Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, ouverte à la presse, du général Eberhard Zorn, Generalinspekteur de la Bundeswehr.


Mercredi
17 mars 2021

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 40

session ordinaire de 2020-2021

 

Présidence de
Mme Françoise Dumas, présidente


 


  1  

La séance est ouverte à neuf heures trente.

 

 

Mme la présidente Françoise Dumas. Je me réjouis de l’exercice inédit qui est aujourd’hui le nôtre, à savoir l’audition par des députés français, de l’inspecteur général Eberhard Zorn, l’équivalent pour l’Allemagne de notre chef d’état-major des armées. Je vous remercie, Général, pour votre présence aujourd’hui, à mes côtés.

Cette audition aura son symétrique à Berlin, puisqu’il est prévu une intervention du général François Lecointre devant la commission de la défense du Bundestag avant la fin de ce mois.

Vous êtes, Général, un fin connaisseur de la France, que vous avez appris à connaître, notamment lors de votre passage à Paris, au collège interarmées de défense, de 1993 à 1995. Les us et coutumes français ne vous sont donc pas étrangers et vous parlez un français magnifique. C’est en tout cas pour nous un grand honneur que vous vous exprimiez ce matin en français. C’est vraiment très élégant de votre part.

Cette audition s’inscrit dans un contexte général où, plus que jamais, la coopération franco-allemande est ressentie comme une nécessité non seulement pour l’Europe, mais également pour la stabilité du monde. Depuis 2017, face à la menace terroriste et au retour de la compétition entre les puissances, le voisinage apparaît de plus en plus désordonné. La France et l’Allemagne sont à l’origine d’une coopération européenne renforcée, qui a notamment pris la forme d’une coopération structurée permanente, enfin effective dans le domaine de la défense, telle que prévue par les traités, assortie d’un fonds européen de la défense doté de sept milliards d’euros constants.

Grâce à l’action conjointe de nos deux pays, pour la première fois, nous assistons à un financement communautaire des capacités de défense, ce qui représente une avancée absolument considérable. La France et l’Allemagne partagent désormais l’ambition d’une Europe capable de se défendre, d’être un allié crédible et de relever les défis nombreux qui surviennent dans son voisinage.

Au Sahel, dans une région vaste comme l’Europe, la France et l’Allemagne œuvrent de concert pour rétablir la paix afin d’empêcher cette région du monde de devenir un sanctuaire pour les djihadistes, un foyer de criminalité organisée et le point de départ de millions de migrants, jetés sur des routes périlleuses par la pauvreté.

La contribution allemande à la mission de formation des forces maliennes par des militaires de l’Union européenne (EUTM) est particulièrement déterminante, tout comme celle de l’Allemagne à la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), dont elle est le premier contributeur européen.

En présence du Général Zorn, je tiens à souligner très sincèrement l’importance que revêt à mes yeux l’engagement de la Bundeswehr au Sahel, en complémentarité des actions françaises, notamment de la force Barkhane, au service de l’amélioration des conditions de vie de millions de Sahéliens et de la sécurité des Européens.

Le traité de coopération et d’intégration franco-allemand, conclu à Aix-la-Chapelle le 22 janvier 2019, cinquante-six ans exactement après la signature du traité de l’Élysée, doit permettre d’intensifier encore la coopération entre nos deux pays, notamment en matière de politique étrangère et de défense.

Par notre coopération dans le domaine de l’armement, nous voulons mettre fin à l’absurdité qui consiste à disposer de dix-sept chars lourds différents sur le sol européen, quand les États-Unis affichent un modèle unique, de vingt-neuf types de frégates quand les États-Unis n’en font coexister que quatre et de vingt avions de chasse quand les États-Unis n’en ont que six. En unissant nos forces, nous pourrons améliorer cette situation.

Alors que partout les dépenses consacrées à la Défense augmentent, nous courons le risque d’un déclassement technologique qui se traduira, s’il se réalise, en déclassement stratégique. Nos militaires engagent leur vie pour nous défendre. Nous leur devons les meilleurs équipements possible pour affronter les nouvelles menaces.

