Compte rendu

Commission spéciale
chargée d’examiner
le projet de loi relatif
à la bioéthique

– Audition commune de représentants de cultes :

 M. le Pasteur François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France

 M. Haïm Korsia, Grand Rabbin de France

 Mgr Pierre dOrnellas, responsable du groupe de travail sur la bioéthique, Conférence des évêques de France 2

 Présences en réunion...................................32

 

 


Jeudi
29 août 2019

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 13

session extraordinaire de 2018-2019

Présidence de
Mme Agnès Firmin Le Bodo, présidente


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COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE DEXAMINER
LE PROJET DE LOI RELATIF À LA BIOÉTHIQUE

Jeudi 29 août 2019

Laudition débute à quinze heures.

(Présidence de Mme Agnès Firmin Le Bodo, présidente)

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La commission spéciale procède à laudition de représentants de cultes réunissant le pasteur François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France, M. Haïm Korsia, Grand Rabbin de France, et Mgr Pierre dOrnellas, responsable du groupe de travail sur la bioéthique de la Conférence des évêques de France.

Mme la présidente Agnès Firmin Le Bodo. Nous continuons notre journée avec l’audition de plusieurs représentants de cultes, à savoir monsieur Haïm Korsia, Grand Rabbin de France, Monseigneur Pierre d’Ornellas, responsable du groupe de travail sur la bioéthique de la Conférence des évêques de France, et le Pasteur François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France.

Je précise que le Conseil français du culte musulman a été sollicité, mais n’a malheureusement pas pu participer à cette audition.

Le projet de loi relatif à la bioéthique nous amène à nous pencher sur de très nombreuses thématiques, telles que la recherche sur lembryon, la médecine génomique, lextension de lassistance médicale à la procréation, où lintelligence artificielle en santé. Lors de votre audition par la mission dinformation lhiver dernier, vous aviez montré combien la rencontre entre la science et les croyances pouvait être féconde et utile au débat public.

Aujourd’hui, un processus politique est engagé sur la base d’un texte qui affirme des choix. Nous serons donc à l’écoute de vos analyses, des observations et suggestions que vous voudrez bien nous exposer.

M. Haïm Korsia, Grand Rabbin de France. Merci beaucoup pour cette audition et ce partage de réflexion. Nous y sommes très sensibles dans la mesure où nous nous sommes rendu compte que chaque fois que l’Assemblée ou le Sénat ont pu entendre toutes les parties prenantes à une réflexion sur ce qu’est notre société et ce qu’elle peut devenir, les choses ont été plus simples. Je prendrai comme exemple les lois successives Leonetti–Claeys qui ont montré à quel point il était nécessaire de partager une réflexion. Et que chacun et chacune accepte qu’une part de sa vérité meure pour pouvoir laisser place à la part de la vérité de l’autre. Chaque fois qu’il y a échange, il y a, à mon sens, beaucoup plus d’intelligence.

Nous reviendrons, au cours de nos échanges, sur des questions précises, mais au-delà du texte que je vous ai fait parvenir – qui est un peu une vue globale de ce sur quoi nous avons réfléchi ensemble, même si nous ne sommes pas d’accord sur tout – on voit un principe essentiel qui est mis en question, qui est posée à l’ensemble de la société : le principe du désir individuel. Il vient percuter la volonté commune, au sens du collectif. Comment construit‑on une aspiration commune, une vocation commune d’une société ? Est-ce par l’addition des volontés individuelles ? Ou est-ce par la négation de certaines volontés individuelles au profit de celle qu’on pourrait appeler le mainstream ? C’est une question essentielle.

Si vous permettez que je cite le Talmud, ce qui effrayera peut-être moins que la Bible, j’aime beaucoup une histoire qui pose une question simple – je ne dis pas que nous sommes dans cette situation. Le Talmud raconte qu’il y avait un bateau, dans lequel il y avait des passagers. Un passager se met à faire un trou en dessous son siège. Ses amis lui disent : « Tu es fou, si tu fais un trou sur le bateau, on va tous couler. » Il répond : « Pas du tout, c’est ma place, c’est mon siège, je fais ce que je veux ». Ce que dit le Talmud, c’est qu’un choix personnel, quel qu’il soit, aussi louable soit-il, aussi compréhensible soit-il, met en cause ce que tous les autres vivent, même s’ils ne sont pas concernés directement par ce choix.

Cette idée de la rencontre, de la tension éthique, entre le désir individuel, l’aspiration individuelle et ce qu’est l’aspiration d’une société, c’est la différence entre transgresser une règle, mais la respecter, et dénier le bien-fondé de cette règle. Vous pouvez transgresser une règle : par exemple, vous dépassez la vitesse maximale sur une route, mais vous comprenez qu’il faut maintenir des limitations de vitesse. Sauf que, ponctuellement, vous considérez que vous pouvez transgresser cette règle, vous en avez envie, ou vous ne faites pas attention. Mais sur le fond, vous respectez la règle.

C’est une grande différence avec le fait de dire : il est impensable d’imposer des règles. Or on a bien vu que depuis longtemps, certains font des choix personnels sans impliquer une acceptation (ou mieux, une valorisation) par la société. C’est, je crois, l’une des grandes questions qui est posée dans ce projet de loi car elle touche à la différence entre transgresser une règle, mais respecter le fait qu’elle existe, et dénier le bon sens de cette règle.

Une autre interrogation vient du principe de la loi révisable. Une loi révisable en permanence, ou régulièrement, perd sa vocation d’horizon pour une société. On se dit que ce qu’on n’a pas obtenu maintenant, on l’obtiendra au coup suivant, voire au coup d’après. Cela provoque un effet domino sur la loi qui conduit à ce que quand on parle de quelque chose, on évoque toujours ce qui pourrait advenir par la suite. C’est-à-dire que l’on est déjà dans le coup suivant. On minore la force de la loi, la force de ce dont vous débattez ici, la force de ce quelque chose qui est, à un moment, une aspiration commune. Dire que nous devons réviser la loi sans arrêt, cela dévalorise la force de la loi.

Ce que nous pouvons faire ou défaire comme on veut avec une loi n’empêchera pas que l’humanité se soit construite sur l’idée d’un père et d’une mère. Si la vie fait que l’un ou l’autre est absent, c’est tragique, et nous essayons de compenser comme on peut. Mais construire volontairement un possible pour des enfants sans l’un ou sans l’autre change l’aspiration, la vocation de la société. C’est une grande différence.

Ce sont nos fragilités, nos impossibilités qui font l’humanité. Nos manques, nos imperfections, c’est cela notre humanité. Nous avons le sentiment que l’on entre dans un monde où l’on veut interdire ces impossibilités, ces fragilités, ces manques et ces imperfections, comme si nous voulions construire une humanité absolue. Cela dévalorise ceux qui n’acceptent pas cette vision et ceux qui portent leurs imperfections – ce que nous sommes tous, finalement.

Ce qui se concevait en médecine de manière tellement évidente pour réparer des impossibilités, des maladies, ne peut pas se concevoir de la même façon pour répondre à une demande individuelle, ponctuelle, cette demande étant un choix personnel, aussi compréhensible soit-elle. Je ne méconnais pas ce que la Bible raconte, lorsqu’elle montre des patriarches et des matriarches qui hurlent de douleur parce qu’ils n’ont pas d’enfants, donc je comprends ce désir d’enfant, mais de là à en faire une sorte de droit, il y a une grande différence, parce que c’est quelque chose qui implique une grande responsabilité envers cet être ainsi créé, et pas simplement la possibilité de dire : « Je veux, j’ai un enfant. »

Les choix personnels peuvent par nature impliquer des impossibilités. Dire : « Je veux à la fois le choix et ce que ce choix m’interdit » traduit une forme d’adolescence d’une société. Or, malgré tout ce que les uns et les autres peuvent nous dire, à savoir que la société vieillit, j’ai le sentiment que dans son esprit, elle rajeunit, puisque l’on devient adolescent, en ce sens que nous voulons tout, absolument tout, et tout immédiatement.

Il faut accepter une idée simple : tout ce qui est possible au plan technique nest pas faisable. Cest cette limitation qui sappelle léthique. Cest cette autorégulation sur ce quon peut faire ou ne pas faire qui est au cœur de toute notre problématique éthique, ce quest notre société.

Pasteur François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France. Je voulais vous dire combien nous sommes sensibles à ce que nous puissions être auditionnés. Et en même temps, je vais profiter de l’occasion pour réitérer le souhait que nous avions déjà exprimé dans d’autres lieux, et ici aussi : que les religions soient entendues, peut-être aussi avec d’autres partenaires de la société. Il n’y a pas, vous le savez, en démocratie un camp des religions et un camp des laïcs : nous sommes chacun d’entre nous, citoyens de cette République qui s’exprime. En plus, cela créerait l’avantage d’un croisement, d’une fertilisation réciproque, d’une interpellation réciproque.

Je vais prononcer une brève introduction et faire part de quelques points d’attention, quelques points de vigilance sur ce projet de loi.

Dans l’allocution qu’il a prononcée le 4 janvier 2018 en présentant ses vœux aux autorités religieuses, reprenant ce qu’il avait dit lors de la célébration des 500 ans de la Réforme organisée par la Fédération à l’Hôtel de Ville, devant le protestantisme français, le Président Emmanuel Macron avait évoqué ce projet de loi relatif à la bioéthique. Il avait souhaité que l’on prenne le temps d’un vrai débat philosophique dans la société avant de légiférer – nous y sommes –, un débat à la participation duquel il a explicitement convié les religions. Nous participons d’autant plus volontiers à ce débat qu’il prône, dans le respect strict de la laïcité, une présence active des religions dans la société.

Sur ces questions de bioéthique, les protestants acceptent d’interpeller les pouvoirs publics et de s’interpeller réciproquement. Au moment où arrive le temps de la décision politique, les choix nous engagent. Ancrées dans la façon dont elles reçoivent l’évangile, à partir de la Bible, Ancien et Nouveau Testament, les églises protestantes que la Fédération protestante représente dans leur diversité – qu’elles soient évangéliques, pentecôtistes, baptistes, luthériennes ou réformées – ont une conception de l’être humain qu’elles tiennent à faire valoir dans le débat public.

Tout en reconnaissant avec la communion des églises protestantes en Europe, c’est-à-dire l’assemblée de toutes ces églises protestantes en Europe, qu’aucun modèle de vie familiale ou de parentalité ne se dégage uniformément de la Bible, les protestants sont d’avis que les possibilités ouvertes par la médecine reproductive posent de redoutables questions, des problèmes moraux. Certaines de ces possibilités comme la gestation pour autrui (GPA), dont il n’est pas question aujourd’hui, sont à écarter.

Le droit de participer à la conversation démocratique en matière de bioéthique implique par ailleurs, non seulement le dissensus, mais aussi le droit à ce que des désaccords avec l’opinion majoritaire soient reconnus comme légitimes. Ils ne doivent pas être disqualifiés d’emblée comme réactionnaires, obscurantistes ou au contraire comme permissifs, irresponsables. Il serait regrettable que sur ces questions complexes et sur ces 32 articles que la République propose au débat, les passions idéologiques ou personnelles empêchent des discussions sociétales raisonnées et responsables.

En sopposant à une évolution autorisant la gestation pour autrui, mais en exprimant questions et réticences à propos de lextension de lassistance médicale à la procréation pour les femmes en couple ou les femmes seules, le protestantisme est dans son rôle de vigie de la République. Il lest aussi en matière déthique sociale et environnementale, lorsquil se prononce sur le sort réservé aux réfugiés, sur linsuffisance de solidarité à légard des plus démunis, ou sur le caractère trop timide des mesures prises pour faire face aux défis écologiques.

Si je parle de cela, c’est pour dire que la question qui nous préoccupe aujourd’hui fait partie d’un tout. Et comme nous l’avons dit tout à l’heure, c’est bien la société qui s’engage dans son ensemble à travers ce type de projet.

Au-delà des différences confessionnelles, au-delà des différences de sensibilité théologique qui traversent le protestantisme, les chrétiens s’accordent à reconnaître la vie comme un don de Dieu, et l’être humain comme un être en relation. Cette histoire talmudique nous rappelle effectivement que nous sommes tous en relation les uns avec les autres, même si nous voulons parfois le dénier.

Les chrétiens se soucient particulièrement de la protection des personnes vulnérables et de la justice sociale. C’est dans le cadre de cette conception que les protestants interviennent dans le débat sur les possibilités offertes aujourd’hui par les techniques d’assistance médicale à la procréation. Ces techniques répondent au désir d’enfant de personnes infertiles, quelle que soit la situation de ces dernières, non seulement les couples hétérosexuels infertiles, mais aussi les femmes seules et les couples de même sexe.

Rappelons la définition de l’éthique que donne le philosophe Paul Ricœur : elle est « la visée particulière de la vie bonne, avec et pour les autres, et dans des institutions justes. » Il articule ainsi le triple souci de soi, d’autrui et de l’institution, autrement dit le souci de la cité et de l’exercice d’un vivre ensemble où chacun est responsable à équidistance de la loi.

Je vous donne maintenant la posture chrétienne telle qu’elle est vécue en protestantisme. Les interpellations protestantes en bioéthique reposent sur la conviction que la vie est un don de Dieu. Nous participons au débat sociétal sur l’assistance médicale à la procréation (AMP), non pour défendre une position que nous voudrions imposer à la société, ou qu’on regretterait de voir écartée comme des perdants, mais bien pour participer, pour contribuer à côté et avec d’autres à la recherche de solutions qui respectent notre commune humanité et les droits de l’enfant.

