Compte rendu
Commission d’enquête relative
à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales
– Examen, à huis clos, du rapport fait au nom de la commission d’enquête 2
– Présences en réunion..............................16
Mardi
8 septembre 2020
Séance de 9 heures 30
Compte rendu n° 32
session extraordinaire de 2019-2020
Présidence de
M. Patrick Hetzel,
président
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COMMISSION D’ENQUÊTE RELATIVE
A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES
Mardi 8 septembre 2020
La séance commence à neuf heures quarante-cinq.
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Présidence de M. Patrick Hetzel, président
La commission d’enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l’examen du projet de rapport de M. Pascal Brindeau, rapporteur de la commission d’enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales.
M. le président Patrick Hetzel. Nous achevons ce matin les travaux de la commission d’enquête avec l’examen du projet de rapport de M. Pascal Brindeau, notre rapporteur. Ce texte a été mis en consultation au secrétariat de la commission la semaine dernière et hier, lundi ; il vous a donc été loisible de prendre connaissance du diagnostic établi et des recommandations formulées.
Nos travaux ont débuté avant que ne se déclare la crise sanitaire, en raison de laquelle le cours de nos auditions a connu une longue interruption entre début mars et fin mai, plusieurs de nos réunions devant en outre se tenir à distance. Cependant, la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a permis de prolonger de deux mois le délai dont nous disposions pour déposer notre rapport. L’amendement que j’ai déposé et qui visait à étendre encore ce délai n’a pas abouti ; je le déplore. En effet, si nous avons pu procéder à toutes les auditions que nous estimions nécessaires, trente au total, et si le rapporteur et moi-même nous sommes rendus dans les deux lieux stratégiques de la lutte contre la fraude sociale que sont la direction centrale de la police aux frontières, la DCPAF, et le service administratif national d’identification des assurés, le SANDIA, il nous aurait été utile de nous rendre aussi dans au moins l’un des organismes sociaux, et cela n’a pu se faire. Nous avons néanmoins constaté les efforts accomplis par les administrations visitées pour améliorer le contrôle de l’identité des affiliés et de l’authenticité des documents, pris connaissance des failles importantes qui demeurent et été informés de celles qui apparaissent à chaque évolution technologique. Le plus frappant est que le SANDIA continue de travailler à partir de photocopies : or, le directeur général de la DCPAF a insisté devant nous sur la difficulté éprouvée par ses services à détecter les fraudes à partir des documents originaux, tant les faux sont sophistiqués, et il a souligné le risque d’accroissement de la fraude induit par l’utilisation de documents photocopiés. Même si le directeur général de la Caisse nationale d’assurance maladie, la CNAM, indique que les prestations sociales ne découlent pas directement du numéro d’inscription au registre (NIR), ce numéro est un point d’entrée d’une extrême importance pour l’allocation de prestations sociales.
Je regrette aussi qu’en raison d’une modification d’agenda, l’audition du ministre des solidarités et de la santé prévue mardi dernier ait dû être annulée. Je le regrette d’autant plus vivement que j’ai pris connaissance depuis lors de la lettre de mission reçue par le directeur général de la CNAM ; pas un mot n’est dit de la lutte contre la fraude dans les quatre pages qu’elle contient. L’absence complète de référence à cette question essentielle est significative et quelque peu inquiétante ; il aurait été intéressant pour nous de sensibiliser le ministre à l’importance que nous y attachons. Quoi qu’il en soit, nous serons particulièrement attentifs aux suites politiques qui seront données aux recommandations et propositions formulées dans le rapport.
Mes remerciements vont à notre rapporteur bien sûr, aux membres de la commission d’enquête pour leur participation aux travaux et à l’équipe des administrateurs de l’Assemblée nationale pour leur assistance plus remarquable encore que d’habitude dans un contexte de crise qui a rendu les choses particulièrement compliquées.
Notre discussion se conclura par un vote sur l’adoption du rapport par la commission d’enquête. Si le rapport est adopté, sa publication ne pourra avoir lieu que passé un délai de cinq jours francs après notre réunion d’aujourd’hui, afin de se conformer au dispositif prévu à l’avant-dernier alinéa de l'article 6 de l’ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et au 3. de l’article 144-2 du règlement de l’Assemblée nationale.
M. Pascal Brindeau, rapporteur. Je joins mes remerciements à ceux de notre président, dont je souligne le mérite propre : il a eu à cœur, en dépit des circonstances difficiles qu’il a rappelées, de conduire les travaux qui s’achèvent avec rigueur et ténacité. Je sais combien il juge importantes les questions sur lesquelles nous avons essayé d’éclairer et combien il souhaite, comme nous tous, leur apporter des solutions efficaces et justes. Je remercie aussi les commissaires qui ont participé, sur place ou à distance, à nos travaux, singulièrement Mme Carole Grandjean dont le rapport co-écrit avec Mme la sénatrice Nathalie Goulet et remis en octobre 2019 au Premier ministre a constitué une base précieuse pour nos investigations.
La crise sanitaire et économique que nous traversons nous le rappelle à chaque instant, notre système de protection sociale est un élément fondamental du contrat social et du pacte républicain. La fraude aux prestations, qui s’adapte avec une réactivité impressionnante aux évolutions de ce système, n’en est que plus insupportable à nos concitoyens. Au cours des huit mois écoulés, je me suis employé à démontrer la réalité de cette menace évolutive, qui appelle des réponses bien plus fortes que celles qui existent, en matière de prévention comme de répression.
En premier lieu, nous devons prendre la mesure de la part considérable que prennent la fraude documentaire et la fraude à l’identité dans le détournement des ressources de la solidarité nationale. La fraude documentaire, principale porte d’entrée à la fraude sociale, est présente tout au long de la chaîne allant de l’attribution d’un identifiant de sécurité sociale à la liquidation des prestations. Nous avons constaté qu’elle tend à se déplacer vers l’amont de cette chaîne, les fraudes à l’identité, par constitution d’identités fictives ou par usurpation d’identités réelles, étant de plus en plus fréquentes. C’est particulièrement inquiétant, car une fois le fraudeur entré dans le système, il est très difficile pour les organismes de sécurité sociale de le détecter. C’est d’autant plus alarmant que, des preuves objectives le montrent, des réseaux criminels usent des failles de notre dispositif : les services de police nous ont décrit des liens avec toutes sortes de trafics, de blanchiments, de traite d’êtres humains et de financement du terrorisme.
