Compte rendu

Commission
des affaires étrangères

         Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances   2

 

 

 


Mardi  
28 janvier 2020

Séance de 17 heures 15

Compte rendu n° 26

session ordinaire de 2019-2020

Présidence
de Mme Marielle de Sarnez,
Présidente

 


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Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Le Maire,
ministre de léconomie et des finances

La séance est ouverte à 17 heures 15.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Monsieur le ministre, nous avons de nombreuses questions à vous poser, d’ordre à la fois économique et stratégique.

La première est liée à l’extraterritorialité du droit américain. Le rapport de notre collègue Raphaël Gauvain a mis en lumière la vigueur de cet interventionnisme judiciaire, qui prend prétexte de la lutte contre la corruption, du non-respect des embargos, de sanctions décrétées unilatéralement pour défendre d’abord et toujours les seuls intérêts américains. Force est de constater qu’à quelques rares exceptions près, l’Europe n’a toujours pas trouvé de parades pertinentes. Notre commission considère qu’il y a urgence : le renforcement de la crédibilité européenne et l’élaboration d’outils vraiment efficaces pour défendre nos intérêts sont une obligation si nous souhaitons préserver notre souveraineté. Vous nous direz, monsieur le ministre, où nous en sommes, comment nous pouvons défendre nos intérêts et comment se porte le mécanisme INSTEX (Instrument in support of trade exchanges) mis en place avec l’Iran, qui constitue une réponse européenne possible.

Cette « guerre du droit » connaît des prolongements, par exemple dans le domaine aéronautique. Ainsi les États-Unis ont-ils été autorisés par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dans l’affaire Airbus, à imposer des taxes sur les importations européennes. La réciproque n’est pas vraie en ce qui concerne Boeing, au moins pour le moment, et je pense qu’il y a un grand risque que la paralysie de l’organe d’appel de l’OMC, provoquée par le veto américain, ne mette en péril le traitement équitable de ces litiges. Là aussi, nous vous entendrons avec grand intérêt.

D’une manière plus générale, les tensions commerciales, géopolitiques qui affectent la dynamique des échanges internationaux et les investissements des entreprises nous conduisent à nous interroger. Beaucoup s’accordent sur la nécessité de réformer l’institution de l’OMC, mais encore faut-il savoir dans quelle direction. À notre sens, cela devrait passer par un changement de paradigme, une redéfinition des orientations. Sur la grande question d’un commerce mondial équitable et juste, nous souhaitons que la France prenne des initiatives.

La taxation des services numériques constitue un autre grand sujet, à l’égard duquel certains États européens montrent peu d’enthousiasme, tandis que d’autres ont exprimé leur volonté que le dossier aboutisse. Vous avez annoncé un report du prélèvement de la taxe française à décembre 2020, les États-Unis suspendant, de leur côté, la surtaxation de produits français. Où en sont les négociations ? Peut-on envisager de parvenir un jour à une fiscalité internationale des services numériques ?

Pouvez-vous également nous dire un mot de l’avenir du projet de taxe européenne sur les transactions financières, alors même que le projet présenté par l’Allemagne a été rejeté il y a quelques jours par le ministre autrichien des finances ?

Enfin, nous aimerions vous entendre sur la relation future entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, sur les objectifs à atteindre, selon vous, en particulier en matière économique, et sur le calendrier adéquat pour y parvenir et défendre nos intérêts.

M. Bruno Le Maire, ministre de léconomie et des finances. Les questions internationales occupent à peu près la moitié de mon activité de ministre de l’économie et des finances. C’est dire si elles sont au cœur de la mission qui m’a été confiée par le Président de la République et le Premier ministre. Avant de répondre aux questions de Mme la présidente, je voudrais rappeler quels sont les grands champs d’activité du ministre de l’économie et des finances dans le domaine des affaires étrangères.

Ma première responsabilité, c’est évidemment de défendre et de promouvoir les intérêts économiques de la France à l’étranger. Cela exige, d’abord, de mener une politique économique qui rende notre territoire plus attractif pour les investisseurs étrangers – c’est là le premier lien avec les affaires étrangères. Je me réjouis que, grâce aux décisions que nous avons prises depuis près de trois ans, la France soit désormais devenue la nation la plus attractive pour les investissements étrangers dans le domaine industriel et en matière de recherche et développement (R&D), deux secteurs absolument stratégiques pour le XXIe siècle.

Je me réjouis également que la France, Paris, soit en passe de devenir la première place financière de l’Union européenne. L’aurait-on imaginé, il y a dix ou quinze ans, en voyant la City triomphante ? Nous profitons évidemment du Brexit, mais nous bénéficions surtout des décisions, parfois extrêmement techniques, qui ont été prises depuis près de trois ans pour attirer les investisseurs étrangers – une place financière particulièrement attractive se gagne autant par des dispositions fiscales que par l’ouverture de places dans les collèges et les lycées internationaux pour permettre aux salariés des banques d’y inscrire leurs enfants.

Dans le cadre de la défense et du développement des intérêts économiques de la France à l’étranger, je me dois aussi, évidemment, de promouvoir les exportations françaises. Nous avons, là aussi, renforcé nos dispositifs et rénové en profondeur le mécanisme de soutien à l’exportation.

Enfin, pour mener à bien cette politique du point de vue strictement national, j’ai comme autre priorité de protéger nos technologies et nos entreprises. Nous avons, pour cela, renforcé le décret sur les investissements étrangers en France d’une double manière. D’une part, nous avons abaissé le seuil de déclenchement du décret sur les investissements étrangers en France, qui permet au ministre de l’économie et des finances de bloquer un investissement étranger dans des technologies que nous jugeons sensibles ou dans des entreprises qui nous paraissent stratégiques. D’autre part, nous avons élargi le champ de ce décret à un certain nombre d’autres secteurs, comme l’agroalimentaire ou les médias.

Dans cette fonction de protection, j’inclus évidemment les conséquences du Brexit, madame la présidente. Si le ministre de l’économie et des finances a une responsabilité, c’est bien de veiller à l’intégrité du marché unique. Les choses doivent être très claires pour nos amis britanniques : nous voulons construire une relation apaisée avec la Grande-Bretagne, tant au plan bilatéral que dans ses rapports avec l’Union européenne. Toutefois, comme j’ai eu l’occasion de le dire au nouveau chancelier de l’Échiquier, aucune décision ne doit être prise qui pourrait affaiblir le marché unique européen. Celui-ci est un de nos acquis principaux, tant économiques que politiques, depuis vingt ans. Il représente 500 millions de consommateurs parmi les plus riches de la planète et est fondé sur des règles et des normes que nous imposons à nos propres producteurs et entreprises. Il est hors de question de laisser l’accès aux marchandises ou aux services britanniques qui ne respecteraient pas rigoureusement, strictement et totalement les règles et les principes fixés par le marché unique.

Si, par exemple, les banques britanniques veulent, dans le cadre du régime d’équivalence, avoir accès aux consommateurs européens, elles doivent respecter les mêmes règles prudentielles et les mêmes normes de contrôle et de supervision que celles qui sont imposées à nos banques. Nos amis britanniques disent vouloir créer « Singapour-sur-Tamise ». Qu’ils le fassent ! Qu’ils abaissent les règles prudentielles et de supervision mais, en ce cas, ils n’auront pas accès à un marché unique dont les règles de supervision et de contrôle sont plus strictes. En ce temps de la négociation avec les Britanniques, il faut que les choses soient clairement dites : les règles sont les règles, et nous n’accepterons pas que celles du marché unique soient fragilisées d’une manière ou d’une autre.

Ma deuxième responsabilité dans le domaine des relations internationales, c’est de développer des relations bilatérales économiques évidemment conformes aux orientations stratégiques fixées par le Président de la République. J’évoquerai, à titre d’illustration, celles qui nous unissent à l’Afrique et à la Russie. Chacun connaît les liens historiques qui nous attachent au continent africain et la volonté du Président de la République de sortir de la logique de la Françafrique. Celle-ci nous a amenés à prendre une décision historique, le 21 décembre dernier, en engageant la réforme du franc CFA avec les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Nous avons conclu un accord, que j’ai signé avec mon homologue du Bénin, et qui prévoit en ses termes le changement de nom de la zone, le retrait de la France de tous les organes de gouvernance de l’ancienne zone franc et la fin du stockage et de la centralisation à Paris des réserves de change des pays d’Afrique de l’Ouest, qui était devenu un sujet d’irritation majeur pour ces pays – le cordon ombilical qui reliait encore les pays membres de la zone du franc CFA, devenu l’eco, au trésor français se trouve ainsi coupé. Cette réforme historique, qui engage la fin du franc CFA, est une bonne chose. Nous avons toutefois, à la demande des États africains, maintenu une parité fixe pour permettre la poursuite de leur développement économique.

Parler de la Russie, où je me suis rendu très récemment, me permettra à la fois d’évoquer la volonté du Président de la République et de répondre à la question de Mme la présidente sur le développement des échanges économiques et les règles extraterritoriales américaines. Aujourd’hui, qu’est-ce qui empêche le développement de relations économiques beaucoup plus étroites avec la Russie ? Tout simplement le risque de sanctions extraterritoriales américaines, notamment dans le domaine financier. Je me suis donc donné six mois pour trouver des solutions nous permettant de financer des projets – non pas des petits, mais des grands – avec la Russie. Cela suppose que nous parvenions à contourner les règles extraterritoriales américaines qui nous imposent une nature de commerce avec la Russie que nous n’avons pas choisie librement et souverainement. Je partage totalement l’analyse qui a été faite par la présidente : l’un des enjeux majeurs des relations internationales au XXIe siècle est de garantir la souveraineté de nos décisions de politique étrangère qui, aujourd’hui, sont trop souvent soumises aux décisions américaines, notamment dans le secteur financier et économique. Raphaël Gauvain a fait, de ce point de vue, des propositions très intéressantes, que nous sommes prêts à reprendre, parmi lesquelles notamment le renforcement de la loi de blocage, qui doit être rendue plus opérationnelle. Ces propositions doivent nous permettre d’avancer vers plus de souveraineté et de capacité à résister aux sanctions extraterritoriales américaines.

Le renforcement de notre souveraineté nationale est précisément ma troisième grande responsabilité dans le domaine des questions internationales. Il passe par l’affirmation de la souveraineté européenne, car ces deux souverainetés sont aujourd’hui  étroitement liées.

La première raison en est qu’il n’y a pas de souveraineté politique sans souveraineté technologique. C’est très bien de proclamer matin, midi et soir, sur sa chaise, « vive la souveraineté politique ! », mais si, demain, les batteries électriques de vos voitures sont chinoises, si vos transmissions sont américaines, si votre 5G est étrangère, si votre capacité d’analyse de l’intelligence artificielle est, elle aussi, aux mains des géants américains, vous pourrez toujours parler de souveraineté : en réalité, vous n’en avez plus. Et si, encore, le contrôle et la surveillance de vos frontières sont assurés par une géolocalisation relevant de la technologie américaine, en fait de contrôle, vous donnez toutes les informations à une puissance étrangère. La souveraineté politique sans souveraineté technologique est creuse. C’est du vent ! Il est donc impératif de bâtir la souveraineté technologique.

