Compte rendu

Commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire

 

 

 Table ronde :................................. 2

- M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation

- M. Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation

- Mme Laurence Pécault-Rivolier, conseillère à la chambre sociale de la Cour de cassation

 

CETTE RÉUNION S’EST TENUE À HUIS CLOS

 


Jeudi
18 juin 2020

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 35

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Présidence
de M. Ugo Bernalicis, président


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La séance est ouverte à 9 heures 30.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président.

La Commission d’enquête entend à l’occasion d’une table ronde :

- M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation ;

- M. Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation ;

- Mme Laurence Pécault-Rivolier, conseillère à la chambre sociale de la Cour de cassation.

M. le président Ugo Bernalicis. Madame et messieurs, je rappelle que cette audition se tient à huis clos à votre demande, principalement en raison du caractère sensible des contentieux que vous traitez ou avez traité à la chambre sociale de la Cour de cassation.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Jean-Yves Frouin, Jean-Guy Huglo et Mme Laurence Pécaut-Rivolier prêtent successivement serment.)

M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation. Nous nous sommes partagé ce propos introductif.

Comme nos itinéraires et nos fonctions présentes ou antérieures ne nous ont pas spécialement confrontés à des problèmes de nature à nous procurer une connaissance particulière des obstacles à l’indépendance de la justice et que, par ailleurs, vous nous avez adressé une demande d’audition commune, nous supposons que vous avez souhaité nous entendre en raison de la procédure disciplinaire dont nous avons été l’objet. Nous centrerons donc notre propos introductif sur celles des questions que vous nous avez adressées qui sont en lien direct ou indirect avec cette procédure.

Je répondrai à vos questions 7 et 8.

La question 7 est la suivante : « Comment analysez-vous les relations entre la justice et les médias aujourdhui ? Faut-il mieux préserver lindépendance de la justice à légard des médias et des réseaux sociaux et, le cas échéant, de quelle manière ? »

C’est une vraie question concernant la chambre sociale de la Cour de cassation à raison de l’objet du contentieux qu’elle tranche, mais elle est délicate à traiter, car il n’y a guère de manière de préserver l’indépendance des magistrats à l’égard des médias et des réseaux sociaux si on ne veut pas porter atteinte, tout au moins une atteinte abusive, excessive, au principe constitutionnel de la liberté d’expression.

La chambre sociale est en charge du droit du travail. Cette discipline du droit a pour objet de réguler la vie économique et sociale. Elle a donc une forte incidence sur la vie des entreprises et de millions de salariés et, à ce titre, cristallise les tensions, les passions, et divise la société. La conséquence en est que la matière n’échappe guère à une représentation idéologique et que les juges sociaux, même s’ils s’en gardent, n’échappent pas eux‑mêmes au soupçon de parti pris idéologique dans les décisions qu’ils rendent. C’est même, nous le constatons régulièrement, un moyen pour certains médias d’exercer une pression pour obtenir des évolutions de jurisprudence dans le sens espéré. Pour prendre mon cas personnel, pendant le temps de ma présidence de chambre, un grand journal du soir, fin 2015, qualifiait de « juges rouges » les magistrats de la chambre sociale, tandis qu’en 2018, un autre grand journal, du matin cette fois, m’a qualifié de juge pro-entreprise. Il se peut que j’aie beaucoup changé dans l’intervalle…

Cela étant, que faire pour préserver l’indépendance des magistrats sans attenter à la liberté d’expression ? Il n’y a pas vraiment de solution. Mme Pécaut-Rivolier s’exprimera sur ce point.

J’en viens à la question 8 : « Vous avez été personnellement été mis en cause pour un conflit dintérêts, à la suite de votre participation à des journées détudes organisées par WKF, qui na pour autant pas entraîné de sanctions disciplinaires de la part du CSM. Dans lesprit général de cette commission denquête liée à lindépendance de la justice, quelles observations souhaitez-vous apporter ? »

Je ne sais pas dans quelle mesure nous pouvons répondre à cette question qui tend à réapprécier une décision définitive rendue par un organe souverain, étant de surcroît observé que la procédure qui a conduit à cette décision a suivi un cours tout à fait normal et que la décision rendue n’a apparemment suscité aucune discussion, de sorte qu’aucun dysfonctionnement n’a été constaté qui serait de nature à justifier que les représentants de la nation se préoccupent légitimement de revenir sur cette affaire, comme ce fut le cas dans le passé pour certaines autres.

Cela étant, monsieur le président, c’est une question importante pour vous puisque vous l’avez posée à plusieurs des personnes déjà entendues. C’est la raison pour laquelle il me paraît important de tenter d’y répondre par des considérations juridiques et purement objectives.

Mais je voudrais au préalable, en relation avec notre affaire, présenter deux observations, l’une sur les interventions extérieures de membres de la chambre sociale, l’autre sur l’application dans notre affaire de la règle du déport.

En ce qui concerne les interventions extérieures, pour les raisons indiquées précédemment, la jurisprudence sociale de la Cour de cassation est très exposée eu égard à son incidence sur la vie des entreprises et le sort des salariés. Pour faire face à cette situation et répondre plus précisément aux griefs qui lui étaient souvent faits de demeurer dans sa tour d’ivoire et d’avoir une totale méconnaissance du terrain, la chambre sociale a décidé voilà une vingtaine d’années, à l’initiative de son président d’alors et du doyen Waquet, de porter sa parole à l’extérieur pour expliciter sa jurisprudence, s’exposer à la critique, échanger, discuter.

L’initiative était limitée dans son objet, il ne s’agissait pas de discuter de tout avec tout le monde : tout d’abord, seuls le président, le doyen et éventuellement un conseiller s’exprimaient au dehors ; ensuite, les lieux d’échange étaient circonscrits aux établissements d’enseignement et aux organismes de formation ; enfin, il y avait une déontologie de la parole, en ce sens qu’il ne s’agissait que d’expliquer la jurisprudence.

La pratique est toutefois demeurée constante depuis vingt ans : tous les présidents de chambre successifs depuis la fin des années 1990, tous les doyens successifs, et parfois un conseiller, ont participé à de tels échanges à l’extérieur. Par conséquent, le doyen Huglo, Mme Pécaut-Rivolier et moi-même n’avons fait que perpétuer une tradition ancienne et constante en intervenant, au demeurant très peu, lors de formations organisées par les salariés de la société Liaisons sociales, filiale de WKF. On peut évidemment considérer que cela est incompatible avec la fonction de magistrat, mais c’était jusqu’à présent une pratique d’une totale transparence et appréciée de tous.

Vous imaginez bien que, compte tenu de notre ancienneté et de notre expérience à tous les trois, nous connaissons la règle du déport et nous la pratiquons régulièrement toutes les fois que nous avons le moindre doute sur notre capacité à juger une affaire pour une raison quelconque au regard du devoir d’impartialité. Alors, pourquoi ne pas l’avoir fait en cette circonstance, tous les trois qui plus est ? Parce que, d’une part, nous avons considéré que nous n’étions pas dans une situation de conflit d’intérêts, d’autre part, pour des raisons de bon exercice de la justice.

Je m’explique sur ce dernier point : l’affaire en cause avait été renvoyée par le rapporteur devant une formation restreinte de la chambre composée de trois membres, comme c’est l’usage quand l’affaire ne présente aucune difficulté. Les plaignants – ceux qui nous ont poursuivis dans le cadre de la procédure disciplinaire – qui craignaient une décision défavorable compte tenu de la position du rapporteur, dont ils avaient eu connaissance, ont demandé le renvoi de l’affaire devant une formation plus large, composée statutairement du président de la chambre et des personnes spécialisées dans le contentieux en cause. En ma qualité de président de chambre, j’ai décidé de renvoyer l’affaire devant cette formation plus large, ce qui avait pour effet, car ce n’était pas le cas dans la formation restreinte, de m’inclure dans la composition et d’y inclure également Mme Pécaut-Rivolier.

À partir de là, devions-nous nous déporter tous les trois ? Cela aurait eu pour conséquence que l’affaire aurait été jugée sans les plus hautes autorités de la chambre et sans les magistrats les plus spécialisés et les plus compétents pour en connaître. J’ai considéré, et je l’assume, qu’il était de l’intérêt d’une bonne justice que l’affaire, si elle était renvoyée, soit jugée par les personnes les plus compétentes pour en connaître. C’est aussi pour cette raison que nous ne nous sommes pas déportés, indépendamment du fait que nous estimions ne pas être dans une situation de conflit d’intérêts.

Il est vrai qu’à l’audience et dans les motifs de sa décision, le CSM nous a indiqué de la manière la plus claire qui soit qu’il entendait notre argumentation, mais que les considérations de bonne justice passaient après le devoir d’impartialité qui est un devoir absolu. Dont acte.

