Compte rendu

Mission d’information de
la conférence des Présidents sur
l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19
(pouvoirs d’enquête)
 

 

  Audition de M. Xavier Bertrand, ancien ministre de la Santé et des solidarités (2005-2007) et ancien ministre du Travail, de l’emploi et de la santé (2010-2012).                            2

–  Présences en réunion...........................31

 

 

 

 


Jeudi
2 juillet 2020

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 33

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2019-2020

Présidence
de Mme Brigitte Bourguignon,

Présidente

 

 


  1 

Mission d’information de la conférence des Présidents sur
l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions
de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19

Présidence de Mme Brigitte Bourguignon.

 

La mission d’information procède à l’audition de M. Xavier Bertrand, ancien ministre de la Santé et des solidarités (2005 – 2007) et ancien ministre du Travail, de l’emploi et de la santé (2010 – 2012).

 

Mme la présidente Brigitte Bourguignon. Mes chers collègues, nous achevons ce matin l’audition des quatre ministres de la santé qui ont été aux responsabilités avant le début de la crise sanitaire liée à l’épidémie de covid-19 et auditionnons M. Xavier Bertrand, accompagné de M. Matthieu Gressier, son ancien conseiller en charge de la sécurité sanitaire.

Je rappelle, monsieur le ministre, que vous avez été en charge de la santé et des solidarités de juin 2005 à mars 2007, puis ministre du travail, de l’emploi et de la santé de novembre 2010 à mai 2012.

À partir de 2005, plusieurs alertes, notamment un rapport de l’Inspection générale de l’administration, s’inquiètent de l’absence de préparation de la France en cas de pandémie. En réponse à cela, vous demandez la constitution d’un stock de masques, et la loi du 5 mars 2007 crée l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), qui a pour mission de gérer la réserve sanitaire et les stocks d’État.

En novembre 2010, vous succédez à Mme Roselyne Bachelot après l’épidémie de grippe A (H1N1). La question se pose alors de la reconstitution d’un stock d’État adapté et de sa gestion active. Saisi de ces questions, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) rend un avis, le 1er juillet 2011, qui distingue entre deux types de stocks de produits de santé : les stocks stratégiques gérés par l’État, d’une part, et les moyens dits tactiques, d’autre part.

Monsieur le ministre, vous êtes également président du conseil régional des Hauts‑de‑France. En cette qualité, vous avez été amené à lancer des acquisitions de masques pendant la crise sanitaire. Nous reviendrons certainement sur cette question et sur l’organisation de la réponse locale à la crise.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Xavier Bertrand prête serment.)

 

M. Xavier Bertrand, ancien ministre de la santé et des solidarités (2005-2007) et ancien ministre du travail, de l’emploi et de la santé (2010-2012). Le 20 mars, j’ai eu l’occasion de dire que, si une commission d’enquête était créée, je serais heureux d’être auditionné, afin d’apporter les réponses les plus précises possible sur mon action lors de mes deux passages au ministère de la santé. Cette commission a été constituée, vous m’y avez invité : je suis donc là pour répondre à toutes vos questions.

Mme la présidente Brigitte Bourguignon. La première période durant laquelle vous avez été ministre de la santé, de 2005 à 2007, a été marquée par l’importance accordée à la prévention sanitaire, caractérisée notamment par l’introduction d’exercices de préparation face aux risques, la tenue des « mardis grippe », ainsi que par la commande d’un nombre important de masques. Pensez-vous que cette culture de la prévention face aux crises a perdu de son importance ? Comment pourrait-on, à l’avenir, la revaloriser ?

Au cours de la même période, vous avez encouragé la constitution de capacités de production nationales, et une véritable industrie de production de masques a vu le jour. Par ailleurs, durant la crise liée à l’épidémie de covid-19, vous avez soutenu la production dans la région Hauts-de-France, en votre qualité de président du conseil régional. Quelles seraient vos recommandations pour que la France retrouve une plus grande souveraineté en matière de production de masques et, plus globalement, de produits de santé ?

S’agissant de la commande et de la livraison de masques durant la crise, vous avez dit rencontrer d’importantes difficultés. Vous avez par exemple déclaré au journal L’Union, le 12 juin, que, si c’était à refaire, vous le referiez, mais différemment. « Je savais que ce serait difficile, avez-vous ajouté, mais pas à ce point ». Pouvez-vous présenter plus précisément les obstacles que vous avez rencontrés et la manière dont, selon vous, ils auraient pu être supprimés ?

M. Xavier Bertrand. Je ne suis pas le premier des ministres de la santé à avoir compris l’importance des menaces sanitaires : en 2001, Bernard Kouchner a dû faire face à la menace terroriste ; en 2005, Philippe Douste-Blazy proposait un premier plan, qui faisait suite à un rapport très important paru en juin 2003, celui de Didier Raoult sur le bioterrorisme. C’est une référence, non seulement au plan national, mais aussi au plan international, et il a inspiré le plan Biotox. On ne part jamais d’une feuille blanche en politique.

J’ai pris mes fonctions en 2005 dans un contexte particulier, celui de la grippe H5N1. Cette grippe aviaire d’un type nouveau, dont les premiers cas sont repérés en décembre 2003, ne touche d’abord que les animaux : c’est une épizootie. Mais la situation prend un autre relief lorsqu’on constate en Asie, en juillet 2005, des cas de transmission de l’animal à l’homme. À ce moment précis, tout le monde se dit que si le virus se transmet aussi d’homme à homme, nous allons vers une pandémie mondiale, avec un taux de létalité parmi les plus élevés qu’on ait jamais enregistrés. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) se saisit de la question et, compte tenu de l’évolution de la situation, je propose au Président de la République et au Premier ministre de me rendre en Asie, afin de voir comment les pays asiatiques se préparent. Je vais au Vietnam et en Chine.

J’ai des échanges très directs avec mon homologue chinois. Il me dit deux choses qui me marquent : d’abord, que la situation dans son pays est difficile à comprendre, qu’il peut savoir ce qui se passe dans les grandes villes mais que c’est beaucoup plus compliqué dans les campagnes ; il me dit aussi, lorsque je lui indique que la France est prête à importer des masques venus de Chine, que si nos deux pays se trouvent confrontés en même temps à une pandémie, les Chinois garderont leurs masques pour eux. Et il me fait remarquer que nous ferions exactement la même chose dans la même situation. Je rencontre aussi nos ressortissants : ils sont inquiets, veulent savoir comment ils seront rapatriés en cas de problème et comment ils seront protégés. Ce sont ces échanges avec les familles françaises qui font que, dès mon retour de Chine, je propose au président Chirac de constituer des stocks de Tamiflu, fabriqué par le laboratoire Roche, et de Relenza, fabriqué par GSK.

Pour le président Chirac, les questions de santé étaient essentielles et l’emportaient quasiment sur tout le reste. Il me donne donc carte blanche, parce qu’il veut que nous soyons le mieux préparés possible. C’est à ce moment-là – certains ici s’en souviennent – que nous commençons à préparer le pays à un risque sanitaire majeur, notamment à une pandémie de grippe H5N1.

S’agissant des masques, lorsque je prends conscience de notre dépendance vis-à-vis de la Chine et des autres pays d’Asie, je propose au Président de la République de créer une force de production nationale. Nous prenons la décision de passer des commandes très importantes de masques auprès d’usines françaises : certaines existent déjà et s’adjoignent cette spécialité ; d’autres sont créées de toutes pièces. Elles ont la garantie d’avoir un marché captif, puisqu’elles doivent fournir des masques à la population française et à l’ensemble des ministères. Selon ce que nous indique le haut fonctionnaire de défense dans un courrier du 13 octobre 2005 que je tiens à votre disposition, plusieurs unités de production sont ainsi intéressées : Bacou-Dalloz et Epitech en Bretagne, Macopharma à Tourcoing, Deltalyo à Roanne, Delta Plus à Toulouse, et Ahlstrom Brignoud. Vous le voyez, les projets d’implantation étaient répartis sur tout le territoire et pouvaient être opérationnels très rapidement. Bacou-Dalloz, comme Macopharma, disait pouvoir produire 150 millions de masques par an et fonctionner 24 heures sur 24, 365 jours par an, en cas de crise. Les autres avaient des capacités de production inférieures.

Aujourd’hui, on nous dit qu’il faut gagner en souveraineté sur le plan médical mais nous l’avons fait à l’époque, parce qu’il y avait derrière une volonté politique. Le Premier ministre, Dominique de Villepin, était très intéressé par ces questions, et le Président de la République, je l’ai dit, m’avait donné carte blanche. Leur soutien était essentiel, parce que certains avançaient déjà que tout cela allait coûter trop cher. En 2005, je n’avais pas l’expérience politique que j’ai acquise par la suite : sans le soutien de l’Élysée, j’aurais probablement été balloté entre les différents ministères, voire, au sein même du ministère de la santé, entre la direction générale de la santé (DGS) et la direction de la sécurité sociale (DSS), celle-ci s’occupant davantage des objectifs de santé, celle-là des objectifs comptables. J’ai bénéficié d’une unité d’action, au sein de mon ministère, comme au niveau gouvernemental.

Lorsque j’arrive en fonction, et alors qu’une pandémie de grippe aviaire se profile, on me dit que nous sommes bien préparés : le plan n’est pas encore totalement élaboré, mais on me dit qu’il est solide. Un article paraît alors dans le Journal du Dimanche, signé par deux professeurs, Jean-Philippe Derenne et François Bricaire. C’est un vrai réquisitoire : ils montrent que nous sommes loin d’être préparés, parce que toute la dimension pratique n’a pas été suffisamment pensée et élaborée. En clair, notre plan est très bon sur le papier, mais ce n’est qu’un plan de papier. Je demande à les rencontrer. On tente de m’en dissuader, en me disant que ce sont des hurluberlus. Je les rencontre lors d’un petit-déjeuner pour leur demander pourquoi leur article démonte toute notre stratégie, mais ils m’arrêtent et ce sont eux qui m’interrogent. Ils me posent de nombreuses questions sur notre état de préparation, sur la façon dont nous pourrions faire face à des déplacements de population et à des embouteillages monstres. Je m’aperçois aussitôt que nous ne sommes vraiment pas prêts : ce sont des experts qui ont fait le plan mais nous n’avons pas assez pensé aux aspects pratiques.

Je demande donc que l’on reprenne le plan et qu’on les y associe, ainsi qu’un grand nombre d’experts. C’est alors que naissent les fameux « mardis grippe », animés par un homme remarquable, Didier Houssin. En 2005, il est directeur général de la santé, mais aussi délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire (DILGA). Il ne quittera ces fonctions que pour prendre la tête de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES). Il a fait un travail remarquable et n’a pas hésité, avec ses « mardis grippe », à adopter une vision transversale et à associer des experts de tous bords, de Paris comme de province.

En résumé, il y a eu deux moments-clés : mon déplacement en Asie, qui m’a fait prendre conscience de notre fragilité et de notre dépendance vis-à-vis de la Chine, et ma rencontre avec Jean-Philippe Derenne et François Bricaire, dont je retiens que, même lorsque des techniciens viennent dire à un jeune ministre que tout est paré, il faut quand même se méfier.

Vous me demandez, madame la présidente, si tout cela a perdu de son importance : c’est évident. Après l’épisode de la grippe H1N1, à l’issue duquel Roselyne Bachelot a été injustement vilipendée, y compris dans cette assemblée, on a eu le sentiment qu’on en avait trop fait et que cela avait coûté bien cher : on s’est dit que le moment était venu de faire des économies. Il y a eu des auditions homériques au Sénat, il y a eu des débats à l’Assemblée, dont Jean-Pierre Door a été le témoin. Je me rappelle les débats que nous avons eus sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale, à l’automne 2011 : une députée de l’Aisne, rapporteure pour avis de la commission des finances, nous demandait de faire des économies sur le fonctionnement de l’EPRUS. Je me suis battu pour maintenir les moyens nécessaires, mais le climat était celui que Jean-Yves Grall a bien décrit lors de son audition : le risque sanitaire se heurtait aux contraintes budgétaires. On était loin de la période que j’avais connue avec Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, quand la santé passait avant le reste. J’avais eu affaire à des ministres du budget très coriaces, avec Jean-François Copé, François Baroin ou Valérie Pécresse, mais nous avions toujours réussi à nous entendre, parce qu’ils étaient d’accord pour faire passer la santé en premier. Avec eux, il y a eu des discussions, mais jamais de coups tordus.