Or, compte tenu de l’ampleur des investissements nécessaires, la souveraineté technologique n’est plus à la portée d’une nation européenne seule. Pour les batteries électriques dans les voitures, les investissements nécessaires se chiffrent en dizaines de milliards d’euros. Dans ce domaine, nous avons conclu un accord avec l’Allemagne, ouvrant ainsi, pour la première fois depuis Airbus, une nouvelle filière industrielle européenne. J’accompagnerai le Président de la République, jeudi, pour l’inauguration de l’usine pilote à Nersac, en Nouvelle‑Aquitaine. Cette implantation préfigure la première usine de production de batteries électriques, qui sera installée sur le territoire français en 2022 – la deuxième, en 2024, le sera en Allemagne –, avec à la clé des milliers d’emplois européens et une souveraineté sur la technologie clé du stockage de l’énergie électrique dans des batteries.

Nous voulons faire la même chose pour l’intelligence artificielle, l’hydrogène et le calcul quantique. Nous pouvons nous appuyer sur un instrument très précieux : les programmes européens d’intérêt collectif, qui nous permettent enfin d’apporter des aides publiques – je n’hésite pas à employer le terme –, des aides d’État aux industries naissantes qui ont besoin de milliards d’euros d’investissement public pour fonctionner. Il y a là, me semble-t-il, un changement complet d’orientation, du point de vue européen comme national, qui est sain pour nous permettre d’affronter la compétition avec la Chine et les États-Unis. Sachant que les investissements annuels de Huawei dans la seule intelligence artificielle s’élèvent à 15 milliards de dollars par an, je ne vois pas, aujourd’hui, quelle nation européenne, quelle entreprise européenne aurait la capacité de dégager cette puissance de feu. En revanche, si l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne s’y mettent collectivement – pour les batteries électriques, ce sont l’Allemagne, la France et la Pologne qui sont vraiment à la pointe de l’initiative –, nous aurons cette capacité.

Un autre moyen de renforcer la souveraineté nationale et de défendre une vision du développement économique différente de celle qui est portée par la Chine ou les États‑Unis, c’est d’aller vers une croissance décarbonée et de nous appuyer, là aussi, sur les ressources européennes pour affirmer une croissance verte. S’il y a une orientation que je défendrai, comme ministre de l’économie et des finances, avec la dernière détermination dans les deux dernières années du mandat d’Emmanuel Macron, c’est bien la croissance durable. Il faut que nous promouvions une nouvelle orientation de la croissance en démontrant que l’on peut conjuguer croissance, renforcement de la lutte contre le changement climatique et accélération de la transition écologique. Là encore, cela passe par des outils nationaux et européens. Nous avons, par exemple, transformé la Banque européenne d’investissement (BEI) en banque du climat : nous avons mis fin à tout financement de sa part des énergies fossiles d’ici à la fin de l’année 2021 ; décidé que 50 % de ses financements seraient consacrés aux objectifs climatiques ; proposé d’augmenter son capital de 10 milliards, afin d’avoir tous les moyens financiers disponibles pour accélérer la transition écologique.

Nous allons également réorienter les garanties export du Trésor, toujours dans le but de favoriser une croissance durable. Les parlementaires – notamment les membres de la commission des finances – ont beaucoup travaillé sur le sujet et m’ont fait des propositions très intéressantes. D’ici au mois de septembre, nous remettrons un rapport sur les garanties à l’export du Trésor pour nous assurer que cette administration ne garantit plus des exportations qui pourraient nuire à la planète et accélérer le réchauffement climatique.

Enfin, concernant la croissance verte et durable, il est un point crucial que nous devons changer, sous peine que nos efforts nationaux restent vains : il ne sert à rien de réduire nos émissions de CO2 en France ou en Europe si c’est pour importer des produits qui augmentent, dans le calcul final, nos émissions de CO2. Or, c’est ce qui se passe depuis quinze ou vingt ans : lorsqu’on constate qu’une production émet du CO2, on délocalise l’usine et on va produire ailleurs les produits qui émettent du gaz carbonique. Ce faisant, on est doublement perdants, puisqu’on perd des emplois en France et on augmente la production de CO2 à l’étranger ; le bilan est totalement négatif. C’est pourquoi nous voulons mettre en place, parallèlement à la politique de décarbonation de notre économie nationale, un mécanisme d’inclusion carbone aux frontières de l’Union européenne. C’est un outil stratégique qui suscite beaucoup de controverses avec nos partenaires commerciaux en Chine et aux États-Unis. Il consiste, de la même manière que l’on paye le prix du carbone en France et en Europe, à le faire payer aussi par les produits étrangers qui y entrent en les taxant aux frontières de l’Union européenne. Nous voulons que ce mécanisme d’inclusion carbone s’applique en priorité aux importations d’acier et de ciment, dont on peut le plus facilement mesurer les impacts en termes de CO2, ainsi que sur celles qui auraient l’impact le plus important.

Le troisième élément d’adossement de la souveraineté nationale à la souveraineté européenne est la zone euro. C’est un des sujets qui occupent une grande partie de mon action de ministre de l’économie et des finances, parce que c’est évidemment la garantie de souveraineté la plus forte qui soit entre nos mains. Il est temps que nous accélérions l’intégration de la zone euro ; nous n’avons que trop tardé à prendre les décisions qui feront de l’euro une monnaie de réserve internationale et affirmeront la puissance de la zone euro par rapport à la Chine et aux États‑Unis. Il est urgent de mettre en place l’union bancaire, qui nous permettra d’avoir un réseau bancaire plus dense et plus efficace que ce qui existe aujourd’hui. Il est urgent d’instituer l’union des marchés de capitaux, qui permettra à nos start-up en quête de croissance de lever des tickets de 50, 60 ou 80 millions d’euros, au lieu d’aller chercher cet argent auprès des fonds américains ou d’autres bailleurs étrangers. Enfin, il est indispensable de garantir une meilleure coordination des politiques économiques de la zone euro. On ne peut pas avoir une monnaie unique et dix-neuf politiques économiques différentes. Or, je suis bien obligé de constater qu’aujourd’hui les divergences l’emportent sur la coordination, les égoïsmes sur la solidarité.

La France accomplit des transformations majeures. On peut les critiquer, les contester – personne ne s’en prive en France –, mais nous les engageons : nous avons transformé la fiscalité du capital, le marché du travail, le système de formation et de qualification ; nous sommes en train de transformer le régime de retraite par répartition pour en garantir la pérennité. Là encore, toutes les critiques sont possibles, mais on ne peut pas dire que la France, à qui on reprochait de ne pas accomplir suffisamment de transformations économiques, ne les fait pas – et je note au passage qu’elles ont produit des résultats. Nous sommes en droit d’attendre de ceux de nos partenaires qui disposent de marges de manœuvre budgétaires, tels l’Allemagne et les Pays-Bas, qu’ils soutiennent, par solidarité, la transformation de la France en garantissant plus de croissance par davantage d’investissements publics.

Hélas ! aujourd’hui, l’incohérence est à tous les étages. Au moment où nous réfléchissons au meilleur financement possible de notre réforme des retraites, l’Espagne a décidé, dans le cadre de son nouvel accord de coalition, de revenir sur les règles de financement définies par la réforme des retraites de 2013. Au moment où nous engageons des transformations majeures de notre économie, l’Italie refuse, pour le moment, de pousser plus loin des transformations qui pourraient améliorer la productivité de l’économie italienne. Alors que la croissance est en moyenne de 1 % dans la zone euro, l’Allemagne refuse de dépenser plus d’argent public dans de l’investissement qui alimente la croissance de la zone. Je ne critique aucune nation en particulier, je me contente d’émettre un regret quant à la situation collective de la zone euro qui ne parvient pas à prendre suffisamment son destin en main. Je ferai des propositions dans les semaines qui viennent pour mettre à nouveau chacun devant ses responsabilités, et afin que, tous ensemble, nous trouvions les moyens d’une meilleure coordination au sein de la zone, de façon à gagner de la croissance.

La croissance atteint 6 % environ en Chine et un peu plus de 3 % aux États-Unis.

M. Christian Hutin. Ils s’enrhument !

M. Bruno Le Maire, ministre de léconomie et des finances. Peut-être mais nous, nous ne risquons pas de tousser ni de nous enrhumer.

M. Christian Hutin. On sait que les 6 % de la Chine sont surfaits !

M. Bruno Le Maire, ministre de léconomie et des finances. Ce qui n’est pas surfait, en tout cas, c’est le 1 % de croissance dans la zone euro. Ce n’est pas à la hauteur des capacités de la première zone monétaire au monde et d’un des continents les plus riches de la planète. C’est la preuve que nous n’avons pas su encore transformer la zone euro en zone de prospérité.

Enfin, la souveraineté passe par la lutte contre l’extraterritorialité américaine. J’ai cité le rapport de votre collègue Raphaël Gauvain, dont nous voulons nous inspirer. Et nous avons maintenant le mécanisme INSTEX, qui a été créé le 31 janvier 2019. La société miroir iranienne est désormais en contact avec la société commune, dont nous avons désigné les dirigeants. Six pays supplémentaires s’y sont joints : la Belgique, le Danemark, la Finlande, les Pays-Bas, la Norvège et la Suède ont rejoint la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Ce mécanisme a un caractère expérimental. Je ne vais pas prétendre que c’est un formidable instrument immédiatement disponible et opérationnel, mais il marque une vraie prise de conscience de l’Union européenne de la nécessité de construire son indépendance financière. Là aussi, vous pouvez toujours parler d’indépendance politique, si vous êtes pieds et poings liés par les sanctions américaines et le monde financier américain, ce n’est qu’une souveraineté artificielle. Les efforts sont en cours, l’Union européenne progresse, la prise de conscience est là. INSTEX est certainement un instrument imparfait, mais il est le signe d’une vraie prise de conscience de la nécessité de bâtir notre indépendance financière dans le monde contemporain.

