Compte rendu

Commission
des lois constitutionnelles,
de la législation
et de l’administration
générale de la République

 

 Audition, en visioconférence, de Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice 2

 

 

 


Jeudi
14 mai 2020

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 62

session ordinaire de 2019-2020

Présidence de
Mme Yaël Braun-Pivet, présidente, puis de M. Jean-François Eliaou, secrétaire
 

 


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La réunion débute à 9 heures.

Présidence de Mme Yaël Braun-Pivet, présidente.

La Commission auditionne, en visioconférence, Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. La commission des Lois a initié il y a quelques semaines un cycle d’auditions dont une grande partie a été consacrée aux questions touchant à la Justice. Lors d’une première série d’auditions relatives à la détention, elle a notamment entendu le directeur de l’administration pénitentiaire et la directrice des affaires criminelles et des grâces. Ce cycle s’est poursuivi hier avec l’audition de professionnels du droit – avocats, notaires et commissaires de justice – ainsi que celle du président et du procureur de la République du tribunal judiciaire de Paris, afin de connaître les difficultés rencontrées par ces acteurs de la justice durant le confinement et pour aborder avec eux la question du déconfinement.

Madame la garde des Sceaux, nous souhaitions vous entendre à ce sujet, ainsi que sur le projet de loi en cours d’examen portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquences du covid-19.

Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice. Mon propos sera centré sur trois points : le respect de l’État de droit, la reprise de l’activité dans les différents services placés sous ma responsabilité et les appuis sur lesquels nous avons pu compter dans la période du confinement.

L’état d’urgence sanitaire a conduit à l’application de mesures exceptionnelles, justifiées par un seul objectif : la lutte contre la pandémie. Nous avons tout fait pour que ces mesures soient inscrites dans le respect de l’État de droit.

Comme l’exige le Conseil constitutionnel, en particulier dans sa décision relative à la loi prorogeant l’état d’urgence, nous nous sommes efforcés de concilier, d’une part, l’objectif, à valeur constitutionnelle, de protection de la santé et, d’autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous parmi lesquels la liberté d’aller et venir, le droit au respect de la vie privée, la liberté d’entreprendre et la liberté d’expression.

Selon moi, le respect de l’État de droit emporte quatre conséquences.

En premier lieu, les mesures édictées doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées. Ce fut le cas des restrictions à la liberté d’aller et venir mais également du report des délais en matière civile, qui a permis de concilier la préservation des droits de chacun et la restriction de la capacité à agir liée à la pandémie. C’est aussi le cas des mesures concernant l’activité des juridictions qui a été, pendant la période du confinement, limitée aux urgences en matière civile et pénale.

En deuxième lieu, l’ensemble de ces mesures doit être placé sous le contrôle d’un juge. Elles le sont. Toutes les décisions prises, en particulier celles relatives à la liberté individuelle, étaient contestables devant un juge. Je rappelle à cet égard que les personnes en détention provisoire pouvaient toujours former des demandes de mise en liberté qui étaient examinées et dont l’appel pouvait avoir lieu devant les chambres de l’instruction avec un débat contradictoire.

En troisième lieu, le contrôle parlementaire doit continuer à s’exercer. Cela a été le cas avec les questions au Gouvernement et les différentes auditions que vous-même ou des missions d’information avez menées.

En dernier lieu, le retour au droit commun doit s’imposer dès la disparition des circonstances exceptionnelles. C’est ce à quoi nous nous employons actuellement avec, par exemple, l’adoption de la loi du 11 mai 2020, qui permet notamment un retour à la normale concernant la détention provisoire.

Ce retour au droit commun s’organise dans les prisons, à la protection judiciaire de la jeunesse et dans les juridictions.

J’ai fixé des orientations pour la réouverture des prisons, qui implique un retour progressif à l’activité des services d’insertion et de probation et à la réouverture aux intervenants extérieurs, mais également la reprise, dès cette semaine, des parloirs, dans des conditions strictes, pour éviter tout rebond épidémique. La crise sanitaire a montré la capacité de l’autorité judiciaire et des services pénitentiaires à collaborer pour réguler la densité carcérale. Aussi, au-delà de la mise en œuvre de la loi de programmation et de réforme pour la justice (LPJ), nous allons réfléchir à l’amélioration des outils de maîtrise de la surpopulation en prison.

