Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Table ronde, ouverte à la presse, sur la thématique : « La Chine : première puissance mondiale du XXIe siècle ? » avec Mme Alice Ekman, analyste responsable de la Chine et de lAsie à lEuropean institute for security studies (UISS), M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la fondation pour la recherche stratégique (FRS) et M. Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à lInstitut Thomas More.

 

 


Mercredi
11 décembre 2019

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 24

session ordinaire de 2019-2020

Présidence de
Mme Patricia Mirallès,
vice-présidente

 


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La séance est ouverte à neuf heures trente-cinq.

Mme la vice-présidente Patricia Mirallès. Chers collègues, nous allons démarrer par la désignation des co-rapporteurs et des membres de la mission d’information sur l’approvisionnement et la politique d’achat du ministère des Armées en petits équipements, dont la création a été décidée lors de notre dernière réunion de bureau. En accord avec la répartition entre groupes politiques décidée par celui-ci, nous avons reçu pour la fonction de co-rapporteurs les candidatures de M. Jean-Pierre Cubertafon, pour le groupe du Mouvement démocrate et apparentés (MoDem) et apparentés, et celle de M. André Chassaigne, pour le groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR). Les groupes nous ont transmis les candidatures suivantes pour les membres de cette mission d’information : Mme Séverine Gipson et M. Jean-Michel Jacques pour le groupe La République en marche (LaREM), Mme Josy Poueyto pour le groupe Modem et apparentés, M. Joachim Son-Forget pour le groupe Union des démocrates et indépendants (UDI), Agir et indépendants, ainsi que Mme Manuéla Kéclard-Mondésir pour le groupe GDR. Les autres groupes sollicités n’ont pas proposé de candidats. S’il n’y a pas d’opposition, il en est décidé ainsi.

Nous abordons une nouvelle séance de notre cycle géostratégique commencé il y a trois semaines. Après l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la Russie, nous allons nous intéresser à la question de la puissance chinoise. « Nous sommes conscients que l’influence croissante et les politiques internationales de la Chine présentent à la fois des opportunités et des défis. » Par cette phrase extraite de la déclaration de Londres du 4 décembre dernier, les dirigeants de l’OTAN reconnaissent pour la première fois la montée en puissance de la Chine comme un défi auquel il importe à l’Alliance de savoir répondre.

Il est vrai que la Chine a profondément évolué ces dernières années. Théorisant et proposant au monde une double rupture avec la démocratie libérale et l’ordre international d’après-guerre, Xi Jinping tente d’imposer au reste du monde la vision chinoise d’un nouvel ordre international dans lequel la Chine jouera un rôle hégémonique. Cette ambition mondiale a été incarnée dans l’initiative des « nouvelles routes de la soie » lancée en 2013 et répond à la fois à des enjeux politiques, stratégiques, d’influence et de projection, ainsi qu’économiques, de sécurisation des approvisionnements et d’ouverture des marchés.

Cette ambition va de pair avec l’affirmation d’une puissance militaire reconnaissable sur l’ensemble du globe. La Chine poursuit ainsi l’appropriation de son environnement proche en consolidant la militarisation de la mer de Chine méridionale, ce qui a pour conséquence la multiplication des tensions avec le Vietnam notamment, mais plus généralement avec l’ensemble des pays de la zone. La Chine met également en œuvre une diplomatie de défense qui se veut plus efficace, envoie l’armée populaire de libération se déployer sur tous les continents et toutes les mers de plus en plus longtemps. Djibouti ne restera vraisemblablement pas longtemps la seule base militaire chinoise à l’étranger.

Les autorités chinoises appellent régulièrement la France à être un pont entre la Chine et l’Europe. Elles mettent en avant la qualité de la relation bilatérale de confiance et d’amitié entre les deux pays. La question est de savoir comment la France, et plus largement l’Europe, peuvent à la fois développer avec la Chine des relations sans complaisance, notamment en ce qui concerne la Charte des Nations unies et la Déclaration des droits de l’Homme, défendre leurs intérêts et impliquer Pékin dans leurs objectifs concrets, par exemple la dénucléarisation de la péninsule coréenne, le maintien de l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien, ou encore la mise en œuvre des décisions multilatérales.

Pour débattre avec nous de cette thématique, nous accueillons trois spécialistes de la Chine, et plus globalement de cette région du monde : Mme Alice Ekman, analyste responsable de la Chine et de l’Asie à l’European Union institute for security studies (UISS), développera la stratégie de la puissance de la Chine et les défis qu’elle nous pose. M. Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), s’attachera plus spécifiquement aux questions militaires et aux conflits dans lesquels la Chine est impliquée. M. Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More, en charge de l’Asie orientale, fera un point prospectif en évoquant notamment les formes de dialogue à privilégier.

Mme Alice Ekman, analyste responsable de la Chine et de lAsie à lUISS. Je vous propose d’établir un panorama des grandes ambitions de Xi Jinping, arrivé au pouvoir depuis 2013. Nous disposons maintenant du recul nécessaire pour mieux identifier et analyser ses ambitions, près de sept ans après son arrivée au pouvoir. J’en identifie cinq, qui sont toutes liées.

Première ambition : la volonté de dépasser les États-Unis d’ici 2050 dans un grand nombre de domaines, c’est-à-dire de s’établir en tant que première puissance, en tant que pays numéro un, première puissance économique, diplomatique, institutionnelle, militaire et technologique, spatiale et normative. La liste est non exhaustive. C’est une ambition à 360 degrés qui n’est pas cantonnée aux domaines militaire, diplomatique ou institutionnel. Xi Jinping parle de grand renouveau de la nation chinoise. Ceci est basé sur la perception à Pékin que la Chine n’a pas occupé la place qui lui est due et qu’il est temps aujourd’hui qu’elle le fasse et qu’elle dépasse des pays qui l’ont anciennement humiliée. Je reviendrai ultérieurement sur la dimension idéologique de cette volonté de dépassement.

Deuxième volonté très claire de la diplomatie chinoise : restructurer la gouvernance mondiale, c’est-à-dire investir dans les institutions internationales. On dit souvent que la Chine serait révisionniste ou voudrait faire table rase des institutions existantes. Bien sûr, c’est faux. Elle investit dans les institutions existantes, par exemple dans un activisme assez virulent et observable au sein des Nations unies. Elle est très présente au sein du G20. Non seulement elle investit dans les institutions existantes et en développe avec son partenaire, la Russie – elle est très active au sein de l’organisme de coopération de Shanghai – mais elle crée aussi de nouvelles institutions. Comme la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures il y a quatre ans. Elle pourrait en créer d’autres. L’un n’empêche pas l’autre. On peut à la fois investir dans les institutions existantes et en créer de nouvelles pour accroître sa capacité d’influence, mieux défendre ses intérêts, comme d’autres pays le font. Pour la Chine, c’est un activisme très important. Cet objectif est le fruit d’une stratégie coordonnée en évaluant dans chaque institution la marge de renforcement de l’influence de la Chine.

Troisième ambition, je cite Xi Jinping : « élargir le cercle de pays amis de la Chine », y compris en proposant des initiatives aux pays alliés des États-Unis. Au sein des institutions multilatérales citées, Xi Jinping et la diplomatie chinoise essaient de rassembler derrière les positions chinoises un nombre croissant de pays, notamment concernant les positions qui sont contestées par d’autres pays. Le 29 octobre 2019, la Chine a réussi à réunir 54 pays pour défendre son action au sein des Nations Unies dans l’hémicycle de la 3e commission des affaires sociales, humanitaires et culturelles concernant le Xinjiang. Une diversité de pays s’est prononcée pour soutenir en termes élogieux la position chinoise dans cette province : la Biélorussie, le Cambodge, le Vietnam ou encore 28 pays africains, dont la Tunisie. La Chine a développé cette initiative en riposte à un groupement de pays notamment menés par le Royaume-Uni et les États-Unis et d’autres pays démocratiques, 23 pays au total, qui condamnaient la politique chinoise dans la province. Il y a une approche « œil pour œil, dent pour dent » qui n’est pas uniquement cantonnée à la rivalité sino-américaine. La Chine essaie de plus en plus de réunir un large cercle de pays, par exemple sur sa position en mer de Chine du Sud. Elle avait réussi à établir une liste assez longue de pays il y a quelques années, lorsque les Philippines avaient fait appel à la Cour de La Haye. Elle pourrait aussi le faire à terme pour Hong Kong ou pour d’autres sujets qu’elle considère primordiaux et sensibles en même temps.

Pour la Chine, l’objectif est de dépasser le système des alliances. Elle est officiellement opposée à ce concept. Les diplomates et les chercheurs chinois disent ouvertement que c’est un système dépassé qui mène à beaucoup d’obligations, qui est coûteux, et qu’il est temps pour la Chine de développer un nouveau type de partenariat de sécurité en Asie-Pacifique et au-delà. Ce partenariat de sécurité est ouvert à tous, y compris à des alliés des États-Unis. Cela peut créer des tensions au sein de l’Alliance. C’est une proposition très flexible et assez ambiguë parce que la Chine ne crée pas d’équivalent de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ou une Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) d’Asie-Pacifique, mais des rassemblements formels ou informels. Elle propose des initiatives et en fonction des positions des pays, considère tel ou tel pays comme un ami ou pas. À terme, il faudrait que ce cercle de pays amis soit plus important que le groupe des alliés. En tout cas, elle espère qu’une diplomatie comptable payera à terme en réunissant un maximum de pays ; il n’y a pas de petit ou de grand pays dans cette diplomatie. À l’Organisation des Nations Unies (ONU) ou dans d’autres enceintes, le nombre pèse, et elle joue sur cette asymétrie.

Au cœur de ce cercle de pays amis, très clairement, se trouve la Russie. Je n’ai aucun problème pour dire devant vous que le rapprochement Chine-Russie est plus fort, plus solide que nous l’avions estimé en 2014 quand la Russie se tournait vers l’Est dans un contexte de sanction. Clairement, aujourd’hui, ce n’est pas qu’un mariage d’intérêts. Bien sûr, il y en a, mais il y a aussi des exercices militaires conjoints que les deux pays ont conduit en mer Méditerranée en mai 2015, en mer de Chine du Sud en septembre 2016, en mer Baltique en juillet 2017, en Sibérie en septembre 2018, ou encore en Asie centrale plus récemment, en septembre 2019. Si je fais cette liste-là, c’est pour mettre en perspective la tendance générale qui est observable à différents niveaux. Au niveau militaire, la Russie aide la Chine à développer un système d’alerte antimissile, comme l’a confirmé le président russe en octobre 2019.

En parallèle, les dirigeants chinois et russes développent des partenariats économiques au-delà du secteur traditionnel de l’énergie. Cela inclut les secteurs technologiques, avec Huawei qui est décrié aujourd’hui par les États-Unis. Huawei arrive à se développer sur le territoire russe, notamment pour développer le réseau 5G. Nous pourrions lister d’autres éléments qui mettent en évidence ce rapprochement Chine-Russie, par exemple les éléments institutionnels, leur présence au sein de la coopération de Shanghai, et de manière générale, leur vision des crises internationales. Finalement, leurs positions ne sont pas similaires, mais compatibles, sur l’Iran, le Venezuela, la Corée du Nord, le Soudan, la Syrie. J’ai du mal à identifier un point de tension dans le monde sur lequel les deux pays sont opposés. Même si nous essayons de souligner une compétition potentielle en Asie centrale, en Arctique, nous voyons davantage de coopération que de compétition. Cela pourrait évoluer, mais il faut considérer que le monde est restructuré en fonction d’une rivalité Chine-États-Unis très forte, mais aussi d’un rapprochement Chine-Russie qui l’est tout autant dans ce contexte.

Quatrième ambition : la volonté de promouvoir un modèle économique et politique à l’étranger. Même si la Chine n’utilise pas le terme de « modèle chinois » – sa diplomatie publique préfère employer les termes de « solution » ou « d’exemple » ou « d’expérience chinoise pour le monde » – le positionnement est le même. Les discours évoluent sur ce sujet et elle déclare à un nombre croissant de pays qu’ils sont les bienvenus pour apprendre du système de réforme chinois, du système de planification chinois, de la façon dont la Chine s’est développée très rapidement au cours des dernières décennies. Ce n’est pas uniquement un renforcement du discours sur cette expérience chinoise qui valorise les capacités de développement économique de la Chine. Ce discours est aussi accompagné par des actions, telles que des programmes de formations à destination des hauts fonctionnaires et diplomates de pays en développement, notamment de pays africains. Pour citer un titre, la Chine a proposé en octobre un programme de formation intitulé « L’expérience de la Chine, le système social et les politiques publiques de la Chine ». Quelles que soient les retombées de ce type de programme, nous pourrions citer d’autres initiatives qui montrent que la Chine souhaite réellement se positionner comme une référence pour le monde en développement et émergent. Elle le fait de manière assez active, à la fois par une communication et par des actions de type programmes de formation, mais aussi en développant des infrastructures. Bien sûr, le développement du projet des nouvelles routes de la soie a des motivations économiques, mais de facto, en développant des zones économiques spéciales d’une structure particulière d’influence chinoise, en développant des « smart cities », des villes intelligentes en anglais, sur le modèle des villes qui sont développées en Chine, la Chine oriente consciemment ou inconsciemment, certains gouvernements étrangers vers une structuration de leur territoire qui est d’influence chinoise. La Chine exporte ce qu’elle sait le mieux faire. Elle le fait à partir des cas qu’elle a développés sur son propre territoire.