J’en viens à présent à votre question précise, monsieur le président. Nous étions certes personnellement mis en cause pour un conflit d’intérêts. J’observe que ni le rapporteur dans l’affaire, ni le représentant du garde des Sceaux, ni le CSM dans ses motifs, n’ont considéré que nous étions dans une situation de conflit d’intérêts. Le CSM a simplement relevé dans ses motifs qu’il existait entre nous-mêmes et la société WKF un lien d’intérêts. Ce n’est pas du tout la même chose, même si la distinction peut sembler subtile. Si nous avions été dans une situation de conflit d’intérêts au sens de la loi organique, il en aurait résulté nécessairement que nous devions nous déporter et que le fait de ne pas l’avoir fait était constitutif d’une faute.

En relevant l’existence d’un lien d’intérêts, le CSM a placé le débat sur le terrain de ce que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) nomme la règle de l’impartialité objective, c’est‑à‑dire en renvoyant l’image d’une juridiction qui présente toutes les garanties au regard du devoir d’impartialité.

Au regard de cette règle, l’obligation de déport, qui relève normalement de la conscience individuelle, n’est pas évidente. D’ailleurs, pour considérer qu’il y avait eu de notre part « une inobservation des règles déontologiques » et, par conséquent, qu’il eût été opportun pour nous de nous déporter compte tenu du lien d’intérêts que nous avions avec la société WKF, le CSM a dû faire une application rétroactive, comme il le reconnaît lui-même dans ses motifs, de son nouveau recueil d’obligations déontologiques, établi en 2019, qui ajoute à ces obligations une obligation générale de déport manifestement inspirée et suscitée par notre affaire.

Pour autant, le CSM n’a pas estimé que, ce faisant, nous avions commis une faute disciplinaire susceptible de sanction. On peut s’interroger : y a-t-il une contradiction dans sa décision, comme votre question semble le suggérer ?

C’est plus compliqué que cela. Ce qui est vrai, c’est qu’en sa qualité de garant de la déontologie des magistrats, le CSM a, incontestablement, voulu lancer un message à tous les magistrats pour leur faire comprendre qu’à l’avenir, dans la situation qui avait été la nôtre, il serait sage, voire recommandé de se déporter. Pour autant, est-on coupable de faute disciplinaire quand on ne le fait pas ? Le CSM n’a pas voulu trancher cette question. Je n’en connais pas la raison : ne l’a-t-il pas fait parce qu’il n’a pas voulu faire une application rétroactive de son nouveau recueil ou parce qu’il a estimé que la question n’a pas une solution évidente ?

J’observe malgré tout qu’aussi bien M. le premier président Louvel quand il était en exercice que le procureur général Molins lors de son audition devant vous, qui ont été ou sont tout de même présidents du CSM, estiment que le manquement à l’impartialité objective – ce qui a été retenu contre nous par le CSM – n’entre pas dans la définition de la faute disciplinaire. Ils le disent très clairement. En d’autres termes, s’il vaut mieux se déporter en cas de doute au regard de la règle d’impartialité objective, le fait de ne pas le faire n’est pas pour autant constitutif d’une faute disciplinaire.

C’est ce qu’a décidé le CSM, et c’est pourquoi il ne me semble pas qu’il y ait une contradiction dans sa décision.

M. Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation. En complément, je souhaiterais faire quelques observations sur ce que cette plainte disciplinaire dit de manière plus générale sur l’indépendance de la justice en France.

La mise en œuvre du mécanisme qui a été ouvert par la loi organique de 2010 suscite en effet un certain nombre de difficultés.

La première tient à la question de savoir si le droit de récusation constitue un droit du justiciable à son libre choix de l’utiliser ou non, ou s’il constitue un préalable à l’introduction d’une plainte disciplinaire.

Lorsque le justiciable est parfaitement informé de la cause de récusation, lorsqu’il est parfaitement informé de la composition de la formation, ne serait-ce que parce que c’est lui-même qui a demandé le renvoi devant une formation élargie, comme vient de le dire le président Frouin, lorsque l’affaire est plaidée, qu’il est présent à l’audience et qu’il se garde bien de faire valoir son droit de récusation, peut-on admettre qu’il attende le prononcé de la décision et, en fonction du sens de la décision – c’est là que se trouve le point important et problématique – suscite une campagne de presse chez certains médias et introduise une plainte disciplinaire ?

Dans la jurisprudence de la CEDH, et dans celle de la Cour de cassation française de manière générale, un justiciable est irrecevable à formuler un grief tenant à la composition de la juridiction si, informé de cette composition et de la cause des récusations, il n’a pas fait usage de son droit de récusation. Nul doute que lorsque la décision est favorable au justiciable, aucune plainte disciplinaire n’est formée – et pour la raison simple que ce n’était pas la première fois que nous statuions dans un dossier concernant la société mère Wolters Kluwer France alors même que des magistrats de la chambre, pas seulement nous trois mais bien d’autres, y compris mon prédécesseur doyen et son prédécesseur avant lui, ont statué dans la même configuration dans des dossiers concernant la société mère Wolters Kluwer France, alors même qu’ils donnaient de temps à autre, de manière ponctuelle, des conférences pour la société Liaisons sociales, qui est l’une des douze filiales de la société Wolters Kluwer France.

Comme ces décisions avaient été jusqu’ici défavorables à la société Wolters Kluwer France – moi-même en ai rendu deux défavorables avant cette affaire –, il n’y a jamais eu la moindre plainte disciplinaire. La difficulté tenant à l’absence pour les justiciables d’avoir fait usage au droit de récusation est qu’elle introduit un lien entre le sens de la décision et l’introduction, ou non, d’une plainte disciplinaire. C’est assez préoccupant.

Au Royaume-Uni, l’indépendance de la justice résulte de l’Act of settlement – l’Acte d’Établissement – qui date de 1701 ! Il énonce une règle extrêmement claire et simple : aucun juge ne peut faire l’objet d’une procédure, qu’elle soit civile, pénale ou de quelque nature que ce soit, du fait de l’exercice de ses fonctions de juge. Bien évidemment, il doit exister un régime disciplinaire pour les magistrats, mais la décision de justice elle-même doit être un sanctuaire. Sa remise en cause ne peut résulter que de l’exercice des voies de recours. Or ce que l’on appelle le déport – qui, juridiquement, s’appelle l’abstention – et la récusation sont des règles de procédure qui figurent au code de procédure civile et qui font l’objet d’un contrôle par la juridiction supérieure – pour la Cour de cassation, très indirectement, par la Cour européenne des droits de l’homme.

Introduire un tel lien entre le sens de la décision et l’introduction d’une plainte disciplinaire, surtout pour la Cour de cassation, fragilise la décision de justice. Cette fragilité est d’autant plus grande qu’il n’y a pas de limite à l’impartialité objective. Ce sera ma deuxième observation.

Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’impartialité objective tient aux apparences. Donc, jusqu’où vont les apparences ? Le fait notamment de donner de manière ponctuelle des conférences pour une des filiales d’une société mère interdit‑il à un juge de statuer dans un dossier relatif à la société mère ? La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière d’impartialité de la juridiction porte sur des affaires dans lesquelles la personne morale en question est la même. À ce jour, la CEDH n’a jamais été amenée à se prononcer sur une situation où la personne morale sur laquelle le juge doit statuer est distincte de la personne morale avec laquelle il a un lien.

La Cour européenne des droits de l’homme est saisie de la question. Elle y répondra peut-être, si elle ne déclare pas la plainte irrecevable. Mais, en l’état, personne ne peut dire si elle estimera qu’il y a un manquement à l’impartialité objective.

Ma troisième observation concerne la condition prévue par la loi organique selon laquelle le juge doit être dessaisi du dossier pour que la plainte disciplinaire soit recevable.

On comprend très bien que cette condition est, en effet, protectrice de l’indépendance de la justice lorsqu’il s’agit des juridictions du fond, c’est‑à‑dire des tribunaux et des cours d’appel, mais elle est insuffisante à l’égard de la Cour de cassation. Il faut bien comprendre que cette dernière n’est jamais dessaisie de ses jurisprudences. Nous ne sommes pas un troisième degré de juridiction ; nous ne jugeons pas les justiciables. Nos justiciables à nous, ce sont les arrêts des cours d’appel. En tant que doyen, j’examine en moyenne 800 arrêts par an. La chambre sociale en rend à peu près 4 000. La première chose et quasiment l’unique chose que je regarde est la règle de droit que le conseiller rapporteur fait dire à la Cour de cassation et la règle de droit qui a été énoncée par la cour d’appel. Je ne regarde jamais le nom du salarié ni celui de l’employeur, qui me sont parfaitement indifférents.

