Compte rendu

Mission d’information sur l’émergence
et l’évolution des différentes formes de racisme
et les réponses à y apporter

– Table ronde, ouverte à la presse, pour une approche historique, réunissant : M. Frédéric Régent, historien, maître de conférences et directeur de recherche, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) ; M. Benjamin Stora, historien, professeur émérite des universités.              2


Mardi
30 juin 2020

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 2

session ordinaire de 2019-2020

Présidence de
M. Robin Reda,
Président

 


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La séance est ouverte à 17 heures 10.

La mission d’information organise une table ronde, ouverte à la presse, pour une approche historique, réunissant :

  M. Frédéric Régent, historien, maître de conférences et directeur de recherche, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) ;

– M. Benjamin Stora, historien, professeur émérite des universités.

M. le président Robin Reda. Je vous propose de démarrer cette première audition tenue dans le cadre de cette mission d’information, qui a été créée par la conférence des présidents, sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses que nous comptons proposer.

Madame la rapporteure, nous ouvrons aujourd’hui notre première phase d’auditions, avec l’objectif d’entendre des universitaires qui sont issus de différentes disciplines, principalement évidemment des spécialistes des questions de racisme, d’antisémitisme et d’histoire coloniale.

Nous avons tous à cœur, dans cette mission, de nous approprier les connaissances issues de la science pour mieux analyser et combattre ce phénomène complexe du racisme qui a émergé et s’est développé sous plusieurs influences à travers les siècles et qui a muté, alors qu’il paraissait devoir s’éteindre.

Notre lourde tâche est de dépassionner un sujet « épidermique », d’actualité, d’éviter les propos convenus, simplistes mais sans aveuglement sur les origines et les causes, en prenant du recul, afin de dresser un tableau complet et objectif de ce que peut être le racisme ou les racismes, aujourd’hui, en France.

Les manifestations contre le racisme sont au cœur de l’actualité internationale et nationale, avec les conséquences des actes violents commis par des détenteurs de l’autorité publique aux États-Unis. Les revendications apportées outre-Atlantique revêtent, pour notre pays, comme dans de nombreuses autres démocraties, une acuité particulière et nous obligent à repenser les fondements de notre État de droit, conçu depuis les Lumières pour traiter les êtres humains à égale valeur.

Pour commencer cette série d’auditions, nous accueillons avec plaisir et honneur M. Frédéric Régent, historien, maître de conférences et directeur de recherche à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du conseil scientifique de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti LGBT (DILCRAH). Il est aussi l’ancien président du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. Vous avez publié chez Tallandier, en 2019, un ouvrage intitulé Propriétaires d’esclaves, les maîtres de la Guadeloupe du début de la colonisation à la seconde abolition.

Nous accueillons également M. Benjamin Stora, historien et professeur émérite des universités, ancien président du conseil d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration. Vous avez publié, en mars dernier, aux éditions Robert Laffont, Une mémoire algérienne, qui permet notamment de réunir six de vos publications antérieures.

Nous vous proposons de prendre la parole pour un propos liminaire suivant la chronologie de vos spécialités, puisque M. Régent est spécialiste de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation pour la période du XVIIe au XIXe siècle et M. Stora spécialiste l’histoire du Maghreb contemporain, des guerres de décolonisation et de l’histoire de l’immigration maghrébine en France.

M. Frédéric Régent, maître de conférences et directeur de recherche, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Mon propos liminaire portera sur l’articulation entre esclavage et racisme. De manière intuitive, nous faisons tous le lien entre esclavage et racisme. En tout cas, c’est le constat que l’on fait en interviewant des gens ou en regardant les réseaux sociaux. Ces deux phénomènes sont liés et je voudrais essayer de montrer comment ils s’articulent.

Il y a des débats, au sein des historiens, entre ceux, peu nombreux, qui pensent que le racisme précède l’esclavage, qu’il est la cause de l’esclavage des Noirs et ceux qui, au contraire, pensent que le racisme est la conséquence de l’esclavage. D’ailleurs, c’est plutôt mon point de vue. Je dirais même que le racisme est l’une des conséquences de la disparition de l’esclavage, du fait du remplacement d’un système de domination par un autre.

L’esclavage s’est développé dans des colonies européennes, d’abord espagnoles et portugaises, mais il était pratiqué à la fin du XVe siècle dans la péninsule ibérique, au Portugal et en Espagne. Les esclaves qu’on y trouvait pouvaient aussi bien être des esclaves slaves que des esclaves musulmans. La reconquête de l’ensemble de l’Espagne par les Espagnols catholiques s’achève en 1492 et un certain nombre de prisonniers de guerre de cette Reconquista sont réduits en esclavage. À partir des années 1440, les Portugais explorent l’Afrique et commencent à y acheter des esclaves. Un système d’esclavage se met donc en place, mais ce n’est pas un esclavage qui accorde une préférence à une couleur ou une autre. Il se fait en fonction des possibilités d’achat d’esclaves.

En 1453, un événement va couper l’approvisionnement des esclaves slaves dans la péninsule ibérique, c’est la prise de Constantinople par les Turcs. À partir de ce moment-là, il n’y a plus d’esclaves slaves qui arrivent sur les marchés d’esclaves espagnols. À l’inverse, le marché des esclaves africains se développe fortement.

Lorsque la colonisation et la conquête de l’Amérique, y compris les Antilles, commencent à partir de 1492, la mise en esclavage des Amérindiens se développe. Les Amérindiens connaissent alors une forte dépopulation. Pour vous donner un exemple, l’île d’Hispaniola, qui correspond à la République dominicaine et à Haïti, comptait environ un million d’habitants en 1492 ; en 1570, elle n’en dénombre plus que 120. Un choc microbien a sévi, les virus apportés par les Européens ont décimé l’ensemble de la population amérindienne. C’est le facteur principal, plus que les massacres et la conquête, qui explique cette forte réduction de la population amérindienne. Afin de disposer de main-d’œuvre suffisante, les Espagnols et les Portugais vont avoir recours à l’esclavage d’Africains pour remplacer cette main-d’œuvre indienne qui a disparu.

Dans les années 1620, les Français se lancent dans la colonisation. Ils colonisent les Antilles, la Guadeloupe, la Martinique et ils vont avoir recours à deux types d’exploitation. D’une part, l’exploitation d’engagés européens, donc de Français qui sont sous des contrats de servitude qui durent trois années, qui peuvent être vendus de gré à gré jusqu’à l’achèvement de la durée de leur contrat. C’est une forme de servitude à durée déterminée. D’autre part, l’exploitation d’esclaves africains qui, eux, ont une servitude à durée indéterminée.

À quel moment apparaît la race dans ce phénomène-là ?

Dans les premiers documents de l’époque, lorsque l’on doit désigner les gens, on n’emploie pas du tout le terme de « race » mais ceux de « Français », de « nègre » et, pour qualifier les rares Amérindiens survivants, de « sauvage ».

Lorsque la législation sur l’esclavage se met en place, c’est d’abord une législation locale. Sous l’impulsion de Colbert est préparé l’édit de mars 1685, qui est adopté deux ans après sa mort. Il met en place ce que l’on appelle l’ordonnance sur la police des nègres – « police » voulant dire, sous l’Ancien régime, administration. Ce document est important parce qu’il définit les droits et devoirs des maîtres par rapport aux esclaves. Cet édit de mars 1685 sera appelé par un éditeur parisien en 1718 – soit trente-trois ans après – « code noir ». Ce document est souvent considéré comme étant à l’origine du racisme. Or, dans ce document, le terme de « blanc » n’apparaît pas. Le terme « d’esclave » apparaît, le terme de « nègre » apparaît et les deux termes sont d’ailleurs pris l’un pour l’autre et souvent synonymes. Mais nous constatons dans ce texte que l’esclave qui est affranchi a les mêmes droits que celui qui est né libre. C’est un débat qui existe à cette époque-là pour savoir s’il faut placer dans une situation d’infériorité juridique la personne qui sort de l’esclavage. L’édit de mars 1685, voulu par Colbert, décide que les gens affranchis auront les mêmes droits, devoirs, privilèges et immunité que les personnes libres.

Il ne fait pas de distinction entre les libres, qu’ils soient noirs ou blancs. Toutefois, très rapidement, dans la pratique, une ségrégation va se mettre en place entre les libres blancs et les libres non blancs. Pourquoi cette ségrégation se met-elle en place ? L’une des raisons est qu’elle va être voulue par l’administration. Le XVIIIe siècle connaît une forme de réaction nobiliaire et un certain nombre de préjugés aristocratiques sont transposés dans les colonies. Par exemple, l’un des premiers débats est de savoir si l’on peut donner la noblesse à quelqu’un qui est d’ascendance esclave. Finalement, il est décidé qu’il n’est pas possible de donner la noblesse à quelqu’un qui aurait eu un ancêtre esclave africain. En revanche, si on descend d’un Amérindien, on peut obtenir la noblesse car il n’y a pas cette tache de l’esclavage.

