Compte rendu

Commission d’enquête pour mesurer et prévenir les effets
de la crise du Covid-19 sur
les enfants et la jeunesse

– Table-ronde sur L’interruption de la scolarité des enfants:

• Mme Christèle Gras-Le Guen, secrétaire générale de la Société française de pédiatrie, et Mme Nathalie Vabres, pédiatre au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Nantes

• Mme Fabienne Kochert, présidente de l’Association française de pédiatrie ambulatoire

• Mme Hélène Romano, docteur en psychopathologie clinique, psychologue clinicienne et psychothérapeute spécialisée dans le psycho traumatisme

• Mme Sylvie Tordjman, professeur en pédopsychiatrie, chef du pôle Hospitalo-Universitaire de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent (PHUPEA), Centre Hospitalier de Rennes et Université de Rennes 1              2

 Présences en réunion..............................21

 


Jeudi
24 septembre 2020

Séance de 15 heures 45

Compte rendu n° 7

SESSION EXTRAORDINAIRE
DE SEPTEMBRE 2020

Présidence de
Mme Sandrine Mörch,
présidente

 


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Commission d’enquÊte pour mesurer et prÉvenir
les effets de la crise du Covid-19 sur les enfants et la jeunesse

Jeudi 24 septembre 2020

La séance est ouverte à seize heures.

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Présidence de Mme Sandrine Mörch, présidente

 

La Commission d’enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du Covid-19 sur les enfants et la jeunesse procède à l’audition du Mme Christèle Gras-Le Guen, secrétaire générale de la Société française de pédiatrie, et Mme Nathalie Vabres, pédiatre au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Nantes, de Mme Fabienne Kochert, présidente de l’Association française de pédiatrie ambulatoire, de Mme Hélène Romano, docteur en psychopathologie clinique, psychologue clinicienne et psychothérapeute spécialisée dans le psycho traumatisme, et de Mme Sylvie Tordjman, professeur en pédopsychiatrie, chef du pôle Hospitalo-Universitaire de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent (PHUPEA) du Centre Hospitalier de Rennes.

Mme la présidente Sandrine Mörch. Nous achevons ce cycle d’auditions sur l’impact de l’épidémie sur la santé des enfants et des adolescents. Nous nous intéresserons aux conséquences de l’interruption de la scolarisation des enfants et adolescents.

Nous recevons Mme Christèle Gras-Le Guen, secrétaire générale de la Société française de pédiatrie (SFP), Mme Fabienne Kochert, présidente de l’Association française de pédiatrie ambulatoire (AFPA), Mme Sylvie Tordjman, professeur en pédopsychiatrie et chef du pôle hospitalo-universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au Centre hospitalier de Rennes, et Mme Hélène Romano, docteur en psychopathologie clinique, psychologue et clinicienne, et psychothérapeute spécialisée dans le traumatisme.

Merci d’être avec nous. À présent que l’école a retrouvé toute son importance aux yeux de nos concitoyens qui en ont été douloureusement privés, et que les enseignants suscitent à nouveau le respect et l’admiration pour leur engagement auprès de nos enfants dans une période extrêmement complexe et toujours incertaine, il nous faut analyser les conséquences sur les jeunes de l’interruption de leur scolarité du fait du confinement. Nous devons aussi analyser les conditions de la reprise et les incertitudes qui subsistent quant à la propagation du virus. Au-delà des conséquences du confinement, nous nous devons de réfléchir aux propositions actuelles.

Nous aborderons évidemment le thème des troubles dans les processus d’apprentissage et de socialisation des enfants. Parfois aussi le retour dans le cocon familial et divers autres aspects ont contribué à leur sérénité, si bien que la crise a aussi pu avoir des conséquences positives. Nous aborderons également le sujet des mesures engagées pour assurer la continuité scolaire et de celles qui font défaut. Enfin, nous réfléchirons aux mesures qu’il importe de mettre en place de toute urgence afin que nous soyons mieux armés face au virus et à cette « rentrée » qui ne cesse de se « refermer ».

Mme Tordjman, vous nous avez fait parvenir un document intitulé « Du confinement au déconfinement : nouvelles perspectives en pédopsychiatrie ». Il a été diffusé hier. Je passerai la parole à chacune des personnes auditionnées pour cinq minutes chacune, puis la rapporteure vous posera des questions. Enfin, nous nous adresserons aux députés pour la poursuite des échanges.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Christèle Gras-Le Guen  prête serment.)

Mme Christèle Gras-Le Guen, secrétaire générale de la Société française de pédiatrie (SFP). Je serai assez brève quant aux aspects somatiques de la maladie, que nous avons déjà abondamment abordés ce matin. Notre niveau de connaissances est très différent de celui du printemps dernier, lorsque nous nous sommes enfermés. Beaucoup d’inquiétudes et d’interrogations persistaient alors à propos de ce nouveau virus que nous découvrions à peine. Ces inquiétudes étaient fondées pour une grande partie de la population, mais pas pour les enfants.

Je vous remercie d’avoir concentré l’attention sur cette population car nous avons aujourd’hui des difficultés à rassurer et à convaincre la communauté des enseignants et celle de parents, ainsi que les enfants eux-mêmes, que cette maladie n’est pas une maladie pédiatrique au sens virologique du terme. J’entends par-là que le virus infecte très peu les jeunes enfants, et d’autant moins qu’ils sont jeunes. Nous avons détecté très peu de cas chez les nouveau-nés par exemple, y compris lorsque leur mère était infectée au moment de son accouchement. Inversement, nous observons que le taux de contamination évolue lorsque l’âge augmente. Très peu de cas ont été décrits chez des enfants fréquentant une crèche, une école maternelle ou une école primaire, mais le nombre de cas augmente au collège, puis au lycée et à l’université – des clusters s’y sont formés à la rentrée.

Par ailleurs, les enfants qui sont infectés développent, dans l’immense majorité des cas, des formes bénignes de la maladie. Nous avons eu quelques inquiétudes avec des symptômes évocateurs de la maladie de Kawasaki – le sujet a été évoqué ce matin – mais la plupart des enfants développent des formes asymptomatiques – ou quasiment – de la maladie. Les enfants représentent moins de 5 % du nombre d’infections total. Enfin, les enfants ne contribuent que très peu aux chaînes de contamination. Avec le recul, riches de l’analyse des clusters, nous savons que les enfants sont exceptionnellement à l’origine de la contamination d’adultes. Les adultes sont beaucoup plus souvent sources de contamination, soit d’autres adultes, soit d’enfants.

Avec nos connaissances actuelles, nous sommes rétrospectivement en mesure de considérer que certaines mesures prises durant la première phase de l’épidémie étaient manifestement excessives. Nous avons tous vu des images d’enfants qui devaient rester chacun dans un cercle, ne pas s’approcher de leurs camarades et ne pas partager leur balle ou leur crayon. Ces mesures apparaissent inadaptées au vu de nos connaissances actuelles sur la manière dont la maladie peut se transmettre entre enfants. Si nous parvenons à rassurer les enseignants, les parents et les enfants, nous pourrons faire reprendre aux enfants leur vie en collectivité et en milieu scolaire avec une meilleure sérénité, tout en respectant des mesures barrières bien entendu. Il n’est pas du tout question de négliger la dangerosité du virus, qui a contribué à plus de trente mille décès en France, mais nous pourrons probablement apaiser les esprits quant à la reprise de la vie scolaire. Les parents pourront ainsi déposer leurs jeunes enfants à la crèche le matin avant de se rendre eux-mêmes à leur travail lorsque nous aurons besoin d’eux – car on ne peut pas exclure que nous ayons besoin de faire appel de nouveau aux forces vives de la Nation afin de nous aider à surmonter la crise sanitaire.

Mme la présidente Sandrine Mörch. Merci beaucoup. La parole est à Mme Fabienne Kochert.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Fabienne Kochert prête serment.)

Mme Fabienne Kochert, présidente de l’Association française de pédiatrie ambulatoire. Je suis pédiatre libérale et je représente l’Association française de pédiatrie ambulatoire, que je préside. Nous rassemblons environ cinq mille pédiatres, des libéraux mais aussi des pédiatres de crèche. Tous ces pédiatres suivent les enfants en dehors de l’hôpital. Ils se sont retrouvés en première ligne lorsque les mesures de confinement ont été mises en place. Ils ont continué à faire fonctionner leur cabinet, ils devaient répondre aux inquiétudes des parents et alors que la population était confinée, ils devaient faire en sorte que les enfants ne pâtissent pas d’une interruption des soins qui leur étaient nécessaires. Nous avons donc continué à recevoir à notre cabinet des nouveau-nés ainsi que leurs parents. L’expérience de l’accouchement pendant le confinement était relativement traumatisante car les pères pouvaient assister à l’accouchement mais devaient ensuite laisser les mères seules à la maternité avec leur bébé. Nous avons continué à vacciner les bébés et à recevoir les enfants dont la pathologie nécessitait un suivi.

