Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, à huis clos, du général de division Marc Conruyt, commandant de la force Barkhane

 


Mercredi
25 novembre 2020

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 22

session ordinaire de 2020-2021

 

Présidence de
Mme Françoise Dumas, présidente


 


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La séance est ouverte à neuf heures trente.

Mme la présidente Françoise Dumas. Général, c’est un privilège pour notre commission de vous entendre aujourd’hui au sujet de l’évolution de l’opération Barkhane.

Votre audition s’inscrit dans le cadre d’un cycle que nous avons souhaité consacrer à notre engagement dans la bande sahélo-saharienne (BSS). Dès la semaine prochaine, nous recevrons le général Oumarou Namata, commandant la force conjointe du G5 Sahel, ainsi que le général Stéphane Mille, sous-chef « Opérations » à l’état-major des armées. Surtout, notre commission a créé une mission d’information sur l’opération Barkhane, confiée à nos collègues Sereine Mauborgne et Nathalie Serre.

Avec les co-rapporteures et Jean-Jacques Ferrara, nous nous sommes rendus à Niamey et Gao au début du mois. Nous avons eu le privilège de vous y rencontrer et nous vous remercions à nouveau pour la disponibilité dont vous avez fait preuve et tous les échanges que nous avons eus. Nous avons mesuré le plein engagement et le professionnalisme de nos militaires, ainsi que les progrès réalisés au cours de l’année écoulée, grâce à la montée en puissance des forces partenaires. L’opération Bourrasque en a été la parfaite illustration ; le court film de présentation que vous nous avez fait parvenir en donne quelques images.

Nous n’ignorons pas toutefois que d’importants défis se dressent encore devant nous. La dissémination de la menace terroriste constitue sa principale force ; même affaiblis, les groupes armés terroristes demeurent des ennemis difficiles à neutraliser. Cela explique que les choses n’aillent pas aussi vite que nous le souhaiterions sur les piliers complémentaires de l’action militaire que sont le renforcement des forces locales, l’aide au développement et le retour de l’État dans toutes ses dimensions.

En outre, l’européanisation et l’internationalisation de l’engagement au Sahel apparaissent encore trop limitées.

C’est donc d’abord sur l’état d’avancement de notre démarche partenariale, du Sahel à Bruxelles, que nous souhaiterions vous interroger.

Avant de vous céder la parole, je ne peux passer sous silence le fait que votre audition se tient un an jour pour jour après l’accident d’hélicoptères qui, dans le Liptako, a causé la mort de treize de nos militaires. Au nom de l’ensemble de mes collègues, je réitère l’expression de notre sympathie et notre soutien à leurs familles et à leurs frères d’armes. Je pense en particulier aux femmes et aux hommes du 5e régiment d’hélicoptères de combat, du 4e régiment de chasseurs, du 93e régiment d’artillerie de montagne et du 2e régiment étranger du génie.

Au-delà, alors que vous-même avez connu des pertes parmi vos hommes depuis votre prise de commandement cet été, soyez assuré de l’entier soutien et de la fierté de notre Assemblée à l’égard de celles et ceux qui se sont engagés au service des armes de la France.

Pour mes collègues comme pour moi-même, ces moments partagés resteront gravés dans nos pensées et dans nos cœurs. Nous avons pu mesurer le niveau d’abnégation de tous les soldats, quels que soient les grades et qualités.

M. le général Marc Conruyt, commandant de la force Barkhane. Madame la présidente, au nom de mes soldats, merci de vos paroles.

Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de m’offrir la possibilité de m’exprimer devant la représentation nationale en qualité de commandant de la Force Barkhane. J’ai eu le plaisir d’accueillir très récemment plusieurs d’entre vous sur le théâtre d’opérations, dans le cadre de la mission d’information sur l’opération Barkhane. Il est important pour moi de témoigner devant votre commission de la réalité et du sens de cet engagement majeur des armées françaises.

J’ai pris mes fonctions cet été. Je tiens avant tout à saluer la mémoire de nos soldats tombés au Sahel. Depuis cette date, ils sont au nombre de quatre, autant de témoins de la dureté de l’engagement que nous menons. Puisque nous sommes le 25 novembre, je souhaiterais rendre hommage à nos treize frères d’armes morts pour la France, il y a un an, lors des combats de la vallée d’Eranga.

Le sommet de Pau a permis un sursaut, le 13 janvier dernier. Sursaut militaire, d’abord, qui s’est incarné par les renforts dont a bénéficié Barkhane et qui a permis de porter un coup sévère à l’ennemi alors désigné comme prioritaire par le Président de la République, à savoir le groupe « État islamique dans le grand Sahara » (EIGS). Sursaut politique, ensuite, dans la mesure où le lancement de la coalition pour le Sahel a donné un cadre intégré et international à notre effort, à la hauteur des ambitions de notre pays dans ce voisinage géographiquement si proche et stratégiquement si important pour nous.

Dans mon propos liminaire, je souhaiterais apporter un éclairage de niveau opératif sur Barkhane qui, depuis son déclenchement, ne cesse de se réinventer et, aujourd’hui encore, évolue profondément. Il n’y a pas deux mandats Barkhane similaires. La raison en est simple : l’ennemi a sa propre volonté, sa stratégie, le contexte évolue, l’environnement change. Nous faisons face au Sahel à un enchevêtrement de crises et de conflits dont on souligne à juste titre les racines complexes, mais dont on voudrait parfois que la réponse à y apporter soit simple et rapide. Ma conviction est que notre stratégie est cohérente et que ses objectifs sont atteignables. Mon constat est que sa mise en œuvre reste soumise aux circonstances, à l’art opératif, au jeu politique, à l’expertise tactique même et à la détermination des moyens que nous y consacrons. Ce sont ces paramètres, cette tension, ces dilemmes parfois, que je souhaite vous exposer.

Quels constats faire sur ces premiers mois ?

Premièrement, nous faisons face à un ennemi qui évolue. Au terme des opérations récentes, dont l’opération Bourrasque, en octobre, l’État islamique dans le grand Sahara a été affaibli dans le Liptako malo-nigérien, même s’il convient de garder une forme de prudence sur l’évaluation que nous faisons de cet ennemi. Si celui-ci conserve une capacité de nuisance et de régénération, il semble davantage à la portée des forces partenaires sahéliennes. Ses capacités actuelles ne lui permettent plus d’envisager la prise de postes avancés comme en 2019. S’il cherche toujours à se développer, c’est plus lentement, en reconstituant ses réseaux de racket et en visant les cadres de l’État ou les chefs locaux pour prendre l’ascendant sur les populations.

Dans le même temps, le rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans (RVIM), nébuleuse de plusieurs groupes liés à Al-Qaïda, étend son influence, consolide son organisation et gagne en confiance. C’est à ce jour l’ennemi le plus dangereux pour la Force Barkhane, pour les forces internationales et pour le Mali. Non seulement il déstabilise les périphéries du nord du Mali, mais il a en outre porté la guerre au centre, qui est le cœur économique et le bassin de population du pays. À partir de là, il cherche à progresser vers le bassin côtier de l’Afrique de l’Ouest. Soyons clairs : cet ennemi nous cible au Sahel et le ferait probablement en France s’il en avait l’occasion. Cet ennemi est rusé, agile, capable à la fois d’une vision et de coups tactiques. Il dispose de compétences critiques et d’une expérience acquise sur le long cours. Prospérant sur la misère, l’endoctrinement, l’absence d’alternative sociale ou économique, de manière plus insidieuse et patiente que l’EIGS, il cherche à établir son propre mode de gouvernement. Il s’appuie pour cela sur les tensions communautaires existantes en attirant à lui les exclus, les relégués, les menacés, bref, ceux que l’État ne peut protéger ou aider.