L’activité de la protection judiciaire de la jeunesse a également repris. Dans les établissements de placement, le retour à la normale s’organise : certaines structures retrouvent déjà, s’agissant des mineurs, un taux d’occupation qui est proche de celui qui était constaté antérieurement à la crise. Ainsi, dans le Grand Est, le taux d’occupation dans les hébergements collectifs s’élève à 70 %. Dans les services de milieu ouvert, la reprise est plus progressive : le taux de présence représente entre 30 et 45 % de l’effectif total.

La réouverture des juridictions s’effectuera progressivement jusqu’au 2 juin et de manière différenciée selon leur taille. Pour accompagner les tribunaux dans ce déconfinement, nous avons précisé dans une circulaire du 5 mai 2020 leurs modalités d’organisation, en y intégrant des mesures de précaution sanitaire et en priorisant les dossiers.

Contrairement à ce qui a été dit, magistrats et fonctionnaires ne sont pas restés oisifs. Certes, les tribunaux ont été fermés mais les personnels ne sont pas restés inactifs. Ainsi, à Paris, en deux mois, plus de 5 600 décisions civiles ont été rendues et les juges d’instruction ont traité près de 500 dossiers. À Lyon et à Valenciennes, alors que des conseils de prud’hommes se trouvaient en difficulté, des magistrats professionnels ont pris en charge les référés.

Pour la reprise d’activité en matière civile, les juridictions vont prioriser les affaires ayant un impact direct sur les personnes – à commencer par les questions familiales. Les greffes vont par ailleurs s’attacher à signifier tous les jugements rédigés par les magistrats pendant le confinement.

En matière pénale, les procédures qui n’ont pas pu être jugées vont être réorientées par les parquets, car la justice devra faire face à la reprise probable de la délinquance à la suite du déconfinement. L’activité pénale reprend également au-delà des urgences avec la tenue des audiences qui étaient programmées avant le confinement. Dans de nombreuses juridictions, comme à Paris, l’activité pénale est assurée dès cette semaine.

Pour aider les greffes, nous recrutons 1 000 vacataires au niveau national et déplafonnons les heures supplémentaires. Par ailleurs, je rappelle que les effectifs de magistrats sont au complet grâce à la LPJ.

Les adaptations procédurales – procédure sans audience, visioconférence – ont permis d’assurer la continuité du service public de la justice. Elles seront maintenues pendant l’état d’urgence sanitaire, tout en demeurant entourées des garanties nécessaires au respect des droits des parties. De même, le report des délais applicables aux démarches des personnes physiques et morales, prévu par l’ordonnance du 25 mars 2020 relative aux délais échus, devrait être prolongé, sauf exceptions, jusqu’au 23 juin. Je présenterai la semaine prochaine une nouvelle ordonnance à cette fin.

Pendant le confinement, nous nous sommes appuyés sur le numérique et les professions juridiques. Nous avons grandement progressé en matière de performance de nos réseaux, même si des difficultés demeurent. Nous avons mis à disposition 4 000 ultraportables, qui s’ajoutent aux 22 000 en service, plus de 80 applications utilisables à distance et 2 200 systèmes de visioconférence, ce qui a permis la rédaction de très nombreux jugements.

J’ai été en contact permanent avec les professions juridiques, qui ont pu bénéficier, notamment, du fonds de solidarité et du chômage partiel, ainsi que de dispositifs spécifiques, telle l’avance exceptionnelle sur les indemnités d’aide juridictionnelle. Une plateforme d’échange de pièces, PLEX, est en outre en service depuis le 11 mai. Par ailleurs, les notaires ont pu recourir à la signature à distance.

