Compte rendu

Commission
des affaires étrangères

– Audition, à huis clos, du général d'armée François Lecointre, chef d'état-major des armées

 

 

 

 


Mercredi
6 novembre 2019

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 12

session ordinaire de 2019-2020

Présidence
de Mme Marielle de Sarnez,
Présidente

 


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Audition, à huis clos, du général d'armée François Lecointre, chef d'état-major des armées.

La séance est ouverte à 16 heures 40.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je souhaite la bienvenue au général François Lecointre, que nous recevons à huis clos. Chef d’état-major des armées depuis juillet 2017, vous êtes, général, responsable de la conduite des opérations militaires de la France sous la responsabilité du Président de la République. Nos soldats restent engagés sur de nombreux théâtres d’opérations extérieures pour lutter contre la menace terroriste. C’est singulièrement le cas au Sahel. Au nom de mes collègues, je rends hommage à l’engagement et au dévouement de nos forces armées, qui œuvrent au péril de leur vie pour notre sécurité collective, et j’honore la mémoire du brigadier Ronan Pointeau, du 1er régiment de spahis, tué le 2 novembre dernier au Mali dans l’accomplissement de sa mission ; il est le vingt-huitième soldat français à avoir trouvé la mort au Sahel depuis janvier 2013. Nous avons également une pensée forte pour les quarante-neuf militaires des forces armées maliennes tués dans l’assaut de leur garnison, vendredi dernier.

Nos forces armées sont présentes dans la région dans le cadre de l’opération Barkhane qui mobilise plus de la moitié des 7 000 soldats français déployés à l’étranger. Si plusieurs succès ont été remportés sur ce théâtre, les forces françaises sont mises à l’épreuve par l’expansion du terrorisme au Niger, au nord du Burkina Faso et au Mali – et je n’oublie pas davantage Sophie Pétronin, détenue otage depuis décembre 2017.

Nous savons que les déplacements des populations dus aux groupes terroristes accroissent les tensions entre cultivateurs sédentaires et éleveurs semi-nomades. C’est une des raisons des massacres intercommunautaires qui ont déjà fait des centaines de morts au Sahel. Si la paix est difficile à obtenir en dépit de l’abnégation nos forces armées, c’est précisément parce qu’elle ne se réduit pas à l’absence de conflits. Elle n’est acquise que lorsque la sécurité des hommes est garantie au sens large, lorsque les besoins humains essentiels sont satisfaits. Aussi les États de la région doivent-ils reprendre pied sur l’ensemble de leur territoire, non seulement par les services de sécurité mais aussi en assurant les services publics de base, en particulier l’éducation et singulièrement celle des filles, et également la santé et l’emploi ; tout le tissu social doit être recousu.

Vous connaissez bien le Sahel, général, pour avoir exercé en 2013 le commandement de la mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM Mali). Vous nous direz comment vous envisagez l’évolution de la situation sur le terrain, comment nous pouvons adapter notre dispositif militaire, quelle est votre stratégie pour assurer une plus grande continuité entre les besoins de sécurité, de stabilité et de développement, conditions sine qua non pour donner aux jeunes de ces régions des perspectives d’avenir et faire reculer l’emprise de l’idéologie djihadiste. Vous nous parlerez aussi de l’état d’avancement du G5 Sahel et nous direz comment mieux impliquer l’Union africaine dans ce processus.

Au Levant, la France est présente au sein d’une coalition en Syrie et en Irak dans le cadre de l’opération Chammal. Cinq ans après le début de cette opération, Daech a été vaincue territorialement sur le plan militaire, mais son idéologie perdure et son organisation a pris la forme nouvelle de cellules clandestines actives dans une très large zone. Le chaos créé par l’offensive militaire turque au Nord-Est de la Syrie, que notre Assemblée a condamnée à l’unanimité, est de nature à favoriser la résurgence de Daech sur le terrain et à augmenter le risque de dispersion des combattants terroristes étrangers.

Dans ce contexte, alors que les États-Unis ne sont plus ou ne seront plus « le gendarme du monde », il est plus que temps que l’Europe, dont la France, prenne ses responsabilités. Dans le Nord-Est syrien, face à cette nouvelle donne, quel est désormais notre objectif ? Quelles sont les marges de manœuvre de la France sur ce théâtre d’opération essentiel pour la stabilité du Moyen-Orient et, plus généralement, pour la stabilité du monde ? Quel est, aussi, l’avenir de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ? Le très important effort consenti pour nos armées dans le cadre de la nouvelle loi de programmation militaire ne portera pleinement ses fruits que s’il s’assortit de l’affirmation forte de notre autonomie de pensée et d’action, préalable indispensable pour parvenir demain, je le souhaite, à un meilleur équilibre du monde.

Général d’armée François Lecointre, chef d’état-major des armées. Pour favoriser la bonne compréhension du fonctionnement de nos interventions militaires, je préciserai en premier lieu que le chef d’état-major des armées est responsable des grands arbitrages capacitaires qu’il construit au moment de l’élaboration de la loi de programmation militaire et propose à la ministre des armées. Il a la haute main sur le commandement des trois armées, des services et des directions, et c’est sous l’autorité de la Ministre qu’il assure le commandement de la préparation opérationnelle des forces et de leur vie organique. En revanche, il assure le commandement des opérations militaires sous l’autorité directe du Président de la République ; cela explique qu’il siège au conseil de défense et de sécurité. Cette structuration propre à la Ve République et à la France assure notre réactivité.

Avant de répondre à vos questions, madame la présidente, je décrirai notre vision de l’« approche globale » comme une stratégie de gestion de crise centrée sur les populations et sur leur perception du développement de la crise. Ce concept est hérité de notre aventure coloniale. Dans la manière dont les militaires français, de Gallieni à Lyautey, ont pensé l’établissement d’un empire colonial, il y avait d’abord une vision humaniste de la gestion de crise et de la guerre. Relisons Gallieni : « Ne gagner du terrain en avant qu’après avoir complétement organisé celui qui est en arrière […] y faire œuvre pacifique en rappelant les populations, en faisant reprendre les cultures, en ouvrant les marchés, en créant les écoles et enfin en mettant les villages et les habitants à l’abri de nouvelles incursions. » Ne voyez pas dans mon propos un jugement, positif ou négatif, sur l’époque coloniale ; j’observe simplement que ce qui fait le savoir-faire français dans la gestion de crise, c’est aussi cet héritage : nous entretenons depuis très longtemps la conception d’une approche globale et d’une victoire qui doit essentiellement être remportée dans les cœurs et les esprits des populations au secours desquelles nous venons dans les régions que nous cherchons à stabiliser.

L’approche globale est le concept adopté dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2013 en ces termes : « La consolidation de la paix nécessite une approche globale qui intègre dans une stratégie politique cohérente tous les leviers […]. Une coordination accrue est nécessaire dans le cas d’une approche globale interministérielle et multilatérale, afin d’optimiser l’emploi de moyens comptés. » Ces éléments ont été repris dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017. Aujourd’hui, l’approche globale pose la question de la coordination et des synergies entre les acteurs de la gestion des crises, à l’échelon national comme, à l’échelon international, avec l’Union africaine, l’Union européenne et l’Organisation des Nations unies (ONU). Pour répondre aux crises et aux conflits actuels et à venir, notre besoin est double : une approche globale nous permettant d’affronter efficacement une menace grandissante et la possibilité d’opérer avec des structures ad hoc plutôt qu’avec des structures de grandes organisations.

Je me dois de vous sensibiliser au retour du fait guerrier. C’est la conséquence de la dégradation de l’environnement international et de l’ensauvagement du monde, qui s’expliquent eux-mêmes par plusieurs facteurs d’instabilité. Il y a les tensions ethniques, religieuses et économiques, et l’accroissement des déséquilibres démographiques, climatiques et d’accès aux ressources. Mais il y a aussi l’action de puissances anciennes ou décomplexées qui remettent en cause le droit international et le multilatéralisme, si bien que les relations internationales tendent à se militariser. De plus, de nouveaux champs de conflictualité sont apparus : ceux du cyberespace et de l’espace exo-atmosphérique, dans lesquels la souveraineté doit aussi s’exercer alors que les acteurs y sont de plus en plus nombreux – acteurs privés qui, tels Space X ou les GAFAM (Google Apple Facebook Amazon Microsoft) - parfois plus puissants que certains États, ne respectent pas les logiques de frontières et bousculent les souverainetés qui fondent les relations internationales. Enfin, les technologies évoluent à un rythme exponentiel, bousculant nos référentiels intellectuels et de valeurs, et certaines, au rapport coût-efficacité redoutable, sont employées par nos ennemis.

L’ensemble de ces facteurs conduisent à ce que nos armées soient engagées dans des affrontements toujours plus complexes, dont je détaillerai la typologie, car nous devons analyser la menace pour lui apporter une réponse coordonnée et globale. Il y a tout d’abord le conflit asymétrique, dont le terrorisme est la forme la plus visible. Il est dit « asymétrique » parce qu’un ennemi aux valeurs radicalement différentes des nôtres contourne nos modèles de puissances en s’affranchissant de nos normes et de nos contraintes de droit. Au-delà d’actions terroristes ponctuelles, le terrorisme peut s’ériger à hauteur d’un État : c’est ce qui s’est passé avec Daech.

Je mentionnerai aussi les crises de plus en plus fréquentes et de plus en plus graves liées à l’affaiblissement, voire à l’effondrement des États. Ayant été engagé pour la première fois dans une intervention française en Afrique il y a trente-cinq ans, je suis frappé par la dégradation continue de la situation de certains États africains. Cet effondrement provoque des crises qui se multiplieront, en Afrique et ailleurs.

Il y a aussi les affrontements dissymétriques, tel que nous commençons à les vivre aujourd’hui, face à des puissances émergentes qui sont de plus en plus désinhibées, comme l’Iran par exemple. Les moyens militaires dont disposent ces États en font des puissances face auxquelles nous devrions, s’il fallait les affronter, déployer des moyens militaires extrêmement importants. Par ailleurs, ils savent parfaitement jouer de la conflictualité dans des zones grises dans lesquelles il est difficile de les contrer.

La politique du fait accompli, de plus en plus fréquemment mise en œuvre, appartient à cette catégorie d’affrontement dissymétrique. On en a vu un exemple avec ce qui s’est passé en Ukraine – la Russie est la spécialiste du fait accompli – mais la Turquie agit de la même manière : on le constate avec la contestation de plus en plus brutale de la zone économique exclusive de Chypre, et l’invasion du Nord-Est syrien s’inscrit dans la même logique, qui conteste la supériorité occidentale que nous considérions comme acquise. Ces puissances émergentes expriment leur puissance dans des zones grises dans lesquelles il est difficile de mesurer précisément le degré de leur contestation de l’ordre international ; en s’affranchissant entièrement des règles de droit international applicables dans les conflits armés, elles nous rendent la tâche particulièrement difficile.

J’ajoute que les diverses menaces ainsi mises en œuvre le sont au moyen de technologies de plus en plus « nivelantes ». Il est extrêmement inquiétant de constater que l’attaque d’installations de la compagnie pétrolière Aramco en Arabie saoudite a possiblement été exécutée avec des drones assemblés à partir de pièces qui peuvent être achetées sur internet – drones qui ont mené une attaque sur plusieurs centaines de kilomètres, avec une précision impressionnante. Le fait que ces technologies soient de plus en plus fréquemment utilisées nous conduit à revoir nos moyens de défense et de protection. Outre cela, la technologie employée aujourd’hui dans un conflit dissymétrique en puissance, telle l’attaque contre Aramco sans doute menée par l’Iran, pourrait être certainement utilisée demain par Daech, par l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) ou par le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans (RVIM) contre nos installations au Sahel. C’est très préoccupant.

