Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, à huis clos, du général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre, portant sur la nouvelle vision stratégique de l’armée de Terre.

 


Mercredi
17 juin 2020

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 61

session ordinaire de 2019-2020

Présidence de
Mme Françoise Dumas,
présidente

 


  1  

La séance est ouverte à onze heures.

Mme la présidente Françoise Dumas. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir le général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre.

Général, il s’agit pour vous de nous présenter votre vision stratégique pour l’armée de Terre, dont le titre, « Supériorité opérationnelle 2030 » souligne l’ambition de contenu et de durée. Ce document a été distribué à nos collègues.

Vous étiez venu le 6 mai dernier afin d’exposer l’action de l’armée de Terre dans la crise sanitaire, en détaillant la contribution de nos soldats engagés dans l’opération Résilience en métropole et outre-mer.

À cette occasion, vous avez rappelé le fort engagement de notre armée de Terre sur les théâtres d’opérations extérieurs, en particulier au Sahel, en évoquant un contexte stratégique toujours aussi incertain et un monde dangereux où un conflit majeur aux champs d’application multiples n’est pas improbable.

Vous nous disiez également que les enseignements tirés de la crise sanitaire confortaient les orientations de votre plan stratégique en soulignant l’impérieuse nécessité de bien préparer nos soldats à l’émergence de conflits plus durs, conduits dans des champs nouveaux comme les champs immatériels, et le besoin de disposer d’un modèle d’armée fondé sur un large spectre de capacités pour faire face aux défis sécuritaires futurs et garantir notre souveraineté.

Nous aimerions connaître votre analyse du contexte sécuritaire et géopolitique actuel et à venir, et les évolutions que vous envisagez pour un modèle d’armée de Terre que votre prédécesseur jugeait arrivé à maturité après la professionnalisation des années 1990.

Nous serons particulièrement attentifs à la mobilisation des ressources humaines et capacitaires, aux enjeux majeurs que constituent la préparation opérationnelle de nos forces, l’intégration de la jeunesse au service de la Nation, ainsi qu’à des projets aussi structurants que le programme Scorpion ou la mise en œuvre du char franco-allemand.

Nous serons d’autant plus attentifs aux orientations de votre plan stratégique qu’il s’inscrit dans le contexte de l’actualisation de la loi de programmation militaire prévue en 2021, où les choix stratégiques capacitaires et en termes de ressources humaines devront être réaffirmés, voire renforcés.

M. le général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre. Madame la Présidente, Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de me donner, aujourd’hui, l’opportunité de présenter la vision stratégique de l’armée de Terre.  Lors de ma dernière audition, je concluais en rappelant un des effets de la crise COVID qui est le risque d’un champ de vision étroit qui nous amène à détourner le regard du reste du monde. Nous venons de vivre une crise sanitaire qui a stoppé l’activité économique mais qui n’a pas gelé les tensions internationales. La prochaine crise pourrait tout à fait être sécuritaire, voire militaire.

Ces crises indiquent par ailleurs que nos prochains conflits pourraient être assez différents de nos opérations actuelles. Ils seront probablement de plus grande ampleur. Ils seront en tout cas plus exigeants et sûrement plus lourds de conséquences.

Je fais également le constat que nous ne sommes pas suffisamment préparés à ce type de conflits. C’est la raison pour laquelle, il nous faut durcir l’armée de Terre pour qu’elle soit capable de faire face à des conflits encore plus difficiles que nos engagements actuels, déjà bien éprouvants. C’est cette idée qui a motivé les travaux de la vision stratégique initiés l’été dernier.

Je vais maintenant vous en présenter les grands axes : tout d’abord « pourquoi une vision stratégique ? », je parlerai ensuite de mon ambition pour l’armée de Terre avant d’évoquer la manœuvre, le plan que j’envisage pour atteindre cette ambition.

Le point de départ des travaux sur la vision stratégique est le constat du retour des rapports de forces et de l’évolution de la conflictualité. Nous redécouvrons que le rapport de force est à nouveau un mode de relation entre Etats et qu’il est de plus en plus fréquemment utilisé. Les pays aux portes mêmes de l’Europe se militarisent à grande vitesse. Ainsi, la France déploie actuellement un peu plus de 5 000 hommes engagés au Mali, à la demande de l’Etat malien. En comparaison, en octobre 2019, la Turquie a conduit une opération en Syrie, sur un front de 300 km pendant une vingtaine de jours. L’objectif était de constituer un glacis. Elle a déployé 80 000 hommes avec du matériel moderne comme des chars Léopard et des drones de combat.

Le risque, c’est la tentation du possible. La puissance militaire rend possible l’ambition de dominer politiquement et militairement son environnement. Et en particulier si, en face, la capacité de riposte est faible.

Les conflits se durcissent et nos compétiteurs sont très habiles ! De plus en plus de pays agissent juste sous le seuil du conflit ouvert avec des actions non revendiquées : attaques cyber, opérations d’influence et de manipulation de l’opinion publique, des domaines où l’attribution de l’attaque est difficile. Ils n’hésitent plus à déployer leurs forces, à tester parfois brutalement, à intimider.

Plusieurs facteurs amplifient considérablement le risque de conflits de haute intensité : ils sont politiques, technologiques et informationnels.

Il y a d’abord l’affaiblissement du multilatéralisme. Les frontières sont violées sans états d’âme. L’illégalité internationale devient acceptable, sinon la norme. Avant, les résolutions de l’ONU atténuaient les tensions entre Etats. Ce n’est plus le cas et c’est regrettable.

Il y a ensuite la concurrence et la prolifération technologique. Notre supériorité technologique est contestée dans différents domaines.

Il y a enfin le champ informationnel qui devient un espace d’influence et d’affrontement à part entière, systématiquement utilisé. C’est probablement la plus grosse rupture. C’est un domaine où nous ne sommes pas en position de force face à des compétiteurs de plus en plus désinhibés.

