Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, à huis clos, de Mme Alice Guitton, directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), sur le projet de loi de finances pour 2021.

 


Mercredi
7 octobre 2020

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 05

session ordinaire de 2020-2021

 

Présidence de
Mme Françoise Dumas, présidente


 

 


 

La séance est ouverte à dix-sept heures cinq.

Mme Françoise Dumas, présidente. Nous avons le plaisir de retrouver Mme Alice Guitton. Nous vous auditionnons en votre double qualité de directrice générale des relations internationales et de la stratégie, mais aussi de responsable du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ».

Avant de rentrer dans des considérations purement budgétaires, nous serions intéressés à ce que vous nous dressiez un panorama succinct de la situation internationale actuelle et des principales évolutions de l’environnement stratégique. Les sujets d’actualité ne manquent malheureusement pas : le Sahel, bien sûr, mais aussi les tensions entre la Grèce et la Turquie en Méditerranée, et leurs conséquences éventuelles sur le plan géopolitique, la crise en Biélorussie, et plus récemment, les graves affrontements apparus au Haut-Karabagh entre les forces azerbaïdjanaises et arméniennes.

De manière plus générale, nous souhaiterions connaître votre analyse sur les conséquences de la crise sanitaire sur l’évolution et l’appréhension des menaces, ainsi que sur l’évolution des équilibres géostratégiques. Quelles sont les principales leçons et recommandations que vous tirez de toutes ces analyses, notamment pour nos armées ? Développez-vous des analyses spécifiques sur les nouveaux domaines de conflictualité que sont le cyber et l’espace ? Comment votre direction est-elle associée à la révision en cours de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017, en vue de l’actualisation de la loi de programmation militaire (LPM) ?

Le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense », dont vous êtes responsable, rassemble les crédits destinés à éclairer le ministère des Armées sur l’environnement stratégique présent et futur, dans le but d’élaborer et de conduire la politique de défense de la France. Il inclut les crédits de la prospective de défense, de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), ainsi que ceux liés à la mise en œuvre de la diplomatie de défense, dont le réseau des attachés de défense, qui relève de la DGRIS.

Nous souhaiterions que vous nous dressiez un panorama général des grandes évolutions et tendances budgétaires qui caractérisent le programme 144 dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2021. La trajectoire financière du programme, en particulier dans le cadre des études amont, vous apparaît-elle satisfaisante ? Quels sont les points d’attention qui méritent selon vous d’être portés à notre connaissance ?

Quelles ont été les conséquences budgétaires de la crise sanitaire sur les différents services, directions, écoles et opérateurs relevant du programme 144, et en particulier sur l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA) et l’École polytechnique ?

Enfin, le programme 144 étant marqué par une hausse très substantielle des autorisations d’engagement au profit de la DGSE – près de 310 % – nous souhaiterions vous entendre plus particulièrement sur les raisons de cette hausse et sur les défis auxquels elle doit faire face.

Mme Alice Guitton, directrice générale des relations internationales et de la stratégie. C’est avec un très grand plaisir que je réponds pour la troisième fois à votre invitation à m’exprimer devant votre commission en tant que directrice générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées. Il y a un an, je débutais mon propos en soulignant combien les douze mois écoulés avaient été denses, et marqués par de profondes évolutions de notre environnement stratégique. Je réaffirme ce constat, alors que nous traversons une crise sanitaire sans précédent pour nos démocraties modernes. Nous commençons à peine à prendre la mesure de ses conséquences économiques et stratégiques.

Les bouleversements déjà à l’œuvre s’accélèrent avec la crise, créant une réalité nouvelle, exigeant de nous adaptation et résilience. Je reviendrai sur cette appréciation des enjeux de défense nationale, européenne, et mondiale après la crise sanitaire. Je commencerai par un bref rappel des responsabilités de la DGRIS, en particulier dans la réponse collective du ministère des Armées à la crise sanitaire. Je vous présenterai ensuite les grandes masses et orientations du programme 144 dont j’ai la responsabilité, dans ses différents domaines d’action : renseignement ; prospective de défense ; relations internationales.

La DGRIS a démontré sa robustesse, son adaptabilité et sa pertinence, y compris dans le contexte de la crise sanitaire. En premier lieu, elle a assuré le pilotage et la coordination de l’action internationale du ministère, en pleine cohérence avec l’action diplomatique du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, et ceci à travers différents axes. Le premier d’entre eux concerne l’animation des partenariats bilatéraux, à travers les instructions données à nos attachés de défense, répartis sur les quatre-vingt-neuf missions de défense bilatérales, qui couvrent cent soixante-six pays, et les représentations multilatérales auprès de l’Union européenne, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) et la Conférence du désarmement.

Nous avons contribué à la définition des positions exigeantes de la France au sein des organisations internationales, et poursuivi notre appui à l’état-major des armées (EMA) et à la Direction générale de l’armement (DGA), qui ont la responsabilité de la conduite des opérations, du soutien des opérations d’exportation, et des coopérations en matière d’armement. Enfin, nous avons continué à représenter notre ministère auprès des autres départements ministériels pour les questions relevant de sa compétence.

Au-delà des relations internationales, la DGRIS a poursuivi sans discontinuité le pilotage ministériel des travaux de stratégie, d’anticipation, et de prospective, comme la toute dernière stratégie énergétique de défense, présentée le 26 septembre 2020 par la ministre. Nous sommes restés extrêmement attentifs à la déclinaison du livre blanc et de la revue stratégique, en veillant, en lien avec l’EMA, la DGA, et le Secrétariat général pour l’administration (SGA), à améliorer et à renforcer le lien entre stratégie de défense et programmation militaire. Plus précisément, la DGRIS contribue effectivement aux travaux d’actualisation de la LPM 2019-2025, dans la perspective de la clause de revoyure de 2021.

Enfin, nous restons pilotes en matière de lutte contre la prolifération, pour la maîtrise des armements, et le contrôle des transferts sensibles. Je note que pour exercer ces différentes missions, la DGRIS a continué à gérer ses ressources, qu’elles soient budgétaires ou humaines au plus près.

Cette structure adaptable et pertinente s’est avérée résiliente face à la crise, grâce à l’adaptation de ses modes de fonctionnement, et notamment grâce à un plan de continuité d’activité qui a fait place à l’échelon central, comme au niveau des représentations et missions de défense, au télétravail, au recours aux moyens dématérialisés, avec cependant une vigilance constante à la protection du secret de l’information et des réseaux classifiés. Cette politique a également été mise en place dans le souci toujours central de préserver la santé physique de nos équipes, mais aussi de soutenir leur moral, leur motivation et leur cohésion.

Ensuite, en lien étroit avec les autres entités du ministère, et le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, ce sont les missions essentielles et prioritaires que nous avons tenté de préserver malgré la crise. Je les détaille rapidement. Tout d’abord, l’accompagnement politique des opérations, en particulier dans les cadres multilatéraux – les opérations de maintien de la paix de l’ONU, les missions de l’OTAN et de l’Union européenne, nos activités dans la coalition contre Daesh –, mais aussi dans des cadres ad hoc – mission européenne de sécurité maritime dans le Golfe, ou encore le lancement de la task force Takuba le 27 mars 2020.

Le maintien de nos coopérations internationales avec nos partenaires stratégiques majeurs, notamment européens, a constitué l’une de nos priorités, en vue d’entretenir la solidarité, mais aussi de stimuler la coopération face à la crise sanitaire à la fois dans des cadres bilatéraux et multilatéraux. Dans le cadre de l’initiative européenne d’intervention (IEI), deux réunions ministérielles ont été organisées dès le début de la crise, pour rechercher des coopérations bilatérales ou multilatérales fructueuses, à l’instar de celle entre la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni dans les Caraïbes.

Nous nous sommes également attachés à la promotion de nos ambitions en matière de défense. Nous avons travaillé étroitement avec les présidences, et la préparation de la présidence allemande, mais aussi à l’OTAN, où des réunions ministérielles se sont tenues, et dans la continuité des orientations de la coalition internationale pour le Sahel. Les missions d’anticipation stratégique sur les sujets les plus critiques ont été poursuivies. Plus de cent cinquante notes ont ainsi été produites pendant le confinement, pour analyser de manière thématique et géographique l’impact de la crise sanitaire sur nos enjeux, au bénéfice du ministère et de l’interministériel.

Nous avons par ailleurs assuré le pilotage du réseau diplomatique de défense, qui a été très exposé, et directement mobilisé dans la gestion de la crise aux côtés des chefs de poste et des ambassadeurs.

La dernière de nos missions essentielles a été la conduite des missions de ressources humaines. En l’occurrence, nous avons poursuivi la transformation interne de la DGRIS, pour lui permettre de faire face aux échéances à venir, et notamment à la préparation de la présidence française de l’Union européenne grâce à la nomination d’un directeur de projet dédié.

Certes, l’impact de la crise sur l’action du ministère est indéniable. La réduction du trafic aérien, les visites et déplacement réduits depuis et vers l’étranger, les limites imposées au nombre de personnes que nous pouvons réunir, ou encore les difficultés à établir des canaux de communication sécurisés, notamment en dehors de la zone euro-atlantique, complexifient la tenue de l’agenda international. Néanmoins, grâce à l’ensemble des mesures palliatives que j’ai énoncées, le « bateau des relations internationales et de la stratégie » est resté à flot, et la dette organique a pu être maîtrisée.

Aujourd’hui, le mot d’ordre est de tout faire pour continuer à agir tout en évitant d’alourdir cette dette. Nous le faisons avec des compétences internes, mais également en animant un plateau international transverse, qui fait intervenir les acteurs du ministère des Armées et du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères pour assurer un suivi régulier des tendances et évolutions internationales liées à la crise sanitaire, des mesures sanitaires qui impactent nos forces ou les ressortissants français, et enfin, des stratégies de contribution du ministère des Armées auprès des autorités civiles pour répondre à ces crises.

Pour l’avenir, même si la pandémie n’est pas terminée, nous sommes d’ores et déjà engagés dans un important exercice de retour d’expérience, que nous croisons avec nos partenaires les plus proches, notamment ceux de l’IEI, mais aussi les États-Unis, ou encore d’autres partenaires stratégiques plus lointains comme l’Australie, afin de mieux éclairer comment l’appui des forces armées aux autorités civiles face à ce type de crise peut être amélioré et quels mécanismes-cadres de gestion de crise peuvent être développés pour incarner encore davantage la solidarité dans le futur.