Enfin, quatrième et dernier type de conflit, et que l’on ne peut écarter : la menace d’une guerre classique, qui peut faire s’affronter bloc à bloc des puissances qui y consacreront toutes leurs capacités et toutes leurs richesses. Á la fin de la guerre froide, alors que l’on se souciait essentiellement de percevoir les dividendes de la paix, on a pensé que cette perspective était définitivement écartée. Elle ne peut pas l’être.

Vous avez évoqué, madame la présidente, une très belle loi de programmation militaire, qui traduit un très important effort de la Nation. Je dirai pourtant, qu’il n’autorise pas la montée en puissance qui nous permettrait de faire face à un conflit classique de grande intensité, ni même à certaines situations dégradées. Cette loi devra donc être suivie d’une autre conçue pour maintenir l’effort dans la durée. Il faut placer les choses en perspective et mesurer exactement à quel point on a, de façon parfaitement cohérente, réduit les forces de défense depuis la fin de la guerre froide. Ce faisant, on a déconstruit un outil militaire pensé pour un affrontement classique de grande intensité ; on en a fait un outil de gestion de crise… qui n’est qu’un outil de gestion de crise. Or, les types de conflits qui se présentent à nous nous font nous interroger sur la nécessité de reconstruire une armée de guerre.

La dangerosité est aggravée par la simultanéité de ces conflits dans un même espace géographique et temporel et par l’hybridation de la menace. Un ennemi s’emploiera à déstabiliser ses ennemis et ses adversaires dans plusieurs champs simultanément : champ économique et démographique et champ militaire pur. Cette hybridation, qui impose une approche globale pour contrer ces menaces, rend souvent très difficile l’attribution de l’agression ; on l’a vu avec l’attaque conduite sur le site d’Aramco en Arabie saoudite, qu’il n’est pas possible d’attribuer formellement à l’Iran. Par ailleurs, l’hybridation de la menace rend difficile la définition d’une ligne rouge. Elle complique aussi l’attribution de la responsabilité des attaques cybernétiques, qui sont systématiquement combinées avec d’autres types d’attaques. Ainsi, lors du raid Hamilton contre les installations du programme chimique de Bachar El-Assad, première opération que j’ai commandée en qualité de chef d’état-major des armées, la très grande difficulté à laquelle nous avons été confrontés fut l’attribution puis le risque de manipulation. Le Président de la République nous demande aujourd’hui d’être en mesure de faire respecter cette même ligne rouge, et l’inquiétude est forte. Le régime de Bachar El-Assad voudra sans doute accélérer le plus possible son offensive sur la poche d’Idlib, et le risque croît donc du recours à cet armement chimique. Or il est très compliqué de déterminer ce qui est de l’ordre de la manipulation et ce qui est l’emploi réel d’armes chimiques. La difficulté d’attribution, dans des conflits spatiaux et temporels hybrides, rend de plus en plus complexes les engagements contemporains et renforce la nécessité d’une approche globale.

L’opération Chammal au Levant est celle qui revêt toutes les caractéristiques précédemment décrites : affrontement avec Daech défait et partiellement retourné dans la clandestinité, emploi du terrorisme, emploi de l’arme cybernétique, effondrement des structures étatiques, affrontement entre puissances par le biais d’acteurs tiers, incapacité du droit international à dissuader de l’emploi d’armes chimiques, populations prises en otage sur fond de guerre religieuse et ethnique… Si l’on intègre à ce tableau les incidents du Golfe arabo-persique et les attaques menées en Arabie saoudite, on ne peut exclure que cette crise dégénère en un conflit majeur.

Dans la bande sahélo-saharienne, l’opération Barkhane fait face à une stratégie de contournement par le RVIM en liaison avec l’EIGS. La menace de groupes armés terroristes (GAT) s’étend en direction du sud du Sahel, en particulier au Burkina Faso où nous effectuons régulièrement des missions de réassurance pour permettre aux forces armées de se réinstaller. Parce que cette zone nous est moins accessible, nous devrons adapter nos modes d’action. Cette stratégie malmène les gains militaires obtenus, qui doivent non seulement être consolidés mais aussi se traduire en actions politiques. Il faut évidemment arriver à ce que l’accord de paix et de réconciliation soit appliqué, car les gains militaires que nous obtenons ne serviront à rien s’ils n’aboutissent pas à des accords politiques et à des actions de développement économique et social tangibles.

Mme Nicole Gnesotto me disait tout à l’heure que les Européens qu’elle rencontre font reproche à la France de l’échec répété de ses interventions extérieures depuis trente ans. Je lui ai répondu que nous sommes, hélas, obligés de nous satisfaire de ce que le pire ait été évité, ce qui est une victoire en soi. La difficulté de notre métier tient à ce que nous n’aurons jamais de victoire définitive. Ce qui est en gestation fait que les armées sont engagées dans des crises durables ; parce qu’elles ne détiennent qu’une partie de la solution, elles doivent se contenter d’éviter que le pire advienne et la grande ingratitude de la condition militaire est que l’on ne portera jamais au crédit d’un soldat le fait que le pire ait été évité. Pourtant, vous l’avez évoqué en parlant du brigadier-chef Ronan Pointeau, nos soldats meurent au combat, et il faut bien leur donner des explications pour qu’ils acceptent de risquer leur vie.

Comment, alors, configurer les outils permettant l’approche globale qui est absolument nécessaire ? Il faut, à l’origine, une déclinaison concrète de l’ambition politique, qui permette d’innerver tous les acteurs. Bien que le travail interministériel soit souvent compliqué en France, où il se heurte à une vision verticale, centralisatrice, à des logiques de prérogatives propres et à des organisations cloisonnées, cette déclinaison est décidée au sein du conseil restreint de défense et de sécurité. Ce cénacle, qui fonctionne bien, se réunit toutes les semaines, sinon davantage depuis l’entrée en fonction du Président de la République ; à l’époque du général Georgelin, chef d’état-major des armées entre 2006 et 2010, le conseil de défense se réunissait trois fois par an au plus, pour traiter de sujets qui étaient souvent de nature stratégique – armements nucléaires, investissements, grandes orientations ayant trait à la dissuasion nucléaire. Les conseils de défense stratégique demeurent mais, depuis que le président Hollande en a décidé ainsi après les attentats, le conseil restreint de défense se réunit selon un rythme hebdomadaire.

Je puis témoigner de l’efficacité objective de cet outil, qui permet au Président de la République d’être parfaitement informé, en présence du Premier ministre et des principaux ministres concernés par ces affaires. On y débat beaucoup et s’y forge l’ambition politique qui définit l’approche globale et aussi les stratégies régionales. J’en donnerai pour exemples la stratégie régionale lancée en 2009 par l’équipe de M. Pierre Lellouche, alors représentant de la France pour l’Afghanistan et le Pakistan, ou encore le plan d’action pour le Maghreb de 2014. Différentes task forces interministérielles ad hoc ont ainsi été créées. On peut se demander s’il ne serait pas préférable de créer une instance de réflexion stratégique constante mais je ne pense pas que ce soit nécessaire aujourd’hui. D’une part, la vision stratégique globale française est définie Livre blanc après Livre blanc, et la dernière revue stratégique fixe un cadre qui permet l’approche globale indispensable. D’autre part, le conseil de défense se réunissant chaque semaine, il faut nourrir son ordre du jour, si bien que les stratégies déjà validées sont revues et représentées au Président de la République deux ou trois fois par an. Il en va notamment ainsi de la stratégie pour le Sahel, qui sera réactualisée sous peu.

Évidemment, les task forces n’ont pas le pouvoir décisionnel, qui reste au Président de la République. Mais l’existence du noyau central qu’est le conseil de défense restreint et le fait qu’il se réunisse chaque semaine et qu’il revienne sur les mêmes sujets de façon récurrente pour mesurer les progrès réalisés et les inflexions stratégiques nécessaires, sont de bons moyens de garantir le départ d’une approche globale.

Il faut se méfier du temps court politique. C’est une de mes responsabilités, et c’est une des difficultés auxquelles nous sommes confrontés en raison de la pression qu’exerce l’opinion publique. Il est facile de dire tous les six mois, en commentant une crise qui se déroulera sur dix à vingt ans, que l’on s’enlise, et il peut être tentant de vouloir changer son fusil d’épaule, y compris au sein du conseil de défense restreint. C’est la responsabilité du politique de mesurer la gravité de la crise et celle des experts, dont je suis, de mettre les choses en perspective et de montrer qu’il faut du temps pour obtenir de vrais résultats. On ne peut imaginer que des crises qui, comme celle qui secoue le Sahel, trouvent aussi leur source dans des événements anciens, aient une solution rapide. J’ai évoqué la période de la colonisation : on ne peut évidemment comprendre la crise qui se déroule au Mali et alentours si l’on ne comprend pas la manière dont la région a été colonisée puis décolonisée.

J’ai eu l’occasion d’expliquer à mes amis américains que lorsque nous avons colonisé l’Afrique de l’Ouest, nous l’avons fait depuis la mer vers l’intérieur des terres, découpant ainsi en tranches, à partir de la côte, un peuplement et des ethnies antérieurement installés. En taillant des États comme le Togo, le Ghana, et même le Mali et le Niger, nous avons évidemment suscité des difficultés structurelles : la création d’États nations allait se heurter au mille-feuilles ethnique issu du mode de colonisation. Le passé explique donc aussi les centaines de morts que provoquent les crises que nous connaissons, et notamment les confrontations intracommunautaires comme entre Peuls et Dogons aujourd’hui. Pour avoir une vision plus exacte de ce qui se passe, j’ai demandé, sans avoir encore le résultat de cette recherche, que l’on étudie quels étaient les affrontements intra-communautaires il y a dix, cinquante, soixante-dix ans ; nous n’en savons rien, et nous concentrer sur l’actualité peut aussi avoir pour effet de nous aveugler. Je ne doute pas que la situation se dégrade et je le déplore, mais je voudrais savoir dans quelle mesure et de quelle manière cette dégradation s’est effectivement accomplie depuis les années 50, car nous devons avoir la perception du temps long pour appréhender correctement les raisons des évolutions actuelles, déterminer ce qui relève de l’action de l’EIGS ou du RVIM, de l’action de groupes terroristes qui tentent réellement d’atteindre un objectif, et ce qui relève d’une confrontation ancienne qui est peut-être en train d’exploser – ou peut-être pas… Sans une analyse historique fine de ces confrontations et de ces crises, on est incapable de les traiter convenablement.

