Compte rendu

Mission d’information
sur l’incendie
d’un site industriel à Rouen

– Table ronde avec les représentants des activités de production agricole : Mme Lucie Blanchard, docteure vétérinaire ; M. Xavier Quentin, président du Groupement technique vétérinaire (GTV) – Organisme vétérinaire à vocation technique (OVVT) Normand, M. Christophe Savoye, directeur du Groupement de défense contre les maladies des animaux (GDMA 76) ; M. Stéphane Donckele, agriculteur, secrétaire général de la FDSEA 76 ; Mme Laurence Sellos, présidente du Bureau exécutif de la Chambre d’agriculture de Seine-Maritime ; Mme Marie-Thérèse Bonneau, vice-présidente de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL) ; M. Jocelyn Pesqueux représentant du CRIEL ; M. Nicolas Rialland directeur « Affaires publiques et Environnement » de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB), accompagné de M. Sébastien Audren, économiste à la CGB               2


Jeudi
19 décembre 2019

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 31

session ordinaire de 2019-2020

Présidence de
M. Christophe Bouillon,
Président

 


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La séance est ouverte à dix heures trente.

 

M. le président Christophe Bouillon. Nous allons poursuivre nos auditions dans le cadre de la mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen. Nous auditionnons ce matin un certain nombre d’acteurs du monde agricole, qui ont pour chacun d’entre eux une expérience liée à cet évènement. Quel a été votre vécu ? Vous attendiez-vous, s’agissant de territoires qui sont éloignés du tissu industriel, à vivre une catastrophe technologique ou industrielle de cette nature ? Dans les métiers et au sein des différentes représentations qui sont ici présentes, aviez-vous imaginé un jour ou l’autre faire face à un évènement comme celui-ci ? Comment a-t-il été vécu concrètement par la profession agricole ? Nous mesurons les difficultés auxquelles elle fait face et le courage qu’il faut pour surmonter ce type d’évènement. Les indemnisations fonctionnent-elles ? Comment fonctionnent-elles ? Avons-nous 100 % de réussite ou subsiste-t-il encore quelques points de vigilance, voire d’amélioration ?

M. Damien Adam, rapporteur. L’agriculture en Seine|Maritime, et même un peu au-delà, a beaucoup souffert de cet incendie avec les restrictions de commercialisation. Il y a un impact sur l’image et la qualité des produits qu’il faut maintenant quantifier, savoir si en termes de consommation et d’achat des produits locaux agricoles, il y a toujours un impact à ce jour.

Au sujet des restrictions, avez-vous des remarques spécifiques concernant les résultats et la levée des mesures qui ont été prises sur les produits agricoles ?

Comptez-vous assurer votre propre suivi à long terme sur les exploitations ou faites-vous pleinement confiance aux services de l’État pour ce faire ?

Enfin, il me semble que le préfet a communiqué dans sa conférence de presse hebdomadaire avant-hier sur le fait que pour le fonds agricole, 1 150 demandes avaient été remontées. Avez-vous des informations, peut-être plus au niveau de la Chambre d’agriculture, sur le nombre de demandes ? Confirmez-vous ce chiffre et le nombre de demandes qui ont déjà fait l’objet d’indemnisation ou en tout cas de confirmation que l’indemnisation allait venir ?

 Globalement, êtes-vous satisfaits de cette logique d’indemnisation, sachant que le délai de dépôt des demandes est fixé au plus tard au 15 décembre ? L’ensemble des agriculteurs qui le souhaitent ont-ils pu déposer leur demande ? Sinon, pourquoi ?

Mme Annie Vidal. Madame la présidente de la Chambre d’agriculture, pourriez-vous nous faire un retour sur les échanges que vous avez eus en termes de communication avec les services de l’État dans les premiers moments de la crise ? Nous avons pu constater qu’il a fallu du temps pour que l’ensemble de la profession agricole soit prévenu. À cet égard, avez-vous, d’ores et déjà, identifié quelques pistes d’amélioration ? Quelles sont les principales difficultés qui ont été rencontrées par les agriculteurs dans les jours qui ont suivi ce 26 septembre ?

Ma deuxième question concerne plus spécifiquement la filière laitière. L’impact financier pour les producteurs laitiers a été compensé par l’interprofession laitière et par le dispositif d’indemnisation du Fonds national agricole de mutualisation sanitaire et environnemental (FMSE) concernant la destruction du lait. Selon vous, ce dispositif a-t-il répondu convenablement aux besoins et aux pertes des éleveurs ?

Le dernier point concerne le sentiment que peuvent avoir les agriculteurs aujourd’hui au regard de l’arrêté du 14 octobre, qui prévoit une interprétation de l’état des milieux pour voir s’il y a eu contamination des sols. Les agriculteurs sont-ils inquiets par ces analyses, notamment sur le fait qu’elles pourraient révéler des pollutions plus anciennes, plus historiques, préalables à cet accident ?

M. Nicolas Rialland, directeur « Affaires publiques et Environnement » de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB). La production de betterave à sucre fait partie, sans doute dans une moindre mesure au plan économique, des productions impactées par l’incident Lubrizol, car il est survenu au tout début de la campagne betteravière ; nous commencions à récolter. Les impacts sont de deux natures. Dans certains cas, cela a retardé la livraison des betteraves dans les sucreries, ces betteraves ayant déjà été récoltées et étant en silo ou en tas en bout de champ, avec un certain nombre de conséquences économiques. Dans d’autres cas, cela a retardé la récolte même de ces betteraves de plusieurs semaines, puisqu’il n’était plus possible de les arracher.

Sur les indemnisations, nous pouvons déplorer, à notre niveau, une certaine opacité. Il est très difficile d’y voir clair sur qui est concerné, qui a déposé un dossier et dans quel état se trouve chacun des dossiers des agriculteurs, notamment du fait d’une clause de confidentialité qui a été signée entre Lubrizol et le FMSE. Cela ne facilite pas une bonne lecture du dossier sur le terrain.

M. Sébastien Audren, économiste à la CGB. Je suis en relation avec le terrain et Paris entre les agriculteurs et l’administration parisienne. L’impact a été très fort sur le terrain, très perturbant. Nous attendions-nous à une telle catastrophe ? Non, globalement, les agriculteurs sur le terrain ne sont pas préparés à un tel évènement. Sur les indemnisations, la fenêtre de tir était trop courte pour les agriculteurs qui étaient en pleins travaux. On leur a demandé de se déclarer entre début novembre et le 15 décembre, alors qu’ils étaient encore dans les arrachages de betteraves, dans les semis de blé énormément, d’autant plus avec le retard qu’il a pu y avoir. Il faudrait peut-être réfléchir à redonner un délai pour que ceux qui n’ont pas pu se manifester puissent le faire. Comme l’a dit M. Rialland, nous sommes dans une obscurité totale à savoir qui a fait une déclaration, jusqu’à quelle hauteur et quels sont les retours, quelles pièces manque-t-il, etc. Nous n’avons aucun suivi du fait de la clause de confidentialité entre Lubrizol et le FMSE. Sur le terrain, c’est aujourd’hui très compliqué, que ce soit au niveau syndical, dans les Chambres, les fédérations locales. Personne ne dispose d’éléments à ce jour.

M. Jocelyn Pesqueux, vice-président du CRIEL. Je représente Thierry Roquefeuil, président du Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL). Je suis vice-président du Centre régional interprofessionnel de l’économie laitière (CRIEL), c’est la déclinaison régionale du CNIEL. Nous avons un grand nombre d’industries, notamment pétrolières, en Seine-Maritime et un grand nombre de sites classés « Seveso ». Nous avons une certaine habitude de ces entreprises. Mais en aucun cas, nous aurions pu imaginer un accident avec des conséquences aussi importantes que celui de Lubrizol ! Et surtout, la surprise est que cela aille aussi loin en termes de distance. Nous mettons des distances et nous avons été à plusieurs dizaines de kilomètres. Le principe de précaution a même été étendu à plusieurs centaines de kilomètres. Il y a eu une vraie hécatombe en termes de conséquences rapides auxquelles il a fallu réagir.

Mme Marie-Thérèse Bonneau, vice-présidente de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL). Comme vous le savez déjà, la production laitière a été fortement impactée par l’accident. Nous dénombrons plus de 400 fermes touchées, pratiquement 10 millions de litres de lait produits concernés, un impact financier en termes de préjudice à 3,8 millions d’euros. Côté « producteurs » et côté « entreprises », l’évaluation de cet impact est en cours et se chiffre déjà à 4 millions d’euros.