Le problème est aggravé par la fragilité de la procédure d’immatriculation à la sécurité sociale des personnes qui, nées à l’étranger, viennent résider en France. Quand une personne naît sur notre territoire, qu’elle ait ou non la nationalité française, un certificat est envoyé à l’INSEE qui crée un NIR, utilisé pour identifier cette personne dans la sphère sociale. Pour les personnes nées à l’étranger et qui, parce qu’elles viennent résider en France, peuvent bénéficier de certaines prestations sociales, c’est un service de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV), le SANDIA, qui est chargé de cette identification. En 2011, un audit conduit par l’exécutif avait mis au jour une proportion de fraude massive : dix pour cent des dossiers sélectionnés avaient un caractère frauduleux. Depuis lors, la sécurité de la procédure d’immatriculation a été renforcée. Un récent rapport sénatorial a tenté de mesurer l’ampleur de cette fraude, qui atteindrait 140 millions d’euros chaque année. C’est beaucoup en valeur absolue mais peu en valeur relative étant donné le volume global des prestations sociales servies, et des divergences méthodologiques avec ce rapport nous ont empêché de conclure sur le niveau de la fraude liée à l’immatriculation à la sécurité sociale des personnes nées à l’étranger.
Étant donné cette fraude très dynamique et aux forts enjeux financiers, nous préconisons un plan ambitieux de sécurisation de l’identité par le développement d’outils biométriques, l’établissement d’une liste de pays dont l’état civil ne serait plus considéré comme fiable et l’instauration de vérifications régulières de l’identité des bénéficiaires de prestations. Par ces trois voies d’action, nous pourrons traiter beaucoup des fragilités cernées.
La fraude commise en bande organisée, sujet connexe, nous inspire de grandes inquiétudes, tant par ses modes opératoires que par l’ampleur des montants fraudés. Elle devrait être une priorité des politiques de lutte anti-fraude de l’administration et des organismes de protection sociale. Nous recommandons à ce sujet un rapprochement nettement renforcé avec les services de police, un meilleur partage de l’information et une plus grande ouverture des fichiers existants.
La fragilité de notre système de protection sociale face à la fraude trouve une illustration frappante dans le dispositif d’activité partielle : alors que nous avons alloué la somme considérable de 30 milliards d’euros au soutien de l’activité économique, la procédure de recours au chômage partiel est très peu sécurisée et les moyens de contrôler la réalité de la situation de l’employé restent limités. Le plan de relance prévoyant la prolongation des mesures de chômage partiel, nous souhaitons l’établissement d’un plan de contrôle beaucoup plus ambitieux.
En dépit de ces constats assez sombres, nous avons observé que la fraude aux prestations sociales est mieux appréhendée qu’auparavant par les organismes de protection sociale. Le montant de la fraude détectée en 2019 s’est élevé à 764 millions d’euros. C’est un peu plus de la moitié de la fraude sociale mise au jour l’an passé ; établie à 1,5 milliard d’euros, elle comprend également la fraude aux prélèvements sociaux, soit 724,3 millions d’euros pour le régime général et le régime agricole. Les fraudes détectées par le régime général se concentrent dans la branche famille, pour 323,7 millions d’euros, et dans la branche maladie, pour 287 millions d’euros, loin devant la branche vieillesse, pour laquelle elle est de 14,9 millions d’euros. Pour Pôle emploi, le montant est de 129 millions d’euros. Il s’agit là essentiellement de préjudices subis.
Les résultats progressent chaque année, dépassant systématiquement, et parfois très largement, les objectifs fixés aux caisses de sécurité sociale dans les conventions d’objectifs et de gestion. La Cour des comptes souligne d’ailleurs que ces objectifs sont peu mobilisateurs, pour ne pas dire trop peu ambitieux s’agissant en particulier des branches maladie et vieillesse.
Mais pour apprécier ces résultats à leur juste valeur, il faudrait disposer d’évaluations fiables et régulièrement actualisées permettant d’appréhender correctement l’ampleur des fraudes. Or, exception faite de la branche famille, tel n’est pas le cas. On navigue donc à l’aveugle, et on est probablement loin du compte. La Caisse nationale des allocations familiales, la CNAF, qui a évalué la fraude à un montant compris entre 1,9 et 2,6 milliards d’euros en 2019, n’aurait ainsi détecté que 15 % de la fraude estimée pour les prestations qu’elle délivre.
Je plaide donc pour que chaque organisme évalue non seulement les indus frauduleux mais aussi les indus non frauduleux – qui peuvent représenter des sommes encore plus importantes – tous les trois ans au moins, afin d’ajuster en conséquence les objectifs, qui devront être sensiblement revalorisés.
Nous avons aussi constaté avec surprise que les caisses de sécurité sociale sont loin de recouvrer tous les indus frauduleux qu’elles détectent. L’enjeu est pourtant majeur : comment être crédible si une part significative de fraudes n’est pas sanctionnée ? La Cour des comptes relève que ces difficultés sont souvent dues au manque de modernisation des systèmes d’information, qui ne permettent pas de recouvrer efficacement les indus sur cinq ans, durée de la prescription d’ordre public. C’est le cas, en particulier, pour la CNAF qui, au 31 décembre 2019, n’avait recouvré qu’un peu moins des deux tiers des créances frauduleuses au bout de quatre ans.
Ces résultats pourraient être nettement meilleurs si une très forte impulsion interministérielle anti-fraude visait à resserrer les liens entre les caisses de sécurité sociale, l’administration fiscale et les services de police.
