Compte rendu

Commission d’enquête
chargée de faire la lumière sur
les dysfonctionnements ayant conduit
aux attaques commises à la préfecture
de police de Paris le jeudi 3 octobre 2019
 

 

 Audition de Mme Lucile Rolland, directrice centrale adjointe à la sécurité publique, cheffe du Service central du renseignement territorial                            2

CETTE RÉUNION S’EST TENUE À HUIS CLOS

 

 

 

 

 


Mercredi
11 décembre 2019

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 14

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Présidence
de M. Éric Ciotti, président


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La séance est ouverte à 14 heures 35.

Présidence de M. Éric Ciotti, président

M. le président Éric Ciotti. Mes chers collègues, nous accueillons Mme Lucile Rolland, directrice centrale adjointe de la sécurité publique, cheffe du service central du renseignement territorial (SCRT). Nous recevrons ensuite M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), puis le directeur territorial du même service dans le Val-d’Oise.

Vous êtes accompagnée, madame, de M. Julien Le Guen, qui est votre adjoint. Merci d’avoir répondu à notre invitation.

Cette audition a lieu à huis clos. Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(Mme Lucile Rolland et M. Julien Le Guen prêtent successivement serment.)

Mme Lucile Rolland, directrice centrale adjointe à la sécurité publique, cheffe du service central du renseignement territorial. Je vous présente, tout d’abord, mes excuses : nous n’avons pas eu le temps de répondre complètement au questionnaire préalable qui nous a été adressé. Je vous ferai parvenir nos réponses dès que nous les aurons terminées.

Je vais d’abord vous présenter le service que je dirige, en vous indiquant sa composition, ses missions et, en leur sein, la place de la lutte contre la radicalisation et de la prévention du terrorisme.

Le SCRT est un service jeune : il est né en mai 2014. Il est composé d’environ 3 000 personnes, compte tenu des mutations en cours, dont 13 % de gendarmes, le reste étant des policiers. Bien que nous soyons un service mixte, associant la police et la gendarmerie, nous sommes rattachés à la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), qui relève de la direction générale de la police nationale (DGPN).

Nous sommes géographiquement compétents pour la totalité du territoire national, dans les zones de sécurité publique relevant de la police et de la gendarmerie, à l’exception du ressort de la préfecture de police, c’est-à-dire Paris et les trois départements de la petite couronne.

L’essentiel de nos forces est réparti dans les territoires : nous avons 255 implantations, y compris outre-mer, où travaillent 90 % de notre personnel. La moitié des 10 % restants, qui sont affectés en administration centrale, sert dans une division chargée de la surveillance opérationnelle – les filatures physiques, les techniques de renseignement au sens de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, ainsi que le recrutement et le traitement des sources humaines.

Les missions attribuées au SCRT sont très étendues : nous sommes chargés de recueillir, d’analyser et de centraliser le renseignement dans les domaines de la vie institutionnelle, sociale, sociétale et économique qui sont susceptibles de connaître des mouvements de revendication, de contestation et de protestation, avec ou sans violence, mais s’accompagnant d’un trouble à l’ordre public. Le décret du 27 juillet 2015 nous a confié une mission supplémentaire qui consiste à concourir à la lutte contre le terrorisme : nous sommes chargés de contribuer à la prévention. Nous exerçons en outre deux missions qui sont un peu accessoires mais qui nous prennent beaucoup de temps : les enquêtes administratives, en particulier lors des recrutements dans certaines professions sensibles et en matière de naturalisation, et la sécurisation de certains déplacements officiels.

Nos informations sont recueillies au niveau territorial. Notre circuit les fait remonter aux préfets des départements en même temps qu’au service central. Nous assurons une diffusion à notre hiérarchie, c’est-à-dire à la direction générale de la police nationale et à celle de la gendarmerie nationale, au cabinet du ministre de l’Intérieur, à celui du Premier ministre et à l’Élysée, par le biais de la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT). Nous envoyons également nos informations à toutes les directions de la DGPN qui pourraient être intéressées – la police aux frontières, par exemple, lorsqu’il existe une dimension migratoire. Par ailleurs, nous les adressons systématiquement à la DGSI ainsi qu’à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) et à d’autres services de la communauté du renseignement, lorsqu’ils sont concernés.

Quels sont nos moyens et nos méthodes ? Nous travaillons soit en « milieu ouvert », soit en  « milieu fermé ». Nous parlons de « milieu ouvert » lorsque nous agissons ès qualités, en nous présentant en tant que policiers ou gendarmes et comme membres du renseignement territorial aux personnes auprès desquelles nous souhaitons recueillir des informations. C’est ce que nous faisons, par exemple, auprès d’organisations syndicales qui préparent une manifestation, afin de voir quelles sont les revendications et l’état d’esprit et s’il risque d’y avoir des violences. Lorsque nous agissons en « milieu fermé », nous ne disons pas qui nous sommes. Cela concerne essentiellement le recrutement et le traitement des sources humaines, ainsi que les surveillances, les filatures et les techniques de renseignement au sens de la loi de 2015.

Le SCRT fait partie du deuxième cercle de la communauté du renseignement. Vous savez que le premier cercle est constitué de six services spécialisés et que le deuxième cercle comporte beaucoup plus d’acteurs. En tant que service du deuxième cercle, nous n’avons accès ni à toutes les techniques de renseignement, ni à toutes les finalités autorisées. Nous ne pouvons pas demander à utiliser ces techniques pour les finalités de contre-espionnage et de contre-prolifération, qui ne font pas partie de nos missions. Il y a aussi des techniques auxquelles nous n’avons absolument pas accès, comme la détection en temps réel, qui permet de savoir si un « sélecteur », par exemple un numéro de téléphone, est en relation avec un autre numéro figurant dans une base de données. Par ailleurs, nous n’avons accès à d’autres techniques que pour certaines finalités. Nous n’avons ainsi la possibilité de nous introduire dans un lieu privé à usage d’habitation pour y déposer soit une caméra soit des moyens de sonorisation que dans le cadre de la prévention du terrorisme.