J’en viens à l’opération Barkhane, qui illustre l’approche française, globale et dynamique. Dans un premier temps, face à l’offensive de groupes terroristes vers Bamako, une intervention militaire est décidée dans l’urgence, en conseil restreint. Une fois l’ennemi déstructuré, la stratégie évolue pour éradiquer la menace résiduelle, plus diffuse, et pour rétablir les conditions de la stabilisation et de la reconstruction. Cette stratégie globale est reprise dans la Revue Sahel qui définit les trois piliers de l’action : le pilier politico-diplomatique, le pilier militaire et le pilier de développement économique et social. Ensuite, des interactions politico-militaires sont coordonnées, à l’échelon national et à l’échelon international, pour atteindre les objectifs de la sortie de crise : création de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et du G5 Sahel, recherche de synergies et opérations européennes telles que l’EUTM Mali. Tout cela se construit progressivement ; il ne faut pas imaginer que l’approche globale se réalise de manière scientifique, cela ne se peut pas. Pour prendre en compte l’ensemble des risques d’évolution de la crise, il faut avoir au départ la vision la plus globale possible, réunir pour cela le plus d’acteurs possible autour d’une table et, parce que nous ne pouvons tout anticiper, être capables de faire évoluer rapidement structures et approches.

Étant donné l’évolution de la crise au Sahel, nous avons évidemment recherché une implication plus marquée de l’Union européenne par le biais du G5 Sahel. Aujourd’hui, on fait les choses dans l’autre sens. Depuis dix-huit mois, nous avons progressé dans le séquençage de l’action de développement avec l’action militaire. Mon prédécesseur avait engagé une politique de coopération étroite avec l’AFD, que j’ai poursuivie avec M. Rémy Rioux, son directeur général. Nous avons ainsi défini des projets de moyen terme ou de court terme dans lesquels l’AFD s’implique directement, et coordonné par ailleurs ses projets de développement de temps long avec la vision que nous avons de l’évolution d’une crise. Cette nouveauté nous a conduit à installer il y a près d’un an un « chargé de mission développement » issu de l’AFD auprès du général commandant la force Barkhane ; les bénéfices de ce couplage apparaissent déjà.

L’approche globale suppose aussi l’intervention d’acteurs internationaux, et d’abord de l’ONU. On sait les limites des opérations de maintien de la paix multidimensionnelles : elles connaissent des impératifs de tous ordres, supposent beaucoup de consultations entre de très nombreux acteurs internationaux, souffrent des effets d’une chaîne décisionnelle dont la complexité entrave l’efficacité, et les contributions des États membres sont extrêmement hétérogènes. Pour autant, s’il est une organisation dont la vision est systématiquement globale, c’est l’ONU, et nous ne devons pas trop rapidement balayer ses interventions. Il y a eu sinon une mode du moins une tendance dans les armées, française et étrangères, et dans notre chaîne décisionnelle politique et diplomatique, à considérer que les opérations de l’ONU étaient peu efficaces ; or, comme la langue d’Ésope, elles sont aussi la meilleure des choses. Je suis d’avis que nous devons absolument penser « ONU » quand nous élaborons des interventions, et que nous devons la défendre. Non seulement les interventions de l’ONU sont extrêmement utiles au Sahel, où la MINUSMA mène une action très efficace, complémentaire de celle de la force Barkhane, mais, de manière générale, l’ONU a une approche globale indispensable, et je me bats pour revaloriser l’image de l’Organisation.

Et puis, ne nous faisons pas d’illusions : l’efficacité ou l’inefficacité des interventions qu’elle conduit par ailleurs tient à la composition des forces dont elle dispose. Mon souvenir de mon passage à Sarajevo, en 1995, est que le contingent français sur place, par sa réactivité et par sa combativité a permis, sans contrevenir aux règles du droit international, de renverser une situation qui paraissait pourtant impossible à renverser – et ceux qui ont accompli cela l’ont fait avec un casque bleu sur la tête et selon les règles d’engagement de l’ONU. C’est dire que si vous avez mis en place les moyens d’appui qui vous permettraient de conduire une véritable opération de force, vous pouvez concilier action onusienne et action vigoureuse. Cela a eu un impact extrêmement important, et il faut ne jamais écarter l’ONU, qui est le point de départ de l’approche globale.

L’Union européenne est évidemment aussi un acteur majeur de l’approche globale. Le Service européen des affaires extérieures (SEAE) a été construit à cette fin. Même s’il doit évoluer, il est capable de mettre en œuvre des instruments économiques et structurels complémentaires de l’action militaire, ce qui est indispensable sur le plan opérationnel. L’état-major de l’Union européenne va évoluer, tout comme le SEAE. Je ne parle pas de ce qui est fait en matière de défense mais de la cellule militaire de planification et de conduite des opérations créée en 2017 au sein de l’état-major de l’Union européenne. Sa mission actuelle, qui est de conduire les opérations non exécutives non combattantes, devrait être étendue demain aux opérations combattantes. Différents outils européens existent, que nous devons utiliser de manière coordonnée. L’approche globale s’alimente d’autres initiatives, telle l’Initiative européenne d’intervention (IEI) qui vise la définition d’une vision stratégique commune européenne, autonome des Américains. Cette IEI n’est pas une structure d’intervention mais une structure de partage, d’appréciation de situation, d’évolution doctrinale et de construction d’une stratégie commune. Cet outil efficace a déjà produit des résultats tangibles. J’en mentionnerai un, sans le lier directement à l’Initiative européenne d’intervention : nous préparons la constitution d’un groupement tactique international de forces spéciales qui pourra être engagé au Sahel, sous l’autorité de la force Barkhane, pour accompagner les forces armées maliennes. Et quand la force Barkhane devra laisser la main dans la région du Liptako, le Partenariat pour la paix et la stabilité au Sahel sera aussi l’un des moyens de l’approche globale, l’un des outils mis en œuvre pour la partie militaire. J’espère que cela nous permettra de créer des structures de partage de l’appréciation de situation et du renseignement militaire avec l’ensemble des partenaires de la zone : pays de l’Ouest africain, Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), partenaires européens qui s’engagent auprès de ces pays pour les aider à reconstruire leur armée, Américains aussi. Nous travaillons dans diverses structures et par différentes initiatives à réussir l’approche globale, en faisant notre part militaire et en incitant nos partenaires européens à agir avec nous.

Je le redis : alors que les conflits se diversifient et deviennent toujours plus complexes, une approche globale est indispensable. La multiplication des crises, qui m’inquiète, n’ira pas en s’apaisant. La loi de programmation militaire comble, par un effort très important, les carences capacitaires des armées auxquelles nous avons consenti précédemment. L’armée sera par ailleurs sur la voie du renouvellement de ses principaux équipements. Pour autant, elle demeurera, en volume, une armée de gestion de crise, pas une armée de temps de guerre, non plus sans doute qu’une armée capable de faire face à ces crises complexes, simultanées, de types différents et qui se multiplient.

Je vous donnerai un seul exemple : nous sommes déjà à la limite de nos capacités d’action maritime avec les frégates de premier rang. Je suis dans l’obligation d’en engager une en permanence dans le Golfe arabo-persique ; une autre dans le canal de Syrie pour surveiller que la ligne rouge – l’emploi d’armes chimiques par Bachar Al-Assad – fixée par le Président de la République ne soit pas franchie ; une autre pour les actions de « contestation de la contestation » de la liberté de circulation dans les espaces maritimes que nous impose la Chine en mer de Chine du Sud ; une encore pour protéger nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de l’espionnage des Russes lorsqu’ils quittent Brest ; enfin, j’ai besoin de frégates de premier rang pour surveiller le bastion russe et les mouvements des sous-marins qui partent de la presqu’île de Kola pour s’engager dans l’Atlantique Nord. En bref, je n’ai déjà pas assez de frégates de premier rang pour faire face à toutes ces sollicitations – et ce alors qu’aucun de vous ne considère que nous sommes en guerre. Demeure en suspens la question de la masse, qui ne pourra être résolue que de deux manières : soit nous devrons prendre en considération la nécessité d’augmenter ces capacités militaires en nombre, soit nous aurons l’obligation, et j’espère que nous y parviendrons, de mettre les moyens militaires des États membres de l’Union européenne en commun pour des actions qui concernent la sécurité et la prospérité de l’Europe entière.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je vous remercie, général. Je partage sans réserve votre point de vue sur les capacités maritimes. Si l’on ajoute à la liste que vous avez faite notre responsabilité dans notre zone économique exclusive, la deuxième au monde, on voit bien que nous ne sommes pas au rendez-vous ; notre commission s’en est préoccupée plusieurs fois. La parole est maintenant aux commissaires, et pour commencer aux représentants des groupes.

Mme Liliana Tanguy. Je m’exprime au nom du groupe La République en Marche. Dans son discours du 11 novembre 2018, le Président de la République a mis en avant le projet d’Europe de la défense, projet devant se construire par le biais d’une force commune d’intervention, d’un Fonds européen de la défense, d’une stratégie commune et d’une coopération structurée. Mais quel sera l’avenir de la défense européenne dans le cas du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne ? La France et le Royaume-Uni, puissances nucléaires, sont deux acteurs clés de la défense de l’Union. Certes, les Européens ont exprimé plusieurs fois la volonté de voir Londres toujours investi dans la défense européenne après le Brexit – je pense notamment au récent rapport du Sénat, qui appelle à l’établissement d’un statut particulier permettant d’associer le Royaume-Uni à la politique de défense européenne, et à la déclaration de Meseberg par laquelle la chancelière allemande et le président français proposaient la création d’un conseil de sécurité européen auquel le Royaume-Uni pourrait participer. Il n’empêche : le partenariat franco-britannique, ancien et très étroit, devrait être repensé. Comment concevoir cette transformation ? Qu’elle est d’autre part votre vision de la coopération franco-allemande ? Quelle capacité a l’Union européenne à développer une culture stratégique commune en matière de défense ? Est-ce compatible avec la garantie d’indépendance décisionnelle, la ministre de la défense ayant souligné que le traité d’Aix-la-Chapelle ne remettait pas en cause l’indépendance décisionnelle de la France ?

M. Guy Teissier. Je prends la parole au nom du groupe Les Républicains. Je vous remercie, mon général, pour ce tour d’horizon et pour votre sincérité au sujet du budget de la défense. Bien entendu, nous sommes tous favorables à l’augmentation du budget des armées, et nous l’avons votée car c’est un progrès, mais ce n’est en fait qu’un rattrapage par rapport à ce qu’était la situation il y a deux ans. Je vous remercie aussi d’avoir rappelé que nous pourrions être victimes de manipulations pour ce qui concerne l’Iran – j’ai le souvenir du général américain Colin Powell, apparu un soir à la télévision montrant une fiole censée démontrer que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive, ce qui a déclenché l’opération que nous connaissons en Irak. Je vous remercie encore d’avoir sonné l’alerte sur les drones capables de parcourir des milliers de kilomètres pour percer le dôme de fer qui protège théoriquement l’Arabie saoudite, alors même que de nombreuses forces, y compris américaines, sont présentes sur place et exercent une surveillance constante ; c’est effectivement très inquiétant.

Mon ancien collègue Jean Glavany et moi-même avons rédigé il y a quelques années un rapport d’information sur la coopération européenne avec les pays du Maghreb. Á cette occasion, nous avions rencontré un général nigérien qui aurait probablement pu prendre la tête du G5 Sahel. On semble toujours éprouver quelques difficultés à trouver dans les cinq pays du Sahel un chef de qualité, capable de mener des opérations de grande ampleur, si bien que le G5 Sahel n’apporte pas l’aide efficace et nécessaire souhaitée par les Occidentaux. Il en résulte que les opérations conjointes menées actuellement sont meurtrières, et l’on a l’impression de piétiner. Certains pays occidentaux s’en émeuvent, sans pour autant participer davantage à l’effort nécessaire à nos côtés ; surtout, les pays d’Afrique s’en inquiètent en raison de l’importante capillarité terroriste constatée au Burkina Faso, au Tchad, au nord du Cameroun et même en Côte d’Ivoire, prolifération d’autant plus préoccupante que nous sommes dans l’incapacité de la stopper. Dans ce contexte, pouvez-vous nous en dire plus sur la nouvelle opération, dite Bourgou 4, dont la ministre a annoncé le lancement dans la zone des trois frontières Burkina-Mali-Niger ? Correspond-elle à votre vision stratégique de long terme de la lutte contre Daech ou est-ce une mesure d’urgence décidée pour faire face à la dégradation constante de la situation ?