Les protestants souhaitent que le débat sur ces questions sociétales respecte non seulement le droit à l’opinion dissidente, mais aussi le droit à ce que des désaccords avec l’opinion majoritaire ne soient pas d’emblée disqualifiés.

Sur l’extension de l’AMP, l’opinion des protestants est très partagée. Si l’état de l’opinion sur ces questions – que ce soit celle des protestants, d’ailleurs, ou celle des Français – est très partagé, si elle est néanmoins utile à connaître, elle n’a aucune valeur normative. Puis-je insister en disant que cette tension vive qui existe au sein du protestantisme entre différentes positions est d’ailleurs plutôt signe de vie, de liberté ? En réalité, cette tension n’existe pas seulement entre les églises, mais au sein de chacune d’entre elles, comme j’imagine elle doit aussi être présente au sein d’autres confessions. C’est donc dans la reconnaissance assumée de ce débat que les points de vigilance et les réticences peuvent être exprimés, et que la parole protestante se déploie.

J’aimerais dire les points d’interpellation qui concernent l’extension de l’AMP. Plusieurs techniques permettent de répondre à la détresse de couples hétérosexuels inféconds, et nous saluons les avancées de la médecine pour traiter l’infertilité. Nous ne rejetons pas de manière absolue les techniques qui permettent ces avancées.

Mais pour ce qui concerne l’extension de l’AMP à des couples de femmes ou à des femmes célibataires, évidemment, la question se pose. Nous sommes réticents à l’ouverture de l’insémination artificielle à des femmes célibataires ou à des couples de femmes. Faut-il encourager la fabrication d’enfants à la demande, et des situations qui privent volontairement un enfant de son père ? Cela pourrait l’exposer à des risques psychologiques et à des discriminations sociales. Il en va de notre responsabilité à l’égard des générations futures.

J’aimerais aussi rappeler qu’au départ, la médecine reproductive était une médecine réparatrice d’une infécondité biologique. Elle a tendance à devenir une médecine visant à satisfaire des souhaits et à remplir un rôle sociétal beaucoup plus marqué.

D’autre part, de récentes décisions de justice au niveau national ou européen indiquent des changements du consensus social relatif au style de vie et aux modèles familiaux. Des évolutions juridiques, telles que celles portées par la loi de mai 2013, ont ouvert le mariage aux couples de même sexe. Les avis de la Cour de cassation de septembre 2014 ont validé l’adoption par la conjointe de la mère d’enfants issus d’assistance médicale à la procréation pratiquée à l’étranger. Tout cela a contribué à reconnaître de nouvelles formes de famille, de nouvelles formes de parentalité, et donc de filiation.

J’arrive alors à une question que j’aimerais poser de manière plus forte, plus vive. L’insémination artificielle par paillettes de sperme de donneurs n’est plus seulement utilisée par des couples hétérosexuels mariés, ou par des partenaires souffrant d’infécondité, d’origine masculine. Elle l’est aussi par des femmes célibataires ou vivant en couple ne souffrant pas d’infécondité dans d’autres pays d’Europe. Cette réalité s’est développée en Grèce, en Estonie, en Autriche, en Suède, en Norvège, au Danemark, aux Pays-Bas, en Espagne, au Royaume-Uni, selon des modalités différentes. Ce contexte international ne peut pas être écarté de notre réflexion, puisqu’il concerne précisément des citoyens français.

Ce contexte témoigne de l’évolution du droit, qui elle-même traduit une évolution civilisationnelle. Nous ne pouvions plus rester sans cadre juridique, sans être soupçonnés un jour de ne pas vouloir préparer l’avenir.

Mais deux questions se posent : tout d’abord celle de savoir vers quelle compréhension et quel développement de la médecine reproductive nous nous acheminons. C’est sur fond de déni de la finitude humaine que se trouve le risque inavoué de la marchandisation du corps et des enjeux financiers qui en découlent.

La deuxième question consiste à savoir comment nous nous préparons à l’accompagnement des nouvelles formes de parentalité et de filiation, en veillant à la justice et à la protection du plus vulnérable, à la solidarité, au refus des discriminations et à l’égalité des droits. C’étaient les deux questions que je voulais poser en fin de mon propos liminaire.

Mgr Pierre dOrnellas, responsable du groupe de travail sur la bioéthique, Conférence des évêques de France. Je vais essayer d’être schématique, même si le propos liminaire de mon frère Haïm me plaît beaucoup et mérite, pour moi, beaucoup de réflexion. Je vais donc procéder à la serpe ou à la Prévert, comme vous voulez.

En lisant le projet de loi : trois manques.

Premièrement : promouvoir les études sur l’infertilité afin de mieux y remédier et, ainsi, de ne pas banaliser l’AMP avec donneur, qui n’est pas la solution. Nous voyons bien que la demande, comme le dit très bien la Cour européenne des droits de l’Homme, aboutit en fait à un droit d’avoir accès aux origines. Une question est créée par l’AMP avec donneur, qui ne peut donc pas être banalisée. Par compte, promouvoir les études sur l’infertilité afin de mieux y remédier me semble essentiel.

Deuxièmement : promouvoir la réflexion sur les cellules souches induites et leur possibilité de devenir des cellules germinales. Les enjeux sont tels que cela ne peut être simplement confié à l’Agence de la biomédecine. D’ailleurs des chercheurs de l’INSERM, en 2017, ont demandé que ce soit un débat sociétal.

Le troisième point qui manque à mon avis : interdire l’introduction de cellules humaines, notamment pluripotentes, dans un corps animal, à plus forte raison dans un embryon animal. Il me semble qu’il y a là une potentialité de dérives graves, et si l’inverse est interdit, pourquoi n’est-ce pas interdit dans ce sens-là ?

Après ces trois manques, je voudrais souligner dix points de vigilance qui ne sont pas de même nature.

Un premier point de vigilance porte sur la neuro-amélioration et la création d’embryons transgéniques. Comment mieux encadrer ces deux techniques ? Il me semble que le critère du danger pour la santé, ou d’un risque de danger pour la santé, n’est pas suffisant pour encadrer la neuro-amélioration. Il me semble qu’il faut aller un peu plus loin sur le respect de la dignité qui ne réside pas dans la performance, et dans un souci de justice entre tous qui doit être mis en œuvre. La suppression de l’interdiction de fabriquer des embryons humains transgéniques mériterait des bornes qui empêchent d’éventuelles applications sur l’être humain potentiel.

Deuxième point de vigilance : la médecine. Comment penser les nouveaux champs de la médecine en préservant une plus grande justice ? Et quelle serait cette plus grande justice ? Que les personnes atteintes de pathologies soient en priorité soignées et accompagnées avec une solidarité accrue pour ces pathologies, en fonction même du degré de leur gravité. Que cet exercice de la médecine soit prioritaire par rapport à l’exercice médical répondant aux désirs individuels. Il me semble qu’il faudrait réfléchir à ce que la médecine demeure juste vis-à-vis des citoyens malades. Nous savons bien les problèmes actuels sur le manque de moyens de notre système de santé.

Troisième point de vigilance : la précarité des femmes mères seules. Leur situation de précarité a été soulignée. Comment ne pas aggraver ces situations ? De fait, ne va-t-on pas créer une injustice en favorisant une élite de femmes pouvant demander une insémination artificielle avec donneur (IAD) au détriment de femmes pauvres ne pouvant assumer les conséquences d’une IAD ? L’aide financière qui leur serait attribuée ne devrait-elle pas aller d’abord aux mères seules qui ne le sont pas par choix, qui subissent cet isolement ou cette solitude ? Il me semble qu’il en va de notre modèle de solidarité sociale. D’ailleurs la Grande‑Bretagne vient de décider de ne plus fournir d’aide financière à des femmes qui choisissent d’être mères seules. Il me semble qu’il y a quelque chose à réfléchir sur la justice vis-à-vis de ces femmes en situation de précarité.

Privilégier le plus faible est mon quatrième point de vigilance, quand il y a un dilemme moral entre une demande, légitime, de femmes qui veulent un enfant en se passant de conjoint et le respect de la dignité de l’enfant qui a le droit d’avoir un père et une mère. Il me semble que ce droit fondamental ne relève pas du domaine de l’avoir, mais de la signification de la différence sexuelle dont est issue chaque vie humaine. Comment résoudre ce dilemme moral ? Il me semble que la Convention internationale des droits de l’enfant nous en dit quelque chose. Il faut aller de façon primordiale vers le plus faible, vers le plus pauvre. C’est en considérant l’intérêt du plus faible et du plus pauvre que l’on construit une société juste et fraternelle. L’inverse est peut-être une société du plus fort avec des injustices vis-à-vis des plus faibles. Le dilemme moral ne se résout pas par un équilibre, plus ou moins ajusté, qui est toujours remis en cause, mais par la considération primordiale de l’intérêt du plus faible.

À cet égard, j’aborde un autre point de vigilance : la loi du plus fort. Il me semble qu’en instituant un nouveau mode de filiation, le projet de loi donne au projet parental un droit de puissance qui devient unilatéral. Pourtant l’enfant est une personne, nous est-il rappelé, et doit donc être respecté comme tel. Or ce projet parental s’impose à l’enfant de façon définitive sans qu’il puisse le contester. Comment améliorer le projet de loi, en faisant en sorte que le projet parental ne soit pas unilatéral ? On pourrait donner des exemples.

De même, j’applique ce concept de « loi du plus fort » à un autre point de vigilance, le prélèvement sur mineur des cellules souches hématopoïétiques au bénéfice de ses parents, son père ou sa mère. Est-ce que l’intervention d’un administrateur ad hoc et l’autorisation judiciaire après un avis rendu par un comité d’experts suffiront à préserver la paix des familles concernées ? Ne pourrait-on pas inventer une limite d’âge en deçà de laquelle le prélèvement serait impossible ? Par exemple 16 ans, car cela permettrait de mieux préserver l’acquis fondamental de notre société, issu du code de Nuremberg : l’obligation d’un consentement éclairé. Sinon, ne risque-t-on pas, par un autre biais que le projet parental, de favoriser la puissance des parents sur leurs enfants ?

Un autre point de vigilance est, de façon « souterraine », une contradiction inhérente à ce projet de loi. Je dis de façon simple cette contradiction, sachant qu’elle mériterait une grande réflexion. D’une part, le projet de loi reconnaît une souffrance à laquelle il remédie en levant l’anonymat du don ; personnellement, je trouve que c’est une bonne chose. En même temps, le projet de loi dit que l’on peut se susciter cette souffrance en permettant à des adultes de mettre au monde un enfant par un don sans connaître a priori le géniteur. Cette contradiction est d’autant plus grave que cette naissance s’inscrit dans un projet médical. Or la médecine est basée sur le principe « D’abord ne pas nuire ». Il y a donc une contradiction qui vient d’une injustice créée par les lois de 1994, après lesquelles on a pris conscience que le droit à connaître ses origines est un droit de l’enfant. Comment lever cette contradiction ? Comment l’assouplir ? Comment l’apaiser ?

Un autre point de vigilance est la question de la discrimination. Comment améliorer le projet de loi afin qu’il ne suscite pas une double discrimination chez les enfants : entre un enfant avec et un enfant sans possibilité d’avoir un père, non pas par un accident de la vie, mais par une décision juridique ; entre un enfant issu d’un don pouvant connaître le tiers donneur et un enfant issu d’un don ne pouvant pas le connaître ? Le projet de loi bouscule notre droit français, selon ce que disent le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, la Cour européenne des Droits de l’Homme. Dans le fond, on passe d’une situation légale sans discrimination entre adultes au regard de l’accès aux techniques d’AMP à une situation légale qui instaure des discriminations entre les enfants.

Autre point de vigilance : le principe de gratuité, qui découle directement du principe de dignité. Comment mieux écarter toute menace sur ce principe de gratuité, alors que la pénurie de gamètes sera aggravée par l’ouverture de l’AMP à toutes les femmes ? Comment maintenir le principe de gratuité pour garantir le principe de dignité de tout être humain, aussi bien en France qu’à l’étranger ?

Enfin, un point d’amélioration me semble important, sinon on va aller vers des contentieux graves, qui feront souffrir. Il s’agit, pour sécuriser un refus d’AMP opposé à un couple, et afin d’éviter toute injustice, de savoir comment établir les critères objectifs sur la base desquels l’avis médical et psychologique pourrait aboutir non seulement à repousser la décision de mettre en œuvre une AMP, mais opposer un refus à un couple ou à une femme seule, qui demande à bénéficier de la technique de l’AMP.

Je termine par une réflexion plus générale sur la question de la technique, de l’influence des techniques et du contrôle que celles-ci permettent sur la vie personnelle et sur la vie humaine. Que ce soit pour l’examen des caractéristiques génétiques, le don de produits et organes du corps humain, la transmission de la vie humaine, le traitement de l’embryon humain ou la santé en général, l’intrusion de la technique ouvre non seulement un pouvoir de guérir et de transformer, mais aussi une possibilité de contrôle sur les êtres humains à venir. Bien des penseurs ont alerté sur l’usage croissant des techniques dans nos sociétés.

Avec ce projet de loi, nous sommes mis au défi de reprendre leur réflexion pour mieux mesurer les enjeux auxquels nous sommes confrontés, de même que l’usage inconsidéré, et souvent irresponsable – qui continue d’ailleurs dans certains États de façon explicitement proclamée – de techniques sur notre planète, qui ont suscité un cri d’alarme écologique. De même, l’usage pas suffisamment réfléchi de techniques sur la vie humaine et sa transmission, ainsi que sur la santé, pourrait se transformer en une alerte. Beaucoup le pressentent. L’inquiétude soulevée par la bioéthique ne doit pas être ignorée.