Les émotions sont aujourd’hui plus instrumentalisées que jamais. Avec quelques images ou quelques mails piratés, il est aujourd’hui possible de faire basculer une opinion nationale voire internationale, de semer le désordre dans la rue et dans les esprits.

Le bon exemple de ce durcissement des conflits est probablement la Libye, à un peu plus de 2 000 Km de nos plages. Il y a deux ans, nous assistions à des affrontements à la Kalashnikov entre milices armées. Aujourd’hui, c’est une vraie guerre, dans tous les champs de la conflictualité : internationalisation du conflit, embargo maritime, blindés, frappes en boucle courte, utilisation de drones et d’avions de combat, menace anti-aérienne, actions cyber, guerre informationnelle, etc. Cette guerre préfigure peut-être celles que nous devons préparer.

De ces constats, je tire plusieurs conclusions.

La première conclusion est que nous arrivons peut-être à la fin d’un cycle de la conflictualité qui a duré 20 ans où l’effort de nos armées s’est concentré sur le combat contre le terrorisme militarisé. Dans nos opérations actuelles, nous sommes dans une sorte de confort opérationnel : pas de menace aérienne, pas de menace de missiles longue portée, pas de brouillage… Mais n’allons pas dire à nos soldats que leurs engagements ne sont pas difficiles, ils restent très durs. Nous apprenons beaucoup dans ces conflits mais il faut constater que notre modèle d’armée s’est essentiellement organisé autour d’un type très particulier d’opérations. Il nous faut réapprendre la grammaire de la guerre de haute intensité.

La deuxième conclusion est que le risque d’escalade militaire est très élevé. Le moindre incident peut très facilement dégénérer. Toutes les pièces des crises militaires futures sont en place, il ne manque peut-être que le déclencheur. Dans ce contexte, il faut se poser la question du type d’armée de Terre qu’il faut pour notre pays. Mon ambition, ma mission est que la France dispose d’une armée de Terre durcie, prête à faire face aux chocs les plus rudes.

Qu’est-ce que j’entends par « une armée de Terre durcie » ? C’est tout d’abord une armée de Terre prête au combat, sur court préavis. Vous allez me dire que c’est ce que l’on fait déjà. Mais aujourd’hui, c’est un petit morceau d’armée de Terre qui est prête. Nous devons être capables de déployer un volume de forces significatif beaucoup plus rapidement que ce que nous sommes capables de faire actuellement. En cas d’escalade armée, nous n’aurons pas six mois pour nous préparer. Une Nation prête au combat sera capable de dissuader ses potentiels adversaires. Ce ne sera pas le cas d’une Nation mal préparée qui suscitera les convoitises.

Une armée de Terre durcie, c’est ensuite une armée de Terre puissante, entraînée et adaptée aux nouvelles menaces. Pour éviter d’être contournés par nos adversaires dans un segment où nous ne sommes pas présents, le meilleur moyen est de conserver un modèle d’armée complet, suffisamment dissuasif. Il nous faut aussi durcir nos capacités pour agir même si les milieux sont contestés. Au Sahel, la menace aérienne est inexistante et la menace roquette est assez faible. Il nous faut donc réapprendre à manœuvrer dans des environnements toujours plus hostiles, face à des capacités de déni d’accès comme les missiles de longue portée, nous empêchant de bénéficier en permanence des appuis interarmées. Nous devons mieux prendre en compte les menaces dans la profondeur.

Pour être puissants, il faut également mieux combiner nos effets : les effets physiques au travers des actions de combat mais également les effets immatériels comme le brouillage ou la déception. La guerre peut être gagnée sur le terrain mais perdue dans le champ des perceptions. La guerre peut être perdue sans avoir livré bataille parce que nous n’aurons peut-être même pas été capables de décider de livrer bataille. Notre entrainement doit donc se recentrer sur la haute intensité et il nous faut, pour cela, retrouver des marges. Je l’évoque juste après.

Une armée de Terre durcie, c’est enfin une armée de Terre résiliente. Il nous faut de l’épaisseur. Nous devons disposer d’une organisation territoriale robuste, de soutiens communs adaptés aux forces opérationnelles, de moyens redondants et de stocks. Nous ne devons pas perdre la guerre avant de l’avoir livrée parce que l’on sait que nos stocks de munitions sont insuffisants !

Cette armée de Terre prête d’emblée, puissante et résiliente, il faut l’inscrire dans un nouveau concept d’emploi des forces terrestres que nous sommes en train d’écrire. Mon objectif est d’être capable de proposer au chef d’état-major des armées une nouvelle offre terrestre qui soit pleinement adaptée aux conflits qui s’annoncent. Car soyez bien sûrs que la composante terrestre continuera d’occuper une place centrale. Les crises se dénouent toujours au sol et c’est au sol que s’affrontent les ultimes volontés ! L’armée de Terre, c’est aussi le maillage du territoire et la capacité de protéger et soutenir très vite les Français si la situation le nécessite.

 

 

Pour atteindre cette ambition d’armée de Terre durcie, mon intention est de rehausser le niveau d’exigence de notre préparation opérationnelle. Je vous invite à regarder le schéma de champ de bataille qui vous a été envoyé avec ses quatre grands axes qui illustrent les quatre grands objectifs stratégiques de la vision stratégique. Ces axes concernent nos hommes, nos capacités, notre entrainement et la simplification de notre fonctionnement.

Pour atteindre ces objectifs, j’ai lancé 12 projets. Certains seront rapides à réaliser, d’autres moins. J’en développerai quelques-uns.

Mon premier objectif stratégique est de préparer nos soldats à des engagements encore plus difficiles. Nous pourrons avoir les matériels les plus modernes au monde, ils ne nous permettront de gagner que s’ils sont servis par des soldats aguerris et donc suffisamment entraînés. C’est la raison pour laquelle nos hommes et nos femmes restent ma priorité. J’estime que leur niveau est bon mais qu’il faut davantage préparer les esprits à des engagements difficiles. Il nous faut rehausser le niveau de préparation de nos officiers et de nos sous-officiers. Il faut aussi renforcer l’exigence de la formation de nos militaires du rang. Nos jeunes doivent trouver dans l’armée ce pour quoi ils se sont engagés : le dépassement de soi, l’aventure… C’est dans cet esprit que j’ai souhaité réécrire le Code d’honneur du soldat dont vous avez été destinataires. C’est un code avec 10 articles, écrit à la première personne. Il rappelle nos vertus militaires et engage chacun de nos soldats vis-à-vis de leurs camarades, de leur chef et de leur pays.