Cinquième volonté : celle de s’établir comme une puissance de référence en devenant une puissance normative et en se positionnant, non seulement comme un marqueur de puissance en investissant dans des classements, dans des agences de notation, dans les normes, dans les standards, mais également en redéfinissant les termes du débat international. La Chine parle de droits de l’Homme, d’État de droit, de multilatéralisme, de libre-échange, de mondialisation. Souvenez-vous du discours de Xi Jinping à Davos il y a quelques années ! De plus en plus, elle utilise le même discours que la diplomatie française ou d’autres diplomaties européennes ou la diplomatie américaine, mais la signification n’est pas du tout la même. La Chine considère qu’elle est tout à fait en droit de redéfinir les termes utilisés par les puissances jusqu’à présent installées. C’est aussi une volonté de devenir une puissance normative dans le domaine lexical qui a des conséquences, notamment en termes de signature de déclarations conjointes, de communiqué conjoint, etc., sur les termes du débat qui ne sont plus du tout clairs et parfois sources de malentendus.

La Chine a-t-elle les moyens de ses ambitions ? Oui et non. Oui, si nous regardons ses ressources, l’augmentation du budget de la défense, la double augmentation du budget de la diplomatie chinoise entre 2011 et 2018 – la Chine vient de devenir le premier réseau diplomatique au monde d’après le nombre de représentations à l’étranger –, au regard aussi du dynamisme de cette diplomatie qui est professionnelle et qui peut donc s’appuyer non seulement sur des ressources financières importantes, mais aussi sur des ressources humaines importantes et bien formées. C’est une diplomatie insistante. Elle propose et repropose jusqu’à ce que les intérêts puissent être portés dans différentes enceintes. C’est une méthode non négligeable parce que souvent, elle porte ses fruits. Elle a également les moyens de son ambition à l’égard de ses capacités technologiques. Nous parlons beaucoup des réseaux 5G. Nous pourrions mentionner la position de la Chine dans le secteur des drones, de l’intelligence artificielle (IA), des « smart cities » et d’autres secteurs et des technologies duales qui peuvent aussi avoir un usage militaire. La Chine a également les moyens de ses ambitions au vu de sa capacité de centralisation et de coordination de la politique étrangère. Une fois qu’une décision a été prise par Pékin, elle est mise en place par une diversité d’institutions, de canaux diplomatiques ou autres (médias, chercheurs, associations de l’étranger) ; une communication très coordonnée qui fait qu’à un moment ou un autre, le message est repris et même intégré dans les institutions internationales. Le fait que la Chine ait réussi à populariser le terme de « nouvelles routes de la soie » si rapidement est un succès en termes de communication.

Cette forte centralisation présente aussi des limites. C’est une force et une faiblesse. Cette diplomatie est finalement assez mécanique et de plus en plus prévisible. Elle fonctionne par motifs récurrents. Lorsque le gouvernement central a décidé d’une chose, nous allons retrouver la même approche d’un pays à l’autre. Face à la diplomatie d’un pays, elle va essayer de faire signer un Memorandum of Understanding (MoU) sur les nouvelles routes de la soie. Elle va faire de même avec le pays voisin le lendemain. Quand elle a décidé en 2000 de développer la diplomatie sous-régionale, de créer des forums régionaux, elle en a créé régulièrement sur tous les continents de la planète. Il y a eu le forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) en Afrique en 2000, le forum des pays d’Europe centrale et orientale en 2012, et la liste est longue dans cette période-là. Cette diplomatie par motifs récurrents est contrainte. Elle résulte d’une forte centralisation, mais aussi d’un durcissement politique en Chine, puisque les diplomates disposent aujourd’hui d’une marge de manœuvre réduite et sont de plus en plus cantonnés à répéter les mêmes éléments de langage, freinant parfois la mise en application des priorités annoncées par Xi Jinping, y compris la mise en place des nouvelles routes de la soie.

Néanmoins, je nuancerai ces limites. La Chine parvient à rassembler un grand nombre de pays. Au sommet des nouvelles routes de la soie, premier forum en 2017, elle avait réussi à réunir 29 chefs d’État. En 2019, 37 chefs d’État. Ce n’est pas négligeable. Tout comme le nombre de pays qu’elle arrive à fédérer derrière sa position au Xinjiang. J’ai du mal à recevoir l’argument selon lequel la Chine est isolée, parce que cela ne fait pas écho aux réalités du terrain et aux faits constatés dans les organisations internationales.

Je voudrais poursuivre en citant cinq conséquences, dans ce contexte. En premier lieu, il faut considérer et anticiper l’éventualité d’un découplage économique et technologique mondial. La rivalité Chine - États-Unis est de long terme, d’ici 2050, parce que la volonté de la Chine de s’établir comme puissance est antérieure aux tensions commerciales. C’est une volonté de dépasser les États-Unis. Accords ou pas, signature ou apaisement des tensions ou pas, cette rivalité n’est pas de court ou moyen terme, car les points de tension sont multiples. À terme, nous pourrions même envisager une bipolarisation de la mondialisation si la Chine et les États-Unis réduisaient progressivement leur dépendance économique, ce qu’ils essaient déjà de faire, mais également leur dépendance technologique, ce que la Chine est obligée de faire depuis la liste publiée par l’administration Trump sur certaines entreprises chinoises du secteur. Les États-Unis auraient leurs partenaires économiques, la Chine aurait les siens, tels deux ensembles qui se croiseraient de moins en moins. Ils ne deviendraient pas des blocs totalement déconnectés, car le temps de la guerre froide est révolu. Nous sommes encore au temps de la mondialisation, où les chaînes d’approvisionnement ont besoin d’une certaine interdépendance, mais cette bipolarisation de la mondialisation est une éventualité.

Deuxième conséquence : plus généralement, il est probable que nous entrions dans une atmosphère de guerre froide, même si chaque période est unique et que toute comparaison directe doit être évitée. La dimension idéologique est notable dans la rivalité Chine - États-Unis. Côté chinois, il s’agit d’une approche de riposte systématique : « vous faites ci, nous faisons cela », « vous dites ci, nous disons cela », « vous critiquez ceci, nous critiquons cela ». Vous, « forces occidentales hostiles », pour reprendre le terme chinois, « pendant trop longtemps, vous avez donné des leçons à la Chine. Non seulement ces leçons sont illégitimes, mais maintenant, c’est à nous de vous en donner, aux Nations unies et ailleurs ». Je ne cite pas, je paraphrase ce que j’ai ressenti et entendu depuis que j’étudie ce pays, c’est-à-dire dix ans. La dimension idéologique est visible dans les propos mêmes de Xi Jinping. Il dit en janvier 2013, face aux membres du Comité central : « Nous devons construire un socialisme qui est supérieur au capitalisme et poser les bases d’un avenir où nous gagnerons ces initiatives et occuperons la position dominante. » Xi Jinping se positionne comme un grand penseur du marxisme. Il considère qu’à terme, le capitalisme doit être dépassé selon un modèle différent. La Chine a la responsabilité de promouvoir le socialisme dans le monde. Bien sûr, c’est une nouvelle forme de socialisme ajusté, mais les officiels chinois disent qu’il n’en a jamais existé qu’une seule forme. Aujourd’hui, c’est un socialisme technologique 2.0 que la Chine souhaite promouvoir dans le monde.

Troisième conséquence : dans le contexte présenté actuellement, il ne faut pas considérer qu’un rapprochement avec la Russie serait en mesure de renverser la tendance de rapprochement entre la Russie et la Chine qui est observable depuis 2014 et qui est désormais solide.

Quatrième conséquence : il me semble légitime de continuer la dynamique d’engagement européen à plusieurs niveaux parce que le cadre européen est indispensable, mais aussi très utile pour identifier ces motifs récurrents, pour partager les expériences à un moment où la Chine s’est engagée à développer des partenariats à plusieurs niveaux avec l’Europe, l’Union européenne, les États membres et certains groupes de pays européens. Cette dynamique bénéficierait à l’Europe si cette dernière développait davantage ce qui a déjà été amorcé, c’est-à-dire des échanges entre plusieurs États membres ou en coopération avec Bruxelles.

Cinquième conséquence : il y a un besoin aujourd’hui de clarification des mots communément utilisés avec la Chine lors des rencontres bilatérales et multilatérales. C’est plus qu’une remarque de chercheuse, c’est plus que du jargon diplomatique, cela a des conséquences en termes de promotion des intérêts, de documents signés et de rapport de force dans différentes enceintes multilatérales.

M. Antoine Bondaz. Cette audition arrive à un moment opportun où les perceptions sur la Chine, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, sont en train d’évoluer rapidement. Après avoir passé une partie du mois de septembre à Washington et être revenu dans la nuit de Séoul, je suis convaincu qu’il convient d’éviter à tout prix deux excès. Le premier serait l’hystérie quant à une menace chinoise surestimée. Le second serait la banalisation de cette même émergence militaire de la Chine. À ce titre, les objectifs, avec la publication du dernier livre blanc chinois intitulé La défense nationale de la Chine à lère nouvelle, en juillet dernier, étaient justement de mettre en scène une forme de transparence, tant dans le document en lui-même que dans le format de sa présentation. Il s’agissait de rassurer la communauté internationale et de contrer les perceptions d’une menace chinoise. Il convient donc de promouvoir une prise de conscience pragmatique et une adaptation réaliste aux enjeux liés à la poursuite de cette émergence ou réémergence chinoise. Cette courte présentation vise à dresser un panorama non exhaustif de ces enjeux.

En janvier 2015, le comité central du Politburo du parti communiste chinois, adaptait le concept de sécurité nationale aux caractéristiques chinoises. Il devait permettre au parti de faire face à ce qui était déjà alors présenté comme des risques sécuritaires sans précédent, menaçant notamment le maintien au pouvoir du parti communiste. Le régime chinois a en effet une conception très extensive de la notion de sécurité nationale. Celle-ci se définit comme l’absence relative de menaces internationales ou nationales contre la capacité de gouverner, la souveraineté, l’unité et l’intégrité territoriale de l’État. Le concept regroupe aujourd’hui onze dimensions. On évoque la sécurité politique, celle du territoire, la sécurité militaire, économique, culturelle, sociétale, scientifique et technologique, la sécurité de l’information, écologique, celle des ressources et la sécurité nucléaire.

Dans un contexte de ralentissement de l’économie chinoise et de tensions accrues avec les États-Unis, préserver l’unité du parti est aujourd’hui la priorité à Pékin. Début septembre, le secrétaire général, Xi Jinping, a prononcé un discours devant l’ensemble des cadres du parti, les appelants à se préparer à faire, je cite : « preuve d’un esprit combatif, car les luttes auxquelles nous sommes confrontés ne seront pas à court terme, mais à long terme ». Il évoquait notamment l’économie, la défense, Taïwan ou encore Hong Kong. Il marque en cela la fin de la période d’opportunités stratégiques telle qu’elle était théorisée par les stratèges chinois au début des années 2000.

Si des menaces externes sont bel et bien perçues par le leadership chinois, il est indispensable de rappeler que la priorité du parti est de faire face à des menaces internes. Comme me l’expliquait le directeur du centre sur la Chine et des affaires globales de l’université de Pékin il y a déjà quelques années, le paradoxe de la Chine aujourd’hui est que son sort risque d’être le même que celui de Sparte. La Chine risque d’échouer à cause de ses problèmes internes. Dans ce cadre, la priorité demeure celle du, je cite : « maintien de la stabilité » et notamment la lutte contre la subversion, le sabotage des forces hostiles et les trois maux que sont le séparatisme, le terrorisme et l’extrémisme religieux, des menaces clairement explicitées dans le treizième plan quinquennal adopté en 2016.