En tant que pédiatres de terrain, nous constatons les conséquences du confinement au quotidien. Nous recevons des enfants avec leurs parents pour des consultations de suivi qui ont été reportées. Mercredi matin, ma première patiente était une fille qui est scolarisée en CE1. C’est une enfant intelligente. Sa mère a deux enfants. Je l’avais reçue en consultation au début de l’année pour une suspicion de développement mammaire et de puberté précoce, ce qui nécessitait un bilan. Elle était en bonne santé et son bilan était correct. Lorsque je l’ai pesée, elle avait pris six kilos (entre janvier à septembre). La mère m’a expliqué qu’avec le confinement, elle avait dû rester à la maison avec sa fille.

L’AFPA a créé le site Mpedia. Nous avions prévu d’organiser une enquête sur l’usage des écrans et nous y avons ajouté des questions relatives au confinement. Des parents ont rapporté que le temps d’interaction avec leur enfant avait augmenté de manière importante pendant le confinement, mais également que les enfants avaient passé plus de temps devant un écran, et surtout seuls devant un écran – car partager un moment avec son enfant devant un écran et le laisser seul devant un écran sont deux choses différentes. Nous entendons quotidiennement ce genre de témoignage : « J’ai dû laisser mon enfant seul devant son écran car j’avais une visioconférence pour le travail ». Nous entendons parler quotidiennement du télétravail et de l’école à la maison. Les enfants ont également davantage participé à des activités à la cuisine. En un sens, c’est une expérience positive pour les enfants, mais dans la mesure où ils ont fait beaucoup de pâtisserie, cela a pu engendrer des problèmes de surpoids. Généralement, les enfants n’ont pas seulement pris un ou deux kilos pendant le confinement, les six kilos de l’exemple de tout à l’heure correspondent plus à la norme de ce que nous avons pu constater.

J’aimerais évoquer un deuxième cas clinique, celui d’un garçon de sept ans. Il est entré en CE1. Il est l’aîné d’une fratrie de trois enfants. Sa mère l’avait amené en décembre dernier car il rencontrait de légères difficultés au début de son CP. Il se trouve que je suis spécialisée dans les troubles de l’apprentissage. J’avais évalué ce jeune patient, détectant quelques petites difficultés en langage oral. Je lui ai prescrit un bilan orthophonique. Il est généralement assez difficile d’obtenir rapidement rendez-vous chez un orthophoniste et le rendez-vous qui avait été pris a dû être annulé à cause du confinement. La mère a arrêté de travailler pour pouvoir s’occuper de ses trois enfants (un de six ans, un de trois ans et un de onze mois) et leur faire l’école à la maison comme elle a pu. Naturellement, elle ne disposait pas du bilan orthophonique de son fils. Elle a reçu des éléments de l’enseignante pour pouvoir le faire travailler mais il n’est pas retourné à l’école car la famille souhaitait préserver le grand‑père, qui habite sous le même toit et qui est fragile.

Une téléconsultation avait eu lieu et j’avais alors expliqué que le retour à l’école était possible pour tous les enfants qui étaient scolarisés. Notre association avait largement communiqué sur le sujet mais les familles étaient démunies face à l’afflux d’informations venant de toutes parts. Cet enfant n’est donc pas retourné à l’école du tout et je l’ai reçu mercredi avec son père, qui est boulanger. Je l’ai interrogé au sujet de la rentrée des classes. Il m’a expliqué qu’à ses yeux, son fils savait bien lire, ajoutant qu’il n’avait pas encore commencé les leçons de calcul. Étant spécialisée dans les troubles de l’apprentissage, j’ai testé le niveau de lecture de l’enfant et je me suis aperçue qu’il ne savait pas lire, alors qu’il est en CE1. Il lit très difficilement et lorsqu’il est interrogé sur le texte qu’il vient de lire, il n’est pas capable de répondre. Je lui ai demandé d’écrire une phrase simple du style : « J’ai épluché des fruits pour faire une tarte », ce dont il a été incapable. Le père était perdu, il faudra reprogrammer une visite chez un orthophoniste, et l’enfant a perdu un an dans sa scolarité.

J’interviens par ailleurs dans le milieu médico-social, qui est déserté par les médecins. Je m’occupe d’enfants qui sont atteints de paralysie cérébrale. Pendant le confinement, ces enfants sont restés chez eux et n’ont pas bénéficié d’un accompagnement. De même des enfants autistes n’ont pas pu être accompagnés.

J’a revu hier une petite fille qui souffre de dystrophie rétinienne. Elle connaît un grave retard de développement mais elle a tout de même des compétences. Elle devait être orientée en CP ULIS (unité localisée pour l’inclusion scolaire) mais le père m’a appris que la MDPH (maison départementale des personnes handicapées) avait rejeté son orientation car son dossier avait été traité trop rapidement. J’ai écrit hier soir au médecin de la MDPH, qui m’a répondu ce matin qu’il allait revoir le dossier.

Ces cas cliniques sont des exemples de ce que nous rencontrons au quotidien.

Je terminerai mon intervention en revenant sur votre question sur les protocoles sanitaires et sur les mesures envisageables sur le terrain. À l’occasion de la pandémie, nous avons tous développé des réseaux locaux de praticiens (des groupes Whatsapp qui rassemblent des médecins généralistes, des pédiatres, des médecins de PMI, des responsables d’écoles, etc.). Nous avons transmis aux écoles de nombreuses informations que nous avions rassemblées sur Mpedia et nous en avons été remerciés car le protocole sanitaire était peu digeste pour les équipes des écoles, qu’il s’agisse des directeurs d’établissement, des médecins scolaires ou des enseignants. Un regard professionnel s’avère nécessaire pour expliquer les modes de contamination et la pertinence des mesures barrières par rapport à d’autres mesures. Nous avons expliqué par exemple pourquoi le port du masque chez les enfants de moins de onze ans n’était pas nécessaire alors qu’il l’était pour les adultes en présence d’enfants – Mme Gras-Le Guen a indiqué ces raisons. Il est indispensable de mettre en relation les professionnels médicaux qui ont une bonne connaissance de la pandémie et les enseignants et éducateurs qui travaillent au contact des enfants. Les protocoles sont des documents très longs et sans accompagnement complémentaire, ils sont inapplicables sur le terrain.

J’en ai terminé. Je répondrai bien entendu à vos questions.

Mme la présidente Sandrine Mörch. Merci beaucoup. La parole est à Mme Hélène Romano.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Hélène Romano prête serment.)

Mme Hélène Romano, docteur en psychopathologie clinique, psychologue clinicienne et psychothérapeute spécialisée dans le psychotraumatisme. Je concentrerai mon intervention sur le psychotrauma de l’enfant. Avant cela, j’introduis la notion d’événement traumatique : il s’agit d’une confrontation à la mort, une situation dans laquelle on a failli mourir, on a pensé être sur le point de mourir ou on a vu quelqu’un mourir. 31 458 morts ont été attribués en France à l’épidémie, et à raison de dix personnes impliquées par décès environ, ce sont plus de trois cents mille Français qui ont été endeuillés dans un contexte traumatique. Personne ne parle de ce sujet alors que les conséquences seront très lourdes, et notamment pour des enfants qui ont perdu un parent sans avoir pu le revoir, ni voir son corps ou participer aux funérailles.

Chez un enfant, un événement traumatique comme un deuil provoque une perte de repères et de continuité. Le confinement puis le déconfinement sont aussi des événements traumatiques pour les enfants et même pour certains adultes, car le sentiment de sécurité et de protection disparaît et car une rupture de la continuité intervient. Cela est susceptible d’entraîner des répercussions. On parle de « fracture de vie ». J’insiste d’ailleurs sur le fait que l’épidémie est survenue alors que les enfants des grandes villes vivent déjà dans un contexte relativement insécurisant. Je pense notamment aux villes de Paris, Lyon et Nice, qui ont connu des attentats. Après les attentats du Bataclan, les enfants ont dû apprendre à vivre avec un sentiment d’insécurité. Les enfants de l’île de Ré, où aucun attentat n’a eu lieu et où les victimes de la Covid ont été moins nombreuses, n’ont pas vécu l’épidémie de la même manière que les jeunes Parisiens. Les enfants parisiens ont également vécu les manifestations et les déstructurations qu’elles ont entraînées. S’il est possible de déposer des fleurs sur le lieu d’un attentat, on ne ritualise pas l’incendie d’une voiture de la même manière, ce qui n’aide pas à calmer l’angoisse de mort et le sentiment d’insécurité. S’ajoute à cela le contexte écologique. Avant même le déclenchement de l’épidémie, les enfants étaient déjà soumis à un contexte relativement angoissant. La confiance en l’avenir de la société française était ébranlée.