Je veux également renforcer nos capacités de formation technique. Nous avons le projet de créer une Ecole technique parce que nous avons de plus en plus besoin de sous-officiers très qualifiés pour assurer des fonctions techniques et d’encadrement. Nos formations doivent être mieux adaptées. Cette école permettrait à des jeunes de 16-17 ans qui ont un goût pour la technique, de s’acculturer progressivement à la vie militaire et de bénéficier d’une formation reconnue. Ce projet illustre assez bien l’idée « d’escalier social » qui fait partie de l’identité de l’armée de Terre.

Nous avons également besoin d’une réserve plus entraînée et plus employable. Elle est essentielle pour regagner cette épaisseur dont nous avons besoin en combinant l’action de nos unités d’active et de réserve.

Je termine avec nos blessés. Nous avons le projet de créer une structure qui doit leur permettre de mieux se réinsérer dans la vie professionnelle.

Pour durcir l’armée de Terre, il nous faut ensuite des capacités essentielles. C’est mon deuxième objectif stratégique. J’ai besoin de temps, de matériels modernes et disponibles et de munitions pour l’entraînement. J’étudie tout d’abord la réorganisation de la gestion de nos parcs de véhicules pour redonner aux régiments les moyens de s’entraîner en garnison et donc leur redonner du temps de préparation. Concernant la modernisation de nos matériels, je milite pour que nous trouvions le plus juste équilibre technologique pour assurer notre supériorité opérationnelle. Il faut bien sûr éviter le décrochage avec nos potentiels adversaires. Ce qui impose de nous projeter à 10, 20 ans et d’identifier les futures menaces qu’il nous faudra parer. Les essaims de drones et les missiles hyper-véloces ne sont plus de la science-fiction ! Mais il faut aussi avoir de la masse et veiller à ce que les coûts de possession de nos matériels n’explosent pas ! Une formule 1 se construit à l’unité. Elle permet de gagner la course mais elle ne permet pas de gagner la guerre ! L’équation n’est pas simple entre masse et technologie mais les premiers retours que nous avons de l’expérimentation du Griffon par le 3e RIMa sont bons et me confortent dans l’idée que la transformation Scorpion apportera une vraie plus-value tactique à nos unités.

Sur le plus long terme, il nous faut entamer la modernisation du segment lourd, celui de nos brigades blindées tout en assurant la pérennité des capacités actuelles. Le programme principal sera le MGCS qui sera le système de chars de combat franco-allemand qui remplacera le Leclerc et le Léopard 2 à horizon 2035.

Mon troisième objectif stratégique est l’entraînement qui doit être centré sur l’engagement majeur. Ma préoccupation est que nous sommes une armée de Terre très employée mais entraînée pour un segment bien particulier. Nous sommes comparables à des sportifs qui s’entraînent la veille de la compétition. Notre niveau est bon parce que nous participons à beaucoup de compétitions avec des concurrents le plus souvent à notre portée. Nous devons maintenant nous préparer à affronter des poids lourds de haut niveau, sans préavis de préparation. Nous devons donc savoir manœuvrer dans la profondeur, dans un environnement hostile en exploitant au mieux tout le potentiel du combat Scorpion. Ce serait une faute que de ne pas aller au bout de ce que permettent ces matériels. Il nous faut de nouveaux exercices et de nouveaux entraînements, mieux adaptés aux guerres de demain : brouillage, déception, travail en mode dégradé des PC. Nous évaluerons cette préparation au conflit de haute intensité dans un exercice majeur de niveau division dans les années qui viennent. Un exercice majeur, associé à une bonne communication stratégique, c’est aussi une manière de dissuader nos adversaires !

Mon dernier objectif stratégique est celui de la simplification. Aujourd’hui, notre fonctionnement est devenu compliqué avec l’accumulation de normes et de directives multiples. Tout se cristallise au niveau du régiment avec des chefs de corps qui sont au bout de l’entonnoir de différentes chaînes fonctionnelles. Nous n’avons plus une chaîne de commandement, nous avons souvent des chaînes de commandement. Je ne veux pas une simple revue de nos processus et de nos procédures. Je veux initier un changement d’état d’esprit. Nous sommes victimes d’un mode de fonctionnement qui paralyse les bonnes volontés et la prise de risque calculée. Je veux que chacun soit responsabilisé à son niveau. Faisons confiance à nos subordonnés. Ils sont choisis, formés, contrôlés. Apprenons à nos chefs à exercer la subsidiarité.

Il y a donc un projet de simplification de l’armée de Terre. L’objectif, c’est d’aboutir à des solutions pragmatiques qui facilitent la vie de nos formations et libèrent du temps à consacrer au durcissement de notre préparation opérationnelle. Ce ne sera pas simple, j’aborde donc ce projet avec beaucoup d’humilité mais aussi beaucoup de détermination.

Vous l’avez compris, cette vision stratégique est une opération dans la durée. Tout ne sera pas réalisé dans les 6 mois à venir et les défis à relever sont nombreux. L’armée de Terre n’a pas tous les leviers pour les relever mais elle en a un pour lequel j’accorde beaucoup d’importance : la qualité de notre chaîne de commandement dont je vous ai parlé lors de ma précédente audition. C’est la chaîne de commandement qui va permette d’atteindre les objectifs de la vision stratégique. Mais la clef du succès est aussi chez vous et j’aurais besoin de votre appui ! Vous avez contribué à l’obtention de la LPM de réparation et de modernisation. Je sais pouvoir compter sur vous pour permettre à l’armée de Terre d’exploiter au mieux les ressources qui lui sont données.