La bioéthique comprise au sens large d’une éthique du vivant comprend l’écologie et les prises de conscience écologique doivent rejaillir sur notre manière de comprendre la bioéthique au sens plus étroit de l’éthique de la biomédecine.

Mme la présidente Agnès Firmin Le Bodo. Merci beaucoup Messieurs pour ces propos liminaires. Il semblerait que je doive limiter les temps de parole pour permettre l’expression d’un maximum de questions. Je vous propose que les rapporteurs puissent sexprimer cinq minutes, sils le souhaitent, et que les autres questions ne dépassent pas deux minutes.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Je veux d’abord exprimer un grand remerciement aux personnes que nous auditionnons pour leur expertise, leurs remarques, et l’apport que représente pour tous leurs opinions. Nos valeurs sont bien sûr communes, et votre réflexion est essentielle, mais d’un certain côté, vous devez vous dire que nous, les législateurs du vingt-et-unième siècle, nous sommes bien timides, bien prudents, bien peu aventureux par rapport à nos ancêtres des temps bibliques : en effet, plusieurs exemples de GPA se trouvent dans la Bible, comme Sarah et Abraham avec l’aide d’Agar, ou Jacob et Rachel avec l’aide de Bilha. Nous proposons modestement, non pas la GPA, mais tout simplement l’extension de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules. Nous souhaitons aussi offrir le droit à l’accès aux origines pour les enfants qui sont nés grâce à un tiers donneur.

Tout cela pose des questions qui sont toutes légitimes. J’entends bien les vôtres. Vous avez parlé de la confrontation entre les droits individuels et les droits collectifs. En filigrane, vous évoquez aussi les droits relatifs des enfants et ceux des parents, ou des adultes, ou des donneurs.

Nous, législateurs, nous devons privilégier le droit des enfants. C’est notre préoccupation première, parce qu’ils sont plus vulnérables, parce qu’ils sont plus fragiles. Le nouveau-né ne peut pas se défendre ; par contre, ses parents et le donneur de gamètes ont des moyens pour se faire entendre. Il me semble donc que nous devons véritablement privilégier toujours l’intérêt de l’enfant.

À cet égard, plusieurs d’entre vous se sont interrogés sur le fait de savoir si être privé de père était préjudiciable. La question mérite d’être posée, elle est légitime. Mais il y a des réponses par les sciences humaines, pas tellement dans notre pays où ces études sont bien trop rares, mais dans les pays anglo-saxons où les pratiques sont déjà répandues depuis plusieurs décennies et ont donné lieu à des études conduites depuis plus de 25 ans. Toutes les études, même si l’on veut contester l’une ou l’autre, indiquent les mêmes choses. Qu’elles viennent de Cambridge, des États-Unis ou d’ailleurs – le dernier papier était dans le New England Journal of Medicine avec une cohorte importante suivie pendant plus de 25 ans – toutes montrent que tous les enfants nés de PMA, que ce soit dans un couple hétéro, dans un couple homo ou d’une femme seule, n’ont aucune différence avec les autres dans leur développement ultérieur, dans leur épanouissement, dans leur bonheur, dans leur orientation sexuelle, dans leurs qualités de toute nature. Il n’y a aucune différence, et tous collectivement, vont relativement mieux que la moyenne des enfants nés dans les conditions dites naturelles.

Cela ne veut pas dire qu’il faut abroger les conditions naturelles. Cela veut simplement dire que ces enfants sont le fruit d’une profonde attente, d’un désir, d’une volonté et d’un amour qui leur est délivré à foison. C’est un élément essentiel dans l’épanouissement de l’enfant. Ces réponses multiples venant de tous horizons sont de nature à vous tranquilliser. Avez-vous donc encore sur ce sujet des interrogations ?

Je vous rejoins tout à fait sur le souhait de promouvoir davantage d’études sur l’infertilité. Mais j’y ajoute le souhait de promouvoir des campagnes d’éducation sur la fertilité. Les jeunes femmes d’aujourd’hui, et les jeunes hommes aussi, ne savent pas que l’horloge biologique est si sévère avec les femmes. Elles ne considèrent la procréation que bien après 35 ans. Il vaudrait mieux commencer un peu plus tôt, surtout si elles veulent avoir plusieurs enfants. La connaissance de la fécondité n’est pas n’est pas correctement délivrée.

C’est notre devoir de promouvoir cette éducation et la prévention de l’infertilité. L’infertilité augmente aujourd’hui pour des raisons multiples. Je ne veux pas rentrer dans des considérations écologiques, mais les garçons ont des azoospermies et les filles sont moins fécondes. En plus, elles font des enfants plus tard, ce qui aggrave encore ce phénomène.

Mon dernier point concerne ce que vous avez évoqué sur la promotion souhaitable des cellules iPS. Je parle brièvement de ces cellules pluripotentes. Cest simplement pour rappeler quelles posent des problèmes éthiques qui ne sont pas moindres que les cellules souches embryonnaires. Ce sont des problèmes différents, mais ce sont des cellules génétiquement modifiées, dont l’usage comporte donc un risque. De plus, ces cellules peuvent être utilisées comme des gamètes. Là, on voit un spectre effrayant : utiliser une cellule somatique, une cellule de notre corps, pour la transformer en gamète pouvant donner lieu à des procréations encore bien plus artificielles que tout ce que nous avons connu jusquà maintenant.

Oui, les cellules iPS sont des matériaux très importants. Elles n’ont pas les mêmes fonctions, les mêmes propriétés, les mêmes facultés que les cellules souches embryonnaires. Les unes et les autres sont intéressantes, mais elles ne peuvent pas se substituer l’une à l’autre, et ni les unes ni les autres ne sont exemptes de préoccupations éthiques.

Mgr Pierre dOrnellas. Monsieur Touraine, j’ai un peu étudié la Bible et je constate que pour les femmes que vous avez nommées, le mot employé par la Bible pour les caractériser est : « esclave » ; ce sont des femmes esclaves. Je ne veux pas que les femmes par la GPA soient traitées d’esclaves.

M. Jean-Louis Touraine, rapporteur. Moi non plus.

Mgr Pierre dOrnellas. Vous donnez l’exemple de la Bible pour justifier la GPA.

M. Jean-Louis Touraine. Je ne la justifie pas.

Mgr Pierre dOrnellas. Excusez-moi, c’est mal lire la Bible.

M. Jean-Louis Touraine. Dans le projet de loi il n’y a pas un seul mot sur la GPA.

M. Haïm Korsia. Mais surtout, cétait une GPA faite in vivo, ce qui paraît plus simple.

Mgr Pierre dOrnellas. Deuxième chose, quand vous dites l’intérêt supérieur de l’enfant, cela veut dire que vous êtes contre l’avis du Conseil d’État, qui se contente, sur le projet de loi, de parler d’un juste équilibre et passe à côté du fait qu’il est d’abord demandé de considérer l’intérêt de l’enfant. Je suis heureux que vous soyez contre l’avis du Conseil d’État, qui parle d’équilibre entre tous les intérêts. C’est une fausse piste, et je suis bien d’accord avec vous que l’intérêt de l’enfant, du plus faible, du plus pauvre est prioritaire, et c’est comme cela qu’on résout les dilemmes entre des intérêts contradictoires.

M. Haïm Korsia. Je ne vais pas revenir sur cette lecture de la Bible, parce que je ne veux pas entrer dans une compétition et Monseigneur d’Ornellas a très bien répondu. Mais c’est intéressant. C’est formidable que vous ayez pris ces exemples, parce qu’on voit la souffrance de ne pas avoir d’enfant et ce que les gens sont capables de faire. On le comprend, et mieux, on l’accompagne. Croyez-vous que lorsqu’un enfant arrive, on commence par demander aux parents : « Comment avez-vous fait votre enfant » ? On fait les prières, on le bénit, on accompagne les familles, et ce dans toutes nos religions.

Comme les maires qui enregistrent ces naissances, comme les officiers d’état civil, je m’étais élevé contre le principe de la GPA. Il n’est d’ailleurs pas débattu. Mais j’estime que si des parents se présentent avec un enfant, comment peut-on oser leur dire : « On ne connaît pas cet enfant, parce que vous l’avez fait par GPA au fin fond du monde » ? Il y a une évidence : on doit respecter cet enfant qui est là devant nous. J’ose ici reprendre la parole biblique : les enfants ne paieront pas pour les fautes des pères.

La Bible ne nous raconte pas un monde idéal, mais un monde fait d’humanité, et cela veut dire de manques, de peines, de souffrances, d’entraves et de lutte contre la règle ou contre la loi. Mais dans la Bible, on ne fait pas comme si Abraham et Sarah étaient les parents d’Ismaël : on dit bien que c’est l’enfant de Agar. Et pour les autres, c’est la même chose. Ils les font en dehors du lien premier du mariage, mais ils le font avec la servante à côté – ce qui se fait régulièrement, relisons Proust, même si c’était peut-être moins officiellement.

Vous avez absolument raison de citer ces exemples bibliques. Cela nous montre que l’humanité est faite d’imperfections. Il n’y a pas de vision idéale de l’humanité. On comprend que les uns et les autres cherchent à trouver comment répondre à leurs besoins. Mais il y a une différence entre faire ainsi et vouloir que l’on dise : « C’est bien, c’est cela qu’il faut faire ».

C’est pour cette raison que les études que vous citez me tétanisent. Parce que même si l’on me disait (prenons un exemple qui me concerne, comme cela je n’implique pas mes deux voisins) qu’un enfant se construit mieux sans sa mère juive : ce n’est pas pour autant que je dirais : « Débarrassons-nous des mères juives ! » (ce que tout père juif rêve de faire…). Mais ce n’est pas parce qu’une étude me le démontrerait que je dirais : « C’est formidable ».

En réalité, peut-être se construit-on très bien sans père si la vie fait qu’il n’y a pas de père. Mais chercher a priori à dire : il y a une étude qui dit que finalement il n’y a pas d’incidence, cela me paraît être une façon de mettre en équation la vie humaine, ce qui n’est pas possible. Je suis père, je ne sais pas ce que j’apporte, mais je sais que j’essaye d’apporter quelque chose. Et toute notre société est dans l’espérance de ce que l’on essaye de donner.

Cela me semble donc dangereux de limiter à une étude la vision d’une personne dans l’équilibre d’une famille ou de la société. Vous avez raison de dire qu’on va trouver des études qui disent qu’untel se construit très bien, et heureusement, grâce à tout ce que la société met en place, d’autres structures familiales, la société en elle-même, qui porte quelqu’un qui n’arrive pas à se porter lui-même à un moment de sa vie. Mais cela me paraît compliqué de dire qu’on peut se passer de père.

Pasteur François Clavairoly. Je partage l’idée que les études dont on fait état ne sont pas forcément un argument. Ces études existent, mais sans doute d’autres études pourront un jour contester les précédentes, etc. La référence au texte biblique est en revanche pertinente. Je vous remercie de l’avoir faite ici, j’en suis même très heureux. L’objectif de ces récits est sans doute aussi d’expliquer comment la difficulté de la vie et l’infertilité créent de la frustration, de l’amertume, de la souffrance ; et comment les solutions trouvées, bricolées ou, comme nous l’évoquions tout à l’heure, faites en dehors des cadres juridiques ou de la tradition, créent aussi des frustrations et de la rivalité, y compris chez les enfants.

En définitive, ces récits nous amènent à dire le monde tel qu’il est. Nous avons trouvé des solutions, et il faut traverser ces épreuves avec ces solutions imparfaites. Celles que nous mettons en place, ou que vous mettez en place avec cette loi, sont imparfaites.

Mais, j’espère que cette loi permettra de lutter contre l’amertume, la violence ressentie, l’injustice et l’agressivité de la rivalité, peut-être même lutter contre la peur de l’inceste – parce qu’avec les solutions trouvées, il y a cette espèce d’angoisse que quelque chose peut se passer à notre insu dans les familles recomposées ainsi et dans les nouvelles formes de parentalité. J’espère que la loi sera un cadre d’apprentissage pour éviter les violences réciproques, les amertumes et les rivalités.

Mme Coralie Dubost, rapporteure. Merci de vos exposés et de vos premières réponses. Il n’y a pas dans le projet d’idée de concurrence entre des modèles parentaux et des familles, mais une reconnaissance de la pluralité de modèles familiaux. Cette pluralité de modèles doit pouvoir se retrouver dans une filiation égalitaire, équitable entre tous les enfants, équitable entre toutes les familles, qui permette à chacun de conduire une vie apaisée, dans une société apaisée face à cette pluralité et qui ne hiérarchise pas les modèles.

Le projet de loi ne promeut pas la disparition du père, bien au contraire : il procède à la reconnaissance, affirmation et réaffirmation de cette notion d’altérité qui est absolument indispensable dans la construction d’un enfant. Simplement, le point de discussion que nous avons aujourd’hui et nous avons eu dans d’autres auditions, porte sur la nature de cette altérité. L’altérité doit-elle être absolument sexuée ? Doit-elle se limiter aux parents ? Y intègre-t-on les amis, la famille, les communautés ? Jusqu’où vont les différentes altérités qui vont construire un enfant dans la société ?