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je comprends que l’on puisse critiquer la mise en œuvre, plus ou moins rapide, du G5 Sahel, mais le fait que les Européens eux-mêmes ne sont toujours pas parvenus à établir un G5 de la défense devrait conduire à tempérer le propos.

M. Bruno Joncour. Je vous remercie, au nom du groupe du Mouvement Démocrate et apparentés, de votre exposé précieux pour notre compréhension des enjeux militaires stratégiques internationaux. Débattant il y a peu du budget 2020 pour la défense, nous constations que la trajectoire définie par la loi de programmation militaire était respectée et que, cette année, 37,5 milliards d’euros seraient consacrés à nos armées. Ces moyens en hausse devront être consolidés dans le temps car, comme vous l’avez souligné, nos armées seront très sollicitées dans les décennies à venir. Évoquant récemment les opérations extérieures, vous déclariez, monsieur le chef d’état-major des armées, qu’« à l’issue de la nouvelle programmation militaire, notre armée ne sera plus éreintée, sous-équipée, sous-dotée (…). Reste à savoir si elle sera alors capable d’être engagée sur plusieurs théâtres dans des conflits peut-être plus violents et en tout cas très différents de ceux d’aujourd’hui ». La guerre, dit Clausewitz, est un caméléon. Il est probable que les conflits à venir soient d’un genre nouveau et gagnent en intensité, avec des zones d’intervention possibles étendues, au Sahel, au Maghreb et au Proche-Orient ; comment, selon vous, évolueront les opérations ? Quels enjeux nos armées devront-elles relever ? Quelles coopérations régionales internationales doivent être créées dès maintenant pour soulager nos troupes et rendre nos interventions plus efficaces ? Nous devrons aussi réfléchir à la complémentarité de ces interventions militaires et de notre politique de développement car nous savons l’importance d’œuvrer conjointement pour la paix, la sécurité et le développement ; quelle place nos forces armées pourraient-elles prendre dans ce dispositif, notamment en matière d’appui logistique ? Enfin, ces opérations pèsent lourdement sur le budget de l’État ; comment envisagez-vous l’évolution de la coopération militaire en Europe et quelles en seraient les modalités les plus efficaces ? Ce matin, notre commission a approuvé l’accord militaire de coopération de transport tactique aérien entre la France et l’Allemagne ; quel est votre sentiment sur la portée de cet accord dans la perspective de la construction de l’Europe de la défense ?

M. Jérôme Lambert. Je prends la parole au nom du groupe Socialistes et apparentés. Je vous remercie, mon général, pour votre exposé très riche. J’observe incidemment qu’en évoquant la politique du fait accompli, vous avez, à juste titre, mentionné la Russie et la Turquie, mais oublié Israël, sujet pourtant assez sensible dans la région. Vous avez souligné que vous deviez préparer la nation à tous types de conflit, y compris un conflit classique, ce qui implique de poursuivre l’effort défini dans la loi de programmation militaire et dont je me félicite. Mais quelle place faites-vous à la dissuasion nucléaire ? Il me paraît que, dans l’éventualité d’un conflit classique, nous sommes très protégés. Si un conflit classique se profile dans lequel notre armée est opposée à une autre, trois cents chars à trois cents autres et des centaines d’avions à d’autres centaines d’avions, à quoi sert de posséder la bombe atomique si l’on peut nous attaquer de cette manière ? Peut-on perdre une guerre classique quand on a l’armement nucléaire ?

Mme Frédérique Dumas. Au nom du groupe Libertés et Territoires, je vous remercie, général, pour votre sincérité. L’État islamique a regroupé sous l’intitulé unique de « province d’Afrique occidentale » sa propagande précédemment relative à la branche de l’État islamique au Nigeria et à celle de l’EIGS. Percevez-vous des changements tactiques, qu’il s’agisse des moyens utilisés ou des comportements sur le terrain ? Des sources locales font état de la présence de Nigérians pour encadrer l’ex-EIGS ; les militaires français ont-ils des indices d’une collaboration physique entre les deux branches regroupées par l’État islamique ? D’autre part, on a annoncé aujourd’hui la mort d’Ali Maychou, chef religieux du RVIM ; le symbole est fort, mais, le RVIM agrégeant plusieurs cellules décentralisées, cette mort changera-t-elle la donne au Mali et au Niger ? Affaiblir le RVIM n’entraîne-t-il pas le risque que certains de ses membres rallient l’État islamique, comme on l’a vu en Syrie lorsque Jabhat Al-Nosra a perdu beaucoup de combattants au profit de l’État islamique ?

Mme Sira Sylla. De janvier à juillet 2013, vous avez dirigé, général, la première mission européenne de formation de l’armée malienne ; à quelles difficultés avez-vous été confronté ? Avec l’opération Barkhane, nous avons pour objectif que les États du Sahel qui sont nos partenaires acquièrent la capacité d’assurer leur sécurité de façon autonome. Mais si cette opération a pour mérite de constituer la base d’une coopération militaire renforcée avec les États sahéliens concernés, force est de constater que les succès opérationnels obtenus ne portent pas un coup décisif aux terroristes, qui continuent de prospérer et de se déplacer, jouant avec les frontières et profitant de la faiblesse des États. Lundi 4 novembre encore, des assaillants ont attaqué un détachement de gendarmerie au nord du Burkina Faso, tuant cinq gendarmes et au moins cinq civils, à la veille de la réunion des ministres du G5 Sahel dont le Burkina Faso assurait la présidence. Par ailleurs, une ONG œuvrant dans l’intérêt des populations nomades au Sahel a indiqué que certains États africains armeraient des milices qui se livreraient à des exactions à l’égard de la population civile et à des enlèvements. De manière générale, les États du G5 Sahel ne sont-ils pas tentés de se défausser sur la France en matière de lutte contre le terrorisme et pour assurer la sécurité et préserver l’intégrité de leurs territoires ? Enfin, vous considérez que la MINUSMA est efficace et qu’elle ne doit pas être écartée de l’approche globale. Mais j’ai eu très récemment des discussions avec des diplomates africains, notamment sénégalais, selon lesquels quelque 1 500 de leurs soldats sont rattachés à la MINUSMA mais ne mènent pas d’opérations militaires : leur rôle, important certes, est d’alimenter la population en eau et en nourriture. S’il en est ainsi, l’ONU ne devrait-elle pas revoir le mandat de la MINUSMA ?

M. Nicolas Dupont-Aignan. Mon général, vous avez excellemment résumé l’affaire : armée de gestion de crise ou armée de temps de guerre ? Si les crises se multiplient, on arrive dans le temps de guerre et la course de vitesse entre le rattrapage nécessaire pour gérer les crises et la préparation indispensable pour anticiper la guerre peut être perdue ou gagnée. Quelles sont alors, pour vous, les priorités d’équipements, de format et d’armes pour se préparer au temps de guerre ou à la multiplication des crises ? Si l’on devait un jour encore hausser la garde en matière budgétaire, ce qui est à mon avis est essentiel, quels axes faudrait-il privilégier ? Vous avez parlé de la marine, je pense à la cyberdéfense. Pour ce qui concerne le G5 Sahel, quels sont exactement les obstacles politiques ? Que manque-t-il et que faudrait-il faire ? Enfin, j’ai en mémoire une diatribe de M. Éric Trappier, président de Dassault Aviation, expliquant il y a un an devant la commission de la défense que le F-35 ne respecte pas les règles d’interopérabilité de l’OTAN, et l’on m’a parlé d’un accord signé le 24 octobre dernier entre les chefs d’état-major allemand et américain pour les forces terrestres qui contredirait certaines coopérations franco-allemandes. Sont-ce des rumeurs ? Derrière tout cela se pose la question de l’OTAN et de la coopération européenne : qui fait quoi, et quelles sont les exigences compte tenu des nouveaux systèmes d’armement ? Nous ne devons pas être victimes d’un monopole américain en matière d’armement. Cela vaut particulièrement pour les pays de l’Est et l’Allemagne, qui devraient acheter notre matériel plutôt que le matériel américain.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Mon général, je suis très préoccupé par les sociétés militaires privées, que je préfère nommer unités militaires non régaliennes, puisqu’elles contestent la force régalienne, seule légitime, sur les théâtres d’Ukraine, de Syrie, du Soudan, de Libye et aussi de la bande sahélo-saharienne, où l’on tente de recruter d’anciens soldats français. Nos forces sont-elles au contact de ces unités privées ? Á combien estimez-vous leur effectif ?

M. Christophe Lejeune. En 1989, nos collègues de l’époque n’imaginaient pas, je pense, qu’un incroyable vent de liberté allait souffler sur l’Europe et bien au-delà, et qu’un certain équilibre géopolitique allait s’effondrer. Dix ans plus tard, en 1999, notre Europe allait connaître un traumatisme militaire fort avec l’opération Trident menée au Kosovo contre la République fédérale de Yougoslavie, sans mandat de l’ONU. En 2019, on parle de défense européenne : l’annonce faite il y a peu par la ministre des armées de la création d’une unité de forces spéciales européenne dénommée Takuba, déployée au Mali dès 2020, va en ce sens, mais qu’en est-il des forces spéciales américaines et de leur matériel qui nous sera forcément nécessaire ? Cette question me donne l’occasion de rendre hommage à toutes nos forces et en particulier à nos forces spéciales qui ont encore largement contribué à nos victoires il y a peu.

M. Jean-Louis Bourlanges. Mon général, vous avez décrit la situation à laquelle nous sommes confrontés de façon très précise et à dire vrai assez préoccupante : un monde affecté par des crises de plus en plus nombreuses et protéiformes, aux modalités de moins en moins encadrées juridiquement et dont la durée serait de moins en moins bornée. Entre temps de guerre et temps de paix se constitue donc une zone intermédiaire dans laquelle nous allons vivre durablement. Vous avez aussi évoqué les problèmes capacitaires, soulignant que si, grâce à la loi de programmation militaire, nous sortons de la grande misère antérieure, nos moyens restent extrêmement limités et que notre effort devrait de toute manière être relayé par une coopération internationale avec des gens qui pensent et qui agissent comme nous. C’est sur ce point que je souhaite vous interroger, car nous avons sur ce plan une grande difficulté à définir ce que nous souhaitons en matière de coopération.