Nos jurisprudences s’appliquent évidemment quel que soit le justiciable en cause. On ne saurait exclure qu’à l’occasion d’une plainte disciplinaire, une forme de pression soit exercée sur une des chambres de la Cour de cassation quant à ce qui est ressenti comme étant l’orientation jurisprudentielle de la chambre. Il ne vous aura pas échappé que le droit du travail a connu depuis 2013 une métamorphose absolument considérable, avec une grande loi tous les ans : la loi Sapin, la loi Rebsamen, la loi Macron, la loi travail, les ordonnances… Toutes ces réformes du droit du travail vont dans un sens qui est aisément discernable.

Certains milieux du droit du travail ont cru que la chambre sociale allait s’opposer à ces réformes grâce aux directives de l’Union européenne, à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ou de la Cour de justice européenne, qui est de plus en plus abondante en matière de droit social, ou grâce aux conventions de l’Organisation internationale du travail – je rappelle que la France est le deuxième État au monde en ce qui concerne le nombre de conventions ratifiées de l’OIT. Mais c’est une erreur d’analyse. Dans tout système politique, il existe une forme d’équilibre entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique. Lorsque le pouvoir politique est absent, on comprend que le pouvoir judiciaire soit extrêmement fort et puissant, très interventionniste. Ce n’est pas pour développer une volonté de puissance, mais parce qu’il faut bien que quelqu’un dise la norme et que nous sommes régis par la prohibition du déni de justice. Quelqu’un doit donc dire quelle est la règle de droit.

L’exemple type est le système de l’Union européenne. J’ai travaillé plusieurs années à la Cour de justice de l’Union européenne. Il faut dix ans pour obtenir une directive. Un grand nombre de progrès du droit de l’Union européenne résulte d’arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne. Mais à partir du moment où le pouvoir politique reprend la main, qu’il produit de la norme – ce qui est le cas en droit du travail depuis 2013 en France, comme vous le savez –, le juge doit cultiver un certain retrait. Nous considérons, et je pense que c’est ce que considèrent tous les magistrats de la chambre sociale dans sa composition actuelle, que ce n’est pas à nous de dire quel est le droit du travail dont la société française a besoin en ce début du XXIème siècle.

Nous avons donc accompagné les évolutions souhaitées par le législateur sans les remettre en cause, sauf certains cas pour lesquels nous avons dû veiller au respect de nos obligations européennes et internationales. Un certain nombre d’arrêts viennent nuancer l’application de la norme mais, sous cette réserve, la remise en cause n’est pas considérable. Nous savons pertinemment que les organisations syndicales de Wolters Kluwer France ne sont pas seules derrière cette plainte. Cette plainte est l’expression d’une déception, voire d’un ressentiment vis-à-vis de l’attitude de la chambre.

Ma dernière observation concerne l’aspect médiatique de l’affaire.

La plainte disciplinaire contient plusieurs contrevérités manifestes, que le rapporteur du Conseil supérieur de la magistrature, qui n’était d’ailleurs pas un magistrat mais une personnalité extérieure désignée par le Président du Sénat, a parfaitement identifiées dans son rapport à l’issue de plusieurs mois d’enquête.

Nous avions pensé, compte tenu de la campagne médiatique qui s’est fait l’écho de la plainte et de ce qu’elle contenait, faire un certain nombre de droits de réponse. Mais nous avons rapidement renoncé parce que les magistrats ne sont pas des justiciables comme les autres. Qu’un justiciable particulier suscite un procès médiatique avant même le procès proprement dit devant la juridiction compétente, c’est son droit le plus strict. Mais à partir du moment où le Conseil supérieur de la magistrature était saisi de l’affaire et que son rapporteur était en train de procéder à une enquête, c’est à cet organe constitutionnellement institué par les articles 64 et 65 de la Constitution que nous devions réserver nos explications. Nous avons donc subi une campagne médiatique sans pouvoir répliquer.

La Cour européenne des droits de l’homme indique que le juge doit être protégé des pressions, et identifie trois cercles d’où peuvent venir ces pressions : des pressions du pouvoir politique, cela va de soi ; des pressions de l’opinion publique, ce qui relève plus de sa propre conscience de juge ; et des pressions des parties. Je crains que par l’instrumentalisation qui peut être faite de la loi organique, qui, par ailleurs, est en elle-même tout à fait justifiée et constitue un progrès, nous ne soyons plus protégés des pressions des parties. Ce n’est sans doute pas un hasard si la chambre sociale est la première chambre de la Cour de cassation à avoir été confrontée à cette difficulté, compte tenu du caractère éminemment sensible du droit du travail.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier, conseillère à la chambre sociale de la Cour de cassation. Je vais répondre de ma place de modeste conseiller à la chambre sociale.

Il n’est pas toujours facile d’être conseiller à la chambre sociale, tout d’abord parce que nous traitons d’affaires complexes humainement et juridiquement – mais nous ne sommes pas les seuls –, ensuite parce qu’il s’agit d’un contentieux qui, lorsque l’on donne une réponse à une question, suscite plus que d’autres des restitutions manichéennes. Selon la décision que nous avons prise, nous sommes considérés comme des juges pro-employeurs ou des juges pro-salariés. C’est très fréquent. Nous nous en accommodons parce que c’est inhérent à la matière sociale. Cela reste supportable tant que cela s’adresse collectivement aux juges du droit social.

À partir du moment où certains juges sont identifiés, nominativement mis en cause dans certains médias ou réseaux sociaux, cela devient bien plus complexe à gérer. Cela suppose un travail très important sur chacun des dossiers dont nous sommes saisis en tant que rapporteur pour sortir de ce réflexe qui consisterait à se poser la question de savoir si ce que nous allons indiquer dans notre rapport en application des règles de droit sera perçu comme nous le posons dans une situation ou dans une autre. Cela requiert un travail complémentaire, assez difficile à effectuer, alors même, comme cela a été dit, que nous sommes à l’évidence tenus par l’application des règles juridiques, par les lois en vigueur et, plus encore, ou en continuité, par une jurisprudence, que certains considèrent comme étant trop foisonnante mais qui, en réalité, creuse des sillons très profonds que nous sommes dans l’obligation d’emprunter, sauf à expliquer, et ce devant nos collègues, ce qui justifierait éventuellement d’en sortir.

C’est donc une situation qui peut être très difficile. Elle l’a été récemment pour nous. La question s’est posée en ce qui me concerne de savoir s’il était possible de rester dans cette matière du droit social une fois que l’on avait été identifié et mis en avant dans certains médias.

L’idée de partir vers un autre contentieux, probablement tout aussi intéressant mais peut-être moins sensible, a été écartée. Cela aurait été cédé à une pression. Dès lors, on peut être amené à choisir un juge ou à l’empêcher de poursuivre son activité parce que, pour une raison ou une autre, il paraît dérangeant. On peut, pourquoi pas, empêcher la nomination d’un président de chambre, pourtant reconnu à l’unanimité comme compétent et légitime à occuper ce poste, par des campagnes qui arrivent à point nommé. C’est tout à fait gênant en termes d’impartialité de la justice et pour les collègues qui restent.

Autre élément à prendre en compte, en allant au bout de ce raisonnement, on peut être amené à ce qu’à la chambre sociale, qui a déjà beaucoup de mal, pour des raisons techniques sur lesquelles nous pourrons revenir si vous le souhaitez, à recruter des juges spécialisés en droit du travail, ne soit plus composée de juges spécialistes de cette matière parce que ceux-ci auront été repérés pour avoir déjà rendu un certain nombre de décisions et été rapporteur dans un certain nombre d’affaires, voire, pire encore, pour être intervenus dans des colloques, des manifestations scientifiques ou pour avoir écrit des articles.

Pour conclure, je pense que la seule vraie garantie pour l’indépendance et l’impartialité de la justice tient à la collégialité. C’est ce qui prémunit et assure, sur toute décision, un débat dans lequel chacun d’entre nous est amené à développer son raisonnement juridique, à l’expliciter, donc, à montrer son objectivité. Cette collégialité est absolument fondamentale. C’est la raison pour laquelle il est bien regrettable que, devant les juridictions du fond, cette collégialité tende de plus en plus à s’effacer pour les raisons que nous savons. Il est crucial qu’elle soit totalement préservée à la Cour de cassation pour permettre d’assurer cette garantie de débat et de partage entre les juges sur la manière de raisonner et d’aboutir à une solution.

M. le président Ugo Bernalicis. Je précise que c’est le rapporteur qui vous a transmis ces questions. C’est un argument un peu spécieux de ma part, car je partage ses interrogations, mais je le dis afin que les choses soient bien identifiées.