Nous savons que le lait et les œufs sont des marqueurs d’une éventuelle pollution très rapide. Nous sommes régulièrement dans l’œil du cyclone quand il y a des pollutions d’ordre sanitaire de ce genre. Concernant notre production, nous sommes très attachés à garantir la sécurité sanitaire des consommateurs, mais aussi à trouver des solutions concrètes pour l’ensemble des acteurs de la filière, afin de résoudre les problèmes nés de cet impact qui est arrivé évidemment sans prévenir. Malheureusement, nous avons déjà un certain niveau d’expérience et d’expertise sur ce genre d’accident parce que nous en subissons trop, sans doute. Cela arrive et nous avons tous en tête ces éléments-là.

Dans cette situation, ce qui a été assez compliqué est que l’impact était très large et qu’il a été évolutif. Il n’est pas évident de gérer, dans le cadre d’une filière, un premier périmètre, puis un deuxième périmètre qui se déclare. La difficulté la plus grande pour nous a été de gérer un périmètre nouveau avec des effets rétroactifs. Une des particularités de la production laitière est que nous collectons du lait tous les jours, tous les deux jours. La production ne peut pas s’arrêter du jour au lendemain. Il y a une gestion des flux très importante à faire. Notre première réaction a été de gérer au plus près de la production ces éléments-là en privilégiant un stockage du lait à la ferme, parce que c’est ce qui permet d’avoir un préjudice moindre s’il est pris en compte ; c’est le plus important. Cette position responsable a été adoptée par notre filière qui a proposé cela tout en n’ayant pas de certitude sur la suite.

L’interprofession laitière a pris la décision en quelques heures de proposer une avance aux producteurs pour permettre le stockage du lait à la ferme dans une meilleure sérénité. Cette situation a été permise aussi grâce à une collaboration avec des services de l’État, très réactifs sur le fait que nous puissions proposer cela en termes de mesures. Je rappelle que c’est une mesure d’avance et pas une indemnité en tant que telle, parce que c’est important aussi par rapport aux éléments anticoncurrentiels. Il faut penser à tout cela au moment où nous prenons cette décision. Cela a été possible parce que nous avions un réseau syndical très actif au niveau de la Fédération départementale (FDSEA) qui était présente auprès des éleveurs pour leur donner en direct l’ensemble des informations et des consignes pour conserver le lait en termes de stockage, de manière à limiter les effets possibles suite à cette décision.

Pour nous, il est utile de travailler sur des protocoles d’anticipation parce que malheureusement, nous savons qu’il y aura d’autres incidents. Il vaut mieux prévoir qu’il y en ait et avoir des éléments pour y travailler.

Il est indispensable que le rôle de contrôle du suivi des produits reste dans le cadre de l’État parce qu’il faut objectiver la situation et ne pas céder à la panique qui s’empare parfois de certains acteurs. Nous sommes très attachés à ce que ce soient des éléments concrets et scientifiques qui permettent de prendre des décisions et pas autre chose. Nous restons bien sûr un peu inquiets sur le suivi des sols par rapport à des éléments de pollution antérieure, bien que la situation ait décelé qu’il n’y avait pas d’élément majeur.

Mme Laurence Sellos, présidente du Bureau exécutif de la Chambre d’agriculture de Normandie (76). Je préside la Chambre d’agriculture de la Seine-Maritime depuis mars 2019. Cinq mois après mon élection, cet évènement particulièrement difficile à vivre s’est produit. Le 26 septembre, j’étais à Paris avec mon directeur. Ce sont nos salariés de la Chambre d’agriculture qui nous ont envoyé un SMS pour nous demander comment faire pour se confiner à Bois-Guillaume. Nous n’avions pas allumé la radio le matin ni la télévision ; nous ne savions pas de quoi il s’agissait. À cet instant, nous nous posons des questions. Nous pensons plutôt au nucléaire qu’à un incendie de ce type-là, parce que nous sommes très exposés en Seine Maritime aussi.

Très vite, des agriculteurs ont appelé la Chambre d’agriculture en disant qu’il y avait des retombées de suie importantes sur les bâtiments, sur les cultures, sur les pâtures et même sur les animaux, en nous demandant ce qu’il fallait faire. Je suis rentrée en contact avec le directeur des territoires et de la mer, M. Bresson. Nous avons convenu qu’il fallait envoyer un premier mail à l’intention des agriculteurs. Nous avons envoyé mails et SMS dans la foulée à chaque fois, un SMS d’alerte pour prévenir qu’il y avait des informations à prendre dans un mail envoyé par la Chambre d’agriculture. Dans ce premier mail, nous disions qu’il fallait être vigilant, garder toutes les preuves possibles de la pollution éventuelle et rentrer les animaux, si cela était possible, en attente d’instructions plus précises. Nous avons envoyé à peu près 50 mails depuis le 26 septembre, tous les jours, voire deux fois par jour, en fonction des arrêtés et des décisions de consignation. Nous avons donné des consignes relativement à l’indemnisation qui se mettait en place, aux maraîchers, aux circuits courts, à tous les types de production imaginables sur le terrain, en fonction des besoins de chacun et des remontées que nous avions régulièrement.

Je remercie à cette occasion les élus qui se sont impliqués sur le sujet. Nous avons eu une collaboration extrêmement importante avec le syndicalisme, avec la FNSEA 76, l’IJA 76, et les services déconcentrés de l’État. Nous avons eu d’excellentes collaborations avec la Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM), avec la Direction départementale de la protection des populations (DDPP), avec qui il y a eu une confiance totale ainsi que de la communication le week-end et la nuit pour faire avancer au plus vite le dossier. Visiblement, il y a eu une difficulté avec les services de l’administration centrale, où les informations n’arrivaient pas en temps et en heure. À partir du moment où les retombées de suies se sont avérées extrêmement importantes, nous savions qu’un arrêté allait arriver sur l’arrêt des ensilages qui étaient en pleine récolte et donc des retombées de suies sur les maïs et du fourrage pour l’année qui vient, pour tous les animaux. Cet arrêté n’est arrivé que le 28 octobre, deux jours après. Cela nous a paru une éternité. Par la suite, nous avons compris que ce n’était pas du ressort du Préfet, mais qu’il y avait besoin que la Direction générale de l'alimentation (DGAL) soit consultée. Tout cela prendre du temps.

Malgré tout, je rejoins les propos de Marie-Thérèse, il faut objectiver les choses. Preuve en est, samedi dernier à 9 heures, le DDTM adjoint m’appelle pour me dire qu’il y a à nouveau un incendie. Heureusement, il a aussitôt précisé à Total parce que j’ai imaginé le pire, en disant qu’il savait exactement quel était le produit qui brûlait et que l’incendie était maîtrisé. Malgré tout, il ne faut pas que nous ayons des alertes comme celle-ci.

Avec la torchère à Notre-Dame-de-Gravenchon entre-temps, nous les collectionnons en ce moment ! Nous ne pouvons pas prendre des arrêtés en trop grande quantité sans mettre les préalables nécessaires.

Nous sommes profondément structurés en agriculture. Par rapport à mes collègues des autres Chambres consulaires, cela a été une vraie force. Nous sommes représentés sur le terrain. Nous avons fait des réunions de terrain. Nous savons parfaitement cibler les agriculteurs avec nos fichiers, mais aussi avec l’aide de la DDTM qui a tous les numéros PACAGE et qui a envoyé aussi de son côté tous les SMS ou mails que nous lui avons demandé d’envoyer. Dans notre malheur, nous avons eu la chance – ce n’est pas organisé partout ainsi – d’avoir quelqu’un qui a été le rouage essentiel entre l’administration centrale et l’administration déconcentrée, M. Sébastien Windsor, qui a permis d’avoir ce lien très fort et très facile avec le ministère, avec la DGAL. C’est tombé sur notre département et sur les Hauts-de-France aussi, mais finalement, ces derniers ont plutôt été dans la mouvance de ce que nous initions. Si nous n’avions pas eu ce lien essentiel pour faire avancer les choses avec la DGAL qui mettait la pression sur l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), nous n’aurions pas avancé aussi vite aussi dans les délais de consignation. M. Windsor a aussi été un rouage essentiel dans la relation avec Lubrizol parce qu’il avait des liens avec France Chimie Normandie, dont le président, M. Frédéric Henry, est aussi le président de Lubrizol France. Ce concours de circonstances a permis un bon fonctionnement. Dans une crise lambda, ce n’est pas forcément évident. Il est important d’avoir ces relais entre l’administration centrale et le terrain.