Face à l’EIGS et au RVIM, nos partenaires sahéliens doivent poursuivre et amplifier leurs progrès militaires, mais aussi consentir un effort supplémentaire, avec le soutien de la communauté internationale, en termes de sécurité intérieure, de retour de l’État et de développement économique. C’est à ces conditions qu’une solution pour les populations se dessinera et permettra de donner une autre alternative que le recrutement des mouvements terroristes.

Deuxièmement, le contexte lui aussi évolue. Cinq éléments récents ont influencé l’environnement de l’opération Barkhane ces derniers mois.

Le premier est l’attaque de Kouré, au Niger, où six de nos ressortissants ont été assassinés. Cette attaque, que l’on attribue à un groupe lié à l’EIGS, a eu un double effet : en France, où elle a suscité dans l’opinion publique un débat légitime sur notre engagement, mais également au Niger, en ternissant les efforts que les autorités ont conduits et les résultats qu’elles ont obtenus depuis une année.

Le deuxième événement est la transition en cours au Mali, qui doit conduire à des élections générales au début de l’année 2022. Sur le plan opérationnel, cela n’a quasiment rien changé à notre coopération avec les forces armées maliennes (FAMa), qui est très bonne. La dynamique de notre relation avec la haute hiérarchie militaire qui a pris ses fonctions récemment offre même des opportunités nouvelles.

Le troisième événement est la libération des 204 prisonniers djihadistes, qui a suscité, là encore, des interrogations légitimes dans notre pays. Les déclarations du niveau stratégique et politique ont répondu à ces interrogations, qui sont restées limitées au sein de Barkhane et des familles de soldats. En ce qui me concerne, j’ai bien entendu un point d’attention particulier sur les conséquences sécuritaires.

Autre élément de contexte : la série d’élections dans la sous-région, dont le Burkina Faso, ce week-end. En tant que COMANFOR Barkhane, cela n’a pas diverti mes moyens, mais la plus grande vigilance reste de mise, car la sécurité de nos compatriotes peut être en jeu.

Enfin, le débat sur l’islam en France et ses répercussions à l’étranger n’est pas neutre pour une opération française qui se déroule dans des pays de religion et de culture musulmanes.

Quelle est la feuille de route de Barkhane ? Vous le savez, nos actions visent simultanément à réduire la capacité de nuisance des groupes terroristes et à renforcer les capacités des forces partenaires, de façon à mettre les premiers à la portée de celles-ci.

Il s’agit donc d’abord de mettre en échec l’ennemi en contrant sa stratégie. Il faut donc comprendre qui il est, quels sont ses objectifs, afin d’en désarticuler les différentes composantes et les traiter par les outils appropriés. Pour cela, notre manœuvre combine de multiples effets : neutraliser les cadres et les combattants ; perturber la coordination entre les katibas qui se renforcent par l’échange d’hommes, d’informations, d’équipements ; empêcher les bascules entre espaces sahariens et sahéliens, voire côtiers. Il faut aussi assécher les viviers de recrutement, désamorcer la dynamique d’exploitation des minorités qui alimentent le terrorisme.

Mais au-delà de ces actions directes ou indirectes sur l’ennemi, c’est bien des partenariats avec les forces armées africaines, nationales et internationales, que viendra la solution. L’action des forces et des organisations partenaires en appui direct de la montée en puissance de celles-ci, en premier lieu des FAMa, est à ce titre essentielle, car Barkhane ne peut pas faire cela seule.

Je souhaiterais donc maintenant explorer trois dimensions qui illustrent comment Barkhane soutient un écosystème stratégique varié.

La sahélisation d’abord, qui comprend deux volets : que nos partenaires occupent une part croissante, quantitativement et qualitativement, dans l’effort militaire global et qu’ils accroissent leur coordination entre eux, puisque le défi du terrorisme est transfrontalier.

L’opération Bourrasque est un exemple et a constitué un jalon important vers une victoire collective contre l’EIGS. En engageant près de 3 000 soldats, pour moitié de Barkhane, pour moitié des forces sahéliennes, comprenant notamment plus de 1 000 soldats nigériens, nous avons mis en œuvre une opération intégrée jusqu’aux plus bas échelons. Un poste de commandement avancé a été mis en place à Niamey, d’où des officiers français, nigériens, maliens, de la force conjointe du G5 Sahel ont planifié et conduit Bourrasque. Je souhaiterais également saluer la contribution américaine, moins connue, mais significative, dont l’intégration a encore franchi un cap.

De cette opération, je retiens plusieurs enseignements.

D’abord, l’importance pour Barkhane de développer la plus grande agilité tactique et interarmées, au sol et dans les airs ; la vitesse et la surprise, gages de supériorité ; et l’efficacité du caractère multi milieux de nos opérations, qui permet de synchroniser les différents effets que nous sommes capables de produire.

Ensuite, la complémentarité des avantages entre partenaires, à travers la combinaison de nos capacités cinétiques et technologiques avec la mobilité et la connaissance de terrain des armées sahéliennes : nos soldats ont pu vérifier sur le terrain que ce partenariat de combat était loin d’être à sens unique.

Enfin, le surcroît de force morale et de confiance au sein des forces partenaires, en particulier nigériennes, qui ouvre la voie à une réponse intégrée nationale pérenne.

Il nous faut reproduire cette dynamique avec nos autres partenaires. Les récents combats que nous avons menés avec les FAMa près de Boulikessi, dans le Gourma, à l’intensité égale de ceux d’Afghanistan, prouvent qu’eux aussi y sont prêts.

En parallèle, nous avons poursuivi notre effort visant à harmoniser les plans de campagne de chacun des pays du G5 Sahel, l’interopérabilité de leurs forces armées, bref, à garantir la cohérence opérative des efforts militaires au Sahel. Le Mali est un bon exemple de ce défi, puisque le pays réunit cinq forces : les FAMa, Barkhane, la MINUSMA, la mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM) et la force conjointe du G5. Ces entités sont complémentaires et leur action permet à Barkhane de concentrer ses moyens sur ses objectifs opératifs.

Face à l’immensité des défis et sans cette complémentarité, je serais sans cesse sollicité au-delà de mes moyens. C’est donc une fonction importante et souvent méconnue de Barkhane que d’entraîner d’autres acteurs et de mettre en cohérence les différentes actions. Prenons l’exemple du maillage territorial de postes militaires avancés : pour les reconstruire, il faut que les intéressés établissent le besoin et les spécifications, que l’Union européenne trouve les financements, que la MINUSMA se charge des travaux et que Barkhane s’assure de la meilleure coordination de ceux-ci avec les opérations. Pour ce faire, nous nous appuyons sur notre réseau partenarial, composé d’éléments insérés dans les états-majors ou dans les unités de nos alliés, et que nous venons encore de densifier. Cette intégration nous est permise par une relation ancienne et de confiance avec des partenaires qui reconnaissent notre compétence et notre fidélité.

Après la sahélisation, le second aspect est l’européanisation qui est, en quelque sorte, le levier qui permet de démultiplier les effets produits par nos partenaires sahéliens, et, comme l’a récemment souligné votre commission, le témoignage du partage du fardeau.

En voici deux exemples importants.

Le premier task group de Takuba, composé de Français, d’Estoniens, et jumelé avec une unité malienne, a été engagé dans Bourrasque dans des zones difficiles du Liptako et a donné entière satisfaction. Il préfigure le modèle qui sera suivi au début de l’année prochaine par les contingents tchèque, suédois et italien. Ceux-ci donneront à Takuba son volume critique. Mais nous aurons besoin encore d’un à deux task groups, ainsi que de capacités rares essentielles.

Complémentaires à l’action de Barkhane, les missions de l’Union européenne au Sahel contribuent à renforcer les capacités de nos partenaires. C’est le cas d’EUTM qui, par ses actions de conseil, de formation, voire d’entraînement participe à la montée en puissance des armées sahéliennes et de la force conjointe du G5. Parce que les FAMa restent le centre de gravité de notre campagne au Sahel, EUTM doit toujours y consacrer l’essentiel de ses efforts.