Aujourd’hui, les forces de sécurité chinoise de l’armée populaire de libération (APL), la police armée du peuple, les ministères de la Sécurité publique et celui de la Sécurité de l’État sont tous mobilisés pour faire face à ces menaces. Il faut bien préciser que les dépenses chinoises en matière de sécurité intérieure continuent de dépasser celles en matière de défense. Cependant, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, le parti communiste n’a eu de cesse de renforcer sa mainmise sur les forces armées. Le défilé militaire du 1er octobre 2019, il y a quelques semaines, célébrant le soixante-dixième anniversaire de la République populaire de Chine, a été l’occasion d’exhiber cette puissance militaire et spécialement des capacités balistiques, qu’elles soient conventionnelles et nucléaires, sans précédent. L’objectif du défilé est aussi de rappeler que l’armée populaire de libération est bel et bien l’armée du parti communiste chinois, et non celle du pays, la République populaire de Chine. En cela, si vous reprenez les images du défilé, le premier drapeau tenu par les forces armées n’est pas celui de la République populaire de Chine, mais du parti communiste chinois. Leur mission principale a toujours été claire : préserver le système politique chinois, c’est-à-dire la légitimité et l’autorité du parti communiste. Elles ont un rôle central à jouer dans le grand projet cher à Xi Jinping de renaissance de la nation chinoise, qui se définit notamment par un pays prospère et une armée puissante, un concept chinois classique repris par de nombreux pays de la région, que ce soit le Japon à l’ère Meiji ou la Corée du Nord plus récemment.

À cet effet, l’APL doit atteindre trois objectifs clairement définis, celui de devenir une armée mécanisée d’ici 2020, une armée modernisée d’ici 2035, et une armée de classe mondiale d’ici 2049, c’est-à-dire la première armée du monde. C’est donc à juste titre que les capacités militaires de la Chine inquiètent dans la région et au-delà. L’APL est aujourd’hui la première armée du monde en termes d’effectifs avec plus de 2 millions de soldats. Pékin dépense pour sa défense plus que l’ensemble des pays de la zone indopacifique réunis, à l’exclusion de la Russie et des États-Unis. Les dépenses ont été multipliées par huit en vingt ans. L’International Peace Research Institute (SIPRI) qui au budget officiel ajoute le budget pour la recherche et le développement, l’acquisition d’armement, révèle que les dépenses sont passées en 1998 de 31 milliards de dollars à 240 milliards de dollars aujourd’hui. Une marge de manœuvre existe pour une augmentation future puisque cela ne représente que 2 % environ du PIB chinois. Pour vous donner un ordre de comparaison, dans le même temps, les dépenses du Japon plafonnaient à 45 milliards de dollars.

Cette injection massive de moyens financiers se traduit par une hausse quantitative considérable des équipements. Entre 2014 et 2018, la marine chinoise a ajouté à sa flotte l’équivalent en tonnage de la flotte française et de la flotte italienne réunies. Même investissement lourd dans le champ des armes nucléaires, faisant de la Chine le seul pays membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU à accroître, bien que lentement, son arsenal nucléaire, en plus d’une modernisation rapide de ses vecteurs, notamment de ses missiles à portée intercontinentale, afin à terme de développer une véritable triade stratégique comme la Russie et les États-Unis. Toutefois, il convient de ne pas surestimer les capacités chinoises. Le budget de la défense chinois reste loin derrière celui des États-Unis, qui ont, au cours de ces différentes décennies, acquis et accumulé un nombre impressionnant d’équipements. Les États-Unis ont dix fois plus d’avions de transport lourd que la Chine aujourd’hui. Ils ont onze super porte-avions qui pourraient emporter jusqu’à 80 avions, contre deux pour la Chine. Ils ont quatre fois plus de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) que la Chine et neuf fois plus de sous-marins nucléaires d’attaque.

Notons également – c’est très important – que l’augmentation quantitative des capacités chinoises n’entraîne pas forcément un saut qualitatif. De fait, malgré ce gigantesque effort, la Chine présente encore un retard technologique par rapport à de nombreux pays occidentaux. Dans ce contexte justement, le développement des capacités permettant entre autres l’accroissement des capacités de C4ISR [Computerized Command, Control, Communications, Intelligence, Surveillance, Reconnaissance] dans tous les domaines est une priorité clairement définie, tout comme maîtriser les technologies de pointe. Le dernier Livre blanc précise bien qu’il convient, je cite : « d’accélérer le développement de systèmes militaires intelligents », et d’utiliser ce qui est mentionné pour la première fois dans le Livre blanc : « l’intelligence artificielle, le calcul quantique, le big data, le cloud, ainsi que l’internet des objets », car le pays serait, je cite : « confronté à des risques de surprises technologiques et d’écarts technologiques générationnels croissants ». Il faut bien prendre conscience des efforts chinois considérables afin d’accroître la capacité d’innovation, notamment en matière militaire, à travers ce qu’on appelle l’intégration civilo-militaire, que vous pouvez parfois lire en anglais sous le terme de « fusion militaro-civile ». C’est un processus qui vise à combiner les bases industrielles et technologiques de défense et civiles afin que les technologies, les procédés de fabrication et les équipements, mais aussi les personnels et les installations, puissent être utilisés en commun. L’intégration civilo-militaire a été promue au rang de stratégie nationale en mars 2015. Depuis, de nombreuses mesures concrètes ont été adoptées : création d’une commission au niveau du Comité central, c’est-à-dire au plus haut niveau du leadership du parti dirigé par Xi Jinping, sur le développement de l’intégration civilo-militaire. Chose plus inquiétante, l’été 2018, une nouvelle loi vise à améliorer le partage des ressources (données, personnel, infrastructures) entre les laboratoires nationaux clés civils et les laboratoires clés des sciences et technologies de la défense nationale.

Cette intégration civilo-militaire a d’autant plus de potentiel que contrairement aux technologies militaires plus classiques, que ce soit de la propulsion aérienne ou des turbines, les conglomérats de défense d’État ont historiquement été en position de monopole dans ces technologies. Aujourd’hui, ce sont des entreprises privées, tant des start-up que des géants dont avez tous entendu parler (Tencent ou Alibaba) qui sont les plus innovants et parfois les mieux financés dans ces technologies émergentes. Cela pose d’ailleurs la question des coopérations scientifiques et technologiques avec la Chine, qui pour certaines pourraient permettre aux pays de contourner les embargos limitant les ventes d’armes et les transferts de technologie à ce pays. À cela s’ajoute un effort de modernisation institutionnel, indispensable pour exploiter au mieux les nouvelles capacités acquises par l’armée populaire de libération.

Enclenchée fin 2015, la restructuration de l’armée populaire de libération a entraîné l’acquisition de deux nouvelles entités, une armée de terre et une armée de lanceurs. Jusqu’à fin 2015, la Chine n’avait pas d’état-major de l’armée de terre. C’était une armée de terre avec une composante aérienne et une composante navale, mais aussi deux nouvelles forces que sont la force de soutien stratégique en charge des capacités cyber et spatiales et la force de soutien logistique interarmées. Les objectifs de la réorganisation institutionnelle sont multiples, notamment accroître la force des rôles chargés de l’arsenal balistique conventionnel et nucléaire, rééquilibrer le poids historique prépondérant des forces terrestres, renforcer la coopération internationale militaire du pays, ou encore améliorer l’interopérabilité des forces chinoises.

Quels sont les objectifs autrement affichés de la Chine, alors même que le pays n’a pas mené de guerre depuis 1979 ? Officiellement, il s’agit de dissuader et de résister à une agression, de s’opposer à l’indépendance de Taïwan ou encore de sévir contre les mouvements séparatistes. Un des objectifs moins avoués de l’armée populaire de libération est de contester la suprématie militaire américaine dans la région, notamment autour de Taïwan et dans les mers de Chine. En cas de conflit militaire dans la région, Pékin veut dissuader Washington d’intervenir ou tout au moins augmenter le coût d’une intervention militaire américaine. C’est un changement majeur pour les États-Unis qui ont joui pendant des décennies d’une domination militaire sans partage dans la zone, démontrée par exemple à la fin des années 1990 lors d’une crise dans le détroit de Taïwan, lorsque les États-Unis ont déployé l’USS Nimitz, un porte-avions. Ceci fut vécu à Pékin comme une humiliation. Cependant, la Chine a encore des lacunes qu’elle cherche à combler en termes d’investissement socialement responsable (ISR) ou de frappe de précision.

Cet accroissement des capacités militaires de la Chine entraîne une modification de taille des équilibres régionaux, comme le montre la militarisation systématique de la mer de Chine méridionale par la construction de nombreux îlots artificiels, notamment les îles Paracels ou les îles Spratley, dans une zone où se superposent pourtant les revendications territoriales de nombreux États : Vietnam, Philippines, Indonésie ou Malaisie. Décidée à intimider ses voisins, la Chine n’hésite pas à se servir en complément de sa marine et de ses garde-côtes de la milice militaire. Cette dernière est contrôlée par la commission militaire centrale et pourrait se définir comme une organisation paramilitaire irrégulière, conçue pour être clandestine et déstabilisante.

Tout comme la Russie, la Chine pratique donc des opérations de guerre hybride afin de déstabiliser ses voisins. Pékin a par ailleurs développé le concept des trois guerres, la guerre légale, la guerre psychologique et la guerre de l’opinion publique, selon lesquelles un conflit potentiel doit être préparé bien en amont en temps de paix, afin de maximiser les chances de victoire. Cette stratégie militaire n’est en soi pas propre à la Chine, mais semble beaucoup plus conceptualisée et avancée que dans d’autres pays. En ce sens, l’essor des capacités chinoises en matière de renseignements à l’étranger (renseignement humain, électromagnétique et cyber) doit être considéré avec le plus grand des sérieux. Or, nos services de contre-espionnage sont aujourd’hui avant tout concentrés sur la question de la menace terroriste.

Pour la Chine – ceci est perçu de façon parfois un peu paradoxale – l’enjeu est de maintenir la stabilité dans sa périphérie, de conserver de relativement bonnes relations avec ses voisins, et surtout d’éviter une confrontation militaire directe avec les États-Unis, et ainsi de déjouer ce que Yan Xuetong, un proche de Xi Jinping et doyen de l’Institut des relations internationales de l’Université de Tsinghua, appelle le dilemme de l’émergence. Pour stabiliser son voisinage, la Chine met en œuvre diverses politiques dont l’initiative des routes de la soie ou le « One Belt, One Rule » (OBOR). L’objectif était aussi, à travers une stratégie de propagande externe ou de communication internationale, d’atténuer les perceptions internationales d’une menace chinoise. En cela, les tentatives chinoises d’influencer les opinions publiques à l’étranger, potentiellement à travers des manipulations de l’information en cherchant à faire entendre la voix de la Chine, je cite : « doivent être étudiées avec la plus grande attention ». Bien que le sujet des interventions armées à l’étranger reste tabou dans le discours officiel, force est de constater que les ambitions chinoises ne s’arrêtent pas à l’Asie. Malgré un rapprochement certain avec des pays comme le Pakistan et la Russie, Pékin refuse encore aujourd’hui d’évoquer toute alliance militaire autre que celle qu’elle a signée en 1961 avec la Corée du Nord.

L’APL intervient hors de ses frontières dès à présent. La protection des intérêts chinois à l’étranger est une priorité, en lien avec la multiplication de ces mêmes intérêts liés à l’augmentation de ses ressortissants (touristes, hommes d’affaires, étudiants), de ses investissements et de ses sources d’approvisionnement en matières premières. Depuis les années 1990, la Chine participe à des opérations de maintien de la paix sous le cadre des Nations Unies. Depuis 2008, elle conduit des opérations de lutte contre la piraterie dans le Golfe d’Aden. Elle a organisé des opérations d’évacuation de ses ressortissants dès 2011 en Libye. En 2014, elle envoyait pour la première fois des troupes combattantes au Mali dans le cadre des opérations de maintien de la paix. En 2017, le pays a inauguré officiellement une base de soutien logistique, une base militaire à Djibouti. D’autres bases de taille plus réduite existeraient, notamment au Tadjikistan.

Sur le plan de l’industrie de l’armement, la Chine est également passée du statut de deuxième plus grand importateur d’armes à celui de cinquième exportateur mondial d’armement. Ces ventes s’effectuent en direction de pays principalement en développement, pour les deux tiers, le Pakistan, le Bangladesh et la Birmanie, où elle constitue désormais une concurrence importante.