S’agissant de la filiation, je vois les questions que vous avez posées dans votre note préparatoire sur la vraisemblance biologique, sur la puissance de la volonté et le projet parental. En fait, une confusion est régulièrement faite entre l’hérédité génétique et la filiation. La filiation est un lien de droit, qui crée des droits et des obligations, des responsabilités entre le parent et l’enfant, y compris lorsque les parents deviennent âgés.

Mais elle n’est pas un lien qui vient signifier en droit quelle est l’origine génétique. Cela a pu être interprété comme ça, mais ce n’est pas signifié de cette façon systématiquement dans le code civil. Celui-ci se place plutôt du point de vue de l’engendrement, sans forcément parler de volonté, et ce positionnement peut recouvrir une pluralité de situations, celle des familles hétéro-parentales actuelles, mariées ou non, avec une assistance médicale à la procréation AMP ou non, ou celle des familles homoparentales ou des mamans solo, avec AMP, demain ou après-demain.

Je voulais ainsi avoir votre point de vue sur le dispositif qui a été choisi : la levée de l’anonymat du donneur sur demande de l’enfant à la majorité, concernant des données non identifiantes, d’une part, et les données identifiantes d’autre part. Trouvez-vous que c’est un bon modèle ? Avez-vous identifié des choses qui pourraient être ajoutées, modifiées, réévaluées ? Comment évaluez-vous les conséquences sociales de ce dispositif dans la dynamique d’apaisement et d’accompagnement que vous avez appelée de vos vœux. Finalement, le droit aussi accompagne, à sa façon, la réalité des familles dans notre société.

Pasteur François Clavairoly. Sur l’altérité, le discours est audible et recevable, mais jusqu’à un certain point. Parce que, pour ce qui concerne l’AMP au bénéfice des femmes seules, parler d’altérité devient un peu plus difficile. Il y a là un point d’attention et d’interrogation.

Par ailleurs, j’y insiste, nous savons tous que, dans nos sociétés pourtant très riches, la monoparentalité est liée à la précarité. Il y a un donc double questionnement : l’attention portée à la reconnaissance d’un père qui n’est pas là, et l’attention portée à une situation familiale nouvelle, qui encourt le risque de précarité, avec en définitive un risque redoublé.

La levée de l’anonymat était une question à laquelle nous étions sensibles et le projet de loi répond à notre interrogation.

M. Haïm Korsia. Effectivement, je trouve très bien de ne jamais imposer une levée d’anonymat ni aux donneurs, ni à celui qui, né d’un don, veut pouvoir aussi rester sans savoir. Le droit de ne pas savoir est l’une des grandes questions posées à la médecine, le professeur Touraine le sait très bien. Même le besoin de recueillir un libre consentement semble obliger les médecins, obliger tout le monde à dire tout à tout le monde. C’est faux. Toute personne, y compris un patient, a le droit de dire : « Je ne veux pas savoir ». Je sais les trésors d’ingéniosité que peuvent développer les médecins pour protéger la descendance de quelqu’un qui ne veut pas savoir s’il est porteur d’une maladie. On fait beaucoup de choses pour donner consistance au principe selon lequel : « J’ai le droit de ne pas savoir. »

De la même façon qu’on a le droit de ne pas savoir, la double clé prévue par le texte en matière d’accès aux origines offre une protection. Celui qui dit : « Je ne veux pas », n’ouvre pas cet accès. Il peut laisser des données non identifiantes, ce qui permet au moins d’avoir des éléments, pour l’enfant, en cas de maladie. On connaît des pays, notamment en Europe du Nord, où il y a eu une baisse drastique des dons de sperme, quand il y a eu la levée de l’anonymat et quand des enfants se sont retournés contre les géniteurs pour exiger des droits. Il faut être assez prudent sur ces choses. Il y a toujours après, une autre façon de voir et d’aller plus loin.

Je trouve formidable votre question sur l’apaisement de la société : oui, il faut de l’apaisement parce que le questionnement sur les origines est une sorte de torture permanente : d’où viens-je ? Ce sont déjà des questions lourdes dans la vie de tous les jours. Mais vous avez raison de mettre le doigt sur la nécessaire distinction entre ce que dit la loi et ce que dit la génétique.

Je me suis battu – cela m’a d’ailleurs coûté ma place au Conseil national d’éthique – pour refuser la prise d’ADN chez les jeunes migrants dans le but d’établir qu’ils étaient bien les enfants de ceux qui prétendaient être leurs parents. J’ai emmené le CCNE sur cette position, ce qui ne plaisait pas au gouvernement de l’époque, parce que j’estimais scandaleux cette confusion entre génétique et filiation. Si l’on adopte un enfant, on n’a n’aucun lien génétique avec lui, et pourtant c’est notre enfant. Alors qu’on aurait exigé d’un étranger un lien génétique pour pouvoir affirmer que c’est son enfant. C’est scandaleux d’avoir une parentalité pour les Français et une parentalité pour les étrangers. C’est inadmissible.

Mme Coralie Dubost. C’est un point intéressant, qui n’a pas encore été soulevé jusque-là. La filiation en droit, celle qui effectivement n’exige pas la génétique, n’est que présumée, sous forme d’une présomption simple qui va durer soit un temps limité, soit toute la vie. Mais dans le cas où on demande une nationalité comme fruit d’une filiation, il faut prouver celle-ci. Nous ne sommes donc plus dans une logique de présomption, mais dans une logique de preuve et c’est pour cela qu’il y a deux régimes différents.

M. Haïm Korsia. Certes, mais en l’espèce cela concernait des migrants, et ce n’était pas pour l’octroi de la nationalité maist dans le but de limiter le nombre de personnes qui arrivent en France. C’était un temps très précis de notre histoire récente. Je me suis opposé à cela. J’ai bien à l’esprit qu’il y a une différence, même si je me méfie de cette obsession de vouloir tout déterminer par la génétique. Nous ne sommes pas que génétiques, et vous avez absolument raison de dire que la filiation repose essentiellement sur la présomption. Sauf que j’ai mémoire de quelques études, faites notamment au Centre d’études de l’ADN de Bordeaux, qui montraient que globalement dans la population, 15 % des gens n’étaient pas les enfants de leur père, et que, parmi ceux qui demandaient et qui avaient donc une légère suspicion, le taux était 35 %.

Mais pensons bien que dire que la filiation est sociale, c’est simplement l’inscrire dans l’histoire du monde. L’histoire du monde, c’est une femme qui accouche d’un enfant et qui dit : « Voici ton père. » C’est ce qu’explique Freud : c’est la mère qui désigne le père. Et de ce point de vue, la famille est aussi une construction sociale. C’est pourquoi je vous dis, avec d’autres – pas que des religieux mais des sociologues, des psychologues, des psychiatres : attention à ne pas revenir qu’à une question de gamètes, c’est-à-dire une question technique. Il y a aussi une façon d’orienter, une façon de mettre des repères, et ce n’est pas que l’affaire du père – j’ai pu écrire dans le texte que je voulais proposer que « c’est le père qui est le repère », parce que c’est un joli jeu de mots et cela me plaisait bien. Sur le principe, la famille est une fondation sociale. Aller s’enfermer dans la technique, c’est oublier tout ce qui est attente et apaisement – j’ai bien aimé cette idée.

Oui, il faut réfléchir au type de familles que l’on construit, même si la vie fait que toutes les familles sont différentes. Le pasteur Clavairoly parlait des familles monoparentales qui sont dans des situations de précarité, on le sait bien, à cause du surcoût du logement et de nombreux autres facteurs. C’est pourquoi il faut accompagner ces personnes les plus faibles.

Mgr Pierre dOrnellas. C’est une évidence que nous ne pouvons garantir que dans l’altérité. Toute l’éducation consiste à faire expérimenter progressivement la richesse de l’altérité, qui au début fait peur. Il faut surmonter ses peurs pour aller vers l’altérité. On sait bien qu’au fond, la liberté consiste à assumer le réel de l’autre. Il faut une altérité. C’est une évidence.

Une fois que j’ai dit cela, une autre question se pose : y a-t-il un sens à ce que nous soyons tous issus d’une altérité sexuelle ? Cela veut-il dire quelque chose sur la condition humaine ? Ou est-ce à passer par pertes et profits parce que, quelle que soit la manière dont on vient au monde, l’altérité sexuelle n’a pas d’importance – et peut-être allons-nous y arriver grâce à des techniques de plus en plus sophistiquées ? Je ne crois pas qu’on arrivera à gommer cette altérité sexuelle fondatrice. Si elle a une signification, quelle serait-elle ? Comment la saisir ? Et quelles conséquences en tirer ? C’est un premier point.

Deuxième point : je suis frappé de voir que l’on reconnaît le changement de perspective intervenu depuis 1994, où l’anonymat était une évidence. En 2004, on s’est posé la question et on a maintenu l’anonymat. En 2011, on s’est posé la question et on a maintenu l’anonymat. Maintenant, heureusement, le projet de loi considère que ce n’est pas forcément la panacée. Très bien. Mais d’où vient que l’on puisse dire, comme le fait la Cour européenne des droits de l’Homme, que l’accès aux origines devient un droit fondamental ? Pas simplement un droit positif, mais un droit fondamental. D’où vient ce droit fondamental ?

Une chose est certaine : on ne peut pas dire simplement que cela résulte de la génétique, du biologique, du corporel, parce que nous ne pouvons pas dissocier le corps et l’esprit comme le dit magnifiquement le Conseil d’État dans son étude préparant le projet de loi. En fait, ce droit fondamental, n’est-il pas celui de savoir de qui je viens, et non pas de quoi je viens ? Ou de quelle technique je viens ? Et si c’est « qui », comment cela se fait-il qu’il y ait ce besoin d’ouvrir ainsi l’accès aux origines ?

J’ai rencontré des grands-parents qui 6 enfants et 16 petits-enfants. Le dix-septième petit enfant est une fille qui est née par GPA aux États-Unis, de l’un des fils qui est marié avec un homme. La grand-mère me dit : « J’ai été bouleversée, parce que – je n’ai jamais vu cela chez mes seize petits-enfants, je n’ai jamais vu cela chez mes enfants – cette petite fille, dix-septième petit-enfant, c’est incroyable, quand elle est à la maison, elle se précipite vers moi, et elle a un contact avec moi que je n’ai jamais eu. » Pourquoi faut-il qu’il y ait ce contact féminin avec du féminin ? Je n’en sais rien, mais je constate qu’il y a quelque chose vis-à-vis de ce « qui », qui dit quelque chose de l’altérité sexuelle. Je croirais donc volontiers que celle-ci a une signification et qu’elle ne peut pas passer par pertes et profits vis-à-vis de toutes les autres altérités – qui sont absolument nécessaires et qui sont éducatrices d’une manière ou d’une autre.

M. Jean-François Eliaou, rapporteur. Vous avez expliqué la nécessité d’une altérité pour une éducation, pour une évolution normale, en mettant en avant l’altérité du père ou l’altérité sexuelle. Cela doit être mis en balance, si je puis dire, avec le désir d’enfant – je ne dis pas le droit à l’enfant – des femmes en couple et des femmes célibataires. Le désir d’enfant est un désir naturel et je le place – peut-être ai-je tort –, au même niveau que la nécessité de l’altérité sexuelle pour l’histoire du monde – même si, j’en suis d’accord, nous sommes bien issus d’une telle altérité. Mais quelle place donnez-vous à ce désir d’enfant, comment le hiérarchisez-vous, entre ne pas vouloir le satisfaire et lui donner droit de cité, mais d’une façon telle que les enfants puissent évoluer dans un monde ordonné par l’altérité et par l’obsession de se dire : « D’où est-ce que je viens et de qui je viens ? » ?

M. Haïm Korsia. Je vais répondre puisque je suis le seul à ne pas encore avoir parlé de l’altérité. Cette idée d’altérité est très intéressante puisqu’au départ, le big-bang est toujours une altérité. Après, l’histoire de la famille se construit différemment en termes d’altérité sexuée, mais au départ, il y a toujours une altérité. Il ne peut pas y avoir d’auto engendrement, pas pour l’instant et pas chez les humains, même si cela peut se penser dans d’autres domaines. Mais c’est très intéressant : finalement, il y a toujours besoin d’un autre pour faire advenir quelque chose.

Ce qui fait d’ailleurs qu’il y a un débat – je reviens là-dessus parce qu’on a vu que vous aviez ici, parmi vos rapporteurs, Madame la présidente, d’éminents biblistes – il y a donc un grand débat, dans la Genèse, sur le fait qu’Ève serait issue de la côte ou du côté d’Adam. Notre interprétation juive dit que c’est le côté, au sens où il n’y a pas l’un qui vient de l’autre, et qui lui serait donc soumis intrinsèquement, mais une altérité qui se crée sur la séparation de deux qui ne faisaient qu’un. D’où l’idée du mariage, qui permet les retrouvailles de ces deux distincts. C’est une altérité qui a vocation à être unifiée. C’est en cela que dans notre vision, spirituelle, il y a besoin de cette altérité, une altérité qui perdure pour permettre de se retrouver. L’altérité est nécessaire au commencement. Après, dans la famille, elle se construit différemment, mais elle est là comme un acte premier. Comme le pasteur le disait très justement, elle pose une façon d’être qui oblige.

Sur l’altérité de l’entourage, dont on parlait tout à l’heure – c’est un peu compliqué : comment définit-on cet entourage ? –, nous n’avons pas à juger, on s’est assez étripé en France pour savoir comment les couples devaient se faire. Chacun fait comme il l’entend, mais il y a une responsabilité à la fois de ces couples qui se forment comme ils l’entendent et de l’ensemble de la société sur les enfants à venir.