J’en viens, enfin, à l’enjeu clé du numérique, probablement l’un des plus considérables qui soient sur la scène internationale. Il a, à mes yeux, la même importance que les enjeux militaires ou stratégiques. Chacun doit prendre conscience de deux facteurs qui modifient radicalement l’ordre économique international. Premièrement, la donnée fait la valeur, mais la valeur n’est pas taxée ou très peu taxée parce que, par définition, elle n’a pas d’existence physique. Autrement dit, ce qui engendre le plus de valeur aujourd’hui est aussi ce qui rapporte le moins fiscalement, car les entreprises qui créent cette valeur n’ont tout simplement pas d’implantation physique ou sont très peu présentes sur notre territoire. On se retrouve donc avec des géants du numérique, qui ont des niveaux de capitalisation de l’ordre de 1 000 milliards de dollars – soit un montant supérieur à celui de 90 % des produits nationaux bruts (PNB) de la planète – et qui, pour autant, échappent largement à l’impôt à l’endroit où ils créent la valeur. Il est indispensable de régler ce sujet : ce qui est en jeu, c’est tout simplement la capacité à financer les biens publics. Si, d’un côté, on continue à taxer de 14 points en plus les entreprises qui réalisent le moins de profits pour financer les collèges, les hôpitaux, les crèches, et que, de l’autre côté, ceux qui font des profits croissants et ont la capitalisation la plus dynamique paient 14 points d’impôts en moins, très rapidement, on n’arrivera plus à financer les biens publics ni les États. Les puissances numériques privées deviendront plus puissantes que les États, dont les gouvernants sont démocratiquement élus. Il y a là un enjeu fondamental à ne pas regarder par le petit bout de la lorgnette, par lequel on ne voit qu’une taxe. Je ne me suis pas autant engagé dans cette bataille pour le seul plaisir d’aller récolter quelques millions d’euros de recettes supplémentaires. L’enjeu, c’est de rééquilibrer les forces entre les États dont les gouvernants sont démocratiquement élus et des puissances numériques privées.

Une autre chose dont il faut prendre conscience, c’est que la donnée est un patrimoine et que nos données nationales sont le patrimoine le plus précieux que nous ayons. Il est mille fois plus important, en valeur et en capacité de développement économique, que les immeubles de la rue Saint Dominique ou que le patrimoine immobilier de l’État. La donnée est un patrimoine ; nos données industrielles ou européennes font notre patrimoine industriel national ou européen. Pour prendre un exemple très concret, faites voler un A350 depuis Toulouse et posez-le dans une grande ville chinoise, mobilisez des centaines d’ouvriers chinois pour reproduire cet avion : ils n’y arriveront pas. Ils auront beau le « dépiauter » en tous sens, prendre un bout d’aile, de carlingue, de hublot, de siège, de moteur ou de radar, ils ne trouveront que 20 % à 30 % de ce qui le constitue. En revanche, s’ils ont accès aux données sur les procédés de fabrication, la caractérisation des matières, la définition, la résistance – toutes informations intangibles –, ils pourront faire un A350. C’est cela dont chacun doit prendre conscience, et c’est vrai pour l’industrie – l’aéronautique et l’automobile – comme pour nos données de santé. Il n’y a pas de patrimoine plus précieux que nos données. Pourquoi gardons-nous encore un temps d’avance dans l’aéronautique ? Pourquoi les avions de la société chinoise COMAC ne volent-ils pas encore ? Après tout, il y a des chaînes de production aéronautiques françaises, européennes ou américaines sur le territoire chinois. Si COMAC n’arrive pas à produire, dès à présent, des avions de ligne aussi performants que les Airbus ou les Boeing, c’est tout simplement parce qu’ils n’ont pas encore accès à ce réservoir de données qui fait le véritable patrimoine industriel et qu’il faut impérativement protéger.

J’en tire trois conclusions. Premièrement, il faut évidemment protéger ce patrimoine industriel. Cela ne passe plus simplement par le dépôt d’un brevet, mais par la protection du cloud et des données qui y sont stockées. C’est pourquoi nous travaillons, à la demande du Président de la République, à la mise en place d’un cloud souverain, qui pourra devenir demain un cloud européen, et qui nous permettra de stocker les données les plus sensibles et de protéger notre patrimoine industriel contre toute forme de pillage. C’est un enjeu absolument majeur.

M. Christian Hutin. Pouvez-vous définir le cloud ?

M. Bruno Le Maire, ministre de léconomie et des finances. C’est un nuage de données – c’est poétique. Plus précisément, c’est un hébergement centralisé de données qui offre deux caractéristiques : d’une part, le stockage des données, dans des pièces de la taille de la salle de votre commission, climatisées à une température fixe, ce qui est très coûteux et engendre un vrai problème en termes de respect de l’environnement ; d’autre part, on a tendance à l’oublier, des services associés, qui permettent de valoriser les données stockées.

En Europe, nous savons très bien héberger, mais nous ne savons pas valoriser. Si 90 % des données industrielles européennes sont actuellement stockées par des hébergeurs américains comme Microsoft, Google ou Amazon, ce n’est pas parce que leurs prestations d’hébergement sont meilleures, mais parce qu’ils transforment la donnée en valeur. Par exemple, si votre entreprise fabrique des chemises ou des pantalons, vous pourrez savoir que telle ville en France consomme plus de pantacourts, ce qui vous permettra de mieux cibler la publicité. Pour moi, c’est là un des enjeux de puissance les plus stratégiques de la planète. Nous devons donc nous protéger et être capables d’héberger, de stocker et de valoriser ces données au niveau national.

La deuxième conclusion que je tire, c’est qu’il faut rétablir l’équilibre fiscal. tel est l’objet de la taxation des géants du numérique. C’est une question de justice fiscale : tout le monde doit être taxé au même niveau. « Où en sommes-nous ? », me demandez-vous, madame la présidente. La France a été le fer de lance, et nous pouvons en être fiers, de la taxation digitale. Nous avons été le premier État européen à voter, à l’unanimité de l’Assemblée nationale – et je vous en remercie –, un dispositif permettant, en 2019, de taxer les entreprises du numérique dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros. Même si nous ne sommes pas parvenus à un accord au niveau européen, nous avons été suivis par de nombreux États, ce qui a entraîné la réaction américaine.

Les Américains protestent contre la taxe française, qu’ils jugent discriminatoire, ce que nous contestons. Mais, comme l’a souligné Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d’administration fiscales de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), c’est elle qui les a fait revenir au banc de la négociation internationale : ils ont pris conscience du fait que la multiplication de taxes nationales serait beaucoup plus pénalisante pour eux qu’une taxe internationale négociée et adoptée par les membres de l’OCDE. La fermeté a donc payé, et c’est un motif de fierté pour la France !

Afin d’éviter des sanctions, nous avons convenu, en marge du sommet de Davos, avec les autorités américaines et notamment avec mon homologue américain Steven Mnuchin, que les entreprises soumises à cette taxation ne la paieraient pas entre avril et décembre 2020. Que les choses soient claires, il ne s’agit pas d’une suspension ou d’un retrait – impossible, car nous devons respecter le vote du Parlement. Il s’agit d’un décalage de paiement pour laisser les négociations à l’OCDE se poursuivre sereinement et aboutir à un compromis. Si une solution internationale est adoptée en décembre 2020, la nouvelle taxe s’appliquera en lieu et place de notre solution nationale. S’il n’y a pas d’accord à l’OCDE, nous percevrons notre taxe nationale en décembre 2020, dans les termes que vous avez votés.

Troisième conclusion : il faut investir davantage dans l’intelligence artificielle, dans le calcul quantique afin de gagner notre autonomie et notre indépendance dans ces technologies. Si cette thématique est très souvent ignorée des grandes discussions multilatérales, elle est bien plus stratégique que beaucoup d’autres sujets qui occupent le devant de la scène.

Concernant la taxe sur les transactions financières (TTF), nous nous sommes mis d’accord avec l’Allemagne, à Meseberg, pour relancer la coopération renforcée des dix pays, jusqu’à présent bloquée. Nous avons proposé de prendre appui sur la taxe française, qui a fait la preuve de son efficacité – elle rapporte près d’un milliard d’euros par an. Avec mon homologue Olaf Scholz, nous sommes mobilisés pour faire avancer le dossier. Malheureusement, le nouveau ministre des finances autrichien Gernot Blümel vient de s’opposer à la proposition. J’aurai l’occasion de le voir prochainement pour le convaincre de la nécessité de progresser.

M. Antoine Herth. La présidente a déjà soulevé de nombreuses questions, auxquelles vous avez répondu. Je reviendrai donc uniquement sur deux points.

La semaine dernière, nous avons rencontré la filière viticole : les exportations de vins français aux États-Unis ont baissé de 33 % au cours des deux derniers mois. L’impact est donc majeur. Les professionnels espèrent que la situation va s’améliorer grâce à la décision de report du paiement de la taxe. Dans ces cas de « guerre commerciale », l’Union européenne ne devrait-elle pas accompagner les filières professionnelles ? J’évoque ici le secteur viticole, mais d’autres sont concernés.

L’Assemblée parlementaire franco-allemande se réunira la semaine prochaine à Strasbourg, afin de mettre en chantier plusieurs groupes de travail communs au Bundestag et à l’Assemblée nationale, sur l’intelligence artificielle ou le rapprochement franco-allemand du droit des affaires, mais également sur le pacte vert, ou Green Deal, nouveau cadre politique européen annoncé par la présidente von der Leyen. Comment envisagez-vous cette relation privilégiée avec l’Allemagne, à votre niveau ? Comment les Parlements peuvent-ils accompagner cet effort ? À l’heure du Brexit, il faut que la France et l’Allemagne avancent main dans la main sur une majorité de sujets, afin de conforter l’édifice européen.

M. Buon Tan. Je salue les efforts engagés par le Gouvernement pour faire face à l’effet d’extraterritorialité de certaines lois américaines sur des enjeux cruciaux pour la France et l’Europe. Du point de vue économique, bien entendu, cela tend à fausser la libre concurrence entre les entreprises américaines et leurs rivales européennes sans que des recours efficaces et impartiaux puissent être engagés. Mais les effets sont avant tout politiques, puisqu’il s’agit ni plus ni moins de la préservation de notre souveraineté et de notre capacité de projection sur la scène internationale.

Notre réponse doit donc être ferme et sans détour, en privilégiant, bien sûr, le dialogue avec les États-Unis. Mais un tel dialogue ne pourra aboutir que s’il est coordonné avec nos partenaires européens, et si l’Union européenne parvient à se doter des outils pour faire valoir ses intérêts.

Ce constat peut être transposé à la situation que connaît actuellement l’OMC. Pour contourner la situation de blocage que connaît l’institution depuis le 11 décembre 2019, certains pays, emmenés par l’Union européenne, proposent de mettre en place un organe d’appel temporaire qui ne s’appliquerait qu’aux États ayant manifesté la volonté de s’y soumettre et perdurerait aussi longtemps que l’organe d’appel permanent resterait paralysé.

Cette proposition permettrait a minima le règlement des différends commerciaux pendant cette période de paralysie. Elle illustrerait également la capacité de leadership de l’Union européenne quand il s’agit de défendre le multilatéralisme. Cependant, elle pourrait aussi avoir d’importantes conséquences à terme. Si les négociations échouent et que l’organe temporaire perdure, il pourrait engendrer une OMC à deux vitesses, ouvrant ainsi une brèche dans le principe du consensus, consubstantiel à l’OMC. Cela constituerait un précédent qui contribuerait à l’affaiblissement du multilatéralisme, au lieu de remédier à ses insuffisances.

