Compte rendu

Commission spéciale
chargée d’examiner
le projet de loi relatif
à la bioéthique

– Audition du Comité consultatif national déthique (CCNE) : Pr Jean-François Delfraissy, président, Mme Karine Lefeuvre, vice-présidente, professeur de droit à lEHESP de Rennes, et Mme Marie-Christine Simon, directrice de linformation et de la communication              2

 Présences en réunion...................................31

 

 


Mercredi
28 août 2019

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 7

session extraordinaire de 2018-2019

Présidence de
Mme Agnès Firmin Le Bodo, présidente


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COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE DEXAMINER
LE PROJET DE LOI RELATIF À LA BIOÉTHIQUE

Mercredi 28 août 2019

Laudition débute à neuf heures quarante.

(Présidence de Mme Agnès Firmin Le Bodo, présidente)

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La commission spéciale procède à laudition du Comité consultatif national déthique (CCNE) – Pr Jean-François Delfraissy, président, Mme Karine Lefeuvre, vice-présidente, professeur de droit à lEHESP de Rennes, et Mme Marie-Christine Simon, directrice de linformation et de la communication.

Mme la présidente Agnès Firmin Le Bodo. Mes chers collègues, nous commençons cette deuxième journée dauditions avec le professeur Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national déthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE). Vous êtes accompagné de Madame Marie-Christine Simon, directrice de linformation et de la communication, et de Madame Karine Lefeuvre, vice-présidente du CCNE, professeur de droit à lEHESP de Rennes.

Vous avez été auditionné à l’automne dernier par la mission d’information préparatoire à la révision de la loi bioéthique, essentiellement sur l’avis alors adopté par le CCNE.

Au mois de juillet, le gouvernement a déposé un projet de loi. Si le CCNE a vocation à intervenir en amont de tels projets, la commission spéciale a néanmoins souhaité vous entendre. L’article 29 modifie la gouvernance du dispositif national de bioéthique, et - bien sûr - l’éclairage du CCNE sur les autres dispositions du projet de loi sera d’un intérêt particulier.

M. Jean-François Delfraissy, président du CCNE. Je suis médecin et chercheur spécialiste des virus. J’ai été nommé au CCNE il y a deux ans et demi, pour avoir dans la corbeille l’organisation des états généraux de la bioéthique.

Je voudrais aborder quatre points dans cette introduction. En premier lieu, nous verrons les enjeux de cette loi, la manière dont elle se resitue, dont elle a été construite, et dans quelle vision de la société elle va se situer. Le deuxième point porte sur la génomique : je vous donnerai quelques nuances par rapport au projet de loi. Le troisième point traite de la gouvernance, comme vous me l’avez demandé. Enfin, le dernier point concernera la vision d’avenir. Après cette loi, que faisons-nous ? Où allons-nous ? Comment construisons-nous et poursuivons-nous le débat sociétal, et un débat de démocratie sanitaire ?

Abordons pour commencer les enjeux de cette loi. Elle est issue d’une longue période de débats, de discussions, dans le cadre des états généraux de la bioéthique – qui avaient d’ailleurs été souhaités par les chambres précédentes – sous l’égide du CCNE. Un processus assez long – mais construit – s’est donc mis en place pour arriver à cette construction. J’insiste là-dessus parce qu’on a tendance à l’oublier. Vous êtes évidemment le législateur, et vous avez à choisir mot par mot ce qui va se trouver dans la loi. Néanmoins – je le vois parce que je suis très demandé au niveau international, notamment au Japon, en Thaïlande ou au Mexique – un certain nombre de grands pays qui ont regardé ce qui s’était passé. Le processus de construction des états généraux aboutissant à une réflexion intellectuelle, et finalement une décision politique, est intéressant.

Au regard des grandes questions de bioéthique, l’enjeu de cette loi 2019-2020 est le suivant : comment arrivons-nous à rentrer dans ce dilemme de positionnement de l’individuel vis-à-vis du collectif ? Comment une série d’aspirations individuelles et de demandes d’autonomie peuvent-elles être conciliées avec une vision plus collective ? Il y a là un questionnement éthique. Accepter l’individuel, c’est par définition faire des choix sur ce qui ne pourra pas être fait au niveau plus collectif. Si nous devons résumer cette loi de 2019-2020, le grand enjeu est là.

C’est un exercice de démocratie sanitaire auquel ont participé les états généraux de la bioéthique et plusieurs instances : l’OPECST, le Conseil d’État et la mission d’information de l’Assemblée nationale. J’étais en train de calculer tout à l’heure qu’avec celles-ci, nous allons arriver à presque 500 auditions. Si nous faisons deux heures par audition, cela fait mille heures. Cela fait pratiquement 45 jours d’auditions autour de la construction d’une loi. Il y a eu une véritable une envie– que je salue – de la part de ce gouvernement d’aller vers l’écoute de nos citoyens. L’enjeu est désormais de traduire cela et d’aboutir à un cadre législatif – tout en respectant des demandes individuelles – qui est assez unique dans le champ international : c’est le « modèle français », qui débouche sur une loi de bioéthique qui n’est pas un bout de loi de santé.

Après avoir conduit les états généraux de la bioéthique, le CCNE avait publié l’avis n° 129, qui était une sorte de table d’orientation des grands enjeux. Je vais formuler quelques commentaires supplémentaires sur le socle de l’avis n° 129. Nous y avions évoqué, avec une série de revendications, ce mot de Paul Ricœur, qui disait que la souffrance est individuelle
– nous sommes bien là dans quelque chose qui touche à l’individu – mais la santé est publique – nous touchons bien là au collectif.

Le deuxième point que nous avions évoqué portait sur la volonté d’aller vers une loi d’ouverture et de confiance, alors que les dernières lois de bioéthique ont été des lois qui interdisaient. Nous arrivons à avoir une loi qui tient compte des évolutions sociétales et indiscutables de la science, même si tout n’est pas bon à prendre. Je reviendrai sur certains de ces progrès scientifiques, qui ne sont pas réellement des progrès. Finalement, à partir de l’avis 129 et de ce que j’ai vu dans le projet de loi, je dirais que c’est bien une voie d’ouverture et de confiance.

Après avoir formulé des appréciations positives et expliqué que le CCNE se retrouve dans le projet de loi, voici quelques remarques. La première porte sur la génomique. Ce qui est intéressant dans le texte du projet – et je pense que sa construction a poussé à cela – c’est qu’il est explicatif. Pour les médecins qui sont autour de cette salle, vous avez vu qu’il y a des sous-titres qui expliquent ce qu’il va y avoir à l’intérieur des chapitres. C’est une vision très anglo-saxonne, différente de la vision française, où nous avons en général quelque chose d’un peu sec en tête de liste. Là, c’est explicite. Je trouve que sur ces sujets complexes, l’insertion de sous-titres à l’intérieur d’une loi – alors que cela représente quelque chose d’un peu lourd – donne un éclairage, va vers le grand public et essaie de s’ouvrir à une vision plus globale. C’est un élément essentiel.

Sur la génomique, je dirais qu’aux yeux du CCNE, la réflexion est inachevée. Vous connaissez les enjeux de la génomique et les progrès considérables qui ont été faits. La génétique est une vieille science, elle a déjà plus de 20 ans. Les progrès technologiques – qui ne sont plus des progrès scientifiques – rendent maintenant le séquençage à haut débit disponible de façon très simple sur Internet, avec des prix qui chutent tous les mois. Le projet de loi resitue bien l’homme au cœur des enjeux de la génétique et dit bien que notre avenir est loin d’être uniquement dans les gènes : heureusement, il se construit d’une autre façon. La loi maintient l’individu et le consentement individuel au cœur du débat, elle reste bien dans cette notion de la loi en général, autour de l’individu lui-même et de la volonté de l’individu.

Cela s’arrête là, alors que notre monde évolue beaucoup. Nous pouvons faire séquencer un génome entier, dont certains gènes d’intérêt dit « généalogique » par certains côtés, mais aussi des gènes potentiellement associés à certaines pathologies. Nous pouvons le faire sur Internet. C’est strictement interdit par la loi actuelle. Elle n’a cependant pas empêché des publicités de passer sur BFM TV pendant un certain temps. Nous sommes dans un monde assez particulier, où une loi interdit, mais est incapable de faire respecter l’interdiction. C’est typiquement français. Est-ce que l’on reste sur un modèle d’interdiction des tests génétiques en population générale ? La question est posée. Le CCNE avait préconisé d’ouvrir la possibilité de faire séquencer son génome. Certains pays – y compris dans le nord de l’Europe et au Danemark – envisagent de réaliser un séquençage global à partir de prélèvements initiaux. Ce n’était pas du tout l’objet de notre démarche. Elle consistait à ouvrir la porte, dans un contexte médicalisé et de conseil génétique, qui permettait également de recueillir les informations en découlant dans des bases de données. Il serait intéressant d’en constituer en France afin d’échapper à la mainmise des grandes sociétés de séquençage, qui sont pour la plupart du temps étrangères – américaines ou autres.

Un risque très discuté est le risque d’eugénisme. Si nous ouvrons la possibilité d’un séquençage haut débit permettant de repérer certaines maladies, associées de façon étroite à certaines mutations génétiques, il y a un risque d’eugénisme. L’eugénisme est un vrai sujet de discussion actuellement au CCNE. Dans sa définition classique, un eugénisme d’État est bien autre chose que d’ouvrir l’utilisation des tests génétiques en population générale. C’est ma seule réserve d’importance, dans ce qui est proposé par le texte. Je ne parle pas du tout de procréation. Le pas n’est pas franchi. Comme cette loi va donner le cap pour une durée de cinq à sept ans, imaginez-vous dans sept ans avec la mise à disposition de toute une série de tests génétiques dans une population vulnérable. Comment cela va-t-il se faire ? Cela va se faire avec une loi qui l’interdira. Il y a quelque chose d’un peu troublant.

Le troisième point concerne la gouvernance et le positionnement du CCNE. Il est proposé dans la loi délargir le champ du CCNE à un certain nombre de sujets, pouvant toucher les domaines de la santé  tels que lintelligence artificielle  mais aussi les relations entre environnement et santé. Nous avions mis ces points à lagenda des états généraux de la bioéthique. Je me réjouis de cette proposition. Jai reçu une lettre de mission du Premier ministre fin juillet, proposant au CCNE  indépendamment de la loi  de mettre en place un comité pilote du numérique, dans lidée quil prenne ensuite son autonomie. Ces sujets sont différents de ceux du comité déthique, mais nous avons un certain savoir-faire pour construire ce comité pilote. Je me réjouis donc globalement de cet élargissement de nos compétences.

Sur la nomination des membres du CCNE, je crois quil y a un effort de simplification. Cette nomination relevait jusquici de la loi. Le projet propose de les nommer par décret en Conseil dÉtat. Jen ai longuement discuté, et je nai pas de véritable inquiétude sur le fait que lensemble des grands corps scientifiques et des représentants des grands corps de lÉtat feront bien partie du listing soumis au Conseil dÉtat. Ce nest pas un enjeu majeur de cette loi. Nous sommes dans quelque chose de relativement marginal.

En revanche, jusqu’à maintenant, la nomination des membres était effectuée par les organismes, comme l’Inserm, le CNRS et les grands organismes de recherche. Ils étaient désignés par eux, puis validés par les ministres. Là, ils sont proposés. Je vois mal les ministres actuels ou futurs ne pas prendre en compte la demande d’un grand organisme. Il y a pourtant une petite nuance qui change un peu la donne, entre être désigné et être proposé par un grand organisme de recherche. Il faudra faire attention.

Les aspects administratifs ne me passionnent pas, mais derrière tout cela, il faut bien trouver un équilibre, avec un CCNE qui remplit son rôle purement consultatif, qui fait des propositions et qui est autonome par rapport au pouvoir politique quel qu’il soit. Cela n’empêche pas d’avoir des dialogues constructifs, mais on reste bien dans ce modèle à la française, très particulier, qui fonctionne depuis de très nombreuses années et qui est considéré comme assez unique au niveau international.

Ce qui est plus intéressant en matière de gouvernance, c’est ce qui a commencé à être construit, et que nous allons continuer à construire, avec les autres instances de réflexion éthique, en particulier avec les espaces éthiques régionaux. Je sais que vous avez auditionné l’espace éthique régional d’Occitanie. Nous avons créé à l’occasion des états généraux de la bioéthique un réseau informel très souple, sans aucune hiérarchie, où les espaces éthiques régionaux se sont occupés des débats en région. C’est quelque chose qu’ils n’avaient pas fait jusqu’alors, organisant plutôt le débat au sein des personnels de santé et des différents CHU. Nous allons poursuivre cette construction du débat avec la société civile. Nous allons développer notre réflexion après l’adoption du projet de loi, puisque les enjeux de bioéthique justifient plus que six mois d’états généraux de la bioéthique.

Il y a une appétence de la part du public sur un certain nombre de ces sujets. Même s’ils ont été un peu masqués par les questions relatives à la procréation, les autres sujets sociétaux sont importants. Sur un certain nombre d’aspects plus techniques, nous pouvons parler de choses compliquées à partir du moment où elles sont expliquées, discutées et explicitées avec la société civile. C’est l’enjeu de l’intervention des espaces éthiques régionaux. Cela permettrait de construire une vision de la bioéthique qui ne soit pas seulement celle des experts, mais aussi celle de la société civile, lui permettant de prendre une part importante à des choix stratégiques que nous aurons tous à faire dans certains domaines de la santé, avec des choix éthiques qui vont être difficiles.