Je reprends mon histoire talmudique de tout à l’heure : ce n’est pas parce que c’est notre espace, y compris notre famille, qu’on fait ce qu’on veut. Nous voyons bien avec quelle force, parfois même pas assez, on entre dans les familles quand il y a de la violence intrafamiliale, de la violence conjugale, de la violence contre les enfants. On y entre en disant : « Ce n’est pas parce que c’est votre famille que vous faites ce que vous voulez. » Nous sommes aussi responsables.

C’est cette responsabilité qui nous pousse à nous poser des questions, et à vous les poser. Et au regard de la qualité des questions que vous nous posez, nous avons confiance dans votre capacité à construire une loi qui protégera ces grandes aspirations, à la fois l’altérité, quelle qu’elle soit, et en même temps le respect de l’enfant en ce qu’il est lui, une personne, et pas simplement l’objet d’une volonté.

Mgr Pierre dOrnellas. La question du désir est une question fulgurante. Un être humain qui n’a pas de désir est un être étrange. Je constate dans la vie des saints et des saintes, qu’ils soient chrétiens, musulmans, juifs, que plus la sainteté augmente, plus le désir est vif. Mais plus il est vif, plus il est apaisé. Ce n’est plus du tout un désir d’avoir, mais un désir d’être, un désir de vie.

On pourrait réfléchir longuement sur le désir, comme le font certains ouvrages de philosophie. Des couples qui font l’épreuve très douloureuse de l’infertilité viennent me voir, sachant que je m’occupe de bioéthique. Je ne fais que les écouter. Je ne prends jamais d’options pour eux – qui suis-je pour prendre des options pour eux ? Je les écoute et je vois cette douleur impressionnante, étonnante, qui me fait beaucoup réfléchir sur ce désir naturel, ce désir fondamental qui est un désir de vie.

Nous ne sommes pas des êtres pour la mort, contrairement à ce que dit Heidegger. Nous sommes des êtres pour la vie même s’il y a une manière de se conduire vers sa mort dans ce désir de vie.

Je suis revenu récemment au tout petit livre d’un non-croyant, Sénèque, sur la vie heureuse. Sénèque parle du désir et après la démarche maïeutique avec lui-même, puisque le livre est un monologue, il aboutit à cette notion toute simple qui est la raison, le logos. La vie heureuse ne peut advenir que par la raison, non pas la raison froide et intellectuelle du prof ou de je ne sais qui, mais comme source d’une sagesse qui vient.

Comment passer de la véhémence du désir, qui est tout à fait compréhensible, comment passer de la douleur du désir à un désir qui devient tout aussi vif qu’il est apaisé, parce qu’il trouve son chemin heureux grâce à la sagesse ? Pour moi, cela conduit à poser la question de la technique : faut-il user de la technique, qui donne tout de suite réponse au désir véhément, ou faut-il passer par la médiation du temps, qui permet qu’advienne la sagesse ?

La technique ne donne pas le temps de réfléchir. Le projet de loi supprime la semaine de réflexion par rapport à l’interruption de grossesse. Je pense que ce n’est pas respecter la personne humaine que lui enlever le temps de la réflexion. Si vous pouviez préserver cette semaine de réflexion, cela montrerait que vous comprenez la grandeur de la personne humaine, qui a besoin de temps pour réfléchir.

M. Haïm Korsia. C’est formidable, chaque fois que je débats à côté de monseigneur d’Ornellas, je progresse.

Mgr Pierre dOrnellas. C’est l’amitié judéo-chrétienne. (Sourires)

M. Haïm Korsia. Cette question du désir est pour moi essentielle. Cela mavait fait tiquer tout à lheure quand vous avez parlé, parce que je me suis emporté récemment contre une mère qui me disait devant son petit : « Vous voyez, mon fils, cest un accident. » Cest terrifiant : cet enfant se rappellera de cela dans 50 ans. « Je suis un accident. » Alors que lhistoire quon se raconte sur notre famille cest : papa et maman saiment ou papa et papa et tu es lenfant de cet amour. Cest magnifique. On se raconte une sorte de désir, une attente. Dailleurs on parle de parents dintention « On a voulu que tu sois là. »

Mais justement, la notion d’intention et de désir n’est pas toujours structurante. On arrive à autre chose, qui est ce que la Bible appelle très joliment le désir du désir. La Bible raconte par exemple que les Hébreux sortent d’Égypte et sont dans le désert ; du pain tombe tous les jours du ciel : les Hébreux en ont autant qu’ils veulent et en plus, ce pain a le goût qu’on veut. Et ils veulent de la viande ! Ils ont tout ce qu’ils veulent, mais justement ils désirent des désirs.

Il est vrai que l’on pourrait aller plus loin dans les études sur linfertilité et que l’on pourrait améliorer ou simplifier les conditions daccession à ladoption, Cependant, dans une société relativement aboutie comme la nôtre, on tient pour indispensable le fait de vouloir quelque chose quon na pas. Le désir n’est plus quelque chose qui porte sur un objet, mais simplement le fait de vouloir quelque chose qui est inatteignable, parce que cela donne un nouvel horizon. Je mélève au-dessus de ce quest la société. Cest un danger parce que, comme le dit le Psaume 91, « Tu nauras pas peur de la crainte de la nuit ». Ici, ce nest pas peur de la nuit, cest peur de la crainte. De la même façon, en parallèle, on en vient à désirer des désirs.

Aujourd’hui notre société est une société du désir – je dirais même de l’envie : « Pourquoi l’ont-ils, et pourquoi ne l’ai-je pas ? Ce n’est pas parce que je ne l’ai pas que je suis malheureux. C’est parce que d’autres l’ont, et moi non. » Et parce que Mgr d’Ornellas voulait aider des personnes en état de faiblesse, il a été brusquement confronté à « Puisqu’ils l’ont, moi aussi je le veux ». C’est donc le désir du désir. Autant le désir est bon parce que sans désir il n’y a pas de vie – sans désir d’un homme pour son épouse, d’une épouse pour son mari, il n’y a pas de vie –, autant quand on est dans le désir du désir, on plonge dans quelque chose qui se retourne contre son objet premier.

M. Thibault Bazin. Merci à tous les trois pour ces apports très intéressants des religions à nos réflexions. Monsieur le grand rabbin, vous vous êtes interrogé sur la pertinence du caractère systématique des révisions des lois de bioéthique. C’est un objet de débat dans l’un des articles du projet de loi. Cela pourrait altérer une vision d’avenir. Si l’on supprime ce caractère systématique, qu’est-ce qui pourrait légitimer l’évolution du projet de société ? Serait-ce l’élection présidentielle, qui a d’ailleurs son propre caractère systématique, ou l’activité scientifique ?

Monseigneur d’Ornellas au-delà de la contribution transmise à notre commission, vous invitez à un encadrement des techniques de neuro-amélioration. Pourriez-vous nous préciser ce point de vigilance ? Vous invitez aussi à encadrer davantage les prélèvements sur mineur, les dons à l’intérieur d’une famille pour l’un des parents, proposant peut-être l’âge de 16 ans. Pourriez-vous développer cette suggestion ?

M. Raphaël Gérard. Vos propos sont extrêmement intéressants. Je voudrais revenir sur une question que jai posée il y a deux jours aux associations catholiques, sans obtenir véritablement de réponse. Aujourdhui, chez les opposants à l’extension de la PMA, une sorte de double argument revient très régulièrement et tourne autour de la question du mensonge, autour dune confusion, qui me semble savamment et sciemment entretenue, entre le père et le géniteur.

Si l’on se réfère aux fondements de la doctrine catholique, je ne crois pas que vous soyez aujourd’hui en capacité de dire que Joseph – qui dans les évangiles est bien présenté comme le père – est à l’origine de l’essence du Christ. Or on voit bien que quand il apparaît, notamment chez Mathieu, on le positionne bien comme le porteur de la filiation, et c’est le moyen de rattacher le Christ à l’Ancien Testament. Je pense aux arbres de Jessé qu’on voit dans toutes les cathédrales de France. C’est un moyen d’inscrire cette filiation. J’attends qu’on me démontre aujourd’hui qu’une femme ne serait pas en capacité d’être cette mère sociale, comme Joseph est le père social, qui rattache à une histoire.

Ce qui m’intéresse aussi c’est la réflexion que vos religions ont menée de façon extrêmement profonde – vous êtes trois autour de cette table aujourd’hui – sur la position de la mère, de la Vierge, en partant du fait qu’on a posé assez tôt la double nature du Christ, cette consubstantialité du divin et de l’humain dans le Christ. Tout cela a donné lieu à des représentations extrêmement intéressantes.

Je vous enverrai un tableau qui me paraît extrêmement élogieux, parce qu’on y parle du don et de l’acceptation du don. L’iconographie de l’Annonciation est le moment charnière de cette incarnation. Je pense au retable de l’Annonciation d’Aix, qui montre bien qu’on est dans un moment où il se passe quelque chose. C’est extrêmement intéressant. Je voudrais savoir comment aujourd’hui, dans le discours d’opposition à l’ouverture de la PMA, on en arrive à cet argument consistant à nier la distinction entre l’essence et la filiation, alors qu’elle me semble être consubstantielle à la foi catholique.

M. Haïm Korsia. Pour la réflexion sur la Vierge, je vous renvoie plutôt vers mes collègues. La première question, sur la révision des lois de bioéthique, est une question essentielle et j’ai une réponse : c’est vous, une commission permanente, qui suivrait en permanence les évolutions et les travaux des comités d’éthique, le Comité national et les comités des hôpitaux, qui sont en général plus techniques et travaillent sur des questions plus précises, plus formelles, que les questions de principe. Cette commission ferait des propositions, éventuellement reprises par le gouvernement, régulièrement ou quand le besoin s’en fait sentir. Mais pas au point de risquer de fragiliser le marbre de la loi, en disant : « Ne vous en faites pas, ce n’est que du stuc ; on revient dans quatre ans et on fera différemment. »

Même si la question ne m’a pas été posée directement, il y a quelque chose de très fort et de très juste dans ce que Mgr d’Ornellas avait énoncé de manière plus large sur les greffes intrafamiliales, qui semblent pour beaucoup être une piste. C’est un processus très dangereux, parce qu’il ouvre la voie à une pression qui peut être difficile à supporter. Je sais que c’est peut-être plus simple, mais ce n’est pas parce qu’un acteur célèbre l’a fait que c’est faisable partout. Le choix n’est plus libre et c’est difficile. Autant vous pouvez dire : « Je n’ai pas envie de donner mon sang, ou je n’ai pas envie de me mettre sur une banque de don d’organe s’il m’arrive quelque chose. », autant il est bien plus difficile de dire à la famille : « Je ne veux pas donner à mon frère, à ma sœur, à mon père, à ma mère, etc. » Il y a une pression telle qu’il n’y a pas de liberté. Or le don, par nature, est libre.

Mgr Pierre dOrnellas. Pour maintenir l’amitié judéo-chrétienne et aller dans le sens du grand rabbin, puisque le projet de loi affirme qu’il garantit le maintien des principes éthiques, il faudrait peut-être mettre au point, expliciter clairement ces principes éthiques qui ont construit le modèle français de bioéthique.

Comment revisiter le projet de loi, c’est-à-dire l’usage des techniques médicales tel qu’il est proposé dans ce projet, en étant plus rigoureusement attentifs aux principes éthiques qui gouvernent le modèle français de bioéthique : principe de dignité, principe de liberté et principe de solidarité avec tout ce que cela comporte ? J’y ajoute le principe de fraternité. Il me semble que ce n’est pas assez réfléchi. Je suis frappé de voir que le Conseil d’État définit l’intérêt supérieur de l’enfant en le réduisant à deux choses : la connaissance de son identité et une vie stable dans une famille. Je trouve que c’est très réducteur. Dire que l’intérêt supérieur de l’enfant, au sens de la Convention internationale des droits de l’enfant signifie cela, pourquoi pas ? Mais il faudrait réfléchir à la grandeur de ces principes et voir comment ils induisent un usage des techniques, et non pas voir comment l’usage des techniques peut transgresser les principes. Nous ne sommes pas gouvernés par les techniques, nous sommes gouvernés par l’éthique.

C’est un enjeu majeur aujourd’hui, que bien des penseurs sur la technique ont dit. On pourrait nommer beaucoup de penseurs sur la technique qui ont alerté sur un problème qui est mis à l’envers. On réfléchit sur l’usage des techniques, en maintenant les principes. Alors qu’il faut réfléchir sur le contenu des principes pour voir comment ils peuvent induire des usages techniques.

Une question m’a été posée sur la neuro amélioration. Cette technique mérite un débat pour essayer de comprendre ce quelle signifierait. Quel est le contenu dune neuro amélioration ? Si lobjectif est thérapeutique, ce nest en fait pas de la neuro amélioration. Si, comme le dit le Conseil dÉtat, on peut faire de la neuro amélioration uniquement sil ny a pas de danger ou de risque pour la santé, il faudrait affiner les critères pour que la neuro amélioration ne devienne pas une voie ouverte vers le transhumanisme, qui est en soi une injustice.

Le livre de M. Jean-Michel Besnier, Lhomme simplifié, est très marquant. Nous voyons bien que ce que l’on nomme transhumanisme est un appauvrissement considérable de l’être humain, sous des apparences d’amélioration ou d’augmentation.