Dès 2017, notre revue stratégique de défense et de sécurité avait listé les domaines dans lesquels la France devait rechercher à s’équiper en coopération avec ses alliés et partenaires européens. Ce paradigme, nous l’assumons. Il nous oblige à une étroite collaboration avec nos partenaires et au premier chef avec nos partenaires allemands. C’est le sens de très nombreux projets de coopération en cours. Le système de combat aérien du futur (SCAF), l’avion du futur, le système de combat terrestre principal (abrégé en anglais MGCS pour Main Ground Combat System), le char du futur, l’évolution capacitaire de l’hélicoptère Tigre vers le standard 3, etc. Bref, la France attache une grande importance politique et opérationnelle à la réussite de ces programmes et nous espérons bien sûr que les négociations industrielles en cours aboutiront très prochainement. Il convient d’apporter une traduction industrielle concrète à la convergence des besoins opérationnels identifiés par les états-majors allemands et français - vous nous confirmerez probablement l’ampleur de cette réalité – de sorte à garantir nos souverainetés technologiques.

Général, je pense pouvoir dire, au nom de l’ensemble de mes collègues, combien nous apprécions la marque de confiance et d’amitié que symbolise votre présence devant nous. Je souhaiterais que cette audition contribue à une meilleure compréhension entre nos deux pays. C’est pourquoi j’aimerais, si vous le voulez bien, que vous commenciez par quelques rappels utiles et par quelques considérations liminaires à l’attention de nos collègues et de nos concitoyens, qui nous écoutent. Il me paraît en effet essentiel de rappeler quelles sont les spécificités constitutionnelles de nos deux pays en matière de défense. Les dispositions qui encadrent l’intervention des forces armées sont très différentes en France et en Allemagne non seulement pour des raisons historiques, mais aussi parce que l’Allemagne est une République fédérale dans laquelle l’exécutif est très étroitement contrôlé par le Parlement et les Länder, quelles que soient ses interventions. Je souhaiterais que vous nous rappeliez ces différences et éventuellement que vous nous signaliez dans quelles occasions ces différences, ou la méconnaissance de part et d’autre de ces différences, ont pu susciter des incompréhensions ou freiner notre coopération dans le domaine de la défense.

Ensuite, nous aimerions connaître votre analyse de la situation internationale et des menaces, ainsi que votre avis quant à la diversité des missions opérationnelles que conduit la Bundeswehr non seulement en Europe, mais également au Sahel, en Afghanistan ou en Méditerranée.

Quels sont nos points de convergence et nos différences en regard de l’actualisation de notre revue stratégique ?

Avez-vous le sentiment que les citoyens français et allemands sont bien informés de ces nouvelles menaces ?

Vos armées partagent-elles avec le reste de la population sur l’analyse des risques ?

Qu’attendez-vous de la future boussole stratégique européenne qui devrait être adoptée au premier semestre 2022 ?

Plus précisément, nous souhaiterions que vous nous dressiez le panorama de vos missions opérationnelles, que vous nous indiquiez de quelle façon vous prenez en compte l’émergence de nouveaux champs de confrontation (le cyber, l’espace, la guerre informationnelle) et de quelle façon vous ajustez votre doctrine d’emploi, par exemple, après le retour d’expérience qui peut être fait du récent conflit au Haut-Karabakh.

Voici, Général, quelques questions liminaires, mais avant de vous laisser la parole, je voudrais, mes chers collègues, que vous regardiez une courte vidéo, enregistrée par mon homologue du Bundestag, M. Wolfgang Hellmich.

 

M. Wolfgang Hellmich. Permettez-moi de vous adresser mes salutations les plus chaleureuses depuis le Bundestag. Je suis très heureux que le général le plus gradé de notre armée puisse s’exprimer devant votre commission au sujet des questions actuelles de politique de sécurité et de défense. Il est extrêmement important de maintenir et d’entretenir des contacts personnels pour continuer à approfondir notre coopération. Je trouve d’autant plus regrettable que cette coopération entre nos deux commissions soit elle aussi mise à l’arrêt par la pandémie du Coronavirus.

L’amitié et la compréhension croissantes entre la France et l’Allemagne ont besoin de ces contacts personnels, du débat, y compris du débat critique entre les parlementaires.

La situation actuelle et la menace, la coopération entre la France et l’Allemagne sur le continent africain, et particulièrement dans la zone du Sahel, la collaboration entre nos deux pays dans l’industrie de l’armement, et bien d’autres sujets encore figurent dans notre agenda.