Lorsqu’on emploie le terme de race au XVIIe siècle, c’est surtout pour parler de familles, de lignées. D’ailleurs, dans le code noir, le terme de « race » est employé trois fois pour parler des rois de France : les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens, présentés comme trois races de rois successives. Le terme de « race » n’est donc pas du tout employé pour désigner des catégories de population. D’ailleurs, les rares fois où il est employé au XVIIIe siècle, c’est plutôt pour essayer de parler de « famille ».

Le terme de « race » va devenir un terme désignant un groupe de population au milieu du XVIIIe siècle, avec les naturalistes, et notamment Buffon qui emploie ce terme et a une vision très particulière de la race. Il existe alors un débat qui va presque durer un siècle pour savoir si, à l’origine, l’homme était noir ou blanc. Buffon pense qu’à l’origine, l’homme est blanc et qu’une partie de la population, en raison du climat et de la culture, a, selon ses termes « dégénéré » et est devenue noire, mais qu’il est possible, par la culture, l’alimentation et les bonnes mœurs, de la « régénérer » et de la faire redevenir blanche. À cette époque, la notion de race est très fluctuante. Certains considèrent qu’il y a une espèce humaine qui a la même origine – c’est ce qu’on appelle le monogénisme – mais ils considèrent malgré tout qu’il y a des inégalités qu’il est possible de gommer parce qu’elles ne sont liées qu’à la culture, au climat ou à l’alimentation.

Un changement va s’opérer à la fin du XVIIIe siècle, au moment où l’esclavage est aboli – la première abolition datant de 1794. Dans les milieux scientifiques se développe un discours raciste, fixiste. Certains, comme Cuvier ou Virey, considèrent qu’il est impossible de « régénérer » les Noirs. Virey, qui publie un essai sur l’espèce humaine en 1801, dénombre cinq races : les Européens occidentaux, les Européens d’Europe de l’Est, une troisième race dans laquelle il met à la fois les Arabes, les Chinois, les anciens Aztèques, Mayas, Incas et Égyptiens, une quatrième race formée des Nègres et Cafres et une cinquième race, assez étonnante, qui regroupe à la fois les Hottentots et les Lapons. Ces races sont définies selon des critères de civilisation. La doctrine de Virey repose sur l’idée que chaque groupe humain a un potentiel de civilisation. Les Égyptiens, les Incas, les Aztèques avaient ce potentiel et l’ont atteint en premier. Mais ils n’ont pu aller plus loin et ont été dépassés par les Européens occidentaux. Virey estime que les Hottentots et les Lapons ne sont pas civilisables et qu’ils sont fixés dans leurs défauts physiques et moraux. Sur la question du métissage, Virey estime que dans le cas d’un métissage, les deux personnes de races différentes se retrouvent dans un « milieu ». Une personne de la première race mélangée avec une personne de la cinquième race, donne une personne de la troisième race. Il classe donc les mulâtres parmi les anciens Egyptiens, les anciens Incas, les Chinois, les Arabes et les Aztèques. Ce discours va progressivement devenir dominant parce que des acteurs comme Cuvier vont peu à peu maîtriser les grandes institutions scientifiques.

Plus tard, des auteurs comme Gobineau vont établir une classification à quatre races. Ce discours sera d’ailleurs répété très souvent. C’est par exemple le cas avec le Tour de la France par deux enfants qui évoque les races rouge, jaune, noire et blanche. Ce discours sur les races sera repris politiquement, notamment par Jules Ferry, pour justifier la colonisation, présentée comme un devoir pour les races supérieures de civiliser les races inférieures. À cette époque, il s’oppose fortement, cela doit être rappelé, à un homme politique comme Clémenceau, qui déclare que les Allemands se considèrent aussi comme appartenant à une race supérieure à la race française.

Le développement de l’idée de race et de l’utilisation du concept de race est observé concomitamment au recul de l’esclavage, à la fois au travers du mouvement abolitionniste et des abolitions effectives. La race devient un instrument pour perpétrer différemment une inégalité. Dans une société esclavagiste, l’inégalité est fondée sur le statut juridique des individus. Par la suite, l’inégalité est fondée sur une origine naturelle supposée différente des individus. Le passage de l’inégalité juridique à l’inégalité des qualités et des caractéristiques physiques et morales est lié au « préjugé de couleur ». En effet, si les esclaves affranchis étaient, en droit, les égaux des Blancs, une législation a rapidement établi une inégalité juridique qu’on a appelée le « préjugé de couleur » et qui a placé ces esclaves dans une situation inférieure.

C’est au moment où l’esclave devient affranchi, pour une minorité d’entre eux, que ses droits sont rognés et qu’on essaie de l’enfermer dans une catégorie à part. La race est donc le prolongement de ce qu’on appelle le « préjugé de couleur ». Le terme de race commence d’ailleurs à être vraiment mobilisé très fortement au début du XIXe siècle. Dans tous les écrits, nous voyons « race nègre », « race noire ». Le terme est très fréquemment employé.

Ce phénomène est aussi lié au traumatisme provoqué par l’indépendance de Saint-Domingue, qui devient Haïti en 1804 et qui était la principale colonie française. Cela suscite une forme d’incompréhension : comment se fait-il que des hommes, esclaves peu de temps auparavant, aient pu se libérer, vaincre l’armée napoléonienne qui jusqu’à cette date, n’avait encore jamais été vaincue ? Selon l’idée qui se développe, ces hommes ont gagné, parce qu’ils sont d’une autre race que les Européens. Un discours d’animalisation émerge, on parle de « tigre », de « férocité animale », qui permettrait d’expliquer leur victoire.

Selon moi, voilà comment les notions d’esclavage et de racisme s’articulent. Pour conclure en une phrase, le racisme est ce qui se substitue à l’esclavage lorsque celui-ci disparaît des sociétés coloniales, afin de préserver un mode de domination pour la catégorie dominante, formée majoritairement par des Blancs. Mes travaux montrent que beaucoup de ces Blancs sont métissés, mais ils ont le statut de Blanc.

M. Benjamin Stora, professeur émérite des universités. Je vous remercie pour votre invitation. Frédéric Régent vient de vous faire un exposé magnifique sur la façon dont se sont construits les paysages idéologiques aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle, dans la fabrication d’un racisme qui va ensuite se transférer dans les positions coloniales françaises sous la forme d’une hiérarchisation communautarisée de différents groupes d’individus, avec une sorte de construction pyramidale partant de ceux qui sont au sommet de cette construction idéologique pour arriver jusqu’en bas, aux indigènes. Je ne vais pas, du fait du délai très contraint dans lequel j’ai eu connaissance de ce format d’audition, ici refaire une telle synthèse historique sur la période postérieure mais vous présenter des idées et réflexions à partir de ma propre expérience de chercheur et d’enseignant.

En tant que chercheur d’abord, cela fait très longtemps que je travaille sur l’histoire coloniale, l’histoire du Maghreb contemporain, l’histoire de la guerre d’Algérie et je constate qu’il y a eu une progression très nette du savoir de cette histoire, depuis une trentaine d’années. Nous ne sommes plus sur un territoire vierge, bourré de préjugés, empli de clichés. On observe une progression incontestable de la connaissance de cette histoire à travers la progression académique, la progression des témoignages, des livres, etc., dans la société française. Le problème tient au fossé entre la progression de ce savoir académique très important et la perception de ce savoir qui peut exister dans les jeunes générations aujourd’hui. Tout le problème réside pour moi dans cette forme de divorce. Frédéric Régent vient de nous donner une magnifique illustration de la connaissance que nous pouvons avoir de la naissance de l’esclavage et du racisme. Il y a cependant une difficulté à transmettre le savoir académique de génération en génération. En d’autres termes, je pourrais presque dire que plus le savoir académique a progressé et progresse encore, plus, au contraire, nous constatons une difficulté croissante pour les jeunes générations, s’agissant du vécu notamment et de la sensibilité de ce vécu. En effet, on ne sait rien de cette histoire, une amnésie règne en France au sujet de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Ainsi, la sensibilité sur l’histoire de la colonisation et de l’esclavage demeure très forte malgré la progression du savoir académique.