Les nouvelles relayées par les médias n’étaient guère rassurantes. Les décisions politiques étaient ajustées au jour le jour face à une maladie qui était encore méconnue. Les conseils prodigués par les professionnels de santé évoluaient en fonction de la connaissance du virus. Les chaînes d’information en continu diffusaient ces informations en permanence. Plutôt que de confier ces discussions à des collèges d’experts, elles étaient portées sur la place publique. Pendant la guerre, les chaînes d’information en continu n’existaient pas et la population n’était pas témoins des discussions des responsables politiques au sujet des décisions qui devaient être prises, et n’étaient pas non plus informées en direct du nombre de personnes fusillées, par exemple. Les médias ont donc eu une influence traumatogène sur les enfants comme sur leurs parents. Il serait important à mes yeux d’éduquer les médias afin qu’ils soient conscients de leur rôle « éducatif » pour la population, afin qu’ils ne stressent pas les Français. La transmission d’informations « brutes » et empreintes d’émotions pures, sans prise de recul, est problématique. Nous avons détecté ce phénomène il y a plusieurs années mais l’épidémie et le confinement l’ont renforcé. Pour les familles, pendant le confinement, la télévision était leur lien avec l’extérieur. Il est de la responsabilité des médias de limiter les effets traumatogènes des informations qu’ils transmettent.

Les enfants ont été les grands oubliés de l’information et de la communication lors du déconfinement. Dans d’autres pays, comme au Danemark, en Islande ou en Norvège, les responsables politiques (ministres en charge de l’éducation, présidents, etc.) se sont adressés aux enfants. Cela ne réclamait pas beaucoup de temps de leur expliquer pourquoi ils étaient confinés, puis déconfinés. En France, des informations étaient transmises aux parents, à charge pour ces derniers d’expliquer la situation à leurs enfants alors qu’eux-mêmes ne savaient pas exactement ce qu’était un virus, ce qu’était cette maladie en particulier. J’ai reçu un jeune garçon dont le père était décédé. On a expliqué à la mère que l’enfant était probablement porteur du virus, ce qui a été traduit hâtivement par : « L’enfant a tué son père » ! Le court-circuitage élaboratif peut être violent chez une personne seule.

Les enfants, en plus de leur propre vécu d’un événement traumatique, sont extrêmement sensibles à la réaction des adultes. Lorsque les parents, les enseignants et les professionnels ne sont pas sereins (avec la pression du télétravail), la situation peut être compliquée à gérer. Les parents tout comme les professionnels ont besoin d’espaces de soutien où ils peuvent trouver des informations et des supports de communication. Si les adultes sont insécurisés, leurs enfants seront psychologiquement insécurisés. La notion de protection est fondamentale du point de vue psychique.

Ayant cherché des études pour la commission, j’ai recensé vingt-cinq études internationales sur les effets psychotraumatiques du confinement sur la population lors des épidémies de SRAS et d’Ébola. Des études sont en cours pour la Covid mais nous n’avons pas encore le recul suffisant. Une seule des études internationales que j’ai mentionnées s’intéressait aux enfants. Réaliser des études auprès d’enfants est compliqué sur le plan éthique et aussi sur le plan pratique : un bébé ne peut pas s’exprimer, et il faut alors interroger ses parents. Ces études sont beaucoup plus difficiles à mettre en place qu’auprès des adultes. Les éléments que nous pouvons vous transmettre sont donc plutôt d’ordre qualitatif. Je travaille avec un laboratoire de recherche lyonnais et j’ai échangé avec de nombreux collègues sur la notion de psychotrauma. Je ne saurai vous communiquer des éléments précis – car les études sont en cours – mais on trouve le plus souvent des troubles anxieux, des troubles du sommeil, des troubles obsessionnels compulsifs (rituels de lavage) et une très forte angoisse de mort. La Covid a probablement cristallisé des angoisses de mort dans les familles auprès des enfants.

Les enfants en école maternelle ou primaire n’ont pas l’obligation de porter le masque mais ils entendent par ailleurs que le masque sert à se protéger et à protéger les autres. Si on ne lui explique pas pourquoi il n’a pas besoin de porter un masque, un enfant peut en déduire que sa vie est considérée comme sans valeur et qu’il risque de mourir. Pour un adulte, ce raisonnement peut sembler stupide, mais pour un enfant, cela a du sens. En outre, le masque empêche de parler ; il crée des dissonances. Sans explications, le port du masque peut être source d’insécurité chez les enfants.

J’ai constaté auprès de médecins généralistes et scolaires que les enfants avaient tendance à devenir plus agités et à difficilement tenir en place parce qu’ils ont été habitués à un autre rythme de vie pendant six mois. Ils ont des difficultés à réintégrer le rythme des apprentissages. N’oublions pas que les traumatismes peuvent être sources de troubles de l’attention et de la concentration. La reprise est donc compliquée et les évaluations de rentrée ne sont pas évidentes. Dans la plupart des études en cours, qui ne sont pas encore publiées, il apparaît que les enfants vivent cette expérience comme un jugement et pas du tout comme une évaluation de leur niveau. D’ailleurs dans certains établissements, cette évaluation débouche sur une note. Les enfants se retrouvent évalués sur ce qu’ils n’ont pas appris pendant six mois. Il peut y avoir un décalage entre l’intention – tout à fait louable – d’adapter l’enseignement à l’avancement des élèves et l’application sur le terrain.

Nous rencontrons fréquemment des troubles anxieux, des troubles du sommeil et des jeux traumatiques chez les enfants. Les professionnels qui les encadrent ne sont pas bien formés à repérer ces troubles. Ces troubles peuvent être majoritairement internalisés. Il est important de le savoir : les enfants ne se plaignent pas forcément. Ils n’expriment pas forcément leur peur de la mort ou leur sentiment d’insécurité vis-à-vis des masques. Ce sont des enfants qui resteront en retrait, n’apprendront pas voire se feront du mal (manger trop ou ne plus manger). Cela ne se voit pas forcément au premier abord. Les troubles externalisés sont moins fréquents – environ un tiers des cas – et ceux-là sont plus facilement repérables. Un enfant agressif envers ses camarades et qui adopte des comportements dangereux sera plus facilement identifié et pris en charge mais un enfant qui souffre d’un trouble internalisé sera plus difficile à détecter. La capacité d’hyperadaptation des enfants ne rend pas ces derniers insensibles à la douleur. Dans une étude en cours qui porte sur 1 500 enfants dans toute la France, il apparaît que les troubles internalisés sont majoritaires. L’enfant souffre mais ce n’est pas flagrant pour les adultes s’il n’en parle pas.

Nous avons affaire à une génération qui a été soumise à des traumas multiples. Nous sommes très inquiets des conséquences du deuil traumatique lié à la Covid. Nous savons, d’après les études, que le fait de ne pas avoir pu voir le corps de la personne décédée, ni avoir participé aux funérailles, peut rendre le deuil plus douloureux. Nous le voyons avec certains enfants mais aussi avec certains adultes. Ce problème va devenir un véritable enjeu de santé publique. Cette génération a également été soumise à un contexte social assez anxiogène. Les décideurs politiques doivent y être sensibles. L’expression des troubles post-traumatiques liés au confinement ne sera pas nécessairement immédiate. D’après les études internationales, la souffrance des enfants – mais aussi des adolescents ou des adultes – à la suite d’un événement traumatique est susceptible d’exploser trois ou quatre ans plus tard. 30 % des personnes confinées du fait du SRAS ou du virus Ébola présentaient des troubles post-traumatiques immédiats et le taux de personnes présentant ces troubles atteignait 70 % trois ou quatre ans plus tard. La dimension temporelle est donc fondamentale.

Nous comprenons que les responsable politiques doivent prendre des décisions en fonction de l’évolution des connaissances sur le virus mais il convient d’expliquer les raisons pour lesquelles les mesures sont prises. Le fait de communiquer sur le fait que porter un masque était inutile, puis de rendre le port du masque obligatoire, n’a pas toujours de sens sans explications. Il faut également être conscient du fait que les enfants sont capables de comprendre. Leur vie à l’école s’est retrouvée fondamentalement bouleversée et un enfant à qui on n’explique pas le sens des mesures barrières peut être conduit à penser que son école a été transformée en hôpital. Faute de leur fournir des explications, nous risquons de rendre nos enfants défiants envers les adultes. La société dans laquelle nous vivons leur procure déjà un sentiment d’insécurité et il est indispensable qu’ils gardent confiance dans les adultes. Même à l’université, les étudiants auprès de qui j’enseigne ne comprennent pas pourquoi la présence est limitée à dix personnes dans un groupe de travaux dirigés alors qu’ils sont trois cents à assister à un cours en amphithéâtre. Les enfants n’ont plus confiance en l’avenir et s’ils n’ont plus confiance dans les adultes, les conséquences risquent d’être dramatiques : passages à l’acte, conduites agressives, troubles post-traumatiques. Le coût sera très élevé pour notre société.