Nous allons construire cela en collaboration avec les espaces éthiques régionaux, ainsi qu’avec les comités d’éthique institutionnels des grandes sociétés savantes, des différentes académies des sciences, de médecine, de pharmacie, des technologies, l’Inserm, le CNRS, etc. Cette construction permettra de donner une meilleure visibilité internationale à notre conception française.

Le dernier point concerne l’international. J’en ai une approche un peu spéciale car ma carrière a été faite à l’international. J’ai été frappé par deux choses au CCNE. D’une part, la société civile est assez peu représentée dans les débats bioéthiques et il faut qu’on l’implique plus dans le débat avec les experts. Les états généraux sont quelque chose de tout à fait fondamental. D’autre part, il faut mieux faire connaître la réalité française. Nous avons des réunions avec un certain nombre de comités internationaux sur le sujet. Le modèle français construit autour des états généraux et de l’élaboration de la loi – avec des interactions entre ces deux processus – a été une fois de plus regardé au niveau international. Il me paraît important d’approfondir cela. Ce qui est frappant, ce sont les disparités sur certains sujets – en particulier sociétaux – avec des pays assez proches comme l’Espagne et la Belgique. Au contraire, il y a parfois des constructions communes, par exemple sur l’intelligence artificielle et la santé, que nous sommes en train de commencer avec les Canadiens. Il existe donc des processus allant au-delà de l’adoption de la loi, qui tendant à construire une vision internationale des grands sujets ; c’est tout à fait importante à nos yeux et que nous allons persévérer. Au-delà de la dimension législative, nous allons donc poursuivre la construction d’une vision commune internationale, tout à fait essentielle.

Pour résumer, le CCNE se retrouve bien dans ce projet de loi. Il lui apparaît être une loi de confiance et d’ouverture. Le CCNE retrouve une grande partie des propositions faites dans l’avis n° 129. Il regrette que nous n’allions pas un peu plus loin dans le domaine de la génomique. Enfin, la réflexion bioéthique ne s’arrêtera pas à cette loi, même si celle-ci est importante. Elle se poursuivra et nous avons déjà des pistes pour construire la réflexion avec les citoyens, dans les cinq années qui viennent.

Mme Laëtitia Romeiro Dias, rapporteure. Je vais me concentrer sur l’article 29. Comme vous le savez, il a pour ambition de mettre davantage le citoyen au cœur de la réflexion bioéthique – et pas uniquement au moment des révisions de la loi – avec un débat citoyen qui serait prévu chaque année. Que pensez-vous de cette périodicité ? Qui déciderait des thèmes débattus ? Comment entendez-vous associer les espaces régionaux ? Vous avez dit que vous aviez des pistes, vous avez commencé à les évoquer. Est-ce que vous pourriez nous en dire un peu plus ? Aujourd’hui, au regard du recul que vous avez sur les états généraux, que pensez-vous de la capacité du CCNE à impliquer davantage la population dans sa diversité, partout sur le territoire et en dehors des communautés expertes ou militantes ? Pensez-vous que des évolutions soient nécessaires en termes de méthode et de structuration ? Enfin, que pensez-vous de la création d’une délégation parlementaire consacrée à la bioéthique, capable de faire valoir des réflexions bioéthiques dans la législation, hors révision de la loi de bioéthique ?

M. Jean-François Delfraissy. Je suis fermement partisan du débat citoyen sur des sujets aussi complexes que la bioéthique. Quand je suis arrivé au CCNE, j’ai été frappé par le fait qu’il y avait un groupe d’experts de qualité tout à fait remarquable, mais je me demandais où se trouvait la vision citoyenne. Elle existait déjà, elle s’exprimait dans les auditions, à l’occasion de la construction des avis. Toutefois, elle mérite plus.

Nous l’avons fait à l’occasion des états généraux, où ont eu lieu des auditions du type de celle que nous avons aujourd’hui, et 290 débats menés en région par les espaces éthiques régionaux. Comment va-t-on avancer ? Nous souhaitons aller plus loin dès le 1er janvier 2020, sans attendre le vote final de la loi. Nous souhaitons lancer dans le débat – avec un certain nombre d’espaces éthiques régionaux – une thématique partagée pour une durée d’un an, qui correspond à un axe de réflexion du CCNE, en constituant des comités citoyens. Nous prendrions plus de temps que nous ne l’avons fait lors des états généraux.

Deuxième question : est-ce que nous introduisons un comité citoyen, comme dans les états généraux de la bioéthique, au sein du CCNE ? C’est une vraie question. Est-ce que nous le faisons au niveau national, ou est-ce que nous essayons au contraire de diversifier cela dans le cadre des espaces éthiques régionaux ? Je suis persuadé qu’il faut le faire. Les régions sont un élément essentiel, avec des sensibilités et des missions qui peuvent être nuancées.

Un débat n’est pas totalement tranché au sein du CCNE entre constituer un comité ad hoc, ou – et c’est ce que nous avons déjà démarré – réunir quelques personnes de la société civile qui accompagneraient la construction d’un avis, indépendamment des auditions du milieu associatif ou des représentants des différents groupements français. Le CCNE est une bande d’intellectuels intéressante, mais ils sont un peu coupés du monde, par certains côtés. Il faut aussi se demander ce que pense le citoyen. Comprend-il ce que nous sommes en train de lui dire ? Il ne faut pas faire de la « substantifique moelle ». Il faut à l’inverse essayer – c’est complexe – de se mettre au niveau et de susciter une vision critique des citoyens qui disent qu’ils ne comprennent pas bien notre texte.

Cette première piste est déjà convenue avec les espaces éthiques régionaux. Elle va démarrer sur certains sujets et se déploiera dans certaines régions seulement, qui s’empareront d’un sujet et le travailleront avec un comité.

Indépendamment de cela, il y a d’autres possibilités. C’est ambitieux, mais si nous ne sommes pas ambitieux, que faisons-nous ? Il y a par exemple en France de très grandes mutuelles, qui ont bien entendu des intérêts en termes de santé – il peut y avoir des problèmes de conflit d’intérêts – mais qui ont quand même des approches intéressantes. Nous avons auditionné les représentants des mutualistes français, et le président de la MGEN. Ils ont réfléchi sur certains sujets, et représentent plusieurs millions d’adhérents. Il y a de la part des mutuelles une vraie demande sur la façon dont nous construisons une réflexion de bioéthique.

Nous nous rejoignons donc largement. En tout cas, l’approfondissement du débat citoyen est l’un de mes objectifs prioritaires pour les deux années qui viennent.

Mme Karine Lefeuvre, vice-présidente du CCNE. Je rejoins ce que vient de dire le président du CCNE. J’ai envie de dire qu’aujourd’hui, la question de la place du citoyen ne se pose plus. Plus exactement, elle ne se pose plus quant à son principe mais uniquement quant à ses modalités. Pour avoir particulièrement travaillé la question de la démocratie en santé, nous voyons bien le mouvement d’empowerment, du point de vue des usagers en santé. Nous avons bien vu le débat citoyen au niveau national, mais cette question de la participation citoyenne doit infuser partout, à la fois au niveau national et au niveau régional, mais aussi au sein même du fonctionnement du CCNE.

Bien sûr se pose la question de la représentativité. Nous nous la sommes posée. Dans un premier temps, nous allons peut-être pouvoir le faire par étapes : nous discutons déjà de la possibilité d’intégrer des représentants de la société civile dans des groupes de travail, et pas uniquement au moment des auditions. C’est un premier pas. Quand nous travaillons sur les questions de démocratie en santé, la question de la confiance surgit : les usagers du système de santé demandent qu’on leur fasse confiance. Il y a de nombreuses formes de démocratie en santé. Il peut y avoir un comité ad hoc. Il peut y avoir une sorte de réseau, mis en place avec les différents représentants des usagers, qui pourrait être sollicité sur des questions particulières, des groupes spécifiques. Cette question de la confiance est déterminante. Cela ne se fait pas à tout prix et de n’importe quelle façon mais, aujourd’hui, il faut que nous avancions concrètement là-dessus. Cela fait partie des objectifs à très court terme.

M. Jean-François Delfraissy. Je pense que c’est une bonne idée. Quand je présente aux autres instances internationales ce qui se passe, j’utilise un langage figuré autour d’un triangle. À un bout du triangle, il y a les sachants. À un autre bout du triangle, il y a le politique – au sens très large du terme – et puis de l’autre côté du triangle, il y a la société civile. Ce phénomène dépasse la construction de la bioéthique : c’est une réflexion sur la démocratie sanitaire. Je sais que ce sont des sujets sensibles pour vous. Il n’y a aucune équivoque de ma part : vous représentez la démocratie élue. Heureusement, la France est un grand pays pour cela. Néanmoins, pour certains sujets – en particulier dans le domaine de la santé – il est logique que nous envisagions des étapes de démocratie sanitaire avec une réflexion plus spécifique. Il faut qu’au niveau de l’ensemble de ce que vous représentez, de l’Assemblée, la réflexion se poursuive. Cela ne s’inscrit pas dans une démarche de concurrence vis-à-vis du CCNE. Nous sommes dans un phénomène d’addition, de complément. Ne nous leurrons pas, quand même. C’est très bien, il y a une commission spéciale, vous écoutez. Cependant, la bioéthique n’est pas une question majeure pour la plupart des députés. C’est un moment privilégié que nous vivons à l’occasion de cette loi. Il serait bon de le faire perdurer entre deux révisions, au sein du CCNE pour nous, et avec une commission ad hoc pour vous. Il y a d’ailleurs un député et un sénateur au sein du CCNE. Tout en restant séparés et en fonctionnant selon des modalités différentes, nous pouvons nous parler.

M. Philippe Berta, rapporteur. Je vais commencer par le sujet de la génomique, parce que je suis très intéressé par le fait que nous nayons pas encore entendu le mot « procréation » ce matin. Je ne vais pas dire que cela fait du bien, mais cela rappelle quil y a dautres sujets dans le projet de loi. La génomique est un domaine propre à interpellation, et elle nous concerne vraiment tous. Je trouve un peu dommageable quelle soit repoussée en annexe.

Je partage votre sentiment sur le fait que dans le champ du diagnostic – quelle que soit la forme du diagnostic envisagé (DPI, DPNI, néonatal, prénatal) ou sa cible, la population générale ou en préconceptionnel – nous sommes en train de rater une histoire. Cette histoire n’est pas annexe, puisque le diagnostic en population générale permet déjà dans certains pays d’éradiquer de grandes pathologies, pour lesquelles une personne sur trente à quarante est porteuse de la mutation.

Je ne peux pas comprendre que nous ne soyons pas plus ambitieux. Cette absence de l’avancée diagnostique est d’autant plus paradoxale que dans le même temps, nous travaillons sur un troisième plan national des maladies rares. Celui-ci a comme objectif central de faire que d’ici 2022, nous soyons capables de réduire l’errance diagnostique de cinq ans à un an. Cependant, nous ne nous en donnons pas les moyens dans cette loi de bioéthique, parce qu’elle ne contient aucune avancée sur la proposition diagnostique. C’est quelque chose qui m’échappe, parce que cela fait fi des progrès actuels.

C’est aussi pour cela que je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous sur l’intervalle de sept ans entre deux révisions, qui est en fait de neuf ans si l’on prend en compte les décrets d’application. Dans sept à neuf ans, où en serons-nous sur le séquençage ? Un séquençage coûtera quelques dizaines d’euros, durera une heure, et nous ne nous poserons plus la question : nous aurons tous la séquence de nos génomes. Si nous ne sommes pas capables de l’assumer en France, cela se fera à l’étranger. Nous ne récupérerons absolument aucune donnée et nous ne maîtriserons pas l’objet et son utilisation. Je trouve cela bien dommage. J’aurais attendu que nous puissions déjà préparer tout cela, dans le texte actuel, et dans les futurs modes opératoires de nos lois de bioéthique.

La science va beaucoup plus vite que ce que l’on nous propose. Nous n’avons même pas pris le loisir de parler de CRISPR-Cas9 et de l’édition du génome. Qu’allons-nous en dire aujourd’hui ? À qui et pour quoi allons-nous l’interdire ? C’est réalisé dans tous les laboratoires de notre pays, que ce soit dans le domaine du végétal, de l’animal et de l’humain.

Dernier point : dans l’avis n° 129, vous aviez – de façon un peu symbolique, mais je trouve que le symbole était fort et important pour l’avenir – abordé le sujet « environnement et santé ». Cela ne réapparaît pas du tout dans le texte qui nous est proposé. Je voulais avoir vos commentaires sur cela.

M. Jean-François Eliaou, rapporteur. Monsieur le Président, nous nous voyons très souvent et nous connaissons donc nos positions respectives.