Nous ne sommes pas la formation disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature, nous ne sommes pas là pour « refaire le match », mais pour comprendre ce qui s’est passé : ce qui vous a amenés devant elle et ce qui a conduit à sa décision. Nous n’avons pas pu obtenir d’explication à ce sujet puisque Mme Arens n’a pas souhaité le développer. Nous nous interrogeons sur ces questions – qu’est-ce qui pousse à prendre telle décision plutôt que telle autre ? – pour bien comprendre où l’on fixe les frontières de l’indépendance, de l’impartialité objective et de toutes ces notions que vous avez rappelées et qui sont au cœur des investigations de notre commission d’enquête.

À mon avis, que vous ne partagez sans doute pas, vous auriez pu ne pas demander le huis clos pour rééquilibrer les choses du point de vue de la parole publique. Cela a d’ailleurs été la position de votre collègue Jean-Michel Prêtre, qui a été mis en cause dans l’affaire Geneviève Legay en tant que procureur de Nice : il n’a pas demandé le huis clos afin de pouvoir s’exprimer publiquement et porter sa version des faits à la connaissance du public. Je crois, pour ma part, à la force du contradictoire et au fait d’exposer les éléments et les débats afin que chacun puisse former son avis.

Vos propos appellent plusieurs questions.

Vous dites que, depuis une vingtaine d’années, les membres de la chambre sociale participent à des colloques dans une certaine forme d’ouverture, d’explicitation de la jurisprudence de la Cour de cassation. Selon vous, ce mouvement d’ouverture est de bonne justice car, disait-on à l’époque, les magistrats restaient trop entre eux, cloisonnés. À l’inverse, aujourd’hui, il vous est reproché d’avoir trop ouvert les portes et d’être allés à l’extérieur.

Pensez-vous qu’il faille opérer une distinction entre le fait de participer à cette explicitation extérieure de la jurisprudence à l’École nationale de la magistrature (ENM) ou lors un colloque scientifique, pluraliste et pluridisciplinaire, et y participer auprès d’une société privée ? Est-ce de même nature ? Ma question fait suite à votre propos, monsieur Frouin, mais s’adresse à vous trois.

M. Jean-Yves Frouin. Vous avez raison, c’est une très bonne question… que l’on se pose aujourd’hui.

À la suite de l’affaire pour laquelle nous avons été poursuivis, un groupe de travail, de réflexion, a été constitué, d’abord par M. Louvel, ensuite par Mme Arens, sur la question de savoir si l’explicitation de la jurisprudence doit passer par toutes possibilités qui nous seraient offertes – y compris la participation à des formations d’organismes privés – ou si la Cour de cassation doit expliciter ses décisions exclusivement lors de séminaires, colloques ou échanges qu’elle organise elle-même, plutôt dans ses locaux, et dont elle conserve la maîtrise, de telle sorte qu’il n’y a pas de risque d’accusation extérieure de se compromettre avec les représentants d’organes privés.

Cette question ne s’est pas posée il y a vingt ans. Les questions qui se posent aujourd’hui ne se posaient pas alors. Le président de l’époque était agacé d’être mis en cause par les employeurs et les salariés qui reprochaient aux membres de la chambre sociale de n’avoir aucune connaissance du terrain et du fonctionnement de l’entreprise. C’est alors qu’il a décidé de s’ouvrir à l’extérieur alors qu’à ce même moment, me semble-t-il, les éditions de Lamy et Liaisons sociales ont créé des formations animées par des avocats et des universitaires, auxquelles participaient le président, le doyen ou un conseiller de la chambre. À l’époque, personne n’avait rien trouvé à redire.

Ceux qui m’accompagnent savent bien mieux que moi où en sont les réflexions de la chambre. S’il est vrai que, depuis le déclenchement de cette affaire, c’est une question tout à fait légitime, je trouve cela regrettable parce que cet éclairage extérieur participait aussi de notre information. Quand nous organisons une rencontre à la Cour de cassation, nos interlocuteurs extérieurs, sachant que cela se passe dans nos locaux et que nous en sommes organisateurs, animés d’une sorte de prudence naturelle, n’osent pas véritablement nous « agresser », si je puis dire car on ne nous agresse jamais vraiment, mais au moins les désaccords sont-ils exposés très fermement.

M. Jean-Guy Huglo. Il faut tout d’abord que vous compreniez que c’était absolument l’idéal pour expliciter notre jurisprudence à l’extérieur, d’autant que, jusqu’à une période récente, les arrêts de la Cour de cassation se caractérisaient par une extrême concision, qui les rendait très difficiles à comprendre si l’on n’en détenait pas les clés. Nous sommes en train d’y remédier, et je plaide pour que nous soyons bien plus explicatifs, car expliciter nos décisions est aussi une question d’influence, non seulement en France, mais aussi à l’étranger : si vous allez à l’étranger avec une décision d’une demi‑page, vous n’avez aucune influence ni aucune autorité.

Ensuite, nous avions également un retour sur nos jurisprudences. Le public était, en effet, composé de juristes d’entreprise, de directeurs des ressources humaines, d’avocats spécialisés en droit du travail, et de syndicalistes également parce qu’un certain nombre de grandes fédérations syndicales parvenaient à acquitter les 1 400 euros de droit de participation pour la journée. Certains syndicalistes étaient là au titre de la formation continue payée par leur entreprise. La tribune était absolument paritaire, composée toujours d’un avocat défendant habituellement les salariés, d’un avocat défendant habituellement les employeurs, issus de grands cabinets connus sur la place de Paris, et d’un universitaire.

Ces séances de formation, d’abord, nous en avons refusé un grand nombre. Nous acceptions, toutefois, deux fois par an, celles qui s’intitulent « un an de jurisprudence sociale » dont l’objet est d’examiner la jurisprudence sociale de l’année écoulée, à 80 % constituée d’arrêts de la Cour de cassation auxquels s’ajoutaient quelques arrêts du Conseil d’État. Donc, alors même que nous avions encore en tête les délibérés qui venaient de se tenir et les discussions que nous avions eues, nous avions le retour du terrain, c’est‑à‑dire du monde de l’entreprise dans toutes ses composantes, et nous savions ce qu’en pensaient les praticiens avocats et les universitaires. Pour nous, c’était un réel enrichissement.

D’ailleurs, lorsque le Conseil d’État s’est mis à faire un peu plus de droit du travail à la suite de la loi de la sécurisation de l’emploi de 2013 qui a confié aux juridictions administratives le contrôle des plans de sauvegarde de l’emploi, un groupe de travail a été créé entre le Conseil d’État et la chambre sociale de la Cour de Cassation. Il se réunit très régulièrement parce qu’il y a des chevauchements incessants entre nos contentieux et nous considérons qu’il faut parvenir à une harmonie, car vous savez aussi bien que moi que si les controverses juridiques font plaisir aux juristes, ce sont toujours les justiciables qui en font les frais. Je me rappelle très bien que les membres du Conseil d’État, présidents de chambre à la section du contentieux, me demandaient d’où nous tenions nos retours sur nos jurisprudences et que je leur avais alors répondu que nous les tenions des organismes de formation privée existant sur la place de Paris. Il n’y en a que trois, dont deux dépendent, il est vrai, du groupe Wolters Kluwer.

Depuis cette affaire, depuis avril 2018, nous avons cessé d’y aller et, aujourd’hui, l’actuel président de la chambre, en accord avec ma position – nous l’avons prise à deux – considère que la césure est extrêmement claire : nous allons à l’extérieur dans les organismes publics qui ne peuvent jamais être justiciables devant nous, c’est‑à‑dire les universités, les chambres sociales de cours d’appel, les formations de l’ENM et tout ce qui est institutionnel, comme les colloques organisés par le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel. En revanche, nous ne nous rendons plus dans les structures qui relèvent du droit privé, susceptibles, un jour, d’être des justiciables devant nous. La conséquence est qu’aujourd’hui, Liaisons sociales organise toujours ses journées sur « Un an de jurisprudence sociale ». Y assistent des représentants du Conseil d’État, des représentants de la juridiction administrative donc, et aucun représentant de la juridiction judiciaire, et absolument pas de la Cour de Cassation, alors que 80 % des décisions dont il est question sont les nôtres !

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Bien évidemment, il faut se rendre à l’ENM, et les colloques universitaires sont importants. Mais comme l’ont dit mes collègues, le public n’est pas le même, ce ne sont donc pas les mêmes retours. Dans ces organismes de formation, nous sommes au contact du terrain, ce que nous n’avons pas devant un public de l’ENM où notre rôle, notre apport, est tout à fait différent.