Nous concourons à la prévention de la radicalisation et à la lutte contre le terrorisme. Cette mission, qui intéresse plus particulièrement votre commission, est globalement exercée par la moitié de nos effectifs, c’est-à-dire à peu près 1 500 personnes, si on prend en compte les agents qui recueillent et analysent le renseignement et ceux qui réalisent des surveillances et des filatures.

À notre connaissance, il existe en France environ 2 000 lieux de culte musulmans – c’est une réalité un peu mouvante – dont 5 % se revendiquent salafistes ou sont affiliés à ce mouvement, et 6 % relèvent, de la même façon, des Frères musulmans. En gros, les salafistes comptent 40 000 fidèles en France et les Frères musulmans 55 000.

Ce n’est pas parce que ces personnes sont fondamentalistes et qu’elles ont une conception rigoriste de leur religion que nous considérons qu’il y a une radicalisation au sens où le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) entend ce terme et que les personnes concernées doivent être inscrites dans le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) – on fait référence, dans ce cadre, à une radicalisation présentant une potentialité de passage à l’acte d’une manière violente. C’est en ce sens que les individus que nous suivons sont dits radicalisés.

Environ 21 600 personnes figurent au FSPRT. Une bonne partie d’entre elles ont un dossier clôturé, mais elles restent inscrites dans le fichier afin qu’il y ait une alerte en cas de criblage – elles apparaissent alors comme connues. À peu près 8 500 de ces individus ont été attribués au SCRT ; 6 000 d’entre eux ont un dossier clôturé et 100 sont en cours d’évaluation. Il reste donc 2 400 personnes prises en compte, ce qui signifie que des mesures de surveillance leur sont appliquées.

Il existe trois niveaux de mesures, selon l’évaluation de la dangerosité. Une surveillance ponctuelle peut être exercée, par exemple sur des individus dont le discours est radicalisé mais qui n’ont pas de connexions avec d’autres personnes ayant retenu notre intérêt. Nous pouvons également exercer un suivi régulier, qui fait appel à un peu plus de moyens. Enfin, une toute petite partie des individus que nous surveillons font l’objet d’un suivi prioritaire.

Quand il existe des éléments permettant de penser qu’un individu commence à être véritablement dangereux, nous passons spontanément la main à la DGSI – elle est chargée de gérer le « haut du spectre », et nous le « bas du spectre ». La DGSI peut également remarquer quelqu’un qui l’intéresse parmi les individus que nous suivons, parce qu’ils ont des connexions avec d’autres personnes dont elle s’occupe. La DGSI a un droit d’évocation qui lui permet de reprendre un dossier à son compte.

Vous savez qu’il existe, dans le cadre du rôle de chef de file qui est exercé par la DGSI en matière de radicalisation violente et de terrorisme sunnite djihadiste, un dispositif réunissant treize services afin d’assurer un continuum entre le renseignement et l’action judiciaire. Sont concernés les services du premier cercle, quatre services du second cercle, à savoir la DRPP, le service national du renseignement pénitentiaire, la sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO) de la gendarmerie nationale et le SCRT, ainsi que la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la direction centrale de la police judiciaire, la section antiterroriste (SAT) de la brigade criminelle de la préfecture de police et l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT).

Je participe au comité de pilotage stratégique de cet écosystème, qui regroupe les chefs des treize services participants, le procureur de la République antiterroriste et la CNRLT. Il existe aussi un comité de pilotage opérationnel, composé des chefs d’unité, qui se réunit beaucoup plus souvent. Un état-major permanent (EMAP), armé par les treize services, est chargé de superviser et de coordonner le suivi opérationnel des dossiers les plus sensibles dans une logique d’entrave judiciaire ou administrative. Chacun des membres de l’EMAP dispose d’un lien avec sa base de données, qui peut être consultée en permanence.

L’EMAP peut réaliser une évaluation des menaces qui sont signalées, des individus ou des « sélecteurs » liés au terrorisme sunnite djihadiste à partir du moment où il existe un rapport avec le territoire national ou avec des ressortissants français à l’étranger. Par ailleurs, l’EMAP sert en quelque sorte d’instance de déconfliction pour les groupes d’évaluation départementaux (GED). Ces structures, pilotées par les préfets, réunissent différentes administrations afin de réaliser un suivi particulier et d’appliquer tout un éventail de mesures lorsqu’un individu radicalisé fait l’objet d’un signalement.

Il existe un traitement particulier si ce sont des policiers ou des gendarmes qui sont concernés. Un groupe d’évaluation central (GEC) regroupe, s’agissant des policiers, l’inspection générale de la police nationale (IGPN), les services de renseignement du ministère de l’Intérieur – la DGSI, le SCRT et la DRPP –, la direction des ressources et des compétences et la direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale.

Quand un service reçoit un signalement à propos d’un policier, par exemple de la part d’un ex-conjoint, ou lorsque des collègues ou la hiérarchie ont un soupçon, un signalement écrit remonte par la voie hiérarchique, d’une manière très centralisée, jusqu’à l’IGPN. Celle-ci attribue l’évaluation du policier en fonction du service dont il relève : ce sera à la DRPP de s’en occuper s’il appartient à la préfecture de police, au SCRT s’il exerce dans le reste de la police nationale ou à la DGSI s’il y est en poste. Une évaluation est produite en vue de la réunion du GEC, qui décide collégialement quel suivi doit être réalisé.

Si le signalement est sans objet – certaines personnes peuvent être signalées parce qu’elles prennent toutes leurs vacances pendant la période du ramadan, ce qui ne signifie pas, en soi, qu’il y a une radicalisation violente –, on garde en mémoire la personne concernée, afin que l’IGPN puisse prévenir sa nouvelle direction en cas de mutation. Cela permet de regarder au long cours s’il n’y avait pas quelque chose que l’on n’avait pas vu d’emblée.

En cas de comportement ne relevant pas de la radicalisation violente mais témoignant d’un manquement au devoir de neutralité, on procède à une inscription au FSPRT et une procédure disciplinaire peut être engagée.

Si l’individu est radicalisé d’une manière complètement incompatible avec le maintien de ses fonctions, l’article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure permet un changement d’affectation ou, ce qui paraît une hypothèse plus probable, une radiation des cadres.