Mme la présidente Sandrine Mörch. Nous poserons des questions après l’intervention de notre dernière interlocutrice, Sylvie Tordjman.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Sylvie Tordjman prête serment.)

Mme Sylvie Tordjman, professeur en pédopsychiatrie, chef du Pôle hospitalo-universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (PHUPEA) au centre hospitalier Guillaume Régnier de Rennes. L’une des conséquences de la rupture avec le milieu scolaire est la désynchronisation des rythmes biologiques. L’un des deux rythmes fondamentaux correspond à la mélatonine, dont la sécrétion est très basse durant la journée et maximale entre deux et trois heures du matin, d’où son appellation d’hormone du sommeil. Le second rythme circadien important est celui du cortisol, qui est inversé par rapport à celui de la mélatonine. Cette hormone est impliquée dans l’éveil, le stress et les apprentissages. Il existe de nombreux autres rythmes circadiens, qui sont synchronisés par la mélatonine.

Pendant le confinement, ces rythmes ont été désynchronisés chez de nombreux enfants, adolescents ou jeunes adultes. Des facteurs environnementaux influent sur les rythmes circadiens. Ils contribuent à la synchronisation des rythmes biologiques. Ces facteurs, appelés « time-givers », sont les heures de coucher, de repas mais aussi d’activité (scolaire notamment). Durant le confinement, les enfants ont donc perdu l’un de ces facteurs. De même ce rôle peut être assuré par les activités sportives régulières et par les activités sociales, qui ont également été réduites durant le confinement. La désynchronisation a entraîné un certain nombre de troubles du sommeil. Je travaille sur le sujet au sein d’un laboratoire de l’Université de Paris. Des études ont mis en évidence des associations entre les troubles du sommeil et des problèmes auxquels les enfants et les adolescents peuvent être confrontés : l’anxiété, la dépression – ainsi que les troubles bipolaires pour les adultes –, l’hyperactivité et les déficits attentionnels (difficultés de concentration impliquant le cortisol), les troubles autistiques et la schizophrénie. Quant au lien de causalité, il est possible que les troubles du sommeil soient la source des troubles psychiques ou bien que les troubles psychiques créent une certaine vulnérabilité aux troubles du sommeil. Quoi qu’il en soit, les deux phénomènes sont liés, et il est donc important de repérer les troubles du sommeil. Nous en voyons les conséquences au long cours depuis le déconfinement, avec la désynchronisation des rythmes mais aussi des changements de comportement.

Confinés à domicile, les jeunes ont commencé à utiliser les écrans de manière plus anarchique, ce qui a contribué à désynchroniser leurs rythmes circadiens. La lumière bleue émise par les écrans est en effet susceptible d’inhiber la sécrétion de mélatonine. Les troubles du sommeil ont tendance à persister, en particulier chez des adolescents et pré-adolescents, alors qu’ils ont repris le chemin de l’école.

Une deuxième conséquence du confinement est que les jeunes ont vécu dans un espace plus limité. Ils ont perdu la capacité d’accéder à plusieurs lieux. On peut penser par exemple aux problèmes de violences intrafamiliales et à des conflits intrafamiliaux qui pouvaient être régulés par la capacité de sortir du domicile et d’accéder à des lieux extérieurs. L’école joue d’ailleurs un rôle dans ce domaine. La leçon que nous pouvons en tirer est qu’il est important pour les enfants, les adolescents et même les adultes, d’avoir accès à plusieurs lieux de vie et de pouvoir y exprimer leur identité de diverses manières. Préserver la pluralité de ces lieux permet donc aux enfants se développer en dehors d’un environnement qui peut être vécu comme agressif à leur domicile. Cette réflexion est importante en pédopsychiatrie mais elle me semble pouvoir intéresser tous les partenaires.

Nous avons construit une collaboration avec les services de l’Éducation nationale dans l’académie de Rennes, avec Christian Wilhelm, afin d’assurer un repérage des enfants qui seraient en difficulté psychologique. Une plate-forme a été créée, permettant à des pédopsychiatres de tenir une permanence téléphonique. Le circuit de signalement était laissé à la libre appréciation des établissements. Les cas pouvaient par exemple être signalés au médecin scolaire par les enseignants, qui transmettait l’information au psychologue scolaire. Nous n’avons pas fermé la plate-forme avec le déconfinement car elle a permis de lancer un dialogue. Les enseignants sont en première ligne et ils ont la capacité de détecter des situations critiques mais ils sont parfois en difficulté pour savoir à qui transmettre le dossier afin que celui-ci soit correctement traité. Un constat d’impuissance est susceptible de dégrader la situation pour l’ensemble des intervenants. Cette plate-forme a donc permis de construire un lien précieux.

Mme la présidente Sandrine Mörch. À quel niveau cette plate-forme a-t-elle été créée ? Au sein de l’Académie de Rennes ?

Mme Sylvie Tordjman. Non, nous avons créé une plate-forme téléphonique à notre niveau. Nous avons communiqué à la presse pour que l’existence de cette structure soit connue au niveau régional. Nous avons reçu le soutien de Christian Wilhelm, le DASEN (directeur académique des services de l’Éducation nationale) d’Ille-et-Vilaine, qui a relayé l’information auprès des établissements scolaires et des écoles basés sur son territoire. Il a donc invité les directeurs d’établissement à réfléchir à la manière dont ils pouvaient avoir recours à cette plate-forme. Il était important de préserver une certaine liberté d’organisation pour chaque établissement, chacun pouvant fonctionner de manière particulière. Cette plate-forme nous permet de repérer des cas. Nous constatons qu’il est important de repérer rapidement les enfants en difficulté. Ils peuvent alors être pris en charge par d’autres dispositifs, et notamment par des équipes mobiles. L’une de ces équipes mobiles est spécialisée dans les liens avec l’Éducation nationale. Lorsqu’un professionnel de l’Éducation nationale nous saisit, nous engageons une démarche et, pour les cas urgents, nous nous déplaçons dans les quarante-huit heures. Nos missions recouvrent l’évaluation et l’accès aux soins : nous ne nous chargeons pas du suivi au long cours mais nous orientons les personnes vers divers professionnels capables de les accompagner. Il est intéressant de noter que nos interventions ne débouchent sur un suivi au long cours que dans 50 % des cas. Nous avons fixé un seuil maximal de dix réunions par cas. Ce seuil n’a pas été défini au hasard : il correspond à des thérapies brèves. Si nous allions au-delà de dix séances, nous ne pourrions plus être aussi réactifs.

La création de cette équipe date de 2005. Ce n’est donc pas une nouveauté mais avec le confinement, nous avons souhaité accroître notre mobilité. En dépit du contexte sanitaire particulier (port du masque, de la blouse, des chaussons et d’un bonnet), nous avons pu nous rendre jusqu’au domicile des patients. Il est important de garder à l’esprit que dans le contexte sanitaire actuel, le fait de recevoir quelqu’un à son domicile peut susciter la peur d’être contaminé. Nous procédons à un entretien téléphonique préalable afin de pouvoir adapter notre réponse thérapeutique aux besoins des familles. Je suis d’ailleurs Présidente de l’Association des équipes mobiles en psychiatrie au niveau national. Nous ne nous intéressons pas seulement à la pédopsychiatrie puisque nous nous adressons aussi aux personnes âgées par exemple. Le fait que nous ayons une équipe mobile ne signifie pas que nous devions imposer l’intervention de cette équipe dans tous les cas. Un entretien téléphonique nous permet de proposer aux familles de les rencontrer où elles le souhaitent : à leur domicile, dans nos locaux et dans divers autres lieux depuis le déconfinement. Nous avons par exemple aménagé un camping-car en bureau mobile, et nous pouvons donc nous déplacer où les familles le souhaitent. Nous avons d’ailleurs une équipe spécialisée dans les violences intrafamiliales. Certains enfants sont exposés indirectement à des violences conjugales ou intrafamiliales et le bureau mobile est extrêmement précieux pour pouvoir proposer une rencontre. Certaines familles peuvent être réticentes à ce que nous venions à leur domicile. Durant le confinement, nous avons eu des familles qui étaient opposées à toute visite par crainte d’être contaminées.