Je suis assureur de formation – j’ai souvent été raillé pour cela. Or un assureur doit prévoir les risques et essayer d’anticiper, parce qu’en cas de sinistre il faut être bien couvert. Cela a probablement influé sur ma manière d’assumer mes fonctions ministérielles. Je considère que le rôle d’un politique, c’est de prévoir le scénario du pire. Cela étant, quand je vois ce qui s’est passé pendant la crise terrible du covid, je dois dire que dans nos plans « Pandémie grippale », qui avaient été salués par l’OMS, nous n’avions pas imaginé que l’on puisse être confrontés à un risque de pénurie de médicaments de réanimation pendant des durées aussi longues, Nous avions prévu deux vagues pouvant durer quatre-vingt-dix jours chacune, nous avions prévu des masques et des équipements, mais on n’anticipe jamais tout. Il est vrai que la première mouture du plan date de 2006 et qu’il sera amélioré par la suite.

Mes propos du 12 juin concernaient une opération assez particulière, appelée « Un masque pour tous », et qui consistait à doter en masques, non pas les professionnels de santé, mais la population des Hauts-de-France – la région Auvergne-Rhône-Alpes a lancé une opération du même ordre. J’ai fait le pari de mettre à la disposition de l’ensemble de la population des masques de protection : des masques en tissu lavables produits en France et des masques chirurgicaux qui, pour l’instant, ne sont pas produits en France pour le grand public, car les capacités de production ont été réquisitionnées par le Gouvernement au début du mois de mars. Ce n’était pas la mission de la région, c’était le rôle de l’État, mais j’ai décidé de le faire, parce que je voyais que beaucoup de gens avaient du mal à se procurer des masques et qu’ils étaient obligés de les payer très cher. Cette opération a été lancée le 11 mai. Au total, nous avons acheminé 18 millions de masques dans 3 800 communes partenaires : je peux vous dire que logisticien, c’est un sacré métier ! Cela n’a pas été simple, il y a eu des retards de fabrication et de livraison, mais nous avons réussi : nous avons pu fournir des masques gratuitement à l’ensemble de la population. Ce sont ces questions de logistique que j’évoquais le 12 juin.

S’agissant maintenant de la distribution de masques aux professionnels de santé au cœur de la crise, j’ai souhaité constituer très tôt des stocks de masques chirurgicaux : nous en avons distribué un peu plus de 1,6 million, à la fois aux professionnels de santé, en soutien de l’ARS, mais aussi aux forces pénitentiaires, aux forces de police et de sécurité, ainsi qu’à certains professionnels qui en manquaient : je pense notamment à l’industrie agroalimentaire, qui était en grande difficulté.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Monsieur le ministre, si nous tenions particulièrement à vous entendre, c’est d’abord parce que vous avez eu des responsabilités gouvernementales dans un périmètre qui concerne la santé, mais aussi parce que vous les avez exercées lors de deux crises sanitaires.

D’une manière très générale, avec l’expérience qui est la vôtre, quel jugement portez-vous sur la manière dont la crise liée à l’épidémie de covid-19 a été gérée ?

La question des stocks stratégiques de matériels de protection, notamment de masques, est centrale dans les travaux de notre commission. On s’est aperçu au cœur du mois de janvier que les masques faisaient défaut, de même que les autres équipements de protection individuelle, ce qui n’était pas le cas à l’époque où vous étiez ministre. Une question vous a été posée de façon un peu polémique : elle concerne le changement de stratégie qui serait intervenu à partir de la circulaire de novembre 2011, que Jean-Yves Grall a évoquée devant nous, et qui fait suite à l’avis du Haut conseil de santé publique de l’été 2011. Dans cet avis, le HCSP préconise de réserver les masques FFP2 aux soignants et de mettre en place des moyens tactiques, différenciés du stock stratégique détenu par l’État ou l’EPRUS, dans les établissements de santé – services d’aide médicale urgente (SAMU), services mobiles d’urgence et de réanimation (SMUR), établissements hospitaliers –, en fonction de leur capacité d’accueil en temps de crise. J’aimerais avoir votre éclairage : y a-t-il eu un changement de doctrine en 2011 ? Nous avions plus d’un milliard de masques lorsque Roselyne Bachelot et vous-même étiez ministres mais, par la suite, ces stocks n’ont cessé de diminuer. Les masques FFP2 ont fini par disparaître, puisque nous n’en avions plus un seul en janvier 2020 ; quant aux masques chirurgicaux, on en comptait environ 100 millions au début de la crise, ce qui aurait à peine permis de couvrir les besoins de la population générale pendant deux ou trois jours. Y a-t-il eu, sous votre autorité, un changement de doctrine en 2011 ?

M. Xavier Bertrand. Je veux être le plus précis possible sur ce qui s’est passé en 2011, parce que j’en ai entendu des vertes et des pas mûres ! J’ai noté, chez certains responsables politiques, un réflexe quasi pavlovien qui a consisté à répéter sans cesse la date de 2011. Je ne suis dupe de rien : soit ils n’ont pas bien lu les instructions, soit ils savent à quel moment il y a eu un changement mais ils ne veulent pas faire état de la date. J’ai beaucoup de défauts, mais pas celui de la naïveté.

Que se passe-t-il en 2011 ? Le Haut Conseil de la santé publique rend un avis relatif à la stratégie à adopter concernant le stock d’État de masques respiratoires : le masque FFP2 doit être utilisé en priorité par les professionnels de santé qui sont les plus exposés. À la lumière de la crise liée à la grippe H1N1, on s’est aperçu que le masque FFP2 était difficile à utiliser et à porter et que, compte tenu de son pouvoir de filtration supérieur au masque chirurgical, il devait être réservé aux professionnels. On ne dit pas qu’il n’en faut plus, on ne dit pas qu’il en faut moins : on dit seulement que ces masques sont plutôt destinés aux professionnels de santé et que, pour les autres, il faut des masques chirurgicaux. À l’époque – et on m’en avait fait le reproche –, nous avions prévu des masques chirurgicaux pour de très nombreuses professions : les routiers, les éboueurs, les caissières... Quand je quitte mes fonctions, il y a 1,4 milliard de masques en France : environ 600 millions de masques FFP2 et 800 millions de masques chirurgicaux – je vous renvoie aux notes des DGS.

Voilà en quoi a consisté le changement de doctrine de 2011. Je signale au passage qu’on n’a jamais manqué de masques au moment de la grippe H1N1 : nous avions prévu des dotations de masques non seulement pour les personnels hospitaliers, mais aussi pour les libéraux : nous avions prévu – et je me tourne à nouveau vers Jean-Pierre Door – quatre masques FFP2 par jour pour le personnel hospitalier et jusqu’à vingt masques pour les libéraux, parce que nous avions pensé qu’ils auraient à faire de nombreuses visites à domicile – la logique étant, à l’époque, de maintenir les malades à leur domicile. En 2011, nous n’avons pas changé de doctrine au sujet du nombre de masques : nous avons suivi l’avis du HCSP relatif à l’utilisation des masques FFP2. L’avis du HCSP a été sollicité par le DGS, Didier Houssin, avant mon entrée en fonction. Lorsque j’en prends connaissance, je ne change rien à notre doctrine, s’agissant du nombre de masques à commander : vous l’avez dit, madame la présidente, c’est une question de vigilance.

Disons les choses clairement : tout est une question d’argent, du début à la fin. Les masques coûtent cher, on ne s’en sert qu’en cas de crise, ils ne sont pas éternels… Une logique d’économies s’est imposée au fil des années, et c’est la pénurie de masques, qui a fini par fixer la doctrine publique. S’il y a eu pénurie, c’est parce que les masques, il faut s’en occuper et les acheter. C’est un problème de vigilance et de moyens budgétaires. La santé doit-elle, oui ou non, passer au-dessus du reste ? Les logiques financières, comptables et court-termistes doivent-elles nous empêcher d’être suffisamment protégés ? Pour moi, la réponse est oui à la première question, non à la seconde. En répondant autrement, nous en sommes arrivés, au fil des années, là où nous en sommes aujourd’hui.

Plutôt que de pointer les responsabilités des uns ou des autres, je crois qu’il faut reconnaître que tout un système s’est fait « bouffer la tête » par ces logiques court-termistes et comptables. Je n’entends pas imposer ma vision des choses, mais j’ai une certaine expérience et un peu de recul, du fait de mes fonctions ministérielles, et je continue d’observer la vie politique nationale. On peut trouver beaucoup d’explications, mais je suis convaincu que la santé est une question régalienne, que l’État a un rôle de protection à jouer et qu’il faut lui en donner les moyens. Or les moyens, au fil des années, n’ont pas été au rendez-vous.

Parlons à présent de l’instruction ministérielle que je signe en novembre 2011. Elle établit effectivement une distinction entre des stocks stratégiques et des stocks tactiques. Pour des raisons d’efficacité, on décide de mettre des stocks tactiques au plus près du terrain, notamment dans les fameux postes sanitaires mobiles (PSM). Mais il n’a jamais été prévu de mettre des masques dans les stocks tactiques, qui sont conservés dans ces gros camions qu’on trouve dans les hôpitaux, les SAMU et les SMUR ; il n’est pas question d’y stocker des masques. La liste des produits qui doivent composer les stocks tactiques figure dans mon instruction ministérielle – laquelle fait suite à la création des ARS : c’est une très longue liste qui comprend, entre autres, des produits pour l’analgésie et la sédation, l’anesthésie générale, l’anesthésie locorégionale, le système nerveux central, les solutés de remplissage, l’instrumentation, etc. J’ignore si cette instruction ministérielle est publique, mais je la mets à votre disposition : vous ne trouverez pas de masques dans la liste. J’ajoute, parce que j’ai lu tout et n’importe quoi à ce sujet, que tous les produits qui figurent sur cette liste font l’objet d’une dotation spécifique du ministère, au titre des missions d’intérêt général (MIG) : ils sont donc sanctuarisés. Il importait d’avoir tout ce matériel au plus près du terrain, mais je répète que les masques, eux, ont continué de faire partie du stock stratégique.

Le vrai changement intervient en 2013, et je ne comprends pas pourquoi nombre de responsables publics ne savent pas ce qui s’est passé à cette époque. Une doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire a été établie le 16 mai 2013 par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Elle rappelle le cadre général de la doctrine, les mesures générales de prévention contre les maladies infectieuses hautement pathogènes à transmission respiratoire et précise, à la page 7 : « Il revient à chaque employeur de déterminer l’opportunité de constituer des stocks de masques pour protéger son personnel. Le cas échéant, le dimensionnement des stocks est sous-tendu par : la durée prévisible d’une épidémie (une à plusieurs vagues de huit à douze semaines pour la grippe) ; la durée d’utilisation d’un masque ; le caractère à usage unique des masques ; le recensement des tailles de populations cibles ; la fourniture gratuite en nombre suffisant ; les capacités de fabrication et d’approvisionnement pendant une crise. » Cette doctrine rappelle, enfin, l’efficacité des appareils de protection respiratoire.

« Il revient à chaque employeur de déterminer l’opportunité de constituer des stocks de masques pour protéger son personnel », est-il écrit. Allons au bout de la logique ! Qui est l’employeur des personnels hospitaliers ? Les hôpitaux et l’État. Mais qui est l’employeur des professionnels libéraux… ? À partir de cette date, on entre dans un trou noir, avec des bagarres entre le ministère du budget et celui de la santé et, au sein du ministère de la santé, entre la direction de la sécurité sociale et l’assurance maladie : qui doit payer pour les professionnels libéraux ? Quand on pose des questions sans y apporter de réponse, plus personne n’est couvert. Il y a un délitement de la responsabilité et c’est à partir de cette date que le ver est dans le fruit.

Je vais être très clair : ce n’est pas le ministère de la santé qui a élaboré cette doctrine, mais le SGDSN, qui est rattaché à Matignon. Cette doctrine va au bout de la logique qui était en germe dans tous les débats qui ont suivi l’épidémie de grippe H1N1 : on n’a pas cessé d’entendre que cela avait coûté trop cher, que le ministre de la santé en avait trop fait et qu’il ne fallait plus qu’il soit le seul à piloter cette politique. Si vous voulez connaître le dessous des cartes, toutes ces années ont été marquées par des luttes d’influence. Le ministère de la santé avait pu, à l’occasion de ces crises, constituer des stocks très importants, il avait pu bénéficier de la bienveillance des présidents de la République. Mais, à un moment donné, Matignon – et le SGDSN – décident de reprendre la main. Le ministère de la santé n’a plus le contrôle sur tout, mais il reste l’EPRUS. Et le coup fatal, c’est la disparition de l’EPRUS.

L’EPRUS avait un statut particulier. Je me suis battu, contre la commission des finances et la commission des affaires sociales, qui voulaient baisser les crédits de l’EPRUS à la fin de l’année 2011. Ce n’est pas parce que j’avais créé l’EPRUS que j’ai cherché à le protéger, mais parce que son statut d’organisme indépendant lui permettait d’échapper à la fois aux processus administratifs et aux luttes d’influence, ce qui le rendait opérationnel et efficace. À partir du moment où l’EPRUS perd son indépendance et se retrouve noyé dans une direction, ce n’est absolument plus la même chose.