Je vais revenir sur la génomique et sur le rôle du CCNE après la loi de bioéthique. Je ne reviendrai pas sur ce qui a été dit : je suis d’accord avec vous. Nous sommes dans une situation où nous parlons à nos concitoyens. Ma position n’est pas celle d’un scientifique ou d’un médecin, mais celle d’un législateur qui se demande si, pour l’intérêt général de nos concitoyens, nous sommes prêts à laisser de côté un certain nombre de possibilités offertes par la science. Tout ce qui a été dit est vrai.

Je suis inquiet – et je voudrais avoir votre avis là-dessus – quant à l’impact psychologique que peut avoir le fait que la restitution d’informations issues d’un test génétique ne soit pas réalisée dans un contexte organisé d’annonce. Le projet de loi prévoit justement d’encadrer avec précision l’annonce des résultats de génétique, avec des professionnels de l’encadrement psychologique, voire psychiatrique, social, etc., et pas simplement des médecins. C’est une bombe à retardement. Bien entendu, tout le monde veut avoir accès aux dernières avancées de la science. Comment en profiter, et comment en faire profiter nos concitoyens, en tant que législateur – j’ai lâché ma casquette de médecin et de scientifique ? C’est cela qui me pose question.

Toute annonce d’un diagnostic génétique a un impact considérable sur la parentèle et doit donc être préparée. Lorsque nous faisons des tests génétiques récréatifs, nous prenons les résultats dans la figure, et nous n’avons pas de possibilité de bénéficier d’une capacité d’interprétation. Il ne s’agit pas de faire en sorte que nos concitoyens ne sachent pas, mais il faut organiser une préparation. Il y a en effet de lien entre ce qui peut avoir été découvert au niveau de l’examen génétique et ce qui peut apparaître comme pathologie par la suite.

Ensuite, je rejoins ma collègue rapporteure sur l’article 29 qui prévoit l’extension du rôle du CCNE. J’ai posé une question là-dessus à vos collègues de l’espace de réflexion éthique de la région Occitanie. La loi va être promulguée. Il y aura ensuite l’application de la loi, la surveillance de la bonne application de la loi, puis le contrôle et l’évaluation de cette bonne ou mauvaise application de la loi. Comment voyez-vous le rôle du CCNE dans ce processus, à côté du rôle de contrôle et d’évaluation qui nous est dévolu au titre de l’article 24 de la Constitution ?

M. Jean-François Delfraissy. Pour aller jusqu’au bout des choses sur le rôle du CCNE, nous étions pour que ce mécanisme de débat public et ce mode de construction de la loi persistent, même si cela est un peu lourd. Nous voyons bien qu’indépendamment des thématiques  « en silo » – la génomique, le big data, certains aspects de procréation –, la réflexion est la plus riche quand nous interfaçons les disciplines, comme le séquençage à haut débit et le big data. C’est là où nous avons le plus de possibilités et où l’encadrement éthique sera le plus complexe. Au-delà, il y a des questions transversales : en 2019-2020, que veut dire un consentement pour les citoyens ?

Nous avons ensuite évoqué l’idée d’actionner ce mécanisme tous les cinq ans plutôt que tous les sept ans. Cela rejoint certaines observations portant notamment sur le fait que les connaissances scientifiques seraient renouvelées pour moitié sur une très courte durée. Nous devons veiller à ce que notre réflexion éthique ne prenne pas trop de retard, voire soit dans l’anticipation.

Il y a ensuite ce rôle d’alerte et de surveillance partagée, si une commission ad hoc est créée au sein de l’Assemblée. L’OPECST joue déjà ce rôle, donc il faudra bien définir comment tout cela s’organise. Il faut à la fois que ce soit bien construit, que ce soit solide et que la répartition des rôles soit bien définie. Ce rôle d’alerte et de surveillance, nous allons l’exercer encore plus que nous ne l’avions fait jusqu’à maintenant. C’est beaucoup de travail pour une petite structure, remplie d’intellectuels mais qui tourne avec seulement cinq personnes.

Enfin, l’évaluation est un point important. Dans cette loi, vous votez un certain nombre de décisions importantes qui vont construire la société de demain. Il faut inscrire dans la loi ce processus d’évaluation.

Nous allons parler de procréation une seconde, pour ne plus en parler après. Sil y a une ouverture de lAMP vers les femmes seules et les couples de femmes, serons-nous capables dans cinq ans de savoir ce qui sest passé ? Quelles informations avons-nous ? Quand je regarde celles qui existent au sein des grands organismes de recherche  lInserm, les sciences humaines et sociales du CNRS, etc.  sur deux grands sujets sociétaux autour de la procréation ou autour de la fin de vie  qui ne fait pas partie de la loi mais que nous avions discutée dans les états généraux  les données françaises sur le sujet sont très faibles, au nom de la liberté de la science. Je suis un scientifique. Je défends la liberté de la science et les scientifiques. Or la science et la société doivent quand même se rencontrer à certains moments. Si des décisions fondamentales pour la société sont prises dans le cadre de cette loi, inscrivez-vous dans un processus dévaluation. Ainsi, nous serons capables dans cinq ans de raconter une histoire sur ce qui sest passé, nous aurons les premiers résultats et nous ne serons pas obligés daller chercher des études américaines  somme toute intéressantes mais réalisées dans un contexte culturel différent. Il mapparaît important que nous soyons dans de levidence-based medicine ou society, pour que vous puissiez raconter lhistoire de vos décisions politiques.

Je partage l’analyse faite des enjeux de la génomique. Vous avez bien vu que dans mon propos sur la génomique, je montre les deux dimensions de ce qui est proposé dans le projet de loi. La première, très intéressante, insiste sur l’information autour de la personne, sur la construction de l’annonce, sur le conseil en génétique. C’est absolument essentiel. Nous partagions donc la même position et nous nous demandions pourquoi nous ne commencerions pas à ouvrir l’utilisation de ces tests en population générale. Cela suppose de mettre en œuvre un processus d’accompagnement par des professionnels, des conseillers en génétique, et non un accompagnement militaire. Même si l’on continue d’interdire les tests, les prix vont baisser et, les gens vont accéder à leurs données via Internet. Je ne sais pas si vous avez regardé les papiers qui sont rendus aux acheteurs. Ils sont assez bien rédigés, mais cela reste compliqué. Les acheteurs n’auront aucun accompagnement et les bases de données seront constituées hors de France. Il y a quelque chose qui n’est pas totalement cohérent dans le projet de loi, quant au fait d’une part, d’accepter une vision individuelle d’accompagnement très technique par du conseil génétique, et d’autre part, de continuer à refuser les tests en population générale et sur un certain nombre d’utilisations. Je ne peux que maintenir ma position, et certains d’entre vous la partagent. C’est une décision à prendre. C’est le président du CCNE et le comité d’éthique qui vous le disent : je ne pense pas que le risque d’eugénisme politique et d’État soit mis en cause par la possibilité d’utiliser ces tests. Je ne suis pas en train d’indiquer que chacun doit faire le test : les gens le feront ou ne le feront pas, mais c’est une possibilité.

Enfin, nous avions intégré les deux sujets « Intelligence artificielle et santé », et « Environnement et santé » dans le débat des États généraux. C’est nous qui avons établi l’agenda des questions posées au sein des États généraux, et nous n’avons pas reçu d’ordre dans un sens ou dans un autre, à aucun niveau. Sur l’intelligence artificielle, c’est parti : nous allons construire le comité du numérique – au sens très large du terme – et ses relations avec le CCNE. C’est une belle aventure qui démarre.

Nous avons un groupe de travail permanent sur le sujet de l’environnement et nous allons bien sûr le conserver. C’est essentiel, et pas seulement pour ce qui concerne le réchauffement climatique et les virus qui peuvent en résulter, en particulier dans le sud de la France.

Il faut aussi voir comment aborder les nouvelles techniques de génomique qui peuvent être utilisées dans le monde animal ou végétal et qui posent des questions importantes et nombreuses. Quel est le retentissement de certaines décisions de l’homme et de la science sur l’environnement ? C’est l’un des sujets que nous allons continuer à analyser dans le cadre du CCNE.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. J’ai trois brèves questions. Concernant la génomique, je partage votre préoccupation sur le caractère inachevé de la réflexion. Si nous devons faire des propositions additionnelles, nous aimerions bénéficier des conseils du CCNE sur les modalités d’ouverture progressive de l’usage des tests. Si aujourd’hui, la réflexion est inachevée, il faut savoir qu’elle le sera toujours, compte tenu de la progression durable de la science dans ce domaine.

Si nous pouvions enrichir le texte vers plus d’ouverture, laquelle proposeriez-vous en première intention, sachant que cela se ferait dans un contexte médical, et qu’il nous faut aussi – mais ce n’est pas dans la loi que cela sera résolu – compléter le déploiement en France de conseillers en génétique ? Pour l’instant, je rappelle qu’ils sont moins de 500 pour tout le pays. S’il y a des tests génétiques moins parcimonieux qu’aujourd’hui, il faut aussi qu’il y ait des conseillers en génétique pour la population.

Deuxième question : quelle est l’opinion du CCNE sur le fait qu’en matière de filiation, le projet de loi établit une différence selon que les enfants qui naissent d’un tiers donneur appartiennent à un couple homosexuel ou hétérosexuel ? Nous avons entendu hier différentes associations, qui ont exprimé des réserves sur la formulation retenue.

Enfin, l’utilisation de cellules somatiques transformées en gamètes se développera inéluctablement – y compris chez l’homme, quelque part dans le monde – avec tous les procédés que nous connaissons. Cette possibilité va bouleverser la procréation. Elle est extrêmement dangereuse et préoccupante. Nous n’abordons pas cela dans le projet actuel, mais cela va évidemment se faire avant sept ans, en Asie ou ailleurs. Nous ne pourrons pas attendre sept ans pour prendre des décisions opportunes. Faudrait-il dès maintenant que nous introduisions quelque disposition dans le texte ? Êtes-vous d’avis que la révision ne devrait pas seulement s’inscrire dans un calendrier long, tous les sept ans, mais qu’il devrait y avoir une structure permanente au niveau du Parlement, capable de développer une réflexion continue en interaction avec le CCNE ? Cela permettrait sur des sujets précis de ne pas attendre la prochaine révision de la loi de bioéthique, mais d’intervenir immédiatement, comme cela a été fait précédemment pour la recherche sur les cellules souches.

Mme Coralie Dubost, rapporteure. À titre liminaire – même si ce n’est pas mon domaine d’expertise – je partage les remarques qui ont été faites par mes collègues sur la génomique, entre la volonté d’ouverture, d’accompagnement et de protection, et les recommandations en la matière dont nous aurions tous bien besoin. Par ailleurs – vous l’avez dit très justement – les Etats généraux de la bioéthique étaient particulièrement innovants sur la scène internationale en termes de participation citoyenne, alors que ces questions sont fondamentales pour une société et pour faire démocratie. En revanche, j’ai un regret qui concerne ma partie. La question de la filiation et des différentes options possibles n’était pas soumise aux Etats généraux puisque c’est une deuxième étape : il fallait déjà répondre à la première question, l’ouverture de la PMA, pour répondre ensuite à la question des modalités. Nous comprenons donc très bien pourquoi elle n’y était pas, mais, sur ce point, certains éléments de réflexion nous manquent.

Eu égard aux discussions qui ont cours en ce moment avec les associations, la société en général, différents corps sociaux, mais aussi les juristes et professeurs de droit, nous interrogeons un peu les fondements de notre code civil et de notre droit de la filiation. Quid de cette vraisemblance biologique qui domine notre filiation pour les pères, et de la vérité biologique qui la domine pour les mères ? Il n’y a pas de vraisemblance biologique pour la mère, elle est celle qui accouche – le régime de l’adoption est distinct. Pensez-vous que l’option retenue dans le projet de loi soit la bonne ? Que pensez-vous des autres options qui ont été examinées - notamment par le Conseil d’État, par d’autres institutions et par la mission d’information ? Enfin, quel est votre regard sur la question de l’accès aux origines et sur la solution retenue par le texte ?

M. Jean-François Delfraissy. Je trouve que le projet de loi s’efforce de séparer les cellules souches embryonnaires et les cellules souches adultes pluripotentes. Il essaye de sortir de cette ambiguïté difficile résultant de l’emploi du terme de cellules souches embryonnaires : elles sont certes issues d’un embryon, mais elles deviennent ensuite des lignées continues qui sont échangeables dans le monde entier. Le CCNE avait passé beaucoup de temps sur ce sujet et se retrouve vraiment dans la solution retenue par le projet de loi.

Sur la question sur la différenciation des cellules souches, nous avions insisté sur le fait que ce n’est pas leur origine qui est importante, mais l’utilisation qu’il est prévu d’en faire. Avoir des cellules souches qui commencent à être étudiées par nos scientifiques est une avancée considérable pour la médecine. Les scientifiques prennent d’ailleurs du retard sur le sujet, et j’espère que la loi va permettre à la France de retrouver une place enviable en matière d’innovation.

Le sujet scientifique est l’élucidation des mécanismes qui permettent à une cellule souche de se différencier. Nous ne sommes pas loin. Nous allons commencer à sortir les premiers grands papiers concernant les cellules rétiniennes. Les enjeux de santé sont majeurs. Nous pouvons imaginer qu’au lieu que le patient soit opéré – avec toute la chirurgie orthopédique associée en remplacement du genou, des épaules, etc. – nous pourrons peut-être injecter des cellules souches. Cela va transformer l’organisation des soins. La cellule souche peut aussi se différencier en  gamète mâle ou gamète femelle. Nous pouvons faire un embryon, indépendamment de tout acte sexuel. Et un utérus artificiel est possible.