Nous y avons réfléchi, pas seulement depuis 2018. Nous nous réunissons pour nous mettre d’accord sur ce que nous pouvons faire ou pas. La première réunion remonte, je crois, à 2011. Nous avions décidé que nous n’acceptions d’aller que dans les organismes de formation connus et reconnus pour être des spécialistes de la formation en droit du travail. Cela signifiait les colloques universitaires, le barreau, l’ENM et trois organismes de formation réputés pour organiser non pas de petites formations, mais de grandes formations autour du droit du travail. Une fois par an, il nous semblait important de participer à ces formations-phares consacrées à la jurisprudence sociale. Nous y ajoutions un certain nombre de conditions tenant à la représentation proportionnée des personnes amenées à intervenir à la tribune. Il convenait notamment de vérifier la présence d’avocats, dans les deux sens. Bien entendu, notre participation se cantonnait à notre rôle de magistrat. Il s’agissait d’expliciter certaines jurisprudences, mais évidemment pas de prendre parti dans des débats pour lesquels la question n’aurait pas encore été tranchée, ni encore moins d’avoir une prise de position personnelle.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie de vos précisions.

Étant trop jeune pour avoir été fonctionnaire longtemps, le peu de temps durant lequel je l’ai été, j’ai été formateur au sein de l’administration et certains de mes collègues, sur les compétences budgétaires de marché public notamment, allaient assurer des formations dans des organismes privés à destination des entreprises. Je me suis toujours interrogé sur la problématique de déport. Sans porter de jugement, cela me pose question, y compris sur le fait que la sphère privée n’est pas sans intérêts. Certes, les intérêts qu’elle poursuit peuvent se recouper avec l’intérêt général, mais elle poursuit ses intérêts et peut également avoir un impact sur l’effet jurisprudentiel à plus long terme d’un petit monde, car les spécialités sont de petits mondes. Ce n’est pas un reproche. Il y a sans doute des espaces à créer de liberté d’échange, de discussion, d’explicitation qui soient en dehors de la sphère privée.

Si vous explicitez davantage vos décisions, au-delà d’une demi-page, cela pourra y concourir. Le débat pourra ainsi se faire également par voie médiatique et publique, entre universitaires dans des tribunes, etc. Pour être allé moi-même en appel au Conseil d’État, je peux témoigner du fait que les décisions rendues font plusieurs pages et que l’on peut en saisir le sens. Le groupe de travail que vous avez avec le Conseil d’État est, à mon avis, de nature à faire évoluer largement la situation.

À cet égard, j’ai une question particulière. Mme Arens nous a indiqué que la Cour de cassation pouvait être saisie et rendre des avis techniques sur les textes de loi en matière pénale. Êtes‑vous également saisis et rendez-vous des avis techniques sur les textes de loi discutés à l’Assemblée nationale, avant le vote de la loi, à la demande du Gouvernement ?

M. Jean-Guy Huglo. Pour ma part, je ne l’ai jamais fait.

M. Jean-Yves Frouin. En dehors de ce que l’on appelle la procédure pour avis, c’est‑à‑dire la demande d’avis qui est institutionnalisée et suppose qu’une affaire soit portée devant la justice et qu’une juridiction saisisse la Cour de cassation… mais je suppose que ce n’est pas le sens de votre question ? Autrement, à ma connaissance, nous ne donnons pas d’avis.

M. le président Ugo Bernalicis. Donc, vous n’êtes pas saisis par la Chancellerie pour un quelconque avis technique sur un texte de loi, une formulation, une écriture ?

M. Jean-Guy Huglo. Non, nous considérons que cela relève du Conseil d’État dans le rôle de ses sections consultatives. Nous ne sommes pas saisis d’avis. Je pense que cela susciterait une difficulté. Cela pourrait se concevoir à la limite sur l’aspect purement technique, mais en tout cas, la chambre sociale n’est pas saisie.

M. Jean-Yves Frouin. Nous pouvons être saisis par une assemblée parlementaire.

M. le président Ugo Bernalicis. L’Assemblée peut vous saisir ?

M. Jean-Yves Frouin. Cela m’est arrivé à deux ou trois reprises, à la demande du Sénat, me semble-t-il. Il est arrivé qu’au cours d’une discussion parlementaire sur un projet de loi, on me sollicite pour une audition au cours de laquelle l’on me demandait mon sentiment sur certaines dispositions.

M. le président Ugo Bernalicis. Oui, bien sûr.

Je reviens sur l’affaire WKF. Vous disiez qu’il était préoccupant que l’on puisse vous mettre en cause alors qu’il n’y avait pas eu de récusation préalable, et que cela puisse aller jusqu’au conseil de discipline. Selon vous, l’organisation syndicale qui a engagé la procédure connaissait parfaitement avant le procès vos liens avec WKF, et aurait attendu la décision pour en faire état. Du point de vue du justiciable, on peut se demander pourquoi se fâcher avec les magistrats avant le procès alors même que l’on ne sait pas quelle en sera l’issue. C’est une vraie question.

Sachez – je vous le livre, nous sommes à huis clos, c’est d’autant plus simple – que je suis en train d’étudier l’opportunité d’une intervention amicale – amicus curiae, comme chacun sait – auprès d’un juge d’instruction, à Lille, dans une affaire dans laquelle j’ai été saisi par des citoyens de ma circonscription. C’est une histoire de moyens qui ne sont pas donnés au juge d’instruction pour faire son enquête… Les familles me l’ont demandé, et j’ai sollicité leurs avocats parce que je voulais savoir s’ils pensaient que c’était opportun et possible au regard de la séparation des pouvoirs. Les avocats n’y étaient pas opposés, mais pensaient que cela risquait de fâcher le juge d’instruction et de le rendre hostile. Mais dans mon esprit, un magistrat ne peut être hostile, il est impartial, inamovible, intouchable, inatteignable. Donc, n’existe-t-il pas une distorsion des rapports avec le justiciable, qui fait que certaines choses qui pourraient être réglées ex ante ne sont pas qu’à l’issue de la décision ?

M. Jean-Guy Huglo. Je vais répondre aux deux aspects de votre question, monsieur le président.

Quant à la connaissance par les organisations syndicales de WKF de la cause de récusation, c’est‑à‑dire du fait que nous donnions, de temps à autre, des conférences pour une des filiales, cela résulte de leur propre déclaration lors du reportage télévisé diffusé sur France 2 le 14 février 2019, dans lequel elles disent avoir été très surprises de voir notre nom au bas de l’arrêt parce qu’elles nous connaissent très bien puisque nous faisons des conférences pour leur groupe. Mais elles ne peuvent prétendre avoir découvert notre nom au bas de l’arrêt alors qu’elles étaient présentes à l’audience et que cette affaire a été plaidée – fait rarissime à la Cour de cassation – à leur demande, puisque ce sont elles qui ont demandé le renvoi de l’affaire à une formation de dix juges, et qu’elles connaissent parfaitement la composition de la chambre.

Ce sont des justiciables un peu particuliers, puisque ce sont les salariés de ces filiales de Wolters Kluwer qui passent leur temps, tous les lundis, à éplucher les arrêts rendus par la chambre sociale de la Cour de cassation la semaine précédente. Par conséquent, ils nous connaissent très bien et savent qui est qui. Ils savent quelles sont les différentes spécialités des quatre sections qui composent la chambre. Ils étaient donc parfaitement informés et de la composition et de la cause de récusation, comme ils le reconnaissent eux-mêmes.

Sur le second aspect de votre question, je pense que, s’ils avaient introduit une demande de récusation, nous aurions été tenus de l’examiner et nous l’aurions nécessairement acceptée, dans la mesure où j’avais eu des doutes sur la capacité que nous avions de statuer dans ce dossier. Je m’en étais ouvert au président Frouin, et nous avions examiné la question.

Nous ne l’avons pas fait eu égard au fait que les rémunérations perçues étaient très modestes par rapport à nos revenus annuels et que nous avions déjà statué dans des conditions identiques et donné tort à la société Wolters Kluwer, ce qui était de nature à dissiper dans l’esprit d’un justiciable de bonne foi le doute qu’il pouvait avoir sur l’impartialité objective, et compte tenu également de ce qu’avaient répondu tous mes prédécesseurs, à savoir qu’il ne s’agit pas de la même personne morale. On me disait que l’on ne pouvait pas faire de lien entre un dossier concernant la société mère alors que le lien d’intérêts n’existe qu’avec une filiale. C’est d’ailleurs ce qu’a retenu le Conseil supérieur de la magistrature. Dans sa décision, le conseil rappelle que nous n’avons jamais eu la moindre relation que ce soit avec la société WKF. Nous n’avons jamais rencontré l’un de ses dirigeants ou de ses salariés, nous n’avons jamais échangé le moindre email avec elle, nous ne la connaissons absolument pas.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Je reviens seulement sur la deuxième partie de votre question. Je comprends bien que le justiciable puisse penser que, s’il met en cause, d’une certaine façon, l’impartialité de son futur juge et que cette mise en cause est refusée, il a perdu sur tous les aspects. En même temps, c’est le principe même du droit de récusation. Le droit de récusation est une garantie fondamentale, et il passe par ce propos liminaire, sauf à considérer que le droit de récusation ne sert à rien et ne peut jamais être mis en œuvre.