Il est indispensable de renforcer notre expertise nationale sur la Chine à un moment où dans le monde entier, la recherche accélère. Le risque est non seulement de ne pas disposer de la masse critique indispensable en France afin de fournir une expertise nécessaire aux administrations, mais aussi aux entreprises, ce qui est déjà une réalité, mais aussi de prendre du retard dans la compétition et le rayonnement mondial des idées, un domaine dans lequel la France a brillé. Les Européens avancent et les initiatives se multiplient, à Berlin, avec la création du numérique, un centre de recherche dédié à la Chine est fondé en 2013, ou à Stockholm, avec le lancement dans les semaines qui viennent de plusieurs think tanks dédiés à la Chine. J’ai moi-même eu la chance de recevoir un soutien indispensable pendant mon cursus universitaire, notamment de la direction générale de l’armement (DGA), de l’Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN) ou encore de la Fondation de France, qui ont permis de financer mes études, ayant rendu possible mon doctorat et mes nombreux terrains de recherche. Les pouvoirs publics ont donc un rôle concret et direct à jouer, non seulement dans la création et la formation de cette masse critique de chercheurs, mais aussi dans l’approfondissement de cette expertise.

Il me semble donc indispensable de financer la recherche académique, dont des thèses, et l’expertise des think tanks afin de mieux comprendre la Chine de façon indépendante, bien que parfois critique ; de renforcer les programmes de recherche gouvernementaux sur la Chine, à l’instar de ce que fait déjà la direction générale pour les relations internationales et la stratégie (DGRIS) avec l’observatoire sur la Chine ; de garantir des contacts fréquents avec la Chine, des contacts qui soient lucides et réalistes, en évitant par exemple que les plus grandes conférences organisées à Paris sur la Chine ne soient financées par ce pays ; d’approfondir les liens avec nos partenaires dans la région, qui connaissent parfaitement la Chine et disposent d’une expérience utile, que ce soit l’Australie, Taïwan, le Japon ou même les États-Unis ; d’accroître le rôle de l’Assemblée nationale sur les questions chinoises. Le Congrès américain dispose depuis 2000 d’une commission dédiée aux questions économiques et sécuritaires visant la Chine. En 2019, cette commission a réalisé huit auditions publiques, avec 77 experts interrogés et publie annuellement un rapport de plusieurs centaines de pages qui permet de mettre en avant la relation sino-américaine, mais aussi les intérêts américains et des recommandations extrêmement concrètes pour l’administration américaine.

M. Emmanuel Dubois de Prisque. Afin de me livrer à l’exercice de prospective qui m’est demandé, je me suis permis de transformer un peu la question qui m’a été posée. Je me suis demandé s’il était possible de décrire la nature de cette puissance, de pointer ce qui la distingue de la puissance selon la conception que s’en font les pays occidentaux. Après deux remarques, je me pencherai sur la façon dont la question de la puissance chinoise est ici formulée, l’idée que la Chine devienne la première puissance mondiale au XXIe siècle, ou le soit déjà. Il me semble que cela révélera une divergence intéressante avec la conception que se fait la Chine elle-même de la puissance. Ensuite, je tenterai de tirer quelques conséquences de cette divergence sur la forme que prendrait une gouvernance chinoise dans un certain nombre de domaines si la Chine, comme il est probable, vient à jouer un rôle déterminant sur la scène internationale dans les décennies qui viennent.

La question consistant à s’interroger sur la possibilité que la Chine devienne la première puissance au cours du siècle actuel est bien sûr très légitime quand on constate la vitesse avec laquelle ce pays continue de progresser dans les classements mondiaux, notamment dans le domaine économique. Elle est depuis quelques années la deuxième économie mondiale derrière les États-Unis, le premier pays exportateur au monde. Fin 2018, la Chine représentait 16 % de la production mondiale alors qu’elle n’en représentait que 1,6 % en 1990. Remarquons que 16 %, c’est encore beaucoup moins que ce que représentait le PIB de la Chine dans la production mondiale avant la révolution industrielle. Selon certaines évaluations nécessairement très approximatives puisque personne à l’époque n’avait l’idée de comparer les PIB, la Chine représentait au début du XIXe siècle 30 % de la production mondiale. Autres chiffres : en 2008, sur les 500 premières entreprises mondiales, 171 étaient européennes, 28 chinoises. Dix ans plus tard, 122 sont européennes et 110 chinoises. La montée en puissance est impressionnante. Je pourrais donner bien d’autres exemples qui montreraient mieux encore la montée en puissance de la Chine : l’accroissement de ses dépenses militaires – la présence croissante de l’armée chinoise à l’étranger est fondée sur des capacités de projection toujours plus grandes – l’ampleur du projet des nouvelles routes de la soie, le rôle de la Chine en Afrique et dans d’autres régions en développement, la montée en gamme de son économie, la montée en puissance de son réseau diplomatique, sa capacité à imposer son agenda dans les instances internationales, la présence croissante de ses entreprises à l’étranger, leur capacité à imposer des normes, l’influence exercée dans nombre de pays, notamment anglo-saxons, des communautés chinoises à l’étranger, souvent liées à Pékin, etc.

Pour que la Chine prenne la première place parmi les puissances et pour que cette première place soit reconnue par tous, il faut, au-delà de la réalité de la puissance chinoise, au moins deux conditions théoriques préalables : que l’ensemble des pays du monde partagent l’idée qu’ils sont comparables entre eux, et que cette comparabilité se fasse sur la base de critères communs. L’idée selon laquelle il y aurait un classement possible des pays en fonction de leur puissance est une idée dont la Chine s’est emparée relativement récemment en adoptant les critères occidentaux, essentiellement le PIB, mais aussi en tentant de développer des index composés de critères qui lui sont propres. C’est ainsi qu’il existe en Chine, depuis quelques années, un index de puissance global national qui intègre au-delà de la taille de l’économie d’autres critères : la puissance militaire, la puissance culturelle, etc. Cependant, cet index, dont la définition des critères est floue, reste assez peu usité. Ce qui pose peut-être le plus problème pour la Chine est l’idée même selon laquelle les pays seraient comparables entre eux et ce que cette comparabilité implique.

Alors que la Chine paraît obsédée par son rang dans le monde, l’idée selon laquelle les pays seraient comparables entre eux lui pose un problème. Si les autorités chinoises elles-mêmes parlent de l’émergence de la Chine comme d’une tendance historique presque naturelle et spontanée après la parenthèse de la domination occidentale, les autorités chinoises n’aiment guère utiliser dans leur discours le registre de la rivalité ou de la concurrence. Un officiel chinois refuserait de reprendre à son compte l’idée selon laquelle la Chine devrait, dans le cadre d’une rivalité avec les puissances occidentales, et singulièrement bien sûr avec les États-Unis, supplanter ses concurrents pour devenir la première puissance mondiale. La Chine, selon ses dirigeants, ne vise pas la première place mondiale, mais la restauration de la nation chinoise. C’est une distinction très importante à comprendre.

Pourquoi la Chine refuse-t-elle de se considérer ouvertement comme une nation en rivalité avec les autres ? La première raison est évidente. Il s’agit de rassurer les autres pays qui ne peuvent voir – chacun le comprend – émerger aussi rapidement un pays d’une taille aussi importante que celle de la Chine sans inquiétude. Même si la Chine est de fait prise dans une rivalité protéiforme pour la prééminence mondiale, elle ne l’admettra pas pour de simples raisons tactiques, car ce serait contre-productif. Il y a une autre raison, sans doute plus profonde et plus structurelle. La Chine ne se conçoit pas ou qu’avec réticence sur le modèle des États-nations européens nés progressivement au XVIe et au XVIIe siècle. Nous ne sommes jamais vraiment sortis du système westphalien dans lequel les États se reconnaissent les uns et les autres comme égaux, mais aussi éventuellement comme rivaux, dans lequel ils peuvent entrer en relation les uns avec les autres sur un pied d’égalité en signant des traités et entrer en guerre dans un cadre légal. Bref, les États européens, en mettant en place progressivement un système où ils se reconnaissent les uns et les autres comme égaux, se sécularisent et se territorialisent. Ils sont progressivement contraints à une forme de kénose politique, et n’ont plus l’ambition, tels l’Empire romain ou le Saint Empire, de représenter l’ensemble du monde. Ils représentent chacun une part circonscrite délimitée géographiquement de ce monde.

L’histoire politico-diplomatique chinoise est très différente. L’Empire chinois est fondé sur un principe indistinctement politique et religieux. Si la Chine impériale est en essence un État contrôlant un territoire grâce à une administration et une armée, c’est aussi autre chose : le monde dans son ensemble. Tout ce qui est sous le ciel est le produit de l’activité rituelle de l’empereur, lui-même désigné comme le Fils du Ciel. L’empereur est donc une figure religieuse avant d’être une figure politique. En la personne de l’empereur, la source spirituelle du monde est située au cœur de l’Empire. Le monde dans son ensemble, qu’il soit culturellement chinois ou non, s’organise nécessairement autour de lui. C’est pour cela que pour rentrer en relation avec l’Empire, les étrangers devaient entrer dans le cadre imposé par lui. Il fallait reconnaître la sacralité de l’empereur, même si cette reconnaissance était purement formelle. La forme était tout ce qui comptait pour la bureaucratie impériale. La Chine impériale ne peut donc entrer en rivalité avec les États-nations européens puisqu’elle est d’une essence différente des autres nations. Elle est le principe organisationnel du monde. Tandis que les États-nations poursuivent dans le désordre leurs intérêts propres, l’empereur, par son activité rituelle, ses ministres par leur activité politique, travaillent à organiser le monde, à lui donner un ordre, une harmonie, et à l’époque communiste, un sens.

Malgré la réalité de la rivalité de la Chine avec les États-Unis, les dirigeants chinois n’en parlent jamais, car ce serait ramener la Chine au rang d’État-nation comme les autres. Paradoxalement, la Chine est tout à la fois obsédée par les États-Unis et en pleine rivalité avec eux. Nous le voyons dans l’obsession chinoise pour les classements en tout genre, classement de Shanghai, classement en termes de puissance nationale globale, etc., et dans le déni de cette rivalité qui est transcendé dans un discours lénifiant qui met en avant un hypothétique futur partagé ou le destin commun de l’humanité. Comment résoudre cette contradiction ? En rejetant la faute de cette situation conflictuelle sur l’autre. Pour la Chine, la rivalité est toujours le fait des États-Unis ou du Japon. Les États-Unis sont ainsi accusés d’être prisonniers de la mentalité conflictuelle de la guerre froide, tandis que le Japon est pointé du doigt en raison de la résurgence du militarisme des années 1930. C’est que du point de vue chinois, le Japon et les États-Unis sont des États-nations qui poursuivent leurs intérêts propres, tandis que la Chine incarne, à travers l’empereur ou le parti communiste chinois, l’intérêt commun de l’humanité. Incarner l’intérêt commun sur le plan intérieur, c’est d’ailleurs le rôle que se donne le parti communiste, tandis que les individus en Chine sont toujours susceptibles, à moins d’être animés par une véritable foi dans le parti, d’être corrompus par la recherche de leurs intérêts particuliers, aux dépens du commun et de ceux qui l’incarnent, le bien nommé parti communiste.

Quelles preuves avons-nous que le parti incarne l’intérêt général, qu’il est en phase avec les forces qui organisent la marche du monde ? Pour le parti communiste chinois, le déplacement progressif de la Chine vers le centre de la scène mondiale, selon l’expression de son secrétaire général au cours du dix-neuvième congrès en octobre 2017, est un aspect central de ce qu’il appelle « le sens de l’histoire ». Le sentiment du parti de se situer dans le sens de l’histoire est très prégnant aujourd’hui parmi ses membres et en particulier chez Xi Jinping. Le terme chinois donne le sentiment d’une force naturelle irrésistible. La traduction officielle en anglais de cette expression est « the tide of history », la marée de l’histoire, une force naturelle, voire surnaturelle et irrésistible incarnée par le parti. Dans la mythologie historique qui lui est propre, l’empire sino-mandchou au XIXe siècle n’a pas su saisir les opportunités stratégiques de son époque en refusant de se moderniser et de voir en face la menace que représentaient les puissances occidentales. C’est pour cela qu’il a été défait. Il n’y a pas de hasard dans l’histoire et seule compte la victoire. Cette conception de l’action politique pourrait être qualifiée d’ordalique, au sens où la pérennité du pouvoir du parti est garantie par les signes de son élection par l’histoire : croissance économique, montée en puissance militaire, poids croissant sur la scène internationale, stabilité et absence de contestation visible de la part de la société civile, etc. Il s’agit d’une conception dangereuse pour celui qui la porte, comme toute ordalie, puisque si le ciel se mettait à manifester trop évidemment son mécontentement, la légitimité du parti serait alors réduite à néant.

