Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition de Mme Florence Parly, ministre des Armées.


Vendredi
19 février 2021

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 36

session ordinaire de 2020-2021

 

Présidence de
Mme Françoise Dumas, présidente


 


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La séance est ouverte à dix heures. 

Mme la présidente Françoise Dumas. Madame la ministre, merci d’être fidèle à ces rendez-vous précieux avec la commission, qui scandent le rythme de nos travaux. Ce créneau, un vendredi matin, est inhabituel, mais j’ai souhaité que la commission puisse vous entendre sans tarder après la publication, le 21 janvier dernier, de l’actualisation de la Revue stratégique.

Cela était d’autant plus important à mes yeux que la Revue stratégique initiale de 2017 sous-tend l’ensemble de la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 et que son actualisation était un préalable nécessaire à celle de la programmation qui doit avoir lieu, selon son article 7, avant la fin de l’année 2021. Notre échange sera donc principalement consacré à cette actualisation et à ses conséquences.

Comme vous l’avez déclaré lors de vos vœux aux armées, le Président de la République vous a demandé de faire avec la représentation nationale un point d’étape approfondi sur l’évolution du contexte stratégique, les adaptations capacitaires décidées et la mise en œuvre de la LPM.

Nous avons trouvé dans cette « Actualisation 2021 » beaucoup de proximité avec les travaux que nous avons nous-mêmes initiés au premier semestre 2020 sur l’évolution de la conflictualité dans le monde, qui ont donné lieu à un volumineux rapport publié en juillet. Nous avons hâte de vous entendre sur les lignes de force que vous retenez pour les comparer aux nôtres.

Pour ma part, je retiens des évolutions du monde le recours désinhibé aux logiques de puissances, aux portes même de l’Europe, l’affaiblissement du multilatéralisme qui persistera malgré la défaite électorale de Donald Trump, le triangle stratégique Chine-Russie-États-Unis où la place de l’Europe reste à trouver, l’extension du domaine des conflictualités et la crise sanitaire perçue par des États comme une opportunité stratégique.

Au-delà de votre description de l’état du monde, nous sommes intéressés par les conclusions auxquelles elle vous amène et aux incidences que cette appréciation de situation pourrait avoir sur l’exécution de la LPM.

Nous pouvons d’ores et déjà nous réjouir de la remarquable exécution des deux premières années de la loi de programmation et du vote d’une troisième annuité, celle de 2021, conforme à la trajectoire programmée.

Toutefois, l’accélération de la plupart des tendances identifiées en 2017 conjuguées avec l’apparition de ruptures ne remettent-elles pas en cause certains équilibres de la LPM ?

Les ambitions et les priorités de la loi de programmation, dont la pertinence n’est pas remise en cause par l’actualisation de la revue stratégique, sont-elles cependant à la hauteur des récentes évolutions que vous soulignez ?

Comment la LPM peut-elle prendre en compte les premières conclusions que vous avez évoquées lors de vos vœux aux armées, c’est-à-dire, la nécessité de muscler nos capacités défensives et offensives dans le champ du cyber et du numérique, l’accentuation de l’effort porté contre les risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC) et la lutte anti-drones, le renforcement de la préparation opérationnelle des forces pour mieux couvrir l’ensemble du spectre des menaces, y compris dans la perspective de conflits de plus haute intensité ? Comment ces accélérations pourront-elles être financées ?

Au-delà des conséquences immédiates, nous serions intéressés de connaître la façon dont vous anticipez l’articulation entre la présente LPM et celle qui suivra au travers de la réaffirmation de « l’ambition 2030 ».

Par conséquent, face à une commission que vous devinez impatiente, vous pourriez évoquer la façon dont le Gouvernement souhaite organiser l’actualisation de la LPM prévue par l’article 7 de la loi. Nous avons de notre côté des idées pour faire de cet exercice un sujet important du débat public, alors que les conflictualités annoncées nécessitent une Nation soudée, consciente des efforts qu’il lui faut accomplir pour préserver ses libertés.

Alors que le sommet de N’Djamena vient de s’achever, vous pourriez aussi revenir sur le bilan établi à cette occasion ainsi que sur les principales orientations qui ont été retenues pour les prochains mois au service de notre sécurité, de la stabilité et du développement des pays du Sahel.

Enfin, la coopération capacitaire franco-allemande a retenu notre attention. Je veux vous assurer que les membres de la commission sont particulièrement attentifs à l’évolution des projets du système de combat aérien du futur (SCAF), du MGCS (main ground combat system pour système de combat terrestre principal) et du Tigre standard 3, et qu’ils verraient avec beaucoup d’inquiétude le refus allemand de poursuivre la voie tracée depuis 2017. Ce recul allemand, s’il devait se concrétiser, serait une mauvaise nouvelle pour l’Europe entière et son avenir.

Au bénéfice de ces observations, Madame la ministre, je vous cède la parole.

Mme Florence Parly, ministre des armées. Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de m’offrir cette possibilité de faire un point d’étape approfondi sur l’évolution du contexte stratégique, à l’occasion de la récente publication de l’actualisation de la Revue stratégique qui avait été conduite en 2017 à la demande du Président de la République. Nos échanges nous conduiront également à discuter des adaptations capacitaires à l’ensemble des menaces identifiées et confirmées par l’actualisation de la Revue stratégique, ainsi que de la mise en œuvre de la loi de programmation militaire.

Je commencerai par répondre par une question simple : pourquoi cette actualisation, seulement trois ans après la Revue stratégique de 2017 ? Parce que nous voulons toujours mieux protéger les Français face aux menaces actuelles et futures et que cela requiert de l’anticipation et de l’adaptation. Parce que force est de constater que le contexte stratégique mondial évolue de plus en plus rapidement. C’est une tendance de fond, il n’y a qu’à observer le rythme de publication de nos documents d’analyse stratégique, comme les Livres blancs de la sécurité et de la défense nationale qui se sont succédé : 1972, 1994, 2008, 2013 et 2017. Enfin, évidemment, parce que la crise sanitaire mondiale a été un moment de rupture. Elle a bouleversé nos vies, nos habitudes et nos certitudes en nous faisant prendre conscience que nous vivons dans un environnement de plus en plus incertain et imprévisible.

Cette crise a été un accélérateur et un révélateur de l’amplification des bouleversements stratégiques que nous avions identifiés dans la Revue stratégique de 2017. Elle confirme la dégradation de l’environnement stratégique international dans lequel nous évoluons. Nous faisons face à une intensification des menaces et à une accélération du délitement de l’ordre international. Le monde qui émerge est à la fois plus dangereux, multipolaire, écartelé entre la montée des menaces globales, le repli sur soi, la désinhibition des comportements et l’effritement du multilatéralisme.

Cette déstabilisation du monde que nous avions perçue dès 2017 est d’abord la conséquence de facteurs structurels. La pression démographique dans les zones les plus pauvres de la planète, comme l’Afrique subsaharienne qui doublera sa population à l’horizon 2050, ainsi que les dérèglements climatiques, sont sources de tensions autour de l’accès aux ressources naturelles et énergétiques. On le voit en Arctique où la fonte des glaces fait apparaître de nouvelles routes maritimes et ouvre le champ à une exploitation inédite des ressources halieutiques et énergétiques. Nul besoin de vous dire que les appétits grandissent dans cette région, avec un réinvestissement de nombreuses îles du Nord, notamment par la Russie.

Ces facteurs structurels, ce sont aussi les déplacements de populations et les flux migratoires qui ne feront que se renforcer dans les prochaines années. C’est un phénomène qui est largement instrumentalisé, comme l’ont montré les pressions exercées sur l’Union européenne par la Turquie, premier pays d’accueil et de transit des réfugiés syriens. Nous faisons donc face à une simultanéité et à une imbrication des crises qui modifient l’équilibre des puissances.

Le travail d’actualisation stratégique que nous venons de mener nous a également permis de mettre en lumière la persistance des menaces contre les intérêts français.

En premier lieu, c’est bien la menace terroriste qui pèse sur nous, à la fois sur le territoire national et à l’étranger. Nos engagements extérieurs nous permettent de combattre les groupes armés terroristes, loin de nos frontières, à la fois au Levant et au Sahel. Toutefois, la persistance, voire la résurgence de ces réseaux nous impose de poursuivre les efforts. Nous sommes engagés militairement pour empêcher que ne s’implante un arc djihadiste du golfe de Guinée au théâtre irako-syrien, qui serait en mesure de nous menacer et projeter des attentats sur notre territoire national ou sur le sol européen.

Au sommet de N’Djamena qui s’est achevé mardi, le Président de la République a décidé de maintenir les effectifs français au Sahel, parce que nous avons encore beaucoup à accomplir pour empêcher Daech et Al-Qaïda de nous nuire. Les pays sahéliens ont renouvelé avec vigueur leur demande d’un soutien français, européen et international. J’ai moi- même été contactée à l’issue du sommet par mon homologue malien qui a voulu me faire part de sa détermination à continuer ce combat à nos côtés et à œuvrer pour la montée en puissance des forces armées de son pays. C’est un excellent signal.

Comme nous l’avions déjà esquissé dans la Revue stratégique de 2017, le retour en force de la compétition stratégique à l’initiative de certaines puissances se confirme, y compris dans le contexte de la crise sanitaire.