Je m’étais rendu aux États-Unis en juillet 2006 et avais rencontré mon homologue américain pour voir comment le pays se préparait. Les Américains ne sont pas toujours un modèle mais, en l’occurrence, la salle de crise qu’ils avaient créée au sein du ministère m’a paru très opérationnelle – en France, seul le ministère de l’intérieur avait une salle de crise. Nous avons donc créé l’EPRUS sur le modèle de la Federal Emergency Management Agency (FEMA) américaine, en lui donnant une vraie autonomie. J’ajoute qu’à l’époque s’appliquait la révision générale des politiques publiques (RGPP), avec ses plafonds d’emplois. En créant l’EPRUS en dehors du ministère, nous lui garantissions des moyens budgétaires et humains.

Le 5 mars 2007, nous faisons voter une loi relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur : c’était l’une des toutes dernières de la législature. Les décrets, qui avaient été préparés en même temps que la loi, sont parus en juin. Je crois que la responsabilité politique ne se délègue pas et qu’elle ne se partage pas : elle est pleine et entière. Or cette loi dit clairement que c’est le ministre ou son représentant, c’est-à-dire le DGS, qui fixe chaque année les moyens de l’EPRUS et le nombre de masques qu’il est nécessaire de commander pour atteindre les objectifs cibles. Tout cela est écrit noir sur blanc dans la loi. Au moment du Mediator, je réaffirmerais la responsabilité du politique, qu’on avait eu tendance à réduire après la crise du sang contaminé : j’estime que même s’il y a des agences, il faut réaffirmer la primauté et la responsabilité du politique. C’est pourquoi la loi du 5 mars 2007 modifie le code de la santé publique en rappelant, à l’article L. 3135-1, la responsabilité du ministre.

Voilà, monsieur le rapporteur, ce que contient l’avis du Haut Conseil, d’une part, et l’instruction ministérielle de novembre 2011, d’autre part. C’est en 2013 que l’on décide que chacun devra désormais payer ses masques. C’est une décision du SGDSN et c’est le début de la fin. Qui s’assure que chacun est bien informé de cette nouvelle règle ? Qui en informe la grande distribution ? Qui en informe les professionnels de santé libéraux ? J’estime que les professionnels de santé libéraux sont, eux aussi, le bras armé de l’État et qu’ils doivent donc être protégés par l’État. Notre système de santé marche sur deux jambes, une partie publique et une partie libérale, et l’État doit s’assurer de la protection de l’une et de l’autre. Il y a un début de polémique depuis quelques heures, chacun voit midi à sa porte, mais quand je vois le tribut qu’ont payé les professionnels de santé libéraux, le nombre d’entre eux qui sont tombés malades ou qui sont morts, je pense que l’État doit protéger ceux qui nous protègent et soigner ceux qui nous soignent : c’est une fonction régalienne.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous n’avez pas vraiment dit comment vous analysez la gestion de la crise actuelle. Vous venez de rappeler que la loi de 2007 réaffirme la responsabilité du ministre. Vous paraît-il concevable, comme cela nous a été dit mardi soir, que ni le ministre ni son cabinet n’aient connaissance de l’état du stock stratégique, notamment de masques ?

M. Xavier Bertrand. Une folie s’est produite : les effectifs des cabinets ministériels ont été considérablement réduits. Si l’on considère qu’il y a une responsabilité politique, il faut donner aux politiques les moyens d’exercer leurs fonctions. Lors de mon premier passage au ministère, il devait y avoir cinq à sept personnes chargées de la sécurité sanitaire, et je peux vous assurer qu’ils ont eu du travail, avec le chikungunya, la dengue, la préparation à la grippe H5N1 et aux différents risques sanitaires. Lors de mon deuxième passage au ministère, il n’y avait plus que deux personnes chargées de la sécurité sanitaire à temps plein et, aujourd’hui, il n’y a plus qu’une personne : c’est de la folie, quand on voit le monde dans lequel on vit et les risques qui existent.

La DGS mériterait vraiment d’être renforcée mais on en revient toujours à la même question : la santé fait-elle partie, oui ou non, du cœur régalien de l’État ? Pour moi, la réponse est oui. Mais c’est à ceux qui nous gouvernent de dire si la santé fait partie des enjeux essentiels et stratégiques. Depuis la loi de 2007, c’est au ministre, ou à son représentant, de s’assurer qu’on a suffisamment de masques.

J’ai entendu des gens me reprocher de ne pas avoir fait de nouvelle commande de masques en 2011, mais nous en avions 1,4 milliard ! Nous avions atteint notre cible pour les masques FFP2 et, pour les masques chirurgicaux, nous étions à 80 % de l’objectif cible. Nous n’étions pas à 100 %, c’est vrai, mais nous avions des capacités de production sur le territoire national : il aurait donc été facile d’arriver rapidement à 100 %, et le directeur général de la santé avait recommandé d’attendre le projet de loi de finances pour 2013 pour voir s’il fallait en recommander.

M. Damien Abad. Monsieur le ministre, je vous remercie pour vos propos d’une clarté remarquable. On a bien compris qu’il n’y avait pas eu de changement de doctrine relatif au nombre de masques en 2011, on a bien compris aussi que l’instruction ministérielle qui distingue les stocks stratégiques des stocks tactiques ne parle pas des masques et que le changement de doctrine a lieu en 2013. L’EPRUS a disparu en 2016 : tout s’est donc passé entre 2013 et 2016. Finalement, vous confirmez les propos de l’ancien Président de la République, François Hollande, qui dit avoir une part de responsabilité dans la gestion de cette crise.

Certains ont dit que la baisse des stocks de l’EPRUS révélait une baisse du stock de masques. Pouvez-vous préciser ce point et expliquer la variation de ces stocks en tant que telle ?

J’aimerais également vous entendre sur la doctrine du port du masque. Considérez-vous que le port du masque est utile pour le grand public ? Comment cette doctrine s’est-elle construite au moment de l’épidémie de grippe H1N1 ? Que pensez-vous de la manière dont elle s’est appliquée au cours de la crise liée à l’épidémie de covid-19 ?

Enfin, nous avons été surpris de constater, lors de certaines auditions, que la question de notre dépendance vis-à-vis de la Chine semblait secondaire. Vous avez souligné combien il est important d’avoir une production nationale. Quel est le seuil de production nationale qui permet d’avoir une relative autonomie ? Quel est le seuil d’alerte ?

M. Boris Vallaud. Quel était l’état des débats, non seulement politiques mais aussi scientifiques, au lendemain de l’épidémie de grippe H1N1 ? À titre personnel, considériez-vous qu’on en a trop fait ? Quelle était la teneur des controverses scientifiques ? Au cours de la dernière crise, on a vu que les affrontements entre de grands professeurs pouvaient mettre le décideur en difficulté.

Enfin, en tant que président de région, quel jugement portez-vous sur le fonctionnement des ARS, sur la manière dont elles ont travaillé avec vous, et sur leur articulation avec les préfectures ? L’un des premiers foyers épidémiques s’étant trouvé dans l’Oise, comment, de votre point de vue, a-t-il été géré ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Monsieur le ministre, vous nous avez expliqué que c’est le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale qui, en 2013, décide que des stocks de masques doivent être constitués dans les entreprises. Un chef d’entreprise employant mille, deux mille ou trois mille personnes était donc censé évaluer les besoins de masques en temps de crise : ce n’est pas son travail, il est incapable de le faire ! Et, dans les services de l’État, on ne prévoit pas de contrôler la mise en œuvre de cette nouvelle doctrine. Votre préfet de région, un grand préfet de la République, nous a dit qu’en réalité ce n’était pas prévu, alors qu’il est préfet d’une zone de défense. On a le sentiment que l’administration a fini par s’autogérer ! Vous venez de nous dire que c’est au ministre de la santé de veiller à l’état du stock stratégique. Or les auditions de Mmes Marisol Touraine et Agnès Buzyn nous ont plutôt donné le sentiment que l’administration a agi seule.

Vous avez rappelé à plusieurs reprises, et je crois que c’est très important, que vous avez bénéficié du soutien du Président de la République au moment de la constitution de ces stocks de masques. Bien que Jérôme Salomon ait alerté le futur chef de l’État de ce problème dès 2016, entre 2018 et 2020, on a mis 600 millions de masques hors service et on n’en a recommandé que 100 millions. Tout cela est troublant !

Pour avoir présidé, avec mon ami Jean-Pierre Door, la commission d’enquête sur la manière dont a été programmée, expliquée et gérée la campagne de vaccination contre la grippe A (H1N1), je confirme que Mme Roselyne Bachelot n’a pas commis d’erreur : c’est le plan imaginé par le SGDSN de l’époque qui était absurde. Vous avez déclaré dans Le Monde qu’il y avait une volonté du SGDSN de prendre le pas sur le ministère et le politique et que vous vous étiez battu contre cela. Avez-vous le sentiment qu’à partir de 2013, c’est l’inverse qui s’est produit ? L’économiste de la santé Claude Le Pen parlait même du « rôle occulte » du SGDSN et y voyait un point décisif. Comme en 2010, s’agissant de la vaccination contre la grippe H1N1, il me semble que c’est du côté du SGDSN qu’il faut regarder : le politique devrait étudier la validité et l’opérationnalité des plans qu’il élabore. Les politiques ont-ils dirigé l’administration, ou bien l’administration s’est-elle fourvoyée ?

M. Xavier Bertrand. Il est évident que la doctrine de 2013 n’a été ni expliquée ni accompagnée comme elle aurait dû l’être. En faisant ce choix – qui n’est pas celui que j’aurais fait –, il aurait fallu aller jusqu’au bout de la logique ; il fallait dire aux grandes entreprises et aux libéraux ce qu’ils devaient faire, et il fallait surveiller. Je vais vous dire les choses franchement : je n’imagine pas un ministère de la santé produisant une telle doctrine, qui relève avant tout d’une logique budgétaire : lorsque ce sont les employeurs qui paient, ce n’est plus l’État. On fait des économies de trois francs six sous et, au bout d’un moment, il n’est pas étonnant qu’un drame se produise.

Le 9 février 2007, j’adresse à Dominique de Villepin un tableau récapitulatif des besoins de chaque ministère en masques FFP2. Cette note ne se contente pas d’établir les besoins pour le secteur de la santé, mais indique qu’il faut viser un objectif de 20 328 680 masques pour le ministère de l’intérieur, 5 457 400 pour la justice, 4 850 000 pour les finances, 3 141 000 pour l’agriculture, 35 100 000 pour la défense, et 8 065 000 pour l’éducation nationale, soit, avec les autres ministères, une quantité globale qui se situe entre 60 et 80 millions de masques. Ce faisant, nous nous mêlons un peu de ce qui ne nous regarde pas et sortons de notre rôle, ce qui plaît modérément à l’époque, mais nous avons le soutien du Président Chirac. Toute la question ensuite est de savoir qui vérifiera que l’ensemble des ministères se sont bien dotés…

Par ailleurs, j’ai conscience qu’au-delà de la préparation de ce plan pandémique, le ministère de la santé n’est pas le mieux structuré pour en gérer l’application – des exercices grandeur nature l’ont démontré – et il convient, à un moment donné, de passer la main à Beauvau, bien plus opérationnel.

Cela m’amène à la question de M. Vallaud : c’est évidemment aux préfets de gérer ce type de crises dans les territoires. J’ai la chance, pour ma part, d’avoir un très bon directeur général d’agence régionale de santé (ARS), Étienne Champion, et un remarquable préfet, Michel Lalande, dont les bonnes relations personnelles ont permis que la gestion de la crise reste fluide, mais les ARS ont un problème de structure : elles sont trop grandes et s’occupent de trop de choses. Je pense depuis longtemps que la gestion des crises sanitaires doit passer sous l’autorité du préfet, dans les régions comme dans les départements, avec les délégués de l’ARS, car le préfet dispose de l’organisation et des compétences requises.

La santé et la sécurité sanitaire relèvent-elles ou non du pouvoir régalien ? C’est une question politique à laquelle je réponds évidemment oui, sachant que le ministère de la santé n’est pas structuré comme un ministère régalien. Sans doute faudrait-il à cet égard inciter les élèves de l’ENA à s’orienter davantage vers les ministères sociaux – et j’imagine que le regard que vient de me lancer M. Aubert est un regard approbateur…

Enfin, je ne pense pas que l’on en ait trop fait en ce qui concerne la grippe H1N1. Lorsque la maladie est apparue au Mexique, on ne connaissait pas encore la souche du virus, et les risques d’épidémie ne pouvaient être écartés. Roselyne Bachelot a donc eu totalement raison de préparer le pays comme elle l’a fait. Évidemment, compte tenu du faible nombre de victimes, elle a ensuite été injustement attaquée pour avoir trop dépensé. Mais elle a pris les bonnes décisions, d’ailleurs soutenue à cent cinquante pour cent par Nicolas Sarkozy, et François Fillon.