On a d’abord un choix entre des coopérations avec des institutions multilatérales ou avec des États dans un cadre bilatéral. Sur le plan multilatéral, vous avez parlé de l’ONU et souligné les possibilités qu’elle offre mais aussi ses limites. Avec l’OTAN, nous sommes dans une situation très délicate car doublement paradoxale : d’une part, nous avons des alliés qui, que l’on parle des Allemands, des Américains ou des Turcs, sont de moins en moins nos amis, ce qui pose un problème ; d’autre part, l’OTAN a été conçue pour travailler en zone européenne et nous devons faire face à des menaces, des sollicitations et des enjeux qui sont hors de cette zone. Il y a ensuite l’Union européenne : que peut-on faire au niveau de l’Union en tant que telle par rapport à des coopérations bilatérales, notamment avec nos deux partenaires européens principaux depuis toujours ? Avec le Royaume-Uni, nous avons conclu les très importants accords de défense de Saint-Malo et de Lancaster, et nos cultures militaires sont assez proches. C’est un des drames du Brexit que de nous éloigner sur ce plan ; que pourrons-nous continuer à faire avec les Britanniques et les Allemands ? Á ce sujet, je relaye la question que nous nous posons à propos de l’accord sur le transport aérien tactique. Certains de nos collègues s’inquiétaient ce matin de savoir si cette sorte d’intégration des forces franco-allemandes à la base aérienne 105 d’Évreux ne risquait pas de freiner notre action, les Allemands réagissant beaucoup plus lentement que nous, quand ils n’exercent pas un veto sur une capacité d’action. N’y a-t-il pas là une sorte de double clé qui ferait que nous ne serions plus maîtres de nos engagements ? Plus généralement, est-ce qu’en nous rapprochant des autres nous ne nous limitons pas nous-mêmes ? C’est un problème conceptuel très compliqué.

M. Denis Masséglia. Je suis très impressionné, mon général, de me trouver face à vous, qui avez été en 1995 le dernier soldat français à charger à la baïonnette ! Ayant eu la chance, dans un passé très récent, de travailler en tant qu’ingénieur chez Thales Communications & Security, j’ai vu revenir du Sahel des véhicules qui, après quelques mois passés dans le désert, étaient dans un état de délabrement qui en dit très long sur la difficulté des conditions d’intervention de nos forces armées. Je dis ma reconnaissance à nos soldats, à toutes les personnes qui sont sur le terrain et aussi à ceux qui travaillent pour nos armées. Quel est votre avis sur le moral de nos troupes, qui agissent dans ces conditions terribles ?

M. M’jid El Guerrab. Mon général, je salue votre exposé très complet. Député de la neuvième circonscription des Français établis hors de France, je puis témoigner que les Français résidant au Sahel sont constamment préoccupés par les questions de sécurité. Je suis par ailleurs président du groupe d’amitié France-Burkina Faso, et j’aimerais connaître votre opinion sur ce qui se passe dans ce pays. La liste des victimes burkinabées s’allonge, dans une presque indifférence, à mesure que les attentats se multiplient. Á ce jour, les attaques de groupes armés on fait plus de six cents morts et provoqué le déplacement interne de près de trois cent mille personnes. Je sais que la ministre est en visite dans le pays actuellement ; comment la France peut-elle davantage encore aider le Burkina Faso à faire face ? C’est d’autant plus nécessaire que les Français qui résident sur place ressentent un sentiment anti-français, une francophobie extrêmement préoccupante. Comment éviter que la France apparaisse comme une force d’occupation ?

Mme Valérie Thomas. Il y a une quinzaine de jours le président Poutine, recevant un certain nombre de chefs d’État africains pour un sommet à Sotchi, s’est montré extrêmement offensif au sujet des nouveaux partenariats que la Russie pourrait nouer avec les pays d’Afrique. Lors de ce sommet, le Tchad et le Burkina Faso ont dit leur volonté expresse de voir la Russie s’impliquer militairement au Sahel. Une intervention russe au Sahel est-elle possible et/ou souhaitable ?

Général François Lecointre. Plusieurs d’entre vous ont évoqué les conséquences du Brexit sur la défense de l’Europe. Il est vrai que les Britanniques sont, avec les Allemands, nos principaux partenaires au sein du groupe dit « E3 », nos trois pays représentant 62 % des dépenses militaires de l’Union européenne. Nous y trouvions notre compte : cette configuration permettait aux Français d’avoir un partenaire très opérationnel, le Royaume-Uni, tout en ayant un équilibre avec un partenaire très puissant industriellement, l’Allemagne. Le départ des Britanniques n’est pas une bonne chose pour eux, même si l’initiative One MBDA demeure, qui doit permettre de continuer à faire des projets en coopération intéressants. Ce départ nous laisse seuls face aux Allemands dans tout ce qui est coopération industrielle et militaire. Je serai franc : la coopération avec l’Allemagne est compliquée sur le plan opérationnel. Vous avez évoqué le mode décisionnel allemand, la place faite au Bundestag, la sorte de paralysie dans laquelle se trouve l’exécutif allemand quand il s’agit de décider d’un engagement. La coopération industrielle l’est également, parce que les Allemands pensent tout en termes de préservation de leur capacité industrielle. Par ailleurs, j’ai découvert que le système germanique de prise de décision est plus cloisonné que le nôtre, avec une très grande difficulté à mettre d’accord entre eux les directeurs d’administrations centrales et les représentants des ministères.

Nous sommes donc dans une situation compliquée pour les deux projets majeurs structurants de coopération en matière d’armement qui nous lient à l’Allemagne. Il s’agit en premier lieu du système de combat aérien futur (SCAF), absolument central, qui réunit des industriels importants – Airbus, Thales, Dassault et Safran, dont les relations avec le motoriste MTU sont difficiles –, un programme d’autant plus compliqué que les Espagnols vont y être associés. Le SCAF est un système de systèmes : il intégrera différentes plateformes aux effets variés et complémentaires, qui devront pouvoir communiquer entre elles. La grande avancée technologique, et la supériorité opérationnelle qu’on en attend, c’est la connectivité de toutes ces plateformes. On devrait aboutir, même si cela prendra du temps alors que nous devrions pouvoir produire des premières capacités opérationnelles à l’horizon 2038, c’est-à-dire demain matin. Je suis un peu plus inquiet au sujet de la coopération concernant le char de combat du futur, projet franco-allemand qui avance trop lentement. Je précise qu’après le traité d’Aix-la-Chapelle, nous avons réussi à nous entendre sur des règles communes d’exportation d’armement essentielles pour permettre cette coopération. L’accord auquel nous sommes parvenus est satisfaisant ; il nous permettra une certaine liberté et une certaine autonomie dans ces exportations.

Sur le plan industriel, les projets que nous avions avec le Royaume-Uni sont au ralenti. Nous avons conservé des briques technologiques destinées à construire des systèmes futurs de drones ; malheureusement, les difficultés budgétaires dans lesquelles se trouvait le Royaume-Uni ont fait qu’ils ont arrêté ce projet. Aujourd’hui restent, en matière de coopération d’industrie de défense des systèmes de guerre des mines ou des systèmes de missile naval qui, même si on ne les a pas abandonnés, sont peu avancés, et une coopération toujours efficace en matière nucléaire.

Autant nous n’avons pas d’autre choix que d’avancer en matière de coopération industrielle et technologique de défense avec l’Allemagne, autant nous devons absolument préserver notre coopération opérationnelle avec le Royaume-Uni qui est « l’autre armée » ayant la même culture d’intervention que la nôtre et la même conception d’ancienne puissance coloniale consistant à ne pas se laver les mains de ce qui se passe ailleurs que sur son seul territoire. Nous avons construit depuis les accords de Lancaster House une coopération militaire extrêmement précieuse qui doit être opérationnelle. Je fais tout pour que nous conservions cette capacité à coopérer sur le plan militaire ; le chef d’état-major des armées britannique y est également très attaché. Vous savez que les Britanniques ont engagé auprès de nous des Chinook indispensables à notre action au Sahel et qu’ils vont renouveler cet engagement. Mais il s’agit pour eux d’une question existentielle : en réalité, ils ne peuvent pas se passer de la coopération militaire opérationnelle avec la France, et j’ai donc bon espoir que nous trouverons les moyens de prolonger notre coopération opérationnelle. Je sens très bien que les militaires britanniques souhaitent absolument que le Royaume-Uni reste dans un ménage franco-britannique. Ce ménage est objectivement déséquilibré, mais je suis prêt à accepter de jouer le jeu si cela permet de les accrocher à nos engagements, parce qu’il est important de les avoir avec nous.

Je l’ai dit, nous ne pouvons faire l’économie de l’indispensable coopération avec l’Allemagne sur le plan industriel des technologies de défense, mais elle est plus compliquée sur le plan opérationnel, sans que nous soyons paralysés pour autant. Former un escadron de transport tactique commun, c’est être dans la même situation que quand on crée la brigade franco-allemande : rien ne nous interdit d’engager les avions français de cet escadron comme nous souhaitons le faire dans nos propres opérations. Quand on engage la brigade franco-allemande dans le Sahel, on engage en réalité les régiments français de cette brigade dans l’opération Barkhane et des officiers de l’état-major allemand de la même brigade à la MINUSMA et dans la mission EUTM. Ils sont ensemble, sur le même théâtre, mais ils ne font pas du tout le même métier et les Allemands continuent de ne pas exposer leurs hommes à un engagement direct. Il n’y a pas de raison que l’on ne parvienne plus à faire ce que l’on fait maintenant. Je n’imagine pas une coopération d’engagement commun avec les Allemands dans des combats durs à un horizon prévisible. En revanche, construire une unité organique franco-allemande qui nous permette de réaliser des économies en partageant les frais d’infrastructures, de préparation opérationnelle et de maintien en conditions opérationnelles
– notamment le coût des simulateurs de vol –, voilà qui est tout bénéfice pour la France. Cela ne nous gêne en rien, et si nous pouvons multiplier ces types de coopération avec les Allemands, il faut le faire.

En résumé, le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne nous laisse dans un face-à-face avec l’Allemagne, avec laquelle nous n’avons d’autre choix que de coopérer sur le plan industriel, et nous n’avons pas d’autre choix non plus que de poursuivre une coopération avec les Britanniques dans nos engagements opérationnels. La question de fond sera de définir la place à donner aux Britanniques dans un nouvel accord à conclure avec les Européens. Il faudra déterminer en particulier s’ils pourront continuer de participer à la coopération structurée permanente. En effet, cet outil prévoit des échanges en certains domaines de recherche qui déboucheront sur des projets d’armement qui bénéficieront du Fonds européen de défense ; laissera-t-on le Royaume-Uni avoir accès à un fonds que, n’étant plus membre de l’Union, il n’abondera pas ? Peut-être faut-il trouver un moyen de faire participer les Britanniques à ce fonds, mais leur ouvrir cette possibilité sans avoir obtenu une compensation sérieuse, c’est l’ouvrir aussi aux États-Unis, dont c’est la revendication permanente. Or, il ne saurait être question que le marché européen serve de cette manière de vase d’expansion à l’industrie américaine de l’armement, surtout par le biais de fonds tels que le Fonds européen de défense. Nous devrons trouver une réponse à cette question délicate et, pour le reste, inventer le moyen d’associer les Britanniques à une sorte de « conseil de sécurité européen » qui serait une excroissance de l’Union européenne ; j’y travaillerai, car je tiens absolument à la proximité avec les Britanniques, que j’estime être une nécessité fondamentale.

L’attaque d’Aramco provoque un traumatisme profond dans tous les États du Golfe. Je suis allé récemment au Levant. J’ai été frappé par la réaction des Irakiens comme je l’ai été par celle des Saoudiens, des Émiriens et des dirigeants de l’ensemble des pays de la zone, dont le sol s’effondre sous les pieds car les États-Unis ne réagissent pas. Tous les pays de la zone, Arabie saoudite en tête, cherchent des alliances alternatives parce que leur grand allié ne leur paraît pas suffisamment fiable. Il n’y a pas eu de réponse aux premières attaques sur les pétroliers ; il n’y a pas eu de réponse à la destruction du drone américain qui survolait le détroit d’Ormuz et les côtes iraniennes ; il n’y a pas eu de réponse à l’attaque d’Aramco… Ces pays se demandent jusqu’où les choses iront sans provoquer de réponse.