Il faut faire le partage entre ce que peut penser le justiciable, bien à tort parce qu’il va de soi que nous sommes capables de faire la part entre l’exercice d’un droit de récusation qui reposerait sur une croyance dans la non-objectivité prétendue du magistrat, qui peut être exprimée, et la réalité, qui est qu’un juge n’a absolument pas d’amour-propre quant au fait d’être dans une composition ou de ne pas y être. C’est très important parce que, sinon, le droit de récusation n’a plus de sens.

C’est encore plus vrai devant la Cour de cassation parce que l’on ne met pas personnellement en cause un juge pour des liens personnels, mais pour quelque chose qui tient à sa participation à des manifestations extérieures. Je ne vois pas pourquoi cela poserait le moindre souci à un juge de la Cour de cassation dans la collégialité que ce droit de récusation soit exercé. Sinon, c’est tout le système qui ne fonctionne plus !

M. Jean-Yves Frouin. Je comprends votre question.

À la Cour de cassation – cela fait partie de la cuisine interne, mais c’est une réalité –les relations entre les avocats au conseil et le président d’une chambre sont d’une très grande loyauté. En l’espèce, si les salariés avaient nourri le moindre doute et en avaient fait part à leur avocat au conseil, ce qui me paraît légitime, celui-ci serait venu de me voir et, sans dire que c’était la réclamation de ses mandants, m’aurait demandé si je ne pensais pas, compte tenu de ce doute, qu’il serait mieux que nous nous déportions.

Nous entretenons avec les avocats des relations – en l’occurrence avec celui-ci mais c’est le cas avec tous – d’une très grande franchise, d’une très grande loyauté. Lorsque l’un d’entre eux, soit alerté par ses mandants, soit en en prenant conscience lui-même, ressent une possibilité d’atteinte au principe de l’indépendance de la justice, il vient s’en ouvrir directement au président. Cela n’a pas été le cas en l’espèce.

M. le président Ugo Bernalicis. Je vous remercie de vos réponses. Je retiens la collégialité comme étant un point d’appui et une force. Je le note d’autant plus que je sais que le rapporteur l’entendra. Mais je pense vraiment que ces propos auraient pu être tenus publiquement, je le dis d’autant plus que j’y vois une utilité réelle pour dissiper un certain nombre d’idées et en affirmer d’autres. Sur la récusation, je vous en parle, parce que, indirectement, je suis en train de le vivre. En plus, il ne s’agit pas d’une récusation mais d’une intervention pour dire au juge d’instruction que, peut-être, une reconstitution serait intéressante. Je passe les détails, mais…

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Là, vous intervenez dans son instruction…

M. le président Ugo Bernalicis. D’accord, mais c’est parce que l’argument est un argument de moyens financiers. Ce qui pose un problème est que cela n’est pas assumé publiquement. Quand le réflexe de l’avocat est de me dire que cela pourrait froisser le juge, je ne comprends pas. Vous le savez, comme je le sais, il y a l’état actuel du droit, l’effectivité du droit et la vie, ce que vous appelez le terrain et que vous souhaitez toucher davantage en allant à l’extérieur. Le terrain m’enseigne que ce n’est pas si simple que ça !

M. Didier Paris, rapporteur. Merci à vous trois d’être venus déposer devant cette commission.

Je dirai tout d’abord un mot sur le huis clos : la commission a statué, elle a autorisé le huis clos – sa décision aurait pu être différente – sur la base de vos arguments qui, à mes yeux, étaient parfaitement légitimes. Il faut que vous soyez libres de vos activités actuelles sans risque de perturbation excessive. Vous en avez déjà subi suffisamment, me semble-t-il, en particulier vous, monsieur Huglo, compte tenu des problèmes que cela a pu vous poser dans l’avancée de votre carrière.

Pour commencer, je recentre mon propos sur des questions purement factuelles. J’ai compris que le CSM statue en décembre 2019 et que la décision de fond qui suscite toute cette question date du 28 février 2018. À quel moment vos interventions dans la société WKF ont‑elles eu lieu ? Qui vous demande d’intervenir dans cette société : les syndicats, la direction de la société ? Comment se déroule ce processus et à qui est adressée la demande ? J’ai cru comprendre que cette demande n’était pas intuitu personae mais adressée directement à Cour de cassation, à charge pour la chambre sociale de la Cour de cassation de désigner tel ou tel susceptible d’aller faire cette formation dont, à titre personnel, je saisis parfaitement le fondement. Je comprends bien la question du président sur le public et le privé, mais il s’agit d’un privé spécifique, d’une société d’édition Liaisons sociales, bien connue, comme Lamy, pour travailler dans un champ de compétence pédagogique large. On peut donc l’admettre. Mais comment s’opèrent ce lien et ce choix ?

Cette première série de questions vise à préciser la manière dont les choses se sont déroulées. Vous avez compris que je vous ai adressé un certain nombre de questions, mais qu’en réalité, ce sont les dernières qui importaient surtout. Ce sont celles qui justifient votre présence.

M. Jean-Yves Frouin. En ce qui me concerne, les choses sont très simples : la société WKF organise depuis quinze à vingt ans peut-être, chaque année à l’automne, une journée dite de formation sur l’actualité jurisprudentielle de l’année écoulée, à laquelle elle donne une publicité maximale de façon à attirer un grand nombre de participants. Elle a toujours souhaité que le président de la chambre sociale en préside la matinée et le doyen l’après-midi.

Je suis donc intervenu comme l’avaient fait mes quatre prédécesseurs, si je remonte jusqu’à la fin des années 1990, pour présider cette matinée consacrée à l’actualité jurisprudentielle. Cette journée se tient au tout début du mois d’octobre ; en l’occurrence, c’était cinq mois avant la décision.

En ce qui concerne les modalités selon lesquelles nous sommes sollicités, comme cela a vocation à se reproduire une fois par an, ce sont les salariés en charge de l’organisation de cette journée qui nous adressent – je pense qu’il en va de même pour M. Huglo – un message ou qui nous passent un appel en nous indiquant qu’ils organisent ce colloque sur l’actualité jurisprudentielle à telle date cette année, et en nous demandant si nous serions d’accord pour la présider. Il m’était demandé de faire, dans un propos introductif de vingt minutes, une synthèse de ce qu’avait été l’actualité jurisprudentielle de l’année écoulée. À partir de là, je suis d’accord ou j’ai un empêchement, auquel cas, ils s’adressent à un autre membre de la chambre.

Voilà comment les choses se passent. C’est donc en tant que président ès qualité que je suis sollicité. Il est certain qu’aujourd’hui, ils ne me le demanderaient plus puisque je ne représente plus rien d’intéressant pour eux.

M. Jean-Guy Huglo. J’ajouterai que ce qui les intéresse surtout est d’écrire sur le programme « sous la présidence du président de la chambre sociale » et « sous la présidence du doyen de la chambre sociale ». C’est évidemment une annonce qui attire des participants. C’est vraiment ès qualité que nous étions sollicités. Dès lors que nous ne le serons plus, ils ne nous inviteront plus. En général, Jean-Yves Frouin présidait la matinée, et moi l’après‑midi. En fait, nous recevions un e-mail de la part de salariés qui avaient des titres variables : chargé de formation, chargé de conférence, etc.

M. Didier Paris, rapporteur. Au-delà de la question de conflit ou de lien d’intérêts que vous avez parfaitement explicitée et sur laquelle je ne reviens pas, le reproche qui a pu vous être adressé porte sur l’application de l’article 8 de l’ordonnance statutaire de 1958. Même si, en réalité, de nombreux magistrats assurent des formations – on parle de quelque chose d’exceptionnel compte tenu des circonstances, mais c’est courant – cette intervention aurait mérité une autorisation écrite, ou tout au moins une autorisation explicite de votre « hiérarchie », si je puis dire. Qu’avez-vous à répondre sur ce point ?

Je ne refais pas l’audience du CSM, mais c’est un point retient notre attention. Selon vous, était-il naturel à l’époque – et cela reste‑t‑il naturel – que, ès qualité, vous participiez à un colloque de ce genre ? L’autorisation préalable vous paraissait‑elle aller de soi ? Si je retourne ma question : le premier président de la Cour de cassation aurait‑il pu vous refuser de participer à cette formation ?

M. Jean-Yves Frouin. Cela se faisait, il est vrai, en totale transparence. Personnellement, quand j’étais conseiller référendaire, lorsqu’il m’arrivait de participer à une formation, je le mentionnais comme l’une des activités extérieures dans la fiche d’évaluation, puisque nous sommes évalués tous les deux ans. Par conséquent, je portais à ce moment-là à la connaissance de mon chef de cour le fait que j’exerçais ce type de formation lorsque j’étais sollicité.