Pouvez-vous nous indiquer l’état des négociations concernant la création de cet organe temporaire ? Quels risques pourraient en découler pour le multilatéralisme ? Qu’envisagez-vous pour l’éviter ?

Mme Bérengère Poletti. L’arme économique est fréquemment utilisée dans nos relations internationales et nous devons pouvoir nous défendre au niveau européen.

En mars 2000, les membres de l’Union européenne se sont réunis à Lisbonne autour d’un objectif ambitieux : faire de l’Union l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde en 2010, capable d’une croissance économique durable, accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale. À l’époque, les États s’étaient engagés à porter à 3 % la part de leurs dépenses publiques et privées de R&D à l’horizon 2010.

Malheureusement, le sursaut n’a pas eu lieu. Deux décennies après la signature de l’accord, selon Eurostat, en 2017 – date des dernières statistiques publiées –, les dépenses de recherche et développement de l’Union européenne dépassaient à peine 2 % du produit intérieur brut (PIB) en moyenne, contre 1,8 % en 2000. L’inflexion est à peine plus sensible au sein de la zone euro. Seuls quatre pays sur vingt-huit – l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark et la Suède – respectent l’objectif de Lisbonne. Les autres en demeurent très éloignés et font pâle figure à côté des autres grandes économies développées : les dépenses de R&D pèsent ainsi 2,8 % du PIB aux États-Unis, 3,2 % au Japon et 4,5 % en Corée du Sud.

En France, elles ont représenté 2,19 % en 2017, en recul par rapport aux années précédentes, et sont à peine plus élevées que les 2,09 % observés en 2000. Malgré une politique volontariste – 5 à 6 milliards d’euros ont été restitués aux entreprises grâce au crédit d’impôt recherche mis en place en 2008 –, le retour sur investissement est très décevant, puisque la part de la R&D des entreprises privées n’a augmenté que de 0,11 % entre 2000 et 2017.

On peut donc s’interroger sur la pertinence des moyens mis en place par la France pour atteindre l’objectif de Lisbonne, au moment même où la course à l’innovation est lancée entre les États-Unis et la Chine. Quelle est votre analyse ?

M. Jean-Louis Bourlanges. Monsieur le ministre, en vous écoutant, on a le sentiment que la France développe une stratégie cohérente et ambitieuse, visant à assurer l’indépendance – terme qui me paraît juridiquement plus exact que celui de souveraineté – de l’Union européenne, de ses peuples, de ses États et de ses économies face à des menaces et à des rivalités extrêmement puissantes, incarnées notamment par les États-Unis et la Chine. Mais pourquoi sommes-nous si seuls ?

Ce n’est pas nouveau. En son temps, le général de Gaulle proclamait la nécessité de cette indépendance, alors que nous étions très dépendants des États-Unis pour notre sécurité. Désormais, les États-Unis apparaissent comme des rivaux, mais nous sommes toujours aussi seuls. Sur quels leviers pouvons-nous jouer afin de créer les solidarités synergiques qui nous font défaut ?

Ma deuxième question est plus complexe et concerne la nature de nos rapports avec l’Occident. Depuis la guerre, nous avons toujours été solidaires de l’Occident, des États-Unis ou d’organisations comme l’OCDE, incarnations de la volonté de coopération des grandes démocraties occidentales. Or – et c’est parfaitement conforme à la réalité – vous distribuez équitablement les menaces entre les États-Unis et la Chine, expliquant que les premiers nous menacent sur tel point, quand les seconds le font sur tel autre, et que nous devons donc faire face à ces deux « associés rivaux », avec lesquels nous avons à la fois tissé une relation d’association et de rivalité. Mais peut-on mettre ces deux puissances sur le même plan ? Les conflits qui nous opposent aux Chinois sont-ils les mêmes, et de même intensité, que ceux qui nous opposent aux États-Unis ? Considérez-vous que, malgré tout, malgré les incartades et le populisme du président des États-Unis, nous avons encore une relation privilégiée avec ces gens qui restent quand même solidaires d’un modèle démocratique qui nous est familier, alors que les Chinois dessinent un ordre social de plus en plus préoccupant pour les libertés fondamentales ?

M. Christian Hutin. Monsieur le ministre, vous avez des qualités littéraires exceptionnelles, et j’encourage tous les commissaires à lire vos livres. Nous ne sommes pas pour autant d’accord sur tout.

Vous évoquez une « citoyenneté européenne » mais soyons clairs, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Grèce, l’Allemagne et nous n’en avons pas du tout la même définition. L’Union européenne, l’amitié européenne, la coopération européenne existent, mais pas la citoyenneté. Nous avons chacun nos ambitions. Seuls des intellectuels peuvent penser le contraire !

Quand vous parlez de puissance de feu par rapport à Google, Amazon, Facebook et Apple – les GAFA –, très franchement, je ne vois pas. Quelle est-elle ? Elle est extrêmement faible ! Pour le moment, personne n’a payé un centime. C’est dramatique !

Le propos, plus modéré que le mien, de la présidente était parfaitement juste : remettons un peu de valeur dans ce que nous sommes, prenons un peu conscience de ce que nous sommes, nous, Assemblée nationale, et de ce qu’est la France. Reprenons un peu notre souveraineté économique !

Je vous encourage tous à regarder Mille milliards de dollars d’Henri Verneuil, avec Patrick Dewaere, sorti en 1982. Ce film est parfaitement d’actualité dans sa vision du travail, des multinationales et de la déshumanisation du monde.

M. Mjid El Guerrab. Les pays du Maghreb sont engagés dans des dynamiques de diversification de leurs économies qui rendent nécessaire l’amélioration de l’offre de formation et le renouvellement des infrastructures. Or, en 2019, la Tunisie et l’Algérie se sont engagées dans des processus électoraux longs, dont la temporalité ne correspond pas toujours à celle du monde des affaires.

Je reviens d’une mission d’une semaine en Algérie, à la rencontre des compatriotes de ma circonscription, et j’ai pu m’entretenir longuement avec les chefs d’entreprises françaises installées sur place. Il ressort de ces échanges énormément d’enthousiasme face au potentiel économique algérien, mais également quelques inquiétudes suite à une année presque blanche en termes de décisions économiques, qui a eu des conséquences sur la production industrielle. Ainsi l’usine de Renault Algérie Production, que j’ai eu le plaisir de visiter à Oran, est-elle bloquée.

Monsieur le ministre, vous vous rendrez vendredi 31 janvier au Maroc pour vous entretenir avec vos homologues et assurer le suivi du projet de ligne à grande vitesse (LGV), à la suite de la quatorzième Rencontre de haut niveau France-Maroc qui s’est tenue le 19 décembre à Paris. Le Maghreb et la France partagent une histoire commune et des liens puissants, forgés au fil des années. Près de 6 millions de personnes – immigrés, descendants d’immigrés et rapatriés – vivent en France et entretiennent une relation personnelle et souvent familiale avec le Maghreb. C’est autant, sinon plus, que les Franco-Européens. Inversement, des centaines de milliers de Français ou des binationaux sont installés et vivent dans l’un des trois pays du Maghreb.

En outre, le Maghreb se positionne clairement comme nouveau hub entre l’Europe et l’Afrique. L’inauguration, le 8 janvier, à Casablanca, du nouveau siège d’Orange Middle East and Africa en est une preuve. La France doit s’engager davantage pour tirer parti de ces nouvelles opportunités. Les échanges avec le monde arabe représentent un cinquième des échanges commerciaux de la France hors Union européenne et le Maghreb est la première zone d’échanges, avec 27 milliards d’euros en 2015, contre 19 milliards avec les pays du Golfe, par exemple. Pourtant, les parts de marché de la France diminuent d’année en année : elles sont passées de 35 % au début des années 1990 à 15 % au début des années 2010, alors que de nouveaux pays, comme la Chine, la Turquie ou les pays du Golfe, s’impliquent davantage.

Comment la France peut-elle renforcer son positionnement historique au Maghreb ? Où en est-on du projet de poursuite de la LGV dans le sud du Maroc ?

Comment la France peut-elle accompagner au mieux la diaspora, bien souvent binationale, dans son désir de participer au développement économique du Maghreb, et par ricochet au rayonnement de la France ?

Quels sont les détails techniques de la réforme du franc CFA qui doit aboutir à sa disparition ? Allons-nous continuer à battre monnaie pour cette zone économique ?

M. Mustapha Laabid. Pour reprendre l’expression employée par mon collègue Jean-Louis Bourlanges, ma question concerne l’enjeu fondamental de la solidarité synergétique européenne face aux puissances numériques privées.

Monsieur le ministre, jeudi dernier, vous avez annoncé que de longues discussions nocturnes avaient permis à la France et aux États-Unis de trouver un accord qui jette les bases d’un travail à l’OCDE sur la taxation numérique. Vous avez ajouté que c’était une bonne nouvelle, car cela réduirait le risque de sanctions américaines et ouvrirait la perspective d’une solution internationale sur la fiscalité numérique.

Pourtant, certains spécialistes s’inquiètent de possibles conflits et d’un risque d’augmentation des différends légaux après la mise en place d’une taxe à l’échelle de l’OCDE. Les géants du numérique, et les États-Unis qui les soutiennent, disposent d’importantes ressources en procédures judiciaires ou en taxations punitives. Quel État pourrait y faire face seul ? Vous avez annoncé la possibilité de mettre en place un organe d’arbitrage dédié à la résolution des conflits. Pourriez-vous nous en dire plus ? Quelles seraient sa gouvernance et ses marges de manœuvre face à ces entreprises qui pèsent plusieurs milliards de dollars ?

M. Frédéric Petit. Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre exposé, réjouissant par bien des aspects. Je vis dans une circonscription en croissance, au cœur de l’Europe. Je viens du monde de l’entreprise et je suis encore membre du comité national des conseillers du commerce extérieur de la France. Je trouve qu’il est dommage que nous n’en profitions pas. Je partage également le constat de Jean-Louis Bourlanges sur notre politique économique.

Je reviendrai sur la notion de frontière : comment pouvons-nous valoriser nos échanges intra-européens et défendre par ce biais notre souveraineté ? Je parle d’un Business Act à l’européenne et des investissements publics pour doper les entreprises européennes. Je parle de davantage décarboner. Vous avez évoqué la taxe carbone : à quel moment va-t-elle nous permettre de préserver nos marchés et de les réserver aux entreprises vertueuses, qui sont très souvent européennes ?