La conséquence a été que les budgets ont baissé, pas uniquement pour les masques, mais pour l’ensemble des produits qui avaient été commandés par l’EPRUS. Certains, voulant faire remonter toute l’affaire à ma période – j’ignore pourquoi – ont pointé un doigt accusateur sur ces baisses, mais elles s’expliquent tout naturellement : après l’épisode H1N1, il n’a pas été nécessaire de passer de nouvelles commandes de vaccins, de kits de vaccination ou d’équipements permettant d’organiser des vaccinations massives. D’ailleurs, pourquoi aurais-je fait l’exact contraire de ce que j’avais commencé à bâtir en m’occupant des masques ? Et plus globalement, si la doctrine de 2011 était si mauvaise, pourquoi a-t-elle survécu à deux présidents de la République, à quatre premiers ministres et à trois ministres de la santé, qui n’y ont pas touché ? Il m’est arrivé, lorsque j’étais ministre, de revenir sur des doctrines ministérielles qui ne me convenaient pas. C’est aussi cela, la responsabilité du politique.

M. Philippe Vigier. Vous nous avez parfaitement éclairés à la fois sur la doctrine de 2011 et sur le fait que sans portage politique, le pays ne peut pas être protégé.

Mais comment a-t-on pu en arriver là ? À votre avis, quelles décisions aurait-il fallu prendre au moment où notre pays a été touché par l’épidémie ?

Je retire des auditions des responsables d’agence l’impression qu’il existe un écran assez opaque entre ces agences et le cabinet du ministre. L’un d’entre eux nous a ainsi expliqué avoir écrit au cabinet pour savoir ce qu’il en était de la doctrine, sans jamais avoir obtenu de réponse.

En ce qui concerne ensuite l’organisation territoriale de la santé et les ARS, que faut-il faire afin d’être prêts à affronter la prochaine pandémie ?

M. Pierre Dharréville. Monsieur le ministre, vos propos, assez éclairants, mettent en lumière un certain nombre de contradictions dans ce que nous avons entendu lors des précédentes auditions.

À la lumière de votre expérience, comment considérez-vous la manière dont l’action de l’État a été pilotée ? L’intervention du conseil scientifique vous a-t-elle paru une bonne chose ? N’avez-vous pas le sentiment que l’État s’est, dans un premier temps, comporté comme un client des agences – lesquelles ont parfois donné l’impression d’avoir davantage de pouvoir que le ministère de la Santé –, avant de sembler s’en passer, voire de les contourner, dans un second temps ?

L’État ne s’est-il pas reposé sur les collectivités territoriales, et le fait que vous-même ayez été amené à passer vos propres commandes de masques ne révèle-t-il pas une défaillance de sa part ?

L’organisation de la gestion de crise doit-elle reposer sur la centralisation d’un certain nombre de tâches ou doit-on, au contraire, approfondir une forme de décentralisation ?

Ensuite, si la lettre du directeur général de Santé publique France, François Bourdillon, en date du 26 septembre 2018, avait été envoyée à votre directeur général de la santé pour l’avertir d’un problème dans les stocks de masques, quelle suite lui aurait été donnée ?

Enfin, si une pandémie s’était développée alors que vous étiez en fonction, pensez-vous que les outils que vous aviez mis en place auraient permis d’éviter le confinement ?

Mme Valérie Gomez-Bassac. C’est sous votre responsabilité au ministère de la santé que s’est opérée la préparation du changement de doctrine concernant les stocks de masques. Mme Bachelot avait constitué ces stocks pour faire face à la grippe H1N1, des stocks qui, n’ayant pas été employés, lui ont valu de nombreuses attaques et la mise en place d’une commission d’enquête, qui lui a fait le procès de vouloir servir les industriels.

Réorganiser les stocks en deux catégories, tactique et stratégique, a permis à l’État de se défaire de l’une de ces catégories, ce qui, selon moi, procède bien d’une logique comptable. J’aimerais vous entendre sur ce point et, si cela est possible, disposer de votre instruction de novembre 2011. Ne pouvant imaginer que vous ayez pu renoncer à l’intérêt supérieur de la nation pour défendre certains intérêts en amont de l’élection présidentielle d’alors, j’aimerais que vous m’indiquiez les raisons rationnelles qui vous ont poussé à entamer cette réorganisation, qui n’était pas préconisée par le rapport du Haut Conseil de la santé publique, mais qui est à l’origine de la pénurie de masques à laquelle la population a dû faire face.

M. Xavier Bertrand. Le stock de masques est constitué en France à partir de 2006, alors que j’étais ministre, et lorsque survient la crise H1N1, on n’a manqué de rien, ce qui prouve que la France était préparée à faire face à une crise majeure et durable.

Dans l’instruction de novembre 2011 faisant suite à la création des ARS, dont a parlé Mme Gomez-Bassac et que je transmets à l’ensemble des commissaires, il n’est pas question de stocks tactiques. Ils font l’objet d’un autre document, en possession de la présidente et du rapporteur, et qu’ils pourront vous communiquer. Contrairement à ce que vous avez pu entendre, il n’y a aucun changement en la matière en 2011. Là encore, pourquoi aurais-je voulu défaire ce que j’avais fait ?

Concernant ensuite les considérations budgétaires auxquelles vous faites allusion, permettez-moi de vous donner lecture du compte rendu de la séance du 28 octobre 2011 à l’Assemblée nationale, au cours de laquelle est examiné le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Isabelle Vasseur, rapporteure du budget de la sécurité sociale pour la commission des finances, défend un amendement qui a pour objet de baisser la dotation de l’EPRUS. Je lui réponds alors :

« Il ne s’agit pas seulement de dire qu’on fait des économies. En matière d’économies, je peux aussi faire des propositions […], mais êtes-vous sûrs et certains, messieurs les rapporteurs, au-delà de la logique budgétaire, que l’EPRUS sera en mesure de procéder aux renouvellements de stocks stratégiques ? À l’EPRUS, à qui a-t-on posé la question ? […] En cas d’urgence sanitaire exceptionnelle, est-on capable de mobiliser immédiatement tous les fonds ? Voilà les deux questions que je pose. […] Il ne s’agit pas d’avoir des dotations de confort. L’époque ne s’y prête pas, elle ne s’y prête plus. Aucun organisme ne peut se dire, aujourd’hui, qu’il va demander plus que ce dont il a besoin. Tout le monde sait bien que ce n’est plus dans l’air du temps. Mais de là à ne pas donner les crédits suffisants pour intervenir, il y a une différence. Moi, cela me pose un problème de fond, en cas d’urgence sanitaire. »

Je vais plus loin : « Ce n’est pas parce que l’EPRUS est mon bébé que j’ai le moindre droit de suite en la matière, là n’est pas le sujet. Je veux bien que l’on fasse des économies, mais sans se contenter d’aligner les chiffres sur une feuille, il faut voir ce dont nous avons réellement besoin. […] Nous savons être réactifs, mais il vaut mieux ne pas avoir à se poser la question, au moment de faire des commandes, des sommes que l’on peut engager immédiatement, et disposer, non pas de marges, mais simplement des moyens nécessaires. Lors d’une crise sanitaire, on a d’autres problèmes à régler. Avis défavorable. »

Voilà exactement mon état d’esprit en octobre 2011. Je n’ai absolument pas varié entre 2006 et 2011, et j’obtiendrai d’ailleurs le rejet de cet amendement.

Selon moi, même si l’épidémie de H1N1 était derrière nous, il n’était pas question de faire des économies sur le dos de l’EPRUS et de risquer de compromettre son fonctionnement et la préparation du pays, et ce malgré les attaques sévères portées à l’Assemblée comme au Sénat contre Roselyne Bachelot, accusée d’avoir dépensé sans compter. Je sais compter, madame la députée, mais la logique purement comptable et court-termiste n’a pas ma préférence, parce qu’elle conduit à faire des erreurs.

Quant à l’échéance présidentielle de 2012, je ne suis pas certain qu’elle ait interféré en quoi que ce soit, ni que le résultat s’en soit joué sur cette histoire.

En ce qui concerne le conseil scientifique, je connais bien son président, que j’ai nommé à différentes fonctions quand j’étais ministre de la santé, c’est quelqu’un d’éminemment respectable. La question que pose la mise en place de ce conseil est la suivante : qui décide en démocratie, les scientifiques ou les politiques ? Selon moi, la responsabilité politique ne se délègue pas et ne se partage pas, c’est aux politiques de prendre les décisions et de les assumer.

Vous m’interrogez par ailleurs sur le confinement. La question que je me pose pour ma part est celle de savoir si la date de début du confinement est liée à celle du premier tour des élections municipales…

Ensuite, il ne faut pas se mentir, beaucoup des décisions qui ont été prises et beaucoup de ce qui nous a été dit sont liés à la pénurie de masques ou de tests. Cela étant, pour ce qui regarde l’attitude des pouvoirs publics, beaucoup de pays s’en sont franchement plus mal sortis que nous ; d’autres s’en sont mieux sortis, mais il est inutile de noircir le tableau ; je constate surtout que des dizaines de familles ont été endeuillées, tandis que nombre de nos compatriotes se sont épuisés au travail ou ont été mis à terre par ce satané virus.

Le plus important me paraît concerner l’attitude que nous devons avoir avec nos concitoyens. Il ne faut jamais les infantiliser, c’est un manque de respect. Je pense sincèrement qu’il aurait fallu leur expliquer simplement que nous manquions de masques et que ceux-ci seraient donc réservés en priorité aux personnels hospitaliers. Le Président de la République a parlé de guerre contre le virus : soit, mais « à la guerre comme à la guerre » alors, ce qui veut dire faire fi de toutes les procédures administratives et réquisitionner des industries pour produire des masques ! Beaucoup de masques ont été fabriqués, mais surtout grâce au système D, et grâce aux Français. Ces Français que l’on dit querelleurs, chamailleurs, indisciplinés, ont été remarquables, formidables. Ce sont eux qui, dans la peur et la sidération, ont fait le succès du confinement. Si nous nous étions lancés dans la fabrication industrielle de masques, tout le monde aurait pu en être doté, au lieu de quoi, on a entendu que les masques n’étaient pas utiles et que nous ne saurions pas les mettre… Dans des circonstances exceptionnelles, les Français peuvent tout entendre, si on leur dit la vérité. Nous avions un problème de disponibilité, et c’est la pénurie qui a fixé la doctrine.

Lorsque l’on fait des erreurs, il faut les reconnaître. Par exemple, dans l’opération « Un masque pour tous », notre région a connu des retards, et les maires ont dû subir les récriminations de la population. Je me suis exprimé pour dire qu’en tant que président du conseil régional, j’étais le seul responsable et qu’il ne fallait pas s’en prendre aux maires.

Il faut assumer, même si c’est terriblement compliqué ; on ne sait pas de quelles informations disposaient le Président de la République et le Premier ministre, et ces informations pouvaient d’ailleurs être contradictoires. C’est ainsi qu’au moment de la crise du chikungunya, je me souviens avoir déclaré : « Les scientifiques me disent que le chikungunya n’est pas mortel, mais je voudrais en être sûr. » Le lendemain, on apprenait les premiers décès.

En matière de pilotage, le ministère de la santé peut s’occuper des choses jusqu’à un certain point, au-delà duquel la gestion de la situation ne peut plus relever du seul DGS ; un délégué interministériel doit prendre le relais. Lorsqu’il a pris ses fonctions, Olivier Véran a fait preuve d’une extrême réactivité et a d’emblée assumé la totalité de ses responsabilités, mais je suis intimement convaincu qu’un délégué interministériel, directement rattaché au Premier ministre, est indispensable.

En ce qui concerne les relations avec les collectivités territoriales, l’État a surtout travaillé avec les mairies, pensant peut-être que les régions ne s’occupaient que du transport, des lycées et des questions économiques. Disons-le clairement, nous n’avons pas été des partenaires privilégiés. Dans les Hauts-de-France, j’ai la chance d’avoir un écosystème un peu particulier dans lequel le représentant de l’État tient toute sa place et avec lequel nous coopérons pleinement. C’est d’ailleurs grâce à cela, puisque Boris Vallaud m’interrogeait sur le premier cluster, que la coopération entre le public et le privé a été parfaitement fluide.

Lorsque des risques de pénurie se sont fait sentir, j’ai pu faire passer des messages, de manière à organiser une véritable coordination entre Lille et Amiens, qui était en première ligne en raison de ce premier cluster dans l’Oise. Entendons-nous bien, si je suis un peu sorti de mon rôle, j’ai toujours considéré qu’il n’y avait en France qu’un seul ministre de la santé, Olivier Véran. Le rôle des anciens ministres de la santé était plutôt de se serrer les coudes pour défendre l’intérêt général, que de jouer des coudes. Peut-être m’exprimerai-je davantage sur la façon dont les choses se sont passées lorsque tout cela sera terminé mais, dans la crise, il est inutile de s’encombrer de polémiques.