Pourquoi cette difficulté ? Je ne vais pas faire un tableau historique, je vous renvoie pour cela à mes livres. Premièrement, pendant très longtemps, dans l’Éducation nationale, nous avons transmis une histoire exclusivement nationale qui n’était pas une histoire des autres à l’intérieur du récit national. Un vrai retard a été pris. L’histoire de la colonisation, l’histoire de la décolonisation, l’histoire des guerres de décolonisation n’ont été que très récemment intégrées dans les manuels scolaires et par conséquent, dans les sujets de l’agrégation, du CAPES et du baccalauréat. Ce constat ne signifie pas que les enseignants n’ont pas individuellement essayé de forcer le blocus de cette absence de savoir, ce n’est pas la question. Le problème est la non-prise en charge par l’État de cette transmission du savoir académique et de ce passage de cette accumulation de savoirs à l’intérieur de l’Éducation nationale, de sorte que nous avons pris un retard de plusieurs générations. Ces générations qui n’ont pas eu connaissance de ce savoir sont devenues des adultes qui, à leur tour, ont transmis à leurs enfants le fait qu’il y avait une situation d’amnésie autour de ces histoires.  Une sorte d’engrenage mémoriel s’est donc mise en place.

Deuxièmement, avec le développement massif des connaissances historiques, non pas par le biais traditionnel de l’Éducation nationale mais par le biais des familles, d’Internet et des réseaux numériques, d’autres histoires arrivent. Ce sont des histoires qui sont soit exclusivement à base religieuse, soit des histoires de reconstructions fantasmées, soit des histoires de témoignages individuels pris comme des récits collectifs. Il s’agit d’un défi très difficile à surmonter à l’intérieur de la société française.

Enfin, il y a un autre défi, celui du retard pris par les sociétés anciennement colonisées pour parvenir à la repossession de leur propre histoire, c’est-à-dire la reconquête de leur histoire à eux, non pas sous la forme de récit fantasmé, héroïsé, unanime mais sous la forme d’une histoire plurielle, d’une histoire démocratique, d’une histoire compliquée, d’une histoire contradictoire. Or, il est bien évident que ces histoires venant de l’autre côté, qui sont des histoires uniformes, univoques, ont été transmises par le biais des processus migratoires. Nous avons donc une histoire qui n’est pas complexe, mais très simplifiée, qui vient d’une rive à l’autre de la Méditerranée par l’intermédiaire des récits de propagandistes, de migrations, etc.

Il existe aussi un problème d’invisibilité de ce qu’on appelle aujourd’hui les minorités ethniques dans un paysage médiatique central au niveau des images. Je regardais les résultats des élections dimanche soir dernier, comme tout le monde, à la télévision : personne ne représentait une minorité quelconque.  Sur aucune des chaînes, aucun acteur politique important n’appartenait à une minorité. J’ai peut-être mal regardé ce soir-là, une personne m’a peut-être échappé. En outre, la question soulevée par la société française aujourd’hui, et massivement par la jeunesse française, n’a jamais été évoquée dans le débat. Le débat a eu lieu sans faire référence aux manifestations massives, je le répète, de la jeunesse française aujourd’hui sur la question du racisme. C’est un débat qui n’existait pas. C’est comme si cette histoire était une histoire séparée, une histoire d’ailleurs. Je n’ai pas compris, j’ai écouté, j’ai essayé d’entendre et il n’y avait pas cette perception que j’ai pu ressentir de nos débats actuels.

Nous avons donc selon moi une très grande difficulté à penser que la jeunesse d’aujourd’hui se saisit d’une histoire qui n’est plus celle de l’histoire des adultes et qu’un fossé de génération est en train de se creuser. J’ai été professeur pendant trente-cinq ans à Paris 8 Saint-Denis, à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et à Paris 13 Villetaneuse. J’ai enseigné dans des amphithéâtres réunissant 300 à 400 élèves. Je n’ai pas enseigné à Sciences Po ou Polytechnique. Pendant trente-cinq ans, j’ai eu un public qui n’avait qu’une seule idée en tête : pourquoi l’histoire de nos grands-parents n’est pas connue, ni enseignée, ni transmise, soit par l’Éducation nationale, soit par les médias, soit par les hommes politiques de ce pays ? Ces élèves avaient le sentiment que l’histoire de leurs parents, grands-parents ou arrières grands-parents n’était pas connue et n’était pas transmise. Ils avaient l’impression de mener une bataille mémorielle pour imposer l’histoire de leurs ancêtres, de leurs parents et de leurs grands-parents dans l’espace public et dans l’espace politique. Les enseignants ne peuvent pas se substituer à cela. Ils peuvent transmettre, expliquer, dire, donner mais ils ne peuvent pas combler ce sentiment de vide dans l’espace public d’une histoire mémorielle portée par des générations antérieures. C’est un sentiment réel, qui existe dans la jeunesse d’aujourd’hui. Vous n’y pouvez rien.

Ces questions sont très importantes et méritent d’y réfléchir. D’autant que la France ne peut pas vivre seule parce qu’il y a l’échelle internationale, l’histoire de George Floyd a été un cataclysme extraordinaire, au sens premier du terme, qui a touché la jeunesse du monde entier. Prononcer le nom de George Floyd aujourd’hui, c’est parler à la jeunesse du monde entier. Dans tous les pays, cela a frappé, choqué, créé un élan aussi dans la façon de réagir, de résister et de refuser. La jeunesse française est prise dans un système nouveau de références historiques et de valeurs qui ont non seulement trait au racisme, mais aussi à l’écologie, aux rapports hommes-femmes, à la question de l’égalité et donc de l’inégalité qui existait dans l’ancien temps, avec le sentiment, faux bien sûr, que cet ancien temps existe toujours dans le nouveau temps. La France n’est pas une société coloniale, ce serait une erreur extraordinaire de le croire.

Le problème que nous rencontrons, c’est la sensation ou la sensibilité sur le plan subjectif de ce transfert dont il faut avoir conscience.

Bien entendu, l’histoire de France ne peut pas se résumer à l’histoire d’une colonisation portée simplement par une partie de la société française, parce qu’il a existé, dans cette société française, des leaders, des élites, des intellectuels qui ont refusé le système colonial, de Georges Clemenceau à Pierre Vidal-Naquet, d’Aimé Césaire à Jean-Paul Sartre, d’André Gide (Voyage au Congo) à André Mandouze, de Pierre-Henri Simon, etc. Il y a eu toute une France de l’anticolonialisme, jusqu’au général de Gaulle qui a refusé de céder aux ultras de la colonisation qui ne voulaient pas de l’indépendance de l’Algérie et il a failli en mourir d’ailleurs, du fait des attentats dirigés contre lui. C’est cette France-là qu’il faut faire connaître, cette France-là qu’il faut valoriser et qu’il faut transmettre aussi. Parce que, si nous avons des déficits de transmission sur l’histoire coloniale, nous avons également des déficits de transmission sur l’histoire anticoloniale ou le refus de la colonisation portée aussi par des hommes politiques, des hommes d’État et des intellectuels. Que de travaux à mettre en œuvre dans cette enceinte de l’Assemblée nationale !

M. le président Robin Reda. Je vous remercie Messieurs pour vos propos très intéressants, ainsi que pour votre réactivité pour la tenue de cette audition. Je cède la parole à Mme la rapporteure et aux collègues qui le souhaitent, pour ouvrir une série de questions.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci beaucoup à tous les deux. Vous êtes les premières personnes auditionnées pour cette mission. Nous avons tout de suite senti que les universitaires pourraient nous aider à délimiter le sujet, parce que le nom de la mission est très large : « l’émergence et l’évolution des nouvelles formes de racisme et les solutions à y apporter ». Nous allons pouvoir parler de nombreux sujets, du logement à l’emploi en passant par l’éducation et la mémoire. Nous avons tenu à commencer par les universitaires pour nous éclairer et pour nous aider peut-être aussi à cerner les champs de cette mission. Merci aussi pour ce plongeon aux racines du racisme, qui nous permet de commencer par l’origine du mal.

Vous avez tous les deux évoqué l’importance de la connaissance de l’Histoire pour comprendre le racisme actuel ou le racisme tel qu’il se définit actuellement. Nous sommes attentifs au sujet du ressenti, et notamment du ressenti des jeunes.

Vous avez évoqué cette forme de domination qui avait existé au moment de la colonisation et indiqué que le racisme s’était substitué à l’esclavage. Pour vous, le racisme actuel, tel que les jeunes le vivent aujourd’hui repose-t-il toujours sur ce fondement, le racisme est-il là pour maintenir une forme de domination ?

Si, à une époque, le racisme avait un fondement scientifique, aujourd’hui et depuis plusieurs décennies, ce n’est plus le cas, le racisme scientifique a été largement balayé. J’aimerais savoir comment perdure cette sensation aujourd’hui, dans notre histoire contemporaine.

J’aimerais aussi revenir sur cette notion de subjectivité qui est très intéressante. Pour vous, une des clés de ce ressenti raciste serait le contenu de nos cours, de nos programmes scolaires, de nos concours, donc une meilleure connaissance de l’histoire. Si je comprends bien, la question de la transmission doit être posée non seulement au niveau de ceux qui auraient un préjugé raciste, mais aussi au niveau de ceux qui sont victimes du préjugé raciste ?