Comment le parti évite-t-il de se trouver dans cette situation désagréable ? D’abord et surtout, en tentant de maintenir une stabilité politique totale – dans la pensée classique chinoise, les révoltes du peuple, tout comme les catastrophes naturelles, sont le signe que le mandat du ciel est retiré aux gouvernants – ; ensuite, en se répétant les preuves de sa propre élection par le ciel et en luttant contre tous les discours qui viennent contredire cette élection. Dans ce contexte, les démocrates hongkongais ou le peuple taïwanais ne doivent s’attendre à aucune ouverture du côté de Pékin, car leur propre métarécit, leur propre mythologie politique, qui passe de plus en plus manifestement par la construction d’un État-nation séparé de la Chine, contredit trop manifestement le discours chinois. Il faut remarquer de ce point de vue à quel point le sens du long terme permet à la Chine d’éviter de se remettre en cause.

Aujourd’hui, la Chine fait face à une révolte impressionnante dans ses marges, à Hong Kong et à Taïwan notamment, mais elle se projette sur le très long terme. Ainsi, dans son discours au dix-neuvième congrès, Xi Jinping donne des échéances à 2035 ou 2049, le centenaire de la République populaire de Chine. Si dans le court terme, les évènements de Hong Kong ou de Taïwan paraissent lui donner tort, le parti peut toujours se projeter très loin dans l’avenir et considérer que les évolutions de court terme sont des péripéties sans importance. Les analystes qui se focalisent sur le court terme sont ainsi accusés d’être de courte vue, car si comme le disait Keynes « sur le long terme, nous serons tous morts », la Chine, elle, sera toujours vivante.

Enfin, le signe de l’élection par le ciel et par l’histoire du parti se manifeste aux yeux des Chinois et du monde par le fait que le parti incarne la science, le progrès et la modernité. Pékin embrasse avec un enthousiasme presque inconnu ailleurs toutes les innovations technicoscientifiques qui se présentent à lui pour créer un système totalitaire fondé sur la science et sur la technologie (système de crédit social, caméra de reconnaissance faciale, IA, etc.) Ainsi, si la Chine de son propre point de vue devient au XXIe siècle la première puissance mondiale, ce n’est pas tant parce qu’elle serait en tête dans une course où des concurrents seraient partis à égalité, mais plutôt parce qu’elle est partie avant tout le monde, parce qu’elle est – selon l’historiographie officielle chinoise bien sûr et non dans la réalité – la source première de la civilisation. Cette antériorité vaut primauté. C’est en ce sens ambigu que la Chine, en restaurant sa civilisation antique, pourra être dite première, première à l’origine, première à la fin. Reste cependant à comprendre son effacement durant la période de domination de l’Occident.

Enfin, et c’est peut-être le plus important, du fait que le parti incarne le sens de l’histoire, la volonté du ciel, il doit pouvoir convaincre et se convaincre que les évolutions perceptibles dans la réalité ont été voulues par lui. C’est ainsi que lorsque la croissance faiblit, le parti déclare qu’il s’agit d’une évolution normale voulue par lui, organisée dans le but de privilégier la qualité plutôt que la quantité. À l’inverse, ceux qui s’opposent trop manifestement à la volonté du parti, les souverainistes taïwanais ou les localistes hongkongais, sont accusés de s’opposer au sens de l’histoire et sont menacés d’être punis par l’histoire elle-même. Il y a des déclarations très explicites de Xi Jinping lui-même en ce sens.

Quelles sont les conséquences de cette difficulté de la Chine à prendre sa place et seulement sa place parmi les États-nations sur la forme que prend la gouvernance chinoise ? La première chose à remarquer est un hiatus de plus en plus profond entre le discours et la réalité. À Davos en 2017, le discours de Xi Jinping sur l’interdépendance et le futur partagé de l’humanité a trouvé un écho extraordinaire dans certains milieux traumatisés par l’élection de Donald Trump. Dans la réalité, la Chine poursuit une recherche d’autonomie technologique, par exemple avec le plan China 2025. Il y a seulement deux jours, Pékin a annoncé que l’administration chinoise devrait se débarrasser rapidement de tous les logiciels étrangers. La Chine cherche donc à rendre les autres dépendants d’elle tout en poursuivant pour elle l’indépendance stratégique.

Cette ambiguïté se voit dans la coexistence de la construction d’une armée superpuissante et d’un discours pacifique. Ce discours n’est pas seulement tenu à des fins de propagande. Il traduit l’allergie de la Chine aux situations ouvertes de rivalité. Il ne peut y avoir deux empereurs sur la terre comme il ne peut y avoir deux soleils dans le ciel. C’est pour cela qu’en Chine, il y a une préférence traditionnelle pour la rhétorique de la justice et de la punition plutôt que pour celle de la guerre. Une guerre idéale pour la Chine est une expédition punitive, un parent qui punit un enfant pas sage. La dernière intervention militaire de la Chine à l’étranger, l’invasion par la Chine du Vietnam, qui a quand même fait presque 30 000 morts de chaque côté en un mois, a été présentée par Deng Xiaoping à Jimmy Carter, au moment de sa visite aux États-Unis en 1979, comme une fessée donnée à un enfant turbulent.

Un autre aspect qui est rarement pensé, mais qui n’est pas anodin, est la place que fait la Chine aux statistiques. Je parlais de la kénose que s’imposent les États européens au XVIIe siècle lorsqu’ils se sécularisent et se territorialisent. Cette kénose se traduit de façon très concrète par l’invention des statistiques. Celles-ci apparaissent à peu près concomitamment dans les principaux pays européens et traduisent un processus de désacralisation. Le prince a quelque chose à apprendre de la société qui lui fait face. Il n’est pas tout puissant, la société existe en dehors de lui. Cette kénose, la Chine ne l’a pas connue, ce qui rend problématique son rapport aux statistiques. Formellement, le pouvoir est tout-puissant et ne saurait avoir quelque chose à apprendre du peuple qui est face à lui, dont il est – c’est dans la charte du parti – l’avant-garde. Les chiffres officiels chinois visent moins à refléter la réalité qu’à la produire. Le Premier ministre actuel, Li Keqiang, lorsqu’il était à la tête d’une province chinoise, affirmait à ses interlocuteurs occidentaux qu’il ne se fiait pas aux chiffres de croissance qui lui étaient fournis par ses services, mais sur d’autres chiffres, moins politiques, mais plus à même de refléter la réalité : le fret, la consommation d’électricité, les prêts bancaires. On parle depuis de l’index Li Keqiang.

La nature religieuse du pouvoir chinois a des conséquences très concrètes dans ses rapports avec les autres religions. On le voit dans ce qui se passe aujourd’hui au Xinjiang, où le programme de rééducation des musulmans ouïghours et kazakhs comprend manifestement une dimension spirituelle. Puisque le parti incarne non seulement la vraie civilisation chinoise, mais aussi le sens de l’histoire, les Ouïghours doivent abandonner leurs superstitions et embrasser les bienfaits de la civilisation chinoise. La réaction chinoise aux critiques internationales est désarmante de bonne conscience. Les autorités chinoises ne voient pas de problème dans le fait d’offrir aux musulmans du Xinjiang un accès privilégié à la culture chinoise. L’islam n’est pas le seul à être concerné. Le gouvernement prévoit de retraduire la Bible afin de la siniser. Seule cette traduction officielle en chinois serait autorisée, afin de la rendre compatible avec ce que le parti estime être la spiritualité chinoise. Dans certaines provinces, on remplace dans les églises les crucifix par des portraits de Xi Jinping et les dix commandements par des slogans du parti. On interdit aux mineurs d’assister à la messe ou au catéchisme. Au mois d’octobre dernier, le ministère chinois de l’Éducation a publié une directive visant au nettoyage des bibliothèques appelées à se débarrasser des livres édités dans des éditions pirates, mais aussi les livres propageant des cultes hérétiques ou des superstitions, sans autre précision. Dans le Gansu, un établissement scolaire un peu trop zélé s’est même livré à un autodafé devant la bibliothèque ; les photos ont été publiées sur les réseaux sociaux.

À travers ces différents exemples – la liste n’est pas exhaustive – nous constatons qu’une gouvernance chinoise serait très différente d’une gouvernance occidentale. Il ne faut cependant pas négliger les forces qui contrecarrent la forme prise par l’émergence chinoise et qui s’exercent en Chine même ou dans sa périphérie immédiate, nous le constatons à Taïwan et à Hong Kong. Je parlais des statistiques et de la particularité chinoise dans ce domaine, mais il existe aussi bien sûr d’excellents statisticiens en Chine, attachés à faire émerger la réalité qu’ils sont censés décrire et dont le travail entre en tension avec la volonté du pouvoir de contrôler et même de produire la réalité. Nous voyons avec l’index Li Keqiang le type de paradoxe actuel auquel est confrontée la Chine, car il lui faut aussi se connaître pour pouvoir agir efficacement sur elle-même et sur le monde.

M. Fabien Gouttefarde. Ma question est d’ordre capacitaire. Elle s’adressera peut-être davantage à M. Antoine Bondaz. Vous l’avez dit, le 1er octobre dernier, la grande parade a été l’occasion pour la Chine d’exposer ses avancées technologiques, de montrer ses fleurons en matière de drones, de high-tech, etc. Ma question concerne l’IA en lien avec la défense. Comment la Chine se positionne-t-elle par rapport à cela ? Lorsqu’on connaît l’attrait chinois pour l’IA dans ses composantes de contrôle des populations, notamment à travers son système de contrôle social, on comprend que philosophiquement, son approche et ses freins éthiques sont assez éloignés de nos approches et de celles des pays occidentaux. J’irai jusqu’à parler des armes autonomes. Connaissez-vous ses positions dans les enceintes internationales qui traitent de ces sujets, notamment la convention pour le contrôle des armes classiques (CCAC) à Genève ? A-t-elle eu des déclarations publiques comme la Russie a pu en avoir ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera. » Ceci est une affirmation de Napoléon en 1816. Comme vous nous l’avez expliqué tout à l’heure, la militarisation affirmée de la Chine constitue un facteur de déstabilisation stratégique et militaire des autres grandes puissances du monde. Pourriez-vous développer votre point de vue sur la place de la Chine comme acteur de la cyberguerre ou de la cyberdéfense ?

M. Stéphane Baudu. Vous avez parlé des ambitions territoriales, sans complètement développer cette question au-delà de l’Asie du Sud-Est. En lien avec ce que vous avez dit sur l’ambition au long cours, pouvez-vous nous expliquer cette stratégie entre ambition territoriale et vision à long terme ? Nous voyons les définitions et la mise en application des nouvelles routes de la soie et un positionnement très stratégique en Afrique. Pouvez-vous nous éclairer sur le coup d’après, notamment sur les pôles ? Est-ce une ambition affirmée d’un point de vue stratégique, du point de vue des nouvelles routes commerciales et militaires ? Y a-t-il une ambition commune avec la Russie concernant ces secteurs-là ? Je pense notamment à l’Arctique.

M. Yannick Favennec Becot. La Chine a développé un programme spatial qui lui a permis de devenir une puissance dans ce domaine dans les années 2000 aux côtés des États-Unis, de la Russie, du Japon, de l’Inde et de l’Europe, bien sûr. À ce titre, elle est devenue une partenaire incontournable. La France a d’ailleurs renouvelé en mars dernier sa coopération avec Pékin, notamment en ce qui concerne la lutte contre le changement climatique et l’exploration interplanétaire. Cela fait suite au lancement réussi, en octobre 2018, d’un satellite d’océanographie franco-chinois lancé depuis la Mongolie. Si nous ne savons pas réellement quels sont les moyens humains et financiers que la Chine alloue au développement toujours plus ambitieux de son programme spatial, car elle reste discrète sur ce point, nous constatons, année après année, les différents exploits techniques et scientifiques qu’elle réalise. Parmi les derniers, il y a son alunissage sur la face cachée de la lune ou l’expérience biologique extraterrestre qu’elle a menée en janvier 2019 en faisant germer pour la première fois des graines de coton sur la lune. En 2020, la Chine prévoit d’envoyer une nouvelle station spatiale. D’ici à 2030, elle envisage de construire une base lunaire peuplée de robots, remplacés par la suite par des êtres humains. Vous paraît-il possible que la Chine devienne demain la première puissance spatiale ? Si oui, cela doit-il nous inquiéter ? La conquête de l’espace est un enjeu politique et de domination sur la scène internationale et peut-être demain un nouvel espace de conflictualité.