Quoi qu’il en soit, notre écosystème a permis à notre système de santé de ne pas craquer, alors que nous avons été confrontés au premier cluster, au premier décès d’un médecin, et que les services de réanimation de l’hôpital d’Amiens sont passés à deux doigts de la rupture. Sans le confinement, nous aurions vu les mêmes situations que pendant la canicule de 2003, où l’on n’allait pas à l’hôpital pour se faire soigner mais le plus souvent pour y mourir.

Alors, on peut dire ce qu’on veut du système de santé français, se montrer critique à juste titre sur la gestion des équipements ou des traitements, mais la vraie différence, ce sont les soignants et les personnels hospitaliers qui l’ont faite.

Les directeurs ont su, intelligemment, donner les moyens aux soignants de s’organiser au sein de l’hôpital, mais aussi entre secteur public et secteur privé : à Saint-Quentin, tout le monde a collaboré, chacun était d’abord un soignant avant de savoir de quelle structure ou de quel régime il relevait. C’est l’une des leçons à retenir de cette crise : il faut faire confiance aux soignants ; quand l’administration de l’hôpital se met au service du soin, les résultats sont là.

Il m’est très difficile de dire ce que j’aurais fait. La seule fois où j’ai fait entendre ma différence, c’est sur le premier tour des élections municipales, car je ne voyais pas comment il pouvait être maintenu après avoir pris la décision, la veille, de fermer les restaurants, les bars et les hôtels.

Le principal risque ne concernait pas le déroulement du scrutin proprement dit mais les soirées électorales : je voyais mal comment il serait possible d’exiger des gens qu’ils respectent les gestes barrières. D’ailleurs, j’ignore si ces rassemblements ont pu être des foyers de contamination, mais il serait important qu’on le sache.

Pour le reste, quand vous n’avez pas accès aux informations dont disposent nos gouvernants, il est compliqué de porter un jugement, y compris après la crise.

En ce qui concerne la doctrine du port du masque, elle figure dans le plan gouvernemental de prévention et de lutte « Pandémie grippale » – qui n’a jamais été remis en cause –, plus précisément à la page 43 de la fiche technique du 18 janvier 2006, laquelle détaille les différents cas : personnes vivant dans l’entourage immédiat d’un cas suspect ou avéré et contribuant à ses soins : masques anti-projections ; personnes vivant dans l’entourage immédiat d’un cas suspect : masques anti-projections ; personnes se rendant dans les lieux publics : masques anti-projections ou masques grand public – en 2006, nous n’avions pas encore de masques en tissu lavables ; personnes se déplaçant en transports en commun : masques anti-projections ou masques grand public ; intervenants exposés régulièrement au public : masques FFP2 ; intervenants exposés régulièrement à des cas suspects ou avérés : masques FFP2 et gants de protection ; intervenants potentiellement en contact étroit avec des cas suspects ou avérés ou des prélèvements issus de tels cas : masques FFP2, gants de protection, lunettes de protection et vêtements de protection.

Quant aux professionnels de santé, je considère que c’est à l’État d’assurer leur protection. C’est la raison pour laquelle, en janvier 2007, j’ai adressé à 400 000 d’entre eux, partout en France, un kit de protection, afin qu’ils ne soient pas tributaires des problèmes de logistique et d’acheminement par les ARS ou les autres prestataires. Certains de ces kits ont été ressortis à l’occasion du covid-19, mais leurs dates de péremption étaient dépassées depuis longtemps.

Mme Martine Wonner. Je vous remercie en premier lieu d’avoir été, pendant cette crise, l’un des seuls à avoir évoqué la culture, qui représente un lien social fondamental pour le bien-être psychique de nos concitoyens, encore très en souffrance dans cette phase post-traumatique, qui ne fait que commencer.

Comme Jean Rottner, le président de la région du Grand Est, vous avez rapidement mis en place, dans les Hauts-de-France, des actions adaptées pour protéger les soignants et la population. Pourriez-vous revenir sur le fonctionnement de l’ARS, dont vous avez dit qu’il avait été fluide ?

Pourriez-vous nous préciser s’il y avait des lits vides dans les établissements privés de votre région, puisque de nombreux patients ont été transférés à l’étranger ou dans d’autres régions, par le biais de TGV sanitaires ?

En ce qui concerne la gouvernance enfin, il semble qu’elle se soit caractérisée par une organisation en tuyaux d’orgue et de vrais dysfonctionnements dans la transversalité entre les cellules de crise – Matignon, Élysée, DGS et Direction générale de l’offre de soins (DGOS) –, les différentes agences, le conseil scientifique et le comité Care. Pensez-vous que ces dysfonctionnements soient dus à des divergences au plus haut sommet de l’État entre le Premier ministre et le Président ? Ou à des carences du ministère de la santé ?

Enfin, que pensez-vous de la création du « comité Théodule » annoncé par le Président de la République, censé donner sa vision des événements, comme nous sommes en train de le faire ? Est-il normal d’être à la fois juge et partie pour évaluer une crise qui n’est toujours pas terminée ?

M. Julien Aubert. Bravo pour votre mémoire, visiblement plus précise sur des événements remontant à dix ou quinze ans que celles de personnes qui vous ont succédé au ministère.

En tant que président d’une région frontalière, que pensez-vous de la fermeture des frontières ? Aurait-il fallu la décider avant, ou le calendrier a-t-il été le bon ?

Il a été fait état devant cette commission d’enquête de conflits d’intérêts possibles impliquant des laboratoires pharmaceutiques, notamment au sein du comité scientifique. Dans vos fonctions de ministre, avez-vous pu identifier ce type de risques, et quelle réponse appellent-ils ?

Vous avez parlé de la garantie de commandes offerte par l’État à des entreprises nationales, dans l’idée de créer un écosystème producteur de masques. Lorsque s’est déclenchée la crise récente, nous avons constaté qu’il n’y avait plus de producteur de masques sur notre territoire, ce qui montre que cette garantie de commandes n’a pas fonctionné. Avait-elle été juridiquement formalisée d’une manière ou d’une autre, dans un document où l’État s’engageait à reconstituer les stocks stratégiques ?

Enfin, vous avez cité le plan « Pandémie grippale » de 2006, qui déclinait les règles d’usage des masques. En 2014, dans le dispositif ORSAN – Organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles –, il n’est plus question de ces masques. D’après vous, cela est-il normal ?

M. Nicolas Démoulin. Entre 2005 et 2007, vous êtes ministre de la santé, puis, en 2010, vous êtes nommé ministre du travail, de l’emploi et de la santé. Vous nous avez dit que, pour l’équipe alors au pouvoir, la santé passait avant tout. Sans remettre nullement en cause vos capacités, avec le recul, estimez-vous qu’un ministère d’une telle envergure, dans un contexte difficile qui était celui de l’après-crise de 2008, était une bonne idée et que vous avez pu vous consacrer pleinement aux problématiques liées à la santé ?

M. Xavier Bertrand. J’ignore si ce grand ministère était une bonne idée, mais c’est moi qui en ai fait la proposition à Nicolas Sarkozy et à François Fillon, de manière à renforcer l’unité de l’action gouvernementale.

Dans le domaine de la santé, j’ai dû faire face au drame du Mediator, et il me semble avoir complètement assumé mes fonctions. Il y eut également les importantes réformes du système de santé faisant notamment suite à la loi Hôpital Patients Santé et Territoires (HPST), tandis que, dans le cadre de mes fonctions de ministre du travail et de l’emploi, j’ai eu à faire face à une forte augmentation du chômage, sur laquelle nous avons travaillé avec de nouveaux outils, en impliquant notamment beaucoup les collectivités locales et les régions. Là aussi, je pense que nous avons été au rendez-vous.

Et puis, je n’étais pas seul, j’avais à mes côtés Nora Berra comme secrétaire d’État à la santé, et Nadine Morano, chargée de l’apprentissage et de l’emploi. Par ailleurs, j’avais davantage d’expérience que dans mes fonctions précédentes, et rien ne remplace l’expérience.

La fermeture des frontières aurait en effet pu être décidée un peu plus tôt, et je m’étais d’ailleurs singularisé lors de différents exercices européens que nous avions menés avec mes homologues en étant le premier à proposer une fermeture des frontières anticipée. Si cela n’empêche pas la diffusion du virus, car on ne peut contrôler des milliers de kilomètres et interdire à certaines personnes, déjà contaminées, de se déplacer, cela retarde son arrivée et permet au système de santé de se préparer et d’être prêt. Cela étant, c’est une mesure qui n’est pas sans problème pour les frontaliers ; j’y ai été confronté dans ma région, comme a dû l’être le président du Grand Est.

Pour en revenir aux masques, je vais vous communiquer la fiche technique de 2006. Pour ma part, j’ai toujours pensé que le masque était indispensable et que nous évoluerions sur cette question. On s’est beaucoup moqué des touristes asiatiques qui débarquaient avec leurs masques, mais c’est oublier que le port du masque est avant tout un geste altruiste : on le met moins pour se protéger que pour protéger les autres – je ne parle pas ici du FFP2, dont le pouvoir de filtration est bien supérieur à celui du masque chirurgical et que l’on porte pour se protéger soi-même.

Je suis convaincu que notre rapport au masque va évoluer dans les mois et les années à venir. Lorsque l’opération « Un masque pour tous » a été lancée, j’ai fait réaliser une enquête pour savoir quel était le type de masque que les gens préféraient porter : à l’époque, la préférence allait au masque en tissu, mais si l’on refaisait cette enquête aujourd’hui, je pense que le choix se porterait à parts égales sur les masques en tissu – il faut en avoir essayé plusieurs pour trouver celui qui est le mieux adapté à sa morphologie – et les masques chirurgicaux.

Reste la question des masques pédiatriques, qu’il est compliqué d’obtenir en quantité, ce qui m’amène d’ailleurs à vous signaler que, dans les stocks que nous avions constitués figuraient également, à côté des masques FFP2, 100 millions de masques pédiatriques – je rappelle que si le covid-19 n’a pas frappé les enfants, le risque en revanche était réel avec le H5N1.

Je pense donc que les masques devraient figurer dans le dispositif ORSAN et qu’ils vont rentrer dans les mœurs – notamment lors des épisodes de fièvre ou des pics de pollution –, comme l’usage du gel hydroalcoolique. Il y a fort à parier que nos habitudes en matière d’hygiène vont également se modifier, puisque, déjà, les enfants ont développé le réflexe de se laver les mains, ce qui pourrait nous protéger lors des épidémies de gastro-entérites.

Il faut donc anticiper. C’est la raison pour laquelle, dans les Hauts-de-France, nous sommes en train de constituer une filière permanente de fabrication de masques, de manière non seulement à ce que tous nos masques chirurgicaux ne viennent pas d’Asie, mais aussi parce que la fabrication de masques en tissu, même si elle ne remplacera pas les dizaines de milliers d’emplois que nous avons perdus dans le textile, représente un gisement de quelques centaines d’emplois. Il faut s’appuyer sur la formidable mobilisation des bénévoles, notamment à travers l’association « le Souffle du Nord », qui a même permis à plusieurs personnes de retrouver du travail.

Il faudra pour cela que tout le monde joue le jeu, que ce soit l’État – Agnès Pannier-Runacher l’a confirmé –, les organismes publics – où la Poste a-t-elle vraiment commandé ses masques ? –, mais aussi la grande distribution qui, après être venue quémander des masques auprès des fabricants régionaux, ne doit pas recommencer à se fournir au Pakistan parce que c’est deux fois moins cher.

Cela impliquera aussi de revoir les règles de la commande publique pour empêcher que l’Union des groupements d’achats publics (UGAP) détruise, comme elle l’a fait à plusieurs reprises, des filières économiques entières, parce qu’il fallait acheter à 10 centimes moins cher. À mes yeux, l’emploi justifie amplement le différentiel de prix.

Je crois à ce point au masque que je souhaiterais mettre sur pied une filière qui couvre tous les besoins de la région, pas seulement ceux du conseil régional mais également ceux de l’industrie agroalimentaire et du système de santé. J’ai d’ailleurs confié à Philippe Lamblin, un ancien DRH, la tâche de rapprocher ceux qui ont fabriqué des masques pendant la crise et souhaitent continuer et ceux qui souhaitent s’en procurer.

En matière de conflits d’intérêts, après l’affaire du Mediator, j’ai fait voter, en 2011, une loi sur le médicament qui a fait couler beaucoup d’encre et n’a pas plu à l’industrie pharmaceutique. Elle posait un certain nombre de règles de transparence et d’étanchéité qui visaient à mettre un terme à la trop grande proximité entre l’industrie pharmaceutique et de nombreux experts. Sauf que voter une loi, c’est bien, s’assurer qu’elle est respectée, c’est mieux, et j’avais d’ailleurs demandé que l’Assemblée évalue son application au bout de quelques années. Il y a aussi des sites recueillant les déclarations d’intérêt des uns et des autres, mais qui les consulte aujourd’hui ?