Les ambitions de la Chine ne sont plus voilées. Elle a comme objectif de devenir la première puissance mondiale avant le centenaire de la République populaire de Chine, en 2049. Elle n’hésite plus à imposer son propre système de valeurs et à bafouer certaines règles internationales, notamment celle de la libre circulation dans les airs et sur mer. La Chine investit massivement en Indopacifique, jusque dans nos départements, régions d’outre-mer et collectivités d’outre-mer, mais aussi en Afrique – je rappelle que la Chine a ouvert une base militaire en 2018 à Djibouti où elle continue d’étendre son implantation.

La Russie, quant à elle, loin de disposer des mêmes ressources économiques, développe une stratégie de défiance à l’égard de son environnement proche, sur les flancs nord et est de l’Europe. Ses démonstrations de forces se multiplient à mesure que ses capacités militaires se renouvellent. La Russie s’est par ailleurs imposée comme l’un de nos principaux compétiteurs stratégiques au sud de la Méditerranée, au Levant et en Afrique, où elle n’hésite pas à organiser des campagnes de désinformation à l’encontre de la France.

Les stratégies de domination globales développées par la Chine et la Russie, mais aussi l’enhardissement des puissances régionales au Moyen-Orient, viennent remettre en cause nos valeurs démocratiques en faisant fi du droit international. À ce titre, la Turquie développe une politique extérieure agressive qui n’hésite plus à s’imposer par la force et par le fait accompli, en Méditerranée comme en Libye, où elle viole l’embargo sur les armes, ou encore dans le Caucase, où elle a apporté un appui décisif à l’Azerbaïdjan face à l’Arménie, en engageant notamment des miliciens venus de Syrie et dont certains arrivaient directement de Libye.

On observe également un regain de la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs. La Corée du Nord intensifie ses activités nucléaires et balistiques. L’Iran relance l’enrichissement de son uranium jusqu’à 20 %, ce qui diminue inexorablement le breakout time, c’est-à-dire le délai nécessaire pour produire assez d’uranium enrichi pour fabriquer une arme atomique. En parallèle, loin de constituer l’instrument de paix que ses promoteurs présentent, le traité sur l’interdiction des armes nucléaires, récemment entré en vigueur, fragilise le régime international de non-prolifération et en particulier le traité sur la non-prolifération nucléaire dont le maintien est pourtant essentiel à notre sécurité collective. Tout cela constitue une remise en cause de l’ordre international et de l’architecture de sécurité mise en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Comme vous le savez, nous faisons face à une extension des champs de conflictualité hors des domaines conventionnels. L’imprévisibilité du monde s’explique aussi par cette émergence de nouveaux espaces de confrontations. Je pense évidemment à l’espace, indispensable à la conduite de nos opérations, aux fonds marins, mais aussi aux champs de l’information et du cyberespace qui ont trouvé un amplificateur avec l’épidémie de Covid-19, comme en témoignent malheureusement les récentes attaques des systèmes informatiques de plusieurs hôpitaux en France.

La façon même de faire la guerre a profondément changé, et la frontière entre guerre et compétition s’amincit. Nos compétiteurs déploient, en dessous du seuil du conflit ouvert, des stratégies hybrides qui conjuguent tous les moyens disponibles, physiques comme virtuels, dans tous les espaces possibles – terre, air, mer, cyber et espace –, ce qui ne fait que renforcer l’ambiguïté des menaces, donc des postures à adopter en réponse. Je pourrais citer la Russie qui a usé de ce mode d’action pour s’emparer de la Crimée et qui l’emploie aujourd’hui de l’Afrique à la Syrie en passant par le Caucase. Ne soyons pas naïfs, de telles stratégies nécessitent une prise de conscience et une prise en compte française de l’évolution du jeu international.

Nous voyons aussi sur le terrain la montée en gamme de certaines menaces technologiques. Je pense notamment aux possibilités offertes par l’intelligence artificielle, qui permettront de contracter les temps de décision sur le terrain ou encore aux drones, et à la facilité de détourner des drones civils de leurs usages pour en faire des engins explosifs ou à des fins d’observation. Cette utilisation que nous avions par exemple détectée au Levant, nous la voyons aujourd’hui arriver sur le théâtre sahélien.

De cette analyse de la Revue stratégique, nous tirons toutes les conclusions nécessaires pour agir en conséquence, ajuster notre effort et mieux orienter nos moyens. Au regard de ces conclusions, nous avons constaté que la loi de programmation militaire, ses ambitions et ses priorités, conservent toute leur pertinence. Le Président de la République a réaffirmé avec force que les engagements pris seront tenus et que nous continuerons de mettre en œuvre, à l’euro près, la loi de programmation militaire, que vous avez votée à une très large majorité.

Dans ce contexte, il n’est pour l’instant pas prévu de procéder à une actualisation législative de la LPM. Toutefois, nous procéderons à des ajustements en accélérant nos efforts sur certaines ambitions portées par la LPM. Et nous sommes justement ici pour en discuter.

En cohérence avec les analyses de l’actualisation de la Revue stratégique, nous allons améliorer notre capacité à détecter les menaces et à attribuer les agressions, notamment dans les nouveaux espaces de conflictualité. Cela passe par un renforcement de nos capacités à collecter et exploiter la multitude de données à des fins de cyberdéfense ou encore de renseignement. Pour cela, nous aurons besoin d’infrastructures de stockage sécurisées mais également d’algorithmes performants basés sur l’intelligence artificielle.

Nous allons accélérer l’effort porté sur la protection de nos forces, du territoire national et des Français dans le domaine des risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques ou encore de la lutte anti-drones.

Nous allons renforcer la préparation opérationnelle de nos armées, afin qu’elles puissent s’entraîner mieux, pour faire face de manière plus complète et plus agile à l’ensemble du spectre des menaces, y compris dans la perspective de conflits de plus haute intensité.

De manière plus générale, pour garantir notre sécurité et celle de l’Europe dans un contexte stratégique qui se durcit, la France doit donc jouer pleinement son rôle de puissance d’équilibre et être à l’écoute de ses partenaires, compétiteurs et adversaires. Pour cela, cinq défis sont à relever.

Premièrement, nous devons poursuivre la remontée en puissance de notre outil de défense, ce que nous nous efforçons de faire depuis 2017. L’ambition de la LPM a été respectée chaque année, notamment par des augmentations substantielles des budgets depuis 2017. Je souligne à nouveau que ces augmentations ont été intégralement exécutées, ce qui n’a malheureusement pas toujours été le cas par le passé. En 2021, le budget des armées tel que vous l’avez voté sera de 39,2 milliards d’euros en 2021.

Deuxièmement, nous devons approfondir la construction de l’autonomie stratégique et de la souveraineté européenne. Depuis 2017, nous avons fait de grands progrès grâce à une mobilisation inédite de nos partenaires pour construire l’Europe de la défense. Nous avons ainsi pu lancer l’initiative européenne d’intervention, le fonds européen de défense, la facilité européenne de paix. La coopération structurée permanente est enfin effective. Si la construction de ce véritable pilier européen en matière de sécurité et de défense est désormais reconnue comme un impératif collectif, il se fera en cohérence avec les évolutions de l’OTAN, dont la revitalisation nécessaire est désormais rendue possible par une administration américaine à l’écoute.

Les partenariats européens se concrétisent aussi dans les opérations, à l’image de la task force Takuba, qui est engagée en ce moment même dans des opérations contre les groupes terroristes et sera pleinement opérationnelle dans les tout prochains mois. Avec Takuba, les Européens vont au combat ensemble et aux côtés des soldats maliens. Ce type d’initiative est une évolution majeure pour l’Europe et pour la France. Cela participe directement à l’interopérabilité entre les armées européennes, et au développement d’une culture stratégique et d’engagement commune.

Troisièmement, il est nécessaire de travailler à la consolidation de notre base industrielle et technologique de défense. Quelques chiffres clés pour illustrer son rôle central : elle représente 10 % de l’industrie et 20 % de la recherche et développement en France, fait travailler 4 000 entreprises de toutes tailles qui génèrent 200 000 emplois directs et indirects. Au niveau national, et en coopération européenne, investir dans des programmes capacitaires est donc essentiel. C’est à la fois investir pour l’avenir de la défense, mais c’est aussi participer à la relance de l’économie, à la sauvegarde des emplois et au maintien des compétences de haut niveau de notre tissu industriel et économique.

Nous allons donc poursuivre les adaptations capacitaires et les programmes d’avenir en cours. Ces investissements nous permettent de préparer la guerre de demain, de conserver des capacités du haut du spectre afin de ne pas subir le déclassement voulu par nos compétiteurs stratégiques. Nous devrons aussi poursuivre les exportations, qui sont absolument clés pour l’équilibre économique de l’industrie de défense. Il nous faut cependant rester vigilants face à l’augmentation de nos dépendances critiques, en identifiant mieux les risques sur les chaînes d’approvisionnement – je pense ici à notre besoin croissant en métaux rares. C’est un travail que j’ai confié au service de l’énergie opérationnelle, au sein de l’état-major des armées.