M. André Chassaigne. Étant communiste français, je me suis souvent posé la question suivante : que peut-il y avoir de commun, au sens de communiste, entre ce que je porte et ce que portent les Chinois ? Dans vos interventions, j’ai retenu trois choses qui me semblent extrêmement importantes. Les propos que vous avez tenus sont cruciaux pour tenter de comprendre ce qu’il se passe. Il y a d’une part la politique, l’idéologie, un socialisme supérieur au capitalisme, promouvoir le socialisme dans le monde. En quelque sorte, le chemin qu’ils prennent en s’inscrivant dans un libéralisme très marqué vise à parvenir à une société plus juste, plus solidaire, etc. Le deuxième élément est cette racine historique, l’affirmation que la Chine est première source de la civilisation, qu’elle incarne l’intérêt commun de l’humanité, veut organiser le monde avec une dimension presque plus spirituelle qu’idéologique. Le troisième élément m’a souvent interpellé. Les intérêts économiques et stratégiques l’emportent-ils sur tout le reste ? L’intervention de la Chine en Afrique s’appuie-t-elle sur une dimension éthique ? Sur une dimension stratégique ? Sur une dimension purement économique ? L’aide que la Chine pourrait apporter à Cuba est sans doute à la hauteur, au regard des dangers auxquels Cuba fait face avec le blocus américain, parce qu’il y a toujours cette sorte d’obsession de la Chine de s’appuyer sur ses intérêts économiques qui quelquefois ne rejoignent pas d’autres intérêts idéologiques ou de solidarité.

Mme Alice Ekman. On dit souvent que la Chine a une diplomatie pragmatique et c’est vrai : sa politique étrangère est mise en application de manière pragmatique, mais motivée par un cadre idéologique qui reste présent. L’un n’empêche pas l’autre. La mise en application est basée sur une conscience des intérêts nationaux et la manière de promouvoir au mieux les institutions internationales. C’est une façon finalement assez terre à terre, assez lucide, de promouvoir ses intérêts. Cela existait déjà sous Hu Jintao et cela existe toujours sous Xi Jinping. Ce qui change sous Xi Jinping, c’est le retour de l’idéologie. Il fait davantage référence à Marx que Hu Jintao. Nous pourrions dire que ce n’est que du cynisme, qu’une utilisation politique d’un cadre idéologique à des fins de maintien au pouvoir, etc. Mais encore une fois, l’un n’empêche pas l’autre. À la lecture de tous les discours de Xi Jinping, notamment les discours internes au parti depuis 2012, cela ne peut pas être que du cynisme. Les références rouges sont très virulentes et fortes, ainsi que certains gestes, par exemple la façon dont il a célébré le deux-centième anniversaire de la naissance de Marx, ou sa manière d’employer certaines phrases utilisées par Mao. L’héritage soviétique et l’héritage maoïste demeurent très forts dans la vision du monde de Xi Jinping aujourd’hui. Cela n’empêche pas que nous sommes dans une politique étrangère réaliste avec des intérêts nationaux, avec une base à Djibouti, etc.

Pour revenir à des questions de politique intérieure, pour Xi Jinping, le détour de Deng Xiaoping par le capitalisme était indispensable pour sortir la Chine de la pauvreté, mais il est temps de revenir dans la juste voie du socialisme. Dans l’histoire de l’humanité, selon la rhétorique rouge que vous connaissez mieux que moi, il y a le féodalisme, l’esclavagisme, le capitalisme et à terme, l’idéal communiste, qui est toujours très présent dans les discours. Quand on demande aux cadres du parti si la Chine est communiste, ils répondent : « le communisme est un idéal vers lequel nous devons tous tendre, mais nous n’y sommes pas encore, nous ne sommes qu’à l’étape première du socialisme ». Bien sûr, tout le monde ne dira pas cela, certains chercheurs en politique étrangère sont beaucoup plus pragmatiques. Ceci dit, le pouvoir aujourd’hui est au sein du parti et pas au sein des ministères, il y a une hiérarchie très particulière. Les preneurs de décision en instance ultime ont été formés par l’École du parti, ont eu des lectures obligatoires particulières, ont un cadre particulier qui forme leur vision du monde. Cette vision est cadrée par les antagonismes : pays développés et pays en développement, avec des références à la conférence de Bandung, pays capitalistes et pays socialistes.

L’internationalisme guide encore la politique étrangère chinoise. Bien sûr, ce n’est plus l’internationalisme dont on parlait sous Mao. On considérait alors que la révolution ne serait complète et totale que lorsqu’elle serait mondiale. On ne pouvait pas se contenter d’une révolution sur le territoire national, il fallait aider d’autres mouvements révolutionnaires de par le monde. La Chine ne fait plus cela ne tient plus ce discours-là. Aujourd’hui, elle dit : « il faut contribuer au bien de l’humanité. La Chine est sur Terre pour faire le bien des autres peuples, et ce bien-là passe par une voie de développement, d’influence, d’inspiration, socialiste telle que nous l’avons développée sur notre territoire ». C’est intéressant à analyser parce que cela n’existait pas aussi fortement il y a sept ans. Ce cadre n’a jamais disparu, mais sous Xi Jinping, probablement aussi sous l’influence de certains conseillers influents qui sont officiellement et ouvertement marxistes, tel que Wang Huning, le cadre marxiste de la politique intérieure et extérieure chinoise est omniprésent. Il doit être pris en compte dans l’analyse des rapports de force Chine - États-Unis, parce qu’il y a une dimension idéologique, mais aussi au sujet du rapprochement Chine - Russie ou le type de dialogue Chine - Corée du Nord, Chine - Vietnam, Chine - Laos, même si les intérêts sont là. Les tensions Chine - Vietnam restent fortes parce qu’il y a des tensions en mer de Chine du Sud. Là, nous revenons à une dimension très réaliste. La bureaucratie chinoise fonctionne avec un héritage très léniniste (fonctionnement de l’administration, prise de décision, protocole) ; on l’oublie souvent quand on se rend en Chine. Il y a différentes façons d’être autoritaire ou de cadrer une politique et une population. La méthode chinoise est clairement d’influence maoïste et soviétique.

M. Antoine Bondaz. Sur l’IA, des plans nationaux ont effectivement été mis en avant et la Chine bénéficie d’un énorme avantage, notamment son pool [vivier, en anglais] de données. C’est le pays avec le plus de données au monde. La méthode d’analyse de ces données souffre encore de certains retards, ayant trait aux équations mathématiques et, concrètement, à l’opérationnalisation de ces données. Nous savons par exemple que de nombreux chercheurs chinois ont été formés en France dans les meilleurs instituts de mathématiques pour rentrer en Chine et essayer d’exploiter ces données. L’APL considère que l’IA est fondamentale. Depuis les années 1990, la Chine considère que les guerres s’informatisent. C’est commun à l’ensemble des pays, et c’est notamment un résultat pour la Chine de l’impression qu’elle a eue de la première guerre du Golfe et du début de l’utilisation par les États-Unis d’armes de précision. À partir de ce moment-là, la Chine a considéré qu’elle était en retard et qu’il fallait considérablement moderniser son appareil militaire. Depuis quelques années, la Chine parle de guerre intelligente, mais ce n’est pas quelque chose qui lui est propre.

Un point concret de l’utilisation de l’IA ou des nouvelles technologies est la robotique. La Chine a investi considérablement en termes de robotique. Elle est en retard en robotique de pointe, mais en robotique appliquée aux militaires, comme les planeurs sous-marins, la Chine se modernise relativement vite et bénéficie de l’intégration civilo-militaire, avec des centres de recherche purement militaires qui vont coopérer avec de jeunes start-up et développer ces planeurs sous-marins qui permettent à la Chine de renforcer ses capacités de détection des sous-marins américains dans la région. Un point très souvent mis en avant par la Chine est l’utilisation des drones quels qu’ils soient. L’ancien chef d’état-major de la marine japonaise disait que l’utilisation des drones en Chine est fondamentale sur le plan politique du fait de la politique de l’enfant unique. Son argument était intéressant. Il était de dire que la Chine ne peut pas se permettre au cours d’une guerre de perdre énormément de soldats puisque l’impact social sur les familles serait considérable. La Chine aura donc tout intérêt à accélérer et à accroître encore plus que les autres pays, notamment les États-Unis, cette idée de guerre autonome. Sur les positions de la Chine sur ce point, la France a mis en avant les onze principes sur les systèmes d’armes autonomes dans le cadre de l’alliance sur le multilatéralisme ; c’était en marge de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2019. La Chine a donné son consentement à ce texte. Il suffira de voir désormais les négociations.

Sur la cyberguerre, la Chine investit considérablement. En source ouverte, nous avons énormément d’informations. La création de la force de soutien stratégique qui rassemble les capacités cyber et spatiales est un message envoyé par la Chine que la dimension cyberélectromagnétique est fondamentale.

La Chine a des ambitions spatiales. Cette année, elle a réalisé 29 lancements spatiaux. C’est le premier pays au monde en termes de lancements spatiaux. L’arrivée de nouveaux acteurs, notamment de start-up qui, elles-mêmes, sont des sociétés qui permettent de faire des lancements est extrêmement nouveau et novateur en Chine, avec des lancements particuliers, par exemple, un lancement il y a quelques jours à partir d’un tracteur-érecteur-lanceur (TEL) qui permet d’envoyer des intercontinental ballistic missiles (ICBM) ou missiles balistiques intercontinentaux.

Sur la question des différends territoriaux, la Chine a 14 frontières terrestres, 14 voisins continentaux et considère qu’elle est encerclée par les États-Unis. Cela veut-il dire qu’elle va chercher à accroître son territoire ? Je ne le pense pas. La question de l’Arctique se pose. La Russie n’est pas toujours à l’aise avec les ambitions chinoises. Beaucoup estiment que l’Arctique permettra aux SNLE, notamment chinois, de lancer des vecteurs sur les États-Unis. L’argument est à relativiser puisque les Américains ont amassé un nombre d’appareils de détection très important dans l’Arctique. Historiquement, l’URSS devait envoyer ses ICBM par l’Arctique, justement pour frapper les États-Unis. Je ne crois pas vraiment que l’Arctique soit, du point de vue chinois, l’endroit où positionner ses SNLE pour être sûre de pouvoir frapper le territoire américain. La question se pose beaucoup plus dans le Pacifique Sud. Si la Chine parvenait à y déployer des SNLE, elle pourrait contourner une partie des défenses antimissiles américaines.

Ce qui nous est souvent dit à l’École centrale du parti à Pékin, qui forme les hauts cadres qu’Alice mentionnait, c’est que le parti a un rôle d’organisation. Aujourd’hui, il compte 90 millions de membres. L’argument mis en avant par les membres du parti consiste à dire que le parti est là pour organiser un pays tellement grand que sans lui, il ne pourrait pas l’être. Beaucoup d’éléments de langage du parti étaient utilisés avant lui, notamment par le mouvement de renaissance nationale, le mouvement nationaliste dès le début du XXe siècle. La question de la renaissance de la nation chinoise n’est pas une notion propre au parti communiste. Elle est utilisée dès les années 1910-1920 par les nationalistes en Chine. L’idée de « siècle des humiliations » n’est pas propre à la rhétorique du parti communiste. Il est très important aujourd’hui pour le parti communiste chinois de considérer que sans le parti, la Chine s’effondrerait. Un lien est parfois fait de façon abusive entre la Chine et le régime politique, la République populaire de Chine. Je citerai un discours de Xi Jinping en janvier 2018, quelques semaines après l’élection du nouveau congrès chinois. Il disait de façon extrêmement pragmatique : « avec 200 000 membres, le parti communiste de l’Union soviétique a pris le pouvoir. Avec 2 millions de membres, il a réussi à vaincre Hitler. Avec 20 millions de membres, il s’est effondré ». Le message envoyé par Xi Jinping à ses élites est : ce qui est le plus important aujourd’hui pour l’avenir de la République populaire de Chine, c’est l’avenir du parti et ce qui est fondamental pour l’avenir du parti, c’est sa cohésion en interne. Cette dimension et ce qui va être utilisé sur le plan domestique et sur le plan international pour renforcer cette cohésion interne sont fondamentaux.

M. Emmanuel Dubois de Prisque. Nous sommes à un mois de l’élection présidentielle et des élections législatives taïwanaises. Taïwan est une cause sacrée dans la Constitution chinoise. Les seules occurrences du mot « sacré » concernent le territoire chinois et spécifiquement Taïwan. Quand nous parlons de sacré, nous ne sommes plus simplement dans la défense des intérêts, même si nous parlons de « core interests », d’intérêts vitaux. Il s’agit là d’articles de foi. Taïwan appartient à la Chine. C’est un article de foi auquel nous devons tous adhérer. On lit couramment que la Chine revendique Taïwan, mais en fait, la Chine déclare qu’elle possède déjà Taïwan et nous demande de faire comme si c’était le cas. Il y a une ambiguïté. La Chine dit simultanément quelque chose de contradictoire. Elle est la seule des grands pays à ne pas être réunifiée. Il faut à la fois qu’elle se réunisse et que tout le monde reconnaisse qu’elle est déjà réunifiée. C’est un élément très curieux, qui relève de la foi et qui peut être très dangereux sur le long terme. D’une certaine façon, cela pointe la singularité chinoise. Si vous regardez les cartes françaises entre la guerre de 1870 et celle de 1914, l’Alsace-Lorraine était indiquée dans une couleur différente. Nous admettions qu’elle appartenait à l’Empire prussien, mais nous la revendiquions. Nous faisions une différence entre la réalité et ce que nous voulions. Les Chinois refusent que cette différence existe. Ils écrasent cette différence sous leur désir et nous demandent de faire comme si, sur les cartes et dans un aspect plus symbolique, Taïwan appartenait déjà à la Chine. Ceci dépasse largement la défense des intérêts et touche l’aspect religieux.