Sur le volet des indemnisations, nous sommes en discussion avec Lubrizol. Effectivement, la date du 15 décembre est passée. Nous avons fait le maximum pour communiquer (SMS, journaux, mails), mais certains sont encore passés à travers le filet. Aujourd’hui, nous avons 1 300 dossiers enregistrés sur l’ensemble de la zone, dixit Exetech, le cabinet d’assurance qui gère le dossier Lubrizol, que nous avons rencontré lundi avec Stéphane. Il y a 1 300 dossiers ouverts, ce n’est pas 1 300 dossiers indemnisés. Il s’agit de dossiers ouverts sur plusieurs productions ; cela peut donc être le fait que de 800 ou 700 agriculteurs. Les dossiers d’indemnisation sont compliqués parce qu’ils sont traités comme des dossiers d’assurance individuelle. C’est comme si vous aviez déclaré un sinistre et que vous avez votre assurance en face de vous avec un expert. Il faut que vous discutiez, c’est ce que nous tentons d’expliquer à nos techniciens de la Chambre ou à divers établissements à caractère administratif qui sont en confrontation avec les retours de mails. Mais Exetech nous a assurés que chaque fois que cela posait un problème, il y aurait une discussion par téléphone et si elle n’aboutit pas, l’expert nommé viendra sur le terrain. Cela va prendre du temps.

Un large panel de représentants de l’État est venu nous rendre visite, des ministres divers et variés jusqu’au Premier ministre. Monsieur Macron est lui aussi venu, mais il n’a pas évoqué l’agriculture, à mon grand regret. Nous avons rencontré bien des fois le préfet. Quant à Eric Schnur, le PDG de Lubrizol « Monde », il est venu sur une exploitation en Seine-Maritime en toute confidentialité parce qu’il ne voulait pas faire de bruit, mais Stéphane, Jocelyn et moi l’avons rencontré. Nous avons pu lui présenter une exploitation symptomatique, celle de Samuel Molard, qui va vendre sur les marchés, une exploitation qui nous semble être la plus impactée de la zone, à tort ou à raison. Nous tenions à lui faire toucher du doigt son ressenti. Étant très facilement expansif, il a pu exprimer totalement ce qu’il a vécu.

L’indemnisation va être encore très compliquée. Les dossiers sont ouverts jusqu’au 15 janvier. Nous n’en faisons pas un étalage, parce que nous avons convenu avec Lubrizol qu’il faut que les gens se prennent en main. La communication a été suffisante. Il s’agissait simplement de s’enregistrer. Nous avons expliqué dans le journal syndical comment il fallait s’enregistrer, ainsi que sur le site internet de la Chambre.

Par contre, un accord a été trouvé avec le CNIEL. Là, nous allons les chercher par la main, parce que sinon, l’avance que le CNIEL a faite va leur être reprise. Nous allons vraiment accompagner ceux qui ne se sont pas déclarés, dont nous avons les noms, comme nous l’avons fait pour les derniers, afin qu’ils puissent toucher leur paie de lait. Cela représente à peu près quarante dossiers sur l’ensemble de la zone.

M. Stéphane Donckele, agriculteur, secrétaire général de la Fédération départementale des syndicats dexploitants agricoles 76. Je suis par ailleurs Premier vice-président de la Chambre d’agriculture car agriculteur, à 25 kilomètres au nord-est de Rouen, précisément dans la zone Lubrizol. Ma commune fait partie des 112 communes concernées. J’étais présent sur mon exploitation le jeudi matin. Dans les campagnes, nous nous sommes sentis un peu oubliés. J’entends que les services de l’État géraient sur place, ce qui n’est pas simple non plus. Je n’aurais pas échangé ma place contre la leur. Cette impression, j’ai pu l’exprimer dimanche sur mon exploitation à M. Hervé Morin, président de la Région, en disant que le nuage s’était arrêté à la frontière de la Métropole de Rouen !  Force est de constater que ce n’était pas le cas, puisque nous subissions des pluies dont l’eau qui sortait des gouttières n’était pas d’une couleur normale. En tant que responsable, je me suis senti obligé d’alerter mes collègues. D’autres agriculteurs l’ont fait aussi, pour regarder ce que cela pouvait donner. En septembre, nous sommes en pleine récolte des maïs, tous les animaux sont encore dehors dans les pâturages. Nous avions besoin de savoir rapidement ce qu’il se passait.

En tant qu’agriculteur, jusqu’au samedi, la situation est compliquée parce que nous entendons beaucoup de choses dans la campagne sur le fait qu’il ne faut pas ensiler le maïs, qu’il faut rentrer nos animaux. Il y a cet aspect, que je nommerai « de radio campagne ». Une incertitude plane sur ce qu’il va se passer si nous ne le faisons pas. Le samedi, l’arrêté de collecte tombe en même temps que l’arrêté qui interdit toutes les récoltes. Ce week-end a été très compliqué du point de vue des agriculteurs. J’ai reçu Hervé Morin sur mon exploitation le dimanche midi, rendez-vous confirmé par son cabinet le samedi soir à 22 heures 30. J’ai envoyé quelques SMS pour dire qu’il venait, j’ai eu 50 agriculteurs le lendemain midi. Cela donne un peu la mesure de cette angoisse. C’était en toute convivialité, mais avec des gens qui s’exprimaient assez facilement sur leurs inquiétudes.

Le lundi, nous continuons à travailler pour rien, pour ouvrir la vanne du tank à lait. Le mardi, c’est pareil. Entre-temps, le ministre de l’Agriculture se déplace et annonce qu’il va faire en sorte que la collecte puisse reprendre. Ces discours-là sont contre-productifs et signes de démagogie. Les agriculteurs y croient et quand cela n’arrive jamais, on les rend beaucoup plus en colère. Cela joue sur le moral.

Dès le mardi, au niveau FNSEA, sur le département, nous nous disons qu’il faut aller vers les agriculteurs, parce que la situation est intenable. Certes, nous envoyons des mails, un ou deux par jour, mais il faut aller sur le terrain, juger du moral. Nous organisons deux réunions le mercredi, une l’après-midi, une le soir. Nous touchons 180 agriculteurs sur ces deux réunions en prévenant la veille pour le lendemain. Nous avions quelques mesures à annoncer puisque le CNIEL avait décidé – c’était autorisé – qu’il ferait les avances d’indemnisation par rapport au lait jeté. Globalement, chez les laitiers, nous avons senti une amélioration du moral. Quand vous jetez votre lait, mais que vous savez que vous allez avoir votre paie de lait en temps et en heure, moralement, cela change beaucoup de choses. Nous n’avions pas de solution à cet instant sur la vente directe, sur les cultures maraîchères. Nous avions des maraîchers dans la salle. Malheureusement pour eux, nous n’avions aucune réponse. Mais nous avions besoin de ce rendez-vous sur le terrain pour le bon moral de tout le monde.

Sur le volet des indemnisations, le 15 était une date butoir pour ouvrir son dossier et s’inscrire, pas une date de fin de dossier donc de complétude. Ceux qui ont juste ouvert et qui n’ont pas fini leur dossier peuvent encore le faire, d’autant plus que l’on peut encore s’inscrire.

Par rapport au suivi à long terme, les analyses de terre sont en cours. Personnellement, elles sont faites chez moi. Ces gens arrivent dans vos exploitations en vous disant : « Je vais faire plusieurs prélèvements de terre », sans carte, sans lettre de mission. En pleine période de crise sur ce dossier, nous avons vu des cabinets, des experts, qui nous proposaient de faire des prélèvements. Nous ne savons pas par qui ils étaient mandatés ni à quelle fin. Nous avons fait passer le message pour prévenir que seuls les services de l’État sont habilités à faire les prélèvements. Dans un dossier comme celui-ci, il faut un certain professionnalisme et une consigne très précise, matérialisée par des arrêtés ; cela n’a pas été le cas. Nous attendons avec impatience les résultats des prélèvements de terre. Effectivement, nous pourrions déceler quelques historiques qui seront complètement indépendants au sinistre.