Quatrièmement, nous continuerons de bâtir un modèle d’armée complet, cohérent, innovant et agile jusque dans le haut du spectre. Notre objectif est bien de maintenir sur le temps long un modèle d’armée efficace, capable d’intégrer des évolutions et des innovations avec agilité, apte à opérer de manière intégrée dans tous les milieux et dans lequel forces conventionnelles et forces nucléaires s’épaulent en permanence. Il nous faut aussi conserver nos capacités d’intervention, qui peuvent s’appuyer sur nos partenaires proches et lointains, à l’instar de nos actions récentes en Indopacifique.

Cinquièmement, enfin, les armées devront continuer de concourir à la résilience de la Nation, dans tous les champs possibles, comme elles le font déjà aujourd’hui, qu’il s’agisse de faire face à des attaques terroristes ou hybrides, à des catastrophes environnementales ou sanitaires, en France et à l’étranger. Je rappelle que dans le contexte sanitaire actuel, les armées appuient le plan de lutte contre la covid. Elles apportent un concours médical précieux de dix lits de réanimations à Mayotte après l’avoir fait aux Antilles. Nos armées sont aussi engagées pour acheminer des vaccins, de l’oxygène et des congélateurs vers les outre-mer.

Face aux évolutions et aux défis que je vous ai présentés, la présidence française de l’Union européenne en 2022 doit être l’opportunité majeure pour la France de valoriser l’Union européenne dans sa capacité à se protéger, à protéger ses citoyens et ses intérêts, comme à participer à la protection de ses partenaires. Elle doit aussi être force de proposition pour bâtir un nouvel ordre international fondé sur le droit et le respect des valeurs démocratiques. À ce titre, elle renforcera la dynamique de la boussole stratégique initiée durant la présidence allemande.

En parallèle, à l’OTAN, les alliés réfléchissent à mettre à jour le concept stratégique de 2010. La prise de conscience du durcissement de la compétition internationale entre puissances stratégiques et des nouveaux domaines de conflictualité impose un renouvellement stratégique de l’Alliance. La France prend toutes ses responsabilités et s’appuiera sur sa compétence d’anticipation stratégique pour faire avancer ses travaux ambitieux

Pour conclure, cette Actualisation stratégique pourrait nous inquiéter tant le portrait de notre environnement stratégique est sombre. Certes, elle nous oblige à redoubler de vigilance. Mais nous devons avoir confiance dans la capacité de nos armées à se réformer en permanence et à s’adapter à ce contexte dégradé, afin de garantir la sécurité et la protection de nos intérêts, de la France et des Français.

Mme la présidente Françoise Dumas. Madame la ministre, je note que le Gouvernement n’envisage pas de texte législatif spécifique dans le cadre de l’actualisation de la LPM. Ce choix, qui n’est pas une surprise dans la période actuelle, ne doit pas toutefois conduire à exclure le Parlement de votre réflexion. Diverses voies demeurent possibles pour cette association et je travaillerai en ce sens avec l’ensemble des commissaires et le Bureau de notre commission. Nous verrons comment, dans le respect des équilibres politiques, apporter notre contribution à cette actualisation, conformément à la Revue stratégique et aux éléments que vous venez de confirmer.

Mme Sereine Mauborgne. Madame la ministre, je constate avec vous que le contexte mondial est menaçant pour des raisons connues et attendues, autant que redoutées. La montée des États-puissances, l’instabilité des accords internationaux donnent à penser que de nouvelles conflictualités peuvent survenir, en particulier de nouvelles formes de guerre : la guerre informationnelle, la diffusion de fausses informations pour créer le doute, miner la confiance des citoyens dans leurs gouvernements. La France n’est pas épargnée par ces tentatives de déstabilisation – l’exemple récent de Bounty l’a montré. La réplique est sans aucun doute une stratégie multidimensionnelle impliquant le choix des valeurs, comme vous le développiez ce matin dans un article du Figaro.

Grâce à la mission d’information sur l’opération Barkhane, que nous menons actuellement avec Nathalie Serre, sous l’égide de Mme la présidente, nous pouvons, avec l’éclairage des chercheurs, du monde diplomatique, des militaires, appréhender à quel point cette opération, loin de s’enliser, révèle la fuite des confrontations brutales mais aussi les manœuvres non militaires, les tentatives de guerre presque insurrectionnelles, la manipulation de l’information.

Face à cet ennemi au visage dissimulé, quel est votre constat ? Quelles valeurs président à la vision stratégique d’anticipation des guerres asymétriques ? Dans La tranquillité de l’âme, Sénèque disait déjà : « Il n’est plus temps, quand le danger est présent, de nous fortifier contre lui » ?

Enfin, comme députée du Var, attachée à mon département, je souhaiterais obtenir des informations sur l’incident provoqué hier par un avion de l’armée de l’air sur une ligne électrique ?

M. Charles de la Verpillière. Madame la ministre, le groupe Les Républicains approuve le constat d’une aggravation des tendances et des menaces aux plans géostratégiques et militaires, ce qui nous conduit à vous poser deux questions. Dans ce contexte dangereux, qu’attendez-vous des États-Unis à la suite du changement de président, qu’il s’agisse de la coopération militaire bilatérale ou de l’attitude de ce pays à l’égard de l’Europe et de l’OTAN ? Lors du vote de la loi de programmation militaire, le groupe Les Républicains s’était abstenu à l’Assemblée nationale en émettant des doutes sur la suffisance de l’effort financier consacré par la LPM, en dépit d’une trajectoire ascendante. Vous venez de démontrer la nécessité d’aller encore plus loin. Le Gouvernement aura-t-il la volonté et les moyens d’augmenter notre effort en matière de défense ?

Mme Sabine Thillaye. Le contexte sécuritaire international que vous avez décrit montre la nécessité de tendre vers une autonomie stratégique européenne. Vous avez évoqué la boussole stratégique lancée par la présidence française, destinée à analyser les menaces et à décliner des orientations politiques dans des domaines clés comme la gestion des crises, les adaptations capacitaires, la résilience et les partenariats. La France a un rôle évident à jouer, puisque les travaux de préparation se termineront sous sa présidence du Conseil de l’Union européenne en 2022. Quels seront les points de vigilance majeurs ? Que peut-on et que doit-on en attendre ? Comment le France entend-elle s’y impliquer ?

M. Thomas Gassilloud. La semaine a été marquée par le sommet de N’Djamena au sujet duquel nous aurons l’occasion d’échanger lors du débat prévu dans l’hémicycle, le 4 mars, avant la nouvelle rencontre du Président de la République et de ses homologues du G5 Sahel, au printemps.

En lisant le document de synthèse de l’actualisation de la Revue stratégique, nous avons été ravis de découvrir la phrase suivante : « À la lumière des enseignements tirés de la pandémie, les capacités des armées demandent toutefois à être renforcées pour affronter des crises de grande ampleur. À ce titre, la mise en œuvre d’une fonction stratégique protection résilience s’affirme désormais comme indispensable ». Nous ne pouvons que nous en réjouir, la création d’une fonction stratégique résilience ayant été proposée avant l’été par le groupe Agir ensemble, alors que nous avions appris le lancement des travaux d’actualisation. Si le sujet était au cœur de nos réflexions en 2020, c’est parce que nous pensions que la crise sanitaire pourrait être un avant-goût d’autres chocs susceptibles de frapper notre pays dans les années à venir – crises sociales, conséquences du dérèglement climatique, incidents technologiques, conflits majeurs… Ces risques sont réels. La stratégie nationale en matière de cybersécurité a précisément été présentée hier, alors que plusieurs de nos hôpitaux ont été victimes d’attaques. Le Président de la République a d’ailleurs fait part de sa préoccupation face à la possibilité de cyberattaques simultanées.

Les armées concourent déjà à la résilience de la Nation, dans tous les champs du possible, mais l’actualisation de la Revue stratégique est une invitation à aller plus loin. Madame la ministre, quelle sera la traduction concrète de cette nouvelle fonction stratégique résilience ?

Mme la présidente François Dumas. Je rappelle qu’après le débat qui aura lieu le 4 mars, nos collègues Sereine Mauborgne et Nathalie Serre rendront, en avril, leur rapport d’information sur l’opération Barkhane.

M. Alexis Corbière. Avant la conférence de N’Djamena, le Président de la République ayant annoncé des décisions structurantes et le ministre de l’Europe et des affaires étrangères, M. Le Drian, un sursaut diplomatique, nous étions nombreux à nous attendre à un début de retrait de nos forces au Mali, mais vous venez de nous confirmer que tel ne serait pas le cas. La seule décision prise est l’envoi de 1 200 soldats tchadiens. Ce faisant, ne donnons-nous pas une place importante à M. Idriss Déby qui, vous en conviendrez, n’a rien d’un démocrate ?

Depuis 2013, cinquante-cinq de nos soldats sont tombés, 5 milliards d’euros ont été dépensés et le nombre de groupes djihadistes semble plus élevé qu’à notre arrivée. Nous avons le sentiment d’un enlisement et que la solution militaire n’est pas pertinente – même si la force que nous représentons doit être utilisée à bon escient. Il faut s’employer à trouver une solution politique. Je sais bien que ce n’est pas facile, que la situation est extrêmement complexe. Je renouvelle néanmoins notre demande que soit organisé au Parlement un vrai débat sur les différentes solutions politiques.