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous veillerons à ce que la LPM continue à s’appliquer. Rien ne remettra en question ses fondements, son utilité ou sa pertinence au regard de ce que nous venons de vivre, et nous serons à vos côtés pour réfléchir aux améliorations possibles.

Mme Sereine Mauborgne. Je salue l’engagement sans faille de nos forces pour le maintien de la préparation opérationnelle, l’opération Sentinelle et les opérations extérieures. Je veux aussi saluer la rapidité de mobilisation de l’opération Résilience. En PACA, elle s’emploie au transport de balles de tissu pour fabriquer des sur-blouses pour les EHPAD et les professionnels de santé.

Je souhaite vous interroger sur le maintien en condition opérationnelle (MCO). Quels seront les effets de la crise sur le suivi industriel ? Le plan de relance par la commande publique proposée par la ministre n’a pas réellement privilégié l’armée de Terre. Quel bénéfice en tirerez-vous ?

M. Jean-Louis Thiériot. Notre commission ayant pour mission de vous fournir les moyens d’assurer notre défense, ce plan stratégique s’insère-t-il dans la LPM ou conviendra-t-il d’augmenter les financements à l’occasion de la clause de revoyure prévue en 2021 ? L’industrie de défense a un rôle à jouer dans le plan de relance. Quels trous capacitaires avez-vous identifiés, sur quoi faut-il mettre l’accent pour aller plus vite et plus fort ?

Concernant les stocks de munitions, l’efficacité de nos armées et de la dissuasion peut-elle être améliorée en remplaçant la logique de flux par une logique de stock ? L’industrie française est-elle capable de les produire ou serons-nous obligés de faire appel à des fournisseurs étrangers ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. Les soldats de notre armée de Terre sont sa plus grande richesse. Vous entendez faire preuve à l’égard de nos soldats d’une considération à la hauteur de leur engagement et de leur sacrifice, ce qui passe par un bon traitement en termes de rémunération, de soutien aux blessés et d’infrastructures. J’y ajouterai l’équipement du soldat, en particulier l’équipement à hauteur d’homme, dont on sait l’importance pour le moral et l’attractivité de nos armées. Estimez-vous conforme à la nouvelle mission stratégique de l’armée de Terre la dotation de nos soldats en matière de petit équipement ?

M. Jean-Christophe Lagarde. En présence de conflits de forte intensité et de plus longue durée, comment entendez-vous articuler votre vision stratégique avec notre capacité de production ? On ne construit pas plus de dix camions équipés d’un système d’artillerie (CAESAR) par an, et ils s’usent rapidement. Cela vaut pour d’autres matériels. Une révision est-elle souhaitable l’occasion de la revoyure de la LPM ?

Bien que les moyennes ou grandes collectivités aient un correspondant défense, elles sont rarement l’objet de propositions de reclassement de militaires. Pourtant, je suis persuadé que nombre de maires en France aimeraient en compter parmi leurs fonctionnaires.

La Turquie, censément membre de l’OTAN, s’implante en Libye avec des moyens militaires comparables aux nôtres. Dans votre vision stratégique, la préparation de l’armée de Terre prévoit-elle cet exercice inédit – puisque le mot est à la mode – que serait une confrontation avec un allié en Libye ou en Tunisie ?

M. Jean Lassalle. Merci, mon général, pour cet exposé clair et lucide, tout à la fois réaliste et effrayant. Comment lever sans attendre les freins administratifs qui pourraient vous paralyser aux moments clés ? Au-delà du combat, notre armée ne pourrait-elle être également formée à l’engagement d’actions non violentes de conviction, de nature à sidérer l’adversaire ?

Mme Sabine Thillaye. De plus en plus de matériels russes, chinois ou turcs, tels que des drones turcs en Libye, se retrouvent sur les théâtres d’opérations. Face à ce déploiement de technologies nouvelles, les États-Unis s’orientent vers la robotisation de leurs armées au moyen de systèmes autonomes ou d’arsenaux Terrestres automatisés qui risquent de laisser démunis les soldats des armées les moins équipées. Comment l’armée de Terre se prépare-t-elle à cette autonomisation en termes de doctrine d’emploi et de recherche ? Compte tenu des retards de livraison liés à la crise sanitaire, le déploiement d’un premier groupement tactique interarmes (GTIA) incluant la palette du programme SCORPION, annoncé pour 2021, est-il toujours prévu ?

M. Thomas Gassilloud. Le terme de « dissuasion » est devenu rare dans le vocabulaire de l’armée de Terre, puisque depuis le retrait des missiles Hadès, celle-ci ne dispose plus de force nucléaire. Cependant, vous avez dit : « Une armée prête au combat est capable de dissuader ses adversaires potentiels ». Quel est le rôle de l’armée de Terre dans cette dissuasion non nucléaire ?

La guerre de l’information est un autre champ inhabituel, mais l’adversaire pourrait chercher à contourner la force en remportant la bataille de l’information. Quel est le rôle de l’armée de Terre dans le champ informationnel à l’horizon 2030 ?

Enfin, mon collègue Jean-Charles Larsonneur, retenu dans une autre réunion, souhaite poser la question suivante : votre vision stratégique prend-elle en compte le besoin d’intégration interarmées et international révélé par la guerre de haute intensité ?

M. André Chassaigne. La guerre hors limites va supplanter la guerre traditionnelle et la paix ne pourra plus se réduire à un désarmement multilatéral. Nous avons davantage besoin de recherche et développement. Confier 40 % des activités industrielles de maintenance à l’industrie privée aurait dû conduire à régénérer davantage d’engins. En 2019, 1 260 engins ont été rénovés, l’objectif étant de 1 800 en 2024. Par ailleurs, il était question d’intégrer dès la conception des matériels des capteurs intelligents capables de fournir un état de santé en temps réel. Quel est le bilan de la transformation du MCO Terre ?