Je dois aussi citer l’apport essentiel des hélicoptères danois et britanniques, totalement intégrés dans la force Barkhane.

Enfin, l’opération Barkhane s’inscrit dans le cadre d’une approche intégrée. Nous savons que la crise sahélienne nécessite la combinaison de trois actions : rétablir la sécurité, restaurer la bonne gouvernance et développer l’économie. Nous ne sommes que concourants dans les dimensions de stabilisation et de développement, mais la recherche de complémentarité est permanente car nécessaire. C’est le principe de la Coalition pour le Sahel lancée au printemps dernier. À mon niveau, je tire un bilan très positif du travail en commun que Barkhane conduit avec l’ensemble des acteurs français, notamment nos ambassades, les antennes locales de l’agence française de développement (AFD), les services de coopération et les autres acteurs internationaux.

Avant de conclure, je voudrais insister sur trois points.

D’abord, notre campagne militaire est cohérente et nous allons continuer à frapper tous les groupes terroristes indistinctement, tout en renforçant notre partenariat de combat avec les armées sahéliennes grâce à une intégration croissante.

Ensuite, mes moyens pour cela sont suffisants, mais il n’y a rien de superflu, et ma marge de manœuvre est ténue. J’en citerai deux exemples. Une section de soldats estoniens chargés de la force protection à Gao, cela peut paraître peu, mais cela permet par ricochet de compléter une compagnie française et de disposer d’un pion de manœuvre supplémentaire sur le terrain, pour conduire les opérations et accompagner nos partenaires. La même démonstration peut être faite pour les hélicoptères : je perdrai deux hélicoptères Merlin danois fin décembre, dont le mandat n’est pas renouvelé. Ce sera 20 % en moins de ma capacité d’héliportage, déjà juste suffisante.

Enfin, soyons clairs sur l’engagement des Européens : ce qui est fait l’est de manière excellente et fait la différence, mais c’est encore trop peu. Beaucoup pourraient faire davantage, notamment en soutien direct à Barkhane.

Pour conclure, j’exprimerai une interrogation. Que serait le Sahel sans notre engagement ? Il s’agit d’une démonstration difficile, mais je n’ai guère de doute sur la réponse. D’abord, Barkhane n’apporte certes qu’une partie de la réponse aux défis de la région, mais c’est une partie première et incontournable, car il y a, avant tout, un ennemi à défaire. Ensuite, cette contribution autorise d’autres acteurs, les pays du Sahel en premier lieu, à mettre en œuvre les processus politiques et les actions structurelles qui conditionnent une solution durable. Elle permet aussi que d’autres, issus d’Europe ou d’ailleurs, interviennent en supplément ou en complément de nos efforts. Enfin, même si la voie de sortie est avant tout politique, je reste convaincu que sans Barkhane, la question de la stabilité régionale serait posée à très court terme.

Mme Sereine Mauborgne, co-rapporteure de la mission d’information sur l’opération Barkhane. Général, tout comme ma présidente, je tiens à vous remercier de l’accueil et l’attention que vous nous avez réservés lors de notre visite.

Dans une interview donnée au magazine Jeune Afrique, le Président de la République a longuement évoqué notre engagement au Sahel et ses perspectives. Il a rappelé l’opposition de la France à discuter avec les groupes armés terroristes et souligné la nécessité de mettre en œuvre l’accord pour la paix et la réconciliation de 2015, le fameux accord d’Alger. Quel est votre sentiment quant à la mise en œuvre de ces accords et quelle est votre perception de la position des pays du G5 Sahel quant à d’éventuelles discussions de ce type ?

En outre, le chef de l’État a confirmé que le format de l’opération Barkhane pourrait évoluer au cours des prochains mois, sans doute à l’occasion de la prochaine relève, en mars 2021, après le renfort de 600 militaires supplémentaires décidé dans la foulée du sommet de Pau. Quelles sont les implications d’une telle évolution ? Quelles pourraient en être les modalités ?

Enfin, permettez-moi une question volontairement provocatrice : quand pensez-vous que l’opération Barkhane doive se terminer ?

Mme Nathalie Serre, co-rapporteure de la mission d’information sur l’opération Barkhane. Je joins mes remerciements à ceux de Sereine Mauborgne. Vous avez évoqué les progrès réalisés au cours de l’année écoulée en matière de partenariats, je n’y reviendrai pas, préférant aborder les manques et les défis qui se dressent devant nous.

La quasi-suspension des actions de formation de l’EUTM Mali d’avril à mi-octobre 2020 s’est révélée dramatique pour les forces armées maliennes. En outre, l’équipement et le soutien des unités de la force conjointe demeurent des facteurs limitants, alors même qu’elle est de plus en plus opérationnelle. Dans ce contexte, quel bilan faites-vous des actions de l’EUTM Mali et de la MINUSMA ? Au lendemain des élections au Burkina Faso et à la veille des élections au Niger, percevez-vous un risque de changement de pied de la part des autorités locales ?

Je crois avoir compris que le soutien américain ne se démentait pas, malgré certaines évocations d’une diminution de l’ambition d’AFRICOM. Pouvez-vous le confirmer ?

Quant à la Task Force Takuba, elle monte en puissance mais connaît des retards de mise en route. Quel en est l’impact ? Alors que nombre de nations européennes sont présentes au Sahel, au travers de différents instruments, quelles conséquences peuvent entraîner les caveats qui régissent leurs engagements ?

Mme Josy Poueyto. Permettez-moi d’abord d’avoir une pensée pour nos treize militaires tragiquement décédés il y a tout juste un an.

Ces dernières semaines, la force Barkhane a enchaîné plusieurs succès dans ses opérations contre les djihadistes. Dans ce contexte favorable, la multiplication du nombre de raids est associée à des annonces plus fortement médiatisées. À qui s’adressent ces messages dans un contexte où plusieurs enjeux restent ouverts ? Cinq ans après leur signature, les accords d’Alger reviennent de plus en plus souvent dans les discussions. J’entends aussi beaucoup parler de retards dans la mise en œuvre de la transition ou encore d’une réduction de la voilure française dès le début de l’année 2021. La situation actuelle pourrait pousser dans ce sens et les anticipations ne manquent pas d’être élaborées.

Cette interrogation prend un relief particulier à la lecture d’une de vos récentes déclarations reprise par l’AFP. Vous indiquez que l’État islamique au grand Sahara a subi plusieurs mois des pertes humaines, des frappes, des privations de moyens qui l’ont singulièrement affaibli, tout en précisant que l’autre faction, le RVIM, a eu tendance à en tirer profit au point de devenir l’ennemi le plus dangereux pour le Mali et les forces internationales. Que voulez-vous dire, dans le contexte d’incertitude que je viens sommairement de décrire ?

Ces questions sont un avant-goût de la mission d’information sur Barkhane à laquelle j’ai l’honneur de participer.

M. Thomas Gassilloud. Je salue, depuis la Mauritanie, l’engagement de nos soldats dans l’opération Barkhane qui, dans le prolongement du sommet de Pau, porte ses fruits sur le plan tactique. Mais ces succès ne suffisent pas pour aboutir à un résultat global.

Vous avez indiqué que cette contribution militaire autorise d’autres acteurs à mettre en place des solutions durables. Pour ma part, je pense que cette contribution militaire et le prix que nous en payons imposent aux acteurs politiques locaux de mettre en place des solutions durables. Il convient d’approfondir la dimension contractuelle de notre engagement, tel qu’initié à Pau, car nos résultats tactiques ne seront valorisés que s’ils sont suivis d’une transformation politique.

À mon sens, le cas de la Mauritanie est intéressant pour comprendre ce qui se passe au Sahel, parce qu’elle y occupe une place singulière. Elle accueille le secrétariat exécutif du G5 Sahel dont elle exerce actuellement la présidence et héberge le conseil de défense. Mais au-delà, la Mauritanie conduit une action exemplaire en matière de sécurité sur son propre territoire, puisqu’après une période difficile, elle connaît, depuis dix ans, une certaine stabilité : on peut même parler de modèle mauritanien. Partagez-vous ce constat ? Quelles sont les raisons de son succès ? Ce modèle mauritanien peut être utile à d’autres pays du Sahel et pour notre réflexion sur l’évolution inéluctable de notre propre stratégie.