M. Christophe Savoye, directeur du GDMA 76. Je suis directeur du Groupement de défense contre les maladies des animaux de la Seine-Maritime ; structure appelée dans d’autres départements : Groupements de défense sanitaire (GDS). Notre travail consiste à informer et organiser la lutte contre les maladies animales en élevage. Nous ne nous attendions pas à un évènement de cette nature. Nous nous attendons plutôt à un passage viral particulier, à une bactérie qui pose problème, c’est le cas de la tuberculose, par exemple. Là, c’est notre métier ; nous pouvons proposer des solutions. Nous n’avons pas été en mesure de proposer des solutions directes aux éleveurs. Nous avons été énormément questionnés, tout comme les services de chambres : « Dois-je rentrer mes animaux ? », « Quelles conséquences ? », « J’ai une vache qui a avorté hier, est-ce dû au nuage ? ». Nous avons fait face à tous les cas de figure.

Notre travail a été de relayer au maximum dans notre réseau toutes les informations de la Chambre d’agriculture, à la fois auprès de nos élus, de nos adhérents, mais également des vétérinaires. Physiquement, je suis à la jonction entre le monde agricole et le monde vétérinaire. Cela fait partie de nos métiers de faire passer les informations agricoles au monde vétérinaire. Nous avons été en lien permanent avec la DDPP, en particulier avec M. Degenmann, et cela quasiment nuit et jour. Nous avons été informés en temps réel, ce qui nous a permis de diffuser une information la plus précise possible à nos agriculteurs.

Le 26, je n’écoute pas non plus la radio le matin. Je suis arrivé à Bois-Guillaume à 7 heures. Je note que cela sent mauvais, mais comme d’habitude, ou peut-être un peu plus. Je suis entré dans mon bureau et vers 7h30, je reçois un appel d’un des techniciens qui me demande si la réunion du matin est maintenue compte tenu des évènements. Le processus démarre. À partir du milieu de matinée, nous avons commencé à recevoir des appels d’agriculteurs sur le sujet. Les premiers contacts avec la DDPP nous ont permis de développer un message de prévention en attendant quelque chose de réglementaire.

Le vendredi 27, nous avions un conseil d’administration où siège le DDPP, donc M. Degenmann. Nous avons pu avoir une information en temps réel sur l’état de la pollution, en tout cas, de ce qui était pressenti. Effectivement, le délai pour avoir l’arrêté de restriction du samedi soir a été difficilement supportable pour l’ensemble des éleveurs. C’était un temps d’attente durant lequel ils ne savaient pas comment opérer.

Étant en lien direct avec les vétérinaires, nous avons fait passer l’information autant que faire se peut. Nous avons également eu des liens avec l’ensemble de la filière « viandes ». Les abattoirs sur la Haute-Normandie, que ce soit Cagny ou Le Neubourg, nous ont questionnés régulièrement parce qu’il y avait un problème de lecture chez certains qui ne savaient pas comment interpréter le placement de la virgule, sur le fait que l’usage des denrées avait été restreint. Mais les viandes n’étaient pas concernées. Certains jusqu’au-boutistes avaient inclus les viandes dans l’opération, ce qui avait des conséquences pour nos éleveurs. L’abattoir de Villers Bocage a annoncé ne plus prendre d’animaux de la zone, puis plus d’animaux de Seine-Maritime. Il y a eu des conséquences pour les éleveurs en direct à ce niveau-là. Nous avons essayé, dans la mesure où nous avons été questionnés, d’expliquer aux partenaires de la filière viande qu’il n’y avait pas de restriction sur ce type de produit.

Nous avons continué ce travail d’information tout en relayant également, concernant les demandes d’indemnisation, l’intérêt qu’il y avait pour les éleveurs à faire ces demandes. Certains doivent encore être pris par la main. Beaucoup d’éleveurs pensent toujours passer à côté et n’osent pas faire les demandes. Un certain nombre d’éleveurs n’osent même pas faire le pas d’aller aux permanences de la Chambre pour recevoir le soutien. C’est un problème conséquent qui se constate régulièrement.

Actuellement, nous sommes dans notre tournée de secteur. Nous faisons des réunions de canton. Pour ceux qui sont dans l’ex zone Lubrizol, nous incitons les éleveurs à la vigilance sanitaire sur les évènements qui pourraient intervenir dans les prochains mois, sur des cas cliniques particuliers qui pourraient éventuellement être rattachés à des contaminations particulières.

En conclusion, notre rôle était celui de relais d’information et d’écoute, tout en essayant de rassurer au maximum, en particulier quand il y avait quelques discussions sur les dioxines. C’est un sujet que nous connaissons bien. Nous avions traité le cas de l’incinérateur de Fécamp en 2003, avec un abattage total dans un élevage et la destruction de tous les forages. Heureusement, nous ne sommes pas dans ce cas de figure sur la zone Lubrizol aujourd’hui.

M. Xavier Quentin, vétérinaire. Je suis vétérinaire dans le Sud Manche, à Saint-James, mais j’ai longtemps travaillé à Bourgtheroulde, au sud-ouest de la zone de Lubrizol. Je suis président du Groupement technique vétérinaire (GTV), l’organisme qui gère les vétérinaires impliqués en production animale. Depuis trois ans, l’État a reconnu le GTV comme organisme vétérinaire à vocation technique (OVVT). En clair, je chapeaute tous les vétérinaires de Normandie, du Mont-Saint-Michel jusqu’à la Baie de Somme quelles que soient leurs activités, aussi bien la production animale, les animaux de compagnie, les équidés que les vétérinaires salariés d’entreprise. Par le pur fait du hasard, j’ai pris le train le jeudi 26 septembre pour aller de Rouen à Marseille. Ma voiture était bien sale quand je suis rentré ! Donc j’ai vraiment vécu l’affaire Lubrizol dès ses débuts.

Sur le terrain, il y a eu énormément de stress de la part des vétérinaires, avec une baisse d’activité très ponctuelle, mais une très forte augmentation de l’activité téléphonique pour avoir des compléments d’information à celles qui ont été fournies par la Chambre et le GDMA 76. Les canaux d’information pour les vétérinaires ont été principalement le GDMA et l’OVVT. Nous avons travaillé avec Christophe Savoye main dans la main pour essayer d’informer les vétérinaires parce que nous ne sommes pas du tout en lien avec la Chambre d’agriculture. C’est là où nous nous rendons compte que nous devrions peut-être créer des passerelles par rapport à la délivrance d’information. En revanche, si la DDPP a bien informé les autres partenaires, elle a complètement omis de nous tenir informés de ce qu’il se passait sur le terrain. Lors d’une enquête que nous avons fait réaliser très récemment sur les cabinets vétérinaires exerçant sur la zone, nous avons eu des retours de non-information de la part des agents de l’État.

Nous parlons de l’incendie de Lubrizol sur l’aspect élevage. Tout à l’heure, nous parlions des betteraves et des cultures céréalières. Je m’occupe aussi des vétérinaires pour animaux de compagnie. Il y a eu un stress important pour ces animaux, les chiens et les chats, qui ont le nez au ras du sol. Il y a eu un très fort stress chez les propriétaires des animaux de compagnie.

Après une baisse d’activité importante pour les vétérinaires, il y a un retour d’activité qui est tout à fait normal dans cette zone-là. Par contre, les vétérinaires relatent un stress des éleveurs en appréhension de la prochaine fois. Cela a été dit, à Gonfreville-l’Orcher, il y a eu un « mini incendie » dans la nuit de vendredi et samedi. Cela peut se répéter et doit donc être surveillé sérieusement. L’information de toutes les branches qui travaillent dans le domaine animal devrait être un peu plus importante.

Mme Lucie Blanchard, docteure vétérinaire. Je suis vétérinaire praticienne « mixte », c’est-à-dire que je travaille à la fois avec des animaux de compagnie et des animaux d’élevage à Boos. La commune n’a pas été impactée. Mais nous avons une forte activité d’élevage sur la commune de Préaux qui a beaucoup fait parler d’elle à la suite de certains prélèvements, non pas de sol, mais de suie. Les premiers appels que j’ai reçus provenaient d’éleveurs de cette zone-là : ils m’ont même envoyé des photographies de flaques noires dans leur élevage. En application du principe de précaution, je recommande de rentrer les animaux, d’éviter qu’ils boivent dans les abreuvoirs, de les nourrir dès que la pluie s’est arrêtée par des fourrages s’ils le pouvaient, puisque certains éleveurs n’avaient pas encore envoyé leur lin, les bâtiments étaient pleins. Ils ne pouvaient pas rentrer ces animaux. Ce sont des exemples de stress qui nous sont remontés.