M. le général Thierry Burkhard. Madame la députée Mauborgne, le MCO est un enjeu majeur. Disposer de matériels de haute technologie sans avoir la capacité de les maintenir en condition opérationnelle serait un non-sens. L’objectif est que la maintenance soit confiée pour 40 % à l’industrie privée, les 60 % restants étant répartis entre du MCO opérationnel, c’est-à-dire projetable, et du MCO étatique. Cet objectif est presque atteint. Attention toutefois au chant des sirènes du « tout privé », qui a montré ses limites lors de la crise sanitaire. Par exemple, certains de nos véhicules tactiques, dont le MCO est confié à 100% à des concessionnaires privés, n’ont pas pu être réparés pendant deux mois en raison de l’arrêt de l’activité de ces mêmes concessionnaires. L’entretien des 60 % confiés à la partie opérationnelle et à l’industrie étatique a été efficace, au point que le taux de disponibilité technique opérationnelle est aujourd’hui plus élevé qu’au début de la crise. Nos mécaniciens militaires ont poursuivi le travail en puisant dans nos faibles réserves de pièces et nous arrivons à la fin de ces stocks : il faut les re-compléter au plus vite auprès des industriels. C’est finalement maintenant que se joue la continuité du MCO et donc notre capacité de réaction en cas de nouvelle crise. De manière plus générale, cette crise nous apprend qu’il ne faut pas seulement viser l’efficience et qu’en cas de crise l’efficacité doit demeurer pour maintenir une capacité opérationnelle. Ainsi, à l’avenir, il faudra faire de la résilience un impératif premier, à combiner à celui de l’efficience. Le niveau d’efficience du temps de paix doit garantir la résilience du temps de crise.

Je comprends très bien que l’effort du plan de relance concerne avant tout le secteur aéronautique. Quand le secteur aéronautique est favorisé, j’en bénéficie aussi. L’armée de Terre agit en permanence dans un contexte interarmées : les MRTT, en plus de remplir leur office de ravitailleurs, peuvent transporter des troupes. Pour autant, l’armée de Terre a des besoins aéronautiques qui doivent être pris en compte. Les hélicoptères que nous avons malheureusement perdus lors des dernières opérations doivent être remplacés et quinze Caïman doivent être livrés. Dans le plan de relance, il serait également possible d’améliorer le maintien en condition opérationnelle des hélicoptères, afin d’augmenter le nombre d’heures de vol de nos pilotes et d’augmenter les stocks de pièces. Il y a également des capacités vétustes dans le domaine aéronautique qu’il est essentiel de remplacer telles que le radar d’approche SPARTIATE (système polyvalent d’atterrissage de recueil de télécommunication et de l’identification de l’altitude) qui arrive en fin de vie. Ce radar permet à l’aviation légère de l’armée de Terre (ALAT) de déployer ses hélicoptères en dehors de toutes plateformes aéronautiques et de coordonner les mouvements de plusieurs escadrilles d’hélicoptères qui manœuvrent de concert.

Monsieur le député Chassaigne qui avait une question sur le MCO, des capteurs intelligents sont en effet expérimentés sur nos véhicules, non seulement pour améliorer la maintenance prédictive et anticiper le remplacement de pièces, mais aussi pour permettre aux industriels de concevoir des matériels plus résistants en opération.

Concernant votre question sur la guerre hors limites, la complexité grandissante des conflits, milite pour mettre en place et consolider des chaines de commandement réactives et en permanence adaptées à la situation et aux caractéristiques du théâtre d’opération.

Monsieur le député Thiériot, je serais fautif si j’avais élaboré une vision stratégique qui ne tienne pas dans la LPM. Mais dans cette enveloppe de la LPM, mon souci est de trouver les moyens nécessaires à l’entraînement. Ils ont sans doute été insuffisamment identifiés car je constate que les contraintes de maintenance se renforcent. Grâce à la verticalisation de la maintenance aéronautique, je serai mieux soutenu ; reste que pour l’instant, cela me coûte plus cher, et je n’ai guère d’autres solutions que de rogner les moyens prévus pour l’entraînement. Le prix des munitions et du MCO augmente également à un rythme soutenu qui met sous forte tension notre budget.

Concernant les trous capacitaires, en début de LPM, nous avons taillé les capacités de l’armée de Terre au plus juste en combinant la logique de réparation et de modernisation. Pour autant, nous sommes bien conscients que quelques fragilités demeurent comme dans le domaine du franchissement ou de la défense sol-air. Mais surtout, nous sommes confrontés à certaines menaces grandissantes. Des trous capacitaires apparaissent, c’est par exemple le cas de la lutte anti-drones.

Monsieur le député Cubertafon, nous sommes sous dotés en infrastructures. Nos soldats ont le droit d’être bien logés et le plan hébergement s’efforce d’y remédier. Ils sont capables de dormir dehors, sous la pluie, avec juste un poncho, mais de retour au quartier, ils ont droit à une douche chaude et à des chambres en bon état. C’est un élément de fidélisation déterminant. Ils ne demandent pas de palace mais, comme vous l’avez vu en visitant certains sites, nous sommes parfois bien en dessous de ce que nous devons à nos soldats.

Vous avez raison, le petit équipement est tout autant capital pour le soldat qui vit avec ce qu’il a sur lui. Certes, il faut cinq ans pour équiper toute l’armée de Terre du nouveau treillis, mais pour le casque, le gilet pare-balles, et l’armement, les soldats reconnaissent que nous avons beaucoup progressé. Pour les petits équipements un peu sophistiqués tels que les jumelles de vision nocturne, les radios, les casques antibruit ou les casques de transmission, il faudra aller un peu au-delà, au bénéfice du soldat mais également de l’efficacité opérationnelle.

Monsieur le député Lagarde, vous m’interrogez sur notre ambition de faire face à des conflits de haute intensité en citant l’exemple du CAESAR. Cela rejoint ce que je viens de dire sur la réparation : tous les problèmes ne peuvent pas être réglés en une seule LPM mais la LPM en cours nous engage sur la bonne voie. A l’avenir, je serai particulièrement attentif à l’équilibre entre le besoin de disposer d’une masse critique d’équipements et des matériels qui combinent efficacité et juste niveau technologique.