Quant aux prélèvements sur mineurs, notamment en vue de soigner ses parents, je ne suis pas sûr que ce qui est mis en place va suffire à éviter les contentieux intrafamiliaux. Cela va être terrible. Comment ne pas induire un droit de puissance des parents sur l’enfant, qui sera exercé de façon très différente de celui qui est mis en œuvre dans le projet parental ? J’ai proposé l’âge de 16 ans, parce qu’on peut imaginer qu’à 16 ans les capacités de réflexion permettent un consentement éclairé. Mais je ne suis pas convaincu que cela soit idéal.

Nous devons tendre à une société qui soit fière du Code de Nuremberg et qui ne le dévoie pas. L’obligation du consentement traduit le respect de la liberté. Or, l’obligation d’un consentement a une portée spécifique pour un mineur, car il est sous tutelle, notamment parentale. La liberté de consentir est très difficile à exercer, puisque les parents ont forcément quelque chose à dire sur leurs enfants.

D’ailleurs, dans le processus de l’accès aux origines, j’ai bien aimé que soit respecté le fait que c’est aux parents de décider le moment et la manière dont ils vont révéler le don. Cela me paraît capital de respecter l’autorité des parents sur leurs enfants.

Pour les prélèvements sur mineurs, j’avoue que je suis inquiet. Pourquoi ? Parce qu’on va mettre des adultes en porte-à-faux. Les adultes sont des parents, et sont en même temps fragilisés par leur maladie. Comment cela va-t-il se passer ?

Enfin sur l’histoire de Saint Joseph et de la vierge Marie, je suis frappé qu’à l’Assemblée nationale, nous ayons des débats de théologie, voire de spiritualité. J’en suis très heureux, parce qu’on ne peut pas dissocier la foi et la raison. Que les ordres de la République soient sensibles à la réflexion théologique ne peut que me réjouir. Je suis bouleversé qu’au nom de la théologie et de la foi, nombre de chrétiens et de juifs s’engagent pour aider les plus pauvres, accueillir les migrants, les traiter comme des frères, etc. La foi mérite donc d’être honorée.

Je pense à un passage de l’Évangile qui est très intéressant. Il y est question d’héritage. On vient voir Jésus : « Sors-nous de ce pétrin » et on se dispute. Jésus répond : « Qui m’a établi juge dans vos affaires ? Je ne suis pas là pour cela. » Prendre exemple de ce qui est écrit sur Joseph, Marie et Jésus pour résoudre les problèmes de modèles familiaux contemporains, c’est faire fausse route. Parce que ce n’est pas là pour cela. On fait dire à la Bible ce pour quoi elle n’est pas écrite.

Ce grand texte est une constitution sur la révélation divine, et essaye de parler du sens de l’écriture sainte, d’en trouver le sens. C’est très difficile. Qu’est-ce le sens de la Bible ? Nous ne pouvons pas lire ce texte de façon fondamentaliste, de façon littéraliste pour résoudre mes petits problèmes humains. Il n’est pas là pour cela.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Ma question s’adresse à vous, monsieur le grand rabbin de France. Dans votre propos liminaire, vous sembliez reprocher à la loi d’être révisable, et que de fait, cela avait pour effet de dévaloriser la force de la loi. Or les sociétés, à travers le monde, évoluent et c’est justement la révision des lois qui permet de suivre cette évolution, pour que la société puisse rester cohérente. D’ailleurs vous êtes revenu un peu là-dessus, en proposant finalement une commission au long cours.

Je voulais rappeler que depuis l’Antiquité, et pour l’Europe, nous avons des traces écrites de l’activité des institutions chargées de faire et d’appliquer le droit. Depuis cette époque lointaine, les droits des femmes, par exemple, ont nettement évolué et l’on ne peut que s’en féliciter. Je pense que vous aussi, vous vous félicitez que nous, les femmes, ayons accès à certains droits maintenant, comme le droit de travailler, le droit de vote, le droit à l’IVG.

Jaimerais aussi quon regarde ce qui se passe au niveau européen sur ce qui touche à la procréation médicalement assistée. De nombreux pays ont ouvert ces techniques aux couples de femmes lesbiennes et aux femmes célibataires. Nous navons pas constaté deffondrement de ces sociétés. Je me demandais ce que nous devrions craindre pour notre société française si la PMA était ouverte à toutes les femmes, y compris les femmes célibataires.

M. Jacques Marilossian. J’ai une certaine expérience du débat bioéthique dans ma circonscription, où la pratique catholique est historiquement importante. J’ai donc pu échanger avec de nombreux paroissiens. Nous avions évoqué Le Banquet de Platon. Ce dernier développe l’idée que les mortels recherchent ce qu’ils n’ont pas, ce qui leur manque, pour être complets. Nous avons compris dans cette discussion que l’enfant représentait pour l’être humain cette complétude qui lui apporterait peut-être une part d’éternité. C’est peut-être une explication du désir d’enfant, aussi bien pour un homme que pour une femme.

J’ai relu les débats d’octobre 2018, au cours desquels les représentants du culte ont pu présenter leur point de vue. Il me semble que les religions du Livre partagent une certaine sagesse collective qui comprend globalement des attentes fortes sur le respect du corps ou la fragilité humaine. Cette sagesse collective n’empêche pas des adhésions au progrès scientifique.

Il me semble vous me corrigez si je me trompe  que pour le protestantisme le couple est sacré et, quelle que soit sa composition, lenfant peut y être élevé. Pour lislam, le don dorgane est autorisé par le Coran, car qui sauve une vie sauve lhumanité. Pour le judaïsme, la procréation est le premier devoir dans la Bible, et il soutient donc la PMA. Pour le catholicisme, la fraternité implique légalité daccès aux soins face à une pathologie diagnostiquée.

Ma question est simple : selon vous, notre projet de loi bioéthique répond-il bien cette sagesse collective ? Et quels seraient d’après vous, les trois points de vigilance que cette sagesse nous suggère.

Mme Florence Provendier. L’exposé des motifs du projet de loi indique que ce texte cherche un point d’équilibre entre ce que la science propose, ce que la société revendique et les valeurs fondamentales de l’identité bioéthique de la France. Lorsque le terme de bioéthique a été inventé au début du siècle dernier par Fritz Jahr, son idée était de développer des valeurs morales envers non seulement les autres êtres humains, mais envers toutes formes de vie et de coexistences symbiotiques.

Aujourd’hui le vivant s’étend, prend des formes multiples, notamment avec l’intelligence artificielle. En votre qualité de représentants de cultes, j’aurais souhaité avoir votre éclairage sur la nécessité, ou non, de poser dans cette loi bioéthique des limites aux possibles formes de transhumanisme.

M. Haïm Korsia. Je reviens à la question de la révision de la loi de bioéthique. Je me félicite de tous les exemples que vous avez pris, Madame, et du fait que les lois aient pu évoluer. Je vais vous livrer un grand secret : celui de la pérennité du judaïsme. Nous nous sommes adossés à une loi écrite et nous l’avons commentée. Et qui dit commenter dit contextualiser.

C’est une règle que m’avait apprise mon vieux prof d’histoire – je le dis ici, en sachant que vous produisez des textes : tout texte est déjà périmé dès qu’il sort. La loi qui est donnée aux hommes est datée, au moment même où elle est donnée. Comment faire qu’un texte vieux de 3 500 ans soit toujours contemporain ? C’est parce qu’il est commenté et qu’on peut le contextualiser. D’où le problème de religions, ou de certaines branches dans certaines religions, qui s’enferment dans l’impossibilité, ou l’interdiction, de commenter, donc de contextualiser le texte.

Bien sûr, il faut réviser la loi de bioéthique, mais je me méfie du concept qui consiste à dire : « On revoit tous les trois ans, tous les quatre ans. » Parce qu’alors on a rendez-vous à la prochaine révision. Et la loi n’est plus une aspiration à voir ce que la société pourrait devenir, mais entérine tout simplement ce qu’on fait aujourd’hui.

Madame la présidente, vous m’avez dit en aparté que, si nous avions le temps, vous demanderiez à votre collègue de nous faire part de la parabole qu’elle voulait nous livrer. Je vais vous en livrer une pour vous déculpabiliser de nous livrer la vôtre. Cest une publicité pour une compagnie daviation. Un brave homme est assis au douzième rang de lavion. Il est engoncé dans son siège très serré. Il a sa mallette sur lui. Il est serré. Cinq rangs devant lui, il y a le rideau des sièges business. Il appelle lhôtesse et lui dit : « Mademoiselle, regardez, jai un billet business. Je suis là tout serré. » Elle répond : « Monsieur, je suis confuse, un instant. » Elle court, elle prend le rideau, elle le tire et le met derrière lui.

J’ai malheureusement le sentiment que parfois, c’est ce à quoi conduit une révision régulière des lois : elle ne fait pas aller la société vers une aspiration à la loi, qui est une forme de bien, mais elle reconfigure la loi pour faire en sorte que ce que nous faisons soit réintégré dans le bien, sans rien changer en fait. C’est en cela qu’une commission de l’Assemblée pourrait suivre les évolutions et pourrait même aller plus vite que les dates butoirs des renouvellements, parce que quatre ans, c’est peu et c’est beaucoup. S’il y a un changement évident dans la société, il faut être capable d’entériner ce changement tout de suite. Je maintiens qu’interpréter les textes pour les faire coller à la réalité de ce que vivent les gens est un risque de fragilisation de la loi en tant qu’aspiration collective.

Certes la PMA n’a pas changé les pays autour de nous, mais malgré l’espace européen, le principe de subsidiarité sur ces questions me paraît essentiel. Or la France a gardé de grands principes.

Ce sont par exemple la gratuité et l’anonymat des dons. Ce n’est pas le cas avec les Espagnols, mais je n’ai jamais vu une personne aisée donner un rein à une personne dans le besoin, sauf quand c’est quelqu’un qui a l’altruisme chevillé au corps. En Espagne, des personnes précarisées en viennent à donner un organe pour subvenir à leurs besoins. D’autres pays proches comme la Suisse autorisent le suicide assisté. Nous nous y opposons de manière assez ferme pour l’instant, et à juste titre, de mon point de vue.

Nous ne devons pas nous calquer sur ce que font nos voisins. Nous avons une spécificité, une approche tout à fait particulière de la notion de corps, de lhabeas corpus. Par exemple, en France, quelquun ne pourrait pas persévérer dans une grève de la faim : on arrêterait cette grève de la faim pour le sauver. Alors que dautres pays, nos voisins doutre-Manche par exemple, laissent faire. Bobby Sands et dautres sont allés jusquau bout et sont morts.

De telles différences ne sont pas liées à la religion, mais à ce que nous avons voulu bâtir ensemble comme société. Et je suis assez fier des choix que la France a toujours faits.

Mme la présidente Agnès Firmin Le Bodo. Messieurs, je souhaiterais que tous mes collègues puissent poser leurs questions. Pourriez-vous faire des réponses courtes, même si le sujet est passionnant ? En plus, nous avons une parabole à écouter…

Mgr Pierre dOrnellas. Il serait important que la loi exprime une vigilance au sujet du transhumanisme. J’ai noté cette possible dérive sur deux points : la neuro amélioration et la création d’embryons transgéniques. N’allons-nous pas ouvrir une porte sans savoir vers quoi elle ouvre ? Que veut dire limiter le transhumanisme dans une loi ? Que veut dire l’interdire ? Il faut le penser comme une injustice vis-à-vis de la condition humaine, vis-à-vis des êtres humains entre eux. Des philosophes l’ont pensé et l’ont écrit.

Parmi les dix points de vigilance que j’ai cités, en voici trois très importants.

Premièrement, il me semble qu’il serait bon de préserver la justice dans la médecine, pour soigner en priorité les personnes atteintes de pathologies et les accompagner. Je dis bien « préserver la justice dans la médecine ». Je ne suis pas convaincu qu’aujourd’hui, il n’y ait pas beaucoup de personnels soignants qui soient victimes d’injustice. J’en rencontre trop qui me disent à quel point il y a une injustice vis-à-vis des personnes malades, et par répercussion vis-à-vis des personnes qui soignent, et qui sont en arrêt maladie pour être sûres de ne pas verser dans la maltraitance. La justice dans la médecine, c’est un sujet majeur pour l’avenir. Si les citoyens n’ont plus confiance dans la médecine, où allons-nous ?

Le deuxième point de vigilance rejoint ce qu’a dit Monsieur le député Touraine : la résolution de tout dilemme passe par la priorité donnée à l’intérêt du plus faible, du plus petit et du plus pauvre. C’est d’ailleurs ce que demande la Convention internationale des droits de l’enfant, même si cela s’applique à d’autres que les enfants. En l’occurrence, pour ce projet de loi, c’est la priorité. Cela doit être primordial, sinon on est en faute car on crée une injustice entre les enfants, que j’ai nommée discrimination.

Enfin, le troisième point de vigilance qui semble toucher à l’honneur de la France concerne le principe de dignité, qui induit le principe de gratuité. Un certain Emmanuel Kant se retournerait dans sa tombe si ce principe de gratuité n’était pas maintenu de façon absolue. Si on le remet en cause, il n’y a plus de raison de dire que l’être humain est digne.

Un Premier ministre avait dit qu’il allait se battre au niveau international pour lutter contre l’esclavage des femmes dans la GPA. Rien n’a été fait. Ne pouvons-nous pas nous battre pour maintenir le principe de gratuité ? Je vois bien qu’en Belgique, ce principe de gratuité est maintenu, mais on va acheter du sperme à l’étranger. C’est une vaste hypocrisie. Comment maintenir le principe de gratuité, qui dit quelque chose de la dignité humaine, de façon splendide ?