Je tiens enfin à rendre hommage aux personnels du ministère, qui se sont tous impliqués dans la gestion de la crise. Je retiens que cette dernière a permis de valider les grands axes de la LPJ et a démontré que les priorités opérationnelles – par exemple, le numérique – devront être réajustées.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Le président du tribunal judiciaire de Paris nous a fait part du manque de moyens informatiques des greffes. Quel investissement serait nécessaire pour leur permettre d’assurer l’intégralité de leurs missions lors d’une crise comparable à celle que l’on a vécue ?

Mme la garde des Sceaux. Depuis la LPJ, nous avons concentré nos efforts sur la puissance des réseaux et les applications pour les justiciables. La crise montre la nécessité de renforcer encore les applications utilisables à distance, concomitamment à l’équipement des greffes en ultraportables.

M. Didier Paris. Quelles sont vos pistes de réflexion pour réguler la population carcérale, alors que la délinquance devrait repartir à la hausse ?

Les textes évoluent, mais les outils applicatifs ne suivent pas et des incohérences sont constatées. Par exemple, le monde judiciaire ne dispose pas de la signature à distance qui a été accordée aux notaires. Quelle est votre philosophie en la matière ?

M. Arnaud Viala. Les juridictions de chaque département pourraient-elles communiquer une synthèse de l’état du stock et du retard accumulé, toutes procédures confondues, sous l’effet successif du mouvement de grève des avocats contre la réforme des retraites et de la crise sanitaire?

De nombreuses familles sont en attente de jugement ou d’audience des juges aux affaires familiales. Quelle priorité sera donnée au traitement de ces dossiers ?

Certains jugements n’ont pu être communiqués aux justiciables. Ces dysfonctionnements s’expliquent-ils seulement par un manque d’équipement du personnel des greffes ? Ne faudrait-il pas accélérer l’acquisition de certaines pratiques, pour s’affranchir de barrières administratives et faire fonctionner la justice en temps de crise ?

M. Erwan Balanant. Si tous les outils – équipements et applications – prévus par la loi de programmation et de réforme pour la justice avaient été installés avant le confinement, la justice aurait pu encore mieux fonctionner. En particulier, le ministère pourrait s’inspirer du site www.impots.gouv.fr, et adapter ses procédures au numérique. Doit-on aller plus loin pour disposer d’un outil numérique entièrement opérationnel, de la plainte au traitement par les tribunaux ?

Mme Marie-France Lorho. L’activité pénale des juridictions reprend avec le déconfinement. Par quel dispositif comptez-vous conjuguer maîtrise de la pression carcérale et application effective de la peine de prison prononcée ?

M. Vincent Bru. Je prends bonne note que l’outil informatique sera désormais davantage orienté vers le personnel des juridictions, notamment des greffes. Le président du tribunal judiciaire de Paris nous a indiqué hier que les applications informatiques étaient souvent trop complexes. Qu’envisagez-vous pour les rendre plus fonctionnelles ?

Quand seront recrutés les 1 000 vacataires annoncés pour soutenir l’activité des greffes ? Comment seront-ils répartis sur le territoire national ?

Mme la garde des Sceaux. La situation actuelle des établissements pénitentiaires est inédite, avec un taux de population carcérale de 97 %, en moyenne. Logiquement, ce taux augmentera avec le déconfinement qui entraînera nécessairement la réapparition d’une délinquance de rue. Pour que cette augmentation ne soit pas trop rapide, nous prendrons des dispositions qui feront l’objet d’une circulaire à l’ensemble des procureurs. Cette circulaire incitera les juridictions à poursuivre le dialogue qu’elles ont entretenu avec les services pénitentiaires durant le confinement. Elle rappellera les outils figurant dans la LPJ – travaux d’intérêt général (TIG), interdiction des peines d’un mois, placement hors établissement pénitentiaire pour les peines d’un à six mois –, reprenant, finalement, le travail d’accompagnement des juridictions en cours avant la crise.

Nous réfléchissons à ce que les fins de peine se déroulent à domicile. La réussite du dispositif pendant le confinement invite à sa prolongation, voire sa pérennisation.