L’une des leçons apprises, éclairée lors de la dernière réunion ministérielle de l’IEI du 25 septembre 2020, est bien la nécessité de renforcer la capacité à répondre en interministériel aux stratégies de communication offensives, ou aux campagnes de désinformation développées par certains acteurs étatiques, voire plus globalement, à la diffusion de narratifs hostiles à l’égard des modèles démocratiques. Soyons clairs : contrer ces manœuvres dans le domaine informationnel nécessite des outils, que nous devrons exploiter au niveau interministériel si l’on veut en démultiplier l’efficacité.

Le programme 144 est également au cœur des responsabilités que j’exerce. Là encore, nous avons poursuivi nos travaux avec la rigueur qu’exigent nos ambitions de défense. Toute ambition requiert des moyens. Le programme 144 est à ce titre une partie intégrante de l’équation stratégique à laquelle il m’appartient tout particulièrement de veiller. Dans le prolongement des annuités 2019-2020, le programme 144 voit sa ressource augmenter, conformément à la trajectoire définie par la LPM 2019-2025, qui fait bien de l’innovation, de la préparation du futur, et du renseignement – DGSE et DRSD – une priorité.

Le programme 144 rassemble trois actions, dont la conduite est répartie entre la DGRIS, la DGSE, la DRSD, la DGA et l’EMA. Ces trois actions contribuent à la fonction « connaissance et anticipation » relevée dans le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Dans le cadre du PLF pour 2021, le programme 144 se voit doté de 3 106 millions d’euros en autorisation d’engagement (AE), soit une hausse de 76 %, et de 1 685 millions d’euros en crédits de paiement (CP), soit une hausse de 9 %. Cette hausse s’explique principalement par l’opération immobilière structurante menée par la DGSE, qui représente 1,1 milliard d’euros. À un moindre titre, elle s’explique également par la poursuite de la montée en puissance de la DRSD.

L’action 3, intitulée « recherche et exploitation du renseignement intéressant la sécurité et la défense », se voit dotée de 1 556 millions d’euros en AE, et 406 millions en CP, soit des augmentations respectives de 290 % et 11 %.

La DGSE poursuit en 2021 sa stratégie de renforcement de ses effectifs et moyens, de ses capacités de réponse opérationnelle en cohérence avec la LPM, afin de renforcer un modèle intégré, à savoir, garantir sa résilience et sa sécurité, et étendre ses capacités d’action. Le contexte que nous observons d’accroissement de son activité opérationnelle nécessite d’anticiper, de s’adapter aux évolutions technologiques, et de disposer des outils techniques mutualisés qui bénéficieront à l’ensemble de la communauté du renseignement.

L’année 2021 voit enfin se poursuivre les efforts engagés dans le domaine immobilier, avec une nouvelle étape à franchir dans la réalisation de projets nécessaires pour achever les ambitions stratégiques de souveraineté, établies dans la trajectoire de la LPM.

La DRSD se voit dotée de 20 millions d’euros en AE, et de 18 millions d’euros en CP. Elle poursuit sa montée en puissance capacitaire, avec une modernisation de ses moyens techniques, et une augmentation de ses effectifs. Les ressources inscrites au PLF pour 2021 doivent lui permettre de financer cette transformation, d’acquérir des outils de contre-ingérence efficaces et innovants, et de développer la nouvelle « base de souveraineté », qui permettra de stocker et d’exploiter le renseignement à partir d’une solution logicielle purement nationale. Ces ressources lui permettront de déployer des outils d’aide à la décision, qui fluidifieront le processus d’habilitation, avec notamment l’outil SOPHIA. Enfin, elles rendront possible un nécessaire plan d’équipement de moyens techniques pour la direction centrale et les échelons déconcentrés.

J’en viens à l’action 7, qui recouvre les besoins de la prospective de défense portés par la DGRIS, l’EMA et la DGA. Au PLF pour 2021, ses crédits enregistrent une augmentation de 14 % en AE, et de 8 % en CP, pour s’élever au total à 1 510 millions d’euros en AE, et à 1 238 millions d’euros en CP.

L’action 7 se décline en quatre sous-actions :

-          les études prospectives et stratégiques, pilotées par la DGRIS, qui se voient dotées de 9 millions d’euros en AE comme en CP ;

-          les études opérationnelles et technico-opérationnelles, pilotées par l’EMA, au titre de la prospective des systèmes de forces, dont les crédits s’élèvent à 22 millions d’euros en AE et en CP ;

-          les études amont, volet essentiel, qui représentent le volume financier le plus important de cette action. Pilotées par la DGA, leurs ressources augmentent de 17 % en AE comme en CP, pour s’élever à 1 174 millions d’euros en AE, et à 901 millions d’euros en CP. La programmation 2021 des études amont s’appuie sur le Document de référence de l’orientation de l’innovation de défense (DrOID) 2021. Il permet de consacrer à l’innovation des efforts importants ;

-          la gestion des moyens et subventions, dotée de 305 millions d’euros en AE et en CP, soit une hausse moyenne de 5 % par rapport à 2020. Pilotée par la DGA, elle recouvre les subventions octroyées aux opérateurs participant à des études en matière de recherche et de défense, à l’instar de l’ONERA, ou des écoles de la DGA, dont l’École polytechnique.

L’action 8 du programme 144 est consacrée aux relations internationales et à la diplomatie de défense. Sa gestion relève de la DGRIS. Elle se voit dotée de 40 millions d’euros en AE, et de 41 millions d’euros en CP pour 2021. Ces crédits financent des actions de coopération et d’influence internationales, dont la contribution versée au gouvernement de la République de Djibouti au titre de l’implantation des forces françaises, la contribution française au budget de l’Agence européenne de défense (AED), les actions de coopération bilatérales et multilatérales entreprises dans le cadre du partenariat mondial contre la prolifération des armes de destruction massive (PMG7), et le soutien à notre réseau de diplomatie de défense.

L’impact de la crise sanitaire sur la gestion 2020 du programme 144 a été très limité. Pour les budgets opérationnels de programme (BOP) de la DGRIS, de la DRSD et de l’EMA, elle n’a eu aucune incidence financière. Certains éléments pourraient être relevés, que je pourrai commenter plus avant si vous le souhaitez.

Les mesures de rebond concernent principalement l’ONERA, qui voit son résultat net comptable diminuer de 13 millions d’euros, du fait notamment de la diminution des produits contractuels. Il faudra rester attentif à ce que les effets de cette crise sanitaire sur la situation de l’ONERA, en particulier vis-à-vis des prises de commandes vers l’industrie, ne perdurent pas en 2021.

Par ailleurs, l’École polytechnique estime que la crise se traduira par une dégradation de sa situation budgétaire de 8 millions d’euros, principalement en raison de ses baisses de recettes de mécénat. Les prévisions budgétaires de l’École polytechnique sont en cours de consolidation.

Les autres écoles de la DGA sont également impactées par la crise sanitaire, avec une certaine diminution de recettes et des dépenses exceptionnelles. Elles le sont dans une moindre mesure, et devraient être capables de l’absorber en mobilisant leur trésorerie.

J’en viens à la troisième partie de mon propos. En quoi cette crise sanitaire a-t-elle fait évoluer le contexte stratégique international ? Ou plutôt, comment voyons-nous aujourd’hui nos principaux enjeux de sécurité et de défense, de souveraineté et de résilience nationale et européenne dans ce contexte post-Covid, qui affecte directement nos sociétés ?

Les indicateurs épidémiologiques se dégradent. L’économie mondiale entre dans une période de récession sans précédent. Il est néanmoins encore trop tôt pour décliner pleinement tous les impacts de cette crise sanitaire et économique, y compris sur le plan stratégique. Cependant, nous partageons le constat clair dressé par nos partenaires proches comme plus lointains, jusqu’à Canberra, à plus de dix-sept mille kilomètres de Paris. J’emprunte par exemple les termes de la ministre australienne de la Défense, Mme Linda Reynolds : « Nous faisons face à un monde post-Covid 2019 plus instable, plus dangereux, et plus vulnérable aux perturbations économiques et technologiques. Les évolutions de puissance et les tensions qui pèsent aujourd’hui sur les règles, les normes et les institutions mettent en danger l’ordre international tel que nous le connaissons. »

C’est un fait. La crise sanitaire a fortement contribué à accentuer chacune des conclusions que nous avions relevée dans la revue stratégique de 2017, et plus particulièrement la triple rupture, stratégique, politique et juridique, et technologique, évoquée plus récemment par le président de la République dans son discours sur la stratégie de défense et de dissuasion à l’École de Guerre le 7 février 2020. Les équilibres stratégiques et les hiérarchies de puissances sont aujourd’hui remis en cause. L’architecture internationale de sécurité continue de s’éroder. Le multilatéralisme recule, et parallèlement, les crises persistent, les tensions s’amplifient, la multipolarité nucléaire se confirme, et la compétition stratégique se désinhibe très largement. Tous les champs de la conflictualité sont donc concernés, et nous sommes affectés par cette réalité jusque sur le territoire national.

Je ferai un bref tour d’horizon géographique des tensions, crises et fragilités. L’Europe connaît des tensions assez fortes. À l’Est et au Nord, elles sont palpables, à l’occasion de manœuvres militaires. Elles ne disparaissent jamais complètement, et sont susceptibles de conduire à des escalades incontrôlées, en matière de cyber, par exemple. Elles s’illustrent en ce moment même par les développements dans le conflit du Haut-Karabagh, ou sur un plan différent, en Biélorussie.

Au sud de l’Europe, à l’image de la situation en Libye, la conjugaison de luttes d’influence exacerbées, d’ingérences étrangères, et de recul de la puissance militaire occidentale laisse là aussi le champ libre à des difficultés accrues pour parvenir à une sortie de crise, et consolider une voie politique.

L’Afrique, quant à elle, demeure un foyer de crises ouvertes, que les jeux d’influence étrangère, russes et chinoises, et les risques liés aux conséquences indirectes de la crise sanitaire viennent encore déstabiliser. Nous y sommes engagés, au Sahel notamment, aux côtés de nos partenaires africains et européens, pour lutter contre le terrorisme, et concourir à la paix.