Dans les deux derniers cas, il y a une inscription au FSPRT afin qu’un suivi puisse continuer à être réalisé même une fois que la personne est sortie de la fonction publique, en particulier si elle se dirige vers une autre profession sensible.

M. le président Éric Ciotti. Merci d’avoir dressé ce tableau très exhaustif et naturellement très utile pour mieux appréhender le fonctionnement du SCRT.

Je voudrais d’abord vous interroger sur ce qui s’est passé autour de la mosquée de Gonesse que Mickaël Harpon fréquentait et sur la nature du suivi que vous avez pu effectuer. Avait-il été repéré dans ce contexte et suivi ? Si c’est le cas, une information avait-elle été transmise par vos services à la DRPP dans le cadre des échanges que vous avez décrits ? Voilà la première famille de questions que je voulais vous poser.

D’une manière beaucoup plus générale, vous avez évoqué votre compétence sur tout le territoire national à l’exception de la zone relevant de la préfecture de police – Paris et les trois départements de la petite couronne. Cette dichotomie vous paraît-elle pertinente ? Est-elle une source de difficultés dans votre travail quotidien ? Comment arrivez-vous à échanger avec la DRPP des informations qui concernent une population importante numériquement et sans doute plus sensible que d’autres sur le plan de la radicalisation ? Une organisation différente vous permettrait-elle de mieux travailler ?

Mme Lucile Rolland. Nous ne connaissions pas du tout Mickaël Harpon. Il ne nous avait jamais été signalé. Nous ne pouvions donc pas transmettre d’informations sur lui à qui que ce soit.

Comme le SCRT ne connaissait pas Mickaël Harpon, nous ne sommes pas en mesure de dire quelle mosquée il fréquentait. Nous n’avons pas d’informations sur l’enquête judiciaire en cours. Les seuls éléments dont nous disposons proviennent de sources ouvertes : il est dit que Mickaël Harpon fréquentait la mosquée de la Fauconnière à Gonesse. Elle n’est pas considérée comme étant fondamentaliste : ce n’est donc pas une mosquée sur laquelle nous nous attardons. Nous connaissons son existence et, à peu près, le nombre de fidèles qui la fréquentent. Le service départemental du renseignement territorial (SDRT) du Val-d’Oise avait ces informations : il s’est informé, comme c’est toujours le cas, de la composition du bureau de l’association qui la gère, mais nous n’avons pas eu d’informations – on n’en a pas trouvé – selon lesquelles il y avait des prêches radicaux.

Mickaël Harpon n’avait pas du tout attiré notre attention, et cette mosquée pas particulièrement – sauf à un moment, en raison du comportement de M. Ahmed Hilali : il avait, comme dans d’autres mosquées précédemment, tenté de diviser le bureau pour prendre le pouvoir. En dehors de cette question, nous n’avions pas d’informations particulières.

J’en viens à la question de la séparation entre la préfecture de police et le reste de la police nationale, si je puis m’exprimer ainsi.

Le préfet de police, ou son directeur de cabinet, anime le groupe d’évaluation départemental 75 et des réunions zonales – au niveau de l’Île-de-France – auxquelles participent les services des départements de la grande couronne. Le chef de la division du SCRT qui traite de la radicalisation à l’échelon central participe tous les lundis aux réunions du groupe d’évaluation départemental 75. Quant aux réunions zonales, nous y participons non seulement au niveau de l’échelon central mais aussi des départements de la grande couronne.

Nous avons plusieurs fois par jour des relations, par téléphone et par mail, avec la composante de la DRPP qui traite de la radicalisation et de la prévention du terrorisme. Nos échanges avec la DRPP sont fluides. Ils se déroulent de la même manière qu’en interne entre la DCSP et les sûretés départementales ou les groupes de partenariat opérationnel (GPO), en charge de la police du quotidien.

Les échanges avec la DRPP sont, par ailleurs, ritualisés. Toutes nos notes, y compris celles provenant des départements de la grande couronne, sont adressées à la DRPP, qui nous envoie également, à l’échelon central et au niveau des départements de la grande couronne, toutes ses notes. Nous ne rencontrons pas de problème sur ce plan.

Il n’y a pas non plus de problème pour le cœur de métier du SCRT, qui est le renseignement d’ordre public. Nous arrivons même à rédiger des notes communes d’analyse, notamment sur la rentrée sociale, sur celle dans l’éducation nationale et sur les manifestations actuelles.

Les échanges avec la DRPP sont aussi fluides qu’avec la DGSI, par exemple.

M. le président Éric Ciotti. Le dispositif serait-il plus opérationnel si la partie du renseignement territorial qui relève de la DRPP était, comme dans tous les autres territoires, placée sous votre autorité ?

Mme Lucile Rolland. La sous-direction du renseignement territorial de la DRPP traite uniquement des questions d’ordre public – et donc des manifestations. Ce que vous évoquez ne changerait rien en matière de radicalisation et de prévention du terrorisme : ces questions relèvent, au sein de la DRPP, de la sous-direction de la sécurité intérieure, ce qui correspond à la DGSI. On risquerait, en revanche, de brouiller davantage la situation : il faudrait réaliser une espèce de partition, équivalente à celle qui existe entre le SCRT et la DGSI, entre le « bas » et le « haut » du spectre.

M. Jean-Michel Fauvergue. Merci pour les éclairages que vous nous avez apportés. L’architecture est extrêmement compliquée, même si on nous dit que tout est fluide – vous n’êtes pas la seule à l’affirmer –, et que tout va bien. Il faudrait peut-être arriver à une simplification.

Vous avez indiqué qu’il y a à peu près 100 000 individus rigoristes, notamment des Frères musulmans et des salafistes, qui ne sont pas tous radicalisés au point de passer à l’acte. Cela étant, on ne le sait pas : on pense qu’ils ne passeront pas à l’acte, mais l’expérience montre que ceux qui le font n’étaient pas nécessairement les plus surveillés.