Les chefs de juridiction rencontrés demandent à disposer d’indications statistiques locales pour connaître en temps réel l’incidence de la politique de juridiction qu’ils conduisent, voire être en mesure d’en définir une. Nous travaillerons sur ce point, car les informations sont disponibles au niveau national.

Au-delà de ce qui a déjà été fait, nous devons progresser sur les applications métiers, en particulier généraliser la signature électronique. Celle-ci est incluse dans la procédure pénale numérique (PPN), que nous avons déployée à titre expérimental à Amiens et à Blois. Les premiers retours d’expérimentation étant très positifs, nous procéderons, dès l’année prochaine, à sa généralisation progressive afin de traiter les dossiers en ligne, du dépôt de la plainte jusqu’au jugement du magistrat. La PPN, sur laquelle nous travaillons avec le ministère de l’Intérieur, nous fera faire un bond colossal.

Nous avons accompagné très étroitement les professions juridiques. Les relations avec les avocats ne sont pas encore stabilisées ; l’épisode de la réforme des retraites laissera nécessairement des traces durant quelque temps. Il importe toutefois de continuer à travailler avec cette profession. La mission présidée par Dominique Perben, qui doit traiter des réformes fondamentales de la profession d’avocat, reprendra son cours dans les jours qui viennent.

Une mission d’inspection générale travaille avec les juridictions pour établir l’état des stocks. Les éléments seront disponibles début juillet. La crise du covid-19 a eu pour conséquence de repousser des audiences prévues, pas d’accroître le stock des affaires – au pénal, il n’y en a eu que très peu en plus durant cette période. Nous devons cependant travailler au réaudiencement, pour que les justiciables puissent recevoir rapidement un jugement.

S’agissant, en particulier, du contentieux familial, il fait partie des priorités que j’ai indiquées dans la circulaire du 5 mai 2020. Les jugements sans audience, s’ils sont possibles, peuvent accélérer le rendu des décisions. L’octroi de vacataires aux greffes concourra à ce que soient signifiés le plus rapidement possible les jugements que les magistrats ont rédigés durant le confinement.

L’expérimentation relative à la signature électronique est positive. Nous en accélérons le déploiement.

La dette technologique de notre ministère était importante. Tout un travail de renforcement des réseaux a été effectué pour nous mettre à niveau, qui a permis d’éviter des catastrophes. Sans ce travail invisible, nous aurions été totalement paralysés. Pour le justiciable, qui reste une de nos priorités, nous avons développé une plateforme, www.justice.fr, qui permet d’accéder en ligne à sa procédure judiciaire. Pour les TIG, les services pénitentiaires d’insertion et de probation et l’ensemble des magistrats ont accès, dès le prononcé du jugement, à une plateforme recensant tous les travaux envisageables à proximité du domicile de la personne qui fait l’objet de la condamnation.

Maîtriser la population carcérale tout en assurant l’effectivité de la peine de prison est un engagement qui forge la philosophie de la peine telle qu’elle découle de la loi adoptée par le Parlement en 2019. L’idée était de ne prononcer que des peines adaptées. Trop courte, la peine de prison n’est pas utile, car elle ne permet pas d’effectuer le travail de réinsertion, qui est pourtant son seul objet. Plutôt que de la prononcer, mieux vaut s’orienter vers une autre peine – TIG, placement sous bracelet électronique, placement extérieur. En revanche, quand une peine de prison est prononcée, elle doit être exécutée immédiatement. L’effectivité de l’exécution de la peine a ainsi été ramenée de deux ans à un an.

La crise sanitaire a montré que des personnes en toute fin de peine peuvent être accompagnées en dehors de la prison, pour quelques mois. En effet, durant le confinement, les personnes libérées en fin de peine n’ont pas été réincarcérées, à quelques exceptions près. Ce dispositif peut être efficace.

Nous travaillons donc à la fois sur l’effectivité des peines prononcées et sur la régulation carcérale, afin que la peine soit réellement adaptée.