L’absence de réaction des États-Unis change fondamentalement la donne. Cela tient bien sûr à la personnalité du président Trump, mais c’est une tendance ancienne, vous le savez, dans une administration américaine qui a désormais pour priorité constante la confrontation avec la Chine. Cette constante les conduit à dire aux Européens de se prendre en charge et d’assumer leurs responsabilités et leur sécurité – mais aussi, comme ils ne sont pas à une contradiction près, à dire aux Européens que l’on va les laisser se débrouiller seuls mais pas tout à fait seuls, et qu’ils doivent quand même continuer d’acheter les armes américaines. L’ordre du monde, tel que nous le prenons en compte dans notre vision stratégique, va se réorganiser autour du Pacifique dans une confrontation majeure. Cela doit nous conduire, nous, Européens – et les Français doivent prendre une part importante dans cette réflexion – à repenser notre positionnement. Nous ne pouvons pas abandonner le camp occidental. Le système européen est fondé sur des valeurs de droit et de démocratie, et la solidarité avec les États-Unis est extrêmement importante. Pour autant, nous ne pouvons, par exemple, laisser sans réagir les Chinois s’allier aux Russes – ce qui se produira demain quand ils se trouveront de plus en plus confrontés aux Américains. L’évolution en cours ne cesse de s’accélérer, mais elle traduit une tendance de fond dont nous savions qu’elle était à l’œuvre depuis de nombreuses années.

J’en viens au G5 Sahel. J’observe en préambule, comme madame la présidente l’a fait avant moi, que les Européens n’ont pas encore été capables de créer un G5 européen. D’autre part, il ne faut pas attribuer à la force conjointe du G5 Sahel des responsabilités outrepassant ce pour quoi elle a été faite. La création de cette force est née du constat que la crise est transnationale et transfrontalière – un constat que les chefs d’État ou de gouvernement des États concernés n’admettent pas. Chacun, quand je m’entretiens avec lui, juge que le manque de stabilité et de sécurité provient de chez ses voisins, qui seraient coupables de ne pas savoir contenir les débordements. La vision transnationale et sahélienne de cette crise est une vision française, vision justifiée par les raisons que j’évoquais tout à l’heure. La construction coloniale s’est faite en tranchant dans le mille-feuilles des ethnies réparties dans tous ces États. Il y a donc un effet naturel de contagion, et madame la présidente a évoqué les conflits inter-ethniques sous-jacents dans des confrontations entre éleveurs et cultivateurs, entre Peuls et Dogons, etc. Bien que les États considérés ne reconnaissent pas le caractère transnational de ces crises et que nous éprouvions le plus grand mal à leur faire comprendre qu’ils doivent être solidaires face à une menace commune, nous avons réussi à obtenir qu’ils créent une force conjointe du G5 Sahel, dont la fonction est d’agir sur les frontières, et uniquement sur les frontières.

Il ne faut pas imaginer une alliance du type de l’OTAN : la force conjointe G5 Sahel est une création originale, avec un quartier général à Bamako et des états-majors par secteur, chaque secteur étant constitué d’une zone de cinquante kilomètres de part et d’autre de la frontière entre la Mauritanie et le Mali d’une part, le Mali, le Burkina Faso et le Niger d’autre part, le Niger et le Tchad enfin. Dans ces zones parfaitement délimitées, chaque État doit engager un bataillon qui a un droit de poursuite dans la zone des cinquante kilomètres au-delà de la frontière de l’État voisin ; un général et son état-major sont, dans chaque secteur, chargés de coordonner ces actions transfrontalières. Ce que l’on attend de la force conjointe G5 Sahel ainsi conçue n’est pas facile à réaliser mais répond précisément à l’aspect global et transfrontalier de cette crise. C’est un bon outil, bien pensé, mais ne demandons pas à cette force de faire plus que ce qu’elle doit faire, et soyons conscients de ce pourquoi elle a été construite après une gestation compliquée. Très rapidement, elle a été présentée comme l’outil de résolution de la crise, or elle n’a jamais été conçue pour cela : ce n’est évidemment pas la force conjointe du G5 Sahel qui résoudra la crise à elle seule, ce n’est qu’une brique supplémentaire dans un ensemble. Elle a été utilisée comme un objet politique, d’abord pour dire : « On a enfin trouvé la solution géniale », ensuite pour attirer des fonds européens permettant de construire ces armées et de les renforcer.

La difficulté tient à ce que la force conjointe est, particulièrement au Mali, composée de bataillons maliens qui, placés sous les ordres d’un général nigérien, sont de ce fait détournés de leur propre armée ; le chef d’état-major des armées et le ministre maliens se plaignent que ces deux bataillons se consacrent à d’autres opérations que celles qu’ils peuvent commander au titre national. Nous travaillons avec eux pour leur dire que nous allons arranger cela. Par ailleurs, la situation au Mali et au Burkina Faso est catastrophique. Ces deux pays, confrontés à une guerre dure sur leur territoire, ont une armée en cours de construction et qui ne peut cependant pas se régénérer parce que, en temps de guerre, on ne prend pas le temps de former les gens et de les entraîner. Au Mali, cette armée est d’autre part gangrenée par la corruption et, en dépit des sommes importantes d’argent données, les militaires ne sont pas équipés convenablement.

Nous travaillons malgré tout à faire progresser la force conjointe du G5 Sahel, en expliquant aux pays de la zone qu’ils ont tout intérêt à garder cet outil qui permet d’attirer des fonds européens, par un système créé par les Européens, qui passe par Expertise France et qui permet aujourd’hui de commencer à équiper ces bataillons. Je le redis, n’attendons pas de la force conjointe G5 Sahel plus que ce qu’elle est capable de donner. La difficulté réelle est de faire admettre à nos alliés et à nos partenaires qu’il s’agit bel et bien d’une crise transfrontalière, afin qu’ils cessent de s’en tenir à l’idée que leur voisin ne fait pas ce qu’il doit et qu’ils envisagent le problème ensemble.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Certains préconisent d’élargir le G5 Sahel à d’autres pays, le Sénégal ou la Côte d’Ivoire. Qu’en pensez-vous ?

 Général François Lecointre. On pourrait élargir le G5 Sahel, alliance politique. En revanche, je ne vois pas l’intérêt d’étendre la force conjointe au Sénégal, sauf à démontrer qu’un problème transfrontalier doit aussi être réglé à ses frontières. Sans doute la problématique se posera-t-elle avec la Côte d’Ivoire.

Il a été question de l’évolution de « la province d’Afrique occidentale » de l’État islamique. Mais il faut déterminer si les attaques sont le fait d’un mouvement terroriste qui a réussi à étendre son influence ou s’il s’agit d’une « franchise » terroriste exploitée par des mouvements de guérilla ou des seigneurs de la guerre qui ont toujours existé et qui prospèrent à mesure que les États s’effondrent. Quand il n’y a plus d’État, les villages créent des milices d’autoprotection, ce qui ajoute de la violence à la violence, renforce les risques de représailles et accroît les tensions inter-ethniques. La réalité n’est pas simplement que l’État islamique est au Sahara ou dans l’Ouest africain.

Je pense avoir répondu aux questions portant sur les coopérations internationales nécessaires. Pour ce qui est en particulier de la base d’Évreux, je ne vois aucun inconvénient à la coopération avec les Allemands dans les conditions dites, puisque cela permet la mutualisation des frais relatifs au maintien des infrastructures en condition opérationnelle.

Dissuasion nucléaire et préparation à la guerre classique sont toutes deux indispensables. La dissuasion nucléaire ne nous exonère pas de faire l’effort d’avoir une armée classique, précisément parce que si nous n’avions plus d’armée classique capable d’être engagée dans des conflits classiques de moyenne ou de forte intensité, nous serions obligés de recourir immédiatement à l’arme nucléaire, avec la difficulté que nous aurions à le faire, le principe de la dissuasion étant de ne pas utiliser l’arme nucléaire. Outre que la possession de l’arme nucléaire est utile à la France dans le domaine de la recherche fondamentale et qu’elle a permis de grands progrès dans le domaine spatial, cela tire les armées françaises vers le haut. La meilleure réponse que je peux apporter aux parlementaires ou aux politiques qui me disent : « Mais à quoi sert le nucléaire, que de toute façon vous n’employez pas ? », c’est que l’arme doit être prête à l’emploi le jour J, que cela sert à s’entraîner, et qu’une armée qui n’est pas engagée est néanmoins une armée qui sert. Les gens considèrent-ils que si l’armée n’est pas employée quotidiennement, elle ne sert à rien ? Non ! Elle s’entraîne pour être à la pointe des capacités technologiques, tactiques, d’engagement et de manœuvre dans le combat. Cela suffit à être dissuasif, pas seulement avec le nucléaire mais aussi avec des forces d’engagement classiques, et cela nous rend crédibles vis-à-vis de nos principaux partenaires. La dissuasion nucléaire, par ce qu’elle nous apporte en systèmes de transmission, de recalage spatial, de lutte anti-sous-marine, en capacité à conduire un raid aérien dans la profondeur, est un formidable outil qui permet aux armées françaises d’être à la pointe des armées européennes et mondiales. Le raid Hamilton que nous avons conduit en Syrie a été une parfaite démonstration de la capacité de l’armée française, due à ce que nos forces aériennes stratégiques conduisent en permanence des entraînements à ce type de raids.

L’État islamique, qui fait beaucoup de communication, a tout intérêt à dire qu’il est capable de conduire des actions loin de ses bases, qu’il est en train de se reconstituer dans la clandestinité au Levant et que, organisation puissante, il est capable d’agir à travers le monde et en particulier en Afrique. Comme je l’ai indiqué dans une interview donnée au journal Le Monde le 12 juillet dernier, je ne considère pas que le nombre de djihadistes tués soit un indicateur de réussite des opérations militaires, ce pourquoi je n’en dis jamais rien. Tout ce que je pense de la nécessité d’une approche globale est le contraire de l’idée qu’on peut obtenir une victoire en tuant les gens. L’éradication est une vision américaine des choses : vous ne m’entendrez jamais dire que nous devons « éradiquer le terrorisme », cela n’a pas de sens. L’acte fondateur de l’Amérique, qui explique que cet État soit aussi violent, c’est la guerre de Sécession, la marche des colonnes de Sherman détruisant la Géorgie et la civilisation sudiste esclavagiste. C’est la guerre du bien contre le mal, une guerre idéologique, et cette vision demeure. Je suis désolé que certains parmi nous soient parfois tentés par cette approche, selon laquelle on commence par détruire l’ennemi et on voit ensuite comment parvenir à la paix. Raymond Aron le disait, la France a toujours eu en ces matières une inspiration beaucoup plus clausewitzienne : la guerre n’étant que « la continuation de la politique par d’autres moyens », elle doit toujours être subordonnée à un objectif politique. C’est le principe indispensable de « l’effet majeur ». Le génie français subordonne toute action militaire tactique à un objectif stratégique, politique. Nous voilà revenus à l’approche globale, qui doit être appliquée à l’ensemble de la gestion d’un conflit, en entraînant avec nous les autres acteurs de la crise, qu’il s’agisse du secteur du développement ou de la gouvernance de l’économie. Oui, il y aura toujours un djihadiste pour en remplacer un autre. Aussi, de manière complémentaire à l’action conduite par la force Barkhane, nous désorganisons l’ennemi en frappant ses chefs.