Quand les Chinois regardent leur histoire, ils se disent qu’ils ont raté quelque chose au moment où, dans leur passé, ils ont été faibles, et qu’ils doivent être forts. Nous avons tendance à faire l’inverse. Quand nous regardons notre histoire, nous nous disons que c’est notre nationalisme et les rodomontades face à l’Allemagne qui ont mené à cette longue guerre civile européenne, qu’il faut que nous soyons gentils avec les autres pour que cela se passe bien. Les Chinois ont l’idée symétriquement inverse. Ont-ils raison ? Je l’ignore.

Mme Aude Bono-Vandorme. Aujourd’hui, vis-à-vis de la Chine, l’Europe subit non seulement un déficit commercial de 175 milliards d’euros, mais connaît une fragilité politique qui peut inquiéter. La Hongrie, la Pologne et la République tchèque ne cessent de se rapprocher de Pékin. La Grèce s’est opposée en début d’année à une résolution européenne condamnant la politique des droits de l’Homme de la Chine. La nouvelle Commission européenne entrée en fonction dimanche 1er décembre semble consciente du danger, qualifiant la Chine de rival systémique. Nous oublions parfois qu’en raison de l’éloignement géographique de la métropole, nos territoires d’outre-mer dans le Pacifique doivent faire face à de fortes pressions économiques de la part de la Chine et à des incidents diplomatiques –  bateaux de pêche chinois dans notre zone économique exclusive (ZEE), pollutions des atolls, etc. Quelle est votre position à ce sujet ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. Je vais citer rapidement trois motifs d’interrogation : un nouveau chef de la cybersécurité, un nouveau programme qui permet de collecter toutes les données hébergées en Chine, une nouvelle loi sur les investisseurs étrangers avec un statut spécial qui sera supprimé. Leurs données sont donc, au même titre que pour les entreprises chinoises, collectées et analysées par l’État chinois. Pouvez-vous nous éclairer quant à cette nouvelle législation ?

Mme Séverine Gipson. Derrière les États-Unis, la Chine est la deuxième puissance économique mondiale. Elle profite de sa croissance pour accélérer la modernisation de son armée populaire de libération. Son but est de dépasser les États-Unis à horizon 2050. La Chine procède donc au renforcement de ses capacités de protection, ainsi qu’à la modernisation de son arsenal nucléaire avec un but : la protection de ses intérêts stratégiques et commerciaux. La montée en puissance « tout feu tout flamme » de la Chine ne constitue-t-elle pas sa principale faiblesse ? Devons-nous nous inquiéter des réactions d’autodéfense de la part de ses voisins qui s’arment et s’organisent pour contenir ce géant chinois ?

M. Christophe Blanchet. À vous écouter, je me suis rappelé un film de 1974, de Jean Yanne, Les Chinois à Paris. Dans ce film, la France devenait l’ambassadeur de la fabrique de chaudronnerie dans le monde partout où il y avait des fabrications de chaudrons. Alors évidemment, dans le paysage que vous avez dépeint, il n’y a plus l’aspect militaire, avec une armée qui envahirait la France. Mais cette conquête se fait sur le plan économique.

J’en viens à ma première question. Vous avez évoqué les critères de pays amis. Quels critères la France remplit-elle aux yeux de la Chine pour devenir un pays ami aujourd’hui ? Quels critères l’Europe remplit-elle pour devenir un pays ami ?

En conséquence, voici ma deuxième question : nous savons que le budget d’investissement à l’export de la Chine est conséquent. Quelle est sa part de développement en France et en Europe ? Pour ces deux puissances, l’outre-Atlantique et la Chine, l’Europe constitue le premier marché et une opportunité.

Troisième question : il y a deux millions d’hommes dans l’armée chinoise et un objectif en 2049 de faire une vraie armée. À combien estimez-vous le nombre d’hommes composant l’armée en 2049 ?

Mme Josy Poueyto. Ma question s’adresse à M. Bondaz. Vous avez évoqué la fusion civilo-militaire et la guerre hybride, également appelée guerre combinatoire hors limite. Vous avez notamment mentionné la doctrine et la restructuration institutionnelle autour de ces concepts. J’associe mon collègue Fabien Lainé à ma question. Pouvez-vous nous faire part de votre analyse sur la réalité du déploiement de cette doctrine, sa mise en pratique, et notamment dans la mise en place et le fonctionnement d’un tel commandement civilo-militaire ? Pourriez-vous, dans un second temps, nous dire si vos analyses vous poussent à considérer nos propres structures comme adaptées à cette forme de guerre ou a minima capables de répondre à l’ensemble du spectre de cette menace ?

Mme Carole Bureau-Bonnard. Vous nous avez parlé d’une présence de plus en plus importante sur les territoires internationaux. Nous le constatons régulièrement les uns les autres, notamment par le développement de l’OBOR, mais aussi en l’Afrique. Au sujet du rapprochement avec la Russie et sur les autres pays d’Asie, cela ne s’explique-t-il pas par une présence moins grande de l’Europe, mais aussi de la France dans certains pays, notamment dans les pays d’Asie centrale, qui a été délaissée à un certain moment, et par les relations avec la Russie ? Bien entendu, nous connaissons les soucis actuels.

Je pose la question de Mme Monica Michel. Concernant la route de la soie, partagez-vous l’idée que nos instituts européens maritimo-portuaires devraient en faire partie ? Devrions-nous participer aux demandes de la Chine concernant les différents ports et les infrastructures qu’ils essaient d’installer ou ont déjà commencé à installer ?

M. Loïc Kervran. Je complète la question de mon collègue, M. Christophe Blanchet, sur la manière dont la France est vue par la Chine. Madame EEkman, vous parliez d’élargir le cercle de pays amis, ainsi que de la façon dont la Chine se positionne sur la question des droits de l’Homme. Tout cela entre en confrontation avec la diplomatie française en Afrique, notamment, où nous pouvons avoir des logiques similaires portées par la France. À travers l’exemple africain, comment la France est-elle vue de Chine ?

À une époque où les mouvements sociaux à travers le monde sont nombreux dans des régimes divers, démocratiques, autoritaires, etc., quelle est la solidité du système chinois en Chine continentale ?

M. Thomas Gassilloud. La Chine détient aujourd’hui plus de 1 000 milliards de dollars de bons du trésor américain, ce qui fait d’elle le premier créancier des États-Unis. Les Américains achètent des produits manufacturés chinois. Les Chinois achètent de la dette en retour. En Europe, nous ne connaissons pas la nationalité des prêteurs. La Chine détient plus de 600 milliards d’euros de dette publique. Nous pourrions estimer que la Chine pourrait être tentée de vendre massivement ces titres pour nous déstabiliser par un choc sur les taux d’intérêt. Cette arme vous semble-t-elle crédible ?

Par ailleurs, nous avons peu abordé la question de la transition écologique, dont les impacts géostratégiques sont pourtant extrêmement importants. Pouvez-vous nous dire si nous pouvons considérer la Chine comme un allié à ce sujet ?

M. Jean-Michel Jacques. Avez-vous un regard particulier sur la bande sahélo-saharienne avec tous ces États faillis, plus ou moins, surtout le Mali, avec leurs spécificités ? Quelle est l’approche chinoise vis-à-vis de ce problème ? A-t-elle intérêt à prendre la place des anciens pays colonisateurs ? Quel est son rapport avec ces États ?

M. Jacques Marilossian. Vous nous avez apporté une carte plane centrée sur la Chine, que je qualifierais de traditionnelle. Il existe des vues de la planète Terre, vue de la Lune par exemple, qui montrent que l’Empire du Milieu devient une vraie réalité. Le « Zhongguo » se sent entouré, mais surtout encerclé. Face à ce sentiment d’encerclement, je m’interroge sur la stratégie militaire et notamment maritime de la Chine. La Chine lance des bâtiments au-delà des mers, au point que des sous-marins chinois ont été repérés dans le Golfe d’Aden. Même si nous pouvons comprendre que la Chine cherche à défendre ses intérêts nationaux (approvisionnement en hydrocarbures et bien sûr, protection de son commerce), son multilatéralisme semble aussi fin que celui des États-Unis, même si maintenant pour les États-Unis, c’est clair. La Chine développe des relations diplomatiques bilatérales avec beaucoup d’États comme Maurice, Madagascar, dans la zone de l’océan Indien. C’est une zone stratégique aussi pour la France dans ce qui relève de notre zone économique exclusive. Y a-t-il un objectif pour la Chine de provoquer des crises entre ces différents États de l’océan Indien et la France ? Quels sont d’après vous les menaces et les ennemis extérieurs identifiés par la Chine dans le cadre de sa propre stratégie maritime ? Pour ce qui est de l’océan Indien, quelles sont les intentions réelles de la Chine ?

M. Emmanuel Dubois de Prisque. Sur l’idée selon laquelle la Chine serait un rival systémique de l’Union européenne, l’ancienne Commission avait produit un papier là-dessus juste avant de partir. C’est un peu surprenant parce que pendant des décennies, le rôle de l’Union européenne était de transformer d’éventuels ennemis en amis sur la base d’une coopération tous azimuts. Tout à coup, on nous explique que nous avons un rival systémique. C’est un peu embêtant. Nous ne savons pas trop comment nous dépêtrer de cela, d’autant plus que l’Europe n’a pas été créée pour faire face à des ennemis. L’ADN de l’Europe est la coopération. Le fait de transcrire dans les lois européennes des règlements européens sur une base volontaire est tout à fait étranger à l’ADN chinois.

La Chine aujourd’hui a énormément besoin de l’UE, dans le sens où elle fait face à cette rivalité avec les États-Unis et donc est en demande vis-à-vis d’elle. En même temps, on ne voit pas bien sur quel dossier elle est prête à faire des compromis. Nous savons que l’UE négocie depuis de longues années un accord sur les investissements. Cet accord butait sur une question tout à fait inattendue il y a encore quelques années : le système de crédit social chinois, ce système qui doit être mis en place l’année prochaine. Ce sera peut-être reporté parce que pour l’instant, il n’y a pas vraiment de système intégré. Ce sont des initiatives locales qui consistent à évaluer et noter le citoyen et les inscrire sur des listes noires. Cela concerne également les entreprises. Les entreprises européennes en Chine sont très inquiètes puisqu’elles seront contraintes de transmettre un grand nombre de leurs données au pouvoir chinois, dont nous ignorons ce qu’il sera en mesure de faire avec. Cela pourra concerner bien sûr des aspects très personnels. Nous sommes dans une situation ennuyeuse.

Alice EkmanEkman a évoqué l’idée du découplage. Évidemment, ce n’est pas à l’ordre du jour en Europe. C’est une idée qui prend plutôt aux États-Unis et en Chine, puisque la Chine insiste à la fois sur le fait que nous avons un futur partagé et sur sa nécessaire indépendance stratégique. Ne devrions-nous pas aussi nous poser des questions très profondes et presque existentielles sur notre éventuelle interdépendance avec un régime chinois qui est porteur de pratiques très différentes des nôtres ?

Cela rejoint la question de la fusion du civil et du militaire. D’une certaine façon, cela fait écho à un tropisme très profond en Chine, c’est-à-dire l’idée selon laquelle il n’y a pas un domaine militaire séparé. Tout est à la fois militaire et civil. Au moment où la Chine réalise sa première unification au troisième siècle avant Jésus-Christ, elle invente la conscription. La guerre n’est plus du seul ressort d’une aristocratie guerrière, mais de toute la société. L’effort militaire, d’une certaine façon, est celui d’une société entière. Nous voyons cela à travers la question du civil et du militaire. Savoir si Huawei dépend du parti communiste ou s’il existe une loi spécifique demandant aux entreprises chinoises de transmettre ces données au pouvoir est quelque peu oiseux, puisqu’il est évident que les entreprises chinoises sont au service non seulement du parti, mais de la Chine. Elles ont vocation à transmettre toutes les technologies qu’elles ont obtenues, même par des moyens légaux, au pouvoir et à l’armée chinoise.