Madame Wonner, à quoi faites-vous exactement allusion en parlant d’un « comité Théodule » ?

Mme Martine Wonner. Il me semble que le Président de la République a annoncé qu’il mettrait en place un comité pour contrôler les réponses qui ont été apportées à la crise du covid, comité qui viendrait s’ajouter aux deux commissions parlementaires.

Mme la présidente Brigitte Bourguignon. Ce comité n’aura ni la même portée ni la même façon de travailler, et j’aimerais donc que l’on resitue cette décision dans son contexte, sinon c’est un peu trop facile. Le Président a demandé à ses services et aux directions des administrations de lui remettre des rapports, ce qui est parfaitement normal quand on a des comptes à rendre à la nation. Cela n’a rien à voir avec notre travail parlementaire, et je souhaite qu’on ne mélange pas les genres dans cette commission d’enquête, qui s’est constituée pour travailler sereinement et où ce type de réflexion n’a pas sa place.

M. Xavier Bertrand. Le pouvoir de contrôle appartient au Parlement, c’est-à-dire à l’Assemblée nationale et au Sénat. Point barre. Je ne vais pas plus loin, compte tenu de ce que vient de dire la présidente, mais vous avez compris ma position.

En matière de gouvernance, la circulation de l’information n’a pas fonctionné comme elle l’aurait dû, et les présidents des conseils départementaux – je pense en particulier à Nadège Lefebvre, qui s’est trouvée en première ligne dans l’Oise – ont dû se battre pour l’obtenir, notamment au sujet des EHPAD. Un président de région n’a pas de compétences directes sur les questions sanitaires, ce que je déplore d’ailleurs. Peut-être des consignes avaient-elles été données, qui n’ont pas simplifié la tâche des directeurs généraux d’ARS, quoi qu’il en soit, il faudra faire la lumière sur la manière dont les informations ont circulé sur les EHPAD et à quelles décisions cela correspond.

Un mot enfin sur la question du bien-être. J’avais réclamé la mise en place d’un numéro vert national, conscient que le confinement représentait pour beaucoup une véritable épreuve psychologique, qui n’a pas été suffisamment prise en compte. Je m’inquiète beaucoup de ses effets qui, cumulés à ceux de la crise sociale, pourraient accroître la détresse psychologique de certains de nos concitoyens. On ne vit pas le confinement de la même façon selon qu’on habite dans une belle maison avec jardin ou bien à quatre ou cinq dans soixante-dix mètres carrés. Et télétravailler avec des enfants à la maison, ce n’est pas non plus évident. Les uns ont souffert de la promiscuité, les autres de la solitude, qui a pu être encore plus pesante, et, malgré toutes les initiatives locales qui ont été mises en place, un numéro vert aurait eu beaucoup plus de force.

C’est la raison pour laquelle, au-delà de considérations économiques, je plaide en faveur de la culture. Au risque de faire sourire, je pense aux bals populaires, aux guinguettes et à tout ce monde de la nuit qui attend de rouvrir pour que se recrée du lien social.

Enfin, si certains lits sont restés vides dans les cliniques, le secteur privé n’a pas été mis à l’écart dans les Hauts-de-France. Au début de la crise, nous avions deux réunions par semaine avec le préfet, l’ARS, les présidents de département, les associations de maires, les pompiers et l’ensemble des intervenants, afin d’avoir une vision stratégique de la situation. Si des lits sont restés vides, tous étaient mobilisables. Même si cette coopération aurait encore pu être améliorée, la situation en tout cas n’avait rien à voir avec ce qui a pu se passer, à ma connaissance, dans d’autres régions.

M. Jean-Pierre Door. Il est important, monsieur le ministre, que vous ayez précisé le contenu de la doctrine de protection de 2013 car, quand j’ai interrogé récemment le ministre lors des questions au Gouvernement, il m’a répondu que la pénurie de masques était liée à l’instruction ministérielle de 2011. Vous remettez ainsi les points sur les « i ».

Lorsqu’il a été absorbé dans Santé publique France, l’EPRUS s’est trouvé désarmé, non seulement parce que son financement a été modifié – il était jusqu’alors financé pour 50 % par l’État et pour 50 % par la sécurité sociale – mais également parce qu’il a perdu son autonomie malgré les recommandations faites en la matière. Partagez-vous l’idée qu’il faut redonner à l’EPRUS tout son rôle ?

Enfin, que pensez-vous de l’idée de créer, non pas dans les régions mais dans les sept zones de défense et de sécurité, un conseil sanitaire qui travaillerait sous les ordres du préfet de zone, en collaboration avec les ARS ?

M. Julien Borowczyk. Je vous entends beaucoup vous projeter vers 2022, monsieur le ministre, mais je reviendrai pour ma part à 2011. Vous avez mentionné votre instruction ministérielle de 2011, que je vous demanderai d’ailleurs de nous communiquer puisqu’elle n’est pas publique. Selon vous, beaucoup – dont nous-mêmes – interprètent mal cette instruction. Pourtant, Didier Houssin, déclare dans Le Monde, au sujet de cette circulaire : « C’était finalement assez voisin de ce qu’on avait utilisé jusqu’alors. Mais le problème, c’est qu’il y a eu un premier changement stratégique, que je considère, moi, plutôt comme une erreur stratégique : dire que les masques FFP2, c’est pour les professionnels. Il faut donc que ce soit les employeurs qui les acquièrent. Mais les employeurs, c’est qui ? Les appels d’offres, vous voyez un peu le bazar pour un hôpital qui a quand même autre chose à faire. La gestion des stocks stratégiques dans la durée, des matériels qu’on va peut-être utiliser dans dix ans, ce n’est pas du boulot d’hôpital ou d’EHPAD. » Que vous inspirent ces propos ?

D’autre part, vous avez été, selon votre déclaration à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, membre du conseil de surveillance du centre hospitalier de Saint-Quentin de 2012 à 2015. En cette qualité, avez-vous demandé à ce que soient vérifiées la qualité et la quantité des stocks de masques ?

Enfin, vous estimez que le confinement nous a été imposé par la pénurie de masques. Je rappelle que le premier producteur mondial de masques est la Chine, dont je crois savoir qu’elle a massivement confiné.

En France, à l’époque où vous étiez au ministère, l’État avait signé un contrat de fourniture avec un fabricant de masques de Plaintel, qui produisait en 2010 jusqu’à 200 millions de masques par an. Cette même année, l’entreprise a été rachetée par le groupe américain Honeywell, et l’État a interrompu ses commandes, contrairement aux engagements pris dans l’article 11 du protocole d’accord. On a parlé alors de faillite collective. Cela m’amène à vous demander quelle est votre conception de la souveraineté nationale dans ce domaine.

M. David Habib. Certains vous interrogent sur des faits survenus en 2010, je préfère m’attacher au mois de mars 2020. Vous dénoncez une infantilisation, le manque de clarté du discours ; pensez-vous qu’il était judicieux d’aller au théâtre le 9 mars 2020 ? Pourquoi le discours a-t-il été si versatile alors que de nombreux éléments permettaient de fixer une stratégie ?

On a opté pour un déconfinement différencié régionalement. Certaines régions, comme l’Aquitaine, n’ont pratiquement pas connu de cas : pourrait-on envisager à l’avenir un confinement régional, pour préserver notre économie ?

L’Europe n’a été évoquée qu’à propos des fermetures de frontières, et non sous l’angle de la mutualisation des moyens. Comment jugez-vous l’absence de stratégie sanitaire de l’Union européenne ? Dans les Pyrénées-Atlantiques, les hôpitaux ont accueilli des malades du Grand Est, mais pas de l’Espagne, dont nous sommes frontaliers. Je crois qu’il en est allé de même avec l’Italie. Les pays voisins se sont ignorés alors qu’ils étaient confrontés au même drame.

M. Xavier Bertrand. Je ne répondrai pas à la question sur la sortie au théâtre, je ne souhaite pas faire de commentaires.

Mettre en place un confinement régionalisé impose d’empêcher les déplacements d’une région à l’autre, comme on l’a fait en Italie. Il aurait fallu durcir les procédures et les limitations dans les transports. Ce n’est pas simple à organiser.

Nous avons connu des différenciations régionales au moment du déconfinement : ma région était mal classée. Nous avons fini parmi les régions en vert, mais après un suspens ; nous avions écrit au Premier ministre, avec le président de la région Grand Est, à propos des critères retenus. Je n’ai pas bien compris pourquoi des rendez-vous étaient fixés toutes les trois semaines, alors qu’il fallait le maximum de souplesse. Les décisions pour libérer les villes et l’économie ont été annoncées au lendemain de longs week-ends. Il aurait mieux valu annoncer clairement à l’avance que le déconfinement aurait lieu le lendemain de la Pentecôte, parce que l’on voulait éviter de fortes concentrations pendant le week-end.

Un confinement régionalisé n’est possible qu’accompagné de mesures drastiques pour empêcher la circulation d’une région à l’autre. L’Italie l’a fait, parfois au sein du même quartier, et ça n’a pas été facile à gérer. La Chine l’a fait également, toujours au prix d’importantes restrictions à la liberté de circulation. Mais il est vrai que nombre de nos concitoyens n’ont pas compris pourquoi tout le monde était logé à la même enseigne. Il est difficile de faire accepter des mesures différenciées : lorsque j’ai annoncé que les masques seraient distribués en priorité dans les départements où le virus circulait le plus, certains ont protesté.

S’agissant de l’usine Bacou-Dalloz de Plaintel, des protocoles ont été signés pour une durée de cinq ans. L’idée, c’était que l’entreprise diversifie ensuite sa production pour trouver d’autres clients que l’État français. En effet, une fois l’objectif-cible atteint, il n’y avait pas de raisons de renouveler le protocole. Les dates et les montants commandés sont parfaitement connus, mais l’usine de Plaintel était censée chercher des clients supplémentaires dans le secteur privé, par exemple dans l’industrie agroalimentaire, très présente en Bretagne, ou à l’export. Macopharma, à Tourcoing, a trouvé beaucoup de clients à l’étranger qui lui ont permis de perdurer. J’ai d’ailleurs saisi le ministre de la santé à la mi-février car Macopharma m’a fait savoir que toute sa production n’était pas réquisitionnée par le Gouvernement. Ce fut chose faite au début du mois de mars.

Le protocole avec l’entreprise Bacou-Dalloz date du 26 décembre 2005. J’en suis signataire, et il prévoit des commandes de 30 millions de masques en 2006, de 140 millions en 2007 et 30 millions en 2008, pour un total de 200 millions de masques. Tout est prévu depuis le départ, pour une durée de cinq ans, pas cinquante ans. Il faudrait savoir s’ils ont cherché d’autres clients : Macopharma, à Tourcoing, continue son activité en ayant trouvé d’autres débouchés.

J’ai passé les commandes suffisantes pour asseoir la capacité de production, mais une fois que le volume de masques FFP2 nécessaire est atteint, nous n’en commandons pas plus. Aujourd’hui, pour constituer la filière locale dans les Hauts-de-France, je fais de même : les commandes sont garanties, mais il faut faire le tour des acheteurs potentiels pour que les entreprises ne dépendent pas uniquement des commandes destinées au personnel du conseil régional. Une centrale d’achat a été créée pour que ces entreprises aient des perspectives, et elles savent qu’elles devront aussi produire des charlottes, des gants, des surblouses, voire des voilages, dont les moindres coûts de production permettent d’être compétitif. Il est donc inexact de prétendre que c’est par ma décision que le contrat a été rompu.

S’agissant des propos de Didier Houssin rapportés dans Le Monde, je rappelle que ce n’est pas lui qui a préparé l’instruction ministérielle de novembre 2011, puisqu’il a quitté ses fonctions en mai. C’est Jean-Yves Grall qui a pris sa suite, mais il n’y a aucune contradiction entre eux. Je comprends que vous puissiez penser que tout a changé en 2011, mais vous constaterez en lisant l’instruction qu’il n’y est pas question des masques. Une confusion est entretenue entre l’avis du HCSP, l’instruction ministérielle de 2011 et la doctrine du SGDSN de 2013, mais cette dernière n’est jamais citée. S’il y a un choix regrettable dans toute cette affaire, c’est d’avoir décidé que chacun devait payer ses masques, alors que c’est la responsabilité de l’État.

C’est en ma qualité de maire de Saint-Quentin que je siégeais au sein du conseil de surveillance de l’hôpital. J’ai conservé l’habitude de me placer en immersion complète. J’ai demandé à voir où étaient les différents équipements, mais les masques relèvent de stocks nationaux, ils ne sont pas placés dans les établissements de santé. Il en aurait été autrement si mon instruction ministérielle avait prévu que les masques fassent partie des stocks tactiques, dans les SAMU ou les SMUR.