Nous devons absolument disposer d’applications numériques utilisables à distance, notamment par les greffes et les bureaux d’ordre, afin d’enregistrer les dossiers. Ces outils permettront aux fonctionnaires souhaitant continuer de travailler à leur domicile de gagner un temps précieux. En ce sens, une réflexion sur le développement du télétravail s’impose.

Le recrutement des vacataires est possible dès à présent. La direction des services judiciaires en a informé les cours d’appel, qui répartissent ces effectifs dans les juridictions de leur ressort.

Présidence de M. Jean-François Eliaou, secrétaire de la commission

Mme Cécile Untermaier. L’activité est très différente selon les juridictions : certaines ont organisé le dépôt de dossiers, permettant aux magistrats d’y travailler, d’autres n’ont pas réussi. Une harmonisation au niveau national est souhaitable.

Le plan de reprise pourrait-il être accompagné d’un bilan public des différentes juridictions ? Pourrait-il faire l’objet d’orientations au niveau national ?

Si je partage les grandes lignes du projet de loi relatif à diverses dispositions liées à la crise sanitaire, j’estime que, pour les réorientations, la main laissée aux procureurs ne doit pas exclure les classements sans suite. Il ne s'agit pas d’un déni de justice, mais d’une capacité à écarter certaines affaires, en raison de leur faible gravité et du caractère inopérant d’une sanction. Ce principe de réalité a d’ailleurs été demandé par les présidents de juridiction et par les procureurs.

M. Ugo Bernalicis. Vous réussissez la prouesse de vous mettre tout le monde judiciaire à dos et vous restez dans le mensonge en parlant de population carcérale plutôt que de surpopulation – on est pourtant encore très loin de l’encellulement individuel. Avez-vous définitivement renoncé à suspendre le moratoire sur les obligations qui existent en la matière ? Avez-vous engagé une réflexion sur la comparution immédiate et ses effets sur les flux entrants ?

S’agissant du ministère, prévoyez-vous de titulariser l’ensemble des contractuels et des vacataires en poste avant la crise ? Avez-vous un plan de recrutements exceptionnels ? Je vous revois nous dire en audition que l’objectif cible du budget 2020 ne correspond pas aux besoins…

J’espère que nous pourrons discuter en séance publique de l’extension de l’expérimentation de la cour criminelle départementale, que je désapprouve.

Êtes-vous prête à abandonner la réforme de la justice pénale des mineurs, pour vous concentrer sur l’essentiel ?

M. Raphaël Schellenberger. Il n’est pas rassurant de constater que le fonctionnement inadapté de nos tribunaux risque de les faire échapper à la dématérialisation, et donc aux projets inscrits dans la LPJ.

Qu’en est-il de l’activité des tribunaux administratifs ? Il n’y aura pas de relance économique équilibrée sans autorisation d’urbanisme. Comment résorber les contentieux en attente dans ce secteur ?

M. Pierre Morel-À-L’Huissier. Avec la période de vacances judiciaires qui arrive, comment résorber les retards et respecter le principe du délai raisonnable pour les justiciables ?

Vous avez parlé de l'État de droit. J’ai trouvé le Conseil constitutionnel très absent au cours de la période récente. Je souhaite qu’il puisse s’exprimer sur certains principes généraux du droit qui semblent ne pas avoir été totalement respectés ces dernières semaines.

La crise du covid-19 a donné lieu au dépôt de beaucoup de plaintes pour non-assistance à personne en danger et mise en danger de la vie d’autrui auprès de la Cour de justice de la République et du pôle pénal du parquet de Paris, et de nombreux recours et QPC ont été introduits devant les juridictions administratives sur le contentieux électoral. Qu’en pense le ministère de la Justice ?

Les avocats avaient demandé une réserve judiciaire. Est-ce une piste pour vous ?

Les notaires installés en milieu rural ont rencontré de nombreuses difficultés pour établir des actes à distance, faute pour certains d’avoir la signature électronique à disposition. Ils ont subi une différenciation anormale avec les notaires urbains.

Quid du devoir de conseil de l’assureur vis-à-vis du risque de pandémie et de la fermeture administrative ? Y aura-t-il une solidarité du monde de l’assurance en réponse à la crise sanitaire ?