Jusqu’en juillet dernier, cette impulsion était assurée tant bien que mal par la délégation nationale à la lutte contre la fraude, la DNLF, qu’un décret du 15 juillet dernier a remplacée par la mission interministérielle de coordination anti-fraude, la MICAF. Il est bien entendu difficile de porter un jugement sur une structure à peine née mais, sur le papier, il ne s’agit pas du Grand Soir de la lutte contre la fraude : la MICAF reprend en gros les attributions de la DNLF et elle ne disposera sans doute pas de moyens accrus – la DNF comptait une petite dizaine d’agents. La mission interministérielle pilotera, comme le faisait la DNLF, le réseau des comités opérationnels départementaux anti-fraude, les CODAF, dont l’utilité a été rappelée par la plupart des interlocuteurs auditionnés. La seule nouveauté réside dans la création de dix « groupes opérationnels nationaux anti-fraude » appelés à faire collaborer plus étroitement et de manière plus opérationnelle les administrations, les organismes de protection sociale et les services de police sur des sujets transversaux. Certains thèmes évoqués au cours de nos travaux – la fraude par la constitution de sociétés éphémères, la fraude à l’identité numérique, la fraude documentaire, la fraude à la résidence… – seront au cœur de leurs travaux. Cette approche vise à mieux repérer les fraudes complexes ou en réseau.
Cette évolution est judicieuse mais elle manque d’ambition. Je propose donc de créer une agence de lutte anti-fraude. Lui seraient allouées les attributions de la MICAF, mais elle serait dotée de moyens renforcés. Ainsi pourrait-elle procéder à des audits réguliers des politiques et des moyens mis en œuvre par chaque organisme de protection sociale en matière de lutte contre la fraude, disposant à cette fin des services et des moyens des corps d’inspection ou de la mission nationale de contrôle et d’audit des organismes de sécurité sociale. Ainsi pourrait-elle adresser des injonctions aux organismes de protection sociale pour remédier aux dysfonctionnements les plus importants. Ainsi pourrait-elle traiter et diffuser des signalements de fraude auprès des organismes de protection sociale, et une plateforme en ligne serait créée pour collecter des soupçons de fraude auprès du grand public. La création de cette agence donnerait en outre plus de visibilité à la lutte contre la fraude qui, étant donné la diminution des ressources et la croissance soutenue des dépenses de protection sociale, doit devenir une priorité.
Nous nous sommes aussi intéressés aux moyens de la lutte contre la fraude. L’arsenal juridique a été simplifié et renforcé ces dernières années, et la répression de la fraude sociale a gagné en efficacité, plus de place étant accordée aux sanctions administratives, les pénalités financières en particulier. Mais la réponse pénale demeure essentielle pour sanctionner les fraudes les plus graves. Elle pourrait être améliorée si l’on conférait aux agents des organismes de protection sociale des prérogatives d’officier de police judiciaire leur permettant notamment de procéder à l’audition libre de suspects, ce qui accélérerait le traitement des affaires.
Les moyens numériques de la lutte contre la fraude nous semblent avoir progressé, avec le développement des techniques de fouille de données massives, le data mining.
Notre avis est plus négatif sur le déploiement du répertoire national commun de la protection sociale, le RNCPS. Le Parlement demande depuis 2006 que ce répertoire soit installé et que le montant des prestations versées y soit inscrit. Nous devrions y parvenir en 2020, avec près de quatre ans de retard – et encore la mise en œuvre de cette obligation législative se fait-elle au détour d’une autre réforme, celle de la « base ressources » qui doit servir au calcul des aides personnalisées au logement ; autant dire que la concrétisation de la volonté du législateur a été longue. Pour autant, le fonctionnement de ce répertoire n’est toujours pas satisfaisant, puisqu’il ne permet pas de retracer dans les temps le montant des prestations sociales perçues par un individu. Nous plaidons pour que les organismes de protection sociale puissent accéder à l’historique des prestations perçues par chaque NIR pendant une période de cinq ans.
Nous nous sommes également étonné que 73,7 millions de NIR soient enregistrés dans le RNCPS alors que le nombre théorique maximal de bénéficiaires ne serait que de 71,3 millions. Autrement dit, 2,4 millions de NIR bénéficient de droits ouverts à la sécurité sociale sans que l’on soit en mesure d’en expliquer la raison. L’administration l’a reconnu : je vous renvoie à ce sujet au compte rendu de l’audition de M. Von Lennep, nouveau directeur de la sécurité sociale. De tels écarts sont inacceptables et nous invitons l’administration et les organismes de sécurité sociale à fiabiliser au plus vite les données contenues dans le RNCPS.
Le rapport aborde enfin des problèmes spécifiques aux différentes branches de la sécurité sociale. Pour l’assurance maladie, le principal préjudice frauduleux est causé par les professionnels de santé, à l’origine de trois quarts des montants fraudés – mais les montants détectés seraient loin de refléter la réalité. Nous appelons donc à la sécurisation des procédures de remboursement des professionnels de santé et au renforcement des contrôles menés par l’assurance maladie à partir d’indicateurs d’activité atypique. Les remboursements aux établissements de santé et aux assurés peuvent également être affectés par la fraude, ce qui doit inciter l’assurance maladie à développer ses contrôles et à sécuriser le calcul et le versement des prestations dont elle est chargée.
Le nombre des cartes Vitale en circulation a retenu notre attention. Des travaux conduits à ce sujet en 2013 ont pointé le surnombre de cartes en circulation au regard du nombre de porteurs potentiels : il était alors de 7 millions, et de 5 millions dans le plus récent rapport de Mmes Goulet et Grandjean. L’administration nous a assuré que les derniers chiffres connus ne faisaient apparaître que 152 000 cartes surnuméraires. Néanmoins, quand on compare le nombre de bénéficiaires potentiels – les résidents français âgés de plus de seize ans – et le nombre de cartes en circulation, l’écart est beaucoup plus important. Nous avons demandé à chaque régime d’assurance maladie de nous communiquer le nombre de cartes Vitale enregistrées par année de naissance ; les résultats figurent en annexe du rapport. Même si tous n’ont pas répondu, nous avons obtenu suffisamment de données pour nous approcher de la réalité et, en appliquant cette méthode, nous calculons un excédent réel de 1,8 million de cartes Vitale. Il s’agit certes d’une approximation, mais elle permet de souligner que le parc de cartes Vitale doit être fiabilisé, et nous appelons à ce que ce travail soit fait d’urgence.