Comment gérer le franchissement de ligne rouge ? C’est compliqué. D’ailleurs, est-ce possible ? Les conceptions éthiques et bioéthiques sont extrêmement différentes entre notre monde européen, le monde anglo-saxon, et le monde chinois – par exemple.

Le clonage humain est soumis à une interdiction. Des décisions politiques et scientifiques ont été prises il y a huit ou neuf ans, et elles ont tenu, peut-être parce que nous ne voyons pas à quoi servirait le clonage humain.

Une deuxième ligne rouge qui reste importante à mes yeux, et qui est parfois confondue par le grand public, est la GPA. Le CCNE a pris une position très claire à ce sujet. Dans ces discussions éthiques où il y a des tensions entre deux visions – la vision individuelle et la vision de non-marchandisation du corps – il nous apparaît actuellement que la non-marchandisation du corps prime par rapport à la demande individuelle, quelle que soit la demande sociétale qu’il peut y avoir derrière – je la connais bien, je suis issu de ce milieu-là.

Quelques grandes questions se posent dans le domaine des technologies. Nous parlons beaucoup de procréation et nous avons un peu parlé de génomique ce matin. C’est très bien, mais nous n’avons pratiquement pas parlé des neurosciences. D’ailleurs, selon la loi précédente, l’Agence de la biomédecine (ABM) devait lancer une réflexion sur ce sujet. Dans son rapport d’activité, la directrice de l’ABM le reconnaît volontiers : peu de réflexions ont été produites autour des neurosciences. Nous avons un groupe neurosciences au sein du CCNE, mais nous avons du mal à anticiper. La France accueille de très grands scientifiques, et de nombreuses questions vont se poser quand nous allons être confrontés aux progrès en neurosciences, en génomique et en big data dans les cinq ans qui viennent.

Nous voyons bien comment nous avons réagi à l’utilisation de la technique CRISPR-Cas9 sur les cellules embryonnaires, suite à cette aventure chinoise. Il y a d’abord la communauté internationale qui peut répondre de la bioéthique, et il faut que nous soyons présents. Au niveau national, dans l’intervalle entre deux révisions et grâce au travail de surveillance et d’alerte que nous avons évoqué, rien n’interdit d’avoir une attitude plus souple et plus logique sur certains sujets difficiles – qui ne sont pas si nombreux, deux ou trois peut‑être.

Concernant la génomique, je relisais ce que nous avions écrit dans l’avis n° 129. Je vais vous en remettre quelques extraits et propositions, à la suite de cette audition, qui préciseraient les étapes possibles. Le point principal n’est malheureusement pas éthique, mais très pratico-pratique. Le Gouvernement sait que le nombre de conseillers en génétique est relativement limité. Il ne faut pas que ce soient uniquement des médecins. Il faut ouvrir, il faut qu’ils aient un statut ad hoc. Des scientifiques peuvent parfaitement exercer ces fonctions, ou des gens issus du milieu infirmier, des techniciens de santé publique avec une formation. Ils peuvent être valorisés pour participer à cette nouvelle aventure scientifique. Dans ce contexte, c’est une occasion très important de valorisation des professions de santé. Il y aura la même chose pour l’intelligence artificielle et la gestion des big data : de nouveaux métiers vont se créer.

Compte tenu de la limitation du nombre de conseillers en génétique, l’idée est de dire que finalement, nous n’avons peut-être pas les moyens dans l’immédiat d’accompagner les personnes faisant un test génétique. Mais continuer d’interdire va amener celles-ci à faire autrement, en dehors d’un circuit médical. Le CCNE n’avait pas souhaité que tout le monde fasse nécessairement un test génétique, mais que ceux qui le désirent puissent le faire dans un contexte d’appui et de conseil médicalisé – ou en tout cas avec des spécialistes. C’est ce que je vous remettrai, quelques lignes extraites de notre avis n° 129.

Mme Karine Lefeuvre. Je vais commencer par votre question – Monsieur Touraine – sur la disparité des solutions retenues pour l’AMP, concernant les tiers donneurs, pour les couples homosexuels et hétérosexuels. Je suppose que vous faisiez allusion à la déclaration anticipée de volonté. C’est vrai qu’il semble difficilement justifiable de maintenir cette distinction, à partir du moment où nous posons le principe de l’égalité entre couples. La question du consentement anticipé – qui est appelée dans ce texte déclaration anticipée de volonté – est très intéressante. Elle est transversale : elle concerne cette question de procréation, mais aussi – nous l’avons vu lors des Etats généraux – l’ensemble des thématiques. Par conséquent, du point de vue du respect des droits et des libertés fondamentales, dans l’évolution actuelle des mentalités et des nouvelles formes de couples, il me paraît difficilement justifiable de maintenir ce texte en l’état.

Ensuite – je prends ma casquette de juriste – certaines choses m’ont sauté aux yeux à la lecture du texte, notamment la place « fantôme » de la femme seule. D’ailleurs, l’appellation « femme seule » n’apparaît pas dans le texte. Si nous reprenons l’article premier, on parle de « tout couple formé d’un homme et d’une femme ou de deux femmes », et « toute femme non mariée » ; or du point de vue du droit, quand il y a un couple, on est mariés, pacsés, ou concubins ; si une personne n’est pas dans l’une de ces situations, elle est seule. C’est comme si le mot « seul » était tabou. Cela m’a vraiment sauté aux yeux. Pourquoi mettre en avant le mariage par rapport au PACS ou au concubinage ? Je pense qu’il faut revenir à cette notion de femme seule.

Une autre chose m’a interpellée dans cet article premier : le paragraphe relatif aux obstacles à l’insémination et au transfert s’il s’agit d’un couple. Nous sommes bien ici dans une limitation de l’accès à l’AMP. On retrouve ici la distinction et la différence de traitement, entre le couple d’un côté, et la femme seule de l’autre, qui n’est plus citée. Je me suis dit que le projet de loi avait souhaité mettre en avant un projet parental de couple. Si au départ ce projet a été conçu par deux personnes et que l’une vient à manquer – demande de divorce, décès, etc. – l’objet même du contrat initial disparaît. Il me semblerait opportun de préciser dans le texte que c’est en raison du projet parental de couple que cette solution a été retenue. Sinon, on ne comprend pas pourquoi il n’y a absolument aucune référence à la femme seule.

Le mécanisme de la déclaration anticipée de volonté est tout à fait intéressant du point de vue du consentement. Il rejoint en effet le principe d’anticipation de l’expression de la volonté – je travaille beaucoup là-dessus – que l’on retrouve dans les directives anticipées, la personne de confiance, le mandat de protection future, et ici dans un domaine tout à fait spécifique de la filiation. En fait, on appelle cela une déclaration anticipée de volonté, mais c’est un consentement anticipé. Je ne vois pas pourquoi il y aurait une différence entre les couples homosexuels et hétérosexuels en ce domaine.

Je reviens à votre question sur laccès aux origines. Nous avons bien vu lors des États généraux  cest ressorti de façon assez consensuelle, et le Pr Delfraissy a cité tout à lheure lassertion de Paul Ricœur sur la souffrance individuelle  quil y a dun côté la souffrance individuelle, et de lautre, la santé publique. La souffrance de lenfant prend le pas à partir du moment où il est question didentité et de stabilité durant toute son existence. Nous voyons bien quil y a un consensus sur laccès aux origines. Je nai pas de remarque spécifique, hormis sur la question du consentement du tiers donneur. À larticle L. 2143-2 proposé, il est prévu que : « le consentement exprès du tiers donneur à la communication de ses données et de son identité est recueilli avant même de procéder au don. » Au départ, le donneur consent à ce que son identité soit divulguée. Or, ce dont on est sûr, cest quon nest pas sûr de ne pas changer davis. Il me semblerait important de pouvoir ouvrir la possibilité de recueillir à nouveau le consentement, lorsque lenfant devenu majeur et adulte souhaite connaître ses origines. Rien ne dit que le donneur qui refuse au départ na pas changé davis, plusieurs années après. Rien ne dit non plus que sil a consenti au départ, il en aura encore envie plus tard.

C’est un aspect de la question du consentement qui m’interpelle alors que celle-ci est réitérée sur l’ensemble des thématiques. Ce dont je parlais tout à l’heure – cette transversalité consentement/information, en lien étroit – c’est quelque chose qui a vraiment prédominé dans les débats des États généraux.

M. Jean-François Delfraissy. Vous l’avez très bien dit, il y a deux temps différents. Il fallait une première étape pour que la seconde s’ouvre. Il y a aussi un problème de compétences. Les plus hautes autorités de ce pays, le Conseil d’État, se sont penchées là-dessus. Nous leur faisons confiance. Dans son avis n° 129, le CCNE a lancé un certain nombre d’ouvertures, dans un délai qui était très réduit, puisqu’à l’époque, il était prévu que la loi soit discutée à partir de novembre-décembre 2018.

Ensuite, il est exact que nous n’avons pas détaillé un certain nombre de modalités pratiques, qui sont maintenant précisées par le projet de loi. Ce sont d’ailleurs deux temps différents. Nous nous retrouvons dans le principe de l’ouverture et dans les modalités juridiques choisies, qui sont complexes et qui peuvent susciter des nuances. À l’époque, nous n’avions pas souhaité nous pencher sur ce sujet strictement juridique, mais nous le regardons avec attention aujourd’hui.

Mme Coralie Dubost. C’est un échange très intéressant. Il y avait effectivement dans la déclaration anticipée de volonté (DAV) cette notion de consentement, très forte et nouvelle en matière de filiation, innovation puissante de la loi – quelle que soit la formule retenue, qu’elle soit applicable à le monde ou réservée à certaines familles. C’est une innovation majeure et un renforcement du droit en termes de filiation. L’autre option qui avait été examinée et non retenue par le Conseil d’État, la DAV applicable à chacune des familles, est une autre option juridique, qui se tient. Je voulais recueillir votre avis à ce sujet. Il s’agit de l’extension du droit commun actuel aux familles homoparentales : là où il y a une paternité déclarative hors mariage dans un couple hétérosexuel, pourrait-il y avoir une maternité déclarative qui s’échapperait de la vérité biologique imposée aujourd’hui aux femmes, et qui conduirait en quelque sorte à introduire une extension aux mères du principe de vraisemblance biologique applicables aux pères ? Touchons-nous à la substance du code civil ? Est-ce pertinent au moment où nous avons pris de telles décisions en matière d’ouverture et d’accessibilité de la PMA aux couples de femmes ? La solidité juridique de la DAV est-elle suffisante ? Comment voyez-vous la façon dont elle s’insère dans l’ensemble des articulations et dans la cohérence globale du droit de la filiation ?

Mme Karine Lefeuvre. Au-delà de la DAV, vous posez la question de lalignement total des différents statuts entre couple homosexuel et couple hétérosexuel. Cest une question passionnante, mais complexe. Je reviens toujours aux fondamentaux. Comme le disait le Pr. Delfraissy, ce nétait pas la mission du CCNE de se prononcer sur les aspects juridiques, mais ce qui me saute aux yeux depuis que jen fais partie, cest que les questions de droit et déthique sont extrêmement intriquées. Du point de vue des droits et libertés fondamentales, le principe dégalité voudrait que nous allions vers cet alignement. Toutefois, nous pouvons dans un premier temps  en raison du caractère spécifique de lassistance médicale à la procréation  conserver une exception avec la DAV, avec la perspective de rejoindre ensuite le droit commun.

Mme Coralie Dubost. Si c’est spécifique à la méthodologie médicale, l’entendez-vous pour l’ensemble des couples dans un premier temps, puis, plus tard, dans les fondements même du droit civil ?

Mme Karine Lefeuvre. Quand vous parlez de l’ensemble des couples, vous entendez les couples homosexuels et hétérosexuels qui font appel à l’AMP ?

Mme Coralie Dubost. Oui.

Mme Karine Lefeuvre. Comme je le disais tout à l’heure, pour moi, il n’y a pas de raison de faire de distinction.

M. Thibault Bazin. Dans votre introduction, Monsieur le Président, vous avez indiqué que la réponse possible à des intérêts individuels nous obligera collectivement à faire des choix sur ce que nous ne pourrons pas faire. Permettez-moi de reprendre les interrogations qui m’ont marqué, qui sont émises dans votre avis n° 129. Jusqu’où la médecine doit-elle aller pour un individu particulier et pour la collectivité ? Comment penser l’accès à des soins et techniques coûteux dans un contexte de contraintes économiques croissantes ? Quels sont les critères pour guider l’allocation des ressources rares ? Ces questions sont essentielles, et la manière dont le projet de loi va y répondre pourrait avoir des impacts considérables pour la relation médicale entre le soignant et son patient.