M. Frédéric Régent. Dans la perpétuation de cette idée que les gens sont victimes de racisme, il y a d’abord un constat d’inégalités sociales et le fait que les gens expliquent davantage leur situation par rapport à leur identité que par rapport à leur position sociale et par rapport à des phénomènes de reproduction sociale. Je vais juste donner un exemple. Je suis descendant d’esclaves et si je regarde le cheminement de l’histoire familiale, l’arrière-grand-père de ma grand-mère était esclave. Au moment de l’abolition, ils n’avaient rien, juste leur force de travail et finalement, le plus souvent, ils n’ont transmis qu’une micropropriété ne dépassant pas un hectare à leurs très nombreux enfants (7 ou 8 enfants en moyenne). Pour vous montrer comment se perpétuent les inégalités socioculturelles, mon père n’a commencé sa scolarité qu’à l’âge de huit ans et l’a finie à quatorze ans. La mère de mon épouse, qui est elle aussi issue de cette histoire-là, ne savait ni lire ni écrire. Je vous parle là des Antilles, de la Guadeloupe, des gens qui étaient en âge d’être scolarisés dans les années 1950.C’est donc ce bagage social et culturel qu’ils transmettent à leurs enfants. Finalement, les personnes pensent que leur place dans la société, alors qu’elles aspirent à une meilleure place, est ramenée à leur couleur.

Un autre phénomène très important joue actuellement : les gens sont de plus en plus enfermés dans des identités de communautés virtuelles par les réseaux sociaux. Je trouve que ce qu’on peut voir sur Facebook ou Instagram est vraiment atterrant. Tout le monde s’y fait historien. On raconte des histoires, on vous explique que la France est raciste, qu’elle l’a toujours été. On crée une forme de continuum, on sort tous les exemples de bavures policières qui peuvent exister, tous les exemples de discriminations qui peuvent exister et, d’une somme d’exemples, on crée un discours racialiste global. Le problème des réseaux sociaux, c’est que sur votre fil d’actualité, quand vous êtes sur Instagram ou Facebook, vous recevez toujours le même type d’informations. Ainsi, un identitaire d’extrême droite ne recevra que des informations le confortant dans son identité politique.

Nous avons vraiment une conjonction de plus en plus grande, du fait à mon sens du recul des idéologies politiques, pour une mise en avant des identités et de ces communautés virtuelles. Si on veut lutter contre le racisme, il y a d’abord un travail considérable à réaliser et je dirais presque que c’est à l’algorithme de Facebook qu’il faut s’attaquer. Étant antiraciste, je reçois des informations antiracistes et, ayant reposté des commentaires sur l’antisémitisme, des contenus relatifs à la lutte contre l’antisémitisme. Le fil d’informations ne fait que me conforter mécaniquement par le biais des algorithmes.

Je partage complètement ce qu’a dit Benjamin Stora sur l’éducation. L’esclavage n’est dans les programmes scolaires que depuis les années 2007-2008. C’est vrai que toutes les générations antérieures sont passées à côté de ce sujet. Même quand c’est au programme, parfois les étudiants nous disent qu’ils ne l’ont pas étudié, donc un travail doit être réalisé.

Les inégalités sociales, surtout lorsqu’elles sont marquées dans la couleur ou l’origine, et c’est le cas des immigrés de la deuxième ou troisième génération, font que, par des phénomènes de reproduction socioculturelle, les enfants de pauvres sont des enfants de pauvres, mais les gens raccrochent leur pauvreté à leur couleur et non au fait que leurs parents étaient pauvres. Il faut donc lutter contre les inégalités sociales, c’est un point important.

M. Benjamin Stora. Pour vous répondre sur cette sensation de relégation et de discrimination, je souligne qu’il est certes question de subjectivité, mais il y a quand même la réalité aussi. Il existe des réalités de discrimination, je ne m’y attarde pas, nous connaissons tous la question des discriminations à l’entrée des discothèques et les débats sur le testing pour les CV à l’embauche ou encore les statistiques ethniques. Ces débats sont très anciens et j’échangeais déjà à ce propos avec M. Yazid Sabeg, qui était commissaire à la diversité et à l’égalité des chances de 2008 à 2012.

Il y a aussi, j’insiste sur ce point, le problème de la sensation d’une histoire fantasmée, c’est-à-dire d’une histoire reconstruite, d’une histoire qui se véhicule, qui se transmet à travers les réseaux sociaux, via des communautés fermées, des communautés qui ne se mélangent pas, qui partagent les mêmes valeurs et les mêmes idéologies.

Comment briser cette communautarisation via les réseaux sociaux ? Il faut créer des postes dans l’Éducation nationale centrés sur ces questions qui touchent à la question de l’histoire des autres, de l’histoire coloniale et de l’histoire de l’esclavage, ce que nous avons appelé le « postcolonial ». Nous ne pouvons pas ne pas en tenir compte. Des postes de professeurs et de maîtres de conférences doivent aussi être créés dans les universités. Il faut une sorte de « plan Marshall » de recrutement d’enseignants dans le supérieur et dans le secondaire, centré sur ces questions. Nous ne devons prendre aucun retard sur cette question. On ne fait rien car on pense que l’enseignement du « postcolonial » amènera au « décolonial ». Or, tant qu’il n’existe pas un savoir académique suffisamment enraciné, ancré et transmis, le problème des histoires fantasmées se posera. Et c’est là la responsabilité de l’enseignement supérieur. Le nombre de professeurs spécialistes de l’histoire du Maghreb contemporain en France est un chiffre ridicule, il n’y en a que cinq en France. Je ne parle que des professeurs Ce n’est rien par rapport à la question scolaire. Cela commence par les professeurs d’université, les maîtres de conférences, les directeurs de recherche, ensuite, il y a les concours. Si nous « redescendons » la pyramide dans la transmission du savoir, nous voyons, au niveau académique, qu’il y a très peu de chercheurs en France et de professeurs d’université qui travaillent réellement sur ces questions-là. Cela laisse le champ libre à ceux qui se proclament historiens sur internet. Parce que si nous avions un pôle académique suffisamment puissant qui puisse parler de ces histoires-là en termes d’histoire coloniale et postcoloniale, à ce moment-là, nous aurions effectivement un répondant, une sorte de contre-pouvoir universitaire réel. Ce contre-pouvoir est très faible voire inexistant aujourd’hui et il est autant plus faible qu’on ne fait pas appel à lui dans ce que nous appelons aujourd’hui les expertises médiatiques. On peut se retrouver à la télévision pour parler de Daech sans savoir parler arabe !

Comme nous avons conçu un contre-pouvoir sur le plan politique, judiciaire ou autre, il faut renforcer le pôle du savoir universitaire académique comme un point de référence par rapport à ce qui circule aujourd’hui via les réseaux numériques. Il faut faire en sorte qu’il soit reconnu, mis en valeur et invité dans la transmission du savoir, en tant que référence. Sinon, n’importe qui se dit historien parce qu’il a lu trois informations sur internet alors qu’il n’a pas passé de concours. On compte beaucoup de pamphlétaires aujourd’hui sur les chaînes de télévision, qui se proclament historiens. Je ne citerai pas de nom mais tout le monde aura compris. Si je me trouvais un jour en face d’une telle personne, je lui dirais : « cher monsieur, je ne vous ai jamais rencontré ni dans un colloque, ni dans un séminaire, ni dans un jury de thèse, ni dans des centres d’archives ». Qu’est-ce qu’un historien ? C’est quelqu’un qui se rend dans des centres d’archives pendant vingt ans, trente ans, qui anime des séminaires, qui dirige des thèses, qui organise des séminaires de recherche, qui fabrique des colloques. Cet historien, ce n’est pas un individu qui arrive à la télé et qui dit : « attendez, je vais vous expliquer ce qu’est la France ». Celui-ci n’a jamais soumis ses publications à ses pairs. Tous les livres qu’il peut publier ne sont jamais soumis à critique, puisqu’il ne veut pas se soumettre à la revue de ses pairs. À partir de là, il se proclame historien !

Vous voyez le problème dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui lorsque nous parlons de sensibilité.

Mme Stéphanie Atger. Je prends la parole pour faire écho à ce qui vient d’être dit sur la nécessaire transmission de l’histoire. J’ai une sensibilité plus particulière sur la transmission de l’esclavage, sans exclure les autres sujets. Il est nécessaire de transmettre ce qu’il s’est passé pendant les périodes d’esclavage. Nous avons le sentiment que c’est assez circonscrit sur les territoires ultramarins, notamment la Martinique, la Guadeloupe, où il faut attendre des lois d’orientation pour l’évoquer.