Pour la branche famille, le principal enjeu tient à la fiabilisation des données. Les prestations des caisses d’allocations familiales sont versées sur la base des chiffres déclarés par les allocataires, ce qui est source d’erreurs et de fraudes. Il faut passer d’un système déclaratif à un système où les données permettant l’allocation des prestations seraient principalement fournies par des tiers de confiance. Cette évolution a été engagée avec la création du dispositif de ressources mutualisées dans le cadre de la réforme des aides au logement. Ce changement devra concerner en priorité le calcul des droits pour la prime d’activité et le revenu de solidarité active, objets de trop nombreuses fraudes.
Nous avons également été sensibilisés à la question du respect des droits des allocataires. Le renforcement de l’arsenal anti-fraude porte parfois atteinte aux droits d’allocataires qui se trouvent accusés à tort alors qu’ils ont commis des erreurs non intentionnelles qui peuvent être dues à une mauvaise compréhension des règles ou du jargon administratif. Les droits des allocataires de la branche famille, en particulier, doivent être renforcés en tenant compte pleinement du droit à l’erreur consacré par le législateur en 2018.
Même si, la constitution des droits résulte de déclarations émanant de tiers, les pensions de retraite sont généralement considérées comme moins sujettes aux actes frauduleux, l’assurance vieillesse n’échappe pas à la fraude. Nous nous sommes intéressés aux pensions servies à l’étranger, qui suscitent de nombreuses interrogations. La CNAV verse chaque année près de 4 milliards d’euros de pensions à 1,2 million de personnes vivant à l’étranger. Un tiers de cette somme est servi à 400 000 retraités vivant en Algérie, et nous avons été alertés sur de possibles fraudes à grande échelle dans ce pays, reposant sur la falsification des certificats d’existence que doivent transmettre tous les ans les pensionnés vivant hors de France après les avoir fait viser par des autorités locales compétentes.
Ce mode de contrôle traditionnel paraît désuet. Nous ne pouvons faire l’économie de contrôles sur place ciblés, en particulier dans les pays dont l’état civil n’apporte pas de garanties suffisantes. La CNAV doit par ailleurs continuer de développer les échanges automatiques de données d’état civil à l’international, comme elle le fait déjà avec de nombreux pays européens.
Je propose enfin de développer le recours à la biométrie pour identifier les retraités vivant à l’étranger et s’assurer qu’ils sont toujours en vie. Les Pays-Bas mettent actuellement au point une application pour smartphone utilisant la reconnaissance faciale, la reconnaissance vocale, la signature électronique ou encore la reconnaissance de pièces d’identité. Compte tenu du développement des fraudes documentaires et à l’identité, cette piste me paraît particulièrement intéressante.
Telles sont les analyses et les recommandations qui découlent des travaux de notre commission et que je soumets à votre réflexion et à votre approbation.
M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie, et j’ouvre le débat.
Mme Carole Grandjean. Le rapport est de grande qualité. Les travaux menés par la commission d’enquête et par son rapporteur, avec l’aide constante des administrateurs et des agents de l’Assemblée nationale dans un contexte compliqué, permettent de documenter la fraude aux prestations sociales, objet d’une attention croissante de nos concitoyens et des pouvoirs publics et sur laquelle il fallait faire toute la lumière. Le phénomène, complexe, est encore mal connu. Nos concitoyens doivent disposer de données fiables et étayées sur une fraude qui, parce qu’elle nuit à la solidarité nationale, doit être combattue mais qui est souvent source d’approximations ou de fantasmes. Je me réjouis que nous ayons ainsi contribué à une nécessaire transparence.
Le rapport qui vient de nous être présenté s’inscrit dans une série de progrès récents sur la connaissance de la fraude sociale, après le rapport de la Cour des comptes et le rapport parlementaire que Mme la sénatrice Nathalie Goulet et moi-même avons rendu l’année dernière et qui a permis d’appuyer plusieurs avancées législatives récentes, les pouvoirs publics ayant souhaité mieux appréhender ce phénomène protéiforme pour mieux le prévenir et le combattre.
Plusieurs axes des travaux menés par la commission d’enquête sont d’une importance particulière pour le groupe La République en Marche. En premier lieu, je partage les préoccupations exprimées par le rapporteur au sujet de l’insuffisant partage de données entre administrations. Mme Nathalie Goulet et moi-même l’avions également observé, cette situation constitue un frein réel à la prévention, la détection et la sanction de la fraude sociale. Des efforts importants ont eu lieu récemment à ce sujet ; ils doivent être poursuivis. L’ouverture des données patrimoniales par la loi du 23 octobre 2018 relative à la fraude, l’instauration du prélèvement à la source et le décret du 11 juin 2020 relatif à la consultation du traitement de données VISABIO aux fins de vérifier la situation des personnes sollicitant le bénéfice des certaines prestations sont autant de progrès. Le renforcement du partage de données est ainsi un axe important des politiques menées depuis 2017 par notre groupe, et nous souhaitons que ce travail soit et amplifié.
Je me réjouis également que le rapport mette en valeur les efforts menés par les organismes de protection sociale, la CNAF notamment, pour évaluer l’ampleur et la diversité de la fraude sociale. Les conventions d’objectifs et de gestion doivent néanmoins gagner en lisibilité et ambition à ce sujet et tous les organismes doivent participer à ce mouvement. Le rapport met en lumière le retard de la CNAM sur ce plan et dit l’importance de mieux détecter et sanctionner les fraudes commises par les professionnels de santé.
Je suis plus positive que le rapporteur au sujet de la transformation de la DNLF en mission interministérielle de coordination anti-fraude. C’est la réponse apportée aux limites actuelles, soulignée par le rapporteur, de l’impulsion politique et de coordination interministérielle de lutte contre la fraude. Nous pourrions peut-être avoir là un axe de travail dans le cadre de nos prochains travaux budgétaires. La création des CODAF doit aussi permettre de mieux détecter des fraudes protéiformes, notamment les fraudes en réseau, largement évoquées. Le groupe La République en Marche a présenté plusieurs amendements au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2020 visant à mieux prévenir et sanctionner les différentes fraudes. Ces propositions, qui faisaient suite au rapport que Nathalie Goulet et moi-même avions rendu, créent un programme de contrôle et de lutte contre la fraude dans le plan de contrôle interne ; incluent la représentation des agences régionales de santé dans la composition des CODAF ; prévoient la remise d’un rapport au Parlement sur les modalités de gestion et d’utilisation du RNCPS, dont le rapporteur a souligné le retard de la création. Il me semble important que ces avancées d’initiative parlementaire adoptées dans le dernier budget de la sécurité sociale apparaissent dans le rapport de la commission d’enquête.