Quelles difficultés ai-je rencontrées en lançant l’EUTM Mali ? J’ai d’abord constaté le complet délabrement d’une armée malienne qui n’existait plus, détruite qu’elle avait été par les politiques et la corruption, alors qu’elle avait bénéficié de toutes les formes de coopération possibles. Cela rejoint la question de l’aide russe, qui sera forcément acceptée par nos amis africains, ce qui se comprend quand on est dans la situation où ils se trouvent ; mais, de ce fait, les aides ne sont pas coordonnées. Ce que j’ai aussi constaté, au-delà de l’absence d’entraînement et du manque d’effectifs, quand j’ai entrepris la tentative de reconstruction de l’armée malienne, c’est la persistance d’un système qui était celui de l’Ancien régime en France, dans lequel le colonel payait son régiment. On donnait donc au colonel chef de corps la solde de ses hommes. Ce système faisant qu’avec un effectif à 30 % les colonels chef de corps continuaient de percevoir 100 % de la solde, ils n’avaient aucun intérêt à ce que leur troupe soit au complet. Par ailleurs, les parcs de véhicules et d’armement étaient d’une complexité folle, avec un nombre considérable de types de véhicules et des pièces de calibres différents, ce qui complique évidemment le maintien en condition opérationnelle. Cela était dû à ce que tous les dons de tous les pays étaient acceptés ; or, aucun pays ne fait un don qui ne provient pas de sa propre industrie.

Cela dit la difficulté de la coopération européenne, que nous devons impérativement savoir coordonner ; c’est un des efforts accomplis dans le cadre du G5 Sahel et qu’Expertise France organise en équipant les bataillons de façon à peu près uniforme, mais cet effort reste à parachever. Au-delà de la corruption généralisée et de la désorganisation, on a du mal à reconstruire cette armée, parce qu’une armée doit s’entraîner, recruter, envoyer des gens en permission, tout cela pour permettre à ses soldats de conserver la force morale et la confiance en eux qui font qu’ils sont prêts à aller au combat. Le drame de l’armée malienne, c’est que n’ayant plus confiance en elle-même, elle ne combat plus. C’est la très grande difficulté à laquelle nous sommes confrontés. La première chose à faire est de leur redonner confiance en eux-mêmes, mais pour ça il faut les entraîner et leur montrer qu’ils sont bons. Dans son traité Avant-postes de cavalerie légère, le général Antoine Fortuné de Brack expliquait la manière de préparer progressivement un soldat au combat en lui permettant de voir ses camarades plus anciens revenir en vainqueurs valeureux, avant de l’engager dans une escarmouche sans danger, et enfin seulement dans le dur du combat. Ce qui était vrai sous l’Empire aux avant-postes de cavalerie légère l’est toujours.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Pour dire les choses telles qu’elles sont, il est très difficile d’avoir une armée malienne sans État au Mali.

Général François Lecointre. Du côté européen, ce que j’ai trouvé formidable dans la mission EUTM Mali, c’est qu’après avoir fait valoir au comité militaire de l’Union européenne qu’il n’est pas criminel d’apprendre à quelqu’un d’utiliser son arme et que l’on enseignerait aux soldats maliens à respecter les droits de l’homme, on m’a fait confiance et j’ai pu remplir la mission qui m’avait été confiée avec une grande liberté d’action. La difficulté était de créer la force ; une fois que les contingents ont été constitués, le mécanisme de financement Athena nous a alloué pas mal de moyens de fonctionnement.

 C’est dire qu’en réalité, si on a une idée claire de ce que l’on veut faire, si on a le sens de l’initiative et que l’on propose des solutions de terrain qui fonctionnent, l’Europe est prête à s’investir. Il faut avoir à l’esprit que si les grandes constructions structurelles sont nécessaires, c’est par les initiatives et les succès de terrain que nous construisons progressivement l’Europe de la défense.

Le mandat de la MINUSMA a été revu et renforcé l’été dernier. Elle s’investit au centre du Mali, dans la boucle du Niger, où elle est efficace et indispensable. Le fait qu’elle partage son action entre la réassurance des forces armées maliennes et l’aide aux populations me paraît être une très bonne chose, qui va dans le sens du projet global que j’évoquais.

Que, parlant de nos capacités, j’aie pris l’exemple, évident, des frégates de premier rang, ne signifie pas que ma seule priorité va à la Marine nationale : mon approche est résolument interarmées. La France a conservé un modèle d’armée complet, ce qui n’est pas rien, même si ce modèle pêche par certains aspects. Ainsi, nous n’avons plus de capacités de « franchissement de coupures humides » dignes de ce nom. Alors qu’il y a vingt ans nous pouvions faire franchir les grands fleuves du centre de l’Europe à deux divisions simultanément, ce n’est plus le cas, mais nous avons préservé le savoir-faire et la capacité de faire franchir quelques unités. Globalement, nous avons conservé un système complet qui va de la dissuasion nucléaire, du spatial et du cyber – que nous développons – aux capacités du fantassin sur le terrain. Voilà ce que nous devons conserver, dans des capacités qui ne soient pas de l’ordre de l’échantillon. Voilà ce que nous devons renouveler quand les équipements arrivent en fin de vie et c’est ce à quoi nous sommes engagés et, comme je vous l’ai dit, la question de la masse et du nombre finira par se poser.

Au sein de l’OTAN, la question du F-35 est essentielle, car c’est une manière de contraindre tous les Européens à passer sous les « fourches caudines » des États-Unis en s’adaptant à la norme américaine. Le jour où le F-35 ne parlera qu’au F-35, nous serons très mal en point. Donc, soit on contraint les Allemands et les Américains à faire en sorte que le F-35 parle aux autres avions de chasse, soit on fabrique un avion de chasse concurrent, le SCAF, et ils auront intérêt à ce que leur F-35 sache parler avec ce système-là. C’est la voie que nous essayons de choisir. Comme dans de très nombreux autres domaines, le problème de la norme est central.

Il est vrai qu’au sein de l’OTAN, les Alliés ont des visions très différentes. La France est le premier partenaire de l’OTAN après les Américains : nous sommes « le » partenaire crédible de l’Alliance atlantique et notre contribution à ses frais de fonctionnement est la quatrième derrière celles des Américains, des Allemands et des Anglais. Les forces que nous engageons dans les opérations de l’Alliance et la capacité de réactivité que nous mettons à sa disposition font de notre armée l’armée crédible de l’OTAN. Chacun sait que nous tenons les promesses que nous faisons. Par ailleurs, des projets importants sont en cours à l’OTAN, dont le système de commandement et de contrôle aériens porté par Thales et Raytheon, lequel m’inquiète beaucoup. Parce que ce projet permettra de coordonner l’ensemble des moyens de surveillance aérienne de l’OTAN et ses actions aériennes, il est crucial qu’il réussisse. Aussi, si vous recevez les gens de Thales, n’hésitez pas à leur dire d’agir. Je suis allé voir son président, M. Patrice Caine, et lui ai dit mon sentiment ; c’est un sujet majeur, vraiment inquiétant.

Nous sommes un partenaire essentiel de l’OTAN, nous revendiquons notre participation à l’Alliance atlantique et notre position de grand allié – pratiquement le seul crédible. Nous sommes très appuyés par les Américains à l’OTAN parce que les militaires américains savent très bien faire la différence entre l’Alliance et ce qu’ils font dans l’OTAN d’une part, leurs coopérations bilatérales avec leurs alliés, éventuellement de l’OTAN, d’autre part. Les Américains font clairement valoir à M. Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, que, même si nous sommes critiqués parce que nous ne sommes pas présents en Afghanistan, la France est, dans le partage du fardeau – sujet pour eux essentiel –, l’allié principal, celui qui accepte de prendre en charge des opérations importantes, en particulier en Méditerranée et en Afrique.

Mais, tout en revendiquant cette place dans l’OTAN, nous prétendons aussi construire un pilier européen de défense, une capacité de l’Union européenne qui n’est pas en concurrence avec l’OTAN. C’est que l’Europe a d’autres choses à dire et à apporter, une vision plus claire de ce qu’est l’approche globale, toutes choses qui doivent lui permettre d’enrichir l’OTAN avec, en quelque sorte, un partage des rôles : faisons la défense collective face à l’Est et gardons une capacité d’intervention dans le cas d’une crise qui peut être plus celle de l’Union européenne.

Ce qui m’inquiète dans l’OTAN, c’est que les Américains disent en même temps « Nous allons partir, faites face à vos responsabilités », ce qui pousse certains de nos Alliés de l’OTAN, à demander qu’on ne les abandonne pas et à dire qu’ils achèteront des F-35 s’il faut en passer par là. Et d’autre part, comme je l’ai mentionné, les Américains disent : « Nous allons nous retirer, mais vous devez faire un effort de défense pour mieux partager le fardeau, et surtout pour nous acheter plus d’équipements militaires. » On voit la difficulté dans laquelle se trouve la France, qui revendique sa place au sein de l’OTAN mais qui veut aussi développer une capacité européenne de défense.

Un autre élément est inquiétant : la dénonciation par les États-Unis du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire conduira mécaniquement l’OTAN vers une défense anti-missile balistique qui sera extrêmement consommatrice en moyens et profitera à l’industrie américaine. Je pense pour ma part que les armées de l’OTAN doivent conserver un modèle complet et je ne souhaite pas voir les capacités budgétaires des États membres asséchées par la construction d’une défense anti-antimissile balistique de théâtre sans que l’on ait préalablement défini la stratégie de l’OTAN en Méditerranée et vis-à-vis de la Russie. Or, j’observe que « la machine OTAN » se met en marche pour créer du besoin capacitaire à sa main sans que l’on ait répondu à ces graves questions.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Et l’on n’a rien dit de la Turquie…

Général François Lecointre. C’est que le temps me manque pour cela.

La France est contre le principe de sociétés militaire privées (SMP). La seule fois où nous nous sommes posé la question – et y avons répondu de façon satisfaisante – c’est sur la protection des navires civils, notamment contre les attaques de pirates au large des côtes somaliennes. Hormis cela, nous y recourons très peu, mais tous nos alliés y recourent. Je n’ai pas les chiffres, mais la part de capacité militaire américaine de protection de leurs bases en Irak reposant sur des SMP est considérable : ils constituent le tiers, sinon la moitié, de leurs effectifs ; ce sont évidemment d’anciens militaires. On se heurte aussi à des SMP russes, notamment au célèbre groupe Wagner, en Centrafrique, en Libye, dans la bande sahélo-saharienne, ainsi qu’au Levant et en Syrie.