Nous avons travaillé avec Richard Delorme – qui participait à la réunion précédente – sur l’organisation du travail à domicile. Nous avons travaillé sur le sujet avec les professionnels de l’Éducation nationale. Les enfants et adolescents devaient travailler chez eux et ils étaient accompagnés par les équipes pédagogiques mais une réflexion devait avoir lieu sur l’organisation du travail à domicile. Travailler dans un espace non dédié au travail et sans intimité finit par perturber l’ensemble de la famille. De la même façon, les professionnels du soin ont dû s’interroger sur le lieu qui convenait pour organiser une téléconsultation à leur domicile, afin de ne pas subir une intrusion dans leur propre intimité. Nous avons édité un e-book qui rassemble l’ensemble de nos conseils sur l’organisation du travail à domicile. Vous pouvez le trouver facilement en recherchant « OSF confinement » sur Google. Une version anglaise est d’ailleurs disponible – nous avons travaillé avec des collègues du Yale Searching Center (université de Yale). Ce guide est largement diffusé aux États-Unis et il est également disponible sur le site de la World Psychiatric Association.

Cette collaboration avec l’Éducation nationale s’est avérée précieuse car nous n’aurions pas pu repérer ces jeunes sans le concours des enseignants qui sont en relation avec eux et leur famille, qui plus est en période de confinement où nous ne nous déplacions pas. Les médecins généralistes ont joué également un rôle important. La plate-forme que nous avons créée pendant le confinement est toujours importante à l’heure actuelle. Nous allons amplifier le développement des équipes mobiles afin d’aller à la rencontre des familles qui ne souhaitent pas se déplacer dans nos Centres médico-psychologiques (CMP). Elles craignent parfois que nous ayons des velléités d’exclure leur enfant de leur école, et qu’un jour des ambulanciers ne viennent le chercher en pleine classe pour l’emmener au CMP. Il est important pour nous de faire évoluer nos pratiques. Cette période de confinement peut nous permettre d’enrichir notre réflexion et de développer davantage ce type d’outil à l’avenir.

Nous pouvons aussi chercher à développer les outils de télécommunications et de télétransmission, qui se sont révélés indispensables durant le confinement (téléphone, mails, visioconférence). Il convient cependant de conserver à l’esprit un cadre éthique. La prise en charge à distance présente l’avantage que l’enfant n’a pas besoin de se déplacer. Parfois le fait de ne pas être physiquement face au thérapeute libère la parole de l’enfant. J’ai à l’esprit l’exemple d’un jeune qui était sujet à des problèmes de comportement et de délinquance. J’ai été très surprise de voir que nos entretiens pouvaient dépasser une demi-heure au téléphone alors qu’en présentiel, des objets commençaient à voler à travers la pièce après dix ou quinze minutes. Pour les enseignants également les outils à distance ont été utiles. Cependant, l’accompagnement à distance ne permet pas d’offrir le contact physique dont certains enfants ont besoin. Pour d’autres, le chemin pour rendre visite au thérapeute joue le rôle de « sas » et les prépare à l’entretien, alors qu’avec un outil à distance, ils sont directement confrontés à un changement d’environnement. Enfin, un problème d’intimité peut se poser : les parents peuvent avoir l’impression d’être observés chez eux et le thérapeute doit réfléchir à un cadre approprié pour travailler chez lui sans révéler d’éléments d’ordre privé. Malgré ces réserves, ces outils me semblent importants. Je pense qu’il est important que nous ayons à notre disposition un panel d’outils que nous pouvons utiliser en complément des entretiens présentiels.

J’ajouterai pour finir que certains enfants ont connu une amélioration de leur état psychique pendant la période de confinement. Je dirais même que c’est le cas d’environ un tiers des enfants que nous accompagnons. Certains enfants ont un certain potentiel créatif mais ils peuvent se retrouver en difficulté en milieu scolaire. Je ne prétends pas pour autant qu’ils doivent être extraits de l’école mais sur le plan pédagogique, ils ont pu mieux s’investir. Cela ouvre la voie à une réflexion sur une voie alternative entre l’école « traditionnelle » et le CNED pour certains enfants. Je pense également à des enfants qui sont victimes de harcèlement scolaire. Plutôt qu’une rupture vis-à-vis de la scolarité, il est possible d’envisager des solutions hybrides qui permettraient de maintenir un certain lien avec l’école, en alternant l’enseignement à distance et la présence à l’école. Les outils de communication permettraient de maintenir un lien y compris pendant les phases d’enseignement à distance. La question mérite au moins d’être posée.

Mme la présidente Sandrine Mörch. Je passe la parole à Marie-George Buffet, qui est à l’initiative de cette commission d’enquête. Elle souhaite vous poser quelques questions. Nous inviterons ensuite les députés à poser leurs questions.

Mme Marie-George Buffet. Vous avez parlé de mesures « excessives » vis-à-vis du Covid et il semble important de ne pas reproduire aujourd’hui les mêmes erreurs. Je m’interroge quant à la capacité des psychiatres et pédopsychiatres d’éclairer les décisions politiques. La voix de l’enfant est-elle à vos yeux suffisamment représentée au sein des différentes instances qui conseillent les responsables politiques, et notamment les multiples conseils scientifiques qui sont régulièrement évoqués par ces responsables lorsqu’ils prennent des décisions à propos du Covid ?

À travers la création de ce réseau en Bretagne, pressentez-vous que l’Éducation nationale serait disposée à la création d’un dispositif national ? Je pense que l’on en demande beaucoup au corps enseignant, et parfois même l’exercice de plusieurs métiers sans en avoir reçu toutes les compétences. Un tel réseau permettrait aux enseignants d’accéder aux informations nécessaires. Quelle est à vos yeux l’appétence de l’Éducation nationale pour un tel dispositif, sachant que cette institution est parfois sujette à une certaine inertie ? Je n’ose même pas vous poser la question pour cette réforme que vous suggérez au sujet de l’école aménagée…

Mme Sylvie Tordjman. Cela existe pourtant dans d’autres pays !

Mme Marie-George Buffet. Quel accueil l’Éducation nationale vous a-t-elle réservé ?

Vous avez évoqué les évaluations, critiquant le fait que les enfants soient évalués alors qu’ils viennent à peine de reprendre l’école. Cette évaluation était sensée dans la mesure où l’enseignement doit tenir compte du niveau actuel des élèves et prévenir tout risque de décrochage. Vos conseils n’auraient-ils pas pu éviter les problèmes que vous avez signalés ? Nous pourrions vivre une nouvelle période de confinement et il me semble que vos conseils mériteraient d’être entendus et d’être repris à travers les recommandations de la commission d’enquête.

Concernant la recherche, on peut s’interroger sur la relation entre la santé physique et mentale des enfants et l’école. Quels seraient à vos yeux les axes prioritaires de recherche dans ce domaine

Mme Sylvie Tolmont. Personne ne nie l’importance du retour à la scolarisation, car l’école apporte son lot de bienfaits aux enfants, mais nous avons évoqué une rentrée scolaire « normale », ou en tout cas la plus normale possible. Je suis néophyte en la matière, mais étant donné que nous vivons un épisode post-traumatique, peut-on vraiment dire que l’école puisse fonctionner normalement à l’heure actuelle ? Quelles mesures suggérez-vous pour permettre d’accompagner les événements traumatiques qui ont eu lieu ces dernières années ?

Mme Maud Petit. Avant tout, je remercie les quatre intervenantes pour la richesse de leurs interventions et leur esprit de pédagogie.

J’ai entendu avec satisfaction que la Covid n’était pas une maladie pédiatrique. Il me semble important de répéter ce message, même si l’Éducation nationale s’est efforcée de le faire durant le déconfinement.

Je m’interroge à propos du lien social entre les enfants et leurs grands-parents, les enfants ayant envie de rendre visite à leurs grands-parents et les grands-parents ayant envie de recommencer à venir chercher leurs petits-enfants à la sortie de l’école.

Que pensez-vous des fermetures de clubs et d’associations sportives et culturelles ? Des enfants se retrouvent privés de sport et d’activités culturelles. C’est probablement un sujet à analyser. Ces activités auraient pu leur permettre de surmonter cette période difficile.

J’aimerais revenir brièvement sur le rôle des médias. L’esprit de transparence a poussé les médias à communiquer de nombreuses informations, et notamment le nombre de personnes qui étaient admises à l’hôpital ainsi que le nombre de décès quotidiens. Ces informations ont été communiquées sans doute pour insister sur la gravité de la crise sanitaire mais sans réellement penser que ces informations pouvaient être traumatisantes pour les adultes et plus encore pour les enfants. Je vous remercie donc d’avoir attiré notre attention sur ce point : comment pensez-vous que nous puissions éduquer les médias quant à la perception par les enfants des nouvelles qu’ils diffusent ?