Je voulais savoir s’il n’y avait que l’école qui pouvait être ce vecteur de transmission d’informations et ce que vous pensiez du vecteur des musées et des mémoriaux, à l’instar du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes ou du « Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage » dit mémorial ACTe en Guadeloupe.

M. Buon Tan. Je vous remercie pour vos exposés très intéressants. Toutes les formes de racisme m’intéressent mais je vais peut-être davantage m’appesantir sur le racisme anti‑asiatique parce que c’est un sujet qui est peu traité et peu connu.

Je voudrais d’abord revenir sur ce que vous avez dit de votre expérience personnelle, M. Régent, pour savoir s’il y a une sorte d’autocensure de vos grands-parents ou arrières grands-parents dans la progression ? Vous disiez tout à l’heure qu’ils aspiraient à mieux, qu’ils pouvaient faire mieux, mais qu’ils pensaient ne pas pouvoir y arriver à cause de leurs origines. Est-ce qu’ils ont rencontré une forme de « plafond de verre » ou est-ce qu’ils se sont imposés à eux-mêmes une espèce d’autocensure ?

Je voudrais également connaître votre position, en tant qu’historien, sur les statistiques ethniques ? Est-ce que c’est un outil nécessaire pour faire progresser le sujet ou est-ce qu’au contraire, cela risque d’engendrer des problématiques ?

Je pense que c’est un sujet important. J’y vois quand même des intérêts mais je comprends tout à fait qu’il y ait des craintes.

Pouvez-vous me dire également si vous avez pu enseigner des sujets qui ne figuraient pas dans les manuels ? Avez-vous la liberté, en tant qu’historien, de combler certaines carences ou, au contraire, êtes-vous tenus par le programme et par les manuels ?

Enfin, j’aimerais savoir comment vous percevez le fait que des pans entiers de l’Histoire soient justement hors des manuels et oubliés. Je pense aux commémorations du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, pendant lesquelles le Président Macron a pour la première fois officiellement remercié les 140 000 travailleurs chinois qui sont venus aider à l’effort de guerre et qui ont été envoyés au front, pour certains. Cette histoire a été oubliée jusqu’à ce que le professeur Yu-Sion Live de La Réunion « l’exhume ». Nous avons commencé à travailler sur le sujet il y a un peu plus de vingt ans, ce qui veut dire que les descendants ont attendu la reconnaissance de l’État pendant un siècle. Je pense que c’est le cas pour nombre d’autres sujets. Pourquoi avons-nous, pendant un siècle, oublié cette partie de l’histoire ?

Mme Michèle Victory. Je vous remercie pour vos interventions. Vous avez parlé de la transmission au niveau de l’université. J’étais enseignante en lycée professionnel. Je trouve vraiment intéressant et passionnant de s’apercevoir que les enseignants s’autocensurent beaucoup sur ces questions, probablement par manque de formation et par crainte aussi d’affronter des discours un peu difficiles, pour lesquels ils n’auraient pas de clés. Je voulais savoir si vous pensez que nous devons aussi travailler à leur niveau, à eux.

Pour ce qui est du lien entre la jeunesse et cette histoire fantasmée que les jeunesses créent, n’est-ce pas pour eux un moyen de répondre à la réalité qui est quelquefois tellement difficile ?

Mme Fadila Khattabi. Vous avez souligné l’importance de la connaissance de notre histoire de manière bien sûr globale, mais détaillée. Il y a une forte attente de la jeunesse de France et cela me semble extrêmement important, si nous voulons construire une société plus sereine et apaisée. Nous avons bien compris le rôle déterminant de l’Éducation nationale. Il va falloir que cette histoire soit enseignée dans nos écoles, dans l’école de la République. Mais nous avons d’autres leviers, comme la représentation politique ou les médias. Quels seraient ces leviers supplémentaires pour vous ?

M. Benjamin Stora. Lorsqu’on traverse des périodes de catastrophe, de guerre d’exil, ou d’esclavage, il y a une tendance à l’autocensure, à ne pas vouloir vivre dans la rumination d’un passé terrible, à essayer d’oublier pour vivre. Je renvoie à Freud sur le sujet de l’oubli. On ne peut vivre sans arrêt en état de choc, de remémoration et dans un travail de deuil interminable. Ceux qui ont affronté ces situations sont quelquefois obligés d’oublier pour survivre. Le problème est que les descendants ne veulent pas vivre dans cet oubli. C’est tout le travail et la difficulté de la juste mémoire, entre le silence des pères et mères et la volonté des enfants de reconquérir cette histoire disparue. C’est dans cet équilibre que s’inscrit tout le travail historique et politique.

Il y a aussi des oublis qui sont fabriqués par des États. Il y a des oublis qui sont fabriqués par des lois, notamment des lois d’amnistie. Sur la guerre d’Algérie, quatre lois d’amnistie ont été votées pour ne juger personne en France. En France, il n’y a jamais eu de procès sur la guerre d’Algérie. L’État a fabriqué un système juridique qui interdit toute poursuite contre des personnes qui auraient pu commettre des exactions. Michel Rocard a essayé de forcer ce blocus, parce qu’il était lui-même un acteur très engagé de la période. Il a essayé avec Pierre Joxe de faire en sorte qu’on puisse modifier le système législatif pour essayer d’engager des poursuites. Il n’y a pas réussi.

La question du politique se pose par rapport à la transmission et la question de l’oubli. Les actes qui sont faits politiquement permettent d’avancer. C’est par exemple le cas du discours de Jacques Chirac à Madagascar en 2006, que personne ne connaît. C’est un discours extraordinaire sur la question du système colonial qui reconnaît le massacre de Madagascar de 1947-1948 qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts. Le discours de François Hollande devant l’Assemblée nationale algérienne en décembre 2012 est très important. Le discours de Nicolas Sarkozy à Constantine en 2008 l’est également et bien sûr, le discours d’Emmanuel Macron, plus récemment.

Ces discours doivent être portés à la connaissance du plus grand nombre par les élus de la République. Il ne peut pas y avoir des discours de chefs d’État que la population ne connaît pas. Des discours ont été faits par les ambassadeurs de France en Algérie, et notamment en 2005, sur ce qui s’est passé à Sétif, et en 2008, sous la présidence de Jacques Chirac. Tous ces discours très importants ne figurent ni dans les manuels scolaires, ni dans les discours publics, ni dans les transmissions étatiques. Il y a aussi un problème de transmission d’une mémoire d’État appliquée à cette histoire. Je rappelle les discours sur l’esclavage et la loi sur l’esclavage qui a été adoptée en 2001 – certes avec des polémiques –, etc. Tous ces gestes accomplis, y compris plus récemment par Emmanuel Macron sur la question de Maurice Audin sont autant de pierres, de gestes, de pas qu’il faudrait essayer de transmettre aux jeunes générations.

Cette Histoire n’est pas uniquement marquée par des acceptations par l’État. Il y a eu des refus. Tout un débat politicien dit : « pas de repentance, pas d’excuse, pas de regret, on ne dit rien, on n’a rien fait ». Sauf que quand vous lisez les discours de Jacques Chirac, de Nicolas Sarkozy, de François Hollande et d’Emmanuel Macron, vous y trouvez une véritable condamnation du système colonial et de l’esclavage. Il existe une espèce de hiatus entre des mots que nous ne prononçons pas, qui sont tabous du point de vue politique et des gestes réels qui sont accomplis. C’est quand même extraordinaire. Quand on m’a demandé de réfléchir à la question de la mémoire franco-algérienne par rapport à la guerre, j’ai commencé par rappeler que de nombreuses initiatives avaient déjà été prises dans la société française – notamment des discours –, ce qui a étonné. J’ai alors cité tous les discours de chefs d’État, depuis Jacques Chirac jusqu’à Emmanuel Macron. Il existe un problème de non-reconnaissance de la parole étatique au niveau supérieur, par ceux qui sont censés diffuser cette parole publique.

Le hiatus n’est pas simplement entre la transmission de l’école et le vécu sur internet. Il y a aussi un défaut de transmission entre la reconnaissance étatique réelle – vous parliez du discours sur la Première Guerre mondiale — et les faits, dans les manuels, les films à la télévision, les débats qui doivent être organisés dans l’arène publique. Aucun passage de ce discours public à une traduction politique ne s’opère.

S’il y avait un recueil de discours d’hommes d’État français condamnant le système colonial, vous seriez étonnés. Les condamnations de Clémenceau étaient très violentes. Tous les discours de Jaurès vers la fin, pas au début, parce qu’il était plutôt favorable à la colonisation, montrent le refus et la dissidence qui existaient.