Mme la garde des Sceaux. La crise a été l’occasion de montrer qu’on pouvait avoir une attitude à la fois volontariste pour assurer la sécurité sanitaire dans les prisons et raisonnable en ne permettant pas la libération de personnes condamnées pour des faits criminels, terroristes ou de violences conjugales.

Elle permet aussi de prendre acte que des différences existent entre nos 164 tribunaux, en matière d’effectifs, d’organisation et de locaux. C’est à la fois une force et une faiblesse. Je continuerai à me battre pour la proximité de la justice, sachant que la contrepartie en est la différenciation. Les consignes que nous avons données, les exigences minimales impératives émanant de la Chancellerie étaient uniformes pour toutes les juridictions, mais ensuite, le principe de subsidiarité devait nécessairement s’appliquer. Pour le déconfinement, les orientations à valeur nationale ont été données dans la circulaire du 5 mai 2020. Reste que, pour laisser une souplesse de gestion, nous avons souhaité installer auprès de chaque chef de cour des magistrats placés, qu’ils affecteront là où les besoins sont apparus.

Toutes nos forces étant actuellement mobilisées pour le traitement des dossiers, la reprise des juridictions et des établissements pénitentiaires, nous ne pourrons sans doute dresser un bilan public de la situation des juridictions qu’au début du mois de septembre, ce qui nous laissera également un recul suffisant.

S’agissant de la réorientation des procédures contraventionnelles et correctionnelles, notre hésitation sur le classement sans suite n’est pas due à une absence de courage mais à l’inscription d’une réticence dans l’avis du Conseil d’État. Nous serons attentifs à ce que vous pourrez nous dire à ce propos.

Devant un taux de population carcérale de 97 % – contre 119 % le 16 mars –, je parle bien de population et non de surpopulation. Ce taux ne cache pas un mensonge – comme M. Bernalicis aime à le dire à tout-va –, mais une réalité différenciée selon les établissements pénitentiaires : dans les maisons d’arrêt, le taux de surpopulation est de 109 %, parfois plus, contre 140 % le 16 mars, et dans certains centres de détention, le taux de population est bien en deçà de 80 %.

Pendant le confinement, les entrées en détention étaient liées aux comparutions immédiates, qui ont continué à se tenir.

Je n’ai jamais caché que nous étions parvenus à combler les vacances de postes de magistrats, mais je n’ai jamais dit qu’il y avait assez de magistrats. C’est pourquoi nous travaillons sur la clé de répartition de ces magistrats.

Quant à votre opposition aux cours criminelles et au code de justice pénale des mineurs, monsieur Bernalicis, j’y perçois un soupçon de conservatisme – cela ne m’étonne guère.

Je concède que nous devons réaliser des efforts soutenus dans le développement des applications numériques, mais je ne crois pas que nos tribunaux soient totalement inadaptés. Je ne reprends pas l’ensemble des applications qui ont été développées.

Pendant le confinement, les entrées de contentieux administratifs ont baissé de 50 %. J’ai présenté hier, en conseil des ministres, une nouvelle ordonnance visant à faciliter la reprise d’activité, avec la possibilité pour des magistrats administratifs de travailler en télé-audience de chez eux. Nous avons donné aux juridictions administratives les moyens de reprendre au plus vite les audiences, mais il m’est difficile de répondre de manière très précise sur la question des autorisations d’urbanisme.

La circulaire du 5 mai 2020 prévoit que les vacations judiciaires puissent ne commencer que le 10 ou le 17 juillet, pour que les audiencements puissent se dérouler plus facilement. Nous avons également prévu la possibilité de juger sans audience et de continuer à utiliser la visioconférence. La réorientation des contentieux sera aussi un outil dans le traitement et la fluidification des stocks.

Dans la période, rien n’empêchait le Conseil constitutionnel de statuer ; il l’a d’ailleurs fait sur six QPC.