M. Grégory Labille. J’appellerai votre attention sur l’inflation des discours anti-français au Sahel et sur le rôle qu’y jouent la Turquie et la Russie. Les réseaux sociaux sont la cible de campagnes de désinformation visant la force Barkhane. Pire, les responsables locaux, qu’ils soient dans l’opposition ou au pouvoir, peuvent être vecteurs de fausses informations : je pense notamment aux accusations mensongères sur le comportement des légionnaires français. Comme l’explique le Président de la République, ces discours sont indignes, parce qu’ils servent d’autres intérêts, soit ceux des groupements terroristes, soit ceux d’autres puissances étrangères qui veulent simplement voir les Européens s’éloigner, parce qu’elles ont leur propre agenda de mercenaires. Quel est votre avis sur l’effet de ces infox et sur les moyens mis en œuvre pour lutter contre ces manipulations de l’information ?

M. Bastien Lachaud. Comment organisez-vous les opérations afin d’éviter la dispersion des djihadistes au Niger et au Burkina Faso ? Sont-elles des souricières ou plutôt des coups de pied dans la fourmilière, susceptibles de provoquer une dissémination malheureuse dans les pays voisins ?

Quelles sont les règles d’engagement des cibles par les drones ? Existe-t-il une liste de HVT (high valuable targets) et si tel est le cas, quelle est sa base légale ?

Le général Lecointre a dit que nous affrontions 2 000 à 2 500 ennemis au Sahel. En mars 2020, on annonçait une centaine d’ennemis éliminés par mois, c’est-à-dire guère moins que les chiffres annoncés actuellement. Y a-t-il réellement une augmentation du nombre d’ennemis éliminés ces derniers mois ? Un calcul arithmétique pourrait laisser croire que, dans vingt-cinq mois, il ne devrait plus y avoir d’ennemis au Sahel et que l’opération Barkhane pourrait être interrompue. Quelles mesures prenons-nous pour éviter l’enrôlement de nouvelles populations par les groupes terroristes ? Les dommages collatéraux liés à nos opérations peuvent-ils alimenter le sentiment antifrançais au sein des populations, voire les inciter à rejoindre les groupes terroristes ?

M. André Chassaigne. Sitôt que se produisent des morts, des accidents tragiques, le doute et l’incompréhension s’emparent des esprits et nos compatriotes ont le sentiment que le bilan des interventions se résume trop souvent à des succès militaires sans lendemain : si, au Mali, les djihadistes sont empêchés de prendre le pouvoir, les attentats se multiplient dans une zone de plus en plus vaste et les communautés continuent de se déchirer. Conflits ethniques, religieux, ambitions régionales, manœuvres d’autres grandes puissances, criminalité tentaculaire, on connaît tout cela. On sait aussi la difficulté de répondre à deux exigences : d’un côté, le respect des conventions internationales et la protection d’une population tout à la fois enjeu et victime de la guerre, parfois aussi complice des opposants ; de l’autre, un ennemi qui évolue, ne respecte pas le droit international, use de méthodes d’intimidation par la terreur pour compenser son infériorité technique.

En Afrique, les relations humaines sont essentielles. Il faut établir la confiance et travailler sur le temps long. Certains invitent à s’inspirer d’un Faidherbe resté onze ans au Sénégal ou, plus récemment, du général Cortadellas, demeuré suffisamment longtemps en poste pour établir l’armée et l’administration tchadiennes. On peut comprendre qu’il faille remplacer les unités tous les six mois ; mais ne faudrait-il pas que le commandement reste en place pour trois ans, par exemple, et que les conseillers des armées locales restent présents plus longtemps ? N’y a-t-il pas là un handicap qu’il faudrait surmonter ?

M. Jean Lassalle. Je vous remercie pour votre exposé au travers duquel j’ai senti l’immense complexité dans laquelle vous êtes tenu d’évoluer.

Le changement politique au Mali est-il intervenu en relation avec la France ? S’agit-il d’un coup d’État ? Les nouvelles autorités sont-elles réellement de notre côté ?

La libération annoncée de 204 djihadistes a-t-elle vraiment eu lieu ?

Enfin, ne trouvez-vous pas que la France est un peu seule pour assumer une si grande mission dans un territoire aussi vaste ?

M. le général Marc Conruyt. La semaine dernière, nous avons assisté à une reprise encourageante lors de la 41e session du comité de suivi de l’accord d’Alger (CSA). Après de longues années de blocage et d’immobilisme, cette reprise doit se concrétiser. Du point de vue militaire, elle doit s’incarner dans le cadre des unités reconstituées, suivant le principe de l’inclusivité. Il faut espérer que la reprise du CSA débouche sur le déblocage de la reconstitution de ces unités, car les Forces armées maliennes en ont bien besoin.

Pour ce qui est des négociations, le Président de la République a été extrêmement clair. Je peux affirmer que ce facteur n’a jamais pesé sur nos opérations. Il ne m’a d’ailleurs pas semblé que les soldats maliens qui nous accompagnent lors des opérations se posent la question. N’oublions pas que l’argument du dialogue fait dans une certaine mesure partie du modus operandi d’Al-Qaïda : c’est pour eux un moyen de peser sur les processus en cours et d’avancer leurs pions. Il ne faut pas être naïf.

Vous m’avez interrogé sur l’évolution de Barkhane. Dans toute la BSS, notre dispositif représente un peu plus de 5 000 hommes, c’est-à-dire autant que ce que nous avions engagé dans la seule Côte-d’Ivoire en 2005 : c’est dire l’importance du défi qui est le nôtre. Depuis de longues années, ce dispositif a prouvé, et prouve encore quotidiennement son efficacité. Ses effets opérationnels sont reconnus. Mais l’ennemi reste fort et structuré. Dans plusieurs zones du Sahel, il n’est pas encore à la portée des forces sahéliennes. La semaine dernière, nous avons engagé de durs combats au sol dans le Gourma contre plusieurs dizaines de combattants djihadistes qui n’avaient pas peur de monter à l’assaut des troupes françaises, ce qui donne une idée de leur détermination. Par conséquent, nous ne devons pas relâcher l’effort, notamment dans la perspective d’accompagner la transition malienne qui doit conduire, au début de l’année 2022, à des élections générales et au retour d’un fonctionnement gouvernemental plus normal. C’est, à mon sens, davantage à cet horizon de 18 mois que pourra se poser la question de l’avenir de Barkhane.

Les forces partenaires de l’EUTM et de la MINUSMA font incontestablement partie de la solution. Leur principe est bon. Elles peinent parfois à réaliser l’effort qui leur est assigné : cela peut s’expliquer par des expériences opérationnelles différentes ou des contraintes juridiques, techniques ou administratives particulières, mais nous avons impérativement besoin d’elles, à des degrés divers. Je travaille étroitement avec le commandant de la force de la MINUSMA, le général suédois Gyllensporre, et avec le général tchèque Ridzak qui commande l’EUTM. Nous nous voyons régulièrement, nous conduisons des projets en étroite coordination. Nous sommes tous convaincus que la victoire ne peut être que collective. Je peux vous assurer que le général Ridzak relance résolument l’action de l’EUTM qui avait été bloquée pour différentes raisons et que l’EUTM est désormais pleinement engagée envers les FAMa. Son cahier des charges, bien rempli pour les mois de novembre et de décembre, a été élaboré en parfaite coordination avec Barkhane. Il en est de même pour la MINUSMA.

Je ne suis pas inquiet pour les suites des élections qui ont eu lieu au Burkina Faso et dont nous attendons les résultats. Celles qui se profilent au Niger pour la fin de l’année ne devraient pas entraîner d’inflexions majeures du partenariat que nous entretenons avec les forces militaires de ces deux pays.