J’ai eu l’honneur, avec d’autres parlementaires, de me rendre auprès de nos soldats déployés au Sahel dans le cadre de l’opération Barkhane, et j’ai constaté que nos officiers avaient une vision lucide de la situation. À défaut de solution politique, nous pourrions rester là vingt ans, voire plus. Le coût humain, financier et politique serait intolérable. En tout état de cause, le rôle de la France n’est pas de rester, des décennies durant, dans un pays étranger.

N’est-il pas temps d’avoir un débat significatif, et pas seulement un moment d’information de quelques heures, comme celui que nous aurons peut-être le 4 mars, sur notre action au Mali et sur les objectifs politiques de sortie ? Cela prendra nécessairement la forme d’aides à la reconstruction de l’État alors que la structure étatique est faible. Cela prendra du temps, mais une planification sur plusieurs mois ou plusieurs années serait plus efficace et mieux comprise que cette situation hésitante sur le terrain qui semble plus dégénérer que se stabiliser et dont nous constatons avec tristesse que nos soldats payent le prix.

M. André Chassaigne. Je note très peu d’évolution sémantique dans le discours de notre ministre. Après avoir affirmé, en d’autres temps, que le retrait serait le chaos, elle nous dit que beaucoup reste à accomplir et, donc, qu’un retrait n’est pas envisagé.

Le G5 Sahel remplit-il pleinement les fonctions qui lui ont été dévolues ? Certains le qualifient de fausse bonne idée, dans la mesure où le multilatéralisme militaire, sorte d’usine à gaz, est difficile à mettre en œuvre. L’armée tchadienne rejoindra-t-elle le G5 ? J’avais cru comprendre que ce ne serait pas le cas mais, à entendre mon collègue Alexis Corbière, les choses auraient évolué. Je pensais plutôt qu’Idriss Déby souhaitait maintenir les troupes sur son territoire pour des raisons d’équilibre intérieur.

Qu’elle est l’utilité réelle de la Minusma ? Intervenant à un prix élevé, elle est là pour protéger les civils et on l’accuse de ne pas le faire. Elle est là pour agir en défense, mais ne pourrait-elle pas, parfois, être plus offensive ? N’aboutit-on pas au discrédit de l’action internationale ? À quoi servent les Casques bleus de l’ONU ?

Chacun le sait, une victoire définitive est impossible, mais quand on est en guerre, on prépare la paix. En matière diplomatique, les militaires ont un rôle à jouer sur le terrain au contact des populations. Est-il bon de globaliser les groupes islamistes, ceux qui font le djihad, ceux qui sont en conflit insurrectionnel contre leur propre État, les actions mafieuses, les logiques locales de communautarisme ? Des contacts différenciés ne doivent-ils pas être pris sur le terrain par nos militaires ?

Enfin, comment responsabiliser les dirigeants des États africains qui, soucieux avant tout de se maintenir au pouvoir et de préserver leurs intérêts particuliers, laissent trop facilement la France et ses alliés agir militairement ?

Mme Florence Parly, ministre des armées. Dans la guerre asymétrique, qui n’est pas nouvelle mais que nous voyons fortement s’exprimer, l’adversaire, se sachant dans l’incapacité de vaincre sur le champ conventionnel de la confrontation armée, refuse l’affrontement direct et utilise d’autres procédés pour porter ses attaques. Dans ce domaine, tous les coups sont permis. L’adversaire commence par remettre en cause la légitimité de notre action, nous discréditer, tenter d’affaiblir notre volonté et nos forces morales, donc d’entraver notre liberté d’action. Il n’hésite pas à exploiter les tensions communautaires. Il s’affranchit, plus souvent que de raison, du droit international humanitaire en n’hésitant pas à cibler les populations civiles pour les terroriser et procéder aux enrôlements de force, aux destructions d’écoles et à l’assassinat des chefs locaux. Tout lien avec une situation réelle n’est pas totalement fortuit.

Dans une guerre asymétrique, il ne peut y avoir de victoire nette et définitive, parce que le terrorisme prospère sur une somme de difficultés sociales, économiques et sécuritaires anciennes. Cela ne veut pas dire qu’il tire sa source de là, car des projets internationaux de grandes organisations terroristes internationales s’appuient sur ces difficultés. Tant que l’intimidation des populations est rendue possible par la faiblesse institutionnelle de ces États, le recrutement risque de se poursuivre. Il faut donc une réponse globale. C’était l’objet des discussions du sommet de N’Djamena, visant à rétablir le déploiement des services publics de base pour la population, tout en assurant la sécurisation des zones. Il s’agit d’ôter à l’adversaire la légitimité dont il s’empare en proposant des systèmes alternatifs aux systèmes institutionnels des États, afin de propager une idéologie mortifère faisant des populations civiles sa première cible.

Cela exige le développement de savoir-faire nouveaux et la diversification de nos modes d’action pour conserver notre liberté d’intervention face à de nouveaux domaines de conflictualité. Nous devons évidemment nous appuyer sur les outils militaires conventionnels ou non conventionnels, mais aussi sur l’action diplomatique et notre politique de développement. Il convient de faciliter le retour de l’État et des services publics dans ces zones déshéritées, souvent oubliées par les États souverains, et permettre aux opérateurs du développement d’initier leurs projets, ce qui suppose le rétablissement de conditions minimum de sécurité.

Je souscris pleinement à l’idée que la réponse militaire n’a jamais été l’alpha et l’oméga de notre présence au Mali. Au sommet de N’Djamena, nous avons tiré un bilan très positif de notre action militaire, puisque nous avons atteint l’objectif fixé il y a un an de réduire l’influence de Daech, c’est-à-dire de l’État islamique au grand Sahara (EIGS), dans la zone des trois frontières du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Mais nous avons aussi constaté que l’atteinte des objectifs fixés dans les domaines du retour de l’État et du développement n’avait pas été assez rapide. Si le Président de la République a fait le choix, en lien avec ses partenaires du G5 Sahel, de maintenir l’effort militaire pour un temps, c’est aussi pour accompagner un sursaut dans le champ civil, démocratique et économique. Cette action doit être renforcée dans les prochains mois afin que l’effort militaire consenti au prix de nombreux sacrifices débouche sur l’ouverture d’un espace politique et diplomatique pour permettre le retour de la paix et de la stabilité.

En effet, la paix, cela se construit, et cela passe notamment par une condition qui n’était absolument pas remplie jusqu’à présent : la mise en œuvre de l’accord d’Alger de paix et de réconciliation (APR). De ce point de vue, on peut voir très positivement la réunion récente du comité de suivi de l’accord qui s’est tenue à Kidal. C’est une première étape indispensable pour retrouver l’unité du Mali, permettre à des personnes engagées dans le combat de déposer les armes et de réintégrer l’État malien. Toutes les chances doivent être données à tous ceux qui veulent voir progresser la mise en œuvre de l’APR.

Beaucoup reste à faire, mais il importe de s’appuyer sur les succès remportés pour avancer dans des domaines encore insuffisamment explorés et dans lesquels des progrès sont attendus, et d’abord par les populations locales.

J’en viens à présent à votre seconde question, Madame Mauborgne, concernant les faits qui se sont produits le 17 février, quand l’un des deux Rafale biplaces en entraînement dans le secteur du Castellet volant à basse altitude a sectionné une ligne électrique de moyenne tension, sans causer de victime au sol. Le service départemental d’incendie et de secours (SDIS) a rapidement maîtrisé un départ de feu et ENEDIS a rétabli dans l’après-midi même la distribution de l’électricité. Cet incident en vol a obligé le pilote et son navigateur à se dérouter vers une base aérienne militaire. Heureusement, l’appareil a pu se poser sans encombre. L’équipage, sain et sauf, a appliqué les procédures requises pour ramener l’avion à la base. Des enquêtes ont été initiées par la gendarmerie de l’air et le bureau enquêtes accidents pour la sécurité de l’aéronautique d’État, afin de déterminer les causes de cet incident particulièrement rare au regard du nombre de vols d’entraînement à très basse altitude réalisés chaque année. Nous vous tiendrons informés des conclusions de ces enquêtes.

Monsieur de la Verpillière, nos attentes à l’égard des États-Unis sont importantes après les quatre années que nous avons passées. La première porte sur l’engagement à poursuivre la lutte contre le terrorisme. Lors de son récent entretien avec le Président de la République, le président Biden a confirmé l’engagement de son pays à nos côtés dans la bande sahélo-saharienne (BSS). Quant à mon nouvel homologue, le général Austin, il a rappelé, lors de son audition devant le Congrès son appréciation du rôle de la France au Sahel. Le soutien américain à la conduite de nos opérations au Sahel est essentiel et se caractérise par du transport aérien, du ravitaillement en vol et des capacités en matière de renseignement. Depuis plusieurs années, notre très haut niveau d’intégration renforce notre interopérabilité. Au cas particulier, cette coopération peut être qualifiée de gagnant-gagnant.

Au Levant, nous participons à la coalition internationale contre Daech au travers de notre opération Chammal. Là aussi, le soutien des Américains se concrétise dans le domaine de la protection des forces, de la santé et du renseignement, élément essentiel au bon fonctionnement de la coalition. Depuis 2014, nous combattons tous les jours aux côtés de nos camarades américains. Nous déploierons dans quelques jours le porte-avions Charles de Gaulle et son groupe aéronaval, en appui des opérations contre Daech.