Néanmoins, on voit bien que sur ce continent, comme en Asie et au Proche et au Moyen-Orient, les crises deviennent plus complexes. Elles sont aggravées par des fragilités multiples et transverses : les pressions démographiques et migratoires ; les dérèglements climatiques ; les risques sanitaires ; les rivalités énergétiques ; les trafics, qui s’entremêlent avec des réseaux de criminalité organisée ; les entorses au droit international ; les accès aux ressources et aux flux rendus plus compliqués.

Ces éléments de fragilité se conjuguent et s’entretiennent mutuellement, jusqu’à des extrémités qui peuvent être préoccupantes, et conduire à dépasser les structures de gouvernance des États. À défaut de cadre de gouvernance solide, ou bien soutenu, comme nous le constatons au Liban, cette conjoncture pourra laisser le champ libre à l’expansion de menaces.

Dans le cadre de la revue stratégique, nous en relevions trois principales : le terrorisme djihadiste ; la prolifération ; le retour de la compétition stratégique. De mon point de vue, elles sont toujours aussi réelles. La menace terroriste reste élevée, et exploite les défaillances étatiques, les situations de déstabilisation locale, la mauvaise gouvernance, et les divisions ethniques et religieuses. Les organisations djihadistes, en particulier l’État islamique et Al-Qaida, demeurent très actives, notamment au Sahel, au Moyen-Orient et en Afghanistan, même sous des formes insurrectionnelles et non territoriales. Hélas, les pays occidentaux, dont la France, restent des cibles.

De même, la prolifération poursuit son accélération. Les capacités conventionnelles avancées – drones, missiles de tous types, capacités de déni d’accès ou d’interdiction de zone – deviennent accessibles à des puissances régionales, ainsi qu’à des acteurs non étatiques, rapprochant continûment les menaces du territoire européen.

La prolifération biologique et chimique se poursuit elle-aussi, comme en atteste l’utilisation d’agents chimiques sur le théâtre syrien, ou plus récemment en Europe, contre l’ancien agent russe Sergueï Skripal à Salisbury, ou encore dans le cas récent de l’opposant politique Alexeï Navalny. Par ailleurs, face à la détérioration des crises de prolifération nord-coréenne et iranienne, et l’amélioration continue de certains vecteurs balistiques, il est clair que nous ne pouvons pas relâcher nos efforts dans la lutte contre la prolifération nucléaire à l’approche de la conférence d’examen du traité de non-prolifération en début d’année 2021.

Enfin, la compétition stratégique entre grandes puissances est avérée, exacerbée et décomplexée. Elle s’exerce dans tous les domaines, dont le cyber, le spatial et le champ informationnel. Elle est marquée de plus en plus par le recours systématique à des modes d’action asymétriques et à des stratégies hybrides. Ces stratégies s’appuient de manière croissante sur une utilisation intégrée de moyens civils, militaires et de renseignement. Elles visent à exploiter les vulnérabilités au cœur même du fonctionnement de nos démocraties, à projeter de l’intimidation, ou une subversion douce, notamment à travers des manœuvres militaires d’envergure, qui créent un sentiment d’insécurité.

Je pense aussi par exemple au renouveau de la puissance militaire russe, qui permet à Moscou d’essayer d’intimider son voisinage et de projeter de manière plus affirmée son influence en Europe et au-delà. La République populaire de Chine poursuit pour sa part une remontée en puissance militaire vigoureuse, et développe des ambitions globales ouvertes. La pandémie a bien mis en lumière ses ambitions stratégiques et les modes d’action du régime chinois, comme nous avons pu le constater avec la « diplomatie du masque ».

En réaction, les États-Unis, notre allié historique, ont augmenté le budget du Pentagone et ont fait de la rivalité avec Pékin l’objectif principal de leur politique de défense. Ils se trouvent donc nécessairement moins tournés vers l’Europe et le reste du monde – Afrique, Méditerranée, Levant – et pourraient même vouloir se désengager de la gestion de certaines crises régionales. Nous devons intégrer cette nouvelle réalité, qui ne changera pas, quel que soit le résultat de l’élection américaine de novembre.

À cette tendance lourde, s’ajoute l’enhardissement des puissances régionales comme la Turquie, ou sur un autre plan, l’Iran, qui font preuve d’un aventurisme et d’un opportunisme stratégique croissant pour asseoir leur statut, promouvoir leurs intérêts, et pousser leur jeu là où ils ne rencontrent pas de limites. Cet enhardissement trouve parfaitement à s’illustrer dans l’espace méditerranéen, carrefour stratégique où l’on voit se croiser problématiques migratoires, criminelles et juridiques. Ce carrefour est aujourd’hui de plus en plus déstabilisé par la projection des puissances régionales et les tensions liées aux enjeux énergétiques.

Enfin, je ne peux brosser ce panorama sans aborder les deux facteurs puissants que sont la course technologique, notamment aux technologies de rupture, comme l’intelligence artificielle, et concomitamment, la déconstruction progressive des architectures de sécurité, la fin du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), les incertitudes sur l’avenir du traité START de réduction des armes stratégiques et le retrait américain du traité Ciel ouvert. Par ailleurs, les approches plus radicales de désarmement, cristallisées notamment par le TIAN qui devrait rentrer en vigueur dans quelques mois, fragilisent l’architecture internationale de désarmement et de non-prolifération. Ces tendances n’ont pas ralenti pendant la crise. Il résulte ainsi de cette nouvelle réalité stratégique des risques sérieux de reprise de la course aux armements, de malentendus ou d’escalades non maîtrisée.

Je ne vous laisserai pas sur un constat exclusivement pessimiste. Comment répondons-nous à cette situation ? Face au durcissement des menaces et au rapprochement des foyers de crise, la France et ses partenaires européens doivent avant tout se préparer et anticiper. Anticiper ne signifie pas nécessairement être capable de tout prévoir, mais c’est au moins être capable de se préparer à faire face aux surprises stratégiques de demain, d’abord au niveau national mais aussi sur le plan européen.

Évidemment, cela passe par une poursuite de l’effort de défense et d’adaptation des postures et capacités engagées. À ce titre, la dissuasion nucléaire demeure en dernier recours la clé de voûte de notre sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux, comme l’indiquait le président de la République le 7 février 2020. Cela signifie aussi que nous allons travailler à des stratégies spécifiques, appuyées par des objectifs tangibles et des moyens – cyber, espace, intelligence artificielle –, mais aussi nous focaliser sur certaines régions, l’Arctique, l’Indopacifique, et contribuer à y fédérer l’ensemble des acteurs indispensables à l’établissement d’une vision commune des enjeux. Évidemment, la trajectoire positive de la LPM, qui acte une augmentation des dépenses de défense, pour permettre aux forces armées françaises de remplir leur mission et de se préparer à un contexte stratégique dégradé, est essentielle. Il est plus que jamais nécessaire de ne pas baisser la garde.

S’agissant de l’Europe et de la France, il nous faut aussi relever les défis d’un monde plus dangereux. À ce titre, il faut faire face aux implications multiples, régionales, mais aussi technologiques de la confrontation globale entre la Chine et les États-Unis, devenue structurante. Cela doit devenir un élément réellement essentiel de nos réflexions. Nous devons évaluer plus clairement les impacts du repositionnement des États-Unis sur leurs intérêts nationaux plus étroits et les conséquences de leur possible désengagement de certains théâtres, dont la gestion serait renvoyée vers les Européens. Nous devons mesurer les implications pour l’OTAN et la sécurité européenne des capacités militaires et des manœuvres hybrides de la Russie, et affermir notre réaction face à l’influence de nos compétiteurs jusqu’aux marches européennes.

J’en viens à une deuxième réflexion majeure. En réponse à l’environnement que j’ai décrit, relancer cet effort national ne suffira pas. Si la France doit pouvoir disposer de capacités de défense crédibles, il lui faut également agir en coopération avec ses alliés et partenaires. Je pense que nous pouvons affirmer que la relance de la défense européenne est aujourd’hui une réalité concrète, illustrée par de multiples réalisations, sur lesquelles je suis prête à revenir dans nos échanges. Celles-ci s’expriment sur le plan politique, à travers la coopération structurée permanente (CSP), capacitaire, avec le Fonds européen de défense (FEDef), opérationnel, comme en témoignent les missions et opérations de l’Union européenne, mais également dans des cadres ad hoc, tels que l’IEI, la mission européenne de surveillance maritime dans le détroit d’Ormuz (EMASoH), ou la task force Takuba. Bien sûr, elles passent par l’adaptation de l’OTAN, que nous continuons à soutenir, tant elle reste la pierre angulaire de la défense collective de l’Europe.

Outre ces formats multilatéraux, les cadres bilatéraux demeurent eux-aussi essentiels pour développer nos coopérations et ambitions de défense. Je pense bien sûr à nos alliés britanniques, à quelques semaines des dix ans du traité de Lancaster House, dans le contexte très sensible du Brexit. Je pense également à nos alliés allemands, avec lesquels notre coopération a franchi des paliers majeurs, comme en témoigne le développement du système de combat terrestre principal (MGCS), et du système de combat aérien du futur (SCAF), auquel participe également l’Espagne.

Je songe aussi à d’autres partenaires bilatéraux, avec lesquels nous avons également renforcé significativement nos liens : l’Italie, l’Espagne, le Portugal, plus récemment la Grèce, ou encore la Suisse, la Belgique, les Pays-Bas, les pays nordiques, la République Thèque, ou l’Estonie. Ces relations se densifient et nous permettent de créer des alternatives et des opportunités de réaction commune.

Notre relation avec les États-Unis reste déterminante. Nous sommes engagés avec ce partenaire sur de nombreux théâtres, comme le Levant, ou encore le Sahel. Elle le restera, là aussi quel que soit le résultat des élections en cours. Si je me tourne vers l’espace Indopacifique, l’intensification des partenariats stratégiques et des coopérations que nous avons noués avec l’Inde, l’Australie et le Japon doit nous aider à asseoir la stabilité d’une région où la France est, ne l’oublions pas, une puissance souveraine, et où les défis sont croissants, en mer notamment.

J’en viens enfin aux efforts de dialogue que nous poursuivons avec la Russie. Ce dialogue est voulu lucide et exigeant, avec un effort porté au niveau de treize groupes de travail constitués. Chacun de ces groupes doit fournir un cadre spécifique pour s’expliquer franchement sur les crises régionales, en Afrique et au Moyen-Orient, sur la menace terroriste, sur la stabilité stratégique en Europe, où la confiance reste à construire, voire encore sur les différents domaines de confrontation.