La régionalisation de Business France, censée aider nos entreprises à exporter, faisait l’unanimité de tous, entreprises et services de l’État. Mais le diable se niche dans les détails : ne serait-il pas plus logique qu’elle soit une décentralisation, plutôt que l’actuelle déconcentration ? Les entreprises en demande de partenariats à l’export tissent des liens avec les régions, compétentes en la matière. Ne serait-il pas logique que les conseils régionaux récupèrent les moyens régionalisés de Business France, aujourd’hui affectés en préfecture ?

Mme Anne Genetet. Nous sommes de la même génération et je n’avais encore jamais entendu un ministre de l’économie et des finances s’engager aussi fermement sur ces sujets de la plus haute importance. Je tiens donc à saluer votre engagement et votre détermination, monsieur le ministre. Effectivement, notre souveraineté politique n’est rien sans souveraineté technologique : il faut que le message passe.

Je salue également votre engagement en faveur de la mise en place d’une taxe carbone aux frontières de l’Union européenne. Vous nous avez très clairement expliqué son importance, tout comme celle d’une Union forte. Vivant hors de l’Union européenne depuis plus de quinze ans, je peux confirmer que la France seule aurait disparu de la carte sans l’Union européenne. C’est grâce à des engagements et une détermination comme les vôtres que nous pouvons continuer à exister et à peser sur le destin du monde et les normes.

Je voudrais revenir sur l’extraterritorialité. Ma première question recoupe une des conclusions du rapport de notre collègue Raphaël Gauvain : comment envisagez-vous la mise en place d’un bureau de contrôle des actifs étrangers ou Office of Foreign Assets Control (OFAC) européen, dont nous avons cruellement besoin dans nos échanges avec certains pays ?

Ma circonscription inclut la Russie et l’Iran. Avec ce dernier, vous avez évoqué le mécanisme INSTEX. Mais les banques françaises me semblent excessivement frileuses par rapport aux autres grandes banques européennes : elles bloquent les initiatives de certaines de nos entreprises, mais également les transactions de nos ressortissants qui y vivent et qui ne peuvent recevoir leur salaire ou envoyer de l’argent en France. Partagez-vous mon sentiment ? Si oui, comment pensez-vous agir auprès de ces banques afin qu’elles relâchent la pression et cessent ces comportements zélés qui bloquent les initiatives ?

M. Alain David. Vous avez décidé de reporter à décembre 2020 le paiement des acomptes de la taxe GAFA. En cette année électorale aux États-Unis, je doute que l’administration américaine souhaite s’engager vraiment sur un accord multilatéral au sein de l’OCDE. Le gouvernement britannique ne s’y est pas trompé : son ministre des finances a confirmé l’intention de la Grande-Bretagne d’imposer sa propre taxe sur les services numériques dans les délais qu’elle avait choisis initialement.

Comment envisagez-vous la suite des négociations, d’une part, avec les autorités américaines – aurez-vous suffisamment de moyens de pression ? – et, d’autre part, avec l’OCDE ?

Mme Amélia Lakrafi. Je souhaite vous interroger sur la situation économique au Liban, et plus précisément sur l’impact de la crise du système bancaire libanais, tant sur nos institutions bancaires que sur les Français résidant au Liban.

Plus de 25 000 Français sont enregistrés dans le pays que l’on surnommait auparavant « la Suisse du Moyen-Orient », et qui se finançait largement grâce à ses établissements bancaires. La situation y est aujourd’hui dramatique : la dette vient de dépasser 150 % du PIB, le cours de la livre libanaise ne cesse de s’effondrer et de nombreux observateurs décrivent un système bancaire proche de la faillite.

Pour les habitants du Liban, les retraits et les paiements par carte sont plafonnés
– entre 200 et 300 dollars par mois –, de même que les virements internationaux. Or, les Libanais et les Franco-libanais sont très dépendants de l’approvisionnement en liquide, notamment en dollars, et des transferts d’argent reçus de l’étranger. Nos compatriotes se trouvent dans une situation invivable, qu’ils doivent gérer au jour le jour, empêchés qu’ils sont de rembourser leurs crédits en France, de payer les frais de santé, notamment la caisse des Français de l’étranger, ou les études de leurs enfants à l’étranger. Ils se plaignent quotidiennement et en appellent aux députés et sénateurs représentant les Français de l’étranger.

Dans ce contexte d’interdépendance, des banques françaises ont-elles été affectées par cette crise ? Comment pouvons-nous accompagner les Français au Liban, dont certains souhaitent rentrer en France pour y clore leurs comptes et récupérer leurs avoirs, ce qui semble impossible aujourd’hui ?

S’agissant de la souveraineté de la France dans le domaine des batteries électriques, quelle est notre stratégie d’approvisionnement, notamment en minerais importés de République démocratique du Congo (RDC) ? Je déplore que le nombre d’équivalents temps plein dans les ambassades soit réduit au fil des années, nous manquons de personnel pour travailler à un partenariat avec la RDC, pourtant très demandé par le nouveau gouvernement du président Félix Tshisekedi.

Dans un autre domaine, les jeunes entreprises françaises qui innovent et font de la recherche souhaitent bénéficier de fonds européens du programme Horizon 2020, qui deviendra ensuite Horizon Europe, mais toutes les demandes doivent être faites en langue anglaise. Traduire des travaux de recherche et développement en anglais peut s’avérer très compliqué, comment pouvons-nous aider ces start-up à aller chercher ces milliards d’euros pour innover et faire de la recherche en France ?

M. Hervé Berville. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour votre engagement dans le renouvellement du partenariat avec les pays africains, qui ont tous salué la sortie du franc CFA, annoncée par le Président Macron lors de son déplacement en Côte d’Ivoire. Ce n’est pas qu’un sujet technique ; il est d’abord symbolique, historique et politique.

Lors des prochains mois, j’imagine qu’un accord devrait être ratifié à ce sujet par le Parlement. L’année 2020 verra se concrétiser un certain nombre d’engagements, notamment la loi d’orientation et de programmation sur l’aide au développement et le sommet Afrique 2020. La ratification de l’accord organisant la fin du franc CFA offrirait une belle illustration du renouvellement de partenariat. Serait-il possible de connaître le calendrier prévu ?

Le 10 janvier dernier, la Banque mondiale a présenté ses perspectives économiques pour le continent africain, dont l’endettement doit attirer toute notre attention. Dans un contexte de ralentissement de la croissance internationale, quel est votre avis sur cet endettement et sur la bilatéralisation de l’aide au développement, qui se manifeste par des offensives de la part de la Chine, mais aussi de l’Inde, de la Turquie et des États-Unis ? Quel est l’avenir de la politique de prêts de la France dans ce contexte d’endettement croissant d’un certain nombre de pays africains ? Quel rôle envisagez-vous pour l’Agence française de développement, qui fonctionne en octroyant des prêts ?

M. Denis Masséglia. Monsieur le ministre, vous avez parlé d’intelligence artificielle. Rappelons que les investissements dans les start-up s’élevaient à 15,2 milliards de dollars en 2017 au niveau mondial, dont environ la moitié étaient réalisés par la Chine et 32 % par les États-Unis. On devine ce qu’il reste, malheureusement, pour les autres pays du monde. Nous travaillons actuellement à une stratégie européenne, mais elle se heurte à la volonté de chaque pays d’être leader, nous le voyons avec le système de combat aérien du futur (SCAF), sur lequel Allemands et Français veulent avoir la mainmise.

Pour contrer la volonté de chaque pays de tirer la couverture à soi, ne serait-il pas souhaitable de créer un ministère européen de l’économie capable de développer une véritable stratégie collective ?

Ma deuxième question porte sur la réglementation bancaire, et plus précisément les accords Bâle 3 et la loi Dodd-Frank. Les accords Bâle 3 ont porté le ratio de solvabilité des établissements de crédit de 8 % à 10,5 % pour protéger notre modèle économique et la solidité de nos banques en cas de crise économique mondiale. Dans le même temps, l’administration de Donald Trump est en train de détricoter son équivalent, la loi Dodd-Frank, faisant courir le risque d’une crise systémique des banques américaines, qui se propagerait aux banques européennes. Quelles solutions pourraient être envisagées pour nous protéger dans le cas d’une crise future qui prendrait naissance hors de notre territoire ?

M. Rodrigue Kokouendo. Les relations du Gabon avec la France et l’Union européenne se sont considérablement dégradées en 2016, à la suite d’élections contestées. Le 25 novembre dernier, le Gabon et l’Union européenne ont repris les discussions afin d’éclaircir certains sujets considérés comme sensibles, tels que les droits de l’homme, la gouvernance démocratique ou les libertés fondamentales. À Bruxelles, on se félicite de cette réconciliation car le Gabon est l’un des plus proches partenaires de l’UE.

Des entreprises françaises, notamment Véolia ou Sodexo, ont quitté le Gabon pendant cette période de tension, preuve des difficultés économiques rencontrées par ce pays. Aujourd’hui, de grands groupes sont toujours présents, notamment Total ou Suez environnement. Signe de la nette amélioration des relations, le secrétaire d’État Jean-Baptiste Lemoyne s’est rendu le 9 janvier dernier à Libreville, et vous vous apprêtez à participer à la relance de la coopération et de l’amitié entre nos deux pays, monsieur le ministre, lors d’un déplacement prévu en avril prochain.

Quel regard portez-vous sur la situation économique actuelle du Gabon et de l’Afrique centrale ? Allez-vous promouvoir l’attractivité du continent africain par l’accompagnement ou l’aide à la création d’entreprises françaises en Afrique, et encourager des partenariats avec les petites et moyennes entreprises (PME) françaises, réticentes à investir dans ces marchés émergents ?

Ma collègue Sira Sylla, souffrante, souhaitait également vous interroger sur les accords de Cotonou. Comment envisagez-vous de mettre en place un dialogue commercial ouvert et sincère avec les États africains, à l’heure où ces derniers souhaitent une relation commerciale d’égal à égal ?

M. Jean-Claude Bouchet. Monsieur le ministre, tout le monde ne peut qu’être d’accord avec vous s’agissant de la souveraineté économique, mais comment pourrions-nous être une puissance économique alors que nous sommes toujours dépendants de partenariats avec d’autres pays pour notre développement technologique ? Comment être une puissance économique si nos relations avec la Russie dépendent du bon vouloir des États-Unis, et que la taxe GAFA fait l’objet de rétorsions ?

Au XXIe siècle, la France peut-elle encore être un acteur majeur dans la mondialisation ? Le monde n’est-il pas le théâtre de relations entre grands blocs : Asie, Amérique, Russie ? Comment l’Europe pourrait-elle être un acteur majeur en fonctionnant si mal ? Ne courons-nous pas le risque de nous essouffler en vain dans ce combat entre grands blocs ?

S’agissant du numérique, n’est-il pas trop tard pour lutter contre les géants qui maîtrisent les données, qui savent manipuler les opinions publiques, comme nous l’avons vu lors des élections aux États-Unis et peut-être même chez nous, et qui sont en train de créer leur propre monnaie ? Sachant que ces empires peuvent mettre n’importe quel État à genoux, ce combat n’est-il pas utopique ?

