l’angle des sciences humaines ?

M. Malcom Ferdinand. Oui. En ce sens, je viens d’intégrer le Groupe d’orientation et de suivi scientifique (GOSS) du plan national d’action chlordécone, auquel la préfecture de la Martinique a attribué des fonds. On constate donc déjà des avancées en ce sens.

Un colloque, organisé l’année dernière, a montré combien les sociologues réfléchissant à ce problème étaient rares. Mais on ne peut pas raisonner sur le chlordécone en se contentant d’analyser des microgrammes par litre de sang. Le chlordécone est aussi une crise étatique car l’administration est en cause car, d’une part, certains responsables administratifs n’ont pas agi comme ils auraient dû ; et, d’autre part, on a administré aux Antillais une certaine toxicité quotidienne.

Une réponse strictement administrative n’est donc pas possible : c'est le rapport entre administration et habitants qui est en cause. Il faudra réfléchir pour inventer de nouveaux espaces démocratiques et de nouvelles manières de décider collectivement, pour éviter que la décision d’un petit nombre n’affecte un grand nombre de personnes pendant plusieurs dizaines d’années.

Mme Josette Manin. Vous avez dit que des ouvriers en grève avaient mentionné le chlordécone dès 1974, alors que nous ne parlons des problèmes liés à ce pesticide qu’à partir de 1999.

J’ai le souvenir d’une très grande grève, en 1961 – j’avais onze ans alors et je vivais avec mes parents, ouvriers agricoles. Ma commune du Lamentin en commémore chaque année les trois victimes.

En revanche, je ne me souviens pas de la grève de 1974 dans les Antilles, alors que j’avais vingt-quatre ans. Pourriez-vous nous en fournir les références ? Avez-vous recueilli des témoignages d’ouvriers agricoles, qui dénonçaient l'utilisation du chlordécone, de la même manière que nous avons interrogé les acteurs de la grève de 1961 ?

Si la commission d’enquête ne se charge pas d’interroger des ouvriers agricoles, je souhaiterais du moins le faire à titre personnel car je connais de nombreuses personnes qui, ayant travaillé dans le secteur de la banane, pourraient confirmer cette mention du chlordécone dès 1974.

M. le président Serge Letchimy. La grève de 1974, qui a fait plusieurs victimes dans le Nord de la Martinique, a été un grand moment de l’histoire de l’île.

M. Malcom Ferdinand. Beaucoup a déjà été écrit sur les événements de février 1974. Camille Mauduech leur a également consacré un très beau documentaire.

Je rappelle que la quatrième des onze revendications présentées par les ouvriers agricoles grévistes concernait la « suppression totale des produits toxiques (Mocap, Nemacur, Kepone, Hexafor et autre organochlorés) ».

Des logiques sociales se jouent. Les ouvriers agricoles, les premiers et les plus exposés au chlordécone, ont pu constater très tôt la toxicité du produit – certaines histoires sont terribles. Aux Antilles, le problème n’est devenu public qu’à partir du moment où l’on a constaté que le chlordécone affectait d’autres populations et touchait l’écosystème, mais les premiers concernés étaient les moins exposés sur la scène publique.

Comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, le chlordécone est aussi le mépris des ouvriers agricoles.

Mme Josette Manin. Nous avons en effet parlé de la source Gradis, à Basse-Pointe. Nous pouvons remonter de 1999 à la grève de février 1974.

M. le président Serge Letchimy. Le mouvement de 1961 constitue un grand marqueur de l’histoire sociale du Lamentin, comme l’est la grève de 1974 pour la Martinique. Nous essayons aujourd'hui de trouver des pistes de solutions pour une analyse globale.

Revenons aux autorisations délivrées et à la réalité factuelle des décisions administratives prises en 1972 et 1981. Vous avez mis en lien la présence et la structuration d’une économie, où la démocratie pouvait être remise en cause et bafouée par la lenteur de la justice. On a l’impression que personne n’identifie le responsable, ce qui peut rendre suspecte la volonté de transparence de l’État

Dans votre analyse du contexte sociétal, pensez-vous qu’il ait suffi d’un poids économique fort, d’une voix, pour pousser la République française dans une voie très étrangère à ses valeurs ? Jacques Chirac, alors qu’il était davantage favorable aux organophosphorés, moins toxiques, quoique non exempts de danger, a pris la décision d’autoriser le chlordécone très peu de temps avant ou après l’annulation d’une décision d’usage sur les organochlorés en France.