Les Danois, les Britanniques, les Estoniens, les Tchèques qui commencent à arriver, les quelques éléments précurseurs suédois qui sont parmi nous font tous un travail admirable et dans le meilleur état d’esprit. Ils ont des caveats, ou restrictions nationales, comme chaque contingent national, mais vraiment mineurs, et qui ne perturbent pas leur emploi opérationnel. Je salue de nouveau l’engagement de ces contingents à nos côtés, qui agissent en véritables frères d’armes. D’autres grands pays européens pourraient probablement faire davantage au profit direct de Barkhane. Certains s’engagent plutôt au sein de l’EUTM, d’autres au sein de la MINUSMA, et j’espère toujours, bien entendu, avoir la surprise d’un engagement plus direct au profit de Barkhane. Mais n’oublions pas que la Task Force Takuba est sous mon commandement direct et fait partie intégrante de Barkhane. Je note que la montée en puissance des Task groups se poursuit et que leur action devrait s’intensifier dans les mois à venir.

Je peux confirmer que l’engagement américain à nos côtés est considérable. Ces derniers mois, il a augmenté et son apport est vraiment primordial, notamment en matière de renseignement et de ravitaillement en vol.

Vous dites que l’on pourrait croire que les succès récents de Barkhane sont plus médiatisés que les précédents. Je peux vous assurer que mes opérations, quelles qu’elles soient et quel que soit l’ennemi visé, ne sont aucunement dictées par une quelconque ligne médiatique ou de communication. Les opérations que nous menons sont décidées au regard des renseignements que nous obtenons, puis que nous exploitons. Les résultats obtenus, produisent à leur tour du renseignement, et ainsi de suite. On trouve que Barkhane communique davantage sur les résultats obtenus contre le RVIM : je peux vous assurer que ces deux groupes, l’État islamique et le RVIM (filiale d’Al-Qaïda), sont l’objet de la même attention en termes de renseignement, de ciblage et d’opérations. Enfin, le fait qu’un grand nombre d’emprises de Barkhane se trouvent dans des zones directement menacées par le RVIM explique que je conduise des opérations contre lui.

La Mauritanie est un pays que je connais bien. Il est toujours délicat d’établir des comparaisons d’un pays à un autre, car les histoires, les populations, les répartitions ethniques, voire les cultures militaires sont parfois très différentes : ce n’est pas parce que ces Etats sont tous dans le G5 Sahel que les méthodes de l’un sont forcément transposables à l’identique à un autre. Cela étant, le G5 est un excellent forum de discussion, d’échange et de partage des bonnes pratiques, dont nos partenaires profitent assez régulièrement, lors des rencontres de chefs d’état-major ou de niveau inférieur.

Nos partenaires mauritaniens ont été confrontés à la menace que connaissent nos amis maliens et nigériens dès le début des années 2000 : il a fallu une mobilisation générale de l’appareil d’État, avec notre aide entre autres, pour y répondre. Ils ont notamment restructuré leurs forces militaires selon des principes et des dispositifs efficaces contre l’ennemi qui les menaçait. D’ailleurs, les groupements spéciaux d’intervention (GSI) mauritaniens servent plus ou moins de référence aux compagnies spéciales d’intervention que les Nigériens sont en train de déployer ou aux unités légères de reconnaissance et d’intervention (ULRI) que les FAMa ont commencé à mettre en œuvre.

L’effet des discours anti-français et des opérations de désinformation, évoqué récemment par le Président de la République, reste limité. Il touche surtout, et de façon restreinte, le cercle bamakois, mais nous veillons à ce que ces manœuvres ne prennent pas d’ampleur. Même si quelques tentatives de désinformation, malheureusement relayées par certains médias locaux, peuvent laisser à penser que nos forces armées sont mal employées ou agissent mal, leur impact reste marginal. De notre côté, nous veillons à conduire une politique de communication pour expliquer et mettre en valeur auprès des populations locales des pays sahéliens ce que fait Barkhane, notamment avec les forces partenaires sahéliennes, et dans quel cadre. À chaque fois que des opérations de désinformation sont menées à notre encontre, nous veillons à tenir un discours à même de rétablir la vérité.

Comment s’assurer que lors d’une opération, l’ennemi ciblé ne s’échappe pas pour porter le fer dans un pays frontalier ? C’est un vrai défi compte tenu de l’étendue de la zone d’opérations et des tactiques utilisées par les groupes terroristes. Lors de l’opération Bourrasque, le mode d’action privilégié de l’État islamique consistait à se fondre dans la population, à cacher ses armes et ses motos pour rejoindre le plus rapidement possible un campement abritant femmes et enfants, sachant pertinemment qu’en pareil cas, nous ne pourrions pas le frapper. Les opérations sont toujours menées en coordination étroite avec les forces partenaires sahéliennes : en l’occurrence, nous agissions avec les Nigériens et les Maliens. Nous avons planifié l’opération en partant du principe que ceux que nous traquions au Mali pouvaient aller au Niger et que ceux que nous poursuivions au Niger pouvaient aller au Mali. Nous veillons toujours à ce qu’une solution trouvée à un endroit ne vienne pas créer un problème ailleurs. Ce n’est pas toujours facile, mais c’est une préoccupation constante dans notre réflexion tactique.

Les règles d’engagement des drones, qui ne sont pas des systèmes autonomes, sont exactement les mêmes que celles qui prévalent pour tous les autres moyens, c’est-à-dire nos avions et nos forces terrestres : il n’y a aucune différence entre les règles d’engagement du drone armé et de nos autres moyens de combat. Ces règles d’engagement respectent strictement le droit international et le droit des conflits armés. Elles sont validées à l’échelon stratégique au niveau parisien, et toute une chaîne de conseillers juridiques s’assure en permanence du respect du cadre fixé pour mener nos opérations.

Je suis toujours très prudent en matière d’arithmétique. Les chiffres des pertes sont à chaque fois vérifiés : je n’annonce jamais que des dizaines de combattants ont été neutralisés si ce n’est pas le cas. En fait, votre question porte surtout sur la capacité de régénération de ces groupes terroristes combattants, malgré l’attrition que nous leur imposons. Chacun d’entre eux s’articule autour d’un noyau composé des combattants les plus aguerris ou les plus anciens, dont le nombre n’augmente pas. C’est ce noyau que nous visons et c’est le plus difficile à atteindre. L’important est de savoir comment, autour de ce noyau, ils sont capables d’agréger une masse combattante plus importante. Comment s’assurer que des jeunes sans perspective, vivant parfois au sein de populations qui s’estiment peu écoutées, ne cèdent pas aux sirènes de groupes armés islamiques quand ils leur proposent une moto, une kalachnikov, quelques dizaines de milliers de francs CFA et les font rêver à un meilleur avenir ? Nos partenaires sahéliens sont parfaitement conscients du problème : il suffit de regarder certaines initiatives menées dans le cadre du processus de désarmement-démobilisation-réinsertion (DDR), pour comprendre que nos amis maliens s’attachent à éviter que ces populations basculent du mauvais côté et à les inciter à rejoindre les forces de sécurité gouvernementales. Le président nigérien, lui aussi très sensible à cette question, a pris des décisions courageuses pour offrir, dans certaines régions où des populations se sentent marginalisées, des possibilités de recrutement supplémentaires dans les forces de sécurité. Cela dépasse le cadre de Barkhane mais nous y sommes attentifs aux côtés de tous les partenaires sahéliens, de la MINUSMA et de tous les autres acteurs du théâtre.