N’y a-t-il pas des moyens modernes, algorithmiques, reposant sur des mots clefs, pour suivre ces 100 000 individus – à partir de leurs échanges – au lieu d’abandonner une partie d’entre eux, même s’il n’y a pas de suivi physique, ce que je comprends ? Ce type d’instruments existe-t-il dans les services de renseignement ?

Je reviens sur la complexité de l’architecture actuelle : vous avez évoqué la sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO) de la gendarmerie nationale. Votre service regroupant des policiers et des gendarmes, à quoi le SDAO sert-il ?

M. le président Éric Ciotti. Je voudrais apporter un complément. Vous avez évoqué l’existence de 45 000 salafistes et de 55 000 Frères musulmans : cela correspond, si j’ai bien compris, à environ 5 % des personnes fréquentant les lieux de culte musulmans.

Mme Lucile Rolland. Non : j’ai indiqué que 5 % des lieux de culte sont salafistes et 6 % fréristes.

M. le président Éric Ciotti. Ces 45 000 personnes sont-elles celles qui fréquentent des lieux de culte salafistes ?

Mme Lucile Rolland. Pas nécessairement.

M. le président Éric Ciotti. Vous raisonnez donc par rapport à l’ensemble des musulmans de France.

Mme Lucile Rolland. Oui. Il y a, parmi eux, 40 000 salafistes.

M. le président Éric Ciotti. Quelle est votre estimation du nombre de musulmans en France ?

Mme Lucile Rolland. Je ne peux pas vous répondre : nous ne regardons pas les mosquées non rigoristes. Tout dépend, par ailleurs, si on prend en compte les pratiquants, c’est-à-dire ceux qui font leurs cinq prières par jour, ou ceux qui ne font que le ramadan – comme les chrétiens qui font seulement leurs Pâques. La pratique de l’islam est très diverse.

Il existe une grande différence entre les salafistes et les fréristes, même s’ils sont tous des fondamentalistes.

Les salafistes estiment qu’on ne peut vivre sa religion d’une manière normale qu’en étant coupé de la société impie : ils souhaitent une vraie séparation avec la société française laïque. Il n’y a pas d’organisation centralisée chez les salafistes : ils ressemblent plutôt aux protestants, si je puis dire. Ils sont beaucoup plus décentralisés que les Frères musulmans. Les salafistes s’investissent dans la sphère éducative pour essayer de propager leur croyance, mais ils n’ont pas de financements lourds. Ils ne créent pas eux-mêmes des lieux : ils essaient plutôt de les infiltrer, de les récupérer et d’imposer la façon dont ils vivent leur religion. Enfin, ils rejettent complètement le processus électoral. Pour eux, le simple fait de participer à des élections est impie : cela voudrait dire que l’on reconnaît une sorte de supériorité à la loi de l’homme sur celle de Dieu.

Les fréristes, c’est un peu le contraire : il s’agit d’une élite souhaitant irriguer complètement la société en entrant dans la vie publique, voire politique. Rassemblés au sein d’une fédération nationale, Musulmans de France, ils désirent clairement prendre le pouvoir par les urnes. Le lien entre les deux est donc une vision fondamentaliste de la religion, bien que la façon de l’exprimer ne soit pas la même : le but est de faire un jour que le pays dans lequel ils se trouvent soit régi par la loi de Dieu et non par la loi des hommes.

M. Éric Diard. La charia !

Mme Lucile Rolland. En effet. Si tous ces individus ne sont pas susceptibles de passer à l’acte de façon violente, particulièrement chez les Frères, le but est quand même d’infiltrer la société : ce sont un peu les trotskistes de l’islam.

À supposer que nous utilisions des algorithmes – les services du deuxième cercle n’ont pas droit à cette technique de renseignement – et que cela soit pertinent, il faudrait posséder des outils de traitement d’une capacité monstrueuse pour suivre ces 100 000 personnes : on ne serait plus dans du téraoctet mais dans du pétaoctet, ce qui est énorme ! Il faudrait des outils de traitement pour faire des recoupements de sélecteurs – numéros de téléphone, mails, téléphones utilisés par plusieurs personnes, cartes SIM et boîtiers, qui peuvent être échangés – les algorithmes permettant de traiter différentes données, notamment l’IMSI (international mobile subscriber identity). Je ne suis pas certaine que cela nous aiderait véritablement à déterminer quels sont les individus qui vont passer à l’acte.

Parmi les 2 400 personnes prises en compte par le SCRT, 20 à 25 % sont d’abord et avant tout des cas psychiatriques, pour lesquels le suivi est extrêmement compliqué : je préférerais que l’on s’occupe davantage de ces cas. Le secret médical ne nous permet pas d’être destinataires des informations médicales les concernant. Nous ne sommes par exemple pas informés quand ces individus cessent de prendre leur traitement. Or c’est quand ils sont les plus fragiles et les plus susceptibles de passer à l’acte que nous devons mettre en place une surveillance accrue. Il s’agit d’individus fragiles psychologiquement, voire psychiatriquement, qui expriment leur folie de cette façon : ils crient « Allahou Akbar » comme ils auraient crié « Jésus revient » il y a vingt ou trente ans ; c’est à peu près du même ordre.

Concernant la raison d’être de la SDAO, il faudrait poser la question à la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN). Effectivement, il peut sembler baroque qu’il existe un service central du renseignement territorial comprenant des policiers et des gendarmes et ayant pour ambition d’être le seul service de renseignement de la DGPN et de la DGGN et que, pourtant, la DGGN conserve en son sein une sous-direction de l’anticipation opérationnelle.