Si le projet de loi ouvre après des modifications – soit en commission, soit en séance – l’accès aux tests génétiques, cela va générer un besoin supplémentaire d’accompagnement pesant sur les conseillers en génétique, comme cela a été mentionné précédemment. Eu égard à leur nombre très limité, ne risque-t-on pas de rendre plus difficile l’accès aux conseils et aux soins pour ceux qui sont effectivement malades, pour des raisons génétiques ? Par ailleurs, en supprimant le critère pathologique pour l’accès à l’assistance médicale à la procréation, n’y a-t-il pas le risque que notre santé publique collective ne traite plus en priorité les personnes qui connaissent une pathologie ? N’y a-t-il pas le risque que notre assurance-maladie prenne en charge ce qui ne relève pas d’une maladie ? Votre avis n° 129 pose très justement la question des ressources et du choix des priorités. Si notre projet de loi étend un droit d’accès à des techniques, mais ne traite pas ces questions, il va générer une tension accrue sur les ressources. S’il ne pose pas de critères pour le choix des patients, cela va laisser aux médecins l’embarras – parfois subjectif – devant les demandes et les volontés plus ou moins puissantes. Ainsi, ne va-t-on pas au final générer de l’injustice ?

Mme Annie Genevard. Je voudrais profiter de votre présence ici pour clarifier quelques points très importants du débat, relatifs à l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation pour les couples de femmes. Premier point : nous entendons dire que cette question ne serait pas une question éthique. Je suppose qu’en réalité, ceux qui prétendent cela entendent qu’il ne s’agit pas d’une question liée à un progrès technique ou scientifique. Toutefois, dès lors que l’on s’interroge sur l’accès à une technique médicale dans une situation dépourvue de toute justification médicale, ne s’agit-il pas précisément d’une question éthique ?

Deuxième point : on prétend parfois que cette extension serait destinée à supprimer une discrimination, dont seraient victimes les couples de femmes par rapport aux couples de sexe différent. Pourtant, aussi bien la Cour européenne des droits de l’homme que le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont rejeté l’argument de la discrimination qui leur avait été présenté. Ce point,  qui avait été affirmé par le Conseil d’État dans son rapport de juin 2018, est rappelé par l’avis qu’il a rendu quelques jours avant la présentation du projet de loi en Conseil des ministres. Par conséquent, on ne saurait sans abus parler de discrimination en la matière. J’aimerais votre avis sur ce point.

Troisième point : dans son avis n° 126 du 15 juin 2017, le CCNE déplore qu’il n’existe aujourd’hui aucune étude fiable sur le devenir à long terme des enfants nés d’un don de gamètes. Savez-vous si, depuis la publication de cet avis, une étude fiable a été publiée ?

Mme Michèle de Vaucouleurs. J’aimerais que vous puissiez revenir sur les dispositions particulières que le CCNE souhaiterait voir adoptées, pour l’accompagnement des projets parentaux de femmes seules. Alors que le projet d’extension de l’accès à l’AMP s’attache au projet parental, quelles seraient les caractéristiques d’un projet parental de « maman solo » qui justifieraient une telle particularité ?

Je souhaiterais également que vous puissiez revenir sur les débats qui ont pu avoir lieu sur la prise en charge et le remboursement de l’AMP. Pouvez-vous nous indiquer si un consensus large s’est exprimé sur les conditions de prise en charge ? À défaut, quelles sont les différentes modalités de prise en charge qui se sont exprimées ?

M. Jean-François Delfraissy. Nous avions vraiment essayé de ne pas parler d’AMP, parce que vous allez en entendre parler tout le temps. Si le CCNE ne vous parle pas d’autre chose, vous allez passer à côté de 80 % de l’intérêt de cette loi. Je suis un peu provocateur en disant cela, nous allons répondre à vos questions, mais ne soyez pas obnubilés par ce sujet-là, alors qu’il y a des sujets fondamentaux qui sont traités dans le projet.

Je vais répondre à une très bonne question, sur l’économie de la santé, qui n’est pas tellement abordée dans cette loi - parce que c’est une loi de bioéthique. Dans les années qui viennent, un certain nombre de grands choix de santé vont être tiraillés entre les questionnements éthiques et les questionnements économiques. Comment allons-nous faire ? C’est pour cela que le mode de construction, de réflexion commune, de démocratie en santé est un élément intéressant. Nous avons commencé à l’évoquer dans les États généraux. D’autres pays sont intéressés par le sujet, qui dépasse l’aspect bioéthique.

Pour répondre à votre question, nous sommes dans un contexte de ressources limitées – même si en France, nous avons toujours considéré que nous étions capables de tout. Il y a un moment où il va quand même falloir faire des choix. D’autres pays l’ont fait. Il y a une explosion des coûts de santé. Là aussi, il y a une sorte d’éthique non respectée de l’industrie pharmaceutique, quant aux coûts qu’elle est en train de sortir, avec plusieurs centaines de milliers d’euros pour certains traitements annuels – voire pour certains traitements très spécifiques, plusieurs millions d’euros. Est-ce totalement éthique ? Nous sommes tiraillés car l’accès à l’innovation, avec des coûts extrêmement élevés – qui vont ensuite baisser – peut se faire au détriment de la création de conseillers génétiques, d’une augmentation du personnel dans les urgences ou dans les EHPAD.

Nous sommes bien là dans des choix économiques, mais se posent néanmoins une série de questions éthiques. Ce n’est pas abordé dans le projet de loi et je le comprends très bien. Pour nous, c’est un sujet qui sera essentiel dans les deux années qui viennent. Le CCNE a créé sur ce sujet un groupe de travail : l’accès à l’innovation est-il une obligation ? Est-il toujours possible ? L’avancée scientifique est-elle toujours un progrès pour la société ? C’est le scientifique que je suis qui parle.

Je comprends votre interrogation. Ce n’est pas traité dans la loi. Toutefois, nous devons reconnaître que l’administration a fait le calcul – avec des hypothèses – du coût que représenterait l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules. Par rapport au nombre de fécondations in vitro et de recours à l’AMP en France, cela représente finalement assez peu de choses. Le problème n’est pas là.

Sur laccès aux tests génétiques, faudrait-il les rembourser ? Cest une autre question, pas évidente. Je pense quil faudrait les encadrer, de façon à ne pas laisser se déployer librement le modèle économique du privé, et quon ait un encadrement médical autour de cela remboursement ou pas. Cest une autre affaire, nous ne sommes pas dans la même problématique, sauf sil y a une indication médicale très particulière.

Nous serons inévitablement confrontés au sujet de l’accès à l’innovation. Je rappelle que sur ces choix de santé, à la fois économiques et éthiques, les Anglais ont monté une commission ad hoc incluant des citoyens. C’est parfois difficile, mais elle fait des choix. Notre modèle français est à des années-lumière de pouvoir le faire. Pourtant, il va y être obligé. Comment cela va-t-il se construire ? Il y aura évidemment des questionnements éthiques. Est-ce que nous privilégions l’innovation en permanence – comme nous l’avons toujours fait, poussés par les médecins ? Ou est-ce que nous nous interrogeons sur le fait qu’en médecine tout n’est pas dans l’innovation, et que beaucoup de choses se jouent dans l’humain et le contact - et donc dans les problèmes de personnel, par exemple ?

Sur l’AMP, j’ai du mal à vous répondre. Ce n’est pas que je ne veux pas, mais j’ai du mal. La position du CCNE a été formulée avant le projet de loi. À mon arrivée comme président, j’avais tenu à ce qu’il y ait une position du CCNE dans l’avis n° 126, indépendamment des choix politiques qui adviendraient ensuite. Nous nous en sommes expliqués. Il n’y avait pas de consensus au sein du CCNE. Une fraction minoritaire ne souhaitait pas ouvrir l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules, mais la majorité l’avait souhaité. Nous avons confirmé cette position de façon plus consensuelle dans l’avis n° 129. Notre position est connue.

Vous demandiez ensuite s’il y avait un problème éthique. Au nom de quel raisonnement éthique pourrions-nous interdire à un certain nombre de couples de femmes et de femmes seules, d’avoir accès à une innovation de techniques médicales ?

Mme Karine Lefeuvre. Votre question sur la PMA est importante. Comme le disait le professeur René Frydman : « oui, la PMA, mais pas que. » Je réponds quand même à votre question.

Sur votre question tout à fait judicieuse concernant la discrimination, le Conseil d’État et la Cour européenne des droits de l’homme ont effectivement dit qu’il n’y avait pas de discrimination dans la situation de deux femmes qui veulent établir leur maternité. Toutefois, ces juridictions ont précisé qu’il fallait établir une filiation et qu’il relevait de la liberté de chaque État de l’établir. Nous ne parlons pas de discrimination, nous pouvons parler de différence de traitement. Malgré tout, sur le fond, d’un point de vue juridique et éthique, je trouve que le maintien d’une distinction entre couple hétérosexuel et couple homosexuel dans l’établissement de la filiation n’a pas de sens. En tout cas, la rédaction du texte que nous avons sous les yeux ne tient pas la route.

Sur la question du projet parental, je reviens à la remarque que je vous faisais tout à l’heure, sur le consentement privé d’effet, qui concerne uniquement les couples. Je réitère ma suggestion d’insister sur le projet parental de couple, et de mettre en parallèle ce projet pour un parent seul. Il n’y a aucune raison qu’un couple ait à formaliser un projet, et non pas une personne seule. Là encore, cette personne seule, je l’ai cherchée dans le texte.

M. Jean-François Delfraissy. Je n’ai pas répondu à deux questions. Y a-t-il des études sur le devenir des enfants issus de la procréation ? Nous manquons d’études en France sur le sujet. Si la loi dont vous allez débattre engage des évolutions, j’insiste une fois de plus pour que vous demandiez une évaluation de ce qui est en train de se passer, pour que nous puissions, plus tard, raconter une histoire.

Le CCNE na pas dit quil ny avait pas détude. Des études ont été réalisées dans le monde anglo-saxon, en particulier en Californie, mais aussi au Canada et en Angleterre. Ce ne sont pas des études de grande envergure, ce ne sont pas des études de cohorte au niveau national, mais dans un certain nombre dÉtats américains, avec la disparité que cela suppose. Ces études sont toutes rassurantes sur le devenir de ces enfants. Elles sont encore dans le court terme.

Il faut les prendre telles qu’elles sont. Dans l’immense majorité des cas, elles ne sont pas françaises. Elles vont dans le même sens, elles ne montrent pas de signal d’alerte, avec une portée temporelle qui est relativement réduite.

M. Bastien Lachaud. S’agissant de la déclaration anticipée de volonté (DAV), vous avez évoqué, Madame Lefeuvre, la question des femmes seules qui n’apparaissent pas dans le projet de loi. Je pose la question des hommes transgenres qui n’apparaissent pas non plus dans le projet et qui pourraient physiquement bénéficier de l’assistance médicale à la procréation. Je souhaiterais avoir votre avis et l’avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) sur ce point.

À la page 28 de votre avis n° 129, vous faites référence à l’étude du Conseil d’État de juillet 2018 et vous évoquez comme une question qui traverse la société la situation des enfants intersexes. Dans votre propos liminaire, vous avez dit que vous étiez à l’écoute des citoyens, mais c’est la seule mention des enfants intersexes que j’ai trouvée dans votre avis. Alors que la France a été condamnée par plusieurs organisations internationales pour ses pratiques à l’égard des enfants intersexués, je m’étonne que vous n’ayez pas pris position sur cette question. Il s’agit pleinement d’une question de bioéthique et nous pourrions légiférer sur ces questions. Même le rapport de la mission d’information sur la loi bioéthique a évoqué le sujet. J’aurais voulu savoir pourquoi vous n’aviez pas émis d’avis et si vous aviez avancé depuis votre avis n° 129. Je sais que des colloques organisés notamment par l’espace de réflexion éthique de la région Île-de-France ont porté sur ces questions. Avez-vous de nouveaux éléments à nous apporter sur ces questions-là ?

M. Maxime Minot. J’aimerais avoir votre avis sur ce qui peut être envisagé pour répondre à la faiblesse du nombre de dons de gamètes, particulièrement pour les dons d’ovocytes. Nous savons par exemple que les donneurs et donneuses qui ne sont pas du type caucasien manquent cruellement. Élargir les dons de gamètes aux dons dirigés permettrait de diversifier le recrutement des donneurs et des donneuses, d’augmenter significativement les dons et de réduire les délais d’attente, en particulier pour les femmes en attente d’ovocytes qui sont parfois obligées de se tourner vers l’étranger. Selon vous, existe-t-il un risque à instituer le don dirigé des gamètes ?

M. Guillaume Chiche. J’ai une première question concernant le développement de l’enfant au sein de sa famille. De nombreuses études scientifiques ont montré qu’il n’y avait pas d’obstacle au développement de l’enfant en fonction de la famille au sein de laquelle il pouvait grandir, qu’il avait simplement besoin de stabilité, d’amour et de transmission de valeurs. Bien évidemment, ces éléments n’étaient pas associés à un quelconque statut matrimonial ou à une quelconque orientation sexuelle. L’UNICEF disait d’ailleurs que ce n’est pas du modèle familial en tant que tel que peut naître la souffrance d’un enfant, mais plutôt de la manière dont il est vécu ou regardé par la société. J’aimerais vous entendre à ce propos.