Les échanges avec la Chine au niveau du ministère des Armées restent plus modestes. Ils visent surtout pour nous, dans le cadre du processus P5 qui réunit les États dotés de l’arme nucléaire, à rechercher davantage de transparence quant à la doctrine nucléaire et à la posture de défense chinoise. C’est un dialogue qui doit aussi nous conduire à engager la Chine à respecter le droit international, notamment s’agissant de la liberté de navigation, et plus généralement, à faire évoluer notre relation bilatérale vers une réciprocité effective.

Pour résumer nos objectifs pour l’avenir, avec un horizon proche, la présidence française de l’Union européenne : il s’agit tout d’abord de nous mobiliser pour faire progresser dans les faits l’autonomie stratégique et la souveraineté européenne, qui requièrent de disposer des moyens et des ressources nécessaires pour préserver la liberté d’appréciation, la liberté de décision et la liberté d’action. Il s’agit également de consolider la solidarité européenne autour d’une vision partagée des intérêts, menaces et défis de demain. Le projet de « boussole stratégique » lancé par la présidence allemande de l’UE peut en offrir l’opportunité.

Nous devons également nous mobiliser pour renforcer les bases industrielles et technologiques de défense (BITD) françaises et européennes, en veillant à la cohérence de nos processus capacitaires, de manière à préserver la souveraineté technologique européenne et à exploiter les opportunités qu’offrent nos BITD. Enfin, parce que la résilience fait désormais partie de nos axes d’efforts indispensables, nous travaillerons aux stratégies de réponse aux modes d’action hybrides. Nous réfléchirons à la sécurité de nos approvisionnements de défense et nous travaillerons à la réduction de nos dépendances technologiques et industrielles dans des domaines critiques (énergie, matériaux critiques, certaines technologies).

Je crois que la crise de la Covid-19 a rappelé brutalement que la surprise stratégique existe et que nous devons nous y préparer, même si nous avions anticipé dans le livre blanc et la revue stratégique le potentiel risque de crise sanitaire. Nous poursuivrons résolument tous les efforts que nous avons engagés.

Je souhaitais partager avec vous ce qui, vu de la DGRIS, correspond à grands traits à ce monde post-Covid et aux premières tendances que nous en dégageons. Pour faire face aux dangers de demain, mais aussi être capable de tirer les opportunités de ce monde tel qu’il est – innovation, emploi, synergie, coopération – je crois que la France doit dès aujourd’hui poursuivre sa remontée dans le domaine de la puissance, et montrer l’exemple auprès de ses partenaires, pour continuer à les fédérer politiquement, éviter l’isolement et le déclassement et parvenir à tenir ses ambitions militaires et opérationnelles en matière d’Europe de la défense.

Je vous remercie.

Mme Françoise Dumas, présidente. Il est évident que faire simple au regard de la complexité de ce que vous avez à traiter au quotidien est une véritable performance.

M. Fabien Gouttefarde, rapporteur pour avis sur le programme 144. J’ai eu le plaisir de vous auditionner récemment sur le programme 144 dont je suis le rapporteur pour avis. Aussi, ma question portera sur un aspect que nous avons peu abordé, l’agence européenne de défense (AED). Vous savez mieux que quiconque que l’influence internationale de la France en matière de défense passe aussi par sa contribution au budget de cette agence, qui n’a pas énormément évolué depuis 2010. La contribution des États est soumise à l’évolution du poids relatif de la richesse nationale, qui est une clé de répartition des contributions. Mesure-t-on comment la crise sanitaire actuelle, qui touche nos finances publiques et la richesse des nations européennes, peut impacter le budget de l’AED ?

Par ailleurs, le rôle de l’AED devrait être accru dans la mise en œuvre des programmes financés à l’avenir par le FEDef. Est-ce bien la ligne politique de notre diplomatie de défense ?

Enfin, le montant de la contribution française est subordonné aux conséquences financières du départ du Royaume-Uni de l’AED, une fois le Brexit achevé. Pourriez-vous nous éclairer sur l’impact budgétaire pour la France en la matière ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Permettez-moi de vous dire à quel point votre venue devant la commission est toujours appréciée, tant vos exposés sont à chaque fois complets et éclairants. La crise sanitaire ne semble pas avoir interrompu l’arsenalisation de l’espace. Pensons simplement à l’activité du satellite russe d’orbite basse Kosmos-2542, qui aurait libéré un projectile antimissile, ou du vol de l’avion spatial chinois, proche du X-37B américain, qui lui aussi aurait largué un objet non identifié. Parallèlement, le satellite butineur russe Luch Olymp a poursuivi ses activités douteuses sur l’orbite géostationnaire.

L’ambitieuse stratégie spatiale présentée par le gouvernement doit nous permettre de répondre à ces menaces. Mais face au fort investissement de nos partenaires et compétiteurs stratégiques, avons-nous les moyens de nos ambitions ?

Je souhaiterais également vous interroger sur la recrudescence des tensions en Méditerranée orientale, et ce faisant, sur la Turquie. Après avoir déployé deux Rafale, dérouté le Tonnerre, et avoir appareillé la frégate La Fayette, quelles autres mesures pourraient être prises pour manifester notre désapprobation face aux actions de la Turquie ? Plus largement, comment comprendre la presque absence de réaction de l’OTAN face aux coups de force à répétition de la Turquie en Syrie, en Libye, en Méditerranée, ou au Haut-Karabagh, et ce alors même que la Turquie continue à s’équiper en systèmes russes, notamment les fameux S-400 ?

Enfin, à la lecture des conclusions du dernier Conseil européen, on ne peut que s’interroger sur la capacité de l’Union européenne à adopter une position ferme et commune sur la Turquie. Vous avez évoqué la cohérence nécessaire au niveau européen. L’Allemagne semble prête à tout pour ménager la diaspora turque et la France apparaît bien seule face aux agitations de M. Recep Tayyip Erdoğan.

Mme Sabine Thillaye. Le budget que vous supervisez prévoit d’augmenter les moyens de la recherche consacrés à l’objectif d’anticipation de la défense. Vous avez plusieurs fois mentionné l’IEI. Quelle synergie existe-t-il entre cet objectif et l’IEI ?

Par ailleurs, en octobre dernier, vous avez déclaré que l’IEI était en phase de consolidation. Un an après, pouvez-vous nous informer sur les avancées concrètes réalisées par cette initiative, et les obstacles qu’il reste à surmonter, d’autant plus que nous sommes passés de neuf à treize États, alors même que deux d’entre eux, le Royaume-Uni et la Norvège, ne font pas partie de l’Union européenne ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Sur le volet du programme 144, je tiens à saluer, au nom du groupe Agir ensemble, le pari tenu sur les études amont, qui constituent un enjeu majeur, mais également sur l’augmentation extrêmement substantielle des crédits de la DGSE, comme souligné par Mme Françoise Dumas, et comme rappelé hier lors de l’audition de la ministre. Merci. C’est un pari tenu, dont l’importance pour l’avenir est grande.

Je souhaiterais vous interroger sur deux points : la Turquie, et nos relations avec le Royaume-Uni. La France a reconnu aujourd’hui l’implication de la Turquie dans le conflit du Haut-Karabagh. La question qui se pose est la suivante : comment endiguer, pour autant que ce soit l’objectif, les velléités agressives de la Turquie, partenaire au sein d’une OTAN qui, plus que jamais, cherche sa cohérence politique ? Vous avez mentionné le fait que parmi vos objectifs prioritaires figurait la nécessité d’éviter l’isolement. Au sein de l’OTAN, notre discours n’est pas toujours compris, qu’il s’agisse de la Turquie, ou du dialogue avec la Russie, que vous avez cité. Comment appréhender la situation en Méditerranée orientale et au Haut-Karabagh et endiguer efficacement la politique agressive de la Turquie ?

Lorsqu’on évoque la Méditerranée orientale, on pense nécessairement à Chypre. Cela m’amène à ma seconde question, sur le Royaume-Uni. Où est-il en Méditerranée orientale ? Le Royaume-Uni vient de faire des choix importants en termes de format d’armée, allant davantage vers le cyber, le renseignement, et sans doute moins vers certaines capacités plus traditionnelles. Cela le lie davantage aux États-Unis, et pose bien sûr des questions sur notre relation bilatérale. Je pense notamment au traité de Lancaster House, avec des conséquences assez concrètes sur le plan capacitaire, par exemple sur des programmes du type futur missile antinavire/futur missile de croisière (FMAN/FMC). Comment penser la relation bilatérale avec le Royaume-Uni, à un moment où celui-ci fait des choix structurants qui pourraient nous éloigner ? Qu’attendre du traité de Lancaster House ?

M. Jacques Marilossian. Je suis président du groupe d’amitié France-Arménie à l’Assemblée nationale. Quelle est votre analyse de la situation, suite à l’agression de l’Azerbaïdjan ? Pensez-vous que ce conflit puisse réellement enflammer le Caucase, et que la Russie puisse y jouer un rôle décisif ?

Tout le monde s’étonne de l’absence des États-Unis. Peuvent-ils être un peu plus présents après les élections ? Dans quelle mesure le soutien de M. Recep Tayyip Erdoğan à l’Azerbaïdjan – je parle bien de son soutien propre, et non de celui de la Turquie – peut-il participer à l’aggravation de nos relations avec la Turquie ? Jusqu’où cela peut-il dériver ?

Mme Alice Guitton. À ce stade, la France est le troisième contributeur au budget de l’AED, derrière l’Allemagne et le Royaume-Uni, car sa contribution est liée à la clé de répartition du produit national brut (PNB). Le budget de chaque exercice est arrêté par le comité directeur de l’AED, avant le 31 décembre de l’année précédente. Ce budget est alors notifié aux États membres participants pour versement de fonds.

Le montant du budget de l’AED a relativement stagné sur la période 2010-2017 comme vous le soulignez, autour de 30 millions d’euros par an. Il y a eu une augmentation graduelle en 2018, mais limitée, ainsi qu’en 2019, qui conduit à un budget total arrêté pour 2020 de 36,5 millions d’euros. Il est proposé, au terme du comité préparatoire qui s’est tenu dernièrement, de l’augmenter de 1 million d’euros supplémentaires, pour le porter à 37,5 millions d’euros en 2021.