Il est vrai également que le statut, établi en 1958, distingue les travaux scientifiques, littéraires et artistiques, pour lesquels il n’y a pas besoin de demande d’autorisation, et les activités d’enseignement, pour lesquelles il est nécessaire de demander une dérogation. Les formations organisées par les organismes privés, nées dans les années 1990, n’existaient pas au moment où le statut a été élaboré. Il aurait sans doute fallu que les premiers à y participer s’interrogent sur l’opportunité de poser la question. À ma connaissance, personne ne l’a jamais fait. À l’époque, je n’étais que conseiller référendaire. C’étaient donc mon président et le doyen ou d’autres conseillers qui me sollicitaient pour les accompagner à l’occasion d’une formation, et personne ne demandait rien à personne.

Je bats ma coulpe, il est vrai que nous ne nous sommes pas posé la question de savoir si nous ne devrions pas considérer cela comme l’équivalent d’activités d’enseignement. Nous avions pour habitude d’accompagner nos interventions de la restitution d’un texte qui était parfois publié. Chaque fois que je suis intervenu comme président de chambre, on me demandait mon texte qui paraissait dans l’une des publications de WKF, et je refusais tout droits d’auteur, ce qui fait que je considérais que cela pouvait à la limite se confondre ou se fondre dans des travaux scientifiques et, par voie de conséquence, échapper à toute autorisation.

Mais, incontestablement, nous n’avons jamais demandé d’autorisation et, au regard du statut, il faudrait que ce point soit clarifié pour l’avenir. Le sens de la note du premier président Louvel imposant désormais des demandes d’autorisation systématiques avait précisément pour objet de soumettre, à l’avenir, toute intervention à l’extérieur à son regard et son autorisation expresse.

Nous avons estimé ne pas devoir le faire. Nous ne sommes pas les seuls intervenants à des formations organisées par des établissements privés ; d’autres personnes de Cour de cassation, dans les autres chambres, le font. À ma connaissance, personne n’a jamais demandé d’autorisation.

M. Jean-Guy Huglo. Quand j’ai participé à la première journée de formation organisée par Liaisons sociales, fin 2014, je me suis inquiété auprès de Jean-Yves Frouin de savoir sous quelle rubrique et statut de l’article 8 cela se faisait. Il m’a répondu ce qu’il vient de vous répondre : il existe une ambiguïté dans l’article 8 du statut et l’on ne sait pas si ces journées relèvent des activités d’enseignement, pour lesquelles une autorisation est nécessaire, ou des activités scientifiques, pour lesquelles il n’y a pas lieu d’en solliciter une ; en tout état de cause, dans la mesure où la chambre sociale doit avoir des contacts avec l’extérieur et participer à la diffusion de sa jurisprudence, le premier président considère que nous avons une autorisation générale implicite pour assurer ces formations.

Compte tenu des usages à la Cour de cassation, je n’allais pas, moi, conseiller – je n’étais pas doyen à l’époque –, demander au premier président de me produire l’autorisation écrite formelle. Les choses en sont donc restées là.

M. Didier Paris, rapporteur. Oui, cela aurait fait vilain petit canard !

J’ai cru comprendre que ces formations étaient rémunérées, forfaitairement. Pouvez-vous préciser, si vous en avez le souvenir, quel en était le montant ?

Par ailleurs, quelle a été l’attitude de vos collègues de la Cour de cassation sur ce qui vous était reproché ou sur la pratique ?

Nous comprenons bien qu’il s’agissait d’un temps de formation tout à fait transparent, public, qui donnait même lieu à publication. Pour autant, vous avez été piégés dans une situation a posteriori.

M. Jean-Guy Huglo. Le montant est de 600 euros pour la demi-journée, donc, de 1 200 euros pour la journée complète. Nous en faisions une par an, ou deux au maximum.

M. Didier Paris, rapporteur. Je me permets de vous interrompre. Lorsque vous dites une ou deux fois par an, est-ce avec WKF ou en totalité ? Plus généralement, quelle est la part de rémunération des formations extérieures pour un membre de la Cour de cassation par rapport à son activité ?

M. Jean-Guy Huglo. Cela correspond au maximum à 2 ou 3 % de notre traitement annuel. C’est variable suivant les années.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Cela, pour le doyen et le président.

M. Jean-Guy Huglo. Oui, pour le doyen et le président. Le conseil l’a d’ailleurs relevé dans sa décision, cela correspond au maximum à 2 ou 3 % de nos revenus annuels.

La première fois que je l’ai fait, je ne savais même pas que nous étions rémunérés. Trois mois après, j’ai eu la surprise de recevoir un règlement. Nous le faisions parce que c’est le prolongement naturel de nos fonctions. D’ailleurs, ce que nous faisions devant ces organismes de formation est exactement la même chose que ce que je fais lorsque j’explicite la jurisprudence devant mes collègues des chambres sociales de cour d’appel. Ces formations des magistrats des chambres sociales des cours d’appel interviennent sous l’égide de l’ENM. Pendant longtemps, l’ENM nous a envoyé un e-mail, indiquant que, si nous ne refusions pas, nous serions rémunérés. Pour ma part, je répondais systématiquement que je ne voulais pas l’être, pour deux raisons : d’une part, je considérais cela comme le prolongement de mes fonctions de magistrat, d’autre part, parce que cela nécessite de remplir un certain nombre de documents administratifs et que je ne voulais pas perdre mon temps à cela. Depuis deux ans, j’ai eu la surprise de constater que, même lorsque j’envoie cet e-mail de refus, je suis rémunéré. L’ENM m’a expliqué que c’était une obligation. Sinon, cela crée des difficultés en matière de règles budgétaires.

Quant à l’attitude de mes collègues, l’audience disciplinaire devant le Conseil supérieur de la magistrature était publique. La chambre sociale compte 40 magistrats ; une bonne moitié était présente pour nous soutenir. Cela se passait le 4 décembre, juste avant une grève nationale. Ceux qui n’étaient pas là étaient des provinciaux qui s’inquiétaient de pouvoir rentrer chez eux. Au sein de la chambre, il n’y a pas eu de réticence ni le moindre doute quant à notre impartialité.

Il en est allé de même pour l’université. Nous avons beaucoup de contacts avec les professeurs d’université. Lorsque cette affaire a éclaté, trente d’entre eux ont publié une tribune affirmant combien il était important que la chambre sociale ait des activités à l’extérieur et qu’ils n’avaient aucun doute quant au fait qu’elles s’inscrivent dans la plus grande régularité.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. C’est une question importante, qui me tient à cœur, car avoir été soutenus par nos collègues a été extrêmement important pour nous. Ils savent très bien que nous ne faisons évidemment pas ces formations pour de l’argent et que cela nous demande même un gros travail. Très souvent, quand on leur propose d’en faire, eux-mêmes ne le souhaitent pas, estimant que cela demande une certaine ancienneté et un réel travail. Donc, en réalité, ils nous sont reconnaissants d’assurer ces formations parce qu’ils considèrent que cela permet de représenter la chambre à l’extérieur et qu’il est formidable que certains acceptent de le faire. Ils sont vraiment dans cette optique et, pendant toute la période que nous avons traversée, des collègues ont été constamment présents et constamment dans le soutien. Nous sommes heureux de pouvoir l’exprimer devant vous aujourd’hui.

M. Jean-Yves Frouin. Je complète le propos de M. Huglo : quand il parle de trente professeurs d’université, il s’agissait de trente professeurs de droit du travail, ce qui, à mon sens, représente plus de 90 % des « travaillistes ».

M. Didier Paris, rapporteur. Ma dernière question ouvre volontairement la discussion plus largement : vous avez évoqué la position de la Cour européenne des droits de l’homme sur les atteintes à l’indépendance de la justice. Les atteintes politiques, les atteintes de l’opinion publique, les atteintes des parties sont une réalité, et sont au cœur de notre commission d’enquête. Vous avez fait référence à la posture d’autres pays, comme la Grande-Bretagne, dont les règles, plus précises, ne permettent pas de mettre en cause les juges a posteriori. On met en cause, on développe des arguments à l’audience, et non après. Vous avez bien expliqué les raisons pour lesquelles, dans le cas qui nous intéresse, il n’y avait pas eu de surprise de la part de la partie concernée.

Vous semble-t-il que vous êtes suffisamment protégés dans votre activité professionnelle par rapport aux atteintes à l’indépendance de la justice relevées par la cour –politiques, d’opinion publique si une discussion plus large peut être difficile à aborder, ou par les parties ? Singulièrement, la position prise en Grande-Bretagne pourrait-elle être intégrée dans notre droit français ? Des évolutions juridiques, législatives sont-elles possibles pour assurer une meilleure protection des magistrats dans leur activité juridictionnelle par rapport aux parties, par exemple ?