À la très bonne interopérabilité de nos forces, illustrée de manière évidente lors de l’opération Hamilton, en 2018, s’ajoute un haut niveau de coopération militaire dans le domaine spatial, dans le domaine cyber et dans le domaine du renseignement. Nous souhaitons que cette coopération bilatérale, qui ne s’est jamais démentie au cours des quatre années précédentes, se poursuive et continue de progresser.

Par ailleurs, le président des États-Unis a indiqué sa volonté de renforcer le lien transatlantique avec l’Europe. C’est une très bonne nouvelle. En tant que Français, nous avons aussi un rôle moteur à jouer pour que ce lien avec notre allié américain soit le plus dynamique possible, en particulier au sein de l’OTAN. Nous souhaitons qu’il ne limite pas notre ambition de bâtir une véritable autonomie stratégique européenne. Il n’y a aucune raison d’opposer l’Alliance atlantique et l’Union européenne. Elles sont complémentaires et doivent se renforcer l’une l’autre. Je ne doute pas que nous pourrons avancer dans ce sens.

Comment continuer à aller de l’avant et prendre en compte les éléments nouveaux que j’ai détaillés dans mon propos liminaire, résultant de l’actualisation de la Revue stratégique ? La loi de programmation militaire que vous avez très largement votée prévoit, dans sa première partie, pour la période 2019-2023, l’injection de 110 milliards d’euros dans l’économie pour les équipements, les infrastructures et le maintien en condition opérationnelle (MCO), ce qui est considérable. Cela signifie que nous gérons en parallèle un grand nombre de programmes, qui ont leurs propres cycles de vie, comme les êtres vivants : certains prennent de l’avance, d’autres du retard, d’autres encore sont à l’heure. C’est cet effet de masse qui nous permet, année après année, dans le cadre des travaux d’aménagement auxquels nous procédons, d’utiliser de manière pertinente l’ensemble des moyens budgétaires mis à notre disposition dans le cadre des lois de finances initiales. L’examen régulier de la vie des programmes permet, eu égard au retard temporaire de certains programmes, de dégager des marges de manœuvre afin d’accélérer ce qui est accélérable. Nous réalisons ces exercices annuels de reprogrammation fine, afin d’assurer la bonne exécution de la LPM tout en permettant de financer les accélérations souhaitables dans le cadre de l’actualisation de la Revue stratégique.

Madame la présidente Sabine Thillaye, la boussole stratégique est un exercice inédit, et l’exemple même de la prise de conscience européenne de la nécessité de construire une culture stratégique commune. Elle s’appuie sur différents piliers. Le premier, le socle, lancé et finalisé sous présidence allemande, consiste à mener une revue stratégique comme celle que nous venons d’actualiser pour dégager un consensus au niveau européen sur les menaces auxquelles nous sommes confrontés. Ce socle, précieux, nous permettra d’avancer vers la deuxième étape, la fixation de notre niveau d’ambition pour les prochaines années, en capitalisant sur les actions conduites pour faire émerger une Europe de la défense toujours capable de prendre en charge sa sécurité, de mieux traiter les menaces et les vulnérabilités.

Il nous reviendra, dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, au premier semestre 2022, d’achever le processus initié par l’Allemagne et de bâtir un consensus autour de nouvelles ambitions pour l’Europe dans le domaine de la défense et de la sécurité. Nous avons déjà identifié un certain nombre d’objectifs à l’horizon 2030. En termes de méthodologie, nous essayons de reproduire à l’échelle européenne des travaux que nous avons menés au plan national. Parmi ces objectifs figurent les opérations, grâce auxquelles nous nous exerçons au quotidien à la culture stratégique commune que nous voulons construire et faire progresser, la gestion de crise et la résilience. Nous avons éprouvé ce qu’était la résilience de l’Europe en pleine crise sanitaire. Nous avons aussi éprouvé l’agilité dont l’Union européenne a su faire preuve pour nous aider collectivement à faire face à cette crise inédite, aussi bien sur le plan sanitaire que sur le plan économique. Je rappelle le caractère inédit du plan de relance européen décidé au mois de juillet sous la forte pression du Président de la République, avec le plein soutien de la chancelière Merkel.

Il nous faudra proposer de nouvelles initiatives. J’ai mentionné deux axes. J’ajouterai, dans le domaine capacitaire, qu’il nous faudra pleinement exploiter les outils dont nous avons été dotés depuis 2017 : le fonds européen de défense, la coopération structurée permanente, notre volonté de réduire nos dépendances stratégiques, la facilité européenne pour la paix destinée à amplifier l’effet des actions de formation que mène déjà l’Union européenne.

Le dernier axe important, ce sont nos partenariats pour faire émerger une réelle approche stratégique montrant que l’Union européenne est un fournisseur de sécurité commune. Nous les voyons évidemment entre l’Union européenne et les États-Unis, entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, mais aussi dans la consolidation de la relation avec l’OTAN. Enfin, d’autres pays européens pensent qu’une stratégie en Indopacifique est nécessaire. Au-delà des stratégies bilatérales qui peuvent apparaître ici ou là, une stratégie européenne vis-à-vis de l’Indopacifique pourrait constituer un axe majeur de la présidence française. Nous en sommes à la préfiguration. Tout cela doit être discuté avec nos partenaires et avec l’Union européenne elle-même, ce que nous avons commencé de faire afin que cette présidence lance vraiment une deuxième étape, ambitieuse, de l’Europe de la défense.

Monsieur Gassilloud, la contribution des armées à la résilience de la Nation s’exprime face à la menace terroriste qui perdure, face à la menace pandémique depuis 2020, mais aussi dans d’autres domaines comme les risques cyber, nucléaire, radiologique, biologique ou chimique. Toutes ces menaces ayant été identifiées dans les revues stratégiques, il faut trouver et mettre en place les réponses pertinentes. Cela suppose de confirmer qu’il s’agit de priorités, ce qui est le cas au travers du document d’actualisation de la Revue stratégique, de maintenir le cap de la LPM et de faire en sorte que l’ensemble de la base industrielle et technologique de défense accompagne ce mouvement pour avoir toujours les meilleures réponses possibles. Vous savez combien le ministère des Armées contribue à la dynamiser, aussi bien en temps de paix qu’en temps de crise, puisque crise sanitaire et crise économique vont malheureusement de pair. Notre LPM est le bon outil pour participer à la relance de l’économie nationale et au soutien du dynamisme de nos industries de défense. Le ministère des armées est déterminé à embrasser de façon pleine et entière la résilience de la nation dans toutes ses dimensions, celles que nous connaissons et celles qui émergent.

S’agissant du Sahel, qui a également fait l’objet de questions de MM. Corbière et Chassaigne, le G5 Sahel fournit l’exemple même de ce qui peut être fait de manière pragmatique par les pays africains. N’oublions pas que c’est une initiative qu’ils ont prise, que cela ne leur a pas été imposé. Il s’agit de déterminer les menaces auxquelles ces pays sont exposés et les réponses qu’ils peuvent y apporter. J’observe que, dans le domaine militaire, l’action du G5 Sahel se consolide – j’y reviendrai en détail le 4 mars lors du débat en séance publique. À cet égard, le déploiement du bataillon tchadien annoncé au sommet de N’Djamena est une bonne nouvelle, car il va opérer non pas sur le fuseau qui lui est naturel, la partie est du Sahel, la frontière entre le Tchad et le Niger, mais pour renforcer l’action en cours au centre du Sahel, dans cette zone des trois frontières qui fait toujours l’objet de toutes nos attentions et de tous nos efforts. Il est donc important que ce bataillon tchadien, composé de 1 200 hommes et équipé de plus de 200 véhicules, puisse commencer à agir dans les prochains jours. Il va se joindre à toutes les unités déjà engagées par d’autres pays dans le fuseau centre. Il convient de mesurer l’effort que cela représente pour des pays qui sont parmi les plus pauvres du monde. C’est pourquoi ils ont besoin de l’aide de la communauté internationale et c’est pourquoi il est important que la coalition pour le Sahel continue à monter en puissance.

Je complèterai cette réponse en ajoutant, en réponse au président Chassaigne, que le rôle de la Minusma sera encore plus essentiel demain si la volonté politique est présente pour assurer la mise en œuvre de l’accord de paix et de réconciliation signé en 2015. Sur le plan militaire, elle joue aussi un rôle important dans la stabilisation du centre du Mali. Dans cette zone très dangereuse, dont on parle peu, qui est à la main des groupes terroristes et où les tensions communautaires sont fortes, la Minusma appuie les forces armées maliennes qui y sont déployées.

M. Jean-Michel Jacques. Vous avez montré combien la situation internationale était complexe. Face à cette réalité, recourir au secteur privé en complément de l’action de l’État peut se révéler nécessaire et efficient. Des structures privées dont l’État est parfois actionnaire sont autant de petits leviers d’influence de la France et de l’Europe, ce que les États-Unis et le Royaume-Uni ont d’ailleurs compris depuis longtemps. Comme vous l’avez évoqué, la Russie et la Chine prennent entièrement leur place.