La question ne concerne pas seulement l’Éducation nationale et la transmission. Il existe aussi un problème de responsabilité politique face aux discours présidentiels. Il faut les assumer et les porter dans la scène publique. Lorsqu’on reconnaît ce qui a été fait à Maurice Audin en 2018, il faut ensuite le porter dans l’arène publique, le diffuser et le divulguer, mais il ne faut pas reculer en disant : « attention à la repentance, la colonisation n’est pas un crime contre l’humanité, on n’a rien fait, on n’a rien dit ». L’histoire de la colonisation qualifiée de crime contre l’humanité était déjà dans les discours de Jacques Chirac en 2006. C’est repris, de manière très prononcée et très forte dans le discours de Nicolas Sarkozy à Constantine en 2008.

Un jour, je vais ressortir tous ces discours parce qu’il faut regarder tout ce qu’ont dit les chefs d’État. Je sais que ce sont pour certains des discours à usage interne par rapport aux voyages présidentiels et dans les relations d’État à État. Mais cela ne peut plus exister parce qu’il y a internet. Il n’est plus possible de tenir un double discours pour les indigènes et pour les Français.

Sur la question de la figure du général de Gaulle et de la décolonisation, le prestige de la France dans le monde est notoire à partir de 1962, avec le discours de Mexico, le discours de Phnom Penh et le discours à Québec. Ce sont des discours anticoloniaux et de souveraineté des peuples qui sont extraordinaires. C’est ce qui a fait la présence de la France dans le monde et qui a donné l’image de la France dans le monde, ce ne sont pas simplement des discours sur la Sécurité sociale, la retraite, etc. Le prestige de la France dans le monde, c’est bien sûr l’abolition de l’esclavage, mais aussi la reconnaissance du fait que l’esclavage était un crime contre l’humanité.

M. Frédéric Régent. Pour répondre à votre question, l’ensemble des stèles, mémoriaux, musées sont des vecteurs de transmission. Toutefois, il existe désormais un autre vecteur de transmission qui est Internet. Nous avons une difficulté sur la maîtrise de cet outil. J’ai quelques vidéos sur internet, mais avec peu de vues comparé à une « youtubeuse » sur l’esclavage, qui fait 100 000 vues, mais qui diffuse de très nombreuses erreurs. Elle peut par exemple lire un roman et expliquer que le roman, c’est l’Histoire. Je peux vous citer la chaîne YouTube, cela s’appelle « grandeur noire ». Effectivement, il y a eu un plafond de verre. Vous parliez d’autocensure chez les ancêtres. On parle du racisme, mais en Guadeloupe, en Martinique, il existe un sous-racisme entre gens plus foncés et gens plus clairs. Une psychanalyste, maître de conférences en psychologie qui a fait une enquête auprès des ouvriers en Guadeloupe a montré que dans les familles, où souvent, du fait du métissage, les enfants n’ont pas tous la même couleur, les parents donnaient un capital culturel plus important aux enfants les plus clairs. Celui qui attachait les bœufs était celui qui était le plus foncé ; la vaisselle ou les tâches domestiques étaient, dans les familles de couleur, plus souvent réservées aux enfants plus foncés que plus clairs. Voilà l’univers mental dans lequel les gens ont été élevés. Je vous parle de choses récentes. Mon beau-père qui est mort il y a une dizaine d’années, me disait : « regarde, c’est mon cousin, il est clair de peau, il est à la météo. Moi, je suis foncé, je suis chauffeur de bulldozer ». C’est quelque chose qui est prégnant, qu’on voit plus dans les sociétés antillaises qu’ici, mais en tout cas cela existe.

Par ailleurs, je suis radicalement opposé aux statistiques ethniques. Tout à l’heure, je vous ai expliqué que l’édit de mars 1685 avait dit que les gens libres, quelle que soit leur couleur, avaient les mêmes droits que les Blancs. Sauf que le débat s’est installé dans les années 1680. Un intendant voulait qu’il y ait une inégalité entre les Blancs et les non-Blancs libres, il a donc commencé à donner des instructions aux curés, à ceux qui faisaient les recensements pour qu’ils indiquent la couleur des gens. À partir de ce moment-là, nous avons figé les gens dans une identité de couleur. J’ai montré dans mes travaux que certains, bien que métissés, avaient été catalogués à ce moment-là comme Blancs. Il y a même des gens qui font des procès pour démontrer qu’ils sont blancs et généralement, ils les gagnent parce que sinon, cela remettrait en cause l’ensemble de la société. C’est un peu comme la noblesse française. La noblesse est formée d’anoblis, les Blancs des colonies sont formés de gens qui ont été considérés comme étant blancs, même s’il y a une arrière-grand-mère sur les huit qui est noire. Les statistiques ethniques sont mauvaises parce qu’elles représentent un outil qui peut être utilisé à mauvais escient lorsqu’il existe. Nous pouvons aussi prendre l’exemple américain avec ces recensements qui perdurent et qui fixent les gens dans des identités de couleur. Je suis opposé à cela, je pense que nous avons une série d’éléments qui sont performants pour lutter contre le racisme et le testing.

Je vais maintenant vous répondre sur la liberté d’enseigner. Quand j’ai commencé à enseigner, j’étais en collège, je faisais ma thèse, j’enseignais ce que je trouvais dans ma thèse en consultant les archives. C’est vrai que dans les documents que j’ai consultés, j’ai trouvé par exemple une femme métisse qui épouse son esclave. J’ai enseigné cette complexité à mes élèves. Maintenant, il faut bien comprendre que la plupart de nos collègues qui enseignent l’histoire-géographie n’ont pas fait de thèse et que le plus souvent, c’est le manuel scolaire, – qui est d’ailleurs plus le manuel du professeur que le manuel de l’élève –, qui est leur source d’information. Il y a quand même vraiment eu des progrès. Dans les manuels de quatrième, les vingt à trente premières pages sont consacrées à l’esclavage et à la colonisation. Nous savons qu’il y a quand même encore quelques réticences et un rapport a été fait sur le sujet. Par exemple, un enseignant qui dit : « moi, je ne vais pas enseigner l’esclavage, je n’ai pas de Noirs dans ma classe » ou, à l’inverse, « j’ai beaucoup de Noirs dans ma classe donc je préfère ne pas parler de cela » !

L’autre difficulté est d’aborder cette question uniquement sur le plan moral.

Nous avons parlé d’esclavage comme crime contre l’humanité, cela a été reconnu en 2001. Toutefois, dès 1848, le décret d’abolition dit que l’esclavage est un attentat à la dignité humaine et que ceux qui le pratiquent sont déchus de la citoyenneté française. Cette loi s’est appliquée : des propriétaires français, en Louisiane notamment, ont perdu la nationalité française parce qu’ils possédaient des esclaves. Ce concept même de crime contre l’humanité existait déjà dès 1848. Ce n’est pas un anachronisme, cela a été oublié et rappelé.

Tout à l’heure, nous parlions de l’amnistie-amnésie. Il faut voir que l’Histoire répond à des préoccupations politiques. Lorsque l’objectif était, dans les années 1900-1914, de faire la reconquête de l’Alsace et la Lorraine, on ne pensait pas à l’Indochine, on ne pensait pas à l’esclavage. J’ai été élevé dans les années 1970-1980 avec des programmes scolaires destinés à faire de nous des Européens. Nous ne parlions pas du tout de la diversité, on nous parlait de l’Europe.

Le politique doit agir pour qu’il y ait davantage d’enseignants-chercheurs sur ces questions. Si j’évoque le problème de l’Histoire, c’est que nous sommes un peu face à une reproduction fossilisée. Je vais prendre un exemple. Nous avons beaucoup de spécialistes d’histoire religieuse. Quand un professeur d’histoire religieuse part à la retraite, il aime qu’on recrute ensuite un autre professeur d’histoire religieuse à l’université. Comme nous ne sommes pas très nombreux à travailler sur les questions coloniales et les questions de l’esclavage, nous nous retrouvons peu nombreux à pouvoir en parler. Le seul moyen, c’est une impulsion politique de création de postes fléchés au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il faut qu’il y ait des concours de directeur de recherche.

Les médias doivent être aussi un vecteur d’enseignement. Nous avons vu pendant le confinement le succès de France 4, qui a été très suivie. Au niveau des médias, il faudrait aussi que les experts qualifiés d’ « historiens » soient vraiment des historiens universitaires. Je cite juste une anecdote, je ne citerai pas de nom. Lors de la crise aux Antilles en 2009, les grévistes étaient noirs, et un collègue spécialiste d’Obama a été invité à s’exprimer sur les Antilles. Mais le matin même, on l’a contacté pour lui dire : « Désolé, monsieur, vous deviez parler des Antilles, mais Michael Jackson est mort, nous avons changé de sujet » et on lui a demandé alors de parler de Michael Jackson !