Ma deuxième question concerne l’autoconservation des ovocytes. Le projet de loi l’autorise et prévoit une prise en charge par la Sécurité sociale de l’acte de prélèvement, sans pour autant prévoir une prise en charge de la conservation des ovocytes, la laissant à la charge des personnes concernées. Je pense qu’il faudra s’assurer du financeur de l’autoconservation des ovocytes. Il faudra préciser que ce sont les femmes qui le financent et non des acteurs économiques comme leur employeur, à l’image de ce que l’on peut voir outre-Atlantique avec des sociétés comme Facebook ou Google. Cela serait quelque part un asservissement de la femme et de ses capacités reproductives vis-à-vis du marché du travail. Je voudrais vous interroger sur le reste à charge pour les femmes concernées, qui est évalué à quarante euros par an par le Conseil d’État dans son étude d’impact. J’aimerais savoir si pour vous cela représente un obstacle à la pratique ou plutôt une garantie nécessaire.

M. Jean-François Delfraissy, président du CCNE. Sur les personnes intersexes, un groupe de travail s’est mis en place juste après l’avis n° 129 ; il devrait délivrer un certain nombre de recommandations dans le courant du mois d’octobre. Vous allez dire que cela arrive un peu tard pour la loi ; c’est vrai, mais nous avions de gros sujets à traiter dans un délai très court. Les États généraux de la bioéthique sont un exercice extraordinaire que nous avons dû faire dans un délai extrêmement bref, avec une équipe relativement réduite. Nous ne pouvions pas aborder tous les sujets au même niveau.

L’intersexe est évidemment un sujet important qui a déjà suscité beaucoup de réflexions, y compris de la part de politiques – un rapport du Sénat a été publié. Il nous a paru important, si nous le reprenions, de ne pas répéter ce qui avait déjà été dit, mais plutôt d’essayer de trouver ou de ne pas trouver quelque chose qui pouvait interpeller et déboucher sur une évolution. C’est un sujet difficile.

En tant que médecin, je ne pensais pas quil y avait autant de passion entre les équipes médicales et les familles. Nous avons bien fait de prendre un peu de temps et de calmer les choses. Bien sûr, il y a un groupe de travail là-dessus et il va arriver un peu en décalage par rapport à la loi encore que cela dépend aussi du calendrier que vous allez suivre.

Nous avons évolué sur l’autoconservation des ovocytes. Dans l’avis n° 129, nous avons pris une position pour l’ouverture de l’autoconservation des ovocytes qui tient compte de ce que nous avons entendu lors des États généraux. Ce que nous avions écrit dans l’avis n° 126 était beaucoup plus nuancé, parce nous avions été très sensibles à la question du respect de la femme, qui appelait à ne pas tomber dans l’injonction : « Nous vous embauchons, nous vous payons une conservation des ovocytes et vous ferez un enfant plus tard ». Le respect devait être sauvegardé. Inversement, ce qui est devenu prégnant est que l’autoconservation résulte avant tout d’une décision individuelle. La loi va donc dans le bon sens.

Je pense que le Pr. René Frydman vous le redira cet après-midi, mais parler de la seule autoconservation des ovocytes n’a aucun sens. Il faut parler d’une vraie politique autour de la procréation en France, fondée sur l’information des jeunes femmes sur la différence entre l’âge sexuel, l’âge endocrinien et l’âge de procréation possible, qui sont doucettement mélangés et dont les gynécologues parlent très peu. Il y a un vrai effort d’information générale à faire.

Sur l’autoconservation des ovocytes, le projet de loi va dans le bon sens. Qu’il y ait une participation individuelle ne me choque pas. La prise en charge est réalisée pour l’acte technique, qui n’est pas si simple puisqu’il y a quand même une échographie, une ponction, etc. Ce n’est pas très compliqué, mais ce n’est pas anodin. Qu’il y ait pour quelqu’un qui souhaite bénéficier de ces techniques, une charge correspondant à la conservation elle-même ne me choque pas. On va me dire : « Oui, mais que va-t-il se passer pour les plus pauvres et les plus démunis ? Est-ce que nous ne sommes pas en train de constituer une médecine à deux vitesses ? ». Il s’agit de l’éternel débat français, mais peut-être que cela peut s’étudier. Qu’il y ait une sorte de participation au fait de pouvoir conserver ces ovocytes ou ces spermatozoïdes ne me choque pas plus que cela.

Sur le développement de l’enfant, je crois avoir déjà répondu. Des études ont été réalisées et j’ai déjà dit qu’elles concernaient très peu la France, beaucoup le monde anglo-saxon. Ces études sont de qualité, mais avec des cohortes peu nombreuses. Nous n’avons pas la grande étude qui permettrait de dire : « C’est comme ça et ce n’est pas autrement ». Nous avons une série d’études qui ont comme particularité d’aller toutes dans le même sens, c’est-à-dire de ne pas donner de signal d’alerte sur le devenir psychologique de ces enfants. Je le répète : je souhaite qu’une disposition législative fasse en sorte que nous puissions avoir une étude en France qui permette de raconter l’histoire dans cinq ans. J’insiste là-dessus : nous devons pouvoir savoir quelles ont été les conséquences d’une décision législative. La notion d’évaluation de la loi est insuffisamment développée en France, en particulier sur les sujets de santé publique. Il s’agit d’une bonne opportunité pour le faire sur un sujet sociétal de ce type.

Mme Karine Lefeuvre, vice-présidente du CCNE. Je rebondis sur la question de l’autoconservation ovocytaire en réinsistant sur l’évolution de la position du CCNE. Nous voyons bien que des spécialistes de certains champs, comme tout citoyen, évoluent aussi.

Dans l’avis n° 129, le CCNE avait insisté sur le fait qu’il recommandait la possibilité de proposer, sans l’encourager, une autoconservation ovocytaire. Derrière le terme « sans l’encourager », il y avait la question du risque de déficit de gamètes. Il est vrai que nous en avons beaucoup débattu. Pour autant, du point de vue du droit, et là encore des droits et des libertés fondamentales, même si nous pouvons entendre la souffrance liée aux délais d’attente très longs des couples ou des femmes seules, le principe d’égalité doit prédominer. Bien sûr, nous entendons cette question de risque de pénurie, mais cette égalité d’accès entre les différents parents potentiels doit primer.

M. Jean-François Delfraissy. Au regard des nouvelles dispositions, est-ce que le don de gamètes, qui est déjà en situation tendue, va entrer en situation de pénurie ? La réponse est oui, dire l’inverse serait idiot. L’expérience de l’Angleterre ou de la Belgique montre que la réponse est oui mais de façon transitoire. Cela dépend des moyens qu’y met l’État puisqu’il s’agit de son rôle régalien d’avoir une vraie politique de publicité, d’information. Si l’on se repose seulement sur une disposition législative, cela ne marchera pas.

Il faut se donner les moyens davoir de vraies campagnes dinformation, cest le rôle de lAgence de la biomédecine à qui il faudra donner les moyens de le faire. Dans un premier temps, nous allons probablement connaître une période un peu compliquée il vaut mieux lannoncer – et puis, cela va revenir à la normale. Puisque nous pourrons parler du don de gamètes de façon plus claire, peut-être le contexte sera clarifié aux yeux des donneurs de gamètes, ce qui poussera à une augmentation de leur nombre par rapport à la situation actuelle cest ce qui sest passé en Angleterre. Ma position est claire : ces phénomènes ne doivent pas freiner une vraie évolution autour de ce sujet, mais il faut le gérer en sen donnant les moyens.

Mme Karine Lefeuvre. Je n’ai pas souvenir que nous ayons abordé la question des transgenres. En revanche, nous avons beaucoup discuté de l’équilibre entre les possibilités qu’offre la science, la place de l’éthique et le positionnement en termes de repères. Effectivement, cela pose encore des questions d’égalité, c’est évident. Le CCNE ne s’est pas positionné là-dessus.

En lien avec votre deuxième question concernant les intersexes, nous savons qu’effectivement il faudrait aller plus vite. Nous savions que cela allait être complexe, mais nous ne savions pas que cela allait être aussi complexe et cela nous a tous impressionnés. En matière d’éthique, il faut avancer mais ne pas se précipiter. Dans ce champ-là, cela n’aurait pas de sens, or l’éthique est une quête de sens.

M. Jean-François Delfraissy. Le sujet est complexe car il est associé à une souffrance : c’est cela qui est fondamental.

M. Xavier Breton. Il existe une exception française en matière de bioéthique qui résulte d’abord de la création du CCNE sous le mandat de François Mitterrand. Il y a eu les lois bioéthiques de 1994, puis les révisions de 2004 et de 2011. Les lois françaises en matière de bioéthique sont souvent regardées à l’étranger comme étant des modèles. C’est vrai qu’il n’est pas facile de résister : il y a à la fois la logique utilitariste anglo-saxonne, qui est à nos frontières, et des enjeux financiers très importants en matière de recherche et de santé. Nous voyons bien que progressivement, nous sommes en train de renoncer à notre ambition bioéthique. Ce projet de loi va sûrement franchir un pas supplémentaire dans ce renoncement, avec des arguments que l’on entend régulièrement de la part des collègues : « Cela se fait à l’étranger, il faut donc le faire chez nous. De toute façon, qu’il y ait la loi ou pas, les laboratoires le feront, l’industrie pharmaceutique continuera à faire ses affaires, etc. Cela ne sert à rien, il faut suivre ».

Le renoncement se traduit aussi par la fin d’un consensus. Il y avait jusqu’à présent un consensus sur les lois de bioéthiques et nous voyons bien qu’une fraction minoritaire s’est exprimée assez fortement au sein du CCNE sur certains avis. Notre débat politique va marquer la fin du consensus. Quelqu’un comme M. Jean Leonetti, qui était connu pour ses positions modérées, affirme aujourd’hui des désaccords très profonds avec un projet de loi qui va nous faire renoncer à cette exception française. Comment le CCNE pourrait-il à l’avenir redevenir le défenseur de l’exception française en matière bioéthique ?

M. Jacques Marilossian. Vous avez souligné que cette loi était sous le signe, je cite, « d’un esprit d’ouverture et de confiance ». Je partage votre avis. J’ai lu avec attention l’avis n° 129 relatif à la révision de loi de bioéthique. À la page 32, il est indiqué que la bioéthique nécessite de prendre du recul avant de légiférer : c’est le moins que l’on puisse dire. Il est souligné qu’il faut être vigilant sur la protection des droits fondamentaux et des libertés individuelles devant les avancées de la science. Ce matin, justement, à propos des avancées de la science, vous avez évoqué plusieurs les tests génétiques. Vous savez que l’ombre de l’eugénisme plane sur ce débat. Ma question est simple : dans un souci de clarification, afin d’éviter peur, angoisse, fantasme,  ne devons-nous pas tout simplement nous prémunir de tous ces risques d’eugénisme par un article ad hoc précisant ce qui serait interdit et ce qui serait autorisé, qui préciserait les conditions de réalisation et surtout d’utilisation de ces tests, et de quelle manière nous pourrions intégrer régulièrement le progrès technique ?

Mme Nicole Dubré-Chirat. Ma question portait sur le rythme de la révision des lois de bioéthique et leurs modalités, sur l’extension des tests génétiques et sur l’accompagnement par les conseillers en génétique. Les réponses ont déjà été données.

Mme Aurore Bergé. Monsieur le président, vous avez posé la question qui me paraît essentielle : est-ce que toute avancée scientifique est réellement un progrès ? Je voulais vous interroger notamment les examens génétiques et la médecine génomique. Pour moi, il s’agit vraiment du cœur de ce qu’est un projet de loi bioéthique, par lequel nous devons dire ce qui est possible et définir ce qui est souhaitable pour notre société.

Je voudrais avoir votre avis sur trois sujets. Pouvez-vous nous réexpliquer ce que vous souhaitiez dans l’avis n° 129 en matière de rénovation du diagnostic prénatal, et la nouvelle définition qui pourrait en être donnée ?

En ce qui concerne les découvertes incidentes d’informations lors d’examens des caractéristiques génétiques : comment voyez-vous la façon de concilier le droit de savoir si l’intérêt médical de la découverte est réel, alors que l’information n’était pas celle initialement recherchée, et le droit de ne pas savoir, si cela est souhaité par le patient ?

La question du diagnostic préimplantatoire a été évoquée par certains de mes collègues. Dans le projet de loi, cela n’est pas ouvert dans le cadre de la PMA, justement parce que cela conduirait à un risque eugénique avec un tri embryonnaire. Pour moi, cela pose une question fondamentale quant aux personnes qui seraient habilitées à décider quelle maladie est acceptable dans une société.

M. Jean-François Delfraissy. Le CCNE va continuer à ajuster son positionnement. Il est une instance indépendante, une instance qui bouge. La bioéthique n’est pas figée dans le marbre, c’est quelque chose qui évolue en conservant un certain nombre de grandes valeurs fondamentales qui sont le socle de notre bioéthique à la française, que nous avons retrouvées lors des États généraux, sur lesquelles nous avons insisté et qui sont étroitement associées au système de santé et à notre modèle.

Le CCNE n’est pas un gardien du temple. Il doit s’emparer de questions qui lui sont posées par des saisines extérieures ou dont il s’empare lui-même par autosaisine. La science interpelle, la société aussi interpelle, parce que ce sont des questions issues des innovations scientifiques ou issues de questionnements sociétaux qui touchent à la santé ; le CCNE s’interroge et met en place une série d’auditions, de questionnements, et ce pas forcément pour donner une réponse.