En Europe, en particulier en France, nous pouvons compter sur un secteur privé de qualité. Je pense aux entreprises en lien avec la base industrielle et technologique de défense que la France et l’Europe doivent renforcer. Nous avons à notre disposition des outils comme la société Défense conseil international (DCI), qui dispense aux armées étrangères un accompagnement dans le cadre de la vente d’équipement et dont le chiffre d’affaires est de 220 millions d’euros par an. Près de 3 500 entreprises de sécurité privées dont les chiffres d’affaires sont estimés à 7 milliards d’euros et plus d’une centaine d’entreprises de secteurs de services de défense délivrent à l’international des savoir-faire opérationnels de qualité. La France et l’Europe pourraient-elles s’appuyer davantage sur ces savoir-faire dans les phases de stabilisation et de développement au Sahel ? Comment sécuriser la poursuite du développement de l’économie locale pour les Européens qui y résident et qui y travaillent ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Madame la ministre, je souhaite vous interroger ce matin en tant que rapporteur des crédits de l’armée de l’air et de l’espace. Avec Skyros et Minotaure, celle-ci a conduit récemment deux exercices de grande ampleur, qui lui ont permis de montrer ses forces et de démontrer ses capacités de projection de puissance. C’est précisément sur ces dernières que porteront mes questions, dans un contexte où la préparation à la haute intensité est une exigence en raison du risque accru de compétitions entre grandes puissances.

Ma première question porte donc sur nos ravitailleurs. Car pour projeter vingt Rafale à l’autre bout du monde en 48 heures, il faut des ravitailleurs ! Et si je me réjouis que le plan de soutien au secteur aéronautique ait avancé la commande de trois A330, pourriez-vous m’indiquer le calendrier de leur conversion en MRTT ? Il ne faut selon moi pas perdre de temps !

Ma seconde question concerne la zone indopacifique, vers laquelle tous les regards sont tournés. Avec les exercices Pegase et Skyros, l’armée de l’air a prouvé sa capacité à s’y rendre depuis la France sous court préavis, offrant souplesse et réactivité. Son action est donc complémentaire de celle de la marine nationale, plus permanente. Pourriez-vous vous donc me confirmer que notre approche de la zone indopacifique prenne bien en compte cette complémentarité ? Député de Corse, je mesure tout à fait l’importance de la marine, mais n’oublions pas les airs !

Mme Séverine Gipson. Secrètes et redoutables, parfois même terriblement intrigantes, les entreprises militaires et de sécurité privée bouleversent l’échiquier géopolitique dans les zones de conflit. Elles alimentent en masse la « guerre par procuration ». Employées par des États, qui délèguent donc leurs prérogatives pour les capacités à mener un conflit ou à user de la force légitime, ces sociétés militaires privées sont présentes dans différentes parties du monde. Quels sont les théâtres de conflit concernés par ce phénomène ? Pensez-vous qu’en raison d’instabilités dans certaines régions du monde, ce type de conflit puisse s’amplifier ?

Mme Monica Michel. L’Indopacifique, zone pleine de promesses mais aussi de tensions, revêt une importance croissante pour la France, qui a nommé un ambassadeur dédié à cette région, le 4 novembre dernier. Elle y compte près de deux millions de citoyens français répartis sur sept régions, départements, collectivités d’outre-mer et représente neuf millions de kilomètres carrés en zone économique exclusive sur les onze millions dont dispose la France et 108 milliards d’euros d’investissements directs. Dans cette région très vaste, qui s’étend de l’est de l’Afrique aux côtes ouest des Amériques, les enjeux stratégiques sont croissants, notamment face à l’affirmation de la puissance chinoise.

La France compte de grands partenaires dans cette zone, tels que l’Australie, Singapour, l’Indonésie, le Japon et l’Inde, en laquelle elle dispose d’un partenaire désigné dans la région. Les fondements de la puissance indienne sont autant démographiques qu’économiques. Son taux de croissance a ainsi dépassé celui de la Chine dès 2017. L’Inde partage, à bien des égards, notre conception des relations internationales, qu’il s’agisse du multilatéralisme, du respect du droit international ou du respect du règlement pacifique des différends internationaux. À ce titre, elle est essentielle pour garantir la stabilité et la croissance de la région. Alors que l’Inde devient un élément déterminant de la stratégie française en Indopacifique, pourriez-vous revenir sur le développement de notre coopération bilatérale avec ce pays dans le domaine de la défense ?

M. Jacques Marilossian. Madame la ministre, je souhaite vous interroger sur le contrôle des armes conventionnelles et non conventionnelles. Dans son discours sur la stratégie de défense et de dissuasion à l’École de guerre, en février 2020, le Président de la République a explicité l’agenda proposé vers « un désarmement global, progressif, crédible et vérifiable », et reposant sur quatre points : le respect strict du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) ; l’enclenchement des négociations sur un traité interdisant la production de matières fissiles (FMCT) et l’universalisation du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) ; la poursuite des travaux sur la vérification du désarmement nucléaire ; enfin, le lancement de travaux concrets sur la réduction des risques stratégiques.

Dans cette démarche, la France n’a pas adhéré au traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), qui a pourtant été ratifié par cinquante États, en octobre 2020 et est entré en vigueur en janvier 2021. La France a justifié son refus du fait de l’absence de standards de garanties de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et de mécanismes de vérification. Notre environnement international est de plus en plus menaçant – risques de prolifération d’armes chimiques et biologiques, proliférations balistiques, développement de menaces dans l’espace extra-atmosphérique –, mais les États demeurent les premiers responsables de ces menaces et de leur réduction. Dans le prolongement du discours du Président de la République, quelle est votre feuille de route pour mener, dans un cadre multilatéral, un désarmement crédible et vérifiable dans tous les domaines ?

Mme Natalia Pouzyreff. Le concept d’autonomie stratégique est inscrit dans l’impulsion nouvelle donnée à l’Europe de la défense, à la suite du sommet de Bratislava, en 2016. Ce concept nécessite cependant d’être précisé pour entraîner l’adhésion du plan grand nombre d’États membres et éviter de faire l’objet de faux débats. L’ambition de la France est de conférer un statut de puissance à l’Europe et de rendre cet objectif commun à l’ensemble des partenaires européens. La boussole stratégique constitue un moyen d’y parvenir, de même que l’Initiative européenne d’intervention (IEI) qui vise à rapprocher les cultures stratégiques des différents pays participants.

Dans une récente déclaration conjointe, la ministre allemande de la défense et le contrôleur général de la Bundeswehr ont exprimé la volonté d’accorder davantage de pouvoir à l’Union européenne en matière de politique de sécurité, tout en reconnaissant qu’un outil militaire à spectre large est une nécessité stratégique. Leur constat des menaces et des conflictualités n’est pas si éloigné de ce qui est proposé dans l’Actualisation stratégique. Ils soulignent aussi la responsabilité de l’Allemagne de soutenir ses partenaires européens, au premier rang desquels la France, dans la gestion de crise. Récemment, un conseil national de sécurité a été mis en place par l’État fédéral. Y voyez-vous un possible tournant dans la culture stratégique de l’Allemagne ? La France et l’Allemagne auront-elles un effet d’entraînement suffisant sur les autres États membres quant à cette ambition d’une Europe puissante qui s’affirme dans le face-à-face États-Unis-Chine ? La France et l’Allemagne envisagent-elles de développer des efforts conjoints afin de convaincre la nouvelle administration américaine que davantage d’autonomie stratégique contribuerait à renforcer utilement le pilier européen de l’OTAN ? Concernant le renouvellement stratégique de l’Alliance, et à la suite de la réunion des ministres des 17 et 18 février, pourriez-vous nous éclairer sur le rapport remis par les experts ?

M. Jean-Louis Thiériot. Dans l’actualisation de la Revue stratégique, vous évoquez les programmes européens majeurs, en particulier les programmes franco-allemands pour lesquels des projets industriels connaissent une situation compliquée. Je pense aux Eurodrone, au programme Tigre, au programme MGCS et surtout au programme SCAF, pour lequel nos partenaires allemands souhaitent obtenir non seulement la communication des droits de propriété intellectuelle et le droit de pouvoir les exploiter, mais également celle de notre patrimoine industriel français, c’est-à-dire la richesse immatérielle de nos entreprises.

Dans les limites de la négociation en cours, pourriez-vous faire un point sur la coopération industrielle franco-allemande, vitale pour notre pays ? Cette question est un message, moins pour vous que pour nos amis allemands, car à des amis on peut dire la vérité. La coopération, nous y croyons mais pas au prix d’une abdication de nos intérêts industriels et de la richesse de nos entreprises. Ce qui est un problème technique au plus haut niveau de l’État pourrait devenir un problème politique dommageable à la relation franco-allemande. L’unanimité politique sur ces projets pourrait se fracasser sur la remise en cause de nos intérêts industriels et de la préservation de la richesse immatérielle de nos champions de l’industrie, notamment aéronautique.

Mme Muriel Roques-Étienne. Depuis 2008 et la crise géorgienne, les événements en Ukraine et en Syrie ont fait apparaître ce que les experts appellent des conflits hybrides. Au-delà de la puissance militaire pure, ces conflits impliquent des méthodes d’influence comme la guerre de l’information, les manœuvres financières ou l’envoi de mercenaires. Dans son rapport « Repenser la défense face aux crises du XXIe siècle », l’Institut Montaigne s’inquiète d’un retard de notre pays en la matière par rapport à d’autres puissances et recommande une stratégie globale autour du triptyque savoir, pouvoir, vouloir.