Enfin, je suis ravie d’entendre une telle proposition à propos de l’école aménagée. Durant le confinement, j’ai été témoin de l’épanouissement de ma fille. Elle avait quelques difficultés auparavant et le confinement a été une expérience heureuse pour elle : elle a découvert que le monde entier vivait à son rythme, à la maison. Elle travaillait et restait en contact avec ses camarades de classe. Beaucoup de jeunes ont vécu le confinement comme une expérience extraordinaire, leur apportant un nouveau rythme de vie qui ressemblait au leur. Je rappelle au passage que l’instruction est obligatoire avant la scolarisation. À partir du moment où les enfants sont en lien pédagogique et social avec l’extérieur, c’est l’essentiel, même s’ils ne sont pas en classe. Je salue donc l’idée d’école aménagée car je pense que cela peut être une solution pour les enfants en situation de mal-être en milieu scolaire. N’ayons pas honte de ces problèmes et tenons-en compte.

Mme la présidente Sandrine Mörch. J’ai moi-même quelques réflexions à partager. Cette épidémie a bouleversé certaines de nos représentations, comme par exemple celles du danger, du bonheur, de la sécurité, du jeu, de la consommation, etc. Depuis le début des auditions ce matin, nous entendons que les parents doivent réapprendre à jouer, à passer à table en famille, à éteindre leur ordinateur, etc.

Le confinement me pousse aussi à me demander si nous nous interrogeons convenablement sur l’espace que nous laissons à nos enfants (accès à la nature, urbanisation, etc.). Les enfants ont-ils toute la place dont ils auraient besoin pour leur épanouissement ? Il me semblerait intéressant de réfléchir sur les problèmes engendrés par le confinement pour les enfants mais aussi sur ce qu’ils y ont gagné. Le sens de leur vie, leur vision du futur, leur confiance en l’avenir, leur sentiment de liberté, etc., sont autant de sujets de réflexion.

Nous pourrions émettre des recommandations très simples pour permettre à des enfants de s’exprimer. Ces derniers n’ont généralement pas tendance à être très expressifs. Ne devons-nous pas commencer par proposer un accès à un adulte bienveillant dans chaque établissement ? Comment pouvons-nous capitaliser sur le point de vue des enfants, qui n’ont pas nécessairement la même faculté de rebond ? Le monde des adultes n’est-il pas trop anxiogène pour nos enfants ? Il semble que depuis une trentaine d’années, nous ayons développé une forme de « sinistrose » que nous diffusons allègrement à nos enfants.

J’ai conscience que ces questions sont assez larges, et que nous n’y répondrons pas entièrement aujourd’hui, mais nous pourrions nous en inspirer pour nos préconisations.

Mme Sylvie Tordjman. Tout d’abord, j’aimerais éviter tout malentendu en réaffirmant l’importance de sortir de chez soi et de s’ouvrir à des univers extérieurs. Mon propos concernait des enfants en difficulté scolaire. Plutôt que de provoquer une rupture complète avec l’école, il me semblerait intéressant d’envisager des voies hybrides. Le CNED n’est d’ailleurs pas forcément une solution, et nous voyons parmi les enfants que nous accompagnons que certains finissent par s’effondrer ou tomber en dépression. Nous pourrions aussi nous inspirer de programmes d’enrichissement qui sont développés aux États-Unis, qui invitent les enfants à développer leurs centres d’intérêt. Un lien est maintenu avec l’enseignant mais les enfants peuvent travailler sur ordinateur et les parents peuvent même être associés à la démarche. Il s’agirait de proposer un accompagnement individualisé à chaque enfant. Les écoles essaient déjà de le faire mais pas de manière systématique. Nous n’avons pas couramment recours à tous ces outils, et notamment les programmes d’enrichissement. Cette pratique est très répandue aux États-Unis depuis quasiment une vingtaine d’années mais elle reste très rare en France. Le fait que nous soyons centre national pour les enfants à haut potentiel nous permet de réfléchir à ces sujets, y compris à travers des collaborations internationales.

À mon sens, un développement de notre réseau n’est possible que s’il est porté par des responsables institutionnels. Il a suffi que le DASEN envoie un mail à l’ensemble des établissements pour que notre plate-forme soit officiellement soutenue. Nous avons affaire à des institutions importantes, qui ne sont pas toujours faciles à mobiliser, et nous devons donc chercher à atteindre les responsables qui se trouvent au sommet de la pyramide. Une proposition qui ne serait pas validée par la hiérarchie apparaîtrait comme dissonante. Outre le soutien du DASEN et du recteur, notre réseau ne pourrait pas fonctionner si nous n’étions pas en capacité de nous déplacer deux fois par an dans les établissements. L’objet n’est pas d’entrer en relation avec les enfants car il s’agit d’un lieu à vocation pédagogique avant tout, mais de tisser des liens de confiance avec les équipes. On nous a beaucoup reproché de ne pas rendre compte de notre travail. Il ne s’agit bien entendu pas de briser le secret médical mais il est important de confirmer aux enseignants et autres professionnels de l’établissement scolaire que le cas qu’ils ont signalé a bien a été pris en charge. Les recteurs et les DASEN ne sont pas très nombreux au niveau national, si bien qu’une communication gouvernementale pourrait être mise au point pour insister sur l’importance de ces liens. C’est grâce aux enseignants que nous pouvons détecter les cas précocement et offrir un suivi tout en prévenant le désinvestissement scolaire, le décrochage et l’absentéisme. Le Gouvernement avait soutenu à une époque la création et le financement d’équipes mobiles, ce qui permis à un certain nombre de ces structures de voir le jour sur le territoire national.

Pour ce qui est de la notion d’espace « vital », un enfant peut très bien vivre dans un espace réduit, pourvu qu’il ait accès à plusieurs lieux de vie différents et puisse exprimer son identité de manières différentes et rencontrer des personnes différentes. La vie ne doit donc pas être centrée uniquement sur le domicile. Durant le confinement, nous avons rencontré ce type de difficulté, et pour y remédier, nous avons proposé à des familles d’accéder à des espaces virtuels avec des avatars. À défaut de pouvoir sortir, des enfants qui ne supportaient plus le confinement pouvaient donc évoluer dans ces environnements virtuels.

J’insiste enfin sur l’importance des rythmes biologiques. Les parents endossent une importante responsabilité dans ce domaine. Ils ne doivent pas laisser leurs enfants avec leur téléphone portable ou leur tablette jusqu’à quatre ou cinq heures du matin. C’est respecter les parents que de leur rappeler qu’ils tiennent les rênes et qu’ils ont les ressources pour faire en sorte que le jeune maximise ses chances par rapport à une désynchronisation complète de ses rythmes circadiens. Nous pouvons insister sur les conséquences : troubles anxieux, dépression. Lorsque des troubles du sommeil surviennent, l’enfant peut avoir des difficultés à se concentrer et à apprendre.

Mme Christèle Gras-Le Guen. Je considère que la représentation de la voix de l’enfant durant la crise sanitaire a été très modeste. Nous avons eu du mal à faire entendre les besoins spécifiques de l’enfant. Les mesures de distanciation sociale qui ont été appliquées étaient totalement déraisonnables. Elles n’étaient pas adaptées aux besoins des tout-petits en particulier.

Les médecins scolaires ont été très peu écoutés durant le déconfinement et ces dernières semaines alors qu’ils sont parmi les premiers concernés. Une réforme du troisième cycle d’études médicales a eu lieu récemment. La médecine scolaire a bénéficié d’un éclairage particulier de manière à susciter des vocations et à inciter des jeunes médecins à s’orienter vers cette voie mais malheureusement, cela n’a pas été le cas. Quasiment personne ne choisit la médecine scolaire car les conditions d’exercice ne sont absolument pas attractives. Il serait donc indispensable de revaloriser le statut des médecins scolaires afin de mieux coordonner la prise en charge des enfants et de mieux gérer les crises sanitaires.

Quant au caractère anxiogène des informations brutes délivrées au grand public, je viens de recevoir sur mon téléphone une information émanant d’un journal que je ne citerai pas, qui fait état en gros titre de quatre enfants en réanimation à Bordeaux, concluant que « le Covid touche tout le monde ». Pourquoi communiquer des informations aussi anxiogènes ? à qui profite le crime ? Nous n’avons jamais prétendu que les enfants ne développaient jamais de formes graves de la maladie mais ces cas graves sont rares. Plus le virus circulera, plus nous verrons de cas chez les enfants, bien évidemment, mais en proportion, ils représenteront toujours une part fortement minoritaire. Je me demande réellement où réside l’intérêt à entretenir ainsi le sentiment de peur des Français. Les parents risquent, en lisant de telles informations, de remettre en cause le discours des épidémiologistes et des scientifiques.