Que font les Russes avec ces gens, et que faisons-nous vis-à-vis des Russes ? Les Russes arrivent en Centrafrique, pays dont la France ne tire aucun avantage et où elle n’a aucun intérêt. L’investissement de la France en Afrique et en Centrafrique en particulier est un investissement vertueux et qui n’attend pas de retour, un investissement humanitaire – et l’injonction d’humanité me paraît être une cause parfaitement recevable d’engagement des armées françaises. Donc, si les Russes veulent venir aider ces pays à s’extraire de leur marasme, pourquoi pas ? C’est l’attitude que nous avons adoptée quand ils sont arrivés en Centrafrique, mais il est arrivé ce qui devait arriver : ils ont commencé par se considérer comme nos concurrents et se sont lancés sur certains réseaux dans des actions extrêmement virulentes contre la France dans la guerre des perceptions. Les Russes venaient avec l’espoir de tirer avantage des ressources minières centrafricaines ; mais les chiffres dont je dispose, qu’il s’agisse de kilos d’or, de diamants ou de capacité d’exploitation des ressources minières centrafricaines, montrent l’échec de leur tentative d’exportation de richesses importantes.

Aussi, comme le Président de la République l’a souhaité lors de son dernier discours devant les ambassadeurs, nous avons repris contact avec les Russes. J’ai appelé mon homologue, le général Guérassimov, pour lui dire : « Finissons-en, et faisons du cas centrafricain l’exemple de notre capacité à coopérer ». On en revient à la question de l’attitude à adopter à l’égard de la Russie et au fait que l’OTAN ne doit pas se laisser entraîner mécaniquement dans une opposition vaine qui poussera ce pays à une alliance de revers avec la Chine. Nous espérons entraîner les Russes dans un effort commun d’aide à nos alliés africains. Leur intervention en Libye est de nature différente. Ce qui fait la force des Russes, là comme en Syrie, c’est qu’ils choisissent un camp et s’engagent de façon partisane dans des guerres civiles en s’affranchissant d’un certain nombre de règles.

La création de forces spéciales européennes en Afrique renvoie à la doctrine de la tache d’huile, extensible et durable, qui a été théorisée par Lyautey et vise à sécuriser et à développer les zones conquises en y réinstallant l’ordre public et les pouvoirs civils et en n’étendant les conquêtes militaires qu’une fois ces zones pacifiées. C’est ce que nous essayons de faire au Mali depuis dix-huit mois. Nous avons proposé au Président de la République de marquer les efforts dans des zones différenciées, et dans un premier temps dans la zone du Liptako, en y concentrant l’action de la force Barkhane et en coordonnant l’action militaire contre les groupes armés terroristes qui s’y trouvent et la réinstallation des forces armées maliennes, accompagnées pour les faire remonter en puissance. L’attrition des capacités des groupes armés terroristes couplée au renforcement de l’armée malienne devrait conduire à un équilibre suffisant pour que les Maliens puissent traiter un ennemi à leur portée. Dans le même temps, nous encourageons le retour d’unités inclusives de l’État – préfets, juges, organismes de développement… – dans la zone. Cela fonctionne, jamais assez bien si l’on considère l’attaque qui a eu lieu contre la garnison d’In Delimane, mais il faut constance et persévérance. Nous coordonnons par ailleurs notre action avec l’AFD. L’Agence a des projets spécifiques de développement dans cette zone et nous avons obtenu que, au fil de l’avancée de la pacification que nous pouvons faire et du retour de l’État, elle facilite le retour d’une activité économique permettant de faire revenir la population et de la stabiliser.

Notre intention était de marquer cet effort dans le Liptako pendant un an et demi à deux ans avant de basculer dans la zone contiguë du Gourma. Mais, bien que l’amoindrissement des groupes armés terroristes et le renforcement de l’armée malienne soient encore insuffisants dans le Liptako, il nous semble aujourd’hui urgent d’aller dans le Gourma en laissant la main à une force d’accompagnement des forces armées maliennes composée de forces spéciales européennes. Nous allons donc créer une task force placée sous l’autorité du commandant de la force Barkhane, qui accompagnera et assistera l’armée malienne. Pourquoi une unité de forces spéciales ? Parce que nos Alliés, désengageant leurs propres forces spéciales d’Afghanistan, sont heureux de venir nous rejoindre dans des actions opérationnelles et d’aguerrir leurs forces au contact des forces spéciales françaises dont ils considèrent qu’elles ont un très haut niveau d’excellence ; c’est donc un facteur d’attractivité. D’autre part, c’est une opération périlleuse, parce cette force sera pour partie composée de troupes maliennes ni très bien équipées ni très bien formées et pour partie de forces européennes bien formées et bien équipées, ce qui ne mettra pas les Européens à l’abri d’une attaque puissante. Aujourd’hui, globalement, les Européens et la force Barkhane sont à l’abri d’une attaque, notre puissance dissuadant l’ennemi. Lorsque nous serons moins nombreux, le danger sera plus grand ; c’est l’autre raison pour laquelle nous prévoyons de commencer par déployer des forces spéciales.

De manière générale, l’évolution de notre stratégie au Mali, que je présenterai au Président de la République au cours d’un conseil de défense consacré à ce thème dans deux à trois semaines, doit nous permettre d’être plus en accompagnement des forces armées maliennes et moins en action directe. Cela nous permettra de répondre à la remarque selon laquelle les Français seraient une force d’occupation, ce qui encourage le sentiment anti-français. Nous entendons précisément faire valoir qu’il est de la responsabilité des Maliens d’aller au combat, et renforcer la perception que nous ne sommes là qu’en soutien. Nous ferons des efforts en ce sens. Il faut garder à l’esprit que plus je déploie des forces françaises en accompagnement, diluées au milieu de forces maliennes, plus j’augmente le danger que je fais courir à nos soldats.

Je rappelle au passage que la force Barkhane compte quelque 4 500 hommes. Mais 4 500 hommes, au Sahel, c’est dérisoire ! Une fois soustraits les éléments de logistique et de soutien, la capacité de protection de nos emprises, ainsi que les hommes qui étaient déjà en place au Tchad depuis une éternité – nous avons des forces stationnées au Tchad continûment depuis quarante ans, sans que l’on n’ait jamais dit que cette opération est une vraie coopération –, je me trouve avec 2 000 hommes au maximum, un volant de manœuvre de la taille d’un régiment dans cet immense espace, ce qui est très peu. Ce que fait la France par son intervention dans le Sahel est un miracle d’efficience, il faut ne cesser de le répéter.

Je conclurai sur le moral des troupes engagées dans des opérations difficiles, dans des conditions elles-mêmes difficiles. Leur moral est bon parce que nos militaires font un métier qu’ils comprennent et pour lequel ils veulent être engagés, qu’ils ont le sens de l’effort et qu’ils acceptent les difficultés de ce métier. La ministre, revenant d’avoir visité le 3e régiment parachutiste d’infanterie de marine, était très surprise que les soldats se soient plaints de ne pas partir suffisamment en opérations extérieures. Cela ne me surprend pas : un soldat est là pour aller en opération, c’est le cœur de son métier. Mais à quoi tient réellement le moral des troupes, au-delà du fait qu’ils doivent être bien logés, bien nourris, bien habillés et aussi bien payés ?

Bien payés, ce n’est pas toujours le cas ; nous devons y être attentifs et toute occasion m’est bonne pour m’exprimer à ce sujet devant les parlementaires. Aujourd’hui, mon inquiétude sur le niveau de rémunération ne concerne pas tant les soldats ou les sous-officiers que les officiers, les officiers supérieurs en particulier. Il faut prendre garde au fait que si l’on maltraite nos colonels et nos jeunes généraux, on perdra la qualité d’encadrement militaire qui fait la grande qualité de nos armées. Quand on compare le traitement des officiers supérieurs et généraux et le traitement des hauts fonctionnaires civils de grades équivalents, on constate que les revenus des ménages militaires sont très inférieurs ; plus on monte en grade, plus c’est vrai. On constate aussi que le nombre très important de déménagements limite l’accès à la propriété, interdit la stabilité dans l’emploi des conjoints et limite leurs pensions de retraite, et l’on voit que les contraintes que supportent nos officiers supérieurs et généraux sont considérables. Il faut en être conscient, car dans un marché de l’emploi des cadres qui ne connaît pas le chômage, nous aurons du mal à garder nos colonels et nos généraux. Je considère que les armées doivent s’administrer, qu’elles ont besoin d’une haute administration militaire, d’un haut commandement militaire qui ne se résume pas à la simple compétence tactique qui s’exerce sur le terrain.

Les militaires doivent donc être bien payés et contents d’aller en opération mais, surtout, ils doivent comprendre pourquoi ils sont engagés et sentir que la Nation est derrière eux – c’est essentiel. On inaugurera ce 11 novembre le monument national aux morts pour la France en opérations extérieures, toutes générations confondues. « Une Nation, disait Ernest Renan, est une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore », ajoutant que « la souffrance en commun unit plus que la joie » et crée la conscience morale collective. C’est un des devoirs des armées d’inspirer cette conscience collective à la société française, de lui faire comprendre que lorsqu’elle dit à l’un de ses soldats « Tu dois aller mourir » ou, ce qui est pire, « Tu dois aller tuer en mon nom et je partage cette responsabilité avec toi », il doit sentir qu’il a derrière lui la Nation entière. Vous, parlementaires, vous préoccupez particulièrement des raisons pour lesquelles ce soldat doit aller tuer au risque de sa propre vie. De ce monument aux morts en opérations extérieures, j’attends qu’il fasse comprendre à nos concitoyens que, même s’ils pensent que la guerre est finie, une partie des enfants de la France, et parmi les meilleurs, continuent chaque jour à mettre en œuvre la force délibérée au nom d’une certaine idée que nous nous faisons de nos valeurs, de notre avenir et de la conscience morale qui doit nous animer. Nous devons faire comprendre à nos concitoyens que l’Histoire est tragique, réintroduire ce sens du tragique dans notre destinée nationale. Si l’on y parvient, nos soldats auront la force morale nécessaire pour continuer à s’engager. C’est le travail des chefs militaires mais c’est aussi le vôtre, c’est pourquoi je me félicite que nous ayons désormais l’obligation d’informer le Parlement en cas d’engagement militaire décidé par le Président de la République, afin que vous vous en fassiez le relais auprès de la population.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je vous remercie, général, pour votre présence parmi nous et pour cette forte conclusion sur le besoin de conscience collective que nous approuvons.

 

La séance est levée à 19 heures 15.

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Membres présents ou excusés

Réunion du mercredi 6 novembre 2019 à 16 h 40

Présents. - Mme Aude Amadou, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Bernard Deflesselles, Mme Frédérique Dumas, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. M'jid El Guerrab, M. Michel Fanget, M. Bruno Joncour, M. Rodrigue Kokouendo, M. Jérôme Lambert, Mme Brigitte Liso, M. Mounir Mahjoubi, M. Denis Masséglia, Mme Marielle de Sarnez, Mme Sira Sylla, Mme Liliana Tanguy, M. Guy Teissier

Excusés. - M. Lénaïck Adam, Mme Ramlati Ali, M. Moetai Brotherson, M. Alain David, M. Christophe Di Pompeo, Mme Anne Genetet, M. Philippe Gomès, M. Meyer Habib, M. Michel Herbillon, M. Christian Hutin, Mme Amélia Lakrafi, Mme Nicole Le Peih, M. Jean François Mbaye, M. Jean-Luc Mélenchon, M. Frédéric Petit, Mme Bérengère Poletti, Mme Isabelle Rauch, M. Hugues Renson, Mme Laetitia Saint-Paul, Mme Michèle Tabarot, Mme Nicole Trisse, M. Sylvain Waserman

Assistaient également à la réunion. - M. Christophe Lejeune, M. Philippe Michel-Kleisbauer