Je rejoins mes collègues sur l’attente qui était interminable avant de savoir ce qui allait se passer. Dix jours après, les questions qui me revenaient concernaient l’ensilage, et « les bêtes seront-elles malades si elles mangent les poussières ? ». J’ai eu énormément de questions là-dessus parce que cela coûte d’ensiler et qu’il allait peut-être falloir jeter.

Certains de mes éleveurs ont regretté que des journalistes aient débarqué chez eux et aient profité de leur stress pour faire gonfler toute cette affaire Lubrizol. Ils l’ont mal vécu.

Nous apprenons de nos erreurs pour essayer de revenir aux données scientifiques, de vraies données. Nous attendons beaucoup des prélèvements de l’État. Comme cela traînait un peu, certains éleveurs ont fait marcher leurs assureurs pour faire des prélèvements chez eux en attendant de savoir ce qu’il allait advenir, ce qu’il y avait vraiment dans ces poussières. Ils sont dans une véritable attente scientifique.

Nous avons également été consultés par des particuliers. Notre territoire étant très rurbain, il y a donc une grande présence de petits animaux de compagnie, avec des productions familiales. Les particuliers se demandent s’ils peuvent manger le poulet du jardin ou les œufs. Cette aura de la profession permet de tout chapeauter, du prix à l’assiette.

Des circuits courts déplorent une vraie chute d’activité et aimeraient une communication ouverte et transparente de l’État qui appuierait sur la non-toxicité des produits et des poulets de Préaux. Ils disent que la confiance avec leurs clients reparaît, mais que c’est encore un peu en deçà de ce qu’ils pourraient espérer. Là-dessus, mes éleveurs laitiers disent qu’avec leur interprofession, ils ont été gâtés. Ils se sont même excusés d’avoir oublié notre producteur d’œufs de Préaux, qui a été maintenu sous arrêté quatre à cinq jours de plus. C’était amusant de les voir discuter ensemble et se soutenir comme cela. Quelle que soit la production, ils ont vraiment vécu cela ensemble. Parfois, on se concentre sur soi et on oublie les autres et là, il y avait vraiment cette solidarité entre eux quand j’ai pu les réunir pour avoir leur retour.

La question santé qui revient souvent porte sur la fièvre catarrhale ovine (FCO), un virus que nous avons subi il y a quelques années. Il y a eu beaucoup d’indemnisation sur les mortalités des animaux adultes en aigu, juste après la crise, et beaucoup moins d’indemnisation à terme quand il y avait des malformations des veaux. Il y a eu beaucoup de pertes économiques de façon secondaire. Là, ils attendent beaucoup de ce qu’ils appellent « l’Acte II de Lubrizol ». C’est du suivi à la fois chimique avec ce qu’il y a dans le sol, les risques sur la santé et sur la livraison des productions animales, mais aussi d’un point de vue rentabilité de leurs élevages. On nous attend beaucoup, nous les vétérinaires de terrain, sur les performances de reproduction des élevages. « Le nuage a-t-il fait avorter ? », par exemple. Nous avons des suivis d’élevage avec des performances. Nous allons nous concentrer là-dessus, pour voir s’il y a une répercussion dans les mois à venir. C’est difficile à dire aujourd’hui. Voilà ce qu’attendent les éleveurs agriculteurs de notre profession.

M. le président Christophe Bouillon. S’agissant des impacts, il y en a un sur la production, vous l’avez parfaitement détaillé les uns comme les autres, mais il y a aussi sans doute un impact d’image à la vente de produits, un risque réputationnel. Nous aimons tous ici le Neufchâtel, mais nous pouvons imaginer que des personnes extérieures à notre territoire – Mme Annie Vidal en avait fait le témoignage sur des marchés locaux, notamment sur Rouen – aient parfois des hésitations par rapport aux produits en vente. Avez-vous la mesure de ce préjudice, qui est loin d’être négligeable ? Savez-vous si cet effet est en train de s’amoindrir ou s’il reste assez persistant ? Il faut sans doute mener un travail particulier de communication pour faire en sorte qu’il n’y ait pas de confusion dans la vente de produits normands. Certains producteurs qui ne sont pas dans la zone Lubrizol, mais qui sont normands, sont aussi victimes de ce préjudice sur la nature même de leurs produits.

Vous avez chiffré les pertes de production. En la matière, il y a eu des hésitations à formuler un chiffre en ce qui concerne l’indemnisation du monde agricole. On a évoqué à un moment 40 millions ou 50 millions. En tout cas, c’est important parce que cela correspond à une réalité. Avez-vous affiné les choses à ce sujet ?

Nous avons beaucoup parlé de la santé des animaux ; c’est essentiel et directement lié à la production. C’est au cœur de votre métier. Qu’en est-il de la santé des agriculteurs ? Y a-t-il eu des inquiétudes particulières ? Y a-t-il, dans votre profession, des agriculteurs qui ont souhaité procéder à des prélèvements ? Nous le savons, ils ont été en contact direct avec la suie dans le maniement. Parfois, vous l’avez décrit, les bêtes l’étaient également.

M. Jean Lassalle. Je suis impressionné par l’analyse que vous faites de la terrible catastrophe qui vous a affectés. C’est mon sentiment personnel, mais il est partagé, je note le calme et le sang-froid avec lequel vous l’évoquez. Madame Sellos, vous en êtes une illustration très forte. Au fond, l’avenir est un peu celui que nous faisons. Les questions que nous pouvons nous poser sont celles que nous apportons par notre attitude, puisque ce qui est passé, malheureusement, est passé. Dans l’attitude qui est la vôtre, je décèle une forme de foi en l’avenir.

Avez-vous le sentiment que nous sommes prêts aujourd’hui à faire face à des problèmes de cette ampleur ? Toute la chaîne est-elle est suffisamment préparée si cela se reproduisait aujourd’hui ? Je ne parle même pas des usines dans les villes ou des villes autour des usines ; il y en a partout et dans les campagnes aussi.

J’ai cru comprendre que vous aviez le sentiment que la relation n’était pas trop abîmée entre les hommes. Est-ce quelque chose dont vous avez été réconforté ? Cela paraît-il durable ? Sauf peut-être avec quelques journalistes ou quelques experts un peu impétueux.

Mme Annie Vidal. Plus de 46 de communes ont été impactées. J’ai sollicité les exploitants agricoles pour me recevoir, m’expliquer, me montrer, discuter. Tous ont accepté au pied levé, j’en profite pour les remercier à travers cette audition. Chaque fois que je suis allée sur une exploitation, quelles que soient les difficultés, tous m’ont dit : « C’est difficile. Nous ne nous en remettrons peut-être pas financièrement [nous n’étions pas encore dans les questions d’indemnisation] mais nous nous y plions parce que nous ne voulons pas prendre le moindre risque pour la population. Notre rôle est de nourrir la population, pas de l’empoisonner ». Je voudrais signaler la hauteur avec laquelle la situation a été abordée par l’ensemble des agriculteurs et les en féliciter.

Madame Bonneau, vous parliez d’un travail d’anticipation sur les questions de collecte de lait. Quand les questions se sont posées, j’ai dans un premier temps essayé de travailler avec le cabinet d’agriculture pour que les collectes soient maintenues. Au-delà de la situation, collecter et jeter est – je l’ai bien compris – extrêmement douloureux psychologiquement. Par ailleurs, si la situation avait duré, pour certains d’entre vous, les fosses auraient été rapidement pleines et il aurait fallu mettre des mesures pour traiter cela. Finalement, ce n’était pas possible puisque s’il y avait eu une contamination d’un haut niveau – nous ne le savions pas à l’époque – il aurait fallu avoir des véhicules de collecte qui répondent à la réglementation ad hoc. Nous n’avions pas à disposition ce type de véhicules, c’est une des raisons pour lesquelles il n’était pas possible de maintenir les collectes. Dans le travail d’anticipation, mais aussi dans de futures gestions de risque, ne serait-il pas pertinent de disposer sur le territoire d’un véhicule qui pourrait être mobilisé en cas de besoin ? Nous savons que la réglementation est difficile et que ce type de véhicule représente un investissement extrêmement important.