Vous avez raison de souligner que les relations humaines sont essentielles dans le partenariat que nous conduisons avec nos partenaires africains. La question de la durée et de la stabilité du commandement peut se poser. Pour ma part, c’est ma deuxième mission d’un an au sein de Barkhane. Dans mon parcours professionnel, je me suis occupé de questions sahéliennes et de problèmes de sécurité et de défense au Sahel, depuis près de quinze ans, à différents postes, sur le terrain ou en état-major. Je connais quasiment tous les chefs militaires maliens, burkinabés, nigériens, mauritaniens et tchadiens, dont certains, depuis de longues années. Quant aux conseillers, les officiers servant au sein de la coopération structurelle, placés auprès des forces armées maliennes, nigériennes ou burkinabé, font généralement des mandats de trois ans.  C’est de première importance dans le travail que nous faisons tous les jours et notre dispositif est suffisamment solide en ce domaine. Dans la sélection des principaux chefs appelés à servir à Barkhane, nous veillons à désigner des officiers dotés d’une longue expérience et capables d’allier connaissance de terrain et réflexion stratégique. La capacité de régénération de Barkhane repose aussi sur l’apport de nouvelles idées et l’inspiration de nouveaux chefs.

J’ai évoqué les négociations dans mon propos liminaire. Je les ai découvertes quasiment en même temps que tout le monde. Je n’y ai pas été mêlé, ni de près ni de loin.

À leur arrivée au pouvoir, les nouvelles autorités politiques maliennes ont remplacé tous les chefs militaires. Il y a aujourd’hui à la tête des armées maliennes des gens compétents, qui ont longtemps servi sur le terrain, qui sont conscients de la situation actuelle et qui travaillent très bien avec Barkhane. Je leur fais une grande confiance et j’attends beaucoup du partenariat qui s’est instauré avec eux. J’ai aussi rencontré les nouveaux chefs politiques de façon plus épisodique, parce que ce n’est pas le rôle du commandant de Barkhane. Ils m’ont affirmé que la coopération avec Barkhane restait centrale et indispensable pour le sort du Mali, qu’ils en espéraient beaucoup et qu’ils souhaitaient la poursuivre dans le cadre des objectifs définis en commun.

Sur le point de savoir si je ne pensais pas que la France était un peu seule, j’ai répondu en évoquant la position des alliés européens ou américains.

M. Jean-Jacques Ferrara. Lors de notre déplacement au début du mois avec la présidente et les co-rapporteures de la mission d’information sur l’opération Barkhane, nous avons pu mesurer combien les moyens aéromobiles étaient indispensables, compte tenu des élongations du théâtre et des besoins de mobilité opérationnelle. Ce qui confirmait les constats que j’avais établis il y a deux ans dans mon rapport sur le transport aérien.

Nos moyens sont comptés et ils le seront davantage demain, après le retrait programmé des deux hélicoptères danois Merlin et la probable reconfiguration de l’engagement des Chinooks CH-47 britanniques à la suite du déploiement de 250 soldats britanniques au sein de la MINUSMA. Bien que l’emploi de ces hélicoptères de transport lourd soit soumis à de lourdes contraintes, ils ont assuré de nombreuses heures de vol et de nombreuses missions au profit de Barkhane. Nous sommes quasiment les seuls en Europe à ne pas disposer d’une telle capacité. Nos alliés européens peuvent-ils combler ce trou ? Quelles pistes explorer pour renforcer nos moyens en hélicoptères ?

M. Jacques Marilossian. Mon collègue Charles de La Verpillière et moi-même avons rendu un rapport sur le bilan des accords de Lancaster House : dix ans de coopération franco-britannique. La disparition des Chinook britanniques peut poser un problème, mais les Britanniques restent nos alliés presque naturels dans la plupart des opérations extérieures, car notre culture militaire est similaire. L’interopérabilité des missions est précieuse, car ils sont capables d’intervenir à un haut niveau. Alors que le Premier ministre britannique a annoncé une hausse significative du budget de la défense britannique, avez-vous identifié des éléments particuliers de coopération franco-britannique dans le cadre d’un nouveau format de Barkhane, tel que le renforcement des moyens de transport en hélicoptères lourds ?

M. Jean-Michel Jacques. Je partage la préoccupation de mes collègues à propos de prochain départ des hélicoptères lourds danois et britanniques. Vous avez évoqué le partenariat avec les nouvelles autorités maliennes et l’engagement français au travers de l’EUTM. Lors de ma mission d’information sur le continuum entre sécurité et développement, j’ai constaté que l’action de l’EUTM était de qualité mais inefficace, par le fait qu’à l’issue de leur formation, les soldats étaient saupoudrés sur le territoire et ne se retrouvaient pas en unités constituées sur le terrain. Une grande partie de l’armée malienne rencontrait des problèmes de structuration ; certains soldats n’étaient pas payés ou pas équipés parce que les équipements de l’aide internationale n’arrivaient pas dans les unités. Certains officiers restaient à Bamako en laissant leurs troupes seules sur le terrain. Cela a-t-il évolué ? Est-ce que les nouvelles autorités politiques et militaires restructurent enfin l’armée, sortent de la corruption et sont vraiment sur le terrain ?

M. Jean-Louis Thiériot. Vous avez parlé du développement du RVIM et de l’EIGS. Certains échos font état de tentatives de déstabilisation en Côte-d’Ivoire, pays riverain du Mali où des élections viennent d’être organisées. Quel est votre sentiment là-dessus ?

Je suis convaincu que la sécurité de Paris se gagne à Niamey et à Gao et que la présence de Barkhane est indispensable. Néanmoins, si nous avions la fâcheuse idée d’envisager un retrait, quelles conséquences migratoires en résulteraient ?

M. Christophe Lejeune. Peu avant votre prise de fonctions à la tête de la force Barkhane, la France réalisait une opération militaire de grande ampleur aboutissant à l’élimination d’Abdelmalek Droukdel. Cette victoire stratégique contre les forces djihadistes au Sahel ne doit pas nous faire oublier la capacité de ces organisations à se réinventer. Le nom du nouveau leader d’AQMI a été dévoilé samedi : il s’agit de Youssef al-Annabi, qualifié de fin politique par les experts de la bande sahélo-saharienne. Ce profil nous interroge quand on sait que les négociations entre AQMI et le gouvernement malien sont de plus en plus étroites. Ne craignez-vous pas que l’arrivée de ce nouveau leader ne permette de renforcer l’ancrage malien d’AQMI ?

M. Stéphane Baudu. Lopération militaire Bourrasque conjointe avec la force Barkhane et les forces armées maliennes et nigériennes menée dans le Liptako a permis la coopération efficace de 1 400 soldats des forces partenaires et de 1 600 Français appuyés par des moyens aériens français et interalliés – une intervention du même genre avait déjà été conduite avec la task force Takuba. Inédite par son ampleur et le degré d’intégration des forces partenaires, cette opération répond à une logique de partenariat avec les forces des principaux pays de la bande sahélo-saharienne sur lesquelles se base l’opération Barkhane et représente une expérimentation conforme aux objectifs de soutien et de renforcement des forces armées régionales. De plus, ce modèle favorise l’acculturation des soldats à la lutte contre les groupes armés terroristes, une meilleure connaissance des enjeux locaux et un approfondissement de la coopération et coordination internationale. Pourrait-il s’appliquer dans d’autres expérimentations de ce type, afin de renforcer les forces partenaires et d’améliorer l’acceptation par les populations locales ainsi que par la presse française et internationale ? Est-il spécifique ou reproductible sur d’autres théâtres d’opérations extérieurs ?

Mme Patricia Mirallès. Des coups importants sont portés à l’ennemi. Nous ne pouvons que féliciter nos soldats et leurs officiers pour leur professionnalisme et leur abnégation au service de la nation. Après six années d’engagement intense qui ont permis à nos armées de développer leur expérience des conflits armés, quelles sont les évolutions de doctrine en matière de lutte contre ce type d’ennemi ? La contribution des drones Reaper pour le renseignement et les frappes est précieuse. Au vu de ces succès, leur rôle est-il appelé à s’accroître ? Comment s’intègrent-ils sur le théâtre d’opérations avec les autres composantes aériennes et terrestres ?