Ce sont les trois points de vigilance que je mets en évidence, sans omettre les sept autres.

Pasteur François Clavairoly. Pour répondre moi aussi sur la question du transhumanisme, la Fédération est très attentive à ce sujet. Elle s’inquiète d’ailleurs de ces logiques techniciennes qui l’emportent souvent, et qui peuvent mettre à mal la cohérence des principes qui président aux lois bioéthiques en France. Or le principe de la gratuité est mis à mal aujourd’hui par le fait même de ce contexte européen dont nous parlions tout à l’heure. Mais il y a un contexte mondial aussi, où la concurrence va être de plus en plus rude, non pas seulement sur le plan de la recherche, mais sur le plan de la pratique et de l’achat des matériaux humains concernés.

Là, il y a vraiment un point de vigilance, d’autant que la mise à mal de la gratuité va évidemment créer de l’injustice, puisque les premiers concernés seront les plus vulnérables.

S’agissant de la « sagesse » des cultes et de leurs spécificités, j’aimerais rappeler que le protestantisme effectivement met l’accent sur le couple, l’altérité. C’est la promesse qui est faite à l’homme et à la femme à travers les textes bibliques, notamment celui qui dit que l’homme et la femme ne feront plus qu’un seul être. Ce texte ne se termine pas par la fameuse phrase : « et ils auront beaucoup d’enfants », comme dans les fables ou les contes européens. Mais précisément l’altérité est la base d’un projet, d’un projet parental, d’un projet de vie.

Pour poursuivre la discussion qui a eu lieu tout à l’heure sur le désir d’enfant, j’aimerais dire ici qu’il ne s’agit pas de péjorer cette notion, c’est-à-dire de la regarder avec un peu de mépris en disant : certains font valoir des désirs d’enfants – et surtout des femmes en couple ou des femmes célibataires – mais il faudrait les regarder avec un esprit de surplomb, parce que d’autres ont naturellement des enfants et que leur désir est forcément assouvi. Ce n’est pas vrai, puisqu’il y a des stérilités de couples hétérosexuels. Il ne faut donc pas péjorer ce désir, et ne pas le majorer non plus. Il faut trouver cet équilibre.

C’est là que je rejoins ce qui a été dit tout à l’heure sur la notion de sagesse. Il y a dans notre société, c’est vrai, à travers ce désir d’enfant, le secret désir de sauver le couple. Et il ne faudrait pas que l’enfant à venir devienne l’otage de cette grande souffrance occidentale des couples qui ont de la peine à survivre à leur propre projet.

Si l’on reste dans la recherche de cet équilibre et que l’on regarde l’offre actuelle concernant la génération, la paternité ou la maternité, il y a l’adoption. Dieu sait s’il y a des améliorations à faire à cet égard !

Il y a aussi, comme l’évoquait Monseigneur d’Ornellas, une forme de renoncement à la maternité ou à la paternité. D’ailleurs dans la Bible, le Nouveau Testament évoque cette acceptation, ce célibat pour le royaume. Et il y a justement ce que la technique offre comme possible. Là aussi, la sagesse est requise devant l’utilisation de cette technique qui nous réunit aujourd’hui.

Lorsque je parle du contexte européen, ce n’est pas comme alibi pour dire qu’il faut faire comme ailleurs, mais je prends le réel comme il est. Parce que précisément, la cohérence des principes qui gouvernent les lois de bioéthique en France doit être préservée. J’espère qu’effectivement nous ne perdrons pas ces deux ou trois principes : la dignité, la liberté et la gratuité, qui fondent l’ensemble de ces dispositifs.

Mme Aurore Bergé. Merci Messieurs. Vous posez des questions fondamentales, qui sont celles qui nous traversent en tant que législateurs. La technique médicale doit-elle venir combler tous les désirs ? Et le droit doit-il alors les retranscrire ? Je crois profondément que ce n’est pas ce que nous faisons ici, notamment dans le cadre de l’AMP. C’est justement l’intérêt de l’enfant qui est ici pris en compte, puisque le projet acte la reconnaissance de la légitimité et de la force du projet parental, porté pour faire venir au monde et accueillir un enfant.

Sur l’ouverture de l’AMP aux femmes seules, une distinction doit être faite : la distinction entre les familles monoparentales subies, du fait dun conjoint, dun partenaire, dun compagnon qui à un moment est défaillant, et les femmes seules qui souhaitent avoir recours à lAMP, des femmes qui, dès le début, ont conçu un projet parental pour élever cet enfant, en toute conscience, seules, avec toutes les références dont on sait quelles pourront simprégner.

Vous avez soulevé un point d’interrogation sur les greffes intrafamiliales de cellules souches hématopoïétiques : le risque de la puissance parentale qui viendrait s’exercer sur les enfants. Ce risque doit être contrebalancé par le désir aussi extraordinairement puissant que les enfants peuvent avoir de porter secours à leurs parents. Cela concerne un très petit nombre de personnes, heureusement d’ailleurs. Le désir d’un enfant de porter secours à son parent doit pouvoir aussi être entendu.

M. Philippe Vigier. Merci à tous les trois de votre contribution et de la qualité de ce débat d’apaisement.

Trois questions très simples. Monsieur le grand rabbin, vous avez dit tout à l’heure qu’une société ne doit pas réviser ses lois régulièrement. Mais ne croyez-vous pas, vous qui avez fait partie du CCNE, que justement des clauses de revoyure, des évaluations permettent d’éviter des dérives ? Cela permet de suivre l’évolution des choses sans nécessairement aller toujours plus loin. Qui regrette aujourd’hui les lois Claeys-Leonetti ?

Monseigneur d’Ornellas, vous avez parlé tout à l’heure d’une question qui m’est chère, concernant les problèmes de recherche génétique et notamment ce qui touche à la neuro amélioration. Considérez-vous qu’actuellement le diagnostic d’une trisomie 21 chez une femme à moins de 13 semaines d’aménorrhée est un retour en arrière ou une avancée ? J’ai bien noté votre point de vigilance : c’est sur la partie diagnostic et non sur des visées thérapeutiques qu’il faut rester pour servir la médecine. Chacun aura bien fait la distinction.

Troisièmement, j’ai beaucoup aimé ce que vous avez dit, Monsieur le grand rabbin, sur le désir du désir. Ma question est simple : le projet de loi est-il de nature à apaiser un peu notre société ou au contraire à générer de nouvelles fractures ?

M. Didier Martin. Nous allons faire une loi. Nous savons qu’elle sera, comme les autres, imparfaite, révisable, perfectible, bien sûr. Nous tiendrons compte des points de vigilance, tels que monseigneur d’Ornellas les a longuement exposés, de façon très riche. Nous essayerons de combler les manques, et nous essayerons de tenir compte des principes moraux que monsieur Korsia a énoncés dans cet affrontement entre l’éthique individuelle et l’éthique collective.

Il se trouve qu’à propos de la procréation, nous allons aussi nous inscrire en rupture avec l’histoire du monde, avec cette histoire de la femme qui accouche et qui désigne le père. Nous allons aussi nous inscrire en rupture avec l’histoire de la filiation et l’histoire du droit républicain. Nous allons établir un nouveau droit pour ces femmes, seules et en couple, qui ne voyagent pas en business, qui ne creusent pas leur siège pendant le transport, qui dépensent beaucoup d’énergie et beaucoup d’argent et qui passent par beaucoup de souffrance pour atteindre leur objectif.

Je remercie le pasteur Clavairoly qui a dit, il y a maintenant plus dune heure, quil était très réticent à l’extension de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules. Je souhaiterais que monsieur Korsia et que monseigneur dOrnellas soient aussi clairs sur ce sujet.

M. Haïm Korsia. Cest vrai que jaime la distinction entre les familles monoparentales subies et voulues, parce quil y a effectivement une grande différence  même si, comme le rappelait le professeur Touraine tout à lheure, l’horloge biologique pour les femmes est aussi une forme de situation subie. On peut imaginer que cette pression (« si je ne le fais pas maintenant, je ne pourrai plus le faire plus tard ») est quelque chose qui est aussi difficile, aussi lourd à vivre et qui rend aussi faible par rapport aux potentialités de la procréation que pour une femme que son conjoint abandonne. Il y a dabord et avant tout cette notion de fragilité.

Cela me permet de répondre à la troisième question, sur la PMA. Le judaïsme considère que la PMA, comme possibilité de réparer ce qui n’est plus possible, est quelque chose qui a montré que cela pouvait apaiser, y compris la société.

La médecine illustre ici cette capacité incroyable quon trouve dans lExode. Cela doit être le chapitre 22 : « Cest pourquoi il prendra sa guérison, et guérir, il guérira. » Doù la fameuse phrase : « lhomme soigne et Dieu guérit ». Au point que certains ont même posé la question : après tout, si on a la foi, de quel droit va-t-on guérir quelquun que Dieu a rendu malade ?

Une interprétation m’a toujours bouleversé : tout se passe comme si Dieu instillait du désordre dans le monde, pour qu’on remette de l’ordre dans le monde. C’est ce qu’on nomme en hébreu, d’une formule magnifique, le tikoun olam, la réparation du monde. C’est ce que les médecins font au premier chef, et toute la communauté médicale, et les chercheurs : on répare le monde qui a ses failles.

Ce qui me permet de vous répondre « oui », Monsieur le député, pour réparer le monde. Mais doit-on vraiment utiliser toute cette force de notre réflexion, de notre science, pour répondre au désir des uns ou des autres, des unes ou des autres – y répondre, cela peut se faire, parce que c’est le choix de chacun –, et surtout pour le prendre en charge, l’assumer et dire : « C’est cela la vocation d’une société » ? J’en doute.

Enfin, sur cette question essentielle de la révision de la loi, sur laquelle on revient pour la troisième fois, à juste titre, vous avez pris le seul exemple qui m’a rendu hystérique. On a introduit une clause de suivi dans la remarquable loi Leonetti Claeys, mais avant même que l’on étudie le suivi de la loi, on en était déjà à travailler sur une autre loi. Ce qui prouve bien que les effets de cliquet empêchent de réagir de manière agile. On n’a même pas attendu les résultats de l’application de la loi Leonetti pour dire : « C’est périmé, passons à autre chose ». C’est un tort parce que cette loi est remarquable.

La réponse à la question que vous m’avez posée, fracture ou apaisement, dépendra de vous. C’est à vous de décider en notre nom à tous. Et je sais que vous déciderez pour le bien.

M. Brahim Hammouche. Messieurs les représentants du culte, merci pour ces paroles de vie et de sagesse, même si je ne sais pas si l’on peut gouverner avec sagesse, si sagesse et gouvernement se marient bien. Nous avons entendu les mots « repère » et « sens », pour nos savoir-faire, nos savoir-être, nos savoir-faire techniques et scientifiques, notre récit commun, et les revendications qui sont adressées à la société.

Et nous nous tentons de réparer dans un cadre qui va permettre à nos scientifiques et à nos chercheurs de répondre aux demandes. J’ai été très marqué il y a quelques jours par le témoignage de femmes et d’hommes qui ont vécu dans leur chair le drame de la procréation, soit parce qu’elles sont parties loin pour procéder à une PMA, soit parce qu’ils ont découvert leur filiation. Une dame disait même : « Nous étions clandestins dans notre propre pays ».

Vous représentez une tradition des gens du Livre, abrahamique. Vous devez être sensibles au principe d’hospitalité, qui est peut-être l’un des premiers principes d’humanité. Comment accueillir ces personnes qui, dans leur propre pays, se sentent clandestins, si ce n’est par l’évolution de la loi, en posant un cadre juridique libératoire ?

Nous avons beaucoup parlé d’altérité. Nous pouvons citer Paul Ricœur, mais également Emmanuel Levinas sur la dimension de l’ipséité, le soi-même, car le désir du désir, c’est aussi le désir du même. J’aimerais effectivement que nous puissions, dans cette enceinte de la République, permettre à ces femmes et ces hommes de ne plus être clandestins dans leur propre pays.

M. Francis Chouat. On devine aisément des plages communes de réflexion et de dialogue. Vous l’avez dit sur la question majeure de l’infertilité et des retards de la France, sur l’accompagnement des nouvelles formes de vie familiale, sur la lutte contre la marchandisation. Mais j’ai deux questions.

Première question : quel regard portez-vous sur quarante années de révolution biologique, encadrées seulement depuis 25 ans par des lois de bioéthique, au regard de vos valeurs les plus fondamentales ? Ces lois ont-elles heurté vos valeurs ? Les ont-elles affaiblies ? Pensez-vous que l’originalité française que constituent les lois bioéthiques est une garantie ou plutôt un danger ?

Ma deuxième question : comment appréciez-vous au regard de votre vision de la vie en société, le fait que des femmes seules ou en couple homoparental veuillent donner la vie, sans contradiction avec Sénèque, non pas par un appel du désir pour le désir, mais tout simplement pour accomplir la plénitude de leur liberté de femmes. Pour ce faire, il vaut mieux que la France leur apporte des garanties d’égalité, d’accompagnement, de protection plutôt que le recours à des systèmes étrangers, sur lesquels nous aurions beaucoup à dire. Il y a une spécificité française dans son message universel qui pourrait être aussi une garantie pour tout le monde, sans porter atteinte aux valeurs fondamentales que vous portez vous-même.