C’est un dialogue à quatre : industriel, DGA, état-major des armées et état-major de l’armée de Terre.

Monsieur le député Lagarde, le dispositif de l’agence de reconversion de la défense (ARD) me semble plutôt bien fonctionner. J’ai noté votre regret de ne pas voir suffisamment de propositions adressées aux mairies. J’interrogerai l’ARD à ce sujet.

Il ne me sera pas si facile de vous répondre à propos de la Turquie. Bien qu’elle soit un allié dans l’OTAN, la Turquie entend exprimer sa volonté de puissance, répondre quand elle se sent menacée et imprimer sa marque. Mais la France se posant en tant que puissance d’équilibre, nous avons des discussions assez franches, parfois assez rudes avec notre allié turc.

Monsieur le député Lassalle, vous me demandez comment lever les freins administratifs. Ce qui me surprend c’est que dans une société encadrée par le principe de précaution, où l’on cherche à réglementer au maximum, laisser de la subsidiarité est parfois vu comme un dysfonctionnement. Or le principe de subsidiarité qui permet l’adaptation et la prise d’initiative en temps de crise est, par expérience, ce qu’il y a de plus efficace dès lors que la chaîne de commandement est solide.

Dans la crise sanitaire, nous nous sommes appuyés sur ce principe de subsidiarité. Or, les chefs de corps, confrontés chacun à des situations localement différentes, étaient les plus à même de trouver la meilleure solution. Ceci explique que dans tel régiment, des soldats soient rentrés chez eux, que dans tel autre, ils soient restés dans les quartiers, qu’ailleurs, ils aient continué leurs activités en vue d’une projection en opérations imminente. Aujourd’hui, la légitimité de la subsidiarité semble souvent contestée, mais nous allons nous battre pour la défendre et expliquer en quoi elle est indispensable au fonctionnement de l’armée de Terre.

La guerre prend de nouvelles formes, où se conjuguent des actions dans le champ matériel – les actions de combat – et d’autres dans le champ immatériel. Cette combinaison doit conduire à une posture qui dissuade l’adversaire. C’est dans ce cadre que nous travaillons à l’écriture du nouveau concept d’emploi des forces. D’ores et déjà, cela ne nous est pas étranger : l’armée de Terre se caractérise par sa capacité de maîtrise de l’emploi de la force. Nous ne délivrons pas systématiquement de la puissance : nous conduisons beaucoup d’opérations sans employer la force. L’opération Sentinelle est à cet égard exemplaire : c’est par leur présence que nos soldats parviennent à conduire la mission et à dissuader. Mais d’une manière globale, nous avons affaire à des adversaires beaucoup plus désinhibés dans l’emploi des moyens. Si nous ne sommes pas en situation de faiblesse, nous ne sommes pas non plus en situation de force mais il nous faut progresser et mieux synchroniser nos actions pour être plus dissuasifs.

Sur les théâtres d’opérations, Madame la députée Thillaye, nous voyons effectivement apparaître de plus en plus de matériels étrangers, russes, turcs ou autres, assez perfectionnés comme les drones. Nos armées sont, elles aussi, entrées dans l’ère des drones. À l’issue de la LPM, l’armée de Terre devrait disposer de 1 200 drones, dont certains comme le Patroller, à peine plus petits que le Reaper, le système de mini drones de reconnaissance (SMDR), ainsi que de petits drones pour aider le combattant à reconnaître l’intérieur d’une maison ou regarder de l’autre côté de la colline. Concernant l’innovation technologique, nous expérimentons au Mali des robots terrestres pour l’accompagnement logistique et utilisables en tant que supports d’armes, l’homme restant dans la boucle. Si l’adversaire utilisait des armes létales où l’homme ne serait plus dans la boucle, c’est-à-dire des systèmes d’armes autonomes, il faudrait bien évidemment s’y adapter. Je ne suis pas inquiet sur notre capacité à prendre en compte cette menace, sans pour autant passer à l’utilisation d’armes létales sans homme dans la boucle. Je serais d’ailleurs particulièrement intéressé par les conclusions du rapport d’information que vous conduisez sur le sujet des SALA.

Concernant la projection d’un GTIA Scorpion en 2021 sur un théâtre d’opérations, j’étais récemment au 3eRIMA où tout est mis en œuvre pour atteindre cet objectif. La marge de manœuvre est faible et dépend essentiellement du respect du calendrier de livraison des industriels. Je ne crois pas à la fatalité et pense qu’il est possible de rattraper les retards. Pour établir un parallèle, je n’ai pas recruté pendant les deux mois de la période de confinement.  Toutefois, je ne dis pas d’emblée qu’il me manquera deux mille hommes à la fin de l’année. Oui, potentiellement, j’en ai perdu deux mille, mais je travaille pour qu’il n’en manque pas plus de 400 à 500 fin 2020.  

Concernant le rôle de l’armée de Terre dans la dissuasion, monsieur le député Gassilloud, le Président de la République a rappelé le 7 février l’articulation entre les forces conventionnelles et les forces nucléaires : nous avons besoin d’un modèle d’armée complet pour éviter de nous faire contourner. L’armée de Terre contribue donc à la dissuasion mais faut-il encore être dissuasif. C’est cet objectif aussi que l’on cherche avec une armée de Terre durcie.

Concernant la guerre de l’information, l’irruption du champ informationnel représente en effet la plus grande rupture. Nous devons déjà nous défendre, durcir l’entraînement et notre préparation pour avoir des soldats et des cadres capables de faire face à des menaces informationnelles. Nos hommes présentent tous une vulnérabilité en termes de guerre informationnelle avec leurs smartphones dans leur poche qui les abreuvent d’informations, vraies ou fausses. C’est le rôle du commandement d’apprendre à nos soldats à prendre du recul et de les éclairer dans l’incertitude dans laquelle la guerre informationnelle peut les plonger. Voilà pour la partie défensive.