M. François de Rugy. Je soutiens pleinement le mécanisme d’inclusion carbone aux frontières, fondamental pour avancer vers la limitation des émissions de CO2. Il est préférable d’envisager cette solution plutôt qu’une taxe carbone aux frontières pour laquelle les procédures européennes imposent le recours à l’unanimité, rendant tout accord très complexe. Ayant travaillé à ce sujet l’année dernière, je sais que la question n’oppose pas que les États, mais aussi les secteurs économiques. Ainsi, les sidérurgistes y sont favorables mais les industriels de l’automobile s’y opposent, car ils souhaitent faire jouer la concurrence pour réduire le prix de leurs approvisionnements.

Une procédure de prise de contrôle des chantiers navals de Saint-Nazaire par Fincantieri est en cours depuis plus de trois ans. Elle a fait l’objet de beaucoup de discussions entre la France et l’Italie, d’abord sous la présidence de François Hollande, puis sous le mandat actuel. Un accord est intervenu en septembre 2017 sous votre conduite et, au mois d’octobre 2019, la Commission européenne a ouvert une enquête approfondie sur les risques d’abus de position dominante. Or, la position dominante est toujours complexe à évaluer selon que l’on considère le marché des paquebots de croisière à l’échelle mondiale ou à l’échelle européenne.

Aujourd’hui, l’État détient plus de 84 % du capital des chantiers, en position d’attente. Sans vous faire devin, quel est votre avis sur la future décision de la Commission européenne ? Quel plan alternatif pourrait être envisagé ? Il en a souvent été question dans la région mais rien n’a jamais abouti.

M. Christophe Lejeune. Je suis convaincu de la nécessité, pour la France, de protéger ses éléments d’autonomie stratégique. L’attrait des investisseurs américains pour les technologies à haute valeur ajoutée de la défense française s’est récemment accru. Nous l’avons constaté avec la vente, le mois dernier, de Latécoère au fonds Searchlight, qui contrôle désormais 62,76 % de son capital.

Plusieurs députés de la commission de la défense avaient alerté le Gouvernement des risques de perte de souveraineté si Latécoère passait sous pavillon américain. Or, Latécoère est l’un des leaders mondiaux de la technologie LiFi (Light Fidelity), protocole de communication qui servira rapidement pour la sécurisation des données, dans les domaines civils et militaires.

Cette offre publique d’achat (OPA) a été autorisée en application de la procédure de contrôle des investissements étrangers en France, à condition que Searchlight rétrocède 10 % à un fonds français pour assurer une présence française dans le conseil d’administration de Latécoère. Dans tous les cas, le fonds américain détiendra toujours plus de la moitié du capital. Cette opération soulève de nombreuses questions sur la préservation du savoir-faire de la base industrielle et technologique de défense française, au moment où l’on défend le concept d’autonomie stratégique européenne face à l’extraterritorialité du droit américain.

Une disposition de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE abaisse de 33 % à 25 % du capital le seuil à partir duquel le Gouvernement peut bloquer l’acquisition, par un investisseur étranger, d’une participation dans une entreprise française opérant dans un secteur stratégique. Au regard de l’exemple de Latécoère, pourriez-vous rappeler concrètement la définition d’un secteur stratégique ? Pourquoi la société Latécoère n’a-t-elle pas été retenue dans cette catégorie ?

M. Christian Hutin. Très bien !

M. Raphaël Gauvain. J’ai remis, le 26 juin 2019, un rapport au Premier ministre intitulé Rétablir la souveraineté de la France et de lEurope et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Excellent rapport !

M. Raphaël Gauvain. Il fait suite au rapport Lellouche-Berger, publié sous la législature précédente, qui avait déjà tiré la sonnette d’alarme s’agissant des procédures extraterritoriales lancées par les pouvoirs publics américains depuis une dizaine d’années, et dont la manifestation la plus spectaculaire a été la condamnation de la BNP à une amende de plus de 10 milliards de dollars.

Monsieur le ministre, vous avez indiqué que le Gouvernement était en train de mettre en œuvre ce rapport. Sur quelles mesures est-il en train de travailler, notamment dans le domaine législatif ? Quel calendrier envisagez-vous ?

Mme la présidente Marielle de Sarnez. INSTEX a-t-il déjà permis de réaliser des transactions financières conséquentes ? Si oui, dans quel domaine ; si non, pour quelles raisons, sachant qu’un certain nombre d’avoirs iraniens dans l’Union européenne pourraient servir à gager des transactions ?

Vous n’avez pas répondu à ma question initiale sur le risque d’un traitement inéquitable entre Airbus et Boeing. Il est très important que notre pays agisse pour empêcher un traitement défavorable d’Airbus.

M. Bruno Le Maire, ministre de léconomie et des finances. INSTEX n’a pas encore été utilisé pour réaliser d’opération financière, car les derniers développements en Iran rendent ces opérations plus compliquées.

Les contentieux relatifs à Airbus et Boeing sont traités dans le cadre de l’OMC. L’OMC a accordé aux autorités américaines la possibilité d’imposer des sanctions à hauteur de 7,5 milliards d’euros à l’égard de l’Europe. On ne peut prôner le multilatéralisme et s’opposer aux décisions multilatérales ; nous ne contestons donc pas le droit des autorités américaines de prendre ces mesures. À l’inverse, les sanctions envisagées en réaction à la taxation digitale seraient des mesures unilatérales des États-Unis.

Le match retour se jouera en juin, puisque l’OMC devra se prononcer sur les aides apportées par les États-Unis à Boeing. Nous verrons quel montant nous sera proposé par l’OMC – je ne pense pas qu’il sera aussi important que celui accordé à l’administration américaine pour Airbus. Lorsque nous connaîtrons le montant des sanctions qui peuvent être imposées de part et d’autre, nous verrons si un règlement global est possible. J’ai proposé un tel règlement à plusieurs reprises au représentant au commerce des États-Unis, Robert Lighthizer, et le commissaire européen Phil Hogan a fait de même. Nos alliés américains attendent de connaître les chiffres de l’OMC en juin pour s’engager dans un règlement définitif. Plus tôt nous obtiendrons ce règlement définitif, mieux ce sera pour toutes les parties, car il est sûr que ce genre d’affaire ne fait le bénéfice que de nos concurrents chinois.

Monsieur Gauvain, je redis l’importance et la qualité du rapport que vous avez remis au Premier ministre. Nous cherchons actuellement un créneau législatif permettant d’incorporer les propositions que vous y faites. N’étant pas responsable du calendrier législatif du Gouvernement, je n’ai pas encore de réponse à apporter. Le plus tôt sera le mieux, car nombre de ces propositions seraient utiles.

Monsieur Herth, je suis un ardent défenseur de la viticulture, qu’elle soit alsacienne, bordelaise, bourguignonne, corse ou rhônalpine. La nécessité d’aider les viticulteurs nous a conduits à trouver un accord avec nos alliés américains. Ceux-ci, au titre des sanctions liées au contentieux avec Boeing et Airbus, ont déjà imposé des taxes de 25 % sur les importations de vin français. Ces taxes portent sur les vins de milieu de gamme, vendus entre 15 et 25 dollars la bouteille, qui sont les plus sensibles au prix de vente. L’impact est donc considérable.

Les sanctions envisagées en représailles à la taxation digitale, en application de la section 301 de la loi américaine sur le commerce de 1974, prévoyaient de taxer le vin français à 100 %, pour un montant total de 2,4 milliards d’euros de sanctions sur la viticulture française. C’est plus d’un tiers du montant global des exportations des vins et spiritueux français. C’eut été un carnage. Nous l’avons évité grâce à un accord que je crois bon. Il faut maintenant parvenir à un accord définitif. La Commission européenne accompagne le secteur viticole. Ainsi le taux de financement des opérations de promotion assumé par l’Union européenne a-t-il été porté à 60 %.

S’agissant de la relation privilégiée avec l’Allemagne, vous connaissez mes convictions, elles n’ont pas varié depuis que je suis engagé en politique : il n’y a pas de construction européenne possible sans un accord entre la France et l’Allemagne. Seulement, ce n’est plus suffisant désormais ; c’est un point de départ et non plus un point d’arrivée. À mes débuts en politique, lorsqu’il existait un accord franco-allemand, les autres États s’alignaient. Ce n’est plus le cas ; il faut aller convaincre individuellement chaque État membre pour constituer une majorité qualifiée, voire l’unanimité dans certains cas.

Sur l’OMC, il faut évidemment surmonter le blocage. La solution de l’organe d’appel temporaire trouvée par l’Union européenne n’est qu’un pis-aller, et il faut se donner toutes les chances de parvenir à un accord définitif. La situation est d’autant plus regrettable que les États-Unis et nous faisons la même évaluation de l’organe d’appel de l’OMC : il a créé une jurisprudence qui remplace les lois internationales, et il est allé trop loin. Nous sommes d’accord pour revenir à un organe d’appel qui se contente d’appliquer les règles, sans en créer de nouvelles. Nous aimerions convaincre nos alliés américains de se rallier à cette position, mais les perspectives d’avancées avant les élections aux États-Unis sont pratiquement nulles.

L’enjeu est de savoir si nous souhaitons maintenir l’ordre multilatéral issu des accords de Bretton Woods. Voulons-nous engager la Chine dans cet ordre multilatéral rénové, avec le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l’OMC, ou acceptons-nous que s’y substitue un nouvel ordre, défini autour de la Chine ? Telle est l’ambition du président Xi Jinping. Le montant des avoirs investis par la Banque publique chinoise en Afrique est supérieur à ceux investis par la Banque mondiale. Cela signifie tout simplement que la puissance financière d’investissement en Afrique s’est déplacée de l’ordre de Bretton Woods, autour de la Banque mondiale, à l’ordre chinois autour de la Banque publique chinoise. Voulons-nous aller dans cette direction ? Nous préférons refonder l’ordre de Bretton Woods en engageant les Chinois, et pas en nous opposant à eux.

Madame Poletti, je partage vos propos sur les dépenses de recherche. La stratégie de Lisbonne ne s’est pas traduite dans les actes, et c’est regrettable. Nous avons une session de rattrapage avec les prochaines perspectives financières et le projet Horizon Europe qui prévoit de consacrer 90 milliards d’euros sur sept ans à l’innovation. Il est décisif que cet Horizon Europe et ce projet de financement de l’innovation figurent dans les prochaines perspectives financières de l’Union européenne, sans quoi, vous avez raison, nous connaîtrons le déclassement et l’Europe ne jouera pas son rôle entre la Chine et les États-Unis.