La guerre de l’information est une préoccupation majeure au sein de votre ministère. Vous avez reconnu que la lutte contre le terrorisme impliquait de se protéger des guerres d’influence et de désinformation auprès des populations. Malheureusement, l’image est trop souvent plus importante que la vérité. Cette guerre de l’information s’apparente à une guerre de propagande, les récents événements au Sahel et les polémiques sur les réseaux sociaux en attestent. La désinformation, la communication active et les attaques répétées des djihadistes en sont le reflet. Quels moyens sont donnés à nos armées pour lutter contre le fléau de la désinformation ? Quelle stratégie est mise en œuvre afin de reconquérir les opinions ?

Mme Florence Morlighem. Le paiement de la solde des militaires est une opération complexe en raison de la diversité des grades, des compétences et des missions confiées. Le logiciel de paiement des soldes Louvois, mis en place en 2011, a engendré de multiples dysfonctionnements pour le ministère des armées. Il a amputé les soldes de milliers de militaires qui se trouvaient parfois en opération extérieure, occasionnant de grandes difficultés pour leurs familles. Rappelons que plus de 10 00 contentieux ont été déposés devant la commission des recours des militaires. Heureusement, le nouveau logiciel de paiement des soldes, Source Solde, est définitivement opérationnel, au grand soulagement des militaires et de leurs familles. Madame la ministre, quels ont été les différentes phases de sa mise en place ?

Mme Françoise Ballet-Blu. En 2017, au moment où l’Union européenne était fragilisée par la décision des Britanniques de quitter le bloc communautaire et par la crise des migrants, le président Emmanuel Macron et la chancelière Angela Merkel ont lancé le système de combat aérien du futur (SCAF), auquel participe l’Espagne, qui est un projet considéré comme un pilier de la politique de défense européenne. Dassault, Airbus et la société espagnole Indra doivent construire l’avion de combat destiné à remplacer le Rafale français et l’Eurofighter allemand à l’horizon 2040.

Ce projet commun, souhaitable dans la perspective du nécessaire renforcement du projet de défense européenne, a attisé les tensions entre la France et l’Allemagne. Or pour espérer réaliser un démonstrateur de cet avion de combat du futur à l’horizon 2026, il faut obtenir le vote du Parlement allemand lors des sessions d’avril ou de mai. Ensuite, l’Allemagne entrera dans une longue phase électorale et rien n’indique que la coalition qui arrivera au pouvoir cet automne sera aussi consciente qu’Angela Merkel de la nécessité de renforcer la coopération européenne de défense, dans un pays habitué à se placer sous la férule américaine au sein de l’OTAN. Madame la ministre, pensez-vous que les négociations en cours aboutiront à temps ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Sans méconnaître les équilibres institutionnels, les apports des groupes, le travail assidu de cette commission, je note que l’actualisation de la loi de programmation militaire n’a pas fait l’objet d’une réelle co-construction avec le Parlement, ce qui avait été le cas lors de l’élaboration des Livres blancs de 2007 et de 2013 qui associait pleinement les parlementaires, y compris ceux de l’opposition. Je regrette aussi que cette actualisation ne fasse pas l’objet d’un passage par la transcription législative.

Je souhaite que le débat sur le Sahel soit l’occasion de montrer à quel point notre action militaire dans la zone sahélienne est un levier nécessaire à la construction d’une solution politique.

Après mes collègues, je redirai que nous menons pour le SCAF une négociation singulière et même historique, car si ce programme n’était pas entériné, il n’est pas sûr que des négociations pourraient se rouvrir. Cette négociation est difficile, notamment en ce qui concerne la propriété intellectuelle. Les lignes ont bougé à la suite d’une demande du côté allemand et du côté espagnol. Où en est-on ? Avons-nous fixé une ligne rouge pour ne pas brader les technologies de notre pays en ce domaine ?

M. Jean-Marie Fiévet. Comme rapporteur de la mission d’information sur les enjeux de la transition écologique pour le ministère des Armées, je souhaite vous remercier pour vos actions en la matière depuis votre prise de fonctions. Des auditions que nous conduisons, je ne peux que me réjouir de la manière dont nos armées prennent à bras-le-corps ces exigences nouvelles dans leur quotidien. Consommer moins, consommer mieux, consommer sûr font pleinement partie de leurs stratégies de déploiement ou d’exercice sur les théâtres d’opérations extérieures ou sur le territoire national. Cela est également rendu possible grâce à nos industries de défense qui ont su répondre et s’adapter aux programmes de transition énergétique de nos armées. Madame la ministre, quelle forme prendra la nécessité de transition énergétique dans la stratégie 2021 de nos armées ?

M. Joachim Son-Forget. La pandémie du covid-19 n’a pas épargné nos armées. On se souvient de l’épisode douloureux des contaminations du porte-avions Charles de Gaulle. Une telle brèche sanitaire pourrait mettre en péril l’effort de défense et de dissuasion nucléaire de notre pays. La stratégie vaccinale des effectifs militaires sensibles, responsables du déploiement des deux composantes nucléaires air et marine, est donc cruciale. Seront-ils vaccinés selon les mêmes schémas que la population civile ? Y aura-t-il une stratégie différenciée pour les composantes sensibles ? Quel vaccin a été choisi et qu’en est-il des hommes affectés par le Sars-coV2 sur le Charles de Gaulle ? Sont-ils éligibles à l’accès à une dose du vaccin ARN ou d’un autre vaccin ? S’agissant du saint des saints de la défense de notre pays, je suis persuadé que les solutions les plus précautionneuses, les plus sûres et présentant le meilleur rapport bénéfices/risques ont été retenues.

Mme Florence Parly, ministre des armées. Monsieur Jacques, il convient d’établir une distinction entre deux types de structures privées. J’ai décrit celles dont l’activité consiste à recruter des mercenaires, évoquées par Mme Gipson. Nous savons quel est leur rôle. La France n’a jamais eu l’intention de recourir à ce type de société et elle ne l’aura pas pour le futur. Je concentrerai donc ma réponse sur les autres sociétés privées. Nous sommes conscients de leur rôle fondamental pour la base industrielle et technologique de défense et à sa périphérie. C’est pourquoi, au-delà du ministère des Armées, le Gouvernement est mobilisé pour accompagner l’ensemble de ces entreprises, notamment sur les marchés internationaux. Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, en particulier mon collègue Franck Riester, est le pivot du déploiement de la diplomatie économique de nature à faciliter le développement de nos entreprises à l’international.

Une politique de développement économique portée par l’Alliance pour le Sahel ouvrira également des débouchés pour les savoir-faire de nos entreprises. Enfin, dans le segment spécifique de l’armement, nous accompagnons nos entreprises sur des marchés, comme celui lié au déploiement de la Minusma, qui est peu connu, ou celui de l’équipement des forces du G5 Sahel.

Monsieur Ferrara, je n’ai pas besoin de vous convaincre du rôle central de l’armée de l’air, notamment dans notre stratégie de défense en Indopacifique. Vous avez rappelé les exercices qui ont été organisés, aussi bien dans la zone de l’océan Indien que, plus récemment, dans celle de la Méditerranée. Je vous rassure, nous avons mené en Méditerranée des exercices conjuguant les forces aériennes avec notre marine. C’est dans la bonne utilisation des deux que nous pourrons le mieux marquer notre efficacité.

Les trois A330 sont en cours de livraison dans le cadre du plan de soutien à l’aéronautique que nous avons annoncé en juin dernier. Deux ont déjà été réceptionnés en 2020 par l’armée de l’air et de l’espace, le troisième sera livré en 2022. Ces avions sont destinés à remplacer les avions de transport A340 et A310 que nous avons commencé de revendre sur le marché de l’occasion. Ils seront ultérieurement transformés entre 2026 et 2027 en avions ravitailleurs, puisque l’A330 constitue le socle des MRTT.

Comme vous, Mme Michel a également évoqué notre stratégie en Indopacifique. Et concernant nos partenariats, je me concentrerai sur l’Inde, partenaire et client essentiel de la France, avec lequel nous n’avons cessé de construire un partenariat stratégique depuis 1998. Dans le domaine de la coopération opérationnelle, nous menons de nombreux exercices, aussi bien avec notre marine qu’avec notre armée de l’air. Nous souhaitons le faire avec notre armée de terre et réaliser un exercice interarmées, si tout va bien. Dans le domaine capacitaire, nous avons vendu à ce pays des Rafale, des sous-marins, ce qui facilite notre partenariat opérationnel et nous permet de nous concentrer sur des sujets de préoccupation communs comme la sécurité maritime ou la lutte contre le terrorisme.

Monsieur Marilossian, avant de répondre sur la politique de maîtrise des armements, je tiens à dire que la France est fermement engagée en faveur du désarmement nucléaire, mais dans le cadre maîtrisé, raisonné du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. C’est là que nous concentrons nos efforts de désarmement. J’ajoute que la France n’a pas de leçon à recevoir dans ce domaine, puisqu’elle a procédé à un certain nombre d’ajustements au fil de l’histoire. Avec un TIAN, serions-nous mieux protégés contre la prolifération qui, non seulement n’a pas cessé mais continue de se développer, comme le montrent la Revue stratégique et son actualisation ? La réponse est non, car ce traité ne prévoit aucun système de vérification du désarmement nucléaire. Or, vous l’avez rappelé, les propos du Président de la République sont clairs : le désarmement doit être « crédible, global et vérifiable ». Par conséquent, nous ne voyons pas en quoi le monde serait plus sûr et verrait un certain nombre de puissances renoncer à la prolifération si le traité sur l’interdiction des armes nucléaires était signé par la France. Nous aurons certainement l’occasion de reprendre ce débat très légitime et important.