M. Charles de La Verpillière. Concernant les ingérences extérieures dans le conflit au Sahel, vous avez parlé des activités de désinformation de la Russie. La Chine est-elle d’une façon ou d’autre autre également impliquée ?

Si le succès militaire est un préalable, la victoire finale se jouera sur le terrain politique. La plupart des conflits coloniaux et postcoloniaux dans lesquels les armées occidentales ont été engagées depuis 1945 ont été gagnés militairement et perdus politiquement, parce que les États concernés n’étaient pas suffisamment forts – les contre-exemples comme le Tchad sont très rares. Cette analyse se vérifie au Sahel. La victoire militaire est possible, surtout si notre action est soutenue par les forces locales et nos alliés occidentaux, mais d’évidence, l’affaire se dénouera, dans un sens ou dans un autre, sur le plan politique.

M. Fabien Gouttefarde. Cette audition étant à huis clos, je vous interrogerai sur le cadre juridique et les modalités des interrogatoires des prisonniers faits par nos forces dans le cadre de l’opération Barkhane. Donnent-ils des résultats en termes d’informations ? Quel rôle jouent les armées locales, notamment l’armée malienne, à laquelle j’imagine que vous remettez les prisonniers au terme du processus ?

M. le général Marc Conruyt. Avant de répondre à la question sur les hélicoptères, je soulignerai que le succès de nos opérations dépend de notre capacité à combiner les différentes composantes qui nous sont confiées : on n’obtient des résultats que si l’on est capable d’utiliser le plus efficacement possible et en parfaite combinaison nos moyens aériens, chasseurs, avions de renseignement, drones, nos unités au sol dans leurs différentes spécialités, nos hélicoptères et nos forces spéciales. Le résultat de chacun dépend des résultats de tous. Je me garde toujours de dire que tel résultat a été obtenu grâce à telle composante ou à tel outil, car il n’est pas une opération dans laquelle des résultats n’aient été obtenus par la combinaison des composantes. On parle beaucoup des drones et des forces spéciales. Mais c’est passer sous silence nombre de réalités tactiques. Sur un théâtre comme le Sahel, la fulgurance et l’ubiquité ne sont possibles que grâce à l’emploi de toutes la panoplie des autres moyens. Il serait illusoire de croire que les résultats obtenus pourraient l’être en l’absence de ceux-ci.

Cela étant, les hélicoptères jouent un rôle très important dans le fonctionnement d’ensemble, ne serait-ce qu’en permettant d’aller chercher très rapidement nos blessés. Le seul fait de savoir qu’à bref délai, un médecin peut être auprès de vous et qu’un hélicoptère peut vous emmener à l’hôpital, a un effet considérable sur le moral de nos soldats. Leur assurer cette bulle d’évacuation médicale (EVM) est un impératif. Pour nos partenaires locaux, les moyens d’évacuation médicale (EVM) sont aussi souvent le soutien le plus important de Barkhane. Toutes les composantes de notre groupement d’hélicoptères, qu’il s’agisse du transport, de la reconnaissance avec les Gazelle, de l’appui au sol avec nos Tigre ou du transport des blessés jouent un rôle fondamental.

Tout cela, je le fais avec seize hélicoptères français, auxquels s’ajoutent trois hélicoptères britanniques et deux hélicoptères danois, sur toute la BSS, autrement dit sur un théâtre vaste comme l’Europe, ce qui impose une gestion dynamique d’une très grande complexité. Le colonel qui commande le groupement d’hélicoptères doit quotidiennement résoudre un véritable Tetris pour déterminer comment à la fois appuyer telle opération, assurer l’évacuation sanitaire de telle autre ou réagir à toute demande d’opération d’opportunité car à chaque fois qu’arrive un renseignement estimé pertinent, il faut l’exploiter au plus vite pour obtenir un résultat face à l’ennemi.

Vous avez parlé du départ des Merlin. L’aviation légère de l’armée de Terre (ALAT) consent un effort considérable pour offrir en permanence ces seize hélicoptères à Barkhane, et je sais combien cela pèse sur l’entraînement de nos pilotes en France. Il faut continuer à plaider auprès de nos alliés européens afin qu’ils viennent nous aider non seulement pour le remplacement des deux hélicoptères danois, mais aussi pour tout ce qui pourrait être fait dans le domaine de l’aéromobilité.

Vous avez dit que l’emploi des Chinook pourrait être perturbé par l’arrivée d’unités britanniques au sein de la MINUSMA. Le sujet est toujours en cours d’examen avec nos amis britanniques. Je ne peux encore vous dire quelle réponse sera apportée.

À travers la Task Force Takuba, nous attendons une contribution en hélicoptères de la part des Suédois et des Italiens ; ces derniers seront plus centrés sur l’évacuation militaire par voie aérienne (MEDEVAC), les Suédois davantage sur l’appui des troupes au sol : ce sera également pour Barkhane un apport très intéressant. Le message à retenir est l’importance cruciale de l’hélicoptère pour le succès des opérations ; tout apport extérieur de nos partenaires européens en contribution directe à Barkhane serait d’une grande utilité.

Je n’ai pas connaissance du lien éventuel entre la future adaptation de Barkhane et une participation britannique. Des travaux sur l’adaptation sont en cours, mais les arbitrages ne sont pas rendus. S’il devait y avoir une participation britannique supérieure à celle existante ou annoncée, cela serait traité au niveau de l’état-major des armées.

Comme je l’indiquais dans mon propos liminaire, la résilience et la capacité opérationnelle des FAMa sont déterminantes dans la résolution du problème sécuritaire dans la BSS. Vous avez parlé d’insuffisante exploitation des actions de formation de l’EUTM au profit de FAMa ; je serai plus mesuré au regard des circonstances dans lesquelles les forces armées maliennes doivent opérer. Au sortir des années 2012 et 2013, elles étaient entièrement à reconstruire. Face à des attaques sur toute l’étendue du territoire national, elles ont dû parer au plus pressé. Des gens formés par l’EUTM ont été envoyés le plus rapidement possible grossir les rangs des unités de contact pour tenir le choc. Faire la guerre tout en se restructurant en profondeur est un double défi ; je me demande même si une armée occidentale serait capable de le relever à due proportion. En étroite coopération avec Barkhane, les chefs militaires maliens se sont engagés dans une réflexion de fond visant à recréer un cycle opérationnel, c’est-à-dire un processus dans lequel les unités en cours de constitution ont le temps de se former, de s’entraîner avant d’être engagées en opération, et avec un temps de repos, de régénération pendant lequel ils ont la possibilité de revoir leurs familles après de nombreux mois d’absence. Avec eux, nous nous employons à faire en sorte que cette force soit capable de tenir le choc face aux groupes armés terroristes, en particulier dans le Centre, où se joue une grande partie de la question, tout en préparant des unités à relever celles qui sont engagées afin de leur permettre de se reposer. C’est un cycle que connaissent bien les armées françaises.

Ce travail s’accompagne d’opérations de recrutement importantes, non seulement au Mali mais aussi au Niger et au Burkina Faso ; nos amis maliens viennent de recruter plusieurs milliers de soldats qui sont en cours de formation et dont certains passeront par l’EUTM. Un recrutement conséquent devrait être relancé dès le début de l’année prochaine afin d’alimenter ce cycle, afin de ne plus subir la pression opérationnelle mais de la maîtriser.