La gendarmerie nationale a, par moments, besoin d’un renseignement pour sa seule orientation. Il y a des missions de la gendarmerie nationale pour lesquelles nous ne sommes pas, nous, suffisamment nombreux pour pouvoir leur donner du renseignement. Si nous sommes implantés dans 255 structures, parfois en zones périurbaines, nous ne sommes pas présents aux confins de la ruralité. Or la gendarmerie a besoin d’une remontée d’information sur ces zones, sachant que information et renseignement n’ont pas tout à fait la même signification. La remontée d’information se fait par le biais des officiers et agents de renseignement, ainsi que par la SDAO de la DGGN ; ces informations sont du domaine statistique. De même, nous avons, au sein de la sécurité publique, des informations qui intéressent exclusivement la partie judiciaire ou la partie sécurité publique du quotidien. L’information recoupée, analysée puis relayée par le SCRT doit aider à la décision de l’autorité. Les informations relatives à la sécurité publique intéressant la gendarmerie ne sont pas forcément destinées à aider l’autorité préfectorale ou nationale à prendre des décisions politiques et stratégiques, mais plutôt à aider la gendarmerie à décider, par exemple, où et à quelle heure elle doit faire passer ses patrouilles pour être sûre de tomber sur des individus qui l’intéressent ou qui sont susceptibles de causer un trouble non pas à l’ordre public mais à la loi. Il serait néanmoins préférable que vous posiez directement la question au SDAO ou à la DGGN.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez signalé que la mosquée de Gonesse n’était pas classée comme fondamentaliste. Or à notre connaissance, l’imam Hilali est salafiste, l’imam principal des prières du vendredi fait partie des Frères musulmans, sans que l’association des musulmans de Gonesse, elle, ne soit affiliée à une quelconque fédération. Confirmez-vous que, de votre point de vue, cette mosquée ne fait pas partie des 2 000 lieux de culte musulman considérés comme fondamentalistes ?

Mme Lucile Rolland. Attention : il existe 2 000 lieux de culte musulmans, dont 104 sont salafistes et environ 130 fréristes. Pour qu’une mosquée soit considérée comme fondamentaliste, plusieurs marqueurs sont nécessaires : il faut que les fidèles se reconnaissent dans un discours fondamentaliste et que les prêches suivent cette orientation, tout comme le bureau de l’association qui dirige la mosquée, même si nous sommes conscients qu’il peut y avoir un bureau de paille.

Ahmed Hilali est considéré comme salafiste et l’autre imam comme frériste, ce dernier uniquement parce qu’il dit avoir étudié à l’IESH – Institut européen des sciences humaines –, qui est clairement frériste. Cependant, la teneur des prêches et les opinions de ceux qui fréquentent cette mosquée ne justifiaient pas de traiter cette dernière comme les mosquées sur lesquelles nous nous penchons très régulièrement, en écoutant les prêches ou en tentant de détecter un repli identitaire, signe qui nous intéresse également.

Une mosquée prise en main par les salafistes ou une mosquée frériste induira un repli identitaire, qui commence en général par du soutien scolaire : on incite les parents à amener leurs enfants le mercredi après-midi et le samedi matin, pour une aide aux devoirs, mais au lieu de les aider, on leur apprend le Coran, et comme on ne peut pas apprendre le Coran autrement qu’en apprenant l’arabe, on leur enseigne l’arabe. Puis les petites filles commenceront à être voilées dès l’âge de six ans, pour les habituer ; il y aura des cours séparés pour les petites filles et les petits garçons ; on leur dira qu’à l’école, il faudra absolument refuser d’entendre parler de la théorie de l’évolution ; on dira aux petites filles qu’il ne faut absolument pas participer aux activités sportives et aux petits garçons que quand ils se douchent après les activités sportives, ils doivent rester tout habillés parce que sinon, ce n’est pas bien – je caricature pour montrer ce que peut être une mosquée salafiste ou frériste, et la façon dont elle s’attaque au tissu social.

On commence par le secteur éducatif, puis on propose des activités pour les femmes, de manière à ce qu’elles apprennent comment elles doivent se tenir, le but étant ensuite de faire en sorte que le guide moral et permanent de la façon dont les musulmans doivent se comporter soit en accord avec cette vision fondamentaliste de l’islam. C’est cela que nous estimons être des lieux de culte fondamentalistes : tous les fidèles qui viennent sont acquis à cette acception de l’islam, les prêches vont tous dans ce sens ; de plus, quand il s’agit de fréristes, le financement apporte une preuve supplémentaire, tout comme le fait, dans l’islam turc, d’expliquer aux enfants que leur président n’est pas M. Macron mais M. Erdoğan.

M. Meyer Habib. Vous nous avez dit que Mickaël Harpon n’avait jamais été signalé : on entend cela en permanence. Or son supérieur hiérarchique nous a tout de même dit, lors d’une audition à huis clos, qu’il avait dit « C’est bien fait ! » après l’attentat contre Charlie Hebdo ! Il est avéré qu’il s’est converti, qu’il travaillait dans la cellule informatique et avait ainsi accès à des informations extrêmement confidentielles. Il a tué quatre de ses collègues : il y a donc des failles ! Êtes-vous d’accord avec cela ?

Mme Lucile Rolland. D’après ce que je lis dans la presse sur l’enquête judiciaire, je n’ai pas l’impression qu’il y ait un lien entre sa religion et les faits qu’il a commis.

M. Meyer Habib. Je continue mon raisonnement. Vous avez dit tout à l’heure : on dit « Allahou Akbar » comme on disait à l’époque « Jésus revient » : or à ma connaissance, il n’y a pas eu de morts en France après des vagues de « Jésus revient » ! En revanche, après « Allahou Akbar », il y a eu quand même 263 morts : c’est la seule différence !

Je suis très inquiet : j’ai l’impression qu’on est trop laxiste, trop humaniste. Ils profitent des dysfonctionnements. Certes, nous avons des valeurs, mais l’islam politique est pour moi le cancer numéro un de cette société, peut-être même encore plus dangereux que l’islam terroriste : l’islam terroriste est identifié, alors que l’islam politique vise le long terme, c’est son objectif ultime et absolu.

On entend dire en permanence qu’il ne faut pas stigmatiser, et c’est vrai qu’il ne faut pas le faire ! Mais à force de ne pas stigmatiser, nous passons notre temps à faire commissions d’enquête sur commission d’enquête, après chaque attentat. Nous devons nous réveiller et prendre des décisions ; après tout, nous sommes les législateurs, alors discutons ! Je ne me résous pas à voir Mme Le Pen obtenir demain une majorité en France mais si jamais nous continuons ainsi, cela risque d’arriver ! Je parle franchement !