Effectivement, dans le cadre du programme 144, à l’action 8, la DGRIS a la responsabilité de veiller au paiement de cette contribution, qui sera révisée à la hausse pour 2021. C’est la raison pour laquelle le montant inscrit au PLF pour 2021 est aujourd’hui de 6,7 millions d’euros. Il intègre, compte-tenu du Brexit, une part supplémentaire dans ce qui correspond à la clé de répartition. Nous allons donc devenir de fait le deuxième contributeur dès 2021.

Accroître le rôle de l’AED correspond clairement à nos priorités, notamment au titre de la CSP, dont l’agence assure le secrétariat, ou du FEDef, dont elle assure le suivi avec l’état-major de l’Union européenne. En effet, cela permet aux États-membres, à travers la voix de l’AED, de continuer à suivre de près tous les projets capacitaires qui y sont formés. Cela s’avère également important pour compter non seulement sur la confiance des gouvernements, mais aussi sur celle des industriels avec lesquels les États-membres sont en relation. Nous restons donc attachés au succès de la mission que va exercer le nouveau directeur exécutif de l’agence, le Tchèque Jiří Šedivý.

Vous évoquiez l’arsenalisation de l’espace et la manière dont la stratégie spatiale de défense que nous avons conçue était en mesure de répondre à la dégradation de la situation dans ce domaine de conflictualité opérationnelle, reconnu comme tel au sommet de Londres de l’an dernier. Je crois qu’il y a plusieurs manières d’aborder le sujet, la première étant de constater l’écart entre les discours et les faits. Vous mentionniez par exemple la Russie et la Chine. Ils sont les premiers, dans les instances multilatérales onusiennes, à défendre les projets de non-placement en premier d’armes dans l’espace ou à critiquer les Européens menant des actions déstabilisatrices. Il s’agit évidemment d’une logique de désinformation.

Je peux vous assurer que dans le dialogue bilatéral que nous avons noué avec Moscou, notamment dans le cadre des discussions techniques de juillet dernier, y compris en 2+2 au niveau des directeurs politiques Défense et Affaires étrangères, nous avons explicité toutes les actions que nous avions observées à nos interlocuteurs russes. Ils en ont pris note et les ont démenties. À tout le moins, ils savent que nous les voyons et que nous sommes capables de les dénoncer.

L’arsenalisation rampante de l’espace ne concerne pas uniquement ces activités inamicales. Elles sont aussi dans l’ensemble plus difficilement détectables et posent en outre la difficulté de voir intervenir un nombre d’acteurs croissant. On peut ainsi s’interroger sur l’évolution à terme de la hiérarchie des puissances dans l’espace, si on voit par exemple le lancement de méga-constellations composées de centaines voire de milliers de petits satellites. Se pose par ailleurs la question de l’impact de cette arsenalisation sur notre BITD, notamment en matière de prix sur le marché mondial, en raison de politiques commerciales très agressives. Le nombre d’objets en orbite sera plus conséquent.

Il existe trois réponses à ces défis. La première consiste à se doter des moyens et des ressources suffisantes pour pouvoir répondre à ce besoin dans l’espace. Le commandement de l’espace est une réponse en matière de gouvernance. Les investissements prévus dans le PLF pour 2021 sont également essentiels ; ils visent en outre à saisir les opportunités du new space, c’est-à-dire à aller conquérir l’innovation, y compris dans le secteur privé. Enfin, il convient de continuer à proposer autant que possible des normes de comportement dans l’espace qui soient responsables, avec l’appui de nos partenaires européens et des autres pays occidentaux dont les États-Unis.

Vous m’interrogiez sur la capacité de l’IEI à anticiper et à mener des efforts de consolidation. La dernière ministérielle, qui s’est tenue le 25 septembre 2020, est une bonne illustration des progrès réalisés. Tout d’abord, pendant la crise sanitaire, deux réunions se sont tenues spontanément entre les ministres chargés de la Défense pour échanger sur la résilience et la réponse à la pandémie et développer des solutions pragmatiques. Ces réunions ont constitué un démarrage et un catalyseur, avant même que des réponses puissent être apportées dans le cadre de l’OTAN ou de l’Union européenne. C’est un signe que, dans une première phase de réaction, le cercle en format restreint qu’est l’IEI est opérant et permet de rapprocher les pays volontaires.

Par ailleurs, le format de l’IEI a été stabilisé à treize partenaires, qui s’approprient de plus en plus l’initiative, à travers les groupes de travail qui se sont diversifiés et élargis. Ils traitent du Sahel, de la mer Baltique, de l’océan Indien, du golfe de Guinée, de sujets juridiques, de la projection de puissance et d’autres enjeux encore comme la lutte contre le terrorisme. Il n’est pas anodin de constater que les treize pays qui forment l’IEI ont été approchés pour explorer ensemble la mise en place de la task force Takuba au Sahel. Certains ont choisi d’y contribuer. Un lien implicite se noue donc entre notre capacité à échanger au niveau militaire dans le cadre de l’IEI et à aboutir à des déploiements plus efficaces et réactifs.

Je répondrai maintenant à vos questions relatives à la Turquie, et aux tensions en Méditerranée orientale. Vous avez souligné le fait que la Turquie suscite un nombre croissant d’ambiguïtés. Je pense que la manière dont le président de la République l’a abordée à l’occasion du sommet du groupe EuroMed 7, qui s’est tenu récemment à Ajaccio, témoigne du fait qu’il est difficile de continuer à la considérer comme un partenaire en Méditerranée. Ce sont ses propos.

En effet, les activités de prospection et de forage dans les zones économiques exclusives grecques et chypriotes, avec ce qu’on a observé du navire de recherche sismique turc Oruç Reis le 10 août, ont été justement considérées comme illégales par Athènes. Elles constituent des violations de la souveraineté de deux États membres de l’Union européenne, la Grèce et Chypre, mais également du droit international en tant que tel.

Par ailleurs, au-delà de la Méditerranée orientale, l’attitude de la Turquie en Libye, en Syrie et même en Irak apparaît problématique. Des attaques de drones ont en effet compromis la souveraineté irakienne, au point que Bagdad a annulé une visite de son ministre de la Défense.

Tout cela a conduit la France à évoquer l’incident du Courbet, au niveau de la ministre des Armées, lors de la réunion ministérielle de défense de l’OTAN du premier semestre, pour montrer qu’il n’était pas possible de voir un embargo violé par un allié sous indicatif OTAN, et que ce sujet ne pouvait être passé sous silence au sein de l’alliance. L’OTAN devait aussi être le cadre où il était possible de rappeler un allié à ses obligations et où pouvait être recherchée une clarification de la chaîne de commandement quant aux moyens de préserver les intérêts de chacun dans le cadre d’une opération, en l’occurrence Sea Guardian, comme d’assurer la bonne articulation avec l’opération IRINI, menée par ailleurs par l’Union européenne.

C’était une première manière de marquer une limite. Par la suite, un certain nombre des déploiements effectués en Méditerranée orientale ont donné lieu à une coordination plus étroite entre partenaires. Il s’est agi notamment de l’exercice Eunomia, conduit fin-août avec l’Italie, la Grèce et Chypre. Ces déploiements ont permis de démontrer que nous ne sommes pas disposés à laisser sans réponse ces ambiguïtés et ces attitudes inamicales et inacceptables de l’allié turc.

Réaffirmer ces lignes rouges était essentiel. Nous continuons à le faire. Encore récemment, le président de la République a adressé des messages clairs au président Erdoğan, notamment dans le contexte de la crise du Haut-Karabagh, pour l’appeler à ne pas surenchérir à une situation préoccupante.

Des solutions plus durables doivent aussi être recherchées et passent tout d’abord par la médiation. Le président de la République a ainsi apporté son soutien à l’action de l’Allemagne et de la chancelière Angela Merkel pour essayer de faciliter le dialogue entre la Grèce et la Turquie, ce qui est important. L’établissement du mécanisme de déconfliction, créé à l’OTAN, constitue également une avancée, modeste, mais utile. Le renforcement de notre contribution à l’opération de l’Union européenne IRINI – notre frégate Latouche-Tréville l’ayant rejoint au début du mois de septembre – est une autre manifestation de notre détermination à faire respecter l’embargo.

Enfin, dans le cadre du groupe de réflexion de l’OTAN, nous pouvons également continuer à évoquer ce que sont les devoirs des alliés et les voir utilement rappelés, pour que l’unité et la cohésion de l’alliance soient effectives.

Les canaux existent donc. Nous avons levé le voile sur les ambiguïtés multiples de la Turquie à nos portes. Elles posent un problème pour nos intérêts et peuvent aller jusqu’à nous mettre en porte-à-faux en tant qu’Européens, par exemple sur la question des migrants. Il peut également s’agir de problèmes d’intrusion, à travers la possession par la Turquie de S-400 russes à laquelle vous faisiez référence, ce qui, pour un allié, est tout de même problématique. La manière dont nous avons géré cette situation récente a servi à poser le cadre pour identifier des voies diplomatiques de désescalade. Le but là encore n’est pas de créer l’escalade avec la Turquie, mais bien de rétablir des conditions propices à un dialogue équitable.

La question suivante concernait le Royaume-Uni, et les perspectives dans le cadre du 10ème anniversaire du traité de Lancaster House. L’Integrated Review conduite par le Royaume-Uni est menée depuis plusieurs mois. Elle devait lui permettre d’aborder la préparation de son budget de défense et la définition de ses priorités capacitaires de manière sereine. L’exercice a cependant été quelque peu contrarié par la pression exercée aujourd’hui par le Treasury pour définir un budget selon une séquence distincte, en anticipant la Comprehensive Spending Review.

Elle place d’emblée le Royaume-Uni face à de délicates questions d’arbitrage, entre des capacités de haute technologie sur lesquelles l’accent est porté – le cyber, l’informationnel, le numérique, le spatial – et le risque de réduire la capacité à nourrir la masse nécessaire pour mener des opérations de haute intensité et être capable de porter l’expéditionnaire.