M. Damien Adam, rapporteur. Concernant l’image des produits agricoles et des ventes, pourriez-vous nous donner des éléments, si vous en avez, sur les exportations ? Y a-t-il un impact des produits seinomarins, normands, rouennais ou juste de la zone de Lubrizol, auprès des donneurs d’ordre, les grandes centrales d’achat à qui vous vendez vos produits, soit en tant que sources de matières premières, soit pour être commercialisés dans les grandes surfaces, ainsi que sur la vente directe ?

Monsieur Quentin, vous exprimiez le fait que les vétérinaires n’avaient pas forcément d’information de la part de l’État sur ce qu’il fallait dire aux agriculteurs. Je mets en parallèle votre sentiment avec celui des infirmiers. Eux non plus n’ont pas forcément été très sollicités par les services de l’État, par l’Agence Régionale de Santé (ARS). Pour leur dire quoi ? Relayer auprès de personnes qu’ils rencontraient tous les jours ? Il y a donc un vrai sujet.

Nous savons déjà que l’industrie agricole et les agriculteurs sont soumis à de grosses tensions psychologiques et nous avons des problèmes de suicide, etc. Suite à l’incendie de Lubrizol, avez-vous mis en place des dispositifs spécifiques pour essayer d’accompagner le choc psychologique de jeter son lait, d’avoir des suies sur les produits agricoles sur lesquels on travaille depuis des mois ? C’est un élément essentiel.

Enfin, nous parlons beaucoup des agriculteurs qui ont une activité professionnelle de production pour ensuite vendre les produits, mais il y a également les potagers familiaux de ceux qui produisent pour leur propre consommation. Ces personnes ont-elles été informées de la même manière que les agriculteurs sur ce qu’il fallait faire par rapport aux denrées et avec la suie ? Lors de ma rencontre avec l’association Lubrizol, quelqu’un me disait : « J’ai des pommiers qui ont potentiellement été soumis à la problématique des suies, je ne sais pas quoi faire » J’ai répondu que l’ARS avait donné des informations dès le début, disant que dès qu’il y avait des suies, il ne fallait pas consommer les produits qui y étaient soumis. Cette personne n’était pas au courant.

M. Hubert Wulfranc. Pour avoir été au marché de Sotteville, un grand marché de consommateurs citadins le dimanche, et après vous avoir écouté, je me pose la question des échanges d’informations dans la situation d’une crise de cette nature entre les organismes agricoles, les petits producteurs, les petits commerçants stricto sensu et les commerçants non sédentaires amenés à être face aux consommateurs.

Quelles sont les capacités de réaction immédiate entre ces organismes de l’agriculture, ces organismes du petit commerce, et la distribution non sédentaire auprès du marché des consommateurs dans nos grands centres urbains qui a été lui-même très interpellé dans les jours qui ont suivi ? Autre question : êtes-vous informés des conditions dans lesquelles des révélations de pollution de sols non dues à l’effet Lubrizol pourraient être prises en charge techniquement, financièrement et en termes de responsabilité ?

Nous nous trouvons face à une problématique qui est commune aux citadins et aux ruraux. Découvrir sur des sols, qu’ils soient publics ou relevant de la propriété privée, des pollutions anciennes poserait, au-delà des questions sanitaires, des questions d’engagement de responsabilité et de financement.

Mme Laurence Sellos. La force du collectif est essentielle. Nous sommes extrêmement structurés, aussi bien au niveau du réseau syndical qu’au niveau des filières, même avec le FMSE qui avait été mis en place, qui était notre interlocuteur auprès de Lubrizol. Même s’ils n’interviennent que comme prestataires, ce sont leurs juristes qui ont mis en place les échanges avec Lubrizol. Nous sommes organisés avec les services de l’État. Nous le sommes également avec les élus, le président de la Région, le département, les parlementaires en général ; donc une forte cohésion locale à tous les niveaux. C’est remarquable. Cela facilite grandement les échanges et la façon d’appréhender les évènements sur le terrain.

En revanche, il y a des difficultés avec les journalistes. Nous avons donné des dizaines d’interviews. Sur le dossier indemnisation, il faut rappeler que Lubrizol n’a pas été déclaré responsable, que les analyses sont conformes. S’ils ont décidé d’indemniser, c’était de leur bon vouloir. Nous savons très bien qu’ils veulent rouvrir. Si demain, un nouveau principe de précaution est pris n’importe où sur le territoire, qui indemnise ? L’État ne s’est pas manifesté. On nous a dit : « Vous êtes des victimes, vous serez indemnisés ! », mais ils étaient bien contents que Lubrizol prenne en charge les choses, même si nous ne sommes pas arrivés au bout du processus. J’espère que cela se passera bien. Ce sont des processus un peu compliqués et nous avons beaucoup de questions des agriculteurs à ce sujet.

Pour être très claire, si les analyses n’avaient pas été conformes, nous n’avions pas de plan B. Si les analyses de sol ne se révèlent pas conformes, nous n’avons toujours pas de plan B. Nous ne savons pas comment nous en sortir. Quelle chance d’avoir des retombées de suie qui se révèlent conformes à ce qui était attendu.

Sur le volet des estimations, une note qui avait été élaborée par la Chambre régionale va sortir de façon publique. Nous sommes sur une estimation des pertes directes aux alentours de 6 à 7 millions d’euros, et j’inclus le lait, le maraîchage, les œufs, les betteraves, etc.

La perte d’image est beaucoup plus difficile à évaluer. Nous avons fait des hypothèses et nous multiplions les chiffres. Nous sommes aux alentours de 20 millions d’euros. Sur le volet « exportation », il n’y a pas trop de soucis, mais sur les ventes directes, nous sommes encore en deçà de ce qui était espéré. Nous avons proposé un plan de relance de l’attractivité à la Région, au département et nous aimerions joindre la Métropole sur le sujet.

Quant au mal-être des agriculteurs, une cellule de la MSA a été spécifiquement réactivée. J’ignore combien de personnes ont appelé, je n’ai pas de retour.

L’autoconsommation est un sujet que nous n’avons pas du tout pris en compte. Cela ne rentre pas dans nos missions consulaires en tant que telles. C’était plutôt à l’État de s’exprimer sur ce sujet-là, même si la consigne était claire pour les maraîchers : détruire les légumes souillés. Concernant ce qui pousse, puisque les analyses aujourd’hui se révèlent conformes, il n’y a pas de raison que l’on ne puisse pas les manger ou les commercialiser.

En revanche, nous aurions peut-être dû travailler beaucoup plus avec nos collègues des autres Chambres consulaires. Nous ne l’avons pas fait parce que nous étions pris dans la tourmente. Vous parliez de rassurer les petits commerçants, nous aurions dû le faire avec la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) et la Chambre des métiers. C’est une leçon à tirer.

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Le fait que nous ayons pris la responsabilité de privilégier le stockage du lait à la ferme avant de savoir s’il allait être pollué ou non était un enjeu de responsabilité, parce qu’il y avait une vraie pression sur les éleveurs et une question de logistique. D’une part, c’était une attitude de responsabilité, mais en termes de préjudice, c’est ce qui a le moins de conséquences financières à indemniser. Le préjudice aurait été multiplié par trois, quatre ou cinq si nous n’avions pas pris, d’emblée, cette décision ! Nous sommes sur une production de produits frais et de produits multiples avec des échanges entre les entreprises sur des citernes de lait. La traçabilité fait que nous aurions impacté un volume laitier bien plus important que le volume produit dans la zone Lubrizol. Cela aussi doit être accompagné.

Madame la députée, vous avez évoqué le fait que si cela avait duré plus longtemps, nous aurions eu des problèmes de logistique. C’est un fait, sachant que si nous avions poursuivi la collecte, au bout de 48 heures, tout était bloqué. En termes de gestion des flux, nous étions déjà « pleins » entre le moment de l’accident et la publication de l’arrêté.

Sommes-nous prêts en cas de nouveau préjudice ? Nous devons nous servir de cette expérience à nouveau pour mettre en place des protocoles de positions entre les acteurs. Nous sommes organisés, mais il y a encore des temps qui pourraient être rendus plus courts, avec une entrée très importante qui est de bien avoir des protocoles objectifs. C’est bien la science qui doit décider si nous arrêtons ou pas. Nous ne nous faisons pas imposer par d’autres acteurs le fait de faire la précaution parce que les victimes, nous les connaissons, ce seront les victimes du territoire. La capacité d’indemnisation reste suspendue parce que l’acteur a décidé d’indemniser alors qu’il n’est pas responsable. Il le fait pour des raisons plus larges que nous n’ignorons pas non plus. Si nous sommes dans un schéma différent et sur les choses à venir, la situation reste sans réponse. Y compris par rapport à la décision d’État de faire des protocoles d’arrêtés et de zones de suspension, il faut que la question de l’indemnisation des acteurs économiques et des populations soit claire. Elle n’est aujourd’hui pas connue. Les services de l’État, avec notre collaboration, doivent travailler sur des mesures plus systématiques pour réduire les temps parce que c’est important, humainement et économiquement.