Bien entendu, les médias ne sont pas à la solde de l’État et heureusement. Mais l’infra média que représentent les réseaux sociaux fait peur quand on voit les torrents de haine qui y sont déversés sous couvert d’anonymat. Je crois que nous assistons actuellement à une recrudescence du racisme par cette parole libérée.

Malgré tout, la Commission nationale consultative des droits de l’homme montre que le racisme est rejeté par une très grande majorité de la population. 55 % de la population estime qu’il existe différentes races, mais qu’elles sont égales. C’est ce que nous pouvons appeler le racialisme. 37 %, dont je fais partie, estiment que la notion de race n’existe pas. Seulement 6 % considèrent qu’il y a une inégalité entre les races. Ce chiffre n’a jamais été aussi bas, mais il y a quand même 55 % des gens qui pensent qu’il y a des races différentes.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup M. Stora pour votre intervention et vos réponses à nos questions. Je vous propose de terminer cette audition, M. Régent, si vous voulez bien encore répondre à quelques questions, nous pouvons poursuivre.

Mme Alexandra Valetta Ardisson. J’avais une question qui s’adressait peut-être plus particulièrement à M. Stora mais je vais toutefois vous la poser. Nous parlons beaucoup de l’esclavagisme mais il y a encore de l’esclavagisme moderne. Je suis près de Monaco, et je constate que, dans cet État, qui se présente comme meilleur que beaucoup d’autres l’esclavagisme est vraiment très loin d’être enterré.

Ainsi, pendant la crise de la Covid, de nombreux Philippins de Monaco qui habitent sur le territoire français se sont retrouvés sans ressources, dans des situations absolument impossibles, parce qu’ils avaient été licenciés par leurs employeurs du jour au lendemain. M. Stora avait insisté sur l’enseignement universitaire et la recherche. Selon moi, il faut aussi se préoccuper de l’enseignement scolaire pour réapprendre les fondamentaux à notre jeunesse. Je suis petite-fille de pied-noir, comme il y en a beaucoup dans le Sud de la France. Nous avons un souci avec l’Histoire, nous avons un passé qui ne passe pas, nous pouvons avoir des interprétations différentes de l’Histoire et les messages des politiques sont entendus mais ne sont pas forcément acceptés. J’en ai fait l’expérience alors que je me trouvais dans une association de pieds-noirs et qu’Emmanuel Macron a fait une intervention sur le sujet pendant la campagne des législatives.

L’Histoire, telle qu’elle figure dans les manuels aujourd’hui, telle qu’elle est parfois revendiquée, ne passe pas toujours pour certaines générations qui se trouvent aujourd’hui en France et qui la communiquent peut-être différemment de la réalité. Nous sommes dans le ressenti, dans la subjectivité mais nous voyons des polémiques faites autour de certaines commémorations par rapport à la fin de la guerre d’Algérie, par rapport à certaines dates. Nous avons des harkis qui sont toujours en attente de reconnaissance. Nous avons aujourd’hui, sur notre territoire, des personnes qui interprètent un peu différemment l’Histoire et qui forcément, quand elles la transmettent aux générations suivantes, le font avec leur sentiment et leur ressenti. Cela peut peut-être créer des générations qui peuvent avoir une rancœur vis-à-vis de la France ou vis-à-vis des décisions qui ont été prises. Nous nous retrouvons avec une Histoire, un passé, et des politiques qui prennent des positions qui sont à mon sens les bonnes, mais des gens qui ne les acceptent pas forcément. Je pense que c’est peut-être à l’Éducation nationale, aux collèges, aux lycées, d’apporter cette vraie part d’Histoire. Nous avons parlé tout à l’heure des personnes qui se sont battues contre la colonisation, mais d’une manière générale nous n’en parlons peut-être pas assez.

Si vous venez dans le sud de la France, vous verrez que certains regrettent la France algérienne et en veulent à de Gaulle, même parfois au sein d’un parti républicain. Nous avons donc ce passé que nous n’arrivons pas à expliquer, à justifier et qui est vécu et ressenti de façon différente. Cela crée des rancœurs vis-à-vis de certains hommes politiques qui ont fait de belles et bonnes choses. C’est pourquoi je pense que si les politiques doivent prendre davantage la parole, l’éducation a un rôle pour dire les choses de façon factuelle et permettre de mettre à distance le vécu et le ressenti.

M. Belkhir Belhaddad. Nous avons beaucoup parlé du rôle de l’éducation, de la manière dont nous pouvions expliquer les événements, dont nous pouvions les comprendre. Beaucoup d’actions doivent être menées dans ce sens.

Comme cela a été dit à l’instant, ce phénomène de racisme se perpétue aussi à travers tous les acteurs présents dans certaines histoires, comme celle de la France et celle de l’Algérie.

Je suis heureux que nous soyons représentatifs ici à l’Assemblée nationale. Ma question porte notamment sur un sujet que nous avons peu abordé, qui est aussi un vecteur d’une meilleure perception de notre société, à travers notre histoire personnelle, et sur ce que nous pouvons porter comme valeurs républicaines dans la société, et pas uniquement ici au sein de l’Assemblée nationale.

Je lisais par exemple ce matin dans les pages du Républicain Lorrain « ces maires qui ressemblent à leurs administrés ». Nous avons des jeunes, des femmes, différentes sensibilités politiques. Je pense que c’est une excellente nouvelle. Nous ne pouvons qu’être satisfaits mais je pense qu’il en manque. Dans mon département en tout cas, et c’est probablement le cas dans beaucoup d’autres départements, je n’ai pas de maires d’origine africaine, de Noirs, d’Asiatiques, de Maghrébins ; en revanche nous avons des adjoints et des conseillers municipaux, dont certains ont pu devenir députés.

C’est le problème que nous rencontrons aussi au sein d’un certain nombre d’institutions. Je lisais une interview de Pierre Moscovici sur la représentativité de cette diversité au sein d’un certain nombre de grands corps constitués de l’État, de nos grandes administrations. Il y a l’éducation, la responsabilité politique mais je crois que l’un des vecteurs qui permettrait de faire beaucoup avancer ces questions-là, c’est aussi cette représentativité. Il a fallu passer par une loi pour que nous ayons par exemple dans les départements, autant de femmes et d’hommes conseillers départementaux. Faudrait-il passer par une loi ? Je voudrais avoir votre avis. M. Tan a parlé des statistiques ethniques. Pour ma part, je voudrais évoquer avec vous les discriminations positives. Ces mesures pourraient-elles faire avancer ces questions ?

M. Frédéric Régent. La question de l’esclavage moderne est vraiment toujours d’actualité. Selon l’Organisation internationale du travail, il y aurait aujourd’hui vingt millions d’esclaves et selon l’organisation non gouvernementale Free World, il y en aurait quarante millions, c’est-à-dire beaucoup plus que le nombre d’esclaves qu’il y avait dans les colonies européennes au plus fort du XVIIIe siècle, où le chiffre était de six ou sept millions au maximum d’esclaves en même temps. Certes, la population mondiale était sept fois moins nombreuse, mais nous sommes dans des proportions qui sont toujours très importantes.

Nous voyons actuellement à une fracture mémorielle, comme le montrent les débats à propos des statues de Colbert. Pour moi, une statue est une œuvre d’art donc on ne détruit pas une œuvre d’art, on essaie de l’expliquer et de la replacer dans son contexte. Il faut aussi peut-être installer d’autres statues à côté. Une proposition a été faite pour mettre une statue d’Abd el-Kader en face de celle de Bugeaud.

C’est très difficile de concilier deux mémoires, celle des pieds-noirs et celle des immigrés algériens petits-enfants de combattants du Front de libération nationale (FLN). Nous avons vu les polémiques suscitées par le discours d’Emmanuel Macron lorsqu’il était candidat à l’élection présidentielle et qu’il a parlé de colonisation, crime contre l’humanité.

Le rôle de l’éducation est majeur, comment pouvons-nous l’améliorer ? En partant d’en haut. Il faut former les enseignants. Les enseignants sont formés à l’université à travers leur cursus universitaire, mais il est vrai que si nous n’avons pas de spécialistes de la colonisation de l’esclavage dans les universités, les étudiants d’histoire futurs professeurs ne seront pas formés là-dessus. Trois leviers existent. Le premier levier porte sur un nombre plus important d’enseignants-chercheurs qui connaissent ces questions-là. Le deuxième levier concerne les programmes. Dans les programmes de concours, des questions liées l’esclavage et à la colonisation doivent figurer, ce qui est de plus en plus fréquent. Par exemple, une année, le sujet était : « la péninsule ibérique et le monde entre 1450 et 1650 ». Forcément, vous parlez des débuts de l’esclavage quand vous répondez à des questions comme celle-ci. Actuellement, la question au programme est : « France, Grande-Bretagne et colonies américaines entre 1600 et 1800 ». Toutefois, il faudrait en parler davantage dans la formation continue des enseignants. Il convient également de donner les outils aux enseignants pour qu’ils puissent répondre au descendant pied-noir qui dira : « nous sommes allés en Algérie, nous avons construit des routes et des hôpitaux », puis répondre aussi à celui qui dira : « on nous a volé nos terres ». Je pense qu’il faut essayer de « désessentialiser » l’histoire. Maintenant, j’ai l’impression que nous avons remplacé la lutte des classes par la lutte des races, comme dynamique de l’histoire. L’histoire de l’humanité, ce n’est pas une lutte des races, c’est d’abord une lutte de chaque pays pour la puissance.