Concernant l’autonomie stratégique européenne, vous avez raison de dire, Mme Pouzyreff, que les termes font couler beaucoup d’encre, alors que les mots importent moins que ce que l’on veut faire. Je ne reviendrai pas sur la boussole stratégique. Ce qui compte, c’est que nous, Européens, ayons une conscience accrue des menaces auxquelles nous sommes confrontés et des réponses à apporter. L’autonomie stratégique européenne se construit pas à pas, par différentes approches, politiques et capacitaires, avec la coopération structurée permanente, la facilité européenne pour la paix. Sur le plan capacitaire, le fonds européen de défense, formidable outil dont nous ne disposions pas jusqu’à présent, va beaucoup aider les entreprises, non seulement françaises, mais aussi européennes, à constituer une véritable base industrielle et technologique de défense à l’échelle européenne. Sur le plan opérationnel, l’Initiative européenne d’intervention vise à permettre aux États capables et volontaires de s’engager. Dans le cadre de la force Takuba, neuf pays sont ainsi à nos côtés, mais d’autres s’engagent aussi dans l’opération de sécurisation maritime dans le golfe arabo-persique, ou encore dans l’opération Irini, au large de la Libye.

Votre question rejoint d’ailleurs celle de M. Thiériot, auquel je rappelle que lorsqu’en 2017, le Président de la République et la chancelière Merkel ont présidé le comité franco-allemand de défense et de sécurité, ils ont fixé un agenda très ambitieux, en particulier dans le domaine capacitaire, illustration de la volonté de construire l’autonomie stratégique européenne. Au cœur de cet agenda, le système de combat aérien du futur est un projet majeur. Sans précédent en matière de coopération d’armement, il mobilise déjà trois pays et leurs industriels et génèrera 7 000 emplois. L’enjeu des discussions en cours est la traduction au plan industriel des grands principes sur lesquels nous nous étions accordés en 2017. Il s’agit de tirer les leçons des programmes de coopération précédents, donc de s’attacher à clarifier les responsabilités de chacun afin d’atteindre notre objectif de disposer d’un démonstrateur en 2026. Pour cela, il faut s’attacher à respecter un autre principe fondamental, celui du « meilleur athlète », c’est-à-dire s’assurer que pour chaque brique technologique, nous disposions des meilleures capacités existantes.

Nous travaillons sur cette base avec ma collègue allemande. La coopération n’est jamais simple, surtout s’agissant d’un programme d’armement aussi complexe. C’est pourquoi il faut se parler beaucoup, ce que nous faisons. L’objectif est de renforcer la confiance indispensable qui doit exister dès le départ puis se construire pas à pas entre les industriels impliqués. Il est vrai que le temps nous est compté, puisque les élections allemandes approchent et que le Bundestag va arrêter de se réunir au début de l’été. Il importe de ne pas ralentir notre effort et de rester guidés par deux principes : le respect de notre ambition, rappelée par le Président de la République et la chancelière le 5 février dernier, et le développement d’une organisation industrielle crédible reposant sur les bases que j’ai rappelées.

Sur la guerre informationnelle, nous l’expérimentons au Sahel, parfois à nos dépens Madame Roques-Etienne. Nos adversaires ont non seulement compris l’intérêt du champ informationnel mais en maîtrisent parfaitement les codes, ce qui renvoie à ma réponse sur la guerre asymétrique. Lorsque ceux qui mènent ces guerres informationnelles peuvent aisément s’appuyer sur la rumeur, la désinformation et ses vecteurs que sont les réseaux sociaux, nous, la France, répondons en tant qu’État. Nous ne pouvons donc pas nous contenter de réponses immédiates et non vérifiées. Notre parole étant engagée, nous avons besoin de recouper et vérifier les faits. Une des difficultés de la guerre informationnelle est la dissymétrie dans le temps : pour nos adversaires, nourrir la rumeur est un exercice naturel pratiqué dans l’immédiateté alors que nous, devons, quant à nous, prendre le temps de procéder à toutes les vérifications. C’est notre fierté, parce que nous n’avons pas les mêmes valeurs et ne défendons pas les mêmes systèmes.

Madame Morlighem, j’ai annoncé l’achèvement du programme Source Solde et la bascule du logiciel Louvois, de funeste mémoire, vers le nouveau système. Nous avions commencé le processus par la marine, nous avons poursuivi avec l’armée de terre, en pleine crise sanitaire, et l’avons achevé au 1er janvier en faisant entrer l’armée de l’air et de l’espace et le service de santé des armées dans le nouveau système. Cette opération s’est déroulée à bas bruit, de façon discrète, parce que nous considérions que nous n’avions pas de raison de communiquer sur des succès dont nous ne pouvions pas être totalement sûrs, après les expériences très difficiles vécues par nos militaires pendant des années. J’ai été très heureuse de féliciter toutes les équipes qui se sont mobilisées comme jamais pour rendre un service de base à nos militaires. Il était indispensable de leur tirer un grand coup de chapeau, car pouvoir dire que Louvois, c’est terminé, est un immense soulagement pour nous mais surtout pour tous les militaires.

Monsieur Fiévet, la transition énergétique est en effet un sujet central pour la société comme pour nos armées. Nous ne pourrions justifier auprès de quiconque que les armées s’affranchissent d’une réflexion sur l’amélioration de l’efficacité énergétique, qu’il s’agisse de nos bâtiments, de nos opérations ou de nos matériels. C’est pourquoi j’ai formalisé pour notre ministère une nouvelle stratégie énergétique résumée par la formule « consommer sûr, mieux et moins ». Il s’agit de faire en sorte que, comme pour le reste de l’économie, la transition énergétique devienne une véritable opportunité pour nos armées et un atout opérationnel.

Nous avons de nombreux projets exigeants dans les domaines de l’écoconception et de l’efficacité énergétique que nous fixons a priori, avant même le démarrage des programmes d’armement. Cela fait désormais partie du cahier des charges. Les nouveaux équipements intègrent des dispositifs de réduction de consommation. Je pense aux chalands hybrides dotés d’une double motorisation diesel et batteries, et au programme de patrouilleurs outre-mer équipés également de moteurs hybrides. Nous poursuivrons les travaux de recherche et développement pour intégrer l’hybridation et la moindre consommation énergétique dans des programmes plus importants, comme le char de combat du futur ou le moteur de l’avion de combat du futur. Je peux même vous annoncer que, dès 2022, nous expérimenterons un prototype de Griffon à motorisation hybride. Cela montre bien qu’aucun domaine n’a vocation à échapper aux efforts d’accélération de la transition énergétique. Enfin, il existe des projets spécifiques de drones à hydrogène qui rejoignent des champs d’investigation et de recherche sur lesquels nous sommes collectivement engagés.

S’agissant enfin de la stratégie vaccinale, à propos de laquelle m’a interrogée M. Son-Forget, nous avons évidemment pris en compte le caractère très spécifique de certaines missions assumées par nos militaires. Instruite par l’expérience malheureuse du printemps dernier, j’ai souhaité que nos marins partant en mission sur le porte-avions Charles de Gaulle et les équipages des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) soient vaccinés. Cela ne se sait pas mais, au cours de la période qui s’est écoulée du mois de février 2020 jusqu’à maintenant et afin d’assurer une complète protection des marins dans les SNLE, nous les avons contraints avant l’embarquement à des quatorzaines très dures, qui ne s’effectuaient pas à domicile. Tout cela a représenté un sacrifice supplémentaire auxquels ont consenti nos marins et leurs familles. Il était donc justifié qu’ils bénéficient par anticipation de la vaccination. La continuité de notre présence à la mer et de la dissuasion en dépendait.

Mme la présidente Françoise Dumas. Merci, Madame la ministre, pour l’exhaustivité et la précision de vos réponses dans un temps record.

Nous nous retrouverons au tout début du mois de mars, pour continuer à débattre notamment de la présence de nos militaires au Sahel dans le cadre de l’opération Barkhane, après quoi, nos collègues rendront les conclusions de leur mission d’information. Ce sont autant de possibilités de continuer à travailler avec vous et d’examiner les moyens d’avancer dans la déclinaison de la loi de programmation militaire.

 

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La séance est levée à douze heures dix.

 

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Membres présents ou excusés

 Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, Mme Françoise Ballet-Blu, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. André Chassaigne, M. Alexis Corbière, M. Rémi Delatte, Mme Françoise Dumas, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Jean-Marie Fiévet, M. Thomas Gassilloud, Mme Séverine Gipson, M. Jean-Michel Jacques, Mme Anissa Khedher, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Gilles Le Gendre, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, Mme Monica Michel, Mme Florence Morlighem, M. Jean-François Parigi, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Muriel Roques-Etienne, M. Joachim Son-Forget, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Laurence Trastour-Isnart, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Charles de la Verpillière

Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Stéphane Baudu, M. Olivier Becht, M. Sylvain Brial, M. Christophe Castaner, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Richard Ferrand, M. Stanislas Guerini, M. David Habib, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Didier Le Gac, M. Aurélien Taché