Au moment de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) de 1981, on connaissait divers rapports informant de la pollution sur le site de Hopewell, ainsi que des protestations de 1974, dont j’apprends, qu’elles évoquaient aussi le chlordécone.

La structure des relations institutionnelles entre les différents territoires d’outre-mer et la France hexagonale a-t-elle pu, dans le processus démocratique, effacer la réalité de la toxicité au bénéfice de profits économiques ?

M. Malcom Ferdinand. C'est moins la volonté d’effacer la réalité de la toxicité que de privilégier certains intérêts.

M. le président Serge Letchimy. Si on privilégie, on efface bien une réalité.

M. Malcom Ferdinand. Certes. On ne comprend pas les décisions que pendant quarante ans, plusieurs ministres et responsables de l’État ont prises si l’on ne considère pas qu’il s’agit d’un paquebot, lequel comporte différentes branches et avance dans cette dynamique depuis très longtemps.

Aux Antilles, en Guinée, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, des instituts se sont mis en place pour privilégier les plantations. On a l’impression que la seule façon d’habiter ces terres est d’en faire ce « puzzle de plantations » que j’évoquais. Il semble que l’on ne puisse pas faire autrement, pour maintenir une forme de paix sociale. On arrive alors à ne pas voir la toxicité.

M. le président Serge Letchimy. En 1990, on est revenu sur l’autorisation de la chlordécone mais l’écoulement du stock a été autorisé. Je ne sais pas si cette autorisation valait pour l’ensemble de la nation ou pour les seuls départements d’outre-mer.

L’AMM donnée concernait non pas uniquement l’outre-mer, mais un usage au niveau national. Elle a été demandée par une structure martiniquaise, la société De Laguarigue, qui a racheté les droits d’exploitation et monté une combinaison de production entre le Brésil et Béziers.

En 1990, d’après ce que j’ai lu, l’autorisation est arrêtée, mais avec une dérogation spécifique pour le secteur de la banane, en raison de ses problèmes spécifiques. Il me semble cependant, qu’après l’autorisation d’écouler les stocks de deux ans, qui était de droit, la dernière autorisation, celle de 1993, visait uniquement l’outre-mer.

N’y a-t-il pas là un effet de discrimination ?

M. Malcom Ferdinand. Les personnes que j’ai interviewées le pensent.

De 1990 à 1992, l’écoulement est en effet légal.

M. le président Serge Letchimy. Stupidement…

M. Malcom Ferdinand. Oui, cet écoulement n’apparaît pas légitime au regard de l’histoire que l’on connaît déjà. Encore une fois, en un mois, les États-Unis, alors qu’ils ne disposaient d’aucune étude épidémiologique, ni d’indication que le produit était cancérogène ou qu’il se trouvait dans tous les écosystèmes, ont arrêté toute utilisation, toute vente, tout stock.

Quinze ans après 1977, date de la première alerte, la France continue à écouler ses stocks. Pour les personnes que j’ai rencontrées, la décision pour légale qu’elle soit, est ressentie comme illégitime, et démontrant déjà une forme de discrimination.

Mais j’en viens à la dérogation accordée pour l’utilisation de la chlordécone dans les Antilles. En l’occurrence, même s’il est vrai que je ne suis pas juriste, elle m’apparaît illégale. Elle octroie en effet la possibilité d’utiliser le chlordécone aux Antilles au-delà des deux ans autorisés ailleurs. Cette mesure paraît être de l’ordre de la discrimination.

En outre, il faut comprendre que la production de chlordécone n’est plus la production de quelques entreprises, mais devient, entre 1975 et 1980, une production réalisée sur le sol français. Il s’agit donc d’une production nationale.