M. Jocelyn Pesqueux. Sommes-nous prêts à faire face ? Chaque crise est différente. Ce n’est pas facile d’anticiper.

La rapidité n’existe que si les gens se connaissent et ont déjà une relation. Le premier mail de la Chambre d’agriculture est envoyé à 11 heures 07. Pour dire quelque chose par écrit, il faut être sérieux. Il a fallu contacter les bonnes personnes. Pour les avoir, il faut les connaître. Il faut avoir déjà le relationnel. Pour le reste, il y a des protocoles à mettre en place, bien sûr.

Sur l’accompagnement psychologique, un numéro a été mis en place par la mutualité sociale agricole (MSA). Vous savez très bien que les gens en difficulté ne sont pas ceux qui appellent. Nous avons fait des réunions publiques où les gens sont venus, les gens se parlent. C’est important. Au niveau laitier, nous avons souhaité que les demandes d’indemnisation pour septembre, les toutes premières, soient faites par les producteurs. C’est notre réseau, FNSEA, qui est allé les collecter. C’était volontaire. Quand on trait tous les matins et tous les soirs pour jeter son lait, c’est très dur. Nous avons sur le réseau des responsables. Nous voulions qu’ils aillent voir tous les producteurs pour la déclaration, mais surtout, pour leur parler. Quand on a vidé son sac, on a déjà fait la moitié du chemin.

Quand on a vu qu’il y a potentiellement un risque, on prévient ou on revient. Je ne dis pas que tout le monde a été vu, parce que c’est compliqué, mais nous en avons vu énormément. Côté réseau, nous avons vraiment fait un gros travail.

Vous avez parlé d’un véhicule spécifique. Ce n’est pas un véhicule qu’il aurait fallu, mais vingt compte tenu de la taille de la zone. Dans l’inconnu – c’est légitime – le lait a été classé C3, c’est-à-dire « matière dangereuse ». En fait, il fallait les mêmes agréments que des camions qui transportent de l’essence, du gasoil, etc. Pour le transport la nuit, nous aurions pu avoir une dérogation ; nous ne l’avons pas eue. Le problème est que nous n’avions pas de quoi détruire. Toutes les personnes de l’industrie laitière que j’ai eues en contact, celles qui ont un peu d’expérience, qui travaillent depuis 20 ou 30 ans, n’ont jamais connu une telle situation de crise. Elles n’ont pas dormi. Nous avons un site qui a failli être bloqué, non pas pour ne pas ramasser la zone, ce site-là concerne une zone bien plus étendue. Il a failli être bloqué pour ne pas ramasser du tout. L’usine était bloquée à quelques heures près. Il faut réagir vite, mais bien réfléchir concernant la zone à considérer pour ne pas étendre le principe de précaution de façon trop importante, parce qu’il faut quand même gérer les conséquences. L’État qui décide du principe de précaution n’en subit pas les répercussions …

Le 28 août, nous avons eu l’arrêté de cessation de collecte. Il a concerné tout le lait qui était collecté depuis deux jours, mais qui avait été mélangé avec du lait qui n’était pas de la zone. Une fois que c’est mélangé, tout est sous consignation. C’est légitime. Cela représente des masses énormes. Dans les Hauts de France, ils sont revenus sur l’arrêté trois ou quatre jours après pour l’étendre. Le principe de précaution, nous le respectons. Les producteurs ne veulent pas prendre de risques, mais les conséquences sur la filière laitière là où on a mélangé les laits ont été énormes. C’est pour cette raison que cela a vraiment failli bloquer toute l’industrie laitière. C’est pour cela que même contre l’avis des producteurs que nous représentons, nous avons dit : « Arrêtons la collecte. C’est plus raisonnable et plus responsable. » Si le CNIEL n’avait pas payé le lait jeté, sur le terrain, nous ne savions pas gérer. Si le CNIEL existe, c’est parce qu’il y a une cotisation. Les fonds propres ont permis de faire cela, ainsi qu’une responsabilité collective. En deux heures, la décision a été prise sur les trois collèges au niveau national. C’est exceptionnel. Il y avait un tel degré d’urgence et de pression que cela a été fait ainsi. Il faut prendre les arrêtés, mais qu’ils soient réfléchis ainsi que toutes les conséquences.

En termes de communication, la transmission dans le lait ne peut se faire qu’au bout de 48 heures. Ce sont des choses simples, mais qu’il faut expliquer. Si nous avions pris l’arrêté le 27, nous n’avions pas besoin qu’il soit rétroactif d’un point de vue technique. Cela aurait été beaucoup plus simple à gérer. C’est facile à dire après, surtout quand on sait qu’il n’y avait rien.

Mme Annie Vidal. J’allais demander si vous aviez des procédures de destruction en cas de besoin, mais vous m’avez dit que non.

M. Jocelyn Pesqueux. Nous en avons, mais pas quand c’est classé « matière dangereuse ».

Mme Marie-Thérèse Bonneau. Si c’était classé C2, cela aurait été beaucoup plus facile parce qu’il y a de vrais éléments de traçabilité dans l’ensemble de la filière, même si les conséquences que vient de décrire Jocelyn auraient été celles-ci. Mais en termes de faisabilité, nous avons la possibilité. Parce que c’était en C3, c’était vraiment bloquant pour nous.

M. Sébastien Audren. Nous avons beaucoup parlé de la Seine-Maritime, mais il faut savoir qu’énormément de départements ont été affectés. Sur la zone betteravière, nous sommes allés jusque dans l’Aisne, presque en Belgique. Dans la procédure mise en place par l’État et la détermination des communes qui sont mises en arrêtés, il y a de grandes différences entre départements. Cela ne peut pas aller.

Dans le département de l’Aisne par exemple, ils se sont arrêtés à 20 communes, mais ont voulu étendre la zone sur presque une cinquantaine de communes. La décision a été prise à l’emporte-pièce, ce qui n’est pas admissible ! Si un incident arrive à nouveau, l’État doit travailler fortement sur une mise en place de procédures qui soit beaucoup plus stricte. Qui est le donneur d’ordre ? Qui doit donner les instructions ? À qui ? Ce n’est pas le maire qui doit recevoir un coup de fil d’un voisin qui dit : « J’ai trouvé une suie ou peut-être une fiente d’oiseaux sur mon véhicule et je déclare ma commune qui doit subir un arrêté ! ». Les conséquences économiques sont très graves.

Sur notre filière, toutes les betteraves ont pu être travaillées quand même. Il est vrai que l’impact économique est moindre par rapport à ce qui avait été estimé. Avant d’avoir eu les résultats des analyses, nous pouvions monter à des millions d’euros. La tonne de betterave coûte à peu près 20 à 25 euros. Cela peut aller très vite. Heureusement, toutes les betteraves ont pu être achetées, mais nous aurions pu monter jusqu’à presque 50 millions d’euros très rapidement.

Aujourd’hui, tous les départements sont concernés, évidemment. Nous avions deux situations : les agriculteurs qui avaient déjà arraché leur betterave, dont les silos ont été consignés. Eux ont eu une perte de richesse. Ils ont eu une augmentation du niveau de déchets dans le silo, c’est-à-dire la tare terre. Vous savez que la betterave est une matière vivante. C’est comme une carotte, si vous la laissez sur votre balcon pendant trois semaines à un mois, elle flétrit, elle perd du poids, du volume, donc de la qualité marchande. Deuxième cas, ce sont les planteurs à qui on a demandé de ne pas arracher les betteraves. L’impact est aussi important pour eux sur les niveaux de déchets, parce que début octobre, il n’avait pas plu encore. Malheureusement, nous avons eu beaucoup d’eau au mois d’octobre et les arrachages ont été très compliqués à la levée des arrêtés, avec des niveaux de tare terre très élevés de déchets. Les planteurs ont dû payer plus. Ils ont eu aussi une baisse de richesse très importante, de quantité de sucre dans ces betteraves, puisqu’il y a eu une dilution. Un retard sur les semis de blé assez conséquent a été évalué. Nous avons expertisé tout cela et avons donné les documents au FMSE, à Lubrizol et à Exetech.