M. Julien Borowczyk. Vous faisiez partie du conseil de surveillance de l’hôpital en 2013 ?

M. Xavier Bertrand. Vous semblez penser qu’en tant que membre du conseil de surveillance de l’hôpital, j’aurais dû aller compter le nombre de masques. C’est bien cela ? C’est une idée intéressante, je vais finir par croire qu’il s’agit d’une forme de procès…

Si j’ai commandé des masques très tôt, dès le mois de mars, c’est parce que je ne voulais pas de pénurie pour les soignants, non seulement pour le personnel hospitalier, mais aussi pour les aides à domicile. Dans mes fonctions, même si ce n’était pas de ma responsabilité, j’ai fait tout le nécessaire. Nous avons reconstitué dans ma région un stock de 16 millions de masques jetables, et nous sommes en train de produire plusieurs millions de masques en tissu, pour faire face à une nouvelle vague épidémique. Ce n’est pas mon travail, vous et moi savons pertinemment qui aurait dû le faire, mais plutôt que de me lancer dans ce procès, j’ai choisi de prendre des responsabilités et d’exercer des compétences qui ne sont pas les miennes.

Je crois en effet qu’une autre organisation territoriale est possible. Mais il faut savoir quel territoire est couvert, il ne faut pas créer une autre subdivision territoriale ; je pense que les régions sont le meilleur échelon. Je suis favorable à la création de conseils sanitaires régionaux. Une organisation fondée sur les zones de défense peut être pratique pour l’État, mais nous aurons du mal à nous y retrouver si les élus en font partie.

Il faut un EPRUS, rattaché au Premier ministre. Le début de la fin, selon moi, est intervenu quand l’EPRUS a été noyé dans la masse, et réintégré au sein du ministère de la santé. J’ai réussi à obtenir que l’EPRUS soit constitué sur le modèle de la FEMA, mais je ne gagne pas tous mes arbitrages. Il m’a été expliqué qu’il fallait qu’un préfet soit à sa tête. L’EPRUS a joué son rôle, mais il fallait maintenir ses moyens, et sa spécificité. Il faut que les décideurs aient cette préoccupation, pas seulement le ministère de la santé, mais aussi Matignon et l’Élysée.

Je considère que la sécurité sanitaire est du domaine régalien, et que nous ne devons pas être dépendants dans ce domaine. Il faudrait une loi de programmation sur la sécurité sanitaire, comme il en existe pour la défense ou la sécurité intérieure, offrant une visibilité sur plusieurs années, à l’échelle d’un mandat. Elle permettrait d’actualiser la loi de 2007 et de renforcer l’autonomie budgétaire, en l’éloignant des aléas induits par l’annualité budgétaire. Rattacher directement l’EPRUS au Premier ministre permettrait d’affirmer son autorité et garantirait son fonctionnement interministériel. Et il ne faudra pas se tromper dans le choix de la personne placée à sa tête.

Des contrats de performance avaient été conclus entre l’État et l’EPRUS. Celui de 2011-2013 prévoyait noir sur blanc, parmi les orientations stratégiques, un programme « Qualité  renouvellement des stocks stratégiques », qui imposait de se préoccuper de la péremption et de la qualité des équipements. Je ne sais pas ce qu’il en est advenu après que l’EPRUS a été noyé dans la masse.

Pour en revenir à Plaintel, en 2011, Honeywell a imposé à son usine bretonne une politique du « zéro stock ». Cette stratégie de flux tendu a fait perdre des clients à l’usine, qui ne pouvait plus les approvisionner en temps et en heure. Les plans sociaux se sont enchaînés, alors que le groupe réalisait des bénéfices et avait bénéficié des aides de l’État telles que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).

M. Julien Borowczyk. L’État aurait aussi pu prendre ses responsabilités !

M. Jean-Jacques Gaultier. En tant que médecin, je sais qu’il faut se serrer les coudes, et parfois serrer les dents. Vous avez pu distribuer des masques dans votre région : qu’en est-il des tests ? La politique à ce sujet a été frileuse et attentiste dans beaucoup d’endroits : toujours trop peu, toujours trop tard.

Les tests étaient disponibles fin janvier et n’ont pas été assez utilisés. Les tests PCR servaient uniquement pour les patients hospitalisés, si bien que les personnes asymptomatiques mais contagieuses ont continué à propager l’épidémie. De même, les tests sérologiques ont d’abord été considérés comme inutiles, avant d’être conseillés au personnel soignant et aux personnes symptomatiques.

Avez-vous pu contribuer à un dépistage massif de la population dans votre région ?

M. François Jolivet. L’État est une organisation matricielle complexe et nos débats mettent en lumière une structure qui préfère rester discrète : le SGDSN. Vous avez fait la connaissance de cette structure en 2005, lors d’un exercice, et vous avez dû être en contact avec son représentant fonctionnel au sein de votre ministère : le haut fonctionnaire de défense.

L’État est organisé avec un SGDSN, des hauts fonctionnaires de défense, pas de préfets de zone de défense dans le domaine de la santé, mais des services préfectoraux de protection de la population compétents dans le domaine de la santé et de la prévention. Le SGDSN anticipe la gestion de crise et conseille les ministres qui le sollicitent.

Le directeur général de la santé que vous avez nommé, M. Houssin, est devenu en même temps délégué interministériel. Faut-il en déduire que le haut fonctionnaire de défense, dont le rôle est de diffuser l’esprit de défense militaire et non-militaire dans toutes les directions du ministère, n’était pas suffisant pour convaincre du bien-fondé de votre option, et que le renfort d’un délégué interministériel était nécessaire ?

Mme Sophie Auconie. Monsieur Bertrand, je tiens à saluer la dignité avec laquelle vous avez refusé de commenter cet épisode dramatique tout au long de la crise.

Vous avez déclaré que c’était la pénurie qui avait déterminé la doctrine, ce qui soulève des questions concernant notre souveraineté. Cette commission d’enquête pourrait proposer un modèle économique différent, permettant aux entreprises qui assurent des productions stratégiques de survivre. Nous sommes totalement dépendants pour nos équipements de protection, les principes actifs, les antiviraux : ne pourrions-nous pas sécuriser nos stocks en les déléguant aux entreprises de production ?

Les ARS ont pour mission d’assurer un pilotage de la santé en région, de mieux répondre aux besoins de la population et d’accroître l’efficacité du système. Se sont-elles avérées efficaces dans cette crise ? Faut-il leur donner plus de pouvoirs, notamment financiers ? Le ministère de la santé pourrait déléguer certaines compétences pour se concentrer sur les questions régaliennes.

Dans le domaine de la santé, pour dix soignants, on compte dix personnes à des fonctions administratives. Est-ce une organisation efficace, ou sommes-nous suradministrés ?

M. Xavier Bertrand. Il ne faut pas donner plus de pouvoir aux ARS. J’ai été interrogé, comme les présidents de départements, dans le cadre du Ségur de la santé. J’ai présenté des propositions très claires sur la décentralisation en matière de santé à Mme Buzyn lors d’un colloque à Chamonix, en septembre dernier, et elle les a repoussées.

Tout ce qui relève de la sécurité sanitaire doit être placé sous l’autorité des préfets. Certaines compétences pourraient être déléguées aux régions, avec l’introduction d’un objectif régional des dépenses d’assurance maladie (ORDAM), comme Pierre Méhaignerie le propose depuis longtemps. En contrepartie, les régions s’engageraient à abonder ces financements : il ne s’agirait pas de récupérer les compétences et les financements, mais d’instaurer un partenariat permettant de consacrer plus de moyens. Nous pourrions démontrer que nous sommes volontaires et prêts à agir.

En Italie, la sécurité sanitaire est déléguée aux régions, et si tout n’y a pas été contrôlé au début de l’épidémie, c’est parce qu’un président de région ne voulait pas faire de ségrégation sanitaire et imposer un confinement à certains quartiers. La sécurité sanitaire est un domaine régalien, c’est à l’État de l’assurer, et les responsabilités ne doivent pas être diluées.

S’agissant du modèle économique des entreprises qui assurent des productions stratégiques, il faut considérer que les entreprises qui nous approvisionnent sont des opérateurs d’importance vitale (OIV), ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Ce cadre réglementaire et fiscal permettrait de leur garantir une visibilité et d’éviter que ce qui est arrivé à Plaintel ne se reproduise. Puisque ces entreprises sont si importantes et contribuent à notre souveraineté, il faut leur attribuer ce statut, qui entraîne une surveillance particulière de l’État. Il faut agir de même pour un certain nombre de médicaments. Relocaliser la production de Doliprane est une chose, il faut aussi le faire pour le curare et d’autres produits nécessaires en réanimation. Au-delà d’un travail de relocalisation, c’est un travail de réindustrialisation qui s’impose. Nous sommes au cœur des enjeux de souveraineté et de protection de nos citoyens.

En 2007, suite à une réforme de l’administration centrale, le secrétaire général du ministère de la santé devient le haut fonctionnaire de défense, et son adjoint est le chef du département des urgences sanitaires. Mais ils n’ont pas de pouvoir interministériel. Didier Houssin a été nommé délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire par Philippe Douste-Blazy, et je l’ai confirmé dans ces fonctions. Le pouvoir interministériel tient beaucoup aux personnes et il n’est pas si simple de trouver des candidats de l’envergure de Didier Houssin. Jean-Yves Grall, que j’ai nommé directeur général de la santé, était excellent et pouvait s’appuyer sur son expérience du terrain.

Il faut reconnaître que le SGDSN a un peu souffert durant les années de préparation du plan pandémique, car le ministère de la santé a pris l’initiative de le faire, même si cela ne faisait pas partie de ses missions ; à cet égard, nous avions le soutien de Matignon et de l’Élysée. Frédéric Salat-Baroux et Marie-Claire Carrère-Gée veillaient à ce que je dispose des moyens nécessaires et en référaient directement au président Chirac. Le SGDSN a attendu le moment pour reprendre la main, ce fut en 2013. Dans sa vision, ce n’est pas au ministère de la santé de s’occuper de ces sujets.

Les tests font partie des responsabilités régaliennes. Mais le 1er mai, j’ai écrit au ministre de la santé la lettre suivante :

« Monsieur le ministre, lors de sa déclaration du 28 avril 2020 devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre a fixé l’objectif de réaliser au moins 700 000 tests virologiques par semaine à dater du 11 mai. J’ai noté avec attention que vous avez confié le 21 avril 2020 à M. Nicolas Castoldi une mission dépistage virologique et sérologique au sein de la Task force mise en place pour la gestion du volet sanitaire du déconfinement au sein du centre de crise sanitaire. Dans la lettre de mission de M. Nicolas Castoldi du 21 avril 2020, il est mentionné que la France a réalisé la semaine dernière 140 000 tests par semaine, soit 20 000 tests par jour, l’enjeu étant de passer de 20 000 tests par jour à 100 000 tests par jour à partir du 11 mai.

Selon les dernières informations communiquées par l’agence régionale de santé des Hauts-de-France en date du 25 avril, 2 500 tests seraient effectués par jour sur toute notre région, avec un objectif de 7 000 par jour au 11 mai.

Je souhaite savoir comment va se déployer la stratégie nationale de montée en puissance des tests et sa déclinaison régionale tant sur la mise en place des brigades effectuant les prélèvements, ainsi que la réponse qui pourrait être apportée par le Gouvernement aux tensions sur les approvisionnements nécessaires aux tests : écouvillons et réactifs.

Je vous confirme que le conseil régional est tout à fait volontaire pour vous accompagner dans vos efforts, même s’il y a plusieurs semaines, l’agence régionale de santé nous a demandé de ne pas procéder à l’acquisition de tests. Vous savez que nous avons de nombreuses initiatives en région dans ce domaine, tant des acteurs publics – des CHRU et CHU performants, l’institut Pasteur de Lille, le laboratoire de recherche EGID (European genomic Institute for diabetes) du professeur Froguel que privés. Je suis persuadé que l’écosystème régional saura contribuer à cette montée en puissance indispensable de tests.

Enfin, pouvez-vous me confirmer que le nombre de tests effectués n’influe pas sur la classification des départements en rouge ou en vert sur la carte sanitaire publiée ? »

Ce n’était pas de ma responsabilité, mais je ne voulais pas que la région soit bloquée en zone rouge par manque de tests. Lors d’une réunion stratégique, j’avais proposé d’acheter des tests et le directeur de l’ARS m’avait demandé de ne pas le faire. Il faut se rappeler qu’alors, le Gouvernement voulait garder les tests pour les réaliser lui-même, et cette stratégie peut s’entendre. Ce courrier n’a pas reçu de réponse, mais lorsque nous avons été contactés par des producteurs de tests, nous avons compris que la doctrine n’était pas claire. L’État a affirmé qu’il se chargeait des tests, mais nous ne savons pas combien sont réalisés tous les jours.