Le prochain PLFSS sera, à mon sens, l’occasion de renforcer encore la lutte contre la fraude aux prestations sociales par la création de nouveaux outils à cette fin ; je sais pouvoir compter sur les membres de la commission d’enquête.
Nous soutenons pleinement les observations du rapporteur relatives aux enjeux de la dématérialisation et à la nécessaire maîtrise des failles des processus de contrôle, au fait que la fraude structurée est en expansion, et que le mode déclaratif est source à la fois d’erreurs de bonne foi et de fraudes qui pourraient être mieux maîtrisées par le partage de données. Parce que chaque fraude, fiscale ou sociale, doit être combattue, notre groupe soutiendra toutes les propositions de lutte contre les fraudes sociales avec autant de détermination que les propositions de lutte contre les fraudes fiscales.
Je déplore que la lutte contre la fraude aux prestations soit l’objet d’efforts inégaux selon les organismes de protection sociale, et regrette, comme vous, la difficulté que nous avons éprouvée à évaluer le montant exact de la fraude. Ce fut déjà le cas au cours des travaux que j’avais menés avec la sénatrice Nathalie Goulet, et ces difficultés persistantes ont une nouvelle fois été mises en lumière par des déclarations et des chiffrages parfois contradictoires.
Enfin, le lien que vous faites entre fraude aux prestations sociales et organisations criminelles et terroristes nous semble insuffisamment étayé ; l’importance donnée à ce phénomène me semble disproportionnée à la réalité. Pour en avoir longuement discuté avec le procureur chargé du dossier à l’époque, je connais le cas de fraude commise à Valenciennes que vous avez donné en exemple et je sais que ce dossier n’était pas lié au terrorisme. Conférer aux organismes de protection sociale des prérogatives d’officiers de police nous paraît aussi être un sujet à débattre.
M. le président Patrick Hetzel. Lorsque nous avons rendu visite à la DCPAF, ce sont nos interlocuteurs qui ont vigoureusement insisté sur cette question. La police aux frontières n’est évidemment pas en mesure de chiffrer le montant en cause, mais ils nous ont indiqué d’une part que le phénomène prend de l’ampleur, d’autre part que les procédures adoptées sont de plus en plus sophistiquées. Ils ont aussi souligné que des criminels choisissent ce champ de fraude parce que la sanction qu’ils encourent est relativement faible, singulièrement lorsqu’ils agissent depuis l’étranger, l’arsenal juridique n’étant pas le même que pour d’autres formes de criminalité. Pour cette raison, nous ont-ils dit, la fraude aux prestations sociales a un rendement croissant : en fabriquant de faux documents, vous obtenez des ressources sans risquer grand-chose. Nos interlocuteurs de la police des frontières nous ont alertés sur la nécessité de renforcer la coopération inter-gouvernementale opérationnelle dans la lutte contre les bandes organisées agissant notamment depuis l’étranger pour capter ces ressources.
Avec de faux papiers, les mêmes criminels fraudent pour obtenir des crédits bancaires à la consommation. Cela conduit le système bancaire à constituer une base de données répertoriant les fausses identités utilisées pour tenter de capter ces financements. Il est exact que l’on n’est pas en mesure de quantifier les fraudes en cause, mais pour la DCPAF ce phénomène prend de toute évidence de l’ampleur, facilité par la diffusion d’imprimantes et de scanners qui permettent de fabriquer assez aisément des faux de très bonne qualité.
M. Michel Zumkeller. Je m’associe aux félicitations adressées au président, qui a mené les travaux de main de maître, aux administrateurs et au rapporteur grâce auquel cette commission d’enquête consacrée à un sujet de première importance a pris vie.
Je serai moins optimiste que notre collègue Carole Grandjean sur la prise en compte de la fraude par le Gouvernement actuel et ceux qui l’ont précédé. On a beaucoup de mal à comprendre cette sorte de retrait et l’absence de volonté d’aller chercher les montants fraudés interroge. Certaines auditions m’ont paru épiques : des chiffres nous étaient annoncés, puis l’on perdait deux millions de personnes dans la nuit, que l’on retrouvait le mois suivant… Tout cela n’est pas sérieux, et je suis très surpris que les organismes les plus concernés soient ceux qui en savent le moins sur la fraude. Ce n’est pas acceptable et l’on perçoit un manque de volonté incompréhensible. Alors que le budget de la sécurité sociale sera déficitaire de 50 milliards d’euros, il est intéressant de se pencher sur les moyens d’en récupérer quatorze, ou même deux !
Cette commission d’enquête a donc été très utile, et je partage évidemment les recommandations formulées. Le réalisme commandant de reconnaître qu’elles risquent de ne guère être suivies d’effet, il faut, sur certains points précis, demander le maximum pour avoir un peu. J’en citerai trois, et en premier lieu la demande que les organismes sociaux rendent publics chaque année, devant le Parlement, les efforts qu’ils ont conduits contre la fraude aux prestations. Cela peut sembler anecdotique, mais ce ne l’est pas, de contraindre les organismes à expliquer tous les ans à la commission des affaires sociales quelles actions de lutte contre la fraude sociale ils ont menées.
Le deuxième point concerne la biométrie. Il faut remettre à plat le dispositif des cartes Vitale pour passer à des cartes biométriques, même s’il y faut deux ou trois ans. Je ne vois pas en quoi cela gênerait les citoyens.
Enfin, les titulaires de pensions de retraites françaises versées à l’étranger devant présenter une preuve annuelle de vie, ils devraient être tenus de se rendre pour cela dans un poste diplomatique français ; s’ils ne sont pas en mesure de le faire, un agent du consulat ou de l’ambassade devrait aller constater, chaque année, que la personne est vivante. Je ne vois pas par quel argument on pourrait refuser, quand on habite à l’étranger, de justifier par une preuve physique de vie le versement d’une pension de retraite servie par la France. Telles sont les trois sujets à propos desquels nous devons aller au bout des choses.