Il s’agit nécessairement d’un sujet de préoccupation pour nous comme pour le secrétaire à la Défense Ben Wallace, qui continue de plaider pour le maintien d’un effort de défense complet du Royaume-Uni. S’agissant de la posture générale de Londres en matière de défense, je peux vous rassurer, au moins partiellement, la tendance n’est pas à un alignement sur les Américains, mais plutôt à la recherche de davantage de souveraineté britannique, comme en témoigne leur stratégie industrielle de défense publiée récemment. Les Britanniques se plaisent ainsi à nous dire régulièrement qu’ils deviennent de plus en plus français et qu’ils souhaitent avant tout préserver les intérêts de leur industrie nationale plutôt qu’acheter américain, en dépit des pressions de Washington, ou même européen...

Au vu de la maturité de notre relation bilatérale, de son caractère structurant et indispensable, nous continuerons à mener un dialogue honnête et intense avec Londres, pour parvenir à une feuille de route d’ici l’été 2021. Elle sera à la fois capacitaire, opérationnelle et stratégique, et contribuera à garder nos deux pays solidement liés l’un à l’autre, pour faire face aux menaces de demain. Il s’agit d’un aspect essentiel, et il est vrai que les tensions autour du Brexit et des négociations avec l’Union européenne ne facilitent pas la mise en œuvre de cette feuille de route commune.

M. Christophe Lejeune. En ma qualité de président du groupe d’amitié France-Biélorussie à l’Assemblée nationale, je ne vous cache pas que la situation politique interne à ce pays m’inquiète, comme bon nombre de collègues. Ce matin, la commission des Affaires étrangères avait le plaisir d’auditionner Mme Svetlana Tikhanovskaïa. J’aurais souhaité connaître votre avis sur cette question.

Je souhaiterais également aborder un autre sujet en ma qualité de rapporteur pour avis sur le programme 146 et vous faire part des auditions d’un grand nombre d’entreprises, notamment de petites et moyennes entreprises (PME). Ce qui ressort de ces auditions, c’est leur incapacité à se déplacer sur les différents salons mondiaux en raison de la crise sanitaire, qui ont pour la plupart été annulés, mais surtout à se rendre chez leurs clients, alors même que de nombreux pays étrangers ne s’arrêtent pas à ces principes et voient leurs entreprises de défense concrétiser de nouveaux marchés avec leurs clients habituels.

Leur inquiétude est vive. Ils saluent le plan de relance, le plan de soutien et la LPM qui leur donne une trajectoire. Néanmoins, de quelle manière pouvez-vous accompagner à l’export de manière très rapide nos entreprises, afin de leur redonner une visibilité, et bien sûr, de consolider leurs carnets de commandes, qui sont si précieux à notre balance commerciale, mais également essentiels à la pérennité de leurs activités en France, et à la souveraineté de notre défense ?

M. Christophe Blanchet. Je voudrais revenir sur les tensions de cet été en Méditerranée entre Européens, Grecs et Turcs. Le navire Oruç Reis a beau avoir regagné les côtes turques le dimanche 13 septembre 2020, Ankara a assuré qu’elle ne renonçait pas à ses droits dans cette zone de Méditerranée orientale et que la Turquie reviendrait. Pensez-vous qu’il s’agit d’une formule vaine du président Erdoğan, pour garder la tête haute, ou pensez-vous que la Turquie reviendra réellement ? Quelles sont vos prévisions quant à la possibilité de nouvelles intrusions ? Quels sont les risques d’escalade ?

Enfin, comme rien n’arrive jamais par hasard, y a-t-il un rapport, direct ou indirect, entre cette question et le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie dans le Haut-Karabagh ? S’agit-il d’une stratégie pour détourner le regard, affaiblir en divisant, et finalement mieux régner ?

Mme Natalia Pouzyreff. Je reviendrai sur plusieurs points que vous avez mentionnés, et notamment le concept d’autonomie stratégique. Celui-ci est mis en avant par le président de la République, mais est souvent questionné par les observateurs étrangers, peut-être avec certaines arrière-pensées. La posture française est en effet singulière et fait écho à notre histoire qui, dans les années 1960, a amené notre pays à prendre quelques distances et à affirmer une certaine indépendance vis-à-vis de l’OTAN.

Néanmoins, nous le savons bien, la défense de l’Europe doit pouvoir s’appuyer à la fois sur cette organisation, pierre angulaire de la défense européenne, à laquelle la France contribue largement, et sur ses propres capacités autonomes de décision et d’action. Aussi peut-on s’interroger sur les raisons de ce débat rémanent autour d’une supposée opposition entre l’alliance atlantique et la capacité autonome européenne. À la suite de l’Allemagne, avez-vous constaté une acceptation progressive du concept d’autonomie stratégique parmi les autres partenaires ?

Une autre singularité de la France tient dans son instrument d’ultime recours, la dissuasion nucléaire. Alors que nombre de nos partenaires européens sont placés sous le parapluie nucléaire américain, peut-on anticiper des évolutions, à moyen et long terme, allant vers une protection de la France élargie à ses alliés européens, dans la perspective d’une Europe souveraine, en capacité de tenir son rang de puissance mondiale dans le contexte de conflictualité que vous nous avez décrit ?

Mme Patricia Mirallès, vice-présidente. Lors de votre dernière audition devant notre commission, le 20 mai 2020, vous évoquiez la création d’un fonds de roulement, dans l’éventualité d’une deuxième vague pandémique. Cette décision avait été prise lors de la réunion des ministres de la Défense, le 15 avril dernier. Tout d’abord, en quoi consiste plus précisément ce fonds de roulement ? Par ailleurs, est-il d’ores et déjà opérationnel ? Enfin, considérant la recrudescence des cas de Covid -19 et des hospitalisations ces dernières semaines, a-t-il déjà été mis à contribution ?

Mme Laurence Trastour-Isnart. Je reviendrai sur la garantie de notre autonomie stratégique nationale, qui constitue l’axe clé de la LPM, avec une augmentation significative du budget sur la dissuasion et sur l’espace. Néanmoins, au regard des enjeux internationaux que vous avez détaillés, on peut se demander si le budget consacré au renseignement est suffisant pour garantir cette autonomie stratégique.

M. Gwendal Rouillard. La France et l’Italie ont signé un accord à Naples, en février dernier, portant notamment sur nos missiles. Pouvez-vous nous faire part des perspectives que vous envisagez pour la relation franco-italienne, à la fois sur un plan stratégique, opérationnel et industriel ? En posant la question, je n’oublie pas Naviris, et les réflexions et de préoccupations qui en découlent.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Il y avait plusieurs non-dits dans vos propos qui m’intéressaient, mais par courtoisie, je me limiterai à deux d’entre eux. Le premier a été évoqué par M. Christophe Lejeune, et concerne la Biélorussie. Lorsque vous avez abordé le dialogue renoué avec la Russie, vous n’avez absolument pas parlé de la guerre dans le Donbass, dont l’intensité maximale, rappelons-le, a été atteinte pendant la crise sanitaire. Je croyais qu’il s’agissait d’une question préalable à toute discussion structurée et circonstanciée avec la Russie. N’est-ce plus le cas ?

Vous avez par ailleurs évoqué le groupe de réflexion de l’OTAN et la demande de la France que les relations entre alliés soient abordées, traitées et presque clarifiées. Cela concerne-t-il également un certain nombre de violations circonstanciées par certains alliés des sanctions infligées à la Russie ?

Mme Nathalie Serre. Je reviendrai à nouveau sur la Turquie. Il s’agit en effet d’une question qui nous interpelle tous. Suite à la montée des tensions dans le golfe arabo-persique, la France a annoncé le 25 février 2020 l’atteinte de la pleine capacité opérationnelle du volet militaire de l’initiative EMASoH. Je le rappelle, il s’agit d’une mission européenne de surveillance maritime dans cette région. Puis est arrivée la crise sanitaire. Quel est l’avenir de cette initiative ? Comment se déroule-t-elle aujourd’hui, à l’aune de ce qui s’est passé face à la Turquie, et des différences qui existent au sein même du groupe de pays qu’elle regroupe – la France, l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, la Grèce, l’Italie, les Pays-Bas et le Portugal ? En effet, tous n’avaient pas la même position par rapport à l’agression turque.

Mme Carole Bureau-Bonnard. Je souhaitais vous interroger sur la présence de plus en plus importante de la Chine, en particulier dans des zones habituellement françaises comme Djibouti. Quelle est la stratégie menée ? Y a-t-il une surveillance particulière en la matière ?

Mme Alice Guitton. Je me rends compte que je n’ai pas répondu à la question relative à l’Arménie, au Haut-Karabagh et à la situation dans le Caucase. Je reviens sur cette question, également pour clarifier la part d’intérêt de la Turquie dans ce conflit, mentionnée à plusieurs reprises. Tout d’abord, l’élément déclencheur de l’offensive militaire qui a eu lieu au niveau de la ligne de contact à partir du 27 septembre 2020 n’est pas véritablement clarifié pour l’instant.

Par la suite, au-delà du déclenchement de ce conflit, il convient de souligner la manière dont il s’est développé et dont il a conduit à des attaques sur des infrastructures civiles, au-delà même de la région du Haut-Karabagh. Enfin, les systèmes d’armes mis en jeu, dans une escalade de part et d’autre, tout au long de ces derniers jours, créent une certaine confusion. En effet, il faut rétablir les faits pour ce qu’ils sont, et vérifier exactement ce qu’il en est.

En tant que membre du groupe de Minsk, comme vous avez pu le constater dans les déclarations récentes, la France porte une attention particulière à ouvrir la voie à une désescalade, selon les paramètres fixés auparavant, notamment ceux du cessez-le-feu de 1994 et au-delà.

La Turquie a pris des positions extrêmement claires publiquement, dénonçant l’ennemi arménien et prônant une solidarité nécessaire avec le grand frère azéri. Ce n’est pas le cas de la Russie, alors que l’Arménie a pourtant sollicité son appui dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). La Russie est ainsi restée plus en retrait.

L’objectif politique de l’Azerbaïdjan était sans doute déjà très présent, construit, peut-être pas planifié, mais à tout le moins bien préparé. L’évolution du conflit et les preuves ou non d’une implication turque le rendent plus complexe et génèrent de la confusion. On sait cependant aujourd’hui qu’en plus de F16 et de drones, environ trois cents mercenaires syriens originaires d’Alep ont sans doute quitté la Syrie et fait escale à Gaziantep avant de rejoindre Bakou.