M. Antoine Bondaz. Sur la dimension européenne, le papier de la commission est clair. Il parle de partenaire de coopération, de partenaire de négociation, de compétiteur économique et de rival systémique. Ce n’est donc pas un changement radical de la position européenne, qui considérerait la Chine uniquement comme un rival systémique. La Chine – cela a été mis en avant par le président de la République – est un partenaire indispensable sur la question du réchauffement climatique. Elle est la première émettrice – de loin – de gaz à effet de serre avec plus de 33 % des émissions annuelles. Elle est une partenaire indispensable sur les questions de biodiversité. Cette année, deux conférences importantes auront lieu, une à Marseille et une à Kunming, en Chine.

La loi sur le renseignement, et plus largement la loi sur la cybersécurité de 2017, impose notamment que les données soient hébergées en Chine, par exemple que les clouds soient en Chine physiquement. Se posent donc des questions sur la compromission de certaines applications chinoises. Certains d’entre vous, ou peut-être vos enfants, utilisent TikTok, qui est une application chinoise extrêmement populaire. L’armée américaine, et l’armée australienne auparavant, ont demandé à leurs membres d’arrêter d’utiliser ces applications.

Nous parlions d’exportation du modèle chinois. Il ne s’agit pas de l’exportation d’un modèle chinois qui repose sur un parti communiste de 90 millions de membres et une histoire propre à la Chine, mais plutôt de l’exportation de moyens de contrôle des populations et de moyens de mise en œuvre de systèmes autoritaires. C’est fondamental, que ce soit dans les pays d’Asie centrale, en Afrique ou au Moyen-Orient. Taïwan apparaît aujourd’hui comme la seule société chinoise parfaitement démocratique et comme un îlot de démocratie dans la région. Cette question sera au cœur de l’actualité au mois de janvier avec l’élection présidentielle.

Sur la question des réactions à l’émergence de la Chine dans la région, pouvons-nous parler de course à l’armement ? Je ne pense pas, puisque la part des dépenses militaires des principaux pays de la région en termes de PIB n’a pas évolué ces vingt dernières années. « L’augmentation » de ces dépenses militaires tient avant tout à leur développement économique. C’est ce formidable développement économique de l’Asie qui pousse aujourd’hui ces pays à accroître leurs dépenses militaires, mais qui restent en réalité limitées. Ce n’est pas forcément rassurant, puisque cela indique justement qu’il y a des marges de progression forte, notamment en Chine, pour augmenter les budgets militaires.

Sur la question économique en Europe, les investissements économiques de la Chine en Europe sont en train de s’effondrer. Ils sont passés de 37 milliards en 2016 à 17 milliards en 2018 pour de nombreuses raisons. On met souvent en avant le nouveau mécanisme de « screening », de surveillance des investissements étrangers en Europe. Ce n’est pas la raison principale. Il a été adoptés bien tardivement. Ce sont avant tout de nouvelles régulations en Chine de limitation de fuite des capitaux qui expliquent cette baisse des investissements.

Sur les effectifs à l’horizon 2050, en réalité, l’armée chinoise est bien moins dotée aujourd’hui en termes d’effectifs qu’il y a trente ans. Ce à quoi nous assistons n’est pas un accroissement des effectifs, mais une réduction des effectifs. L’idée est de faire en sorte que l’armée soit non seulement mieux financée, mais que ce financement soit plus efficace, non seulement que les militaires soient mieux formés, mais que les équipements se développent. La part des équipements dans le budget militaire chinois ne cesse d’augmenter.

La zone indo-pacifique est le concept relativement mis en avant, vous l’avez sûrement vu, dans la stratégie de sécurité française en indo-pacifique qui avait été publiée fin mai, avant la visite de la ministre, Mme Florence Parly, à Singapour pour le Shangri-La. Cette question de sécurité maritime est fondamentale. Elle permet à la France de se légitimer. Il y a plus de 1,6 million de Français qui vivent dans des territoires français dans la région et des centaines de milliers de ressortissants à l’étranger. C’est aussi un moteur important de coopération avec l’Inde, l’Australie, le Japon, l’Indonésie ou encore avec Singapour. Il est très important pour la France de continuer ces coopérations pour étudier ce que peut faire la Chine dans la région.

Au sujet de l’intégration civilo-militaire : la France est-elle préparée ? Un des acteurs majeurs en France sera le secrétariat général pour la défense et la sécurité nationale (SGDSN). La question chinoise n’a pas été la priorité de ces dernières années au sein du secrétariat général. La Chine doit devenir la priorité du SGDSN le plus rapidement possible afin de faire face à cette intégration civilo-militaire, non seulement très rapide, mais aussi à celle des capacités chinoises. Plus largement, la question des coopérations techniques, industrielles et scientifiques avec la Chine est de plus en plus importante.

Mme Alice Ekman. Les ambitions territoriales de la Chine suivent une hiérarchie géographique. Les priorités pour la Chine sont : Hong Kong, compte tenu des troubles qui devraient durer, et Taïwan, parce qu’il est perçu comme une anomalie à corriger. En revanche, la mer de Chine du Sud et la péninsule coréenne sont des questions d’environnement géographique. Il y a aussi bien sûr des questions historiques, mais il s’agit de projection d’influence. Taïwan est une erreur à corriger, nous n’avons pas de calendrier officiel donné, mais au plus tard pour 2050.

Oui, la Chine essaie d’être active sur tous les points de tension dans la région. Non, il y a une hiérarchie très claire. Sur Hong Kong et Taïwan, elle sera intransigeante, quelles que soient les positions des uns et des autres. Elle considère que ce sont des questions strictement intérieures et que toutes positions extérieures sont des « forces occidentales hostiles » qui tentent de manipuler la Chine de l’intérieur. D’ailleurs, c’est aussi comme cela que Hong Kong est perçu : comme le résultat des manipulations d’agents extérieurs étrangers. On se rapproche parfois des théories du complot dans les déclarations du porte-parole du ministère des Affaires étrangères ou de la presse chinoise.

L’IA est une question très importante. Depuis longtemps déjà, la Chine investit dans ce secteur. Plus largement, elle a investi auparavant dans le big data et l’analyse des données agrégées à des fins de surveillance, de gouvernance, mais aussi de maintien au pouvoir. La Chine a un temps d’avance. Elle suit de manière très fine l’évolution des tendances d’opinion à partir de ces données. Aujourd’hui, elle investit beaucoup dans les « smart cities », les villes intelligentes. Un certain nombre d’entreprises qui sont au cœur de ce projet accusent le coup des sanctions prises par l’administration américaine puisque Trump a listé Huawei, mais aussi d’autres entreprises telles que Hikvision, Dahua, Megvii, soit toutes les entreprises qui sont au cœur de ce projet chinois intégré de ville intelligente de demain. La Chine va doubler ses investissements en la matière pour être moins dépendante des technologies étrangères. À terme, elle sera capable de proposer un « package » totalement autonome, à la fois dans le domaine des données agrégées, mais aussi des « smart cities ». Si nous anticipons un découplage, il y aura alors deux types de villes, deux types de gestion urbaine, deux types de surveillance en fonction du fournisseur, mais il n’y aura plus de compatibilité possible. C’est l’un ou l’autre. En Europe, il y a une certaine résistance concernant les technologies de surveillance, mais c’est beaucoup moins le cas dans certains pays d’Afrique, y compris au Maghreb. Nous avons vraiment ce potentiel de découplage à terme.

Sur la question satellitaire, il faut quand même citer le cas de Beidou, le système satellitaire chinois, qui a vocation à être une alternative au GPS et progressivement une référence pour le monde. La Chine promeut son système satellitaire dans le cadre des nouvelles routes de la soie et espère qu’un nombre croissant de pays utilisera cette infrastructure. De manière générale, pour la Chine, les nouvelles routes de la soie sont un cadre qui lui permettra à terme d’être moins dépendante des infrastructures étrangères. Elle considère que jusqu’à présent, elle est trop dépendante des infrastructures portuaires, aéroportuaires, ferroviaires et routières gérées par d’autres entreprises étrangères, qu’il est temps d’avoir davantage d’influence et une capacité de supervision y compris sur les systèmes logistiques des ports. La Chine n’investit pas uniquement dans une quinzaine de ports de la Méditerranée. Elle investit également dans les services logistiques, les services de traitement des marchandises, d’acheminement, etc. Les nouvelles routes de la soie sont une étiquette très large, il y a beaucoup de communication autour, mais c’est une façon pour la Chine de mieux gérer la mondialisation, de mieux superviser les flux de marchandises, mais aussi les flux de données et de personnes. Des accords douaniers commencent à être signés entre des pays frontaliers. La Chine a créé des tribunaux d’arbitrage commerciaux pour gérer des différends. Ces tribunaux ne font pas encore référence. La Chine espère pouvoir à la fois acheminer, mais aussi gérer toute la chaîne de déplacement de flux, de personnes, de données. C’est une vocation de très long terme.

La Chine considère que l’élection de Donald Trump est une opportunité à la fois en termes de gouvernance mondiale, pas uniquement de présence en Asie-Pacifique, avec la question de l’Alliance qui pose des problèmes et certains alliés qui se posent des questions sur sa fiabilité et sur son coût, au moment où Donald Trump appelle à partager ses dépenses, mais aussi sur le vide laissé dans les institutions unilatérales. La Chine joue beaucoup, notamment dans son rapport avec des acteurs européens, sur les éventuels points de tension partagés, comme le retrait des États-Unis de l’accord sur le climat, le retrait de l’accord nucléaire iranien, l’approche générale de Donald Trump vis-à-vis du multilatéralisme, pour encourager une coopération avec elle. À Bruxelles, nous voyons une dynamique se dégager. Certains pays européens ont une position très volatile vis-à-vis de la Chine, mais la tendance globale est à davantage de coopération, de coordination. La politique étrangère chinoise a encouragé la réflexion stratégique dans certains États membres et à Bruxelles, parce que quand un pays réfléchit de manière aussi stratégique, cela amène d’autres pays à le faire.

Comment la France est-elle perçue par la Chine ? Les dirigeants chinois sont conscients que le président Macron est ambitieux, qu’il a aussi une capacité d’entraînement en Europe, qu’il voudrait faire des choses au niveau européen. Ils sont conscients que traditionnellement, la France siège au Conseil de sécurité permanent de l’ONU, qu’elle a une volonté de jouer la carte du multilatéralisme. C’est un peu troublant pour la Chine. C’est un marché important. Souvent, on dit que la France n’a pas de poids vis-à-vis de la Chine, mais cette dernière prend en compte cette capacité d’entraînement de la France. Cette capacité a du poids. La Chine aimerait jouer un rapprochement vis-à-vis de l’Europe pour modifier les rapports de force internationaux et isoler davantage les États-Unis. Nous pourrions même nous demander si ce n’est pas à l’approche du département du front uni qui existe toujours à Pékin et Xi Jinping qui fait référence au front uni, c’est-à-dire : « pour mieux isoler l’ennemi principal, on se rapproche des zones grises pour isoler cet ennemi ». Bien sûr, c’est de la géostratégie diluée, mais aujourd’hui, la Chine voit la France et l’Europe comme utiles pour restructurer l’ordre mondial, mais aussi en Afrique pour partager des expériences et une présence que la Chine essaie de développer, mais elle manque d’expérience, de connaissances linguistiques, culturelles, géographiques et géostratégiques de certaines régions, y compris de l’Afrique francophone.

Mme la vice-présidente Patricia Mirallès. Nous pouvons applaudir nos intervenants. Nous pourrions y passer encore deux heures sans parvenir à satisfaire toutes nos questions sur ce sujet. Merci, mes chers collègues.

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La séance est levée à onze heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Louis Aliot, M. Jean-Philippe Ardouin, M. Didier Baichère, M. Xavier Batut, M. Stéphane Baudu, M. Thibault Bazin, M. Olivier Becht, M. Christophe Blanchet, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Luc Carvounas, M. Philippe Chalumeau, M. André Chassaigne, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec Becot, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Laurent Furst, M. Claude de Ganay, M. Thomas Gassilloud, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, M. Stanislas Guerini, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Fabien Lainé, M. Didier Le Gac, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, Mme Monica Michel, Mme Patricia Mirallès, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, M. Gwendal Rouillard, M. Thierry Solère, Mme Laurence Trastour-Isnart, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Pierre Venteau, M. Patrice Verchère, M. Charles de la Verpillière

Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Sylvain Brial, M. Alexis Corbière, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Richard Ferrand, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Pascale Fontenel-Personne, M. Benjamin Griveaux, M. Christian Jacob, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, Mme Anissa Khedher, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Gilles Le Gendre, M. Christophe Lejeune, M. Franck Marlin, M. Philippe Michel‑Kleisbauer, M. Jean-François Parigi, M. Joaquim Pueyo, M. Bernard Reynès, M. Stéphane Travert, M. Stéphane Trompille

Assistait également à la réunion. - M. Dino Cinieri