La logique à l’œuvre pour les tests est comparable à celle des masques, à une différence notable : beaucoup de gouvernements se sont fait « balader » s’agissant des tests. Tous les tests que l’Espagne a commandés ont dû être jetés. Il est facile de dire ce qu’il aurait fallu faire, mais obtenir les productions authentiques n’était pas aisé, et nous étions totalement dépendants de la Corée et de la Chine.

J’estime que les tests relèvent de la responsabilité de l’État ; notre offre de coopération n’a pas été retenue. La région Grand Est s’est également engagée pour acquérir des tests, une société d’économie mixte a été créée, mais il a été compliqué d’y voir clair sur les orientations stratégiques de l’État.

Mme Josiane Corneloup. La doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire du 16 mai 2013 a établi que la protection des travailleurs relevait désormais de la responsabilité des employeurs, publics ou privés. Cette doctrine n’a pas été expliquée, ce qui est incompréhensible s’agissant d’une stratégie visant à protéger l’ensemble de nos concitoyens des risques sanitaires. Son application est incertaine, puisqu’il revient à l’employeur d’estimer s’il est opportun de s’équiper.

Le changement de doctrine n’a pas été compris, puisque les médecins généralistes et les infirmiers, qui avaient reçu d’importantes quantités de masques FFP2 en 2009, n’ont pas compris pourquoi il n’en allait pas de même en 2020.

Le soin d’acquérir et de gérer les stocks de masques FFP2 doit-il être confié aux hôpitaux, ou faut-il revenir à une gestion centralisée de l’État pour l’ensemble des masques ? Dans cette hypothèse, comment organiser leur distribution ? Nous avons constaté que la logistique est complexe. Quels relais locaux doivent être activés ? Faut-il développer l’apprentissage des gestes barrières, notamment l’hygiène des mains, afin d’acquérir une culture de prévention dès le plus jeune âge ?

Mme Michèle Peyron. Lorsque vous étiez ministre de la santé, l’état des stocks détenus par l’EPRUS était-il évalué, et à quelle cadence ? Est-il possible de trouver les dates de ces contrôles, notamment pour les masques FFP2, qui ont une date de péremption ? Quelles conclusions en aviez-vous tiré à l’époque ?

M. Bertrand Pancher. Vous avez été un grand ministre de la santé, et votre voix compte au plan national.

Vous avez esquissé au cours de cette audition votre vision du modèle de prévention des grandes crises : des agences de prévention autonomes ou indépendantes, dotées de moyens financiers stables. Ces agences doivent également être responsables : nous avons été surpris par le fonctionnement de Santé publique France, chargée d’assurer notre protection, qui s’est révélée n’être qu’une boîte aux lettres. Avant d’agir, elle doit rédiger des notes, demander des budgets, et attendre des réponses.

La responsabilisation concerne aussi le personnel politique. Nous avons été très étonnés d’apprendre que la ministre de la santé, Agnès Buzyn, n’était pas informée de la situation catastrophique des stocks. Ayant l’expérience des cabinets ministériels, je n’ai jamais connu cela.

Comment prévenir les grandes crises à venir ? Des amortisseurs sont prévus en cas de crise financière, nous connaissons une crise sanitaire, et la crise environnementale est devant nous.

M. Xavier Bertrand. S’agissant des stocks de l’EPRUS, il n’y a jamais eu de débats sur le nombre de masques, et Marisol Touraine a confirmé le nombre de masques disponibles au moment de son entrée en fonction. Pour être précis, il faut distinguer le nombre de masques FFP2 et de masques chirurgicaux. Dans la note du 27 juillet 2011 établie par Jean-Yves Grall à destination du ministre du travail, il est proposé de n’envisager le renouvellement des masques FFP2 qu’à compter du projet de loi de finances pour 2013, sur la base d’une stratégie actualisée qui tiendra compte de l’avis du HCSP. Les analyses du directeur général de la santé précisent systématiquement le nombre de masques. À un moment donné, il y a eu une forme d’ambiguïté sur les crédits budgétaires, mais la baisse de ces crédits intervenait après la crise H1N1, car il n’était pas nécessaire de reconstituer les mêmes stocks de vaccins et de matériel.

Le contrat de performance de l’EPRUS précisait qu’à la fin du premier trimestre de chaque année, l’établissement devait remettre à son conseil d’administration un rapport annuel d’exécution des actions entreprises pour mettre en œuvre ses orientations stratégiques. Un bilan issu du rapport annuel d’exécution et de l’évaluation du comité stratégique devait être établi par la DGS, et communiqué au conseil d’administration de l’EPRUS, où siégeait l’État. La constitution des stocks de masques faisait partie des orientations stratégiques : tout était donc parfaitement transparent.

Il n’y a pas de solidarité particulière entre ministres de la santé, mais je ne pense pas un seul instant que la décision du SGDSN ait été dictée par le ministère. En revanche, dans l’avis du 22 mars 2020 de l’Académie nationale de médecine, dont Didier Houssin est secrétaire, il est écrit : « On peut supposer qu’une instruction (circulaire interministérielle ?) a indiqué aux professionnels de santé libéraux, aux chefs des établissements de santé et aux responsables des établissements du secteur médico-social qu’il leur incombait de se doter de stocks de masques FFP2 pour la protection des professionnels susceptibles d’être exposés. »

Je crains d’avoir oublié l’une des questions de Mme Corneloup : il n’est pas évident de toutes les garder en mémoire lorsqu’elles sont posées en groupe. Cette façon de faire arrange les ministres, parce qu’elle leur permet de survoler les sujets sans toujours répondre aux questions de façon précise, mais je tiens justement à vous répondre en détail.

Mme Josiane Corneloup. Je vous interrogeais sur l’enseignement des gestes barrières.

M. Xavier Bertrand. Vous avez entièrement raison sur ce point. L’un des enseignements à tirer de cette crise est qu’une nouvelle éducation à la santé est nécessaire. Elle nous permettra de faire reculer les épidémies de gastro-entérite et d’autres contaminations. Je ne sais pas quand nous reprendrons l’habitude de nous serrer les mains et de nous embrasser, je crains que nous ne perdions en convivialité avec le port du masque et les gestes barrières. Mais le lavage des mains avec de l’eau et du savon est très important, et les jeunes générations l’ont bien compris : il faut continuer.

À propos de logistique, je ne comprends pas pourquoi on a fait appel à une entreprise privée, certes compétente, pour les dotations aux pharmacies. Les gendarmes savent faire : pour l’opération « Un masque pour tous » dans le département de la Somme, ils ont proposé à l’association des maires et au conseil départemental de prendre en charge le transport des masques. Ils ont été formidables sur ces aspects logistiques : disponibles les week-ends et les jours fériés, ils venaient chercher les masques et les distribuaient, avec une sécurité et une fiabilité exceptionnelles. Si la logistique leur avait été confiée, nous n’aurions pas eu les problèmes d’acheminement que nous avons connus une fois que les masques étaient disponibles. Nos militaires ont un vrai savoir-faire en logistique.

Pour définir une stratégie, il faut avoir le scénario du pire en tête, faire des exercices réguliers, être transparent à l’égard de la représentation nationale, et peut-être impliquer des groupes de citoyens témoins. Le regard de Jean-Philippe Derenne et François Bricaire m’a été précieux : il faut entendre ceux qui ne traversent pas dans les clous. Il faut une vision à 361 degrés : faire le tour complet de la question, puis revenir au début car le regard peut avoir changé. Il faut un esprit pratico-pratique : les plans qui sont bons sur le papier ne doivent pas être que des plans de papier. L’appropriation politique est la priorité : c’est au politique de décider d’attribuer les moyens nécessaires pour être au niveau requis.

Une sensibilisation citoyenne est également essentielle, dès le plus jeune âge, à l’image de ce qui se passe au Japon en cas de séisme. Il ne faut pas tout attendre de l’État, mais il est là, notamment dans le domaine de l’éducation.

Sur les questions régaliennes, il revient à l’État de consacrer les moyens nécessaires et de s’assurer que tout le monde s’est approprié la stratégie. La doctrine de 2013 aurait pu s’entendre si l’État avait eu le souci de vérifier sa mise en œuvre. Je pense toutefois qu’il est préférable de garder la maîtrise complète.

Il faut faire attention aux agences nationales, qui éloignent et diluent la responsabilité politique. En matière d’agences, le big is beautiful ne se vérifie pas. Un rapport intéressant avait été rédigé à ce sujet par Jean-François Girard : après le scandale du Mediator, nous n’avons pas voulu tout réunir en une seule agence, car il est difficile de préserver l’efficacité et le sens du détail. Les agences dévorent des crédits et du personnel, il faut chercher les solutions efficaces, et assurer un contrôle.

Il faut une loi de programmation en matière de sécurité sanitaire, il faut reconstituer un EPRUS indépendant placé auprès du Premier ministre, et la représentation nationale doit exercer un contrôle vigilant, comme c’est le cas sur les questions de sécurité et de renseignement. Nous devons nous doter des moyens nécessaires pour retrouver une souveraineté économique dans ces domaines, qu’il s’agisse des masques, des tests ou des traitements.

Il ne s’agit pas de dresser un tableau trop sombre ou trop positif. Nous avons surmonté ce drame parce que les Français ont fait preuve d’une résilience extraordinaire. Mais il serait inconscient d’imaginer qu’une fois tout ceci derrière nous, nous serons tranquilles pour dix ou vingt ans. Sans même parler de deuxième vague, une nouvelle crise sanitaire peut revenir très vite. Il faut avoir le scénario du pire en tête, et les décisions nécessaires ne doivent pas être entravées par du court-termisme budgétaire et comptable.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Comment envisagez-vous la suite ? Le conseil scientifique covid-19 estime qu’une seconde vague est très probable, et d’autres épisodes pandémiques sont possibles.

Quelles sont les urgences à court terme ? Et quelle réforme de fond faut-il engager ? Quelle est la priorité aujourd’hui, qu’est-ce qui a fait défaut, que peut-on corriger très rapidement ?

M. Xavier Bertrand. Avant d’avoir une stratégie de long terme, nous devons penser la France de cet été et de cet automne. Le confinement doit être la solution ultime, la priorité est la disponibilité des masques et de tout le matériel nécessaire autour des lits de réanimation. Le ministère de la santé doit réfléchir aux moyens de repousser les murs pour installer des lits de réanimation, et avoir les idées très claires sur la rentrée.

Il faut mobiliser l’ensemble des acteurs qui ne sont pas dans les établissements de santé. Les professionnels de santé libéraux auraient pu s’engager davantage, certains l’ont souhaité. Il est vrai que la violence et la soudaineté de cette crise ont compliqué les choses, mais ils sont des maillons indispensables du système de santé.

 

En cas de nouvelle vague, des modes de continuité économique devront être mis en place. Le confinement est un phénomène exceptionnel, mais il nous a fallu quelques semaines pour que les chantiers de bâtiments et des travaux publics reprennent, car des protocoles devaient être validés par le ministère. La deuxième ligne est indispensable : on ne peut pas se contenter de lui dire merci, car elle a évité la pénurie alimentaire et des troubles importants à l’ordre public.

Ce plan de continuité doit être adapté en cas de nouvelle vague au mois de septembre. Il faut une vision interministérielle et transversale, et les responsables politiques doivent entendre les personnes de terrain qui relèvent les aspects qui ont été oubliés. Les premiers à avoir joué ce rôle sont François Bricaire et Jean-Philippe Derenne, et leur éclairage m’a été très précieux. Il faut toujours recueillir l’avis complémentaire de ceux qui traversent en dehors des clous.

Dans la vie publique, il est possible d’avoir des convictions, mais il faut se méfier des certitudes.

Mme la présidente Brigitte Bourguignon. C’est une bonne conclusion, c’est exactement ce que cette commission d’enquête s’attache à faire.

Je crains que la culture française ne facilite pas le port du masque : même si cet épisode a marqué les esprits, je constate un relâchement énorme. Dans les commerces, les gens ne portent plus de masque, sauf si on les y oblige.

 

 

 

 


Membres présents ou excusés

 

Mission d’information sur l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19

 

 

 

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 10 heures 30

 

Présents. - M. Damien Abad, M. Julien Aubert, Mme Sophie Auconie, M. Julien Borowczyk, Mme Brigitte Bourguignon, M. Éric Ciotti, M. Pierre Dharréville, M. Jean-Pierre Door, M. Jean-Jacques Gaultier, Mme Anne Genetet, Mme Valérie Gomez-Bassac, M. David Habib, Mme Monique Iborra, M. Bertrand Pancher, Mme Michèle Peyron, M. Jean Terlier, M. Boris Vallaud

 

Assistaient également à la réunion. - M. Julien Aubert, Mme Josiane Corneloup, M. Jean‑Christophe Lagarde, M. Philippe Vigier, Mme Martine Wonner