M. Alain Ramadier. Je joins mes félicitations à celles qui ont été adressées au président, au rapporteur, à l’équipe d’administrateurs de la commission d’enquête et aux commissaires qui ont pu assister à des auditions riches d’enseignements. Nous avons en effet été assez surpris que des chiffres soient contredits au cours d’autres auditions le même jour… Certains annonçant des chiffres de fraude phénoménaux que personne ne peut confirmer, il faut continuer l’enquête, être exigeant et, en effet, inviter les organismes sociaux à venir faire le point chaque année devant la commission des affaires sociales sur l’état de la lutte contre la fraude aux prestations sociales. Alors que l’on demande parfois aux Français de se serrer la ceinture, il est anormal que certains bénéficient de prestations indues. Au nombre des auditions intéressantes, je citerai celle de la Banque Carrefour de sécurité sociale belge – nous pourrions nous inspirer davantage des méthodes utilisées ailleurs – et celle de la directrice adjointe de la maîtrise des risques à la caisse centrale de la Mutualité sociale agricole, venue expliquer le processus défini pour essayer de réduire les fraudes au maximum – il y a là quelque chose à creuser.
Cet excellent rapport ne devrait pas avoir pour sort de s’empoussiérer dans un tiroir. Il faut être pragmatique et le groupe Les Républicains votera, bien sûr, les propositions qu’il contient.
M. Michel Lauzzana. Je salue le bon esprit dans lequel se sont déroulés les travaux de notre commission d’enquête, sans volonté d’exagération. Ce que nous avons entendu a démontré qu’elle était nécessaire. Médecin, je ne suis pas à proprement parler tombé de ma chaise, mais je souhaitais prendre la mesure du problème et cerner en particulier les formes de fraudes permises par les nouvelles technologies. Cet élément doit être pris en compte plus qu’il ne l’a été jusqu’à présent. Les organismes payeurs des prestations sociales ont des insuffisances ; un certain laisser-aller a pu prévaloir dans la détection de fraudes auxquelles on accordait par le passé moins d’attention que maintenant mais, étant donné l’ampleur de ce qui a été dévoilé, des décisions importantes doivent être prises. Je n’aurai aucun scrupule à les voter car la fraude lèse ceux qui ont le plus besoin de notre très important système redistributif, constitutif du socle de notre République. Le sentiment diffus de fraudes remonte régulièrement du terrain et avec lui l’impression que la question n’est pas traitée, ce qui grignote notre pacte social. Le fait d’avoir créé une commission d’enquête pour exposer les choses et dire les décisions qui devront être prises est très positif : cela montre à nos concitoyens que nous prenons le problème en considération, comme nous le devons.
Mme Stella Dupont. Je regrette de n’avoir pu, en raison des circonstances, participer qu’à quelques auditions. Je salue le travail réalisé, en remercie les auteurs et en retiens que ce qui fait la une n’est pas nécessairement ce qui est primordial. Ainsi, il faut bien entendu se préoccuper de la question des pensions de retraite versées aux personnes qui décident de vivre à l’étranger, mais ce sujet est très loin d’être un point central des fraudes sociales. L’objectivation permet de prendre du recul. Je partage l’analyse de Carole Grandjean : pour que notre système de sécurité sociale soit pleinement soutenu par nos concitoyens, la fraude doit être traitée et les moyens consacrés à la lutte contre ces activités doivent être à la hauteur. J’ai été surprise par l’ampleur de la fraude à l’assurance maladie. Je ne l’imaginais pas telle, mais je vous ferai part d’une expérience personnelle qui, pour anecdotique qu’elle soit, n’est pas moins éloquente. Lorsque l’une de mes filles, née le 1er janvier 2001 a reçu, à 16 ans, sa carte Vitale, la date de naissance qui lui était attribuée était le 1er janvier 1901. Il a fallu quelque temps avant que l’erreur soit rectifiée et pendant un moment les deux cartes ont fonctionné en parallèle ; la numérisation a ses failles, qu’il faut évaluer et corriger rapidement. Certaines des propositions avancées, pragmatiques, méritent d’être suivies d’effet et nous y serons attentifs si le discours tenu collectivement est équilibré et s’appuie sur des éléments objectivés.
M. le président Patrick Hetzel. Je salue une nouvelle fois le travail de notre rapporteur, qui était précisément d’objectiver la situation. Les auditions ont révélé la disparité des pratiques selon les organismes sociaux, la CNAF et la CNAM en particulier. J’ai été très favorablement impressionné par le travail de la CNAF, dont les représentants sont d’ailleurs arrivés avec une estimation de la fraude – une estimation seulement puisque, tous nos interlocuteurs l’ont dit, il est difficile de la chiffrer. La CNAF a cependant établi une fourchette et créé des outils qui lui permettent de récupérer un certain montant de versements indus ; elle a pour objectif de faire reculer la fraude qui la concerne et y parvient. Non seulement la méthodologie exposée était très convaincante mais nous avons senti qu’existe dans cette Caisse une réelle culture de lutte contre la fraude. Plusieurs d’entre vous l’ont rappelé, notre pacte social repose aussi sur la certitude que les allocations versées vont à celles et ceux qui, légitimement, doivent les obtenir. Aussi l’apparition de fraude en bande organisée, et avec elle la captation de ressources qui devraient aller à l’ensemble de nos concitoyens, est-elle très perturbante.
A contrario, on a le sentiment qu’un travail culturel s’impose à la CNAM, en retard sur la CNAF à ce sujet. Ce n’est faire injure à quiconque de dire ouvertement que l’ensemble des organismes sociaux français doivent se donner pour mission de lutter contre la fraude sociale comme la CNAF montre qu’on peut le faire. Les cultures internes doivent évoluer pour tenir compte de l’ampleur croissante des fraudes, dont le niveau de sophistication appelle des moyens de lutte nouveaux. Enfin, nous avons tous été surpris par les écarts dans les chiffres qui nous ont été communiqués ; cela montre que le pilotage global est perfectible.