M. le président Éric Ciotti. Ce n’est peut-être pas le débat de notre commission ! Pour le moment, Mme Le Pen est députée et membre de cette commission !

M. Meyer Habib. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait interroger les fonctionnaires de police de façon très précise : quelle mosquée fréquentez-vous ? Faites-vous le ramadan ? Cela ne concernerait pas que les musulmans : il faudrait également interroger les chrétiens, les juifs, tout le monde ! Comme cela, nous serions sûrs de ne stigmatiser personne. Si quelqu’un répond à côté, alors on pourra se poser des questions ! Ne faudrait-il pas revoir les critères de sélection et de repérage pour les fonctionnaires de police ?

Mme Lucile Rolland. Pour rétablir les faits, les 263 morts dont vous parlez n’ont pas été tués que par des fous : les terroristes du Bataclan, les terroristes de Charlie Hebdo, ce n’était pas des fous !

M. Meyer Habib. Je n’ai pas parlé de fous !

Mme Lucile Rolland. Si ! J’ai parlé des gens qui crient « Allahou Akbar » comme ils criaient « Jésus revient » à propos de personnes atteintes de troubles psychiatriques. Je n’ai pas parlé des auteurs des attentats du Bataclan, de Charlie Hebdo, ou de Nice : la situation était différente – je connais le sujet pour avoir travaillé dessus.

Vous me demandez si l’on peut confier une arme à quelqu’un qui n’a pas fait l’objet d’une enquête complète. Policiers, gendarmes, militaires sont tous armés : ne devrait-on pas leur demander quelle est leur religion ? Mais du coup, j’irais plus loin : quelle est leur appartenance politique ? Ne sont-ils pas susceptibles de basculer dans l’extrémisme ? Pourquoi limiterait-on le terrorisme au terrorisme religieux ?

Mme Marine Le Pen. Parce que c’est celui qui tue actuellement !

Mme Lucile Rolland. Nous avons connu des terrorismes autres que religieux, par exemple politique. À mon avis, qui n’est pas forcément celui du chef du service central du renseignement territorial, ce genre de questions sur les opinions philosophiques ou religieuses…

M. Meyer Habib. Il faut poser des questions très précises, et à tout le monde, pour essayer de savoir et de comprendre : quelles sont vos pratiques ? Qui fréquentez-vous ?

Quels sont aujourd’hui les critères de la radicalisation ? C’est compliqué. On nous explique que cela suppose de la violence, mais alors c’est déjà trop tard, donc il faut essayer de repérer ces personnes avant qu’elles ne passent à l’acte ; mais avant, ce n’est pas encore de la radicalisation ! Je ne pense pas que les questions soient bien posées actuellement.

Pour vous citer un cas précis, j’ai eu un officier de sécurité qui, à un collègue lui demandant pourquoi il avait un cal, a répondu que c’était une marque de naissance ; en réalité, c’est parce qu’il prie sans arrêt. Lorsqu’un collègue lui a dit que les gens d’extrême gauche n’aimaient pas beaucoup la police, il a répondu qu’il y avait aussi des policiers qui n’aimaient pas beaucoup la police. Lorsque j’ai signalé ces faits à son responsable, celui-ci m’a indiqué que si je faisais un rapport, il serait viré. Finalement, j’ai eu un doute et je n’ai pas fait de rapport car je me suis dit qu’il n’était peut-être pas radical : la difficulté, c’est que signaler le comportement d’un collègue peut entraîner des problèmes.

Mme Lucile Rolland. Je ne sais pas trop quoi répondre ! Les fonctionnaires, qu’ils soient ou pas de police, sont astreints à des devoirs parmi lesquels figurent le devoir de neutralité et le respect de la laïcité. Dans un cas comme celui que vous citez, si l’agent en question manque à ses devoirs de laïcité et de neutralité, c'est-à-dire qu’il fait la prière pendant ses heures de travail ou porte ostensiblement des signes religieux, dans ce cas il faut le signaler parce que ce n’est pas compatible avec sa mission. À lui de choisir : c’est sa mission ou sa foi, mais il ne peut pas pratiquer les deux dans l’état actuel de la fonction publique française. Il ne va pas se faire renvoyer de la fonction publique : il pourra être affecté à un poste où il ne sera pas au vu du public, où il ne pourra pas faire état de ses opinions politiques ou religieuses, quelles qu’elles soient, devant le public. En tout cas, c’est la doxa de la fonction publique : nous sommes d’une neutralité absolue, sinon nous ne pouvons pas représenter l’État.

M. le président Éric Ciotti. Pour compléter la question de M. Meyer Habib, nous entendons les principes que vous avez évoqués, qui ont valeur constitutionnelle et s’appliquent à toute la fonction publique. Mais, dans le cadre de cette audition, nous nous intéressons aux services de renseignement et de lutte contre le terrorisme, engagés dans un combat vital pour la nation.

Quand on entre au renseignement territorial, il y a des procédures d’habilitation, comme il en existe également à la DRPP et à la DGSI. Nous avons auditionné le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, qui nous rappelait que, dans son passé à la tête de la DST, les degrés d’évaluation étaient beaucoup plus élevés. Comment situez-vous le degré de détection, de filtrage d’un agent fonctionnaire qui vient chez vous par rapport à celui de la DRPP ? Est-il plus élevé, moins élevé ? Quel est votre degré d’exigence : moins élevé qu’à la DGSI, plus élevé qu’à la DRPP ? Avez-vous un processus commun ?

Mme Lucile Rolland. Les enquêtes d’habilitation pour les personnels du renseignement territorial sont faites par la DGSI : la DGSI centrale pour les personnels de l’administration centrale, les directions départementales de la sécurité intérieure pour les personnels en service territorial. Nos personnels sont majoritairement habilités au confidentiel défense ; ceux qui ont à traiter des techniques de renseignement sont habilités secret défense ; enfin, il y a trois emplois au SCRT qui nécessite l’habilitation très secret défense, dont le mien.

Je ne peux pas vous dire si cela est plus strict pour nous que pour la DRPP puisque ce n’est pas nous qui faisons l’enquête. Il est donc difficile d’établir une comparaison.