Il se trouve que l’avis n° 129 s’inscrivait dans la perspective d’un projet de loi ; nous avons été obligés d’indiquer un certain nombre de positionnements. Sur les avis du CCNE les plus récents, l’idée n’est pas de dire qu’il faut faire ceci ou ne pas faire cela. Le CCNE est là pour indiquer, poser les problèmes, écouter et donner certaines indications. Ensuite, les gens à titre individuel, à titre plus sociétal ou à titre plus politique, peuvent s’en emparer.

Il ne faut pas vivre avec l’idée d’un CCNE qui était un gardien du temple et refusait un certain nombre d’évolutions. Il faut voir un CCNE qui correspond à notre vision actuelle où tout dans la science est une avancée scientifique. Nous ne pouvons pas demander aux scientifiques de ne pas avancer, mais une avancée scientifique n’est pas forcément un progrès pour la société. C’est là que nous devons tous nous poser des questions et où le CCNE doit aider à mettre les sujets sur la table. Le CCNE va poursuivre en construisant un dialogue avec la société civile et par l’intermédiaire des espaces éthiques régionaux. Le CCNE sort de l’aventure des États généraux avec une vision un peu nouvelle, la nécessité d’une plus grande ouverture sur des questions qui animent la société civile.

C’est un fait, il n’y a pas consensus sur certains sujets : posons-les sur la table, prenons le temps de la discussion. Je rappelle que sur ces sujets de bioéthique, vous allez aboutir au bout de tout cela à pratiquement 500 auditions. Nous sommes un peu dans l’extraordinaire, je ne sais pas si c’est le génie français qui nous conduit à cela : prendre un temps de discussion et d’écoute comme cela vient d’être réalisé pour l’élaboration de cette loi, c’est construire une réflexion qui n’a rien à voir avec ce qui s’est fait jusqu’à maintenant.

Sur le rythme de révision fixé à sept ans, nous souhaitons plutôt le voir ramené à cinq ans. C’est notre position parce que cela tient compte de l’évolution de la science. Je ne reviens pas là-dessus.

Sur la génétique, l’eugénisme et les tests génétiques, certains autour de cette table ne sont pas tout à fait à l’aise, parce que la technologie n’est pas la science. La technologie a changé et elle va encore changer. Il y a dix ans, le séquençage du génome humain c’était un bâtiment de dix étages, deux consortiums concurrents, 500 personnes pour arriver à faire un bout de génome au bout d’un an. Maintenant, si je vais à l’institut Imagine à côté d’ici, ce sera séquencé demain matin. Un certain nombre de compagnies privées – je ne dis pas que c’est bien, c’est un constat – ont la capacité de rendre des résultats dans un délai raisonnable pour un coût qui est en train de se réduire de plus en plus. Nous entrons dans une sorte d’utilisation pas très médicale, puisque nous avons envie de faire un test génétique. Ce n’est pas moi, c’est la société qui veut cela.

Un certain nombre de pays, en utilisant ce type de techniques, en analysant les résultats qui pouvaient être tirés au regard de certaines populations, en évitant les mariages mixtes, etc., ont pu dépister un certain nombre de risques et éliminer certaines grandes pathologies. Certains pays comme le Danemark, Israël ou encore quelques États américains sont déjà dans cette vision-là.

J’ai entendu dire : « Le CCNE baisse les bras en disant que cela se fait ailleurs, donc il faut le faire ». Pas du tout, je me moque de ce qui se fait ailleurs et vous aussi. La technique est là et à partir du moment où il y a une offre, il va y avoir des consommateurs. Soit nous bloquons tout en disant que nous ne voulons pas voir, que nous ne savons pas, que nous allons vers l’eugénisme ; soit nous disons : « Essayons de coordonner cela, essayons de le placer dans le cadre de notre modèle français, qui est un modèle de dialogue médecin/patient, technicien/patient, conseiller génétique avec la personne, etc. ».

Je pense que si nous parvenons à intégrer ces démarches individuelles dans notre modèle, la moitié des demandes pour un tel séquençage ne se fera pas, parce que le conseiller en génétique expliquera à quoi cela sert et à quoi cela ne sert pas. Ce qu’ils attendent de ce séquençage, ce n’est pas du tout ce qu’ils attendaient en général. Si nous n’essayons pas de faire évoluer notre positionnement, j’ai peur que nous nous retrouvions totalement dépassés dans cinq ans avec une France vraiment très en retard. D’autant plus que nous aurons renoncé à une grande masse de données qui seront intégrées dans des bases de données étrangères et qui ne pourront pas être exploitées par le plan France Médecine Génomique. C’est un peu dommage.

Mme Karine Lefeuvre. Comment le CCNE peut être le défenseur de l’exception française ? Le Pr. Delfraissy disait que le CCNE n’est pas le gardien du temple, mais je pense que c’est un vrai levier pour diffuser et faire vivre cette culture éthique. Je crois que le vrai défi est de donner à chaque citoyen la capacité de se dire : « Je peux m’exprimer sur plein de sujets, y compris sur des sujets qui pourraient paraître complexes ». Pendant les États généraux de la bioéthique, j’avais animé une journée de débats à Rennes, avec la PMA le matin et les tests génétiques l’après-midi et nous nous étions dit : « La salle va se vider », or la salle ne s’est pas vidée. On voit bien qu’à partir du moment où l’on permet aux personnes de s’exprimer en confiance et en totale liberté, les citoyens prennent la parole.

S’agissant de la révision tous les cinq ans, je suis arrivée au CCNE juste au début des États généraux de la bioéthique. Je parle souvent d’une marmite parce que c’était en pleine ébullition, c’était passionnant, mais c’était extrêmement dense. C’est vrai que si l’on voulait être raisonnable au regard du fonctionnement du CCNE, on pourrait dire : « nous nous arrêtons à sept ans, c’est très bien ». Finalement, si nous avons recommandé un délai de révision de cinq ans, c’est justement pour donner une impulsion supplémentaire et parce que la bioéthique est une matière vivante. Sept ans, cela paraît beaucoup trop long, même cinq ans peuvent aussi paraître trop longs, mais le principe de réalité doit primer.

M. Jean-François Delfraissy. Pour répondre à Madame Bergé sur le diagnostic prénatal, les découvertes incidentes et le diagnostic préimplantatoire, vous allez accueillir une des membres du CCNE qui sera écoutée dans le cadre de la société savante dont elle fait partie. Nous avons un certain nombre de remarques sur le sujet, en particulier sur le diagnostic prénatal.

Celui-ci est déjà assez bien évoqué dans la loi actuelle. Mais il faudrait parvenir à avoir une vision plus claire : quel est le champ du diagnostic prénatal ? Qu’est-ce que cela comprend ? Qu’est-ce que cela ne comprend pas ? Il y a un certain nombre de nuances et nous vous les présenterons.

L’ouverture des diagnostics préimplantatoires est une grande question. Je suis assez partisan, pour l’instant en tout cas, de rester à ce que propose la loi actuelle. Le fait de rentrer dans la pratique du diagnostic préimplantatoire ouvre un champ dans le domaine du possible sur un plan technique, mais poserait un certain type de questions demandant probablement que la réflexion soit prolongée. C’est pour cette raison que réviser la loi tous les cinq ans m’apparaît opportun. Est-ce qu’il faut passer d’emblée, actuellement, avec les techniques utilisées, à un diagnostic préimplantatoire lors des fécondations in vitro (FIV) ? C’est possible, mais je ne sais pas si cela est souhaitable.

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Je vous remercie du fait que vous pointiez l’intérêt de l’évaluation des politiques publiques et notamment l’évaluation en santé. Je suis vice-présidente du Comité d’évaluation et de contrôle, où ce sujet est remis régulièrement sur le tapis. C’est une mission essentielle qu’il nous faut porter avec beaucoup plus de vigilance et même de véhémence. C’est une préoccupation partagée.

Je voulais aussi saluer vos propos sur l’économie de la santé. On ne peut pas tout, non seulement au plan scientifique mais aussi au plan financier. Cela nécessite là aussi une réflexion éthique : qu’est-ce que nous priorisons ? Si nous revenons aussi souvent sur la PMA, c’est peut-être parce que c’est un exemple plus facilement appréhendable, très concret, auquel tout le monde se sent immédiatement sensible, même si c’est vrai, tous les sujets concernent tout le monde.

Nous parlions des ressources et notamment de la pénurie de gamètes. On fait souvent référence aux pays étrangers. Je m’interroge sur le commerce des gamètes, parce que dans tous les pays où il y a eu pénurie, on a vu fleurir un commerce privé. La question éthique se pose aussi au regard des conséquences d’une décision politique quand nous ne sommes pas complètement sûrs de ce sur quoi elle va déboucher pour assurer un bon approvisionnement et pour ouvrir un droit effectif à ce que nous décidons. Est-ce qu’il y a un séquençage temporel à faire ?

Monsieur Bazin a posé tout à l’heure une question sur un référentiel qui permettrait à l’équipe médicale et sociale de décider des personnes à qui elle ouvre ou pas l’accès à l’AMP, sur les critères d’inclusion. Existe-t-il un tel référentiel ? J’en ai parlé avec les centres d’études et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS) : on me dit qu’il n’y a pas de référentiel national, et que ce genre de décision relève de chaque équipe. Je pense qu’il doit y avoir un référentiel sinon, pour eux, c’est très difficilement tenable.

Ma dernière question est peut-être plus sociale et sociétale : elle concerne ce droit ouvert aux seules femmes parce qu’elles ont une possibilité physiologique que n’ont pas les hommes. Est-ce juste ?

M. Cyrille Isaac-Sibille. Vous avez évoqué rapidement dans votre introduction les données de santé. Le projet de loi aborde le sujet des algorithmes, domaine qui est immense et très peu évoqué. J’aimerais avoir votre sentiment par rapport à cela : l’information sur l’intervention des algorithmes, l’explicitation des algorithmes, et au-delà, parce que le projet de loi ne va peut-être pas assez loin par rapport à l’intelligence artificielle et à l’utilisation des données de santé.

M. Brahim Hammouche. Je voudrais revenir sur le titre VI de la réforme qui propose d’assurer une gouvernance bioéthique adaptée au rythme des avancées rapides des sciences et des techniques. Vous avez utilisé au sujet de la démocratie sanitaire l’image du triangle. Je dois dire que ce triangle m’a interpellé : je crois que nous sommes tous – les citoyens le sont également – un peu sachant, un peu politique, un peu société civile, particulièrement durant cette législature. J’aimerais vous proposer plutôt l’image d’un cercle ouvert sur l’Europe, dont nous n’avons pas beaucoup parlé. Pourtant, nous savons que de nombreuses règles européennes nous amèneront à adapter notre législation dans plusieurs domaines, notamment les dispositifs médicaux.

Nous avons beaucoup parlé des rythmes et effectivement, il faut trouver le bon rythme et être synchrone. Nous avons eu du mal à respecter les délais, donc cinq ans ne me paraissent pas crédible ; mais sept ans paraissent trop longs pour les chercheurs et les personnes qui sont sur le terrain. Est-ce que nous pouvons envisager plutôt une bioéthique au fil de leau, quotidienne, de petits pas, de continuité, plutôt quune bioéthique des grands sauts ?

La bioéthique se développe dans la connaissance, la conscience et la coopération entre des cultures différentes – il y a les cultures anglo-saxonnes, il y a notre culture plus étatique, qui est plus une « éthique du ciel » –, mais est-ce qu’il ne faut pas plutôt privilégier une éthique interstitielle ?

Enfin, quelle articulation avez-vous trouvé avec cette commission qui vient d’être créée au niveau national – la commission nationale de déontologie – et les évolutions en matière d’alerte en santé publique et sur des sujets d’environnement ?

Je vous remercie d’avoir cité explicitement Paul Ricœur et de l’avoir également implicitement cité, notamment pour cette méthodologie du récit dans lequel vous voulez inscrire les lois de bioéthique, qui font également partie du récit de la République.

M. Pierre Cabaré. Vous avez parlé des conseillers en génétique qui ne devraient pas forcément être des médecins. Ne pensez-vous pas qu’il est temps aujourd’hui, à la faveur des nouvelles réformes de l’université, notamment de la formation des médecins, de concevoir un double cursus pour les conseillers en génétique ? Je veux parler de droit et de médecine : ce double cursus ne leur permettrait peut-être pas d’avoir une maîtrise en droit, ni d’être docteur en médecine, mais tout simplement d’avoir fait ainsi trois premières années et de pouvoir les valider ainsi. Est-il dans les missions du CCNE de recommander une telle formation ?

Mme Sereine Mauborgne. Le dernier rapport de la Cour des comptes évoque l’idée que la loi de bioéthique, telle qu’elle est proposée aujourd’hui, pourrait aborder un certain nombre de sujets notamment l’encadrement de la fabrication des médicaments dérivés du sang. Finalement, le texte ne contient rien en ce domaine, or l’attente des associations de donneurs – que j’ai la chance de suivre régulièrement dans ma circonscription – est assez forte. Est-ce que ce sujet a été évoqué pendant les débats ? Quelles sont vos préconisations éventuelles ?