Mme Laetitia Romeiro Dias. Je suis rapporteure sur la partie du projet qui concerne notamment la révision de la loi. J’entends votre suggestion d’une délégation permanente, j’en partage même l’intérêt. Mais vous n’avez pas dit clairement si cette délégation viendrait en complément ou en substitution de la révision périodique. N’est-ce pas délicat de choisir l’un aux dépens de l’autre ? Sachant tout l’intérêt de pouvoir mener une réflexion bioéthique au fil de l’eau sur l’ensemble des textes qui pourraient concerner de près ou de loin l’éthique du vivant, cela permettrait d’introduire cette réflexion bioéthique dans des sujets, notamment l’environnement, où elle ne prime pas vraiment.

Notre programme parlementaire est segmenté en textes et en sujets législatifs précis. Nous ne pouvons pas à chaque texte nous réinterroger sur l’ensemble des techniques ou des principes bioéthiques. La révision périodique a l’intérêt de consacrer un temps dédié à la réflexion bioéthique.

Pasteur François Clavairoly. J’aimerais reprendre les questions concernant la situation de clandestinité que vous avez évoquée tout à l’heure et qui me touche. Cette idée rappelle des temps pas si lointains, en France, où la clandestinité était une réalité pour les femmes qui allaient dans les pays voisins procéder à des interruptions de grossesse. La loi a réglé non la question philosophique ou éthique de l’interruption de grossesse, mais celle de la clandestinité. Elle a réglé aussi la question de la sécurité médicale concernant ces interventions et la question financière. Il me semble – j’ai même cité Ricœur à cet égard – qu’une éthique qui ne s’inscrit pas dans des institutions n’est que du bla-bla. Il ne s’agit pas seulement de deviser à la manière de Sénèque – qui était proche du pouvoir – mais aussi d’inscrire dans la loi les règles qui éviteront l’injustice et la maltraitance des plus vulnérables.

Une question touchait à l’évolution des lois de bioéthique depuis 25 ans. Il y a effectivement une spécificité française dans cette élaboration collective, collégiale de lignes de conduite sur ces sujets. Je retiens précisément que le vivre ensemble a tenu. Certes, il y a eu des moments de tension, mais dans cette tension vive, le vivre ensemble tient, le collectif tient. Dans ce modèle républicain, sur les valeurs que nous évoquions tout à l’heure : dignité de la personne, liberté et gratuité, les choses peuvent avancer.

Qu’en est-il des femmes seules ou des femmes en couple qui, au nom de leur liberté et de leurs raisons et pas simplement d’un désir hystérique, veulent accéder à la maternité ? J’ai posé tout à l’heure la question de l’altérité. Je n’ai pas eu de réponse satisfaisante. Mais il y a une question ouverte, et le protestantisme entend cette demande et s’interroge.

Quand je parle de réticences, je ne suis pas dupe des difficultés que rencontreront les femmes seules avec enfants. Quand je parle de réticences, je veux dire qu’il faut être très vigilant là-dessus et accompagner ces situations.

Mgr Pierre dOrnellas. Au regard de la question portant sur 25 ans de lois de bioéthique qui encadrent quarante ans de progrès dans les techniques biomédicales, il me semble que le concept qui a émergé grâce aux migrants, et qui est devenu à valeur constitutionnelle, le concept de fraternité, mérite d’être travaillé. Peut-être a-t-on trop pensé la bioéthique par rapport au concept d’égalité et au concept de liberté. Il me semble que le concept de fraternité est beaucoup plus riche, bien que beaucoup plus difficile à définir. Mais puisqu’il a été reconnu comme ayant valeur constitutionnelle, c’est un concept lumineux pour entrer dans les dilemmes moraux.

Mais il faut le définir. Le concept de fraternité n’est pas, comme dirait Napoléon, pour les braves. La fraternité, c’est la plus haute exigence. On a essayé de le définir, quand nous avons réfléchi sur la loi Claeys-Leonetti, comme conduisant à ce que la personne la plus vulnérable, qui est en fin de vie, appartient à la fraternité. Ce n’est pas une fraternité qui va s’occuper d’elle comme si elle était extérieure. Il y a là quelque chose de très important. Un des points majeurs de la fraternité, c’est qu’elle est blessée par l’injustice, par la discrimination.

Et puisqu’un député me provoque en me demandant ce que je pense de la question de l’AMP ouverte à toutes les femmes, je pense qu’un projet de loi qui suscite des discriminations mérite d’être travaillé, d’être approfondi, d’être creusé. Bien sûr un projet de loi n’est jamais parfait, une loi n’est jamais parfaite. Mais comment oser dire humblement : « Dans le fond, on n’y est pas encore tout à fait arrivé » ?

Je donne juste un exemple. Pourquoi un enfant qui connaît le donneur, qui se prend d’affection pour lui, le donneur se prenant d’affection pour lui, n’aurait-il pas le droit de le choisir pour père ? Pourquoi cela lui serait-il interdit, alors que c’est son donneur et qu’il y a de l’amour ? Personnellement, je ne comprends pas. Je ne vois pas, pourquoi cela lui serait interdit au nom d’un projet parental. Ce projet parental pourrait-il être corrigé de telle manière qu’il ne soit pas unilatéral ? Ce n’est pas tabou de poser cette question, cela veut dire que je crois en la capacité de la représentation nationale de réfléchir pour améliorer ce projet.

Je pense que le projet est améliorable, sinon on risque davoir un jour des retours de bâton, cest-à-dire des plaintes vis-à-vis dun État qui « ma empêché de pouvoir exercer ma liberté ».

M. Haïm Korsia. Je suis scotché par la question posée par Mgr d’Ornellas. Vous pouvez constater qu’il n’y a pas de front commun des religions.

Je reviens sur deux questions qui ont été posées avec beaucoup de vista et de justesse. L’hospitalité, dans nos traditions, en tout cas dans la mienne, est illustrée par Abraham. Il reçoit dans sa tente, nous dit la Bible, qui est ouverte sur les quatre points cardinaux. Personne n’a à faire d’effort pour aller chez lui. Il est donc quasiment instantanément chez Abraham. Celui-ci lave les pieds de ceux qui entrent chez lui. Et les commentaires demandent pourquoi. Se prend-il pour Saint-Louis ? Pas du tout. Vous avez une vision ancillaire des relations avec les autres, d’autant que j’ai pris comme exemple Saint Louis qui n’est pas forcément le roi le plus philosémite que la France ait connu. Il le fait, nous disent les commentaires, et notamment le gendre de Levinas, auquel vous faisiez allusion, parce qu’il voulait enlever la poussière des pieds des voyageurs, que certains idolâtraient, le chemin parcouru devenant une forme d’orgueil.

Je trouve intéressant de dire d’où l’on vient, ce que l’on a accompli. Nous l’avons accompli pour essayer de trouver cette société apaisée. Depuis 1983 et la création du Comité consultatif national d’éthique, on se pose des questions : comment nous avons mis dans notre droit les lois de Nuremberg, comment nous avons intégré la convention d’Oviedo, comment nous avons donné forme juridique à cette réflexion sur l’humain et l’humanité. On a étendu d’ailleurs ce questionnement au-delà la santé, à tout ce qui est humain. On a donc essayé d’apaiser.

Pour faire les lois, oui, nous nous sommes étripés, parce que nous sommes Français. On s’étripe joyeusement, mais après, on doit être capable de retrouver ensemble une façon de vivre ce que la loi nous propose. Ceux qui étaient pour, ceux qui étaient contre se retrouvent le lendemain pour construire la société. C’est rassurant.

C’est en cela que le mot ipséité que vous avez employé à juste titre est différent de la mêmeté. C’est un thème de Ricœur, que le pasteur Clairvoly pourrait nous expliquer plus en détail : il y a cette idée, cette pulsion de vouloir faire des autres les mêmes que nous. Et justement vivre en société dans cette recherche d’altérité et de fraternité, ce n’est pas vivre avec « le même ». Le frère ou la sœur, c’est celui ou celle qui vient du même père, de la même mère, et pourtant chacun et chacune est différent. C’est le même, mais pas le même. C’est une sorte d’oxymore sur l’idée qu’on se fait de l’humain dans la Bible.

On nous explique que nous sommes tous à l’image de Dieu, mais cela veut-il dire que nous serions tous les mêmes ? C’est la vérité. Nous sommes tous les mêmes, par la loi de la transitivité. Si A égale B et B égale C, alors A égale C. Puisque je suis à l’image de Dieu et que chacun et chacune est à l’image de Dieu, nous sommes donc les mêmes. Mais puisque Dieu est unique, nous sommes chacun et chacune uniques. Nous sommes donc les mêmes et uniques, d’où cette idée d’ipséité : nous sommes les mêmes dans nos potentialités et uniques dans nos choix.

D’où la réponse que je pourrais vous faire : si une femme fait le choix d’être avec une autre femme, techniquement, elle s’empêche de faire un enfant avec quelqu’un. Elle dit : « Je veux cela, et la conséquence de mon choix, c’est ça ».

C’est un grand poète, pour ne pas dire un prophète de ma jeunesse, Jean-Louis Aubert, qui dit dans une chanson magnifique – « Voilà, c’est fini » : « Tu as eu ce que tu as voulu, même si tu nas pas voulu ce que tu as eu. » C’est ce que j’appelle l’adolescence de notre société : on veut une chose et son contraire. C’est comme cela que je réponds à votre question, car vous avez vu parfaitement où elle se pose.

Une révision régulière de la loi de bioéthique oblige tout le monde à redébattre d’un sujet – parfois de tous – qui a déjà été débattu il y a quatre ans et qui ne posent plus de problème. Or quand l’opinion publique décide qu’un autre sujet est à l’ordre du jour, on est bien obligé d’en parler. On a vu qu’il y avait une urgence sur la fin de vie, alors qu’en réalité, nous n’avions pas prévu de le faire. Simultanément, il y a des sujets dont on dit : « On va en parler », mais la situation n’a pas tant changé.

Alors que si vous créiez cette commission de suivi permanent, vous pourriez dans tous les textes insérer votre apport, même si le sujet débattu n’est pas un sujet relevant des lois de bioéthique, par exemple les questions environnementales. C’est plus fluide, c’est plus simple et cela ne dévalorise pas la loi pour laquelle on se dirait : « Si nous ne pouvons pas maintenant, nous le ferons en 2030 ou en 2050 », comme pour la question de monseigneur d’Ornellas.

Mme la présidente Agnès Firmin Le Bodo. Merci. Chose promise, chose due, voici la parabole annoncée.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Ce sont deux jeunes enfants de sept ans, assis côte à côte sur les bancs de l’école, qui étudient la reproduction des animaux. Le petit garçon se tourne vers la petite fille et lui dit : « mais tu m’as menti, tu n’as pas deux mamans, ce n’est pas vrai. Parce que tu te rends bien compte qu’il faut des gamètes mâles et des gamètes femelles pour avoir des enfants ». La petite fille rentre chez elle chagrin, sa maman la récupère sur le parking de l’école. Elle se rend compte que cette petite fille est chafouine et lui demande : « Que se passe-t-il ? » La petite fille lui raconte ce qu’elle a vécu.

La maman propose d’intervenir éventuellement dans sa classe, pour expliquer qu’effectivement il y a différents types de famille, mais qu’il y a aussi différents types de procréation. La maîtresse accepte. Cette maman passe une bonne partie de son après-midi à expliquer à une classe d’environ 20 jeunes enfants de sept ans, avec des mots adaptés à des enfants, qu’effectivement, majoritairement, les familles sont constituées d’un papa et d’une maman, mais que parfois, deux papas ou deux mamans, cela peut aussi élever des enfants, et que ces enfants vivent très heureux.

Cette maman s’appuie sur des livres pour appuyer son discours et explique aussi quels sont les types de procréation qu’on peut utiliser pour avoir des enfants, même quand on n’est pas un papa ou une maman. Et la journée se passe. La petite fille quitte l’école le soir même, rejoint donc sa maman, toujours sur ce même parking, et la remercie. Elle lui dit : « Maman, c’est vraiment très important ce que tu as fait aujourd’hui, parce que cela a permis finalement à mes camarades de classe, et notamment à mon voisin, de comprendre qu’effectivement il y avait d’autres façons de voir les choses, d’autres façons de faire famille. Ce petit garçon, mon camarade m’en a parlé et m’a remercié. Il m’a dit : « tu remercieras ta maman d’avoir passé quelque temps avec nous, pour nous expliquer que la vie pouvait venir d’autres manières. »

Cette petite parabole, que j’ai un peu raccourcie, voulait juste mettre en lumière que ce qui est important dans la vie, c’est l’écoute, l’acceptation et la bienveillance que nous pouvons accorder en regardant les autres.

 

L’audition s’achève à dix-sept heures vingt-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission spéciale chargée dexaminer le projet de loi relatif à la bioéthique

Réunion du jeudi 29 août à 15 heures

Présents.  M. Thibault Bazin, Mme Aurore Bergé, M. Xavier Breton, M. Pascal Brindeau, M. Francis Chouat, Mme Bérangère Couillard, Mme Coralie Dubost, M. Jean-François Eliaou, Mme Agnès Firmin Le Bodo, Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel, M. Raphaël Gérard, M. Guillaume Gouffier-Cha, M. Brahim Hammouche, Mme Marie Lebec, M. Jacques Marilossian, M. Didier Martin, M. Maxime Minot, Mme Bénédicte Pételle, M. Jean-Pierre Pont, Mme Florence Provendier, Mme Laëtitia Romeiro Dias, M. Jean-Louis Touraine, Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon, M. Pierre Vatin, Mme Michèle de Vaucouleurs, M. Philippe Vigier

Excusés. - Mme Valérie Beauvais, M. Philippe Gosselin

Assistait également à la réunion. - M. Lionel Causse