M. le président Éric Ciotti. Mais vous n’avez pas une idée ?

Mme Lucile Rolland. Je crois comprendre qu’à la DRPP, tout le monde est habilité secret défense. Par définition, l’enquête pour habilitation secret défense est plus intrusive que pour les personnels habilités confidentiel défense ; en tout cas, elle s’étend sur un entourage familial, amical et relationnel plus large que dans le cadre du confidentiel défense.

M. François Pupponi. Si vous apprenez que l’un les 3 000 agents de votre service, qui travaillent donc dans un service de renseignement, se convertit à l’islam alors qu’il a par ailleurs des problèmes personnels, que faites-vous ?

Mme Lucile Rolland. Nous n’avons pas eu ce genre de cas pour le moment.

M. François Pupponi. Ce n’est pas la question. Que faites-vous dans cette hypothèse ?

Mme Lucile Rolland. Votre question induit que la conversion à l’islam plutôt qu’à une autre religion devrait déclencher une alerte particulière.

M. François Pupponi. Je pensais naïvement que quand un agent d’un service de renseignement travaillant sur la radicalisation se convertit à l’islam, la moindre des choses était de vérifier qui l’avait converti et comment, s’il ne fréquentait pas un imam salafiste, etc.

Mme Lucile Rolland. Tout d’abord, comment savez-vous qu’il se convertit ?

M. François Pupponi. Vous le savez, vous l’apprenez !

Mme Lucile Rolland. C’est facile de poser des questions complètement théoriques mais…

M. François Pupponi. Tout le monde nous dit depuis le début : « Harpon, on ne savait pas ! » Or Mickaël Harpon, agent d’un service de renseignement, rencontrait des difficultés personnelles et tout son service savait qu’il s’était converti. Et pourtant, cela n’a pas « tilté » ! Les parlementaires que nous sommes pensons qu’il y a eu un loupé ! Si l’on était allé voir quelle mosquée fréquentait Mickaël Harpon, on aurait découvert qu’il fréquentait une mosquée avec un imam salafiste ! Peut-être aurait-on considéré que cela n’était pas grave, mais…

Pour vous poser la question différemment, ne pensez-vous pas que lorsque, dans un service de renseignement, un agent se convertit, la moindre des choses, c’est d’aller voir s’il n’est pas en train d’être retourné par ceux qu’il est censé surveiller ?

Mme Lucile Rolland. Oui, bien sûr, surtout s’il travaille sur ce sujet, car cela peut effectivement constituer une tentative de retournement.

M. Florent Boudié, rapporteur. Si nous vous posons la question, c’est que nous avons constaté qu’au-delà de ses propos sur Charlie Hebdo et de sa conversion, qui était antérieure de plusieurs années et connue, d’autres signaux faibles existaient. Ainsi, le chef de section nous a relaté « l’affaire de la bise » : Mickaël Harpon ne faisait plus la bise à la secrétaire de la cellule informatique. Dans une telle situation, quelles sont vos procédures ? La réponse du chef de section, je peux en faire part ici puisque nous sommes à huis clos, c’est qu’aucune procédure n’était connue au sein de la cellule informatique. Dans un tel cas de figure, que faites-vous ?

Mme Lucile Rolland. Dans un cas comme celui-là, qui va effectivement au-delà de la simple conversion, nous appliquons la procédure que je vous ai décrite tout à l’heure, à savoir celle de l’instruction au niveau de la DGPN : la hiérarchie s’engage, car nous craignons toujours le signalement malveillant, en indiquant si, oui ou non, ce comportement lui paraît poser problème. Mais, dans tous les cas, quelle que soit son opinion, elle fait remonter le signalement. Ensuite, l’IGPN s’en charge, dans le cadre du GEC.

M. François Pupponi. Ne croyez-vous pas, pour l’avenir, que la première des vérifications à faire est d’envoyer les collègues pour voir quelle mosquée il fréquente ?

Mme Lucile Rolland. Une évaluation est faite mais bien évidemment pas par le service dans lequel la personne est affectée.

M. François Pupponi. Je suis un peu surpris par ce que vous avez dit concernant la mosquée de Gonesse : selon vous, certaines mosquées sont connues comme étant salafistes, mais d’autres sont en train d’être attaquées par ces réseaux. Pour avoir bien connu Hilali à Sarcelles, sa technique consistait à faire entrer des salafistes dans la mosquée pour prendre celle-ci. On le connaissait puisqu’une OQTF – obligation de quitter le territoire français – avait été demandée à l’époque. Il a ensuite fait l’objet d’une procédure judiciaire pour fraude fiscale et a été condamné ; il était connu dans le Val-d’Oise ! Sa technique, c’est de retourner le cerveau des jeunes défavorisés autour de la mosquée pour les y faire entrer et nourrir les réseaux salafistes. À Sarcelles, par exemple, il avait fait venir une association qui donnait des cours de soutien dans les appartements et il l’avait fait entrer dans la mosquée. C’est cette association qui avait défrayé la chronique il y a quelque temps : ils avaient rasé la tête d’un jeune qui n’avait pas été très correct avec eux…

Lorsqu’un imam, dont la technique est de faire entrer ces réseaux, n’a pas encore pris de force la mosquée, il faut surveiller celle-ci ! C’est pourquoi je suis un peu étonné quand vous dites – je résume – que la mosquée de Gonesse n’était pas réellement surveillée, parce qu’elle n’avait pas basculé complètement. Comment fait-on pour les mosquées qui sont en train de basculer ou quand on sait que des imams tentent d’en faire basculer ?

Mme Lucile Rolland. Même si nous instaurons une surveillance de cette mosquée, nous devons utiliser un outil : il s’agira de l’entrave administrative dans un cas comme celui-là, ou encore de l’entrave judiciaire lorsqu’il y a une commission d’infraction, comme cela avait été le cas pour Hilali – je crois toutefois savoir que l’affaire de fraude fiscale n’avait pas abouti.