L’exemple que vous citiez de la Grande-Bretagne me semble assez intéressant.

M. Jean-Guy Huglo. Sur la question du pouvoir politique, dans ma carrière, à aucun moment, je n’ai subi de pressions politiques, pour ce qui me concerne, en tout cas, dans mes fonctions de magistrat du siège.

S’agissant des parties, je pense qu’il existerait deux voies d’amélioration. J’ai déjà indiqué la première, que le Conseil supérieur de la magistrature n’a pas voulu appliquer en matière disciplinaire. Il s’agit de la règle selon laquelle le justiciable qui est informé de la cause de la récusation et qui connaît la composition de la juridiction est irrecevable à former une plainte disciplinaire après la décision.

Il est exact que le droit disciplinaire est un droit particulier, qui ne répond pas à un certain nombre de principes. Ainsi, le principe de légalité des délits et des peines ne s’applique pas en matière disciplinaire. On ne connaît jamais la définition de la faute disciplinaire. Une voie d’amélioration consisterait peut-être à appliquer cette jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière, de dire que le justiciable qui connaissait la composition de la juridiction et la cause de récusation, et qui n’a pas fait valoir son droit à récusation, est irrecevable à présenter une plainte disciplinaire fondée sur la composition de la juridiction. Il peut en présenter sur d’autres fondements, mais pas sur celui tenant à la composition de la juridiction. C’est le premier point.

Second point, à partir du moment où les pressions des parties peuvent prendre la forme d’une plainte disciplinaire, peut-être la loi organique n’a-t-elle pas réglé la question de la commission d’admission des requêtes.

Cette commission se compose de quatre personnes, deux magistrats et deux non-magistrats. La loi organique ne dit pas ce qu’il se passe en cas de partage de voix. Le Conseil supérieur de la magistrature a décidé, mais c’est de pure pratique, que la règle est le renvoi du magistrat devant le conseil de discipline. Cela figure sur son site internet, c’est là que je l’ai appris. Si un jour, par extraordinaire, la Cour européenne des droits de l’homme devait être saisie de ce qu’en France un magistrat en exercice peut faire l’objet de plaintes disciplinaires de la part d’un justiciable, que la commission de filtrage ne statue pas à la majorité et qu’en cas de partage des voix, la règle est le renvoi devant le conseil de discipline, le magistrat étant donc considéré comme faisant l’objet de poursuites disciplinaires, que la décision de renvoi n’est pas motivée – c’est‑à‑dire que le magistrat ne sait pas pour quelle raison il est renvoyé devant le conseil de discipline – et que la décision ne peut faire l’objet d’aucun recours, je crains que tout cela mis bout à bout suscite des difficultés au regard du respect de l’article 6 de la convention puisque, dans sa jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme dispose justement que le juge doit être à l’abri de pressions des parties.

S’agissant ensuite de l’opinion publique, je pourrais vous en raconter. J’ai été rapporteur de l’arrêt Baby Loup qui a suscité de larges débats. Je rappelle, cela vous intéressera peut-être compte tenu de l’objet de votre commission, que le ministre de l’intérieur de l’époque a interrompu les débats devant l’Assemblée nationale – qui traitait d’un tout autre sujet – pour dire tout le mal qu’il pensait de l’arrêt rendu par la Cour de cassation. C’est inhabituel, en tout cas, cela l’est dans les pays anglo-saxons.

M. Didier Paris, rapporteur. À quelle période faites-vous référence ?

M. Jean-Guy Huglo. C’était en 2013, je pense que la vidéo doit encore exister. Je l’avais vue sur mon smartphone le jour même. L’arrêt avait été rendu à 14 heures ; à quinze heures trente, le ministre de l’Intérieur de l’époque a interrompu les débats pour dire combien il regrettait l’arrêt rendu dans l’affaire Baby Loup par la chambre sociale de la Cour de cassation, qui avait conclu à la nullité d’un licenciement parce que la salariée portait un foulard islamique dans une entreprise de droit privé. Le même jour, nous avions avancé la solution contraire s’agissant d’une caisse primaire d’assurance maladie, parce qu’elle gère un service public. À la suite de quoi, le gouvernement a constitué l’Observatoire de la laïcité. La première chose qu’a faite cet observatoire a été de me demander mon rapport, ce qui est parfaitement légitime. J’ai donc produit le rapport de l’affaire Baby Loup, 85 pages sans compter les annexes. À l’issue de son analyse, l’Observatoire de la laïcité a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’élaborer une nouvelle loi.

Mais, s’agissant d’un exemple de pression de l’opinion publique, c’est évidemment celui qui me vient à l’esprit parce qu’il est assez rare de rendre un arrêt qui suscite de telles réactions.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Je rejoins ce qui a été dit.

L’autre petite difficulté que nous rencontrons, c’est notre impossibilité de répondre. Dès lors que la mise en cause est en lien avec une décision de justice, il est absolument impossible déontologiquement de faire usage d’un droit de réponse et d’entrer dans le dossier pour en expliciter certains aspects. Nous nous trouvons en difficulté.

Je reviens donc sur la collégialité : si la décision est collégiale, le problème est moindre, parce que c’est la formation qui est mise en cause, et l’on est une personne au sein de cette formation. C’est moins terrifiant. Lorsque des noms sont cités, la situation est bien plus compliquée.

M. Didier Paris, rapporteur. Vous aviez bien des conseils au moment de la formation disciplinaire ? Je l’ai lu dans les articles.

Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Je ne parlais pas de cette procédure, je revenais, de manière plus générale, sur la question des parties et sur la difficulté que l’on peut rencontrer face aux pressions de l’opinion publique dans des dossiers sensibles, pour lesquels on peut se retrouver pris à parti, dans les réseaux sociaux ou les médias, au sujet d’une décision qui a été rendue. Il me semble que votre commission discute également de la question de savoir comment l’institution judiciaire peut organiser des droits de réponse plus efficaces face à de telles mises en cause, pour que les magistrats eux-mêmes ne se retrouvent pas à devoir répondre.

M. Didier Paris, rapporteur. Pour ma part, je ne suis pas sûr qu’il soit nécessaire d’instaurer un droit de réponse. En revanche, aller plus loin dans l’explication de la décision rendue initialement peut déjà permettre de régler 50 % de la problématique.

Nous-mêmes, en tant que personnalités politiques, nous pouvons être pris à parti et mis en cause régulièrement. Cela procède aussi du fonctionnement démocratique. Pour autant, nous ne répondons pas toujours. Ne pas répondre tout le temps n’est pas forcément une erreur et considérer que ceux qui veulent commenter le peuvent fait aussi partie de la vie démocratique.

En revanche, je retiens de ce que vous avez dit sur les aspects en cas d’égalité de vote de la commission des requêtes. Les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés, et les procédures internes à la magistrature ne sont pas les plus « carrées ». De même, s’agissant des enquêtes administratives internes, nous avons prévu des auditions pour creuser l’aspect du contradictoire et le fait de pouvoir se défendre. Je pense qu’il y a là des marges de progression substantielles pour tout le monde.

Quant à ce qui s’est passé vous concernant devant la formation disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature, il me semble que vous aviez des avocats. Même si vous ne pouviez vous exprimer personnellement, ils ont pu exercer une certaine forme d’expression publique pour vous assurer un minimum de défense publique et d’honorabilité à l’extérieur, et cela m’a l’air de ne pas avoir trop mal fonctionné.

Souhaitez-vous ajouter un mot en guise de conclusion ?...

M. Jean-Yves Frouin. Nous vous sommes sans doute apparus quelque peu sur la défensive, notamment dans nos propos introductifs, du moins dans le mien. Il est vrai que cela a été une épreuve extrêmement douloureuse pour nous, qui a duré vingt mois. Lorsque nous avons reçu votre demande d’audition, nous nous sommes dit « encore ! »

M. Didier Paris, rapporteur. Je le comprends, d’autant plus que nous sommes parfois confrontés, en tant que justiciables, aux mêmes préoccupations que celles qui vous ont occupés durant tous ces mois. Je comprends bien l’effet que cela peut avoir mais, en même temps, il faut que la justice puisse faire son œuvre. Être mis en cause ne signifie pas être condamné, être entendu ne signifie pas être coupable.

Néanmoins, vous avez sans doute pu percevoir, à votre manière, combien, quand on est pris dans la mécanique judiciaire, ce n’est pas forcément plaisant et, quand on dit, de l’extérieur, qu’il faut laisser faire la justice, c’est toujours plus difficile qu’il n’y paraît. Nous sommes et restons des êtres humains.

Merci à tous les trois.

 

La séance est levée à 11 heures.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Didier Paris