Je reviens un peu sur Colbert. J’ai entendu récemment qu’on lui reprochait d’être l’ennemi de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. On ne peut pas lui reprocher d’être l’ennemi de principes qui n’existaient pas au moment où il vivait. Bientôt, on reprochera à untel et à untel d’être homophobe or le concept d’homophobie n’existait pas à l’époque où ils vivaient.

Il faut à tout prix re-contextualiser et c’est le rôle des historiens. Il faut que les historiens aient un porte-voix. Ceci dit, actuellement, nous avons un porte-voix magnifique, il ne se passe pas une journée sans qu’un journaliste m’appelle.

Il faut casser les phénomènes de reproduction sociale, notamment celle des élites. Il y a eu un grand renouvellement en termes de diversité, au niveau de l’Assemblée nationale. Je vois beaucoup plus qu’auparavant de députés d’origine antillaise, africaine, maghrébine qui sont députés de l’Essonne, du Val d’Oise ou de Bretagne.

Toutefois, pour prendre un exemple, actuellement, 75 % des élèves recrutés à Normale Sup’ viennent des lycées du centre de Paris. En plus, pour ceux qui connaissent un peu le système de Normale Sup’, quand vous réussissez le concours, on vous finance vos études. En d’autres termes, c’est une prime à la reproduction sociale. Les enfants d’agrégés deviennent eux-mêmes normaliens. On parle de discrimination positive. Nous avons franchement un système de discrimination positive de reproduction des élites.

Je crois que c’est aussi valable pour les grandes écoles de commerce. Je vais vous citer un autre exemple. Le fils d’un de mes amis a voulu faire une école de commerce à Grenoble et son père a dû faire un emprunt pour financer sa scolarité. Dans son école, on lui dit : « Tes parents font quoi ? ». « Mon père a une entreprise. ». « Oui, moi aussi ». Le fils de mon ami répond : « Mon père est instituteur ». Les autres lui demandent alors : « Qu’est-ce que tu viens faire là ? Nous, on va devenir chef de l’entreprise de nos parents, mais toi, de quelle entreprise vas-tu devenir chef ? ». Il faut que notre système remette en place un ascenseur social. Avant de parler de discrimination positive, je pense que certains mécanismes de discrimination négative qui existent devraient être supprimés.

Je n’ai pas de statistiques sur l’ENA ou d’autres écoles comme celle-là, mais si le système ne fait que reproduire la profession des parents, il faut s’interroger et essayer de voir comment on peut casser cela de manière à assurer une plus grande diversité et un recrutement dans tous les domaines.

La perception du racisme est liée au fait que les gens issus de milieux sociaux défavorisés ou de phénomènes migratoires de l’Ancien Empire colonial français, pensent que c’est leur couleur qui les place dans cette situation-là alors que bien souvent, c’est plus lié à leur origine sociale.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Votre dernière intervention nous a vraiment permis de balayer les discriminations.

Je pense que vous vouliez certainement aussi évoquer ces épreuves de culture générale qui ne s’apprennent pas, qui ne s’étudient pas à l’école et qui sont peut-être l’une des premières épreuves qui font chuter sur un parcours, voire même qui conduisent à l’autocensure. Quand on observe les annales de culture générale, on se dit souvent : « je ne vais pas y aller ». Cela peut être trop compliqué pour ceux qui ne se sentent pas outillés ou qui n’ont pas le bagage qui semble nécessaire. J’aimerais avoir votre avis sur ce sujet.

Tout à l’heure, vous aviez évoqué l’enfermement algorithmique. Nous avons essayé, avec la proposition de loi de Laetitia Avia, de mettre fin à ces messages de haine sur Internet pour casser l’enfermement algorithmique de communautés qui se sentent complètement libérées de leur parole puisque de toute façon, elles sont entre elles, et qui, à la fin, finissent par parler de la même manière à d’autres.

Comment aider l’historien et l’universitaire qui produit un contre-discours objectif, puisqu’il est fondé sur ses recherches, à diffuser son savoir autrement que par les médias auxquels on ne peut pas demander de choisir leurs intervenants en fonction d’un cursus universitaire ? Comment faire pour casser ce discours de haine et de racisme sur nos réseaux ?

M. Frédéric Régent. Il faut peut-être donner des moyens pour créer d’autres formes de réseaux sociaux, plus liés à la culture et au savoir. Sinon, c’est un peu un combat contre Facebook. Nous avons une entreprise mondiale dont on sait maintenant qu’elle a pu influencer des résultats électoraux dans des grandes démocraties du monde et qui a un monopole. Il faut lui demander d’agir sur son algorithme mais je ne sais pas si c’est possible. En tout cas, nous avons identifié la cause du problème. Entre l’anonymat et l’enfermement dans des communautés virtuelles, je pense que nous avons deux éléments qui expliquent ce développement du racisme via les réseaux sociaux.

Je suis assez d’accord avec vous sur les épreuves de culture générale. C’est bien en soi, mais il est vrai que cela pose un problème. Je n’ai rien contre Normale Sup’ en tant que telle, mais je fais un constat. Quand vous avez 75 % des reçus qui viennent des lycées du centre de Paris, ne faudrait-il pas un recrutement où le meilleur de chaque département serait pris, de manière aussi à éviter un autre phénomène, qui est que les meilleurs des classes prépa de province ou les meilleurs des lycées provinciaux sont recrutés par Louis-Le-Grand et Henri IV pour venir à Paris. Cette situation fait que celui qui étudie dans un lycée à Clermont-Ferrand, à Bobigny ou à Rennes renonce à passer le concours parce qu’il se dit que personne ne l’a jamais, en dehors de Paris. Si un élève par département était retenu, un rééquilibrage territorial serait fait.

Les discriminations territoriales sont une autre forme de discrimination. Le mouvement des gilets jaunes l’a montré ainsi que le fait qu’on pouvait être discriminé rien qu’en portant un gilet. S’agissant des violences policières, je me bats pour dire que c’est d’abord un problème de violence plus qu’un problème de racisme dans la police. Je prends l’exemple des gilets jaunes. Parmi les gilets jaunes, il n’y a pas beaucoup de Noirs, pas beaucoup de personnes d’origine maghrébine et pourtant, ils ont subi des violences qui étaient disproportionnées.

Enfin, c’est un autre sujet, mais c’est toujours lié à cette question des phénomènes de reproduction sociale. Je pense que dans la France ultrapériphérique, il existe le sentiment de reproduction sociale, de ne pas pouvoir dépasser un certain plafond de verre.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup monsieur Régent, pour vos propos et vos réponses. Pour conclure, je vais dire quelques mots au sujet de l’objet de notre mission d’information. Avant que le sujet ne revienne dans l’actualité, cette mission a été créée en décembre 2019, à un moment où l’on s’interrogeait notamment sur les différentes formes de l’antisémitisme. Évidemment, ce sujet-là revêt une dimension et un écho très particuliers dans le contexte actuel. Nous cherchons dans un premier temps à disposer d’un éclairage historique et conceptuel. Ensuite, pour entrer dans le vif du sujet, j’ai trouvé que la réflexion que nous avions sur l’algorithmie communautariste des réseaux sociaux était très intéressante. Comment s’emparer aujourd’hui des formes d’expression du racisme et comment les combattre ? Le rapport que la mission d’information aura classiquement à rendre sera assorti de propositions, de pistes de réflexion qui pourront donner lieu à une action politique et éventuellement législative, même si nous avons vu qu’en la matière et sur cette thématique, l’action législative peut être aussi rapidement remise en cause, critiquée, voire impuissante. Je crois que la réflexion que nous avons eue sur l’éducation montre bien que ce n’est pas qu’une question législative, mais aussi de discours quotidien.

 

La séance est levée à 19 heures.

 

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Membres présents ou excusés

 

Mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

 

Réunion du mardi 30 juin 2020 à 17 h 10

Présents. - Mme Caroline Abadie, Mme Stéphanie Atger, M. Belkhir Belhaddad, Mme Fadila Khattabi, M. Robin Reda, Mme Nathalie Sarles, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, M. Buon Tan, Mme Alexandra Valetta Ardisson, Mme Michèle Victory

Excusé. - M. Bertrand Bouyx