M. François Pupponi. On nous a dit qu’il avait pris six mois avec sursis.

Mme Lucile Rolland. L’entrave administrative devra se fonder sur les outils qui nous sont donnés : soit la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT,…

M. François Pupponi. Ne pensez-vous pas qu’une mosquée qui serait en train de basculer mériterait une surveillance particulière ? Vous avez dit que vous ne surveilliez pas cette mosquée parce qu’elle n’avait pas basculé complètement : ne faudrait-il pas rajouter un critère de surveillance d’une mosquée qui serait l’objet d’une OPA de ces réseaux ?

M. le président Éric Ciotti. Est-elle d’ailleurs davantage surveillée, désormais ? Avez-vous modifié le classement ?

Mme Lucile Rolland. Ce n’est pas un classement mais il est évident qu’après ce qu’il s’est passé, le SDRT95 portera une attention plus soutenue à cette mosquée. Le simple fait que M. Hilali n’ait pas été renvoyé, contrairement à ce qui avait été préconisé par le bureau de l’association gérant la mosquée, démontre que c’est lui qui a gagné : c’est le président de l’association lui-même qui a été renvoyé.

M. le président Éric Ciotti. Pour conclure, avez-vous désormais accès au FSPRT ?

Mme Lucile Rolland. Oui, nous y participons depuis sa construction.

M. le président Éric Ciotti. Donc tous les services territoriaux y ont également accès ?

Mme Lucile Rolland. Oui, ils l’alimentent au fur et à mesure des surveillances qu’ils réalisent.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez évoqué tout à l’heure la problématique extrêmement préoccupante des troubles psychiatriques constatés chez 20 % des personnes que vous suivez. Auriez-vous une préconisation en la matière concernant la rupture du secret médical ? Faut-il instaurer une information systématique, un signalement et, le cas échéant, de quelle nature ?

Mme Lucile Rolland. C’est le principal sujet : les agences régionales de santé participent aux GED mais elles-mêmes n’ont pas forcément la possibilité de nous donner les informations qui nous intéressent et qui relèvent strictement du secret médical. Le fait que telle personne arrête de prendre ses médicaments constitue pour nous un signal de dangerosité justifiant une surveillance accrue.

Concrètement, il faudrait une loi mais je ne sais pas ce que l’on pourrait y mettre : il serait nécessaire d’étudier cela avec les autorités médicales de manière à calibrer le dispositif. Il ne faudrait pas se retrouver avec 40 000 signalements, parce que nous ne saurions pas les gérer. Nous devrons élaborer des propositions sur ce point.

M. le président Éric Ciotti. Notre commission a également vocation à formuler des propositions sur ce point, qui constitue une piste de travail.

Mme Lucile Rolland. Il existe une brèche dans le secret médical pour les violences faites aux femmes : ne peut-on imaginer un système équivalent, même s’il n’y a pas en l’occurrence de personne battue et présentant des traces ?

M. le président Éric Ciotti. Estimez-vous pertinent le rattachement administratif de votre service de renseignement territorial au sein de la sécurité publique et, plus globalement, au sein de la DGPN ? Le rattachement à la sécurité publique vous place-t-il à un échelon de coordination ? Vous avez souligné tout à l’heure que les gendarmes étaient présents dans vos services, alors que vous êtes un élément de la DGPN.

Mme Lucile Rolland. Venant de la DGSI, j’ai trouvé cela au départ un peu baroque. Cependant, j’ai rapidement vu l’intérêt que nous avons à être au sein de la sécurité publique : même si l’on crée des structures de coordination et que l’on impose une obligation de coopérer, on ne coopère jamais mieux que quand on est sous la même tête.

Le fait que nous soyons au sein de la sécurité publique permet à nos services de se trouver à l’intérieur des commissariats. Je dis fréquemment qu’il y a un outil indispensable : la machine à café. Autour de la machine à café, les gens vont parler. Les policiers en uniforme discutent beaucoup plus facilement avec mes collaborateurs territoriaux dans la mesure où nous faisons partie de la même direction, parce que nous sommes ensemble. Nous faisons des stages, nous les invitons à venir voir chez nous ce que nous faisons et nous invitons nos propres collaborateurs à aller chez eux voir ce qu’ils font.

J’ai connu le temps des renseignements généraux où nous étions regardés avec mépris par ce qui s’appelait à l’époque les polices urbaines, qui estimaient que nous faisions un travail de journaliste. Le fait que nous soyons au sein de la sécurité publique n’a pas complètement éradiqué ces a priori, mais cela les a quand même grandement diminués. Dans la mesure où nous sommes d’abord et avant tout un service de renseignement d’ordre public, nos collègues de la sécurité publique ont vu tout l’intérêt qu’ils avaient à nous associer pleinement à leur travail et à nous considérer comme faisant véritablement partie de leur direction, par exemple concernant les gilets jaunes ou l’organisation du sommet du G7 à Biarritz. Cela facilite l’échange d’informations, qui est absolument indispensable puisque nous sommes un service qui s’occupe des menaces de bas niveau – ce terme n’est pas du tout péjoratif : il concerne tout ce qui « enquiquine » le citoyen au quotidien.

Étant au sein de la sécurité publique, nous avons accès à toutes les informations, y compris à la main courante informatique de la sécurité publique, qui peut nous donner une cartographie des violences urbaines – cela fait aussi partie de nos missions. Cela nous permet de situer notre travail véritablement dans le quotidien de la police et de la gendarmerie puisque cet échange existe également au sein des antennes du renseignement territorial.

M. le président Éric Ciotti. Je vous remercie beaucoup pour ces réponses et pour le tableau que vous nous avez dressé : nous vous exprimons notre gratitude.

 

La séance est levée à 15 heures 35.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Florent Boudié, M. Éric Ciotti, M. Éric Diard, M. Jean-Michel Fauvergue, M. Raphaël Gauvain, Mme Marie Guévenoux, M. Meyer Habib, M. Guillaume Larrivé, Mme Constance Le Grip, Mme Marine Le Pen, Mme Alexandra Louis, M. Jean-Michel Mis, Mme George Pau-Langevin, M. François Pupponi, Mme Alexandra Valetta Ardisson, Mme Laurence Vichnievsky

Excusés. - M. David Habib, M. Stéphane Trompille, M. Guillaume Vuilletet