Dans leur grande majorité, les unités maliennes présentes avec nous sur le terrain se comportent très bien. L’unité malienne qui était avec nos éléments au sol, la semaine dernière, s’est battue pendant plusieurs heures au coude-à-coude avec les hommes du détachement français. Elle a tenu la ligne avec nos soldats et occasionné des pertes sévères à l’adversaire. Ces unités sont courageuses et se battent bien lorsqu’elles sont bien encadrées, entraînées et équipées, ce qui était le cas. Les quelque 300 soldats maliens des unités engagées dans l’opération Bourrasque, notamment au sein du Task Group Takuba, se sont très bien comportés et ont occasionné des pertes sans en subir. Cela mérite d’être relevé : l’unité malienne engagée dans les combats de la semaine dernière n’a déploré aucune perte ; les unités maliennes engagées à nos côtés dans Bourrasque n’ont eu qu’un blessé. Des progrès restent à accomplir, des efforts restent à faire : les unités qui s’engagent avec nous sont bien équipées mais cela doit être mieux partagé avec toutes les unités maliennes. Les chefs militaires en ont parfaitement conscience, les dernières décisions en matière d’allocation de ressources financières au profit d’équipements nouveaux sont en cours de traduction. Je suis confiant dans la dynamique créée. Je sais que les autorités politiques apportent leur soutien aux autorités militaires maliennes.

La stratégie du RVIM et d’Al-Qaïda vise toujours à exporter la menace terroriste vers d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, en particulier les pays frontaliers de la BSS. Il y a quelques mois, une opération a été menée par les forces armées ivoiriennes en liaison avec les forces armées burkinabé contre un groupe terroriste dans le nord de la Côte-d’Ivoire. On ne peut pas parler d’un déferlement de katibas terroristes vers ces pays côtiers, mais on constate une volonté continue, une infiltration insidieuse dans le nord des pays côtiers frontaliers de la BSS, qui doit être surveillée de très près. Nos pays partenaires y prêtent la plus grande attention.

Je n’ai ni la compétence ni l’expertise nécessaire pour en mesurer les conséquences migratoires. Les dangers principaux sont la déstabilisation, le risque sécuritaire et le risque d’établissement d’un califat territorial qui aurait d’autres répercussions, qui resteraient à apprécier.

Nous observons fréquemment la capacité des groupes armés terroristes, en particulier le RVIM, à se réinventer. Cet agrégat de mouvements différents a été capable de se structurer autour d’une stratégie, d’une vision, d’une communication communes. Cette stratégie définie par le cercle dirigeant se diffuse rapidement sur le terrain et est mise en œuvre par les groupes locaux : on voit se constituer des émirats, c’est-à-dire des échelons intermédiaires de commandement qui permettent à ces groupes de se structurer et de se coordonner.

Concernant les enseignements à tirer de l’opération Bourrasque, je suis toujours prudent à l’égard de la notion de modèle. Un ancien chef militaire appelait à lutter contre l’idée du prêt-à-porter, c’est-à-dire de la solution opérationnelle qui fonctionnerait partout et en tout temps. En revanche, nous devons garder notre capacité à tirer les enseignements d’une opération, regarder ce qui a fonctionné, ce qui n’a pas fonctionné et de le partager avec nos partenaires. Un regard extérieur permet d’apporter rapidement des corrections – c’est ce que je ferai pour la prochaine opération – afin de toujours disposer d’un modèle dynamique, face à des ennemis qui s’adaptent très vite à nos modes d’action sur le terrain : des groupes armés terroristes sont capables de modifier leurs TTP (tactics, techniques and procedures), autrement dit leurs procédés tactiques, en quelques jours, et de diffuser en quelques semaines de nouvelles doctrines contre Barkhane à l’échelle de toute la BSS ! D’où la nécessité de préserver notre agilité tactique et intellectuelle pour les surprendre, les prendre de vitesse et ne pas leur donner les moyens de contrer ce que nous mettons en œuvre sur le terrain.

Plutôt que d’analyser un résultat opérationnel à travers le prisme d’une seule composante ou d’un seul outil, il faut surtout le faire à l’aune du panel de tous ceux qui sont mis à notre disposition pour profiter de ce que l’on appelle la combinaison des effets, en reprenant ce que l’on fait dans la composante terrestre, dans la composante aérienne et dans la composante immatérielle et en mettant tout cela en mouvement afin de les rendre les plus efficaces possible les uns avec les autres.

Je n’ai pas été le témoin direct d’ingérences de la Chine. Des unités chinoises participent à la MINUSMA, mais nous avons peu de contact avec elles. La présence chinoise se manifeste certainement au Mali, comme dans le reste de l’Afrique de l’Ouest, par une politique d’investissements économiques, mais je serais en peine de fournir des éléments précis.

Vous avez raison de dire que la solution à la crise sahélienne ne viendra pas du seul succès militaire. Il est néanmoins nécessaire à une solution politique débouchant sur une victoire collective dans la crise sahélienne. Notre chef d’état-major des armées le rappelle très régulièrement.

Enfin, les armées font preuve de la plus grande transparence sur les modalités d’interrogation des personnes capturées. Régies par des textes dont la solidité juridique et la conformité au droit international des conflits sont vérifiées en permanence, celles-ci font l’objet d’un contrôle strict du comité international de la Croix-Rouge (CICR) avec lequel, localement, régionalement et nationalement, nous entretenons les meilleures relations. Il faut savoir que ces interrogatoires sont réalisés par des soldats très bien formés. Nous avons en effet en France des spécialistes, qui ont acquis une grande expertise et une grande expérience en la matière puisqu’ils se relaient dans cette mission depuis de nombreuses années. Je peux vous assurer qu’ils font preuve d’un très grand professionnalisme et que les interrogatoires qu’ils mènent sont particulièrement précieux.

Mme la présidente Françoise Dumas. La solution, vous venez de le dire, ne viendra pas des seuls succès militaires mais des avancées politiques menées concomitamment. Je retiens les perspectives positives de la sahélisation et de l’européanisation. Les évolutions, lentes mais réelles, nécessitent la poursuite du soutien des forces armées localement et le renforcement des actions de l’EUTM au profit des armées maliennes en toute première ligne.

Pour ce qui est de l’européanisation, l’évolution de Takuba est un bon signal, même si l’on pourrait espérer une contribution plus directe et plus importante de certains grands pays européens au profit de Barkhane. Nous devons l’avoir en tête dans nos discussions politiques.

Je retiens votre vision d’une opération cohérente, qui repose sur des moyens suffisants mais taillés au plus juste. Vous souligniez l’importance du soutien américain. On aurait pu craindre sa diminution ; nous nous réjouissons que ce ne soit pas le cas. Le soutien aéromobile de votre force est un sujet de vigilance ; nous l’avons nous-mêmes constaté de visu. Notre collègue Ferrara y sera particulièrement attentif.

Je vous remercie pour les éclairages stratégiques et les informations que vous nous avez fournis, aussi bien sur le terrain, lorsque nous sommes venus vous voir, que ce matin. Je veux témoigner à vous-même et à l’ensemble de vos hommes notre admiration. Nous sommes conscients que notre sécurité, en France, dépend aussi du combat qu’ils mènent contre les djihadistes dans le Sahel afin d’empêcher que celui-ci ne devienne pour eux un territoire refuge. Cela oblige les politiques que nous sommes à être attentifs à vos efforts et à vos besoins.

 

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La séance est levée à onze heures vingt-cinq.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, Mme Françoise Ballet-Blu, M. Xavier Batut, M. Stéphane Baudu, M. Christophe Blanchet, M. Bernard Bouley, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. André Chassaigne, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Claude de Ganay, M. Thomas Gassilloud, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, M. Jean-Michel Jacques, M. Grégory Labille, M. Bastien Lachaud, M. Jean Lassalle, M. Didier Le Gac, M. Gilles Le Gendre, M. Christophe Lejeune, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, M. Gérard Menuel, M. Philippe Meyer, Mme Monica Michel, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, Mme Florence Morlighem, M. Jean-François Parigi, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Catherine Pujol, M. Bernard Reynès, Mme Muriel Roques-Etienne, M. Gwendal Rouillard, Mme Isabelle Santiago, Mme Nathalie Serre, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Laurence Trastour-Isnart, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Pierre Venteau, M. Charles de la Verpillière

 

Excusés. - M. Stanislas Guerini, M. Nicolas Meizonnet, M. Aurélien Taché