M. Pascal Brindeau, rapporteur. Si l’on synthétise les interventions des collègues qui se sont succédé, et pour reprendre un mot que M. le président vient de prononcer, le principal enjeu qui est devant nous est de créer ou de renforcer une culture de la lutte contre la fraude. Cette culture existe et a été renforcée à la CNAF mais n’existe pas dans les autres organismes de versement de prestations. Les différentes auditions que nous avons menées nous l’ont démontré : lorsqu’un directeur général de la CNAM déclare qu’il n’est pas nécessaire ni possible ni souhaitable d’évaluer la fraude au sein de son administration, nous touchons là à un problème de culture. Certains en viennent à minimiser la réalité de cette fraude – c’était d’ailleurs l’objet de certains débats et polémiques qui ont pu avoir lieu –, alors qu’il faut au contraire la montrer telle qu’elle est, pour pouvoir ensuite prendre des mesures visant à la réduire.
Il est clair néanmoins que nous n’atteindrons jamais un objectif de « zéro fraude », car la fraude s’actualise, se modifie, et tire parti des points faibles de nos systèmes d’immatriculation, de versement et de déclaration. Il y aura toujours une fraude. L’exemple récent du chômage partiel le montre. Certaines mesures très utiles, de bon sens, visant à sauvegarder des entreprises, créent des effets d’aubaine et des mécanismes organisés de fraude massive. Si l’on crée un dispositif de chômage partiel long, des organisations criminelles s’y intéresseront et en tireront profit.
L’objectif de notre commission d’enquête et de son rapport n’était pas, bien sûr, de s’intéresser uniquement aux sujets qui « font le buzz » ou qui font polémique – nombre de cartes Vitale en circulation, nombre d’assurés surnuméraires par rapport à telle caisse de prévoyance sociale (CPS), etc. Nous en venons néanmoins à ces sujets, car ils montrent la faillibilité du système. Ils montrent qu’il existe des « trous dans la raquette » à toutes les étapes, de l’immatriculation jusqu’au versement de prestations. Cela choque nos concitoyens de savoir qu’il existe 400 000 retraités en Algérie qui touchent 1,2 milliard d’euros de prestations chaque année, alors que nous savons pertinemment que nombre d’entre eux sont morts. Cela est choquant au plan des principes, même si ce volume peut paraître anecdotique au regard des sommes colossales versées chaque année. Ce n’est plus acceptable dans les circonstances que nous vivons.
La difficulté du rapport est de trouver un équilibre – en pointant ces sujets-là, car l’on ne peut les ignorer, tout en essayant d’être complet sur la façon dont la fraude s’organise en France, d’où qu’elle provienne. La fraude des professionnels de santé, par exemple, est une réalité. Une minorité de professionnels peu scrupuleux y tombe. Cela n’entache pas la profession. Pour autant, il faut agir là-dessus au même titre que sur les autres types de fraude.
Je réponds à présent à Carole Grandjean concernant le lien que je fais avec le financement du terrorisme. Là encore, la volonté n’est pas d’être dans le sulfureux, le dramatique, ni de se focaliser sur ce qui peut être exploité médiatiquement. Comme l’a rappelé le président, ce sont les services de la police aux frontières qui nous ont alertés sur ce point. Ce phénomène n’est pas nouveau. Il existe depuis longtemps, mais concerne des organisations criminelles dont les activités sont multiples. Or la DCPAF se concentrait jusqu’à présent sur le trafic d’armes ou sur le trafic migratoire. La sanction pénale relative à la fraude sociale étant assez anecdotique, ce sujet était peu ou moins traité. Les parquets et les tribunaux ne le traitaient pas davantage. Cependant, un phénomène grandissant s’observe. Parallèlement aux activités criminelles classiques, il y a toujours un réseau qui intègre le système des prestations sociales. Un rapport de l’ONU chiffre ainsi la fraude aux prestations sociales à hauteur de 6 % du financement du terrorisme au plan international. Ce pourcentage peut paraître assez faible, mais il n’est pas nul.
Nous ne pouvons donc pas éluder cette question, d’autant que la complexification de la fraude – notamment celle relative à l’usurpation d’identité – est une clé d’organisation fondamentale pour les réseaux criminels, particulièrement pour les réseaux terroristes. L’usurpation d’identité constitue pour eux une barrière de protection. Nous l’avons expérimenté. Nous nous sommes rendus au SANDIA munis d’une liste d’identités dont nous savons qu’elles sont frauduleuses – puisqu’elles nous ont été confiées par les services de la police aux frontières – et avons fait entrer quelques-unes d’entre elles dans le système, dont une correspondant à un membre d’une organisation terroriste connue. Or le NIR est sorti, assorti de prestations de caisses d’allocations familiales, alors que l’individu concerné se trouve en Syrie. Il s’agit certes là d’un exemple, anecdotique, mais la police aux frontières n’en est pas moins mobilisée sur le sujet et a tenu à nous alerter sur le mécanisme consistant, pour une même organisation criminelle, à cumuler différents types d’actes criminels dont la fraude.
J’en viens aux propositions de Michel Zumkeller. Le système relatif à la preuve de vie est effectivement totalement désuet, car il consiste à fournir un certificat de vie authentifié par une autorité locale. Nous avons auditionné une société mandatée par l’Association générale des institutions de retraite complémentaire des cadres et l’Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés (AGIRC-ARRCO) pour estimer la réalité des certificats de vie sur un millier de dossiers. Or il est apparu que 40 % des dossiers relatifs à des retraités âgés de plus de 85 ans concernaient des personnes décédées, pour lesquelles l’administration locale a fourni ensuite des certificats de décès comportant des dates falsifiées ! Les organismes prennent cela pour argent comptant, ce qui est regrettable.
La question de la preuve de vie se pose également pour les organismes de prestations sociales qui demandent parfois des immatriculations au SANDIA sans voir la personne concernée. Cela pose des difficultés. Certes, il n’est pas toujours facile pour certaines personnes de se rendre physiquement à un guichet, et l’on a en outre de plus en plus recours à des procédures dématérialisées qui exonèrent de la présence physique. Néanmoins, la dématérialisation, qui constitue pourtant un progrès dans la gestion de nombreux dossiers, peut aussi être une porte d’entrée pour la fraude.