Il est important pour moi de communiquer positivement sur les gestes barrières, et de préparer la population à vivre avec ce virus – qui restera parmi nous pendant des mois. Nous ne pourrons pas maintenir un tel niveau de stress dans la population pendant aussi longtemps. Nous devons donc nous accoutumer à l’idée que nous allons devoir vivre – le plus intelligemment possible – avec ce virus. Lorsque je vois à la télévision un film mettant en scène un adolescent qui embrasse une amie, l’anniversaire de la grand-mère puis cette même grand-mère en réanimation, je pense que ce mode de communication n’aidera pas nos concitoyens à traverser les mois qui viennent. Il est donc urgent de lancer une communication qui ne reposerait pas sur la peur mais qui chercherait à responsabiliser chacun d’entre nous et sans stigmatiser les jeunes en leur procurant un sentiment de culpabilité à l’égard du malheur qui pourrait frapper leurs aînés. Un message aussi dramatique me paraît très choquant et malsain et je prône une communication positive.

Pour répondre à votre question sur les masques, les tout-petits sont peu souvent infectés et participent peu à la transmission du virus, mais cela devient de moins en moins vrai à mesure qu’ils grandissent. C’est ce qui explique pourquoi un seuil à onze ans a été défini. Cela correspond au passage au collège. C’est donc la raison pour laquelle le masque est introduit au collège. Toutefois, le port du masque ne doit pas être source de conflits.

Mme Maud Petit. Des élèves reçoivent des avertissements pour non-port du masque.

Mme Christèle Gras-Le Guen. Tout à fait. Nous avons affaire à des enfants qui sont excédés car ils ont été convoqués cinq fois par le proviseur depuis la rentrée. Le port du masque doit rester une préconisation et doit être expliqué aux enfants mais nous savons que certains enfants auront du mal à respecter ces consignes. Si un enfant est déjà sujet à un comportement difficile à l’école, le port du masque pourra difficilement lui être imposé en permanence. Il faudra donc s’adapter et apprendre à vivre avec sans que ce soit une source de tensions.

Quant aux grands-parents, le risque zéro n’existe pas, et chaque famille établira son propre équilibre bénéfice-risque. Le risque de se faire contaminer par un petit-enfant n’est pas nul mais il est faible, et en fonction du profil des grands-parents, les familles décideront si un tel risque est acceptable. Les grandes réunions de famille n’ont pas lieu d’être dans les semaines qui viennent mais le reste est à gérer au cas par cas.

Mme Fabienne Kochert. Comme l’a rappelé Mme Gras-Le Guen, l’épidémie est encore loin d’être terminée. Nous devons faire preuve de pédagogie envers les parents et les enseignants. Il y a quelques mois, nous ignorions encore tout de cette nouvelle maladie. Nous en savons un peu plus aujourd’hui et si nous faisons preuve de pédagogie, nous pourrons faire comprendre que le contexte change. Le fait qu’il y ait davantage d’enfants malades ne signifie pas que la maladie est devenue plus dangereuse pour les enfants mais que le virus circule davantage. Les médias remettent constamment en question le principe selon lequel les enfants ont moins de chance de contracter la maladie. Lorsqu’un enfant est placé en réanimation, tous les journaux en font leur une. Quant aux chaînes d’information au grand public, il suffit que l’enfant passe devant la télévision au moment où le bandeau déroulant affiche le nombre de morts pour qu’il ne voie plus que cette information. Il faut donc faire preuve de bonne pédagogie envers les parents, les éducateurs et les enseignants.

Mme Maud Petit. Et aussi aux enfants ! Les médias ne s’adressent jamais aux enfants !

Mme Hélène Romano. La notion de lien est primordiale. J’utilise l’expression « orphelien » pour désigner un enfant qui n’a plus d’adulte présent psychiquement à ses côtés. Pour un enfant, la notion d’espace ne s’entend pas véritablement en termes de surface. Un enfant a surtout besoin d’un espace psychique avec un cadre qui le sécurise, mais aussi un espace qui ne soit pas totalement rigide et qui lui permette d’apprendre, d’expérimenter, etc. Le confinement nous a permis de renforcer des constats que nous faisions déjà, avec des enfants en mal-être dans des grandes demeures de deux cents mètres carrés tandis que d’autres se portaient bien dans des appartements de trente mètres carrés car leurs parents étaient disponibles psychiquement. La notion d’espace psychique est donc importante.

L’exemple rennais est remarquable mais il n’est pas élargi à toute la France pour des raisons multiples, et notamment parce qu’il repose sur l’investissement de certaines personnes et sur des moyens.

Je mettrai un bémol à propos des plates-formes téléphoniques. J’ai été sollicitée par des associations qui ont reçu l’injonction de se joindre à une plate-forme téléphonique. Le terme « injonction » signifie que si elles n’acceptaient pas de s’associer à la plate-forme, leurs subventions disparaîtraient. La bonne volonté ne suffit pas pour prendre en charge une personne en difficulté. Un médecin qui n’est pas chirurgien ne pourra pas me convaincre de le laisser m’opérer, même s’il est animé de toute la bonne volonté du monde ! Depuis les attentats, des cellules d’écoute se sont développées autour de l’idée que la bonne volonté suffirait et cela a produit des dégâts considérables. Une plate-forme téléphonique peut se révéler très efficace mais à la condition que les opérateurs soient formés. Dans le cas contraire, ce sera une catastrophe.

Pour revenir à la place de l’enfant dans notre société, je pense que nous avons affaire à un déni total. Les enfants sont trop souvent assimilés à des adultes en miniature. On a tendance à considérer qu’ils sont capables de penser comme un adulte, ils sont hypersexualisés très tôt, on leur confie des responsabilités de manière précoce. Les parents se les disputent en cas de séparation. J’ai même vu des parents se répartir les cendres de leur enfant décédé ! Un enfant n’est pas un objet mais un sujet. Il serait bon que les enfants soient considérés comme tels dans notre société. Un enfant qui ne parle pas n’en est pas moins capable de penser et de ressentir. Un enfant n’est pas un adulte en miniature mais un adulte en devenir. Il a besoin de la présence d’adultes à ses côtés. Le professeur Emmanuel Hirsch a mis en place un comité d’éthique auprès de la Présidence. Nous avons été consultés sur la notion de tri en médecine d’urgence : quelle conduite adopter pour décider si une personne âgée doit être prise en charge ou non ? J’ai insisté sur la place de l’enfant et j’ai émis des recommandations dans ce domaine. Elles n’ont pas été du tout suivies mais je n’en suis pas étonnée. Je travaille depuis trente ans auprès d’enfants. J’ai établi un protocole de prise en charge d’enfants après des catastrophes et des événements traumatiques collectifs. Je me suis heurtée à des responsables institutionnels et politiques de tous niveaux qui considéraient que ce n’était pas une priorité. Lorsque j’ai réclamé des moyens pour pouvoir accueillir les enfants adoptés en France dans de bonnes conditions afin qu’un lien puisse se créer avec les parents adoptifs, on m’a simplement répondu qu’aucun moyen ne serait déployé, qu’il s’agissait d’enfants, et que les enfants étaient réputés résilients. La résilience est un processus qui permet de se reconstruire à la suite d’un événement traumatique. Que l’on arrête de dire que les enfants sont résilients et qu’ils peuvent se remettre facilement d’un traumatisme. Ce n’est pas vrai. Un traumatisme peut provoquer des dégâts si l’on n’y prend pas garde. Je suis désolée d’insister mais je pense que notre société agit dans un déni total vis-à-vis des enfants, et qu’elle ne répond absolument pas à leurs besoins. Les intérêts et les besoins des enfants sont confondus. À l’école, les projets d’accueil individualisés sont censés permettre aux enfants en difficulté ou confrontés à un harcèlement de bénéficier d’une prise en charge adaptée mais le modèle d’évaluation est construit comme pour des adultes. On ne prend pas suffisamment de temps pour fournir des explications aux enfants. Il y aurait beaucoup à faire pour réapprendre aux adultes à parler aux enfants. Nous pourrions peut-être créer des émissions sur le sujet.

Je ne considère pas que nous ayons vécu une rentrée « normale ». Les enfants ne sont pas dupes, ils ont bien vu que ce n’était pas une rentrée comme les autres. Ils en déduisent que les adultes ont voulu leur mentir. Au lieu de cela, il aurait fallu leur expliquer que nous vivons une expérience inédite, et que nous allons chercher à la dépasser de manière positive en réinventant l’école et l’apprentissage. Le terme de rentrée « normale » a été très stigmatisant pour les enfants ainsi que pour les enseignants qui ont mal vécu la rentrée. Les arrêts maladie et les suicides sont nombreux chez les enseignants. Les plates-formes sont précieuses mais les enseignants ne sont pas des surhommes : ils ne peuvent pas enseigner, protéger, gérer leur stress, les injonctions contradictoires, les protocoles, etc. Nous aurions dû utiliser un autre terme, et expliquer aux enfants qu’ils auraient droit à une rentrée scolaire, même si elle allait être différente et innovante. La formule magique « même pas peur » ne fonctionne pas. Que faire si malgré tout l’enfant a peur ? Il faut travailler sur les ressources individuelles et familiales et aider les parents. Il faudrait développer les liens entre parents, enseignants et enfants.