M. Jean-François Delfraissy. L’évaluation des politiques publiques dépasse le cadre de loi de bioéthique. Je pense que le débat en santé s’y prête particulièrement. Il faut que nous insistions tous sur cet impératif d’évaluation des décisions politiques. Nous ne sommes pas beaucoup à porter cela, ce n’est pas dans l’esprit français, ce n’est pas dans l’esprit de l’administration française, et pourtant c’est fondamental. À certains moments, ce qui bloque l’action politique est que vous êtes dans le court terme, et pourtant à titre individuel c’est le long terme qui vous intéresse, comme nous tous. C’est l’action de la République qui se poursuit pour évaluer les décisions qu’elle a pu prendre. Ce n’est pas simple, car de leur côté les chercheurs disent : « Nous ne pouvons pas toucher à cela, ce n’est pas de la recherche, c’est de l’évaluation de politique publique, c’est quelque chose qui est ciblé ». Il faut pourtant que nous changions notre attitude. Certains pays s’inscrivent très bien dans cette démarche, comme le Canada, l’Australie ou d’autres grands pays, et ils sont en position de force.

L’économie de la santé est un sujet sous-jacent à beaucoup de questions. Au CCNE, il y a des membres qui viennent d’horizons très différents. Les médecins et les chercheurs ne représentent qu’un tiers, les autres sont des membres des grandes institutions de l’État, des représentants du Parlement, des philosophes, des juristes et nous avons une économiste de la santé qui est professeure à l’université Paris-Dauphine. J’estime qu’intégrer l’économie de la santé aux choix éthiques qui doivent être faits est un élément des évolutions que le CCNE doit connaître. Nous allons donc persévérer.

S’agissant des critères d’acceptation d’une démarche d’AMP, nous ne pouvions pas parler de tout, et puis vous allez auditionner la fédération des CECOS. Si cette loi passe, elle va révolutionner leur mode de fonctionnement – n’oublions pas que c’est ma génération qui a vu les CECOS se construire. Il faut que les CECOS puissent être accompagnés dans une évolution qui ne va pas se faire du jour au lendemain. C’est à eux, c’est aux professionnels de santé spécialisés, de vous faire part de leurs remarques et de leurs réflexions, mais dans la direction qui sera donnée. Il faut qu’ils puissent s’adapter. Le corps médical sait s’adapter aux nouvelles révolutions, mais il a besoin maintenant d’être cadré. Ma génération n’avait absolument pas besoin d’être cadrée par la loi, elle faisait. Maintenant, les jeunes générations du corps médical savent qu’un certain nombre de lois vont les encadrer et ont besoin d’entrer là-dedans. Une fois qu’ils entrent là-dedans, je n’ai pas de doute, ils vont savoir évoluer, ils vont savoir être imaginatifs.

La question des rapports entre business et santé est fondamentale. Partout, je la vois arriver à des degrés divers, ce qui nest pas simple, parce que le business porte dans une certaine mesure linnovation, avec tout  le retentissement que cela peut impliquer. Il faut donc établir des garde-fous vraiment robustes. Cest lun des points sur lesquels nous allons travailler au niveau du CCNE : le thème général de laccès à linnovation et les enjeux que cela peut poser. Je nai jamais connu dans ma carrière, autant que maintenant la présence du business en santé. On voit lévolution des grands groupes pharmaceutiques, lévolution des jeunes start-ups qui portaient vers une forme de réussite financière, de réussite commerciale et aussi de connaissance, mais où le business est au cœur de lactivité avec les dérives que cela peut engendrer. Vous minterrogiez tout à lheure sur lavenir du CCNE : les garde-fous ont changé, les questions et le corpus de la bioéthique évoluent. Il reste les grandes valeurs, mais cette notion de business et santé devient un point essentiel sur lequel nous devons attirer lattention.

Peut-être les données de santé et l’intelligence artificielle ne sont pas suffisamment traitées dans le projet de loi, mais le sujet y est pour la première fois. Tout le monde éprouve le besoin de cadrer le phénomène et de poser le questionnement éthique sur l’impact du big data, avec toute une série de questions autour de l’intelligence artificielle et de la santé. Le CCNE a suscité un rapport partagé, il y a ce projet de configuration d’un comité d’éthique du numérique qui sera en lien avec le CCNE sur les questions touchant à la santé.

Sur ma vision du triangle et votre vision du cercle, nous allons mettre le triangle dans le cercle. Nous avons la même vision, nous pouvons l’exprimer de façon différente. Le triangle n’est pas fait pour opposer les trois sommets, il est fait pour rassembler et montrer que les trois co-existent. Si cela vous parle mieux avec un cercle, je changerai et j’évoquerai désormais un cercle. Je pense que l’esprit est le même.

La dimension européenne de léthique est de plus en plus essentielle. Sachez que nous avons des réunions tripartites avec les Anglais et les Allemands et que nous allons les élargir. Nous avons des points communs et des points de dissension. Nous travaillons dans un monde anglo-saxon où le comité déthique anglais est financé non pas par lÉtat, mais par le Wellcome Trust, où le comité déthique allemand est quand même très précautionneux. Je vous rappelle que la bioéthique nouvelle est issue du deuxième procès de Nuremberg et les Allemands sont encore très imprégnés de ce contexte. Nous sommes très proches, nous partageons beaucoup, mais lEurope de léthique est plus difficile à monter je men suis rendu compte  que lEurope de la science, où lon peut être concurrents mais très vite saccorder. Dans lEurope de léthique, il faut vraiment tenir compte des cultures de chacun ; nos positions sur lassistance médicale à la procréation ou sur la fin de vie sont extrêmement différentes davec la Suisse, la Belgique, lEspagne. Nous les avons tous entendus lors des États généraux, nous les avons interrogés pour comprendre.

Pour la prochaine loi de bioéthique, nous pourrions nous dire qu’il serait peut-être intéressant de développer une vision non plus tellement française, mais plutôt européenne. Mettons cette idée à l’agenda du futur. Sur le débat public et la vision citoyenne de la construction de la loi, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a une commission au plus haut niveau rattachée directement au directeur général. Je fais partie de cette commission qui a pour objet de construire la notion de démocratie sanitaire. Le Conseil de l’Europe à Strasbourg a fait deux journées entières fin juin, sur le même sujet. Nous sentons bien qu’il y a une dynamique autour de cela – je ne pouvais pas trop vous en parler, puisque ce n’est pas le thème du projet de loi.

Vous avez compris que nous ne sommes pas pour une bioéthique « au fil de l’eau ». J’en vois bien l’intérêt mais nous voulons rassembler autour du cercle ou du triangle, un peu de temps, de votre temps. Le temps consacré à la bioéthique est relativement limité et c’est normal puisque vous avez beaucoup d’autres sujets à traiter. Nous voulons également rassembler les citoyens et le fait d’avoir un temps bien déterminé, qui n’est pas au fil de l’eau, permet quand même d’y consacrer la durée nécessaire.

La deuxième raison pour laquelle la notion de bioéthique au fil de l’eau me gêne est que les grands sujets à venir de bioéthique seront des sujets multidisciplinaires. Je rappelle par exemple la conjonction du big data et des bases de données de génomique, ou la nouvelle neuroscience avec l’imagerie couplée à la génomique. C’est de l’interdiscipline que vont naître les prochaines grandes questions.

Sur la formation des médecins et des professionnels de santé, vous avez complètement raison. J’ai été catastrophé par le recrutement des étudiants en médecine : depuis de trop nombreuses années, ce sont des bacs S mention bien ou mention très bien, et il n’y a pas de place pour des gens issus des sciences humaines et sociales, pas de place pour les philosophes, pas d’enseignement de la bioéthique dans les premières années de médecine, alors qu’il y a un enseignement de bioéthique dans les études d’infirmier. Cela va changer grâce à la récente loi santé. Une de ses grandes dispositions majeures en matière d’études médicales consiste à casser le concours initial et à le remplacer par un objet qui n’est pas encore totalement identifié. L’objectif est d’avoir une vision qui quitte les facultés de médecine et qui va plutôt vers les universités – c’est ce que vous évoquiez en disant : « Il faut du droit, il faut de la philosophie ». Il y aura toujours des étudiants en médecine de haut niveau, il y aura toujours une sélection, il y aura toujours des scientifiques brillants, mais laissons une place à des gens d’horizons différents, comme le font les universités américaines, y compris les plus grandes. Le CCNE a pris position là-dessus et a envoyé un mot sur la formation à la bioéthique dans les premières années de médecine à l’ensemble des doyens et des présidents d’université. Nous avons pris position fin juin sur le sujet.

Il est exact que le don du sang est totalement hors du champ de cette loi. Nous ne l’avons pas traité dans les États généraux de la bioéthique pour des raisons complexes. Le gouvernement n’a pas souhaité mettre cela à l’agenda de la loi de bioéthique. Vous savez que certaines réformes sont en cours touchant à l’organisation de la filière. C’est un vrai sujet, parce qu’à partir du sang, il y a des médicaments dérivés du sang. Votre question est toute à fait pertinente, mais elle n’est pas traitée dans le projet et je pense que c’est trop tard pour l’y intégrer.

Mme Karine Lefeuvre. Vous avez posé la question de l’intelligence artificielle via l’information et je vous répondrai sur le consentement et l’information. Il y a quelques mois, le CCNE a commandé un rapport sur ces questions-là. Lorsqu’il lui a été présenté, j’ai été étonnée qu’à quasiment aucun moment les questions du consentement et de l’information n’aient été soulevées. En fait, cela relève tellement de l’évidence que nous avons oublié de poser cette question absolument fondamentale. L’enjeu le plus crucial est celui du moment de l’information. Quand nous parlons de l’information, c’est dans l’optique d’un consentement éclairé. D’ailleurs, je préconiserai dans le texte de l’article 11 d’insister sur le recueil du consentement et de cette information. Même si ce n’est pas le texte de la loi, l’exposé des motifs insiste simplement sur une bonne information. Pour moi, la notion de « bonne » information n’est pas suffisamment précise d’un point de vue juridique. L’information doit être claire, loyale, accessible – je pense notamment aux personnes vulnérables. Il faut vraiment insister là-dessus.

La question concernant la formation portait sur les conseillers en génétique. Le Pr. Delfraissy a répondu pour l’ensemble des professionnels de santé ; je compléterai par la nécessité de former et de sensibiliser, d’intégrer des modules de formation sur l’éthique et le droit. Le Pr. Delfraissy, en tant que médecin, est stupéfié depuis plusieurs années par l’absence de formation sur l’interrogation, sur la démarche de réflexion éthique ; moi, je le suis par l’insuffisance patente de modules consacrés au droit. Je vous donne juste une anecdote : lors d’un jury de soutenance de mémoire de master 2 de droit Santé-Éthique, la juriste qui présentait son mémoire a dit : « J’ose à peine vous le dire, mais je vais recommencer mes études, j’ai obtenu la passerelle pour faire médecine ». J’ai dit : « Nous aurons un médecin complètement sensibilisé à ces questions de droit ». Pour les conseillers en génétique, est-ce qu’ils doivent suivre le même cursus de base ou pas ? C’est une autre question, mais sur le fond je vous rejoins.

La question n’a pas été posée, mais je travaille sur la question de la protection des majeurs et je voulais vous alerter sur le fait qu’à plusieurs reprises dans le texte, il est proposé de changer le texte de la loi avec la notion de représentation. Les choses sont en train de changer : on observe un fort mouvement capacitaire, avec l’interrogation autour d’une mesure unique de protection ; nous nous dirigeons vers une mesure d’assistance renforcée plutôt que vers la notion de représentation. Je voulais vous alerter sur ce point.

Mme la présidente Agnès Firmin Le Bodo. Merci beaucoup pour les réponses aux questions de mes collègues, et merci par avance des contributions écrites que vous allez nous faire parvenir à la suite de cette audition pour pouvoir continuer à éclairer nos débats.

 

 

 

Laudition sachève à douze heures.

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Membres présents ou excusés

Commission spéciale chargée dexaminer le projet de loi relatif à la bioéthique

Réunion du mercredi 28 août à 9 heures 30

Présents.  M. Thibault Bazin, Mme Aurore Bergé, M. Philippe Berta, M. Xavier Breton, M. Pierre Cabaré, M. Guillaume Chiche, M. Francis Chouat, M. Marc Delatte, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Jean-François Eliaou, Mme Elsa Faucillon, M. Bruno Fuchs, Mme Annie Genevard, M. Raphaël Gérard, M. Guillaume Gouffier-Cha, M. Brahim Hammouche, M. Cyrille Isaac-Sibille, M. Bastien Lachaud, Mme Monique Limon, Mme Brigitte Liso, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, M. Maxime Minot, M. Matthieu Orphelin, Mme Bénédicte Pételle, Mme Claire Pitollat, M. Jean-Pierre Pont, Mme Florence Provendier, M. Pierre-Alain Raphan, Mme Marie-Pierre Rixain, Mme Laëtitia Romeiro Dias, Mme Laurianne Rossi, M. Hervé Saulignac, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, M. Jean-Louis Touraine, Mme Michèle de Vaucouleurs, M. Guillaume Vuilletet

Excusés. Mme Valérie Beauvais, M. Philippe Gosselin

Assistait également à la réunion. M. Jean-Marc Zulesi