La biométrie ne constitue pas quant à elle un enjeu majeur. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas tenu à accorder une place importante à cette histoire de cartes Vitale dans le rapport. Il est certes anormal que la CNAM nous dise qu’il n’y a plus que 152 000 cartes surnuméraires alors que l’on en trouve plus de 1,8 million. Pour autant, une carte Vitale n’est pas une clé de fraude. Une carte Vitale seule ne permet pas de frauder. Il faut trouver un praticien de santé complaisant, ou un pharmacien peu regardant, et voler une ordonnance papier – ce qui est extrêmement facile. Je l’ai expérimenté tout récemment, en me rendant aux urgences. Je n’ai pas volé d’ordonnances, mais j’aurais pu en prendre une grande quantité ! Lorsque vous vous trouvez dans un box des urgences, et que le médecin est parti, vous avez accès sur le bureau à un casier comportant des arrêts de travail, des ordonnances, etc. Il suffit de se servir ! La question de la dématérialisation des ordonnances médicales est donc cruciale, et nous aurions dû la trancher depuis longtemps. Je rappelle que l’Espagne dispose d’ordonnances médicales dématérialisées depuis 2007.
La biométrie peut contribuer néanmoins à sécuriser encore davantage le système de cartes Vitale, mais elle ne constitue pas un élément prégnant dans l’ensemble du dispositif.
M. Michel Zumkeller. C’est l’occasion cependant de tout remettre à plat, et d’envoyer un message clair, comme pour le permis de conduire.
M. Pascal Brindeau, rapporteur. Effectivement. Il me semble toutefois que les travaux engagés portent plutôt sur une dématérialisation totale de la carte Vitale via Smartphone.
Par ailleurs, les organismes sociaux sont déjà auditionnés par les commissions sociales du Parlement lors de l’examen du PLFSS.
M. Michel Zumkeller. L’idée serait de prévoir un rapport annuel portant spécifiquement sur la fraude, à présenter devant le Parlement.
M. Pascal Brindeau, rapporteur. D’accord.
M. Michel Lauzzana. De nombreux organismes ne sont pas suffisamment outillés pour détecter la fraude, mais devraient l’être désormais. La lettre de mission du président de la CNAM est à cet égard symptomatique. Les organismes doivent se mettre en ordre de marche, mais cela vaut également concernant l’utilisation des données. En France, ce sujet est très contrôlé par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), il ne faut pas constituer de fichiers, etc. Un partage d’informations s’avère pourtant absolument indispensable. Or ces administrations n’ont pas du tout l’habitude de ce genre de procédé. Les fraudeurs ayant toujours un coup d’avance, il est urgent d’investir le champ de l’utilisation des données pour éviter d’avoir de nouveau un temps de retard. Je ne sais pas si ce sera permis. Il faut des normes particulières. Il n’en reste pas moins qu’il y a là un chantier important pour l’avenir.
M. le président Patrick Hetzel. J’en conviens. Nous avons auditionné également des personnes chargées de la lutte contre la fraude aux assurances. Or dans ce domaine, les choses évoluent. Il en va de même dans le secteur bancaire. Les méthodes de lutte s’étoffent. Il faut arriver à les faire prospérer également dans nos organismes sociaux. Le secteur bancaire comme celui des assurances constituent ainsi des bases de données partagées permettant de recouper des informations concernant un nom ou un document particulier. Les fraudes peuvent atteindre, là aussi, des sommes considérables.
Le secteur public chargé des prestations sociales doit donc tirer les conséquences de tout ce qui se fait ailleurs pour prendre le problème de la fraude à bras-le-corps, d’autant que cet investissement permettra dans un second temps de réaliser des économies susceptibles d’améliorer l’allocation des ressources.
M. Pascal Brindeau, rapporteur. L’exemple belge montre en outre qu’il est possible de croiser des données tout en respectant les prescriptions du règlement général sur la protection des données (RGPD). C’est une question de culture, et d’organisation mutualisée des organismes de prestations sociales. Tant que chacun fonctionnera avec son propre mode d’établissement et de gestion de ses fichiers d’assurés, nous n’y arriverons pas.
M. Michel Lauzzana. Cela tient aussi à la culture des Français.
M. Pascal Brindeau, rapporteur. Oui. Or modifier cela aboutirait à des simplifications, y compris pour nos concitoyens qui doivent souvent produire les mêmes déclarations – tantôt pour la CNAM, tantôt pour Pôle emploi, etc. – alors que certains pays appliquent ce que l’on appelle le « dites-le nous une fois », et transmettent automatiquement, par croisement de données, les informations déclarées aux différents organismes de versement de prestations sans que cela pose de problème. Cela permet en outre de mettre fin au système déclaratif assorti de contrôles a posteriori, générateur d’erreurs sinon de fraudes.
La fraude massive au chômage partiel est liée d’ailleurs à ce système. Ce dispositif repose sur un mode déclaratif, à un instant « t ». Le contrôle intervenant près d’une année plus tard, il est possible d’encaisser des prestations pendant un an ! Le phénomène des entreprises « éphémères » montre en outre que ce système peut générer une fraude très organisée, et très facile à mettre en œuvre.
M. le président Patrick Hetzel. Le SANDIA a accès aux fichiers du ministère de l’intérieur concernant la délivrance des titres de séjour. Nous avons souhaité voir comment cela fonctionnait. Or ce service n’a pas accès aux photos d’identité associées. Faire évoluer les choses dans ce domaine permettrait de s’assurer que la même personne est bien concernée par un titre de séjour et par une demande d’immatriculation pour les organismes sociaux, même si cette vérification continue à s’appuyer sur des photocopies. Nous voyons bien que le système demeure perfectible.
Je vous remercie une nouvelle fois pour les échanges que nous avons eus, et je remercie également de nouveau notre rapporteur.
La commission d’enquête adopte le rapport à l’unanimité et autorise sa publication.
La séance est levée à onze heures quinze.
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Commission d’enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales
Réunion du mardi 8 septembre 2020 à 9 h 30
Présents. - M. Pascal Brindeau, Mme Stella Dupont, Mme Carole Grandjean, M. Patrick Hetzel, M. Michel Lauzzana, M. Michel Zumkeller
Excusés. - Mme Josette Manin, M. Thomas Mesnier