Je n’ai rien de particulier à dire des contentieux qui sont devant la CJR. Peut-être puis-je regretter la trop grande confusion entre la responsabilité pénale et la responsabilité politique. J’assume complètement tout ce que j’ai fait, mais, en tant que ministre, je suis d’abord responsable devant vous, élus de la nation. Je n’ai pas non plus à formuler d’avis sur les contentieux administratifs.

Le décret que nous avons pris pour les signatures à distance des actes notariés a été apprécié comme une avancée importante par les notaires. Les problèmes de mise en œuvre étaient liés à des éléments que nous ne maîtrisons pas. Quant aux difficultés que connaissent les notaires en milieu rural, elles sont également le fait de la richesse de la diversité des études. Les notaires ont créé un fonds de soutien, et nous avons obtenu un report de l’arrêté sur les tarifs des professions réglementées, qui entrera en vigueur le 1er janvier 2021.

Les assureurs participent au fonds de solidarité. S’agissant des actions engagées, les tribunaux trancheront.

M. Philippe Gosselin. Il a fallu beaucoup de temps avant que la justice tente de retrouver un rythme normal, fragilisée par son fonctionnement ordinaire entaché, et par les grandes difficultés dans lesquelles sont plongés certains avocats, notaires ou huissiers.

Vous reconnaissez qu’il n’est pas facile de légiférer à l’heure actuelle mais qu’il aurait pourtant été souhaitable de le faire. C’est donc par un moyen bancal que sera prolongée la politique pénale actuelle qui vide nos prisons, au-delà des prescriptions de la loi. N’est-ce pas profiter de la situation pour contourner le débat parlementaire et mettre à mal, une fois de plus, le contrôle du Parlement, parfois encombrant aux yeux de certains ?

Mme Laurence Vichnievsky. Je retiens des ordonnances et de leur processus que le fonctionnement de nos institutions est équilibré – la détention provisoire est un bel exemple d’allers-retours constructifs entre l’exécutif et le Parlement –, et que la surpopulation carcérale n’est pas une fatalité : l’encellulement individuel doit rester l’objectif. Grâce à ces mêmes échanges, nous sommes parvenus, dans la loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire, à la moins mauvaise des rédactions s’agissant de la responsabilité pénale des décideurs publics et privés : elle maintient les principes de responsabilité et intègre une allusion jurisprudentielle qui permettra aux décideurs d’agir.

Pour l’avenir, l’extension de l’expérience des cours criminelles me semble une bonne chose.

J’insiste sur la prise en compte des classements sans suite, qui a été évoquée, dans le cadre de la réorientation des procédures pénales – j’ai beau être très sensible aux avis du Conseil d’État, j’espère que l’amendement en ce sens dont je suis cosignataire sera adopté.

M. Guillaume Vuilletet. Votre rôle est compliqué, car vous devez répondre avec mesure, même quand vous êtes injuriée.

Je peux témoigner que, tant sur la responsabilité pénale que sur la détention provisoire, nous avons accompli un travail de coconstruction. Si la crise fait tanguer un système qui a ses fragilités, nous nous en sommes sortis au mieux.

Comment les cellules de déradicalisation dans les prisons ont-elles fonctionné pendant le confinement ? Cette action sera-t-elle redéployée ?

M. Jean-François Eliaou, président. Quel est l’état de l’infection par le covid-19 dans les prisons ? Quelles mesures de prévention ont été prises et quelles leçons en tirer pour les prochaines épidémies, de grippe par exemple ?

Mme la garde des Sceaux. La justice a été fragilisée mais n’a pas mal fonctionné ; c’est bien parce que l’État était présent que nous avons pu juger les contentieux urgents et les violences intrafamiliales. L’histoire ne se réécrit pas : nous avons mis les juridictions en plan de continuité d’activité uniquement pour répondre à une urgence sanitaire impérieuse. Il nous faut certes encore améliorer le télétravail pour les greffes et continuer à dialoguer avec les avocats. Le casier judiciaire n’a pas totalement cessé de fonctionner, contrairement à ce qui a pu être dit – les B2 étaient encore délivrés pour les personnels s’occupant de la protection de l’enfance –, et il a repris son activité dès le 28 avril.