Du point de vue offensif, nous devrons être capables de combiner nos moyens dans la guerre informationnelle, bien que nous soyons forcément un peu plus inhibés que certains dans ce domaine. Le nouveau concept d’emploi des forces terrestres prendra en compte cette dimension, d’abord dans la doctrine, ensuite dans les moyens, enfin dans la capacité de mise en œuvre. C’est complexe : la guerre informationnelle demande beaucoup de synchronisation et de discernement.

Monsieur le député Gassilloud, oui la vision stratégique prend en compte le besoin d’intégration interarmées et interalliée dans la guerre de haute intensité. Il est illusoire de croire que nous ferons de la haute intensité seul, dans les champs cinétiques comme dans les champs informationnels, sans nos alliés, même si nous devrons rester capables d’intervenir éventuellement seuls, en particulier dans des opérations du type de celles que nous conduisons depuis 20 ans.

La dynamique interalliée est bonne. Le partenariat « capacités motorisées » (CaMo) avec les Belges est bien avancé, mais nous devons aussi compter sur nos autres alliés majeurs, les Américains bien évidemment, avec lesquels nous nous préparons pour 2021 à réaliser l’exercice Warfighter, de niveau des corps d’armée, dans lequel un PC de division française sera intégré, mais également les Britanniques, les Allemands, les Espagnols et les Portugais.

M. Charles de La Verpillière. Vous avez insisté sur l’entraînement en garnison, la formule évidemment la plus économique. Pourriez-vous nous en donner une illustration en prenant l’exemple des deux régiments stationnés à La Valbonne, dans ma circonscription, le 68e régiment d’artillerie d’Afrique et le régiment médical de l’armée de Terre (RMED) ?

Mme Josy Poueyto. Le monde a changé : nous sommes passés d’opérations d’aide humanitaire ou de maintien de la paix à des conflits asymétriques. Nous nous sommes adaptés en utilisant des hélicoptères imaginés pour affronter des troupes du pacte de Varsovie contre des camionnettes armées. Le retour à un conflit de haute intensité pourrait-il exposer nos hélicoptères et remettre en question nos modèles d’aéromobilité et d’aérocombat ?

M. Jacques Marilossian. La revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017 proposait un modèle d’armée complet et équilibré. L’année dernière, le chef d’état-major, le général Lecointre, rappelait que « pour répondre à des sollicitations toujours plus fortes, il faut rendre nos équipements plus disponibles […], mais cette approche a une limite : la ressource humaine ». Nous n’avons, au sein de l’armée de Terre, que deux divisions. Si nos armées devaient répondre à un plus grand nombre de conflits, il serait indispensable d’en augmenter la masse. La vision stratégique de l’armée de Terre intègre-t-elle l’effet de masse de nos armées ou reste-t-elle contrainte par nos effectifs limités ?

M. Thibault Bazin. Vous dites que notre pays doit être prêt à déployer un plus gros volume d’armées de Terre. En plus des OPEX, nos armées sont désormais engagées dans des opérations intérieures de lutte contre le risque terroriste et plus récemment le risque sanitaire : nous avons tous apprécié la mobilisation de l’armée de Terre dans l’opération Résilience. Mais dans votre nouvelle vision stratégique, quel volume supplémentaire d’hommes préconisez-vous et quelle part correspondrait à un développement de la réserve ?

M. Jean-Philippe Ardouin. Vous insistez sur la qualité de la formation et souhaitez faire reposer davantage sur la réserve opérationnelle la contribution terrestre aux missions de protection du territoire. Vous évoquez une offre d’engagement plus adaptée à l’évolution des modes de vie, au regard notamment de critères géographiques et professionnels. Quelles sont les grandes lignes d’un tel projet au plus près des territoires ? Vous souhaitez que ces réservistes soient aptes à couvrir le contrat opérationnel de protection du territoire. Comment comptez-vous atteindre cet objectif ?

M. Joachim Son-Forget. Votre vision stratégique intègre-t-elle les enseignements de la crise sanitaire, sachant qu’un parallèle peut être établi entre les équipements de protection individuels des fantassins et les munitions de petit calibre pour lesquels nous sommes hautement dépendants de nos voisins européens et au-delà ? Au moment où le Président de la République parle de souveraineté nationale, serions-nous dans une situation à risque en cas de conflit ouvert, sur le territoire national ou en OPEX ?

S’agissant du matériel de vision nocturne, même si la technologie est partiellement française, cet élément stratégique pourrait être vendu à l’étranger – je fais allusion à la société Photonis. Des efforts supplémentaires doivent-ils être consentis en ce domaine ?

M. le général Thierry Burkhard. Monsieur le député de La Verpillière, je souhaite favoriser l’entraînement en garnison. Nous y faisons la préparation opérationnelle métier (POM) au niveau basique, du groupe et de la section ou, pour le 68e RA, de la pièce d’artillerie. Cela suppose évidemment que nos hommes aient une partie plus importante de matériels majeurs avec eux, et cela évite les temps de déplacement. C’est encore mieux quand les unités bénéficient d’un terrain d’entraînement pour manœuvrer à petite échelle. La simulation permet également de s’entraîner en garnison sur des scénarios plus élaborés : c’est ce qui est prévu avec Scorpion, où l’engin est directement connectable à la simulation. Cela étant, nous n’aurons jamais une armée prête à la guerre si nous ne faisons que de la POM et de la simulation. Il est indispensable de se confronter à la difficulté de grands exercices interarmes en regroupant plusieurs régiments pour faire manœuvrer l’infanterie, l’arme blindée, le génie, la logistique, etc.