Pour ce qui est des axes de recherche, il faudrait pour commencer avoir des moyens. Nous sommes souvent contraints à du bricolage pour trouver les ressources dont nous avons besoin pour la recherche. La loi relative aux recherches impliquant la personne humaine de 2012, dite « loi Jardé », rend par ailleurs les recherches complexes, surtout lorsque des enfants sont visés. Pour moi, l’un des principaux thèmes à explorer concerne les conséquences des troubles post-traumatiques liés au confinement sur la scolarisation. Il s’agirait d’évaluer l’intensité des troubles post-traumatiques et d’analyser une éventuelle corrélation avec la qualité des liens parents-enfants-enseignants ou bien avec la rupture du lien à l’école. Nous pourrions chercher à comprendre si les troubles du sommeil sont liés au fait que les enfants sont coupés de leur rythme de vie habituel. Nous ne pouvons à ce stade formuler que des hypothèses. Nous n’avons pas de données académiques précises dans ce domaine. Nous constatons que des troubles post-traumatiques existent, et nous en traitons les conséquences, mais nous en ignorons les causes profondes. Sont-elles à chercher autour de la rupture du lien avec le monde extérieur et le renforcement contraint du lien familial ? Nous pouvons émettre des hypothèses sur ces situations mais il serait intéressant de les étayer par des travaux de recherche.

Un autre thème de recherche possible est celui de la comorbidité. Je pense au deuil mais aussi aux pratiques dangereuses, aux risques suicidaires et aux troubles anxieux scolaires qui pourront apparaître. Nous évoquions tout à l’heure le lien avec les grands-parents. Certes rendre visite à une personne âgée fait courir à cette dernière le risque d’être contaminée mais elle peut tout aussi bien décéder à la suite d’une chute. Nous pourrions également élargir le thème des troubles post-traumatiques en nous intéressant non plus seulement aux conséquences directes de l’épidémie mais de celles des décisions prises à l’égard d’elle. Je pense par exemple aux mesures de quarantaine – qui ont d’ailleurs été analysées dans le cadre des études sur le SRAS et le virus Ébola. D’ailleurs, entre les termes « quarantaine », « quatorzaine » et « septaine », on a parfois du mal à s’y retrouver, même pour les adultes. Comment les enfants issus d’un foyer où un cas a été détecté ont-ils vécu le fait d’avoir été exclus de la rentrée ? Les autres enfants avaient entendu que leur camarade devait rester chez lui parce que son père, sa mère ou son frère était malade du Covid. Le Covid étant associé à l’idée de la mort, en le voyant revenir, les enfants pouvaient donc penser que leur camarade pouvait être porteur de la mort, qu’il était en quelque sorte un fantôme. Là encore, il est nécessaire de communiquer auprès des enfants afin de leur faire comprendre la situation.

Il faut donc accompagner les parents dès le début de la parentalité et les professionnels, dès leur formation initiale. Les médecins scolaires ne sont pas du tout formés – la médecine scolaire fonctionne en soins palliatifs. Les enseignants sont par exemple censés repérer les cas de harcèlement scolaire mais sans une formation appropriée, cela semble difficile. Cette formation peut être pragmatique. Un enseignant peut avoir besoin d’une formation de trois heures pour apprendre comment parler à un enfant ou comment s’occuper d’un enfant en mal-être. Cela semble plus utile qu’une formation de trois heures où on lui communique des statistiques qui ne lui serviront guère dans son travail au quotidien au contact des enfants. Tout cela nécessite des décisions politiques. Les plates-formes doivent être composées de personnes formées. Il convient d’éviter de disqualifier des professions à cause de glissements de tâches – un enseignant qui s’improviserait pédopsychiatre par exemple. Nous sommes dans une période de confusion et nous avons besoin des responsables politiques pour réintroduire de l’ordre dans ce désordre global.

Peut-être faudrait-il aussi rappeler les médias à l’ordre. Le clip que vous avez évoqué est absolument terrible et culpabilisant. Nous ne pourrons pas transmettre à nos enfants l’image d’une société sécurisante avec un message mortifère, ou en stigmatisant, en menaçant de sanctions, etc. Si nous instaurons un clivage générationnel, ce sera très lourd de conséquences pour notre société. Nous avons besoin des responsables politiques pour agir de manière raisonnée et pour redonner à l’enfant une place dans notre société.

Mme la présidente Sandrine Mörch. Je suis toujours stupéfaite de voir le peu de cas qui est fait des enfants du divorce.

Mme Hélène Romano. On a l’impression qu’être parent est quelque chose de facile et d’inné, et qu’un enfant est une sorte de gadget, alors qu’être parent, c’est une véritable aventure.

Mme Sylvie Tordjman. Il est essentiel de ne pas placer les enseignants dans la position de soignants. Il est important que chaque acteur exerce son rôle. Je ne suis pas pour ma part professeur des écoles. Cependant, un enseignant peut observer l’évolution du comportement d’un enfant. D’ailleurs, lorsqu’un enseignant fait part de son inquiétude, c’est souvent à juste titre. Avant même le confinement, nous avions déjà une plate-forme téléphonique qui permettait aux professionnels de l’Éducation nationale de nous saisir lorsqu’ils étaient inquiets à propos d’un enfant. Le fait que nous prenions le relais soulageait déjà l’enseignant, puis nous donnions suite en faisant intervenir un professionnel afin qu’il procède à une évaluation.

Je suis également sensible à l’information. Je pense à la contagiosité des tentatives de suicide, lorsque dans un établissement, un jeune effectue une tentative de suicide puis que la presse se met à fournir des détails, transformant le jeune en une sorte de héros, ce qui incite d’autres jeunes à passer à l’acte. Aux États-Unis, pays pionnier en la matière, une réflexion a été menée sur une initiative fédérale, aboutissant à la rédaction d’une charte décrivant la manière dont les tentatives de suicide devaient être traitées, charte que les journalistes devaient signer. Nous avons par ailleurs lancé le programme Parageno en France, qui astreint les journalistes au respect d’une certaine déontologie : ils ne sont pas censés dévoiler trop de détails lorsqu’ils relatent une tentative de suicide chez un jeune. Ils doivent communiquer des informations factuelles mais pas de détails sur la vie personnelle de la victime, qui seraient susceptibles de provoquer un sentiment d’assimilation chez d’autres jeunes.

Pour répondre à la question de tout à l’heure : « à qui profite le crime ? », il me semble que les médias cherchent avant tout à doper leur audience en relayant ce type d’information. Une charte ne serait-elle pas nécessaire dans ce cas de figure également ? Nous allons être confrontés pendant encore plusieurs mois à cette crise sanitaire, et les enfants qui voient certaines informations risquent d’être exposés à des images morbides. Certains – pas nécessairement tous – pourraient développer un traumatisme. Il me semble important d’introduire des filtres à ces informations, sous peine de susciter une phobie généralisée. Sur le plan éthique, cette exploitation de la détresse humaine me semble insupportable.

Mme la présidente Sandrine Mörch. On peut aussi apprendre aux parents à couper les images.

Mme Sylvie Tordjman. Une charte permettrait peut-être aux journalistes de prendre conscience des conséquences potentiellement traumatiques de certaines informations auprès de la population, y compris auprès de leurs propres enfants.

Mme Marie-George Buffet. Des chartes professionnelles existent déjà.

Mme Sylvie Tordjman. Raison de plus pour les mettre en évidence en cette période de Covid. Dans la mesure où l’épidémie devrait encore durer, nous devrions réfléchir à un mode de régulation des informations qui sont déversées chaque jour par les médias. Nous y sommes malgré tout parvenus pour les tentatives de suicide. Nous avons réussi à faire prendre conscience aux journalistes qu’indirectement, ils contribuaient au passage à l’acte d’autres jeunes.

Mme Marie-George Buffet. Les journalistes se sont dotés de leurs propres outils pour effectuer les choix déontologiques nécessaires. Ce n’est pas à nous de leur imposer.

Mme la présidente Sandrine Mörch. Le constat de la traumatologie de l’information est intéressant et ce sujet est à creuser. Je vous remercie de votre participation.

La réunion se termine à dix-sept heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission d’enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du Covid-19
sur les enfants et la jeunesse

 

Réunion du jeudi 24 septembre à 15 heures 45

Présentes.  Mme Marie-George Buffet, Mme Sandrine Mörch, Mme Maud Petit, Mme Sylvie Tolmont

Excusé. - M. Bertrand Sorre