M. le président Serge Letchimy. En effet, ce ne sont plus les Américains qui la produisent, mais les Français.

M. Malcolm Ferdinand. Nous examinons bien le cas d’une production de masse nationale qui n’a pas été interdite.

M. le président Serge Letchimy. On a créé un fonds d’indemnisation pour l’amiante, de même qu’on a créé un fonds d’indemnisation pour la Polynésie, après les essais nucléaires menés sur place – car la France est devenue une puissance nucléaire grâce à la Polynésie, mais en polluant l’environnement des Polynésiens. Alors que ce dernier fonds est ouvert dans des conditions assez larges et que nous voulons quant à nous seulement faciliter l’accès à une prise en charge sanitaire pour les travailleurs agricoles, que pensez-vous de la création d’un fonds d’indemnisation pour les Antilles ?

M. Malcolm Ferdinand. Personnellement, je trouve que c’est une bonne idée. Il paraît cependant difficilement compréhensible, alors qu’on sait que plus de 90 % de la population est imprégnée au chlordécone, que ce fonds d’indemnisation soit prévu uniquement pour les ouvriers agricoles. En outre, on ne sait pas ce que sont devenus les ouvriers agricoles qui ont travaillé à épandre de la chlordécone entre 1974 et 1980. On peut retrouver ceux qui occupaient les fonctions supérieures d’encadrement agricole, mais c’est beaucoup plus difficile pour les travailleurs à la journée ou à la semaine.

Ensuite, je crois qu’il ne faut pas confondre l’exigence de justice et le fait d’avoir un fonds d’indemnisation. Ainsi, en Polynésie, même si un fonds d’indemnisation a effectivement été prévu, une demande de justice est aussi en cours. Ce sont deux démarches importantes, mais distinctes.

Par ailleurs, la contamination au chlordécone n’est pas seulement l’intoxication ou l’empoisonnement de l’ensemble de la population de Martinique ; c’est aussi une atteinte faite à la terre des Antilles, ce qu’on appelle aujourd’hui un écocide. Il reste à savoir comment, en Guadeloupe, en Martinique, en France, on va pouvoir rendre compte collectivement de cet écocide sur un plan juridique. Car, aujourd’hui, du fait de cet écocide, sur plusieurs hectares, on ne peut pas sainement cultiver de patates douces, d’ignames ou d’autres aliments qu’on mange traditionnellement.

Mme Justine Benin, rapporteure. Est-ce que vous avez étudié l’utilisation du chlordécone en Allemagne, dans l’ex-RFA et dans les pays de l’Est ? Est-ce qu’il faudrait une action de groupe, ou class action, pour que la justice gère ce dossier ?

M. Malcolm Ferdinand. Pour la première question, je ne fais que commencer mes recherches au niveau de l’Allemagne. On retrouve du chlordécone dans les rivières de Basse-Saxe, comme c’est écrit dans les rapports parlementaires ; on en retrouve aussi dans certains poissons tels que la perche. J’ai été en contact avec certains ministères régionaux de l’environnement en Allemagne qui, pour l’instant, n’ont pas décidé d’un traitement sanitaire du sujet. Mais c’est une question que je vais creuser dans mes recherches, afin de voir quelle en est la raison. Le chlordécone a d’ailleurs été utilisé dans les pays de l’Est et dans près de vingt pays.

En ce qui concerne la question juridique, je ne suis pas juriste et je ne voudrais pas m’aventurer à proclamer qu’une action de groupe est nécessaire pour déboucher sur un résultat. Une chose est sûre cependant : en Guadeloupe et en Martinique, les tribunaux ont été saisis par des associations dès 2006. Du point de vue de ces associations, la justice apparaît très lente. Mais il faut savoir aussi prendre en compte le contexte, où la lenteur ressentie découle déjà du sentiment de suspicion et de discrimination. Il y a donc urgence à rendre justice, si on peut dire.

M. le président Serge Letchimy. Je vous remercie pour cette très riche contribution.

 

 

La réunion sachève à dix-huit heures trente.

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Membres présents ou excusés

Commission denquête sur limpact économique, sanitaire et environnemental de lutilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités dune indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires

 

Réunion du mercredi 25 septembre 2019 à 17 h 25

Présents. Mme Ramlati Ali, Mme Justine Benin, Mme Claire Guion-Firmin, M. Serge Letchimy, Mme Nicole Sanquer

Excusé.  Mme Véronique Louwagie

Assistait également à la réunion. - Mme Josette Manin