Dans votre circonscription, monsieur le député de La Verpillière, le RMED peut acquérir localement un bon niveau d’entraînement mais, en tant que régiment de soutien, il doit aussi sortir pour délivrer ses effets au profit des autres unités afin qu’elles apprennent à mettre en place leur chaîne santé. Le 68e RA est également un bon exemple : il peut faire de l’école de pièce, réaliser les formations initiales et les formations techniques de spécialités (FTS) en garnison, il dispose de moyens de simulation pour entraîner les équipes de l’avant et les équipes de pièces, mais (heureusement) il ne tire pas au canon à La Valbonne… Pour aller au bout de son entraînement, il doit se déplacer à Canjuers ou à Suippes. Et comme c’est un régiment d’appui, il doit s’intégrer dans l’exercice des autres régiments : les batteries sont normalement binômées avec les unités qu’elles appuient ; il est fréquemment en contact avec les régiments de la 7e brigade blindée pour travailler ensemble le combat interarmes.

Vous avez raison, madame la députée Poueyto, de dire qu’après avoir été soldats de la paix en 1995, nous avons redécouvert la guerre en Afghanistan, mais une guerre asymétrique, et que nous sommes désormais conduits à nous intéresser à la haute intensité. Une armée de Terre européenne capable de s’engager dans la haute intensité ne peut se concevoir sans une composante aérocombat intégrée, même si elle est forcément coûteuse. Dans un milieu aérien contesté, il faudra améliorer la synchronisation des unités et prioriser la suppression des défenses sol-air adverses. Nos hélicoptères, comme l’armée de l’air, devront manœuvrer différemment, parce que la menace s’exercera dans la profondeur et dans des milieux contestés. Il n’y aura pas de remise en cause du modèle d’aérocombat, bien au contraire : il y aura des chars à détruire, des opérations héliportées à conduire en profondeur. Nous avons toujours besoin d’un modèle d’aérocombat complet.

Pour agir en haute intensité, monsieur le député Marilossian, l’armée de Terre doit s’entraîner à un niveau compris entre la brigade et la division. En 2023 ou 2024, nous organiserons un exercice de niveau divisionnaire. Faut-il plus de masse ?  Oui il en faut, car dans un conflit de haute intensité, nous avons besoin d’une masse plus importante. Celle-ci pourrait être constituée par la réserve : réserve opérationnelle de niveau 1 (RO1) et réserve opérationnelle de niveau 2 (RO2). C’est l’objet de la question de monsieur Ardouin. La réserve joue un rôle important dans le fonctionnement de l’armée de Terre, par le biais des compléments individuels, qui viennent renforcer les centres de commandement et les états-majors. Les unités de réserve participent à des missions, dans le cadre de l’opération Sentinelle mais également pour la protection de nos installations.

En revanche, le fonctionnement de la réserve doit être simplifié À l’heure d’internet, il nous faut des moyens de gestion correspondant au mode de vie actuel.

Faute de moyens suffisants, il convient d’agir successivement. L’objectif à court terme est la remontée en puissance de l’armée d’active et c’est là-dessus que je fais porter mon effort. Dans cet intervalle, le meilleur appui que puisse m’apporter la réserve, c’est de continuer à fonctionner durant deux à trois ans en remplissant avec l’armée d’active les mêmes missions qu’aujourd’hui. Ce délai permettra de réfléchir au rôle qu’elle sera amenée à jouer dans un conflit de haute intensité. Plusieurs options sont possibles : soit la maintenir dans des missions de sécurisation du territoire, soit lui demander de faire quelque chose du type de la défense opérationnelle du territoire - ce qui nécessiterait de la former à d’autres missions, comme se battre contre un ennemi infiltré, des parachutistes, par exemple, ou défendre des points sensibles - soit être intégrée pour partie dans la relève des unités engagées dans un combat de haute intensité. Faut-il des batteries d’artillerie, des escadrons de transport logistiques, des escadrons de reconnaissance et d’investigation armés par des réservistes ? Dans le nord-est syrien, l’unité américaine venue protéger les puits de pétrole et les Kurdes appartenait à la garde nationale : nous n’en sommes pas encore là, mais cela mérite qu’on y réfléchisse. Mais si des unités de réservistes devaient être engagées en opération en haute intensité, il faudrait les former et les équiper comme des soldats d’active, ce qui devrait être pris en compte dans la LPM suivante. Pour l’heure, la LPM actuelle ne le prévoit pas. Il faut prendre le temps de la réflexion avec le ministère et avec vous.

L’autonomie est un réel sujet, monsieur le député Son-Forget. Prolongeons votre exemple sur les munitions de petit calibre : les produire chez nous est très confortable à la condition de maîtriser les coûts, les produire entre alliés est une solution médiane acceptable, moyennant une certaine vigilance. Mais s’il faut aller les acheter à l’autre bout du monde, ce n’est probablement pas raisonnable : nous offrons à nos adversaires des vulnérabilités ce qui réduit notre capacité de dissuasion. Entre la solution qui consiste à accumuler des quantités énormes de munitions et de pièces de rechange et celle qui consiste à s’assurer d’une chaîne d’approvisionnement sécurisée qu’elle soit nationale ou étrangère, il y a un juste milieu à trouver.

Mme la présidence Françoise Dumas. Merci, général, pour votre clarté et votre vision brillante de notre armée de Terre, qui a le double mérite de tenir compte des réalités et contraintes actuelles tout en nous projetant dans le moyen terme.

*

*      *

La séance est levée à douze heures quarante-cinq.

*

*      *

 

 

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Stéphane Baudu, M. Thibault Bazin, M. Olivier Becht, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. André Chassaigne, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Françoise Dumas, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Claude de Ganay, M. Thomas Gassilloud, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, M. Benjamin Griveaux, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, Mme Anissa Khedher, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Fabien Lainé, M. Jean Lassalle, M. Christophe Lejeune, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, Mme Florence Morlighem, Mme Josy Poueyto, M. Joaquim Pueyo, M. Gwendal Rouillard, M. Joachim Son-Forget, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Patrice Verchère, M. Charles de la Verpillière

 

Excusés. - M. Sylvain Brial, M. Alexis Corbière, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec Becot, M. Richard Ferrand, M. Stanislas Guerini, M. Christian Jacob, M. Gilles Le Gendre