Toute notre discussion tourne autour de cette question : existe-t-il, entre la Chine et les États-Unis, une puissance européenne ? Si nous suivons la voie britannique, qui est selon moi la voie du renoncement, celle d’une souveraineté en carton-pâte, nous serons tous vassalisés. L’Union européenne sera disloquée en une somme de petites nations dans lesquelles la Chine viendra acheter des ports, des infrastructures, des structures ferroviaires, tandis que les États-Unis utiliseront leur technologie et leurs moyens d’innovation, et nous ne serons plus qu’un immense espace de consommation, mais plus de production.

M. Christian Hutin. Vous dites cela, mais pourquoi vendre Aéroports de Paris, alors ?

M. Bruno Le Maire, ministre de léconomie et des finances. C’est un autre sujet, que nous verrons plus tard...

La France fait des choix cohérents sur l’innovation en préservant le crédit d’impôt recherche – un des éléments d’attractivité les plus forts pour l’innovation –, en modifiant les règles de travail des chercheurs dans les entreprises et en mettant en place le fonds pour l’innovation de rupture. Nous avons là des instruments solides. Au niveau européen, nous sommes à la croisée des chemins : soit nous construisons notre indépendance technologique, soit nous serons vassalisés. Galileo est un formidable réseau de communication, plus performant que le GPS, mais si nous laissons le signal entre des mains étrangères, nous leur laisserons le pouvoir de le couper à volonté.

Mme Bérengère Poletti. Combien de temps nous reste-t-il ?

M. Bruno Le Maire, ministre de léconomie et des finances. Il nous reste quelques mois pour négocier Horizon Europe, et j’ai bon espoir que nous parvenions à un programme ambitieux.

Jean‑Louis Bourlanges, vous me demandiez pour quelle raison nous sommes si seuls. Cette situation relève, à mon sens, de la différence, fondamentale, des mémoires européennes. Pour moi, l’un des points les plus compliqués de la construction européenne tient au fait que nos histoires sont différentes. Certains États ont connu la colonisation ; d’autres pas. Or, comme le Président de la République a eu raison de le dire, la colonisation conduit à se poser des questions sur nos mémoires, ce que n’ont pas à faire d’autres pays. Certains ont connu la domination soviétique et ont, de ce fait, une angoisse viscérale du retour de la puissance militaire russe, comme la Pologne et plusieurs pays de l’Est ; nous avons, quant à nous, un rapport différent avec la Russie. D’autres encore ont un attachement très fort à la démocratie libérale – c’était le cas des Britanniques et l’une des raisons pour lesquelles je regrette leur départ de l’Union européenne, car je pense qu’ils apportaient beaucoup au fonctionnement d’une démocratie libérale ; d’autres ont connu des régimes plus autoritaires.

La convergence des mémoires est l’un des éléments clés de la construction européenne de demain. Ne prenons pas le sujet sous le seul angle économique et des différences de développement ; ce problème est, d’une certaine façon, simple à régler. En revanche, parvenir à conjuguer des mémoires qui sont aussi différentes – je ne parle même pas des mémoires religieuses, ni des différences de composition des populations ou de démographie – est particulièrement difficile. Voyez la Bulgarie, où la démographie baisse, la population décline et la culture est menacée de disparition. Alors que ses habitants craignent de voir leur nation disparaître, il est normal qu’ils réagissent parfois plus durement que nous ne le ferions en France, un pays de 67 millions d’habitants, dont la démographie est dynamique. C’est de ces problèmes fondamentaux, qui ne sont malheureusement jamais sur le devant de la scène, que dépendra l’unité européenne.

De ce point de vue, il me semble que la question clé pour l’Europe est : comment entrer dans l’âge adulte ? Depuis 1957, nous avons été, pour reprendre un terme kantien, des mineurs soumis à ce fameux lien transatlantique, qui s’apparentait au cordon ombilical entre un enfant et sa mère. Le lien ayant été rompu par les États‑Unis, avant même l’arrivée de M. Trump, nous nous retrouvons comme un enfant mis face au choix de grandir ou de disparaître. Voilà où en est l’Europe. Tant que nous étions sous la protection commerciale, financière et militaire américaine, nous n’avions pas besoin de prendre notre indépendance ni de devenir majeurs. L’Europe doit désormais devenir majeure, sans quoi elle disparaîtra, broyée entre les puissances chinoise et américaine.

Quant à mettre sur le même plan les États‑Unis et la Chine, il n’en est pas question. La Chine ne partage pas nos valeurs, contrairement aux États‑Unis. La Chine propose un modèle de société qui n’est pas le nôtre. Elle met toute sa puissance technologique au service d’une société de surveillance, où le contrôle de l’État est très puissant. Je regrette néanmoins que les États‑Unis trahissent trop souvent leur lien avec l’Europe. Le multilatéralisme faisait partie des valeurs américaines – désormais, c’est l’unilatéralisme –, tout comme le respect des alliés, qui a disparu. Plutôt que de nous plaindre, tirons‑en les conclusions et construisons notre souveraineté et, pour reprendre votre terme que je partage, monsieur Bourlanges, notre indépendance.

Christian Hutin, vous avez dit que nous n’avions pas perçu un centime au titre de la taxe nationale sur les géants du numérique. En réalité, nous avons perçu, au moment où je vous parle, 280 millions d’euros. Nous sommes le seul État européen à avoir perçu cette taxe en 2019. Le chiffre est encore provisoire, puisque le solde de la taxe sera versé au mois d’avril et que certaines entreprises doivent régulariser leur situation, ce qui nous permettra de nous approcher des 400 millions d’euros prévus. La taxe fonctionne et, rassurez‑vous, il y aura bien un prélèvement en 2020. Je préférerais, dans l’intérêt de tous, qu’elle soit internationale ; mais, s’il n’y a pas d’accord à l’OCDE, nous serons bien obligés de revenir à une taxation nationale.

Pour ce qui est de la puissance de feu européenne dans le domaine du numérique, nous avons, à mon sens, des atouts à développer. Les premiers atouts européens, ce sont les clients. Arrêtons de nous montrer trop petits face aux géants du numérique, alors que nous sommes 500 millions de consommateurs parmi les plus riches de la planète et que nous représentons un marché essentiel pour eux. Nous avons également des technologies qu’il faut réussir à faire grandir en taille. Nous sommes extrêmement bons pour ce qui est des nanotechnologies, par exemple, grâce à STMicroelectronics. Nous sommes également très bons dans la gestion des données, grâce à Dassault Systèmes. Ses plateformes sont exceptionnelles et équipent les principales industries aéronautiques et automobiles – on ne construit plus un avion sans elles. Sur le calcul quantique, avec des entreprises comme Atos, nous avons aussi des atouts très précieux. Le point clé, pour augmenter notre puissance de feu, c’est de gagner la taille critique, comme vous le disiez.

Nous n’y parvenons pas, pour l’instant, pour deux raisons : l’absence d’un marché unique du financement en Europe et l’inadaptation de notre droit de la concurrence. Si nous voulons des géants, nous devons modifier notre droit, qui nous oblige à les disloquer. Je me réjouis d’ailleurs que la commissaire européenne Margrethe Vestager ait évolué dans son approche du droit de la concurrence et montré qu’elle était prête à de vrais changements. Je me réjouis aussi que le directeur général de la concurrence soit un Français, un homme de très grande qualité qui a parfaitement conscience des enjeux. Je me réjouis également que la France et l’Allemagne, pour la première fois dans l’histoire récente, aient une approche commune du droit de la concurrence. Peter Altmaier et moi‑même avons produit un document sur le droit de la concurrence. Cela est vital, pour réussir à construire des géants qui nous permettront d’avoir la puissance de feu nécessaire.

M’jid El Guerrab, s’agissant de la situation algérienne et, plus largement, de celle du Maghreb, les troubles politiques font les difficultés économiques, et la stabilité politique, le succès économique. Les difficultés politiques de l’Algérie ne nous ont pas permis d’exploiter comme je l’aurais souhaité la relation économique franco‑algérienne. Le ministre des affaires étrangères, Jean‑Yves Le Drian, s’est rendu sur place, il y a quelques jours. Nous tiendrons avec lui un comité mixte économique franco‑algérien dans les prochaines semaines, en Algérie. Je souhaite vraiment que nous puissions en profiter pour relancer les relations économiques entre la France et l’Algérie, qui sont vitales pour nos deux pays. Nos intérêts économiques et stratégiques sont majeurs. De même au Maroc, où je me rendrai après‑demain, nous travaillerons sur l’extension de la ligne TGV entre Marrakech et Agadir. Cela est d’autant plus important que l’histoire nous lie avec l’autre rive de la Méditerranée. Soyons également lucides : nous avons deux concurrents extraordinairement offensifs dans ces pays, la Chine et la Turquie, non sans arrière‑pensées politiques parfois, ce qui n’est pas sans poser problème. Si nous laissons le terrain à de tels concurrents, nous allons nous retrouver en difficulté, alors même que nous avons tout pour construire une relation économique très forte avec l’Algérie, comme avec le Maroc, où nous avons des usines et nombre de projets formidables, qui peuvent d’ailleurs concerner des territoires français – je pense aux Ardennes. Avançons dans cette direction !

Mustapha Laabid, s’agissant du conflit sur la taxe OCDE, vous avez soulevé une question majeure, sur laquelle je vous rejoins : il faut donner une certitude légale aux entreprises du numérique. Je l’ai dit à toutes les entreprises concernées, que ce soit Google, Amazon ou d’autres entreprises chinoises et européennes : l’un des éléments clés de l’accord à l’OCDE, ce sont les paramètres de la taxation et la certitude juridique et fiscale. Les entreprises du numérique doivent avoir la certitude qu’elles ne seront pas taxées différemment en France, en Italie, en Espagne, en Australie ou en Inde. Nous sommes d’ailleurs prêts à créer une instance d’arbitrage pour résoudre, le cas échéant, des conflits fiscaux.

Frédéric Petit, je ne prendrai pas d’engagement sur le calendrier de la taxe carbone, car c’est un sujet extraordinairement difficile. Le plus tôt sera évidemment le mieux. Par ailleurs, nous avons créé la Team France Export, en regroupant les régions, Business France et la BPI. Il est sage d’évaluer, dans un premier temps, le résultat du rassemblement des forces françaises à l’exportation, avant de réfléchir à une régionalisation qui pourrait représenter un coût important.

Anne Genetet, nous sommes favorables à la création d’un OFAC européen, qui serait l’une des réponses possibles à l’OFAC américain. Cela est compliqué et prendra du temps, étant donné qu’il faut convaincre nos partenaires européens. Quant à la frilosité des banques françaises, sans dire que je les comprends, il faut bien voir que, lorsqu’elles se mettent à investir dans des sujets sous sanction américaine, cela se solde par une amende de 10 milliards d’euros pour la BNP. Il suffit d’un mail envoyé par un employé d’une banque française à une entreprise sous sanction ou dans un secteur sous sanction, dans n’importe quel pays du monde, pour que, immédiatement, l’administration américaine se sente le droit de sanctionner cette banque. Bien qu’inacceptable, tel est le rapport de forces actuel. Notre monde ne débordant pas de bienveillance et de sollicitude, il nous appartient de voir ce que nous pourrions construire pour remédier à ces difficultés. L’OFAC peut être une solution ; les propositions faites par Raphaël Gauvain en offrent éventuellement d’autres. Les enjeux étant très importants, cela prendra du temps. J’ai d’ailleurs parlé, à plusieurs reprises, avec la Fédération bancaire française, parce que cela représente un enjeu absolument crucial pour la liberté du commerce.