Pour la France, il s’agissait clairement d’une ligne rouge, comme cela a été exprimé dans un communiqué de presse de l’Élysée le 5 octobre. Le président de la République devrait échanger très prochainement avec le président Erdoğan pour s’en ouvrir, rappeler qu’il ne peut y avoir de solution militaire à ce conflit et insister pour que les parties reprennent le chemin de la négociation, avec un cessez-le-feu à établir comme première étape.

L’écueil à présent serait de voir la Russie et la Turquie tenter de s’entendre, et donc marginaliser le groupe de Minsk. Ce n’est pas nécessairement le chemin que prend la situation actuelle, mais il s’agit de quelque chose que nous surveillons. Cette partie du Caucase est sans doute aujourd’hui pour la Turquie un théâtre secondaire par rapport au théâtre syrien, à la situation à Idlib, et à ce qui se passe en Libye. Il faut ainsi peut-être replacer dans son contexte l’importance du soutien turc à l’Azerbaïdjan.

La situation en Biélorussie a émergé plus récemment et est source de vives préoccupations. La France et l’Union européenne ont réagi rapidement, estimant que l’élection du 9 août était frauduleuse et qu’on ne pouvait pas en reconnaître les résultats. Elles ont également souligné qu’il n’était pas possible d’accepter des actes violents de répression et de violence interne et qu’il fallait laisser droit à un mouvement de revendication, pour un changement au niveau de la classe politique, et une solution pacifique à une situation de tensions accrues autour de Alexandre Loukachenko.

Encore tout récemment, le Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, s’est exprimé pour renforcer ce message. Il a notamment souligné qu’il ne serait pas acceptable de voir des situations d’exils forcés, ou d’arrestations de membres du présidium du conseil de coordination. Il a ajouté qu’il fallait protéger de ces manœuvres d’intimidation ceux qui revendiquent un avenir démocratique pour la Biélorussie. À noter aussi que l’opposante biélorusse Svetlana Tikhanovskaïa a été reçue aujourd’hui par la chancelière Angela Merkel.

Dans ce contexte, nous soutenons une Biélorussie souveraine, indépendante et respectueuse des droits de l’Homme et des principes démocratiques. Nous sommes prêts à des sanctions ciblées, adoptées dans un cadre communautaire, pour faire en sorte que les responsables biélorusses des actes que j’ai mentionnés soient sanctionnés. Enfin, nous soutenons évidemment les efforts de médiation qui pourraient être conduits par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). La ministre suédoise les a notamment encouragés.

Néanmoins, soyons clairs, la Biélorussie reste une partie des marches d’influence directe de la Russie et la solution doit également passer par un engagement de Moscou pour ouvrir et faciliter une transition. Toute crispation et toute impasse dans l’alternative à Alexandre Loukachenko pourraient conduire à une montée des tensions et à une situation plus dangereuse et volatile. Nous comprenons cependant qu’il n’est pas dans l’intérêt des Russes pour l’heure d’intervenir en Biélorussie au-delà de ce qu’ils font, par un certain nombre de moyens sous le seuil de la conflictualité.

Vous m’avez également interrogée sur l’annulation des salons d’armement et le fait qu’un certain nombre de PME et de petites et moyennes industries (PMI) ne parvenaient plus à accéder au marché pour conquérir l’export. Je dois reconnaître en toute humilité qu’il serait précieux de poser cette question au délégué général pour l’armement, dont c’est la responsabilité principale. Je me contenterai, pour la partie qui me concerne, de mentionner au titre du programme 144 que nous avons inclus dans les études amont la prise en compte du financement de Definvest. Il s’agit d’un fonds d’investissement créé en 2017, et dont le montant a été doublé, de 50 millions à 100 millions d’euros sur cinq ans, pour soutenir les PME et PMI qui œuvrent dans des secteurs critiques pour notre défense nationale.

Par ailleurs, je rappellerai la création du fonds Definnov, qui cible les startups et les PME françaises présentant un modèle dynamique pour développer des technologies de rupture. Il devrait être financé à hauteur de 200 millions d’euros sur une période d’investissement de six ans.

Voici un certain nombre de mesures prises aujourd’hui. L’Agence de l’innovation de défense (AID) est également au cœur des réflexions, pour essayer de stimuler et d’accompagner les PME et les PMI dans cette crise. La ministre des Armées y est très attachée.

La question suivante portait sur l’autonomie stratégique européenne, et la manière dont étaient parfois mises en compétition vision de solidarité dans le cadre de l’OTAN (article 5) et autonomie stratégique européenne. Il s’agit à nos yeux d’un débat factice, puisqu’ainsi que nous l’expliquons à nos partenaires américains, davantage d’autonomie stratégique européenne ne signifie pas moins de liens transatlantiques, moins de solidarité avec les États-Unis, ou moins d’OTAN. Au contraire, l’autonomie stratégique européenne signifie une plus grande capacité des Européens à être fournisseur de sécurité, et à projeter de la stabilité, notamment – mais pas seulement - dans des régions où les États-Unis pourraient se désengager.

Cela fait partie de la réflexion sur le partage du fardeau qu’appellent de leurs vœux les Américains de longue date et qui n’est pas propre à l’administration Trump. Je pense que les Européens y sont pour l’heure plus ouverts. Ce débat progresse, et était inscrit pour la première fois dans la revue stratégique de l’Union européenne de 2016. Il fait progressivement son chemin dans les différents textes du Conseil européen. Ce sera sans doute un sujet qu’il faudra aborder dans le cadre de la « boussole stratégique », y compris pour en tirer des conclusions et des recommandations.

Encore une fois, le plus important sera non seulement de renforcer nos efforts de pédagogie sur ce que nous concevons comme la souveraineté européenne, ou l’autonomie stratégique européenne, mais aussi que nous les regardions à travers des faits. Ceux-ci toucheront à la montée en puissance de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE), grâce au FEDef et à la CSP, mais aussi selon la volonté des Européens à peser sur la stabilité stratégique européenne. Cela vise aussi à ce que les Européens aient leur mot à dire sur l’avenir du traité New Start, ou sur l’architecture de maîtrise des armements en Europe, pour lesquels ils ne peuvent être seulement les spectateurs de discussions entre les États-Unis et la Russie concernant la sécurité de leur propre territoire.

Le discours du président de la République a ouvert la voie à une expression plus affirmée de la manière dont la dissuasion nucléaire française prend en compte une dimension européenne. Cette affirmation a été bien perçue par nos partenaires, et n’a pas suscité de réaction des Américains ou de l’OTAN. Même si nous ne participons pas au groupe de planification nucléaire de l’Alliance, il est compris depuis le sommet d’Aquila que la dissuasion nucléaire française participe de la posture de dissuasion et de défense de l’OTAN, qui, rappelons-le, a vocation à rester une alliance nucléaire tant que ces armes existeront. C’est d’ailleurs à ce titre que les Alliés doivent impérativement rester unis pour s’opposer au traité d’interdiction des armes nucléaires, qui ne constitue pas une voie réaliste pour progresser vers le désarmement nucléaire.

En même temps, le discours du président de la République ménageait la possibilité d’un dialogue pour aller plus loin avec les pays européens intéressés. Nous avons reçu quelques marques d’intérêt, provenant d’États-membres de l’Union européenne ou d’alliés. Malheureusement, compte-tenu de la crise sanitaire et de la sensibilité des sujets, nous n’avons pas encore pu y donner pleinement suite. Cela reste néanmoins une priorité pour nous, et nous engagerons ce dialogue le plus tôt possible.

Le fonds de roulement de la NSPA mis en place dans le cadre des réponses à la crise sanitaire est principalement un fonds fiduciaire. Non éligible aux financements communs de l’OTAN, il permet de constituer des stocks d’équipements médicaux pour les alliés qui en auraient besoin. Ce fonds fiduciaire, pour être honnête, n’a pour l’heure pas franchi le seuil de contribution minimum pour amorcer son fonctionnement. Il n’a pas fait l’objet véritablement de sollicitations et est en veille à ce stade.

En revanche, d’autres mécanismes ont été davantage utilisés pendant la première vague de la crise sanitaire, à commencer par les vols SALIS. Ils ont été au nombre de dix-sept, dont onze au profit de la France. L’Euro-Atlantic Disaster Response Coordination Centre (EADRCC) a également été mobilisé. Des solutions visant à faciliter le transport tactique et améliorer le soutien logistique ont pu émerger. Si le besoin se faisait à nouveau ressentir en cas de deuxième vague, nous espérons aussi que la solidarité au niveau de l’Union européenne, grâce à l’amélioration des processus de réponse aux crises qui a été engagée, pourra fournir des réponses complémentaires intéressantes, et démontrer concrètement aux opinions publiques que ce cadre de solidarité fonctionne.

Vous m’interrogiez sur le renseignement, et le budget nécessaire pour répondre à l’ensemble des défis qui se présentent. Nous ne sommes pas dans une logique d’offre et de demande, qui conduirait à des besoins exponentiels. En revanche, l’investissement dans des technologies innovantes, des effectifs pointus et des locaux adaptés – projets que porte aujourd’hui la DGSE, et qui sont couverts par le programme 144 – sont plus que jamais indispensables. Cela lui permettra d’aller de l’avant et d’être dimensionnée de manière comparable à ses homologues d’autres pays, qui ont fourni des efforts similaires. Sur les questions immobilières, par exemple, l’Allemagne et le Canada ont déjà mené les nécessaires modernisations de leurs locaux.

En ce qui concerne la DRSD, l’orientation vers une montée en puissance est claire. L’effort est fourni, et la tendance, telle qu’esquissée par la LPM, doit être impérativement tenue.

Il y aurait beaucoup à dire sur la relation de défense franco-italienne. Un sommet franco-italien se tiendra en 2021, et il y sera à nouveau question d’évoluer vers un traité bilatéral. Un tel traité n’existe pas pour l’heure entre Paris et Rome, même si la coopération est importante. Après une phase où la relation bilatérale de défense était un peu ralentie, compte-tenu des questions migratoires et libyennes, sur lesquelles nos positions pouvaient être quelque peu divergentes, nous avons resserré substantiellement nos liens.