Je suis content d’apprendre qu’il y a un mois de plus, nous allons le diffuser. Nous n’étions pas au courant. Nous allons nous rapprocher d’Exetech pour essayer d’en avoir un peu plus.

Dernier point, êtes-vous au courant – nous l’avons appris d’une direction départementale des territoires (DDT) – que Lubrizol et Normandie Logistique ont déposé des recours gracieux pour contester tous les arrêtés préfectoraux restreignant les activités agricoles ? C’est un point très important. Nous parlons d’indemnisation aujourd’hui. Lubrizol, nous en avons parlé largement. Exetech a été missionné par Lubrizol. Il fait son travail. C’est très compliqué au niveau de l’indemnisation, on nous demande énormément de papiers, c’est comme un assureur. Lubrizol fait son travail aussi. A priori il y aura un recours gracieux contre ces arrêtés préfectoraux. Le risque derrière cela est qu’il y ait des contentieux devant les tribunaux administratifs. J’aimerais que l’État nous donne davantage d’informations, d’autant plus qu’il nous avait dit que l’agriculture ne payerait rien. Pour l’instant, c’est Lubrizol qui a mis la main à la poche, mais s’il y a une marche arrière, comment cela va-t-il se passer ?

M. le président Christophe Bouillon. Au nom de la séparation des pouvoirs, je ne peux pas me permettre de parler à la place de l’État. En revanche, nous allons auditionner différents ministres. Nous aurons l’occasion d’ici là de nous faire préciser le point que vous évoquez à l’instant.

M. Stéphane Donckele. Peut-être y a-t-il des recours gracieux qui sont engagés, mais dans notre département, pas à notre connaissance. Même si cette information s’avérait vraie, cela n’empêche pas les agriculteurs de déposer leur dossier pour être indemnisés. En tant qu’agriculteur, si j’étais sur la zone, cela ne m’inquiéterait pas, dans le sens où la plateforme FMSE est toujours ouverte.

Quant aux exportations, nous avons vécu lors de la période une certaine surenchère qui a démarré par les abattoirs, qui ne ramassaient plus les animaux en ferme dès le lundi.

Nous avons vécu la même chose pour les œufs, tout bêtement parce les grandes surfaces avaient pris connaissance de certains zonages et refusaient de prendre tout ce qui en venait. Or l’arrêté était assez précis et concernait des productions bien précises. La situation étant regrettable, nous avons travaillé pour que cela s’arrête assez rapidement. Cela a concerné la viande bovine. Certains abattoirs qui appartiennent à des enseignes de distribution, comme les centres E. Leclerc, ont refusé de prendre la viande. Nous avons vécu la même chose avec le Port de Rouen qui ne rentrait plus de blé de la zone Lubrizol, produit qui n’était pas concerné par l’arrêté et qui est une matière qui n’est pas stockée dehors. Aujourd’hui, tout est revenu dans l’ordre. Dès les levées des arrêtés, ce sont des choses que nous ne voyons plus. Mais s’il n’y a pas un cadrage des services de l’État et une certaine fermeté, on peut vite entrer dans une dérive qui fait augmenter la facture et qui pèse sur le moral.

M. le président Christophe Bouillon. Que vient faire le miel dans tout cela ?

Mme Laurence Sellos. Ils n’ont pas vu que le miel avait été fait bien avant le 26 septembre et qu’il était donc récolté. En revanche, nous ne connaissons pas les perturbations sur les ruches. Nous avons incité les apiculteurs à déposer un dossier. Ils vont rentrer dans la phase deux, parce qu’en phase un, ils n’ont rien à déclarer en tant que perte directe. Mais en perte indirecte, peut-être y aura-t-il une conséquence sur l’activité des ruches au printemps. Nous allons attendre et avoir une expertise autour du sujet.

M. Christophe Savoye. Il semblerait que la vie sociale des abeilles au moment du passage du nuage, juste après l’incendie, ait été perturbée. Cela a nécessité un certain nombre d’enregistrements. Reste à voir si cette perturbation va entraîner des conséquences pour la prochaine saison. C’est une aberration d’avoir bloqué le miel. C’est incompréhensible. Toujours par excès, les gens n’allaient pas vers le miel, quelle que soit la zone.

Mme Laurence Sellos. Dans le dispositif phase un de Lubrizol, sont bien pris en compte sur demande expresse ceux qui sont hors zone aussi et qui ont subi des préjudices indirects. C’est important de le dire. Une vingtaine de dossiers ont été déposés par des personnes complètement hors zone, pour des raisons de perte commerciale ou d’achat de fourrage venant de la zone, etc.

M. Jocelyn Pesqueux. En cas de crise, il y a une gestion technique et une gestion médiatique. La gestion technique a été très bien faite au niveau départemental et régional. Au niveau national, il n’y a pas eu la même mesure de l’urgence de travailler. N’étant pas dans la zone, nous avons un peu plus de recul.

La gestion médiatique est beaucoup plus complexe. D’une part, l’avidité des journalistes les pousse à créer un sensationnel négatif, et c’est toujours le cas. D’autre part, la rapidité et l’amplificateur des réseaux sociaux ont un effet terrible. Il faut vraiment faire très attention à ce que nous disons, à ne pas faire de démagogie ou d’effets d’annonce.

Le vendredi, avant la reprise de la collecte de lait, trois ministres étaient là le matin et attendaient l’avis de l’ANSES. Ils n’étaient pas sûrs de l’avoir. Tout le monde a cru que la reprise de collecte allait redémarrer le soir. J’avais appelé toutes les laiteries, elles étaient toutes prêtes à décoller le soir. Les chauffeurs ont été prévenus. L’ANSES n’a jamais donné son avis l’après-midi. Sur le terrain, il valait mieux qu’ils ne viennent pas. Ils espéraient faire pression en venant.

L’intention était bonne, mais il faut être très prudent surtout dans l’espace médiatique parce que l’amplificateur des réseaux sociaux et l’avidité des journalistes font des dégâts sur les consommateurs, sur les producteurs, sur le moral de tout le monde. Les journalistes, nous les avons tous pris au maximum ! Nous en avions même ras le bol ! Parce que nous ne voulions pas de messages trop négatifs pour l’image de nos produits, tout simplement.

M. le président Christophe Bouillon. Depuis plusieurs mois, nous offrons des heures et des heures d’audition qui permettent à chacun des acteurs d’apporter des contributions, de faire leur retour d’expérience et de partager aussi leur vérité. Cet exercice démocratique est utile. Nous avons pris la décision de faire appel aux témoignages de la population à travers un questionnaire, qui est plutôt un franc succès aujourd’hui. Ce n’est pas terminé. Tout ce qui contribue à apporter des éléments de compréhension est utile pour l’avenir.

Vous venez chacun d’entre vous de nous apporter, non seulement un témoignage de ce que vous avez vécu, mais surtout des façons d’améliorer les dispositifs existants, la fluidité de l’information, que chacun puisse jouer son rôle. Les parlementaires qui sont ici ont eu l’occasion de souligner le rôle des réseaux sociaux et de l’information. Pour reprendre l’expression de certains, ce sont parfois des « réseaux asociaux ». Il y a du contenu abrasif, de mauvaises informations qui circulent. Quoi qu’il en soit, il relève de notre responsabilité collective de remplir un vide. Ce qui permet à ces mauvaises informations de s’accrocher et d’exister, c’est quand il n’y en a pas d’autres. Vous jouez votre rôle dans les éléments de communication avec les outils dont vous disposez, les comptes Tweeter, la Chambre d’agriculture ou d’autres éléments de cette nature. Il est nécessaire que nous donnions de l’information alternative à ces fausses informations et que nous fassions de la pédagogie. Depuis des semaines maintenant, nous contribuons collectivement à le faire. Merci à tous de votre présence et de votre contribution.

 

L’audition s’achève à douze heures dix.

 

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Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à Rouen

 

Réunion du jeudi 19 décembre 2019 à 10 h 30

 

Présents. - M. Damien Adam, M. Christophe Bouillon, M. Pierre Cabaré, M. Jean Lassalle, Mme Annie Vidal, M. Hubert Wulfranc

 

Excusés. - M. Pierre Cordier, M. Sébastien Leclerc