Alain David, s’agissant de la taxation fiscale, je suis à la fois très déterminé et confiant quant à la possibilité de parvenir à un accord à l’OCDE d’ici à la fin de l’année 2020. Nous avons deux leviers concrets. Premièrement, s’il n’y a pas d’accord à l’OCDE, nous savons que les taxations européennes iront en se multipliant, ce qui constitue un élément nouveau. L’Autriche, l’Espagne, l’Italie, la Grande-Bretagne ou encore la République tchèque instaureront une taxation digitale, parce qu’elles l’ont promis dans leur programme et que la pression de l’opinion publique est considérable. Autant les États‑Unis peuvent décider d’étrangler la France et de lui imposer des sanctions massives sur son vin, autant il est beaucoup plus compliqué de le faire pour chaque pays européen. Qui plus est, l’attaque favorise la solidarité des États européens et leur riposte.

Deuxièmement, nous disposons du levier de l’impôt minimal. La négociation à l’OCDE porte en réalité sur deux piliers : la taxation des activités numériques, qui occupe le devant de la scène, et le taux minimal d’impôt sur les sociétés – j’ai proposé celui de 12,5 %. Ce taux est, pour la France, absolument stratégique, dans la mesure où bon nombre de grandes entreprises, nationales ou étrangères, s’installent en France, y font des profits, qu’elles délocalisent ensuite dans des États pratiquant le dumping fiscal, avec un taux d’impôt sur les sociétés de 2,5 ou 3 %, de sorte à attirer les recettes fiscales sur leur territoire. Cela représente une perte de recettes fiscales qui se chiffre en dizaines de milliards d’euros. Un impôt minimal à 12,5 % donnera le droit au trésor public d’aller récupérer la différence. Autant vous dire que nous sommes plus que favorables à une telle disposition. Nous nous battons avec l’Allemagne, qui y est également très favorable. Les Américains souhaitent également l’instauration d’une taxation minimale, qui existe déjà au niveau national. Tout cela nous donne des arguments pour progresser en vue d’une solution internationale à l’OCDE.

Amélia Lakrafi, la situation du Liban me remplit de tristesse. C’est un pays que j’aime profondément, et il est triste de voir les difficultés économiques qu’il traverse. Il y a toutefois des raisons d’espérer, grâce au nouveau gouvernement de M. Diab. Deux points importent désormais : l’adoption rapide d’un budget crédible pour l’année 2020 et la mise en œuvre de réformes structurelles, sur lesquelles j’ai eu l’occasion d’échanger avec les autorités libanaises à de multiples reprises. Elles sont la condition du redressement économique du Liban. Quant au plafonnement des retraits de devises, à 300 dollars par semaine en moyenne, c’est la règle libanaise qui a été fixée. Le Liban étant un pays souverain, elle s’impose à toutes les banques.

Hervé Berville, l’endettement du continent africain est un sujet qui a mobilisé le trésor français à de multiples reprises et sur lequel je reste totalement mobilisé. Ce que nous voulons, c’est que les règles d’investissement dans les États africains soient les mêmes pour tous et que l’on ne puisse pas prêter de l’argent à un État surendetté. Il ne s’agit pas seulement d’une question de développement économique, mais d’une question de souveraineté. Ainsi, lorsque la Chine n’a pas respecté les règles prudentielles internationales en matière de dette, on a tant et tant prêté que le seul remboursement possible, c’était la prise de possession d’actifs stratégiques.

Denis Masséglia, concernant Bâle 3, l’enjeu est très simple : savoir si les parts de marché financières européennes restent aux banques européennes ou si les banques américaines gagnent du terrain parce qu’elles sont soumises à des règles prudentielles moins strictes. Je veux bien qu’il y ait des règles prudentielles, mais elles doivent être raisonnables et surtout identiques, sans quoi nous allons nous imposer des règles toujours plus strictes et ouvrir tout grand notre marché aux banques américaines. Nous ne voulons pas alourdir les exigences réglementaires à destination des banques et, si nous le faisons, ce sera en proportion de ce qui se fait aux États‑Unis. Il faut notamment tenir compte du point clé que représente l’output floor, soit le solde minimal qu’un établissement bancaire doit préserver, sur lequel nous veillons attentivement dans la négociation avec la Commission européenne. J’aurai l’occasion d’en parler avec le vice‑président Dombrovskis, dès la semaine prochaine. Soyons très clairs, nous ne sommes pas là pour bâtir des règles qui vont faire le jeu des banques américaines, mais qui garantiront nos intérêts financiers et la stabilité financière.

Rodrigue Kokouendo, vous savez que c’est la chute des cours du pétrole qui a provoqué les difficultés financières du Gabon, à destination duquel le FMI a lancé un programme. Le cas gabonais montre qu’un État a toujours intérêt à se diversifier économiquement. Faire dépendre son économie des seules matières premières fait courir, à cause de la variation des cours, un vrai risque de fragilisation. Nous serons aux côtés du Gabon dans le cadre du programme du FMI et pour accompagner son redressement économique.

Jean‑Claude Bouchet, je suis convaincu que la France peut encore être un acteur majeur. Je crois simplement que la condition pour qu’elle le soit réside dans sa capacité à entraîner ses partenaires européens. Si cela prend parfois beaucoup de temps, c’est aussi ce qui permet de faire, par la suite, la différence. Prenons l’exemple de Libra, la monnaie digitale privée que Facebook voulait créer. Dès le début, elle a posé une difficulté, dans la mesure où une monnaie est toujours adossée sur un collatéral : dans ce cas, un panier de devises, où se trouvaient le dollar et l’euro. Facebook représente 2,4 milliards de consommateurs. Aussi, le jour où M. Zuckerberg aurait décidé de changer la composition de son panier de monnaies, cela aurait eu un impact sur le cours de l’euro et du dollar. Or ces cours constituent le cœur même de la souveraineté des États ! Ils appartiennent à la Banque centrale européenne ou à la Réserve fédérale, la Fed, mais certainement pas à Mark Zuckerberg.

Nous n’avons pas dit non par hostilité à Facebook, qui est une très belle entreprise, mais pour préserver la souveraineté monétaire des États. Le cours de la devise est un élément clé des exportations. Si le cours de l’euro peut être modifié par la décision d’un acteur privé, il n’y a plus de souveraineté monétaire et, partant, plus de souveraineté du tout. Si la France avait dit non toute seule à Libra, le projet aurait prospéré et serait sans doute déjà en place. Mais nous avons mobilisé les États européens, notamment l’Allemagne, qui a eu une position aussi ferme que la nôtre, ainsi que les États du G7, qui ont produit un communiqué, lors du G7 finances de juillet, pour dire non à Libra. Aujourd’hui, si le projet est en cours de recomposition, c’est parce qu’il a été refusé par la France avec le soutien de ses partenaires. La puissance politique française dépend, en grande partie, de sa capacité de conviction auprès de ses partenaires les plus proches.

François de Rugy, le projet originel de fusion entre Fincantieri et les Chantiers de l’Atlantique reposait sur un partage à 53/47. À la demande du Président de la République, nous avons renégocié l’accord, qui nous paraissait déséquilibré. J’ai même nationalisé temporairement les Chantiers de l’Atlantique pour mener à bien l’opération. Nous sommes parvenus à un équilibre bien meilleur de 50/50. Le projet de fusion est soumis à l’examen de la Commission européenne. Si elle le refuse, les Chantiers de l’Atlantique ont désormais la capacité de voguer seuls. Je ne sais pas quelle décision prendra la Commission européenne, mais je ne suis pas inquiet : soit elle donne son feu vert, et la relation avec Fincantieri sera équilibrée ; soit elle ne donne pas son feu vert, et les Chantiers poursuivront leur activité, étant donné qu’ils ont des commandes jusqu’en 2027 et que leur secteur d’activité se porte très bien. Nous serons évidemment à l’écoute des propositions régionales ou locales qui nous seront faites, en fonction de la décision de la Commission européenne, et nous les regarderons avec les élus locaux.

Christophe Lejeune, l’entreprise Latécoère intervenant dans le domaine de la défense aéronautique, certaines de ses activités sont soumises au décret sur les investissements étrangers en France. C’est dans le cadre de ce décret que l’entreprise américaine Searchlight, qui possédait déjà 26 % du capital, a été autorisée à prendre le contrôle sous conditions. Searchlight doit permettre à un actionnaire minoritaire de participer aux organes de gouvernance, lequel sera choisi avec l’accord de l’État. D’autres conditions confidentielles ont également été fixées pour préserver la pérennité des activités sensibles de Latécoère en France. Ne laissons donc pas dire que nous avons laissé Searchlight monter dans le capital de Latécoère sans condition, car cela n’est pas vrai. Des conditions ont été fixées pour préserver les intérêts stratégiques de l’entreprise.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Un très grand merci, monsieur le ministre ! Nous avons eu un débat de grande qualité ; nous avons pu aller au fond de très nombreuses questions, qui touchent toutes à notre capacité d’exister et, probablement, de peser demain sur l’équilibre du monde.

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La séance est levée à 19 heures 10.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Aude Amadou, M. Hervé Berville, M. Jean-Claude Bouchet, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Pierre Cabaré, M. M’jid El Guerrab, M. Michel Fanget, Mme Anne Genetet, M. Antoine Herth, M. Christian Hutin, M. Hubert Julien-Laferrière, M. Rodrigue Kokouendo, M. Mustapha Laabid, Mme Amélia Lakrafi, Mme Nicole Le Peih, M. Denis Masséglia, M. Frédéric Petit, Mme Bérengère Poletti, M. François de Rugy, Mme Marielle de Sarnez, M. Buon Tan

Excusés. - Mme Ramlati Ali, Mme Clémentine Autain, M. Moetai Brotherson, M. Bernard Deflesselles, Mme Frédérique Dumas, M. Philippe Dunoyer, M. Éric Girardin, M. Meyer Habib, M. Bruno Joncour, Mme Sonia Krimi, Mme Aina Kuric, M. Jean-Paul Lecoq, M. Jacques Maire, M. Jean François Mbaye, M. Jean-Luc Mélenchon, M. Hugues Renson, Mme Laetitia Saint-Paul, Mme Sira Sylla, Mme Liliana Tanguy, M. Guy Teissier, M. Sylvain Waserman

Assistaient également à la réunion. - M. Raphaël Gauvain, M. Christophe Lejeune