Nous avons ainsi travaillé ensemble dans le cadre de l’opération IRINI. Il s’agit également, comme par le passé, de nous trouver côte à côte au Liban, ou encore de mener des efforts communs au Sahel. Les Italiens considèrent avec intérêt la possibilité de rejoindre la task force Takuba. Ils sont aussi intéressés par le mécanisme quadripartite de présence en Méditerranée orientale, ou encore par l’opération AGENOR de surveillance du détroit d’Ormuz. L’Italie est aussi un acteur engagé et motivé de l’IEI. C’est une bonne nouvelle. Nous étions heureux l’année dernière de pouvoir accueillir Rome dans ce cercle. Depuis 1983, un accord régit notre coopération d’armement, avec un comité bilatéral annuel. Nous sommes aussi membres fondateurs de l’organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAr). En outre, notre coopération en matière spatiale est prometteuse. En ce qui concerne les autres projets capacitaires, le volet maritime est évidemment le plus important. Je suis certaine que le délégué général pour l’armement pourra vous informer de ses derniers développements. Je sais qu’un comité bilatéral s’est réuni il y a peu. L’Italie est en tout cas un partenaire avec qui nous faisons chaque jour davantage.

La question suivante portait sur l’Ukraine. Le suivi de la situation dans ce pays reste absolument fondamental dans l’effort entrepris de relance du dialogue avec la Russie. Cette question est d’ailleurs régulièrement évoquée au niveau du président de la République et de Vladimir Poutine. Dernièrement, ils ont pu se féliciter de l’engagement de l’ensemble des parties à un cessez-le-feu, pris le 27 juillet, et s’accorder sur l’importance de capitaliser sur cette étape pour faire avancer la déclinaison pratique des conclusions du sommet de Paris de décembre 2019.

L’application de toutes ces mesures en appui du cessez-le-feu a en effet marqué le pas pendant un temps. Je songe notamment aux questions de déminage, où des avancées étaient attendues, à la libération de prisonniers, qui malgré un certain nombre de développements positifs, n’a pu aboutir, et à tous les enjeux de désengagement des forces et des équipements, qui restent ouverts. Sur ce dernier point, le retrait des armes lourdes et le désengagement des troupes demeurent deux questions cruciales.

Je n’ai pas mentionné d’emblée l’Ukraine, car il s’agit d’une responsabilité portée avant tout par le quai d’Orsay et l’Élysée. Néanmoins, pour bâtir la confiance et améliorer la transparence dans notre dialogue bilatéral avec la Russie, il est indispensable que des progrès y soient observés.

La mise en œuvre des sanctions infligées à la Russie est une problématique transversale, sur laquelle la France est extrêmement mobilisée, à New York comme dans les capitales des pays qui soulèveraient des difficultés. Au sein de l’ONU, le secrétaire général mesure l’engagement français à faire respecter ces sanctions, qu’elles touchent la Russie, la Corée du Nord, ou certains pays d’Afrique.

L’initiative EMASoH prend place dans le détroit d’Ormuz. C’est surtout face à l’Iran que se posait la question pour les Européens de savoir comment elle pourrait évoluer. Nous continuons à surveiller cela de près. À l’approche des élections américaines, dans un contexte où le Joint comprehensive plan of action (JCPOA) s’étiole, et où la politique du less for less iranien place la communauté internationale dans une situation délicate, les Américains ayant tenté de réimposer le snap back, de nouveaux incidents pourraient se produire dans le détroit d’Ormuz.

La mission poursuit sa tâche. Il s’agit d’une mission légère, dont l’état-major opératif projetable associé est situé à Abu Dhabi. Elle accueille en outre un certain nombre de partenaires européens. Elle a surtout vocation à préserver la liberté de navigation dans la zone, à créer une capacité d’appréciation des situations maritimes propre aux Européens, et à favoriser la désescalade autant que possible. Cette mission est aujourd’hui précieuse, car elle témoigne aussi de la capacité des Européens à remplir une mission correspondant aux intérêts de leurs ressortissants, et des flux énergétiques et commerciaux qui passent par cette région.

Mme Nathalie Serre. Dans le cadre du conflit avec la Turquie, les positions de l’Allemagne, de la France et de la Grèce étaient différentes. Cela porte-t-il à conséquence dans le cadre d’EMASoH, ou ces sujets sont-ils traités de manière distincte ?

Mme Alice Guitton. Ces sujets sont relativement hermétiques l’un à l’autre. La manière dont nous coopérons avec ces pays sur l’un ou l’autre sujet diffère. Il y a un certain cloisonnement. Au demeurant, l’Allemagne est faiblement engagée dans EMASoH.

La dernière question portait sur la présence chinoise en Afrique, et sur nos stratégies vis-à-vis de Djibouti et d’autres endroits importants où nous avons des intérêts à protéger. Il existe plusieurs phases dans l’appréhension de cette situation. Tout d’abord, il s’agit d’être capable d’observer, d’anticiper et de surveiller là où sont nos intérêts majeurs, et de se donner la bonne mesure de ce que Pékin est capable de faire, est en train de faire, ou pourrait souhaiter faire.

Cela implique une consolidation d’informations, au niveau national, mais aussi avec nos partenaires. Nous avons notamment engagé un rapprochement et des échanges d’informations en P3, avec les États-Unis et le Royaume-Uni, mais également dans le cadre de l’IEI. Nous partageons ainsi notre appréciation de ce qui se passe en Afrique, et de ce que les Chinois peuvent être tentés d’y exercer comme influence, à travers des leviers économiques, des acquisitions, l’imposition d’un certain nombre de normes et de standards, à travers la 5G, des prises d’intérêt sur les structures portuaires et aéroportuaires, voire des manœuvres de désinformation.

Les leviers que nous pouvons utiliser en retour sont évidemment la richesse des coopérations bilatérales que nous avons nouées sur le continent, notre crédibilité opérationnelle, les liens historiques et les accords de défense sur lesquels tout ceci s’adosse. En ce qui concerne Djibouti, il s’agit de faire en sorte que les Djiboutiens aient les yeux ouverts sur ce que la France et la Chine proposent respectivement. Les propositions et demandes chinoises sont parfois assorties de pressions ouvertement agressives.

De telles pratiques nécessitent pour les contrebalancer une coordination renforcée des Européens et des Occidentaux.

De manière plus générale, j’observe que les routes de la soie chinoises n’ont pas simplement vocation à s’arrêter à la façade orientale de l’Afrique, mais potentiellement à traverser le continent, et à rejoindre l’Atlantique. Il s’agit évidemment d’une source de préoccupation significative pour nous, ce qui n’exclut pas que certains programmes de coopération chinois puissent être bénéfiques. Pour l’ensemble de ces questions, un dialogue franc avec Pékin est nécessaire, afin d’établir une base de réciprocité dans la construction des relations sur place.

Nous espérons également une attitude responsable de la Chine dans le cadre de ses responsabilités de membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU. Le président de la République a très clairement invité Pékin à faire plus pour l’Afrique, y compris en matière de réponse au changement climatique ou d’allégement de dettes. La Chine bénéficie de leviers économiques, et si elle souhaite être un acteur international responsable, il s’agit d’une mesure intéressante et constructive à envisager.

Mme Sabine Thillaye. Ma question concerne l’Allemagne. La Commission européenne a assoupli ses règles d’aides d’État. 3 000 milliards d’euros sont ainsi à disposition des États membres. L’Allemagne a pour sa part utilisé 1 500 milliards d’euros, soit un peu plus de la moitié du total, pour venir en aide à ses entreprises. Savez-vous dans quelle mesure ses entreprises de la défense ont bénéficié de ces aides d’État, ce qui pourrait fausser la concurrence au sein même de l’Union européenne ?

Mme Alice Guitton. Je vais m’efforcer de répondre à votre question dans la mesure de ce que j’en comprends. Le Conseil européen a pris des décisions robustes en juillet, pour appuyer la relance de l’économie européenne, et définir le niveau d’ambition du cadre financier pluriannuel 2021-2027. Dans le cadre de cet effort de relance, certains instruments novateurs ont été lancés, tels que Next Generation EU, qui visait à donner pour la première fois à la Commission européenne la possibilité d’emprunter au nom des États-membres, à hauteur de 750 milliards d’euros.

Il s’agissait d’un effort majeur en faveur du redressement de l’industrie. Je n’ai pas connaissance de ce que l’Allemagne aurait bénéficié d’un taux de retour particulier par rapport à ces premières mesures. En tout cas, je peux vous assurer que les programmes dédiés à la défense sont en cours de consolidation, puisqu’ils relèvent du FEDef.

Mme Sabine Thillaye. Ma question ne porte pas sur le plan de relance décidé au mois de juillet, mais sur l’assouplissement des règles relatives aux aides d’État, décidé pendant la crise. L’Allemagne a d’une certaine manière déjà mené sa relance, en injectant 1 500 milliards d’euros dans ses entreprises. Quelle part de ces montants a été consacrée aux industries de défense ?

Mme Alice Guitton. J’avoue que la question des aides d’État m’échappe peut-être pour partie. Je suis prête à y revenir à travers une réponse écrite si vous le souhaitez.

Mme Françoise Dumas, présidente. Vous avez fait un tour du monde appréciable et exhaustif des défis, de nos possibilités et de nos perspectives. Je vous remercie infiniment pour ce tableau dressé avec tout le talent et la clarté qui vous caractérisent.

 

 

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La séance est levée à dix-huit heures cinquante.

 

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Membres présents ou excusés

 Présents. - Mme Françoise Ballet-Blu, M. Stéphane Baudu, M. Christophe Blanchet, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Marianne Dubois, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Christophe Lejeune, M. Jacques Marilossian, M. Philippe Meyer, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, Mme Florence Morlighem, M. Jean-François Parigi, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Catherine Pujol, M. Gwendal Rouillard, Mme Nathalie Serre, Mme Sabine Thillaye, Mme Laurence Trastour-Isnart

 Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Olivier Becht, M. Bernard Bouley, M. Sylvain Brial, M. André Chassaigne, M. Alexis Corbière, M. Olivier Faure, M. Richard Ferrand, M. Stanislas Guerini, M. David Habib, M. Christian Jacob, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Bastien Lachaud, M. Jean-Christophe Lagarde, Mme Josy Poueyto, M. Bernard Reynès, M. Thierry Solère, M. Aurélien Taché, Mme Alexandra Valetta Ardisson

 Assistait également à la réunion. - M. Gilles Le Gendre