Il n’y a pas 20 000 détenus qui ont été libérés, il y en a 13 000 en moins dans nos prisons du fait de la diminution de l’activité juridictionnelle et des mesures volontaristes que nous avons adoptées. Vous avez voté plusieurs dispositifs permettant d’adapter la peine de prison, parmi lesquels la libération sous contrainte aux deux tiers de la peine pour les peines de moins de cinq ans. L’expérience de libération anticipée des détenus en fin de peine s’avérant positive, nous pouvons utiliser ces dispositifs législatifs de manière active dans les derniers mois de la peine ; c’est ce qui doit être réaffirmé aux procureurs.

À la date du 16 mars, il y avait 20 568 personnes en détention provisoire, contre 17 208 aujourd'hui. Il était essentiel de prendre les dispositions qui ont été prises sur la détention provisoire au début de la période de confinement – nous ne pouvions prendre le risque de libérer une personne potentiellement dangereuse pour n’avoir pas pu tenir les délais légaux du fait de la réduction d’activité des juridictions ; il était encore plus essentiel de revenir à la situation normale dès la fin de la période de confinement.

Sur la responsabilité pénale des décideurs, nous avons agi de la même manière : il ne fallait en aucun cas conduire à une amnistie. Nous devons assumer nos responsabilités dans le cadre des règles existantes. La rédaction adoptée ne revient pas sur ces principes.

Je ne m’opposerai pas à l’amendement relatif au classement sans suite, en dépit de ma réserve tenant à l’avis du Conseil d’État.

L’épidémie n’a pas interrompu la prise en charge de la radicalisation par les services pénitentiaires. En prison, les 522 détenus qualifiés de terroristes islamistes (TIS) et ceux qui sont susceptibles de radicalisation sont toujours évalués dans les quartiers d’évaluation de la radicalisation et pris en charge dans les quartiers de prévention de la radicalisation. En milieu ouvert, les personnels d’insertion et de probation ainsi que les partenaires avec lesquels nous travaillons ont continué à prendre en charge les personnes placées sous main de justice en milieu ouvert. Les personnes ayant bénéficié d’une libération anticipée en fin de peine n’étaient absolument pas des TIS.

S’agissant de l’état sanitaire des prisons, les chiffres de détenus et d’agents symptomatiques ou testés positifs au covid-19 sont faibles au regard des effectifs. Même si nous déplorons un mort parmi les détenus et un parmi les agents pénitentiaires, nous avons su contenir cette maladie. Depuis le 28 mars, le personnel en contact rapproché avec les détenus est muni d’un dispositif de protection et, depuis le 11 mai, tous les agents bénéficient d’un masque. Nous avons également doté de masques les détenus dans certaines situations – travail en prison, parloirs, extraction judiciaire ou médicale. Nous sommes très attentifs à isoler les détenus à la moindre manifestation symptomatique. Enfin, nous travaillons avec la direction générale de la santé et avec les agences régionales de santé pour déployer des tests en prison, ces lieux devant être testés de manière prioritaire. C’est un peu compliqué à mettre en place, mais cela sera fait.

La réunion se termine à 10 heure 50


Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Erwan Balanant, M. Ugo Bernalicis, M. Florent Boudié, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Vincent Bru, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Philippe Dunoyer, M. Jean-François Eliaou, Mme Isabelle Florennes, M. Raphaël Gauvain, M. Philippe Gosselin, Mme Émilie Guerel, M. Dimitri Houbron, M. Sacha Houlié, Mme Élodie Jacquier-Laforge, M. Guillaume Larrivé, Mme Marie-France Lorho, M. Jean-Louis Masson, M. Fabien Matras, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Naïma Moutchou, Mme Valérie Oppelt, M. Didier Paris, Mme George Pau-Langevin, M. Jean-Pierre Pont, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean Terlier, Mme Alice Thourot, Mme Cécile Untermaier, M. Arnaud Viala, Mme Laurence Vichnievsky, M. Guillaume Vuilletet, M. Jean-Luc Warsmann

 

Excusé. - Mme Marietta Karamanli