J’ai lu avec grand intérêt votre actualisation stratégique.

J’espère que nous pourrons nous revoir rapidement à Berlin ou à Paris, mais peut-être pourrions-nous également nous retrouver en visioconférence à l’instar de l’Assemblée parlementaire franco-allemande. Je me réjouis en tout cas de vous faire parvenir, à travers ce message, mes meilleures salutations. Je vous souhaite une bonne réunion, des discussions fructueuses et je vous dis surtout : « prévenez soin de vous ».

 

Mme la présidente Françoise Dumas. Cette intervention amicale était très émouvante et j’en suis très touchée. Je remercie notre cher collègue pour ses mots chaleureux et évidemment, comme lui, nous déplorons tous le coup d’arrêt porté à nos échanges par cette pandémie. Je le rejoins sur la nécessité de les poursuivre et cette audition y contribue. Je ferai d’autres propositions dans les prochaines semaines en ce sens.

 

Général Eberhard Zorn, Generalinspekteur de la Bundeswehr. Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie vivement de votre invitation. C’est un grand honneur et une grande joie pour moi de pouvoir prendre la parole devant vous, les membres de la Commission de la défense nationale et des forces armées au sein de l’Assemblée nationale.

Comme vous l’a indiqué le Président de notre commission de la défense, M. Hellmich, dans son allocution, vos collègues allemands attendent déjà avec impatience de pouvoir échanger avec le général François Lecointre, le 24 mars prochain.

La France et l’Allemagne sont liées par une amitié profonde qui trouve également son expression dans une étroite coopération militaire, empreinte de cette confiance ; une coopération qui profite à nos deux pays et qui, de surcroît, représente le symbole d’une Europe forte. Nos bonnes relations ne sont cependant pas une évidence, mais constituent un très précieux acquis, pour lequel nous avons œuvré pendant des décennies. C’est pourquoi nous ne devons pas oublier que l’Europe, avec ses valeurs communes, n’a pas toujours été une Europe de la paix. Croyez-moi, en tant que Sarrois, je sais très bien de quoi je parle. Des déplacements de frontières et des guerres ont toujours marqué la région frontalière entre Sarre, Lorraine et Luxembourg, région dans laquelle j’ai grandi.

Cependant, Mesdames et Messieurs, un lien aussi étroit ne naît pas spontanément. Une telle coopération requiert beaucoup de travail et c’est un ouvrage qu’il faut sans cesse remettre sur le métier. Nos militaires, femmes et hommes, s’y appliquent quotidiennement, dans la brigade franco-allemande ou au sein du corps européen, lors des exercices de l’OTAN ou dans le cadre de l’Union européenne, ou encore dans nos engagements communs comme en Irak ou dans le Sahel. Au niveau stratégique, nous nous concertons également dans de nombreuses enceintes, que ce soit de façon bilatérale ou dans le cadre des organismes multinationaux.

Avant d’aborder le sujet de notre engagement international, je tiens à vous donner brièvement une idée de mon rôle en tant que chef d’état-major de la Bundeswehr. Au sein de la Bundeswehr, je suis le militaire le plus gradé, le supérieur de toutes les armées, ainsi que le supérieur hiérarchique et disciplinaire de l’ensemble des militaires. J’ai également autorité sur l’ensemble des OPEX de la Bundeswehr et je suis le responsable de la constitution des forces. Les forces armées sont donc placées sous mes ordres à tous égards.

Ensuite, j’assume le rôle complexe de conseiller militaire auprès des autorités politiques. Dans ce cadre, il m’incombe de conseiller l’ensemble du gouvernement fédéral allemand, c’est-à-dire non seulement le ministre fédéral de la défense, mais également dans toutes les affaires militaires. J’offre un conseil militaire sur l’ensemble des questions ayant des implications militaires.

La Bundeswehr est une armée parlementaire. Les projets d’acquisition pour les forces armées doivent être approuvés par le Parlement dès qu’ils dépassent un certain montant. Le Parlement décide également des opérations de la Bundeswehr. C’est pourquoi je conseille également le Parlement en assistant, tous les quinze jours, aux réunions de la commission de la défense afin de répondre à toutes les questions d’actualité posées par les députés. Cela constitue une partie essentielle de mon travail.

Mesdames et Messieurs les députés, la pandémie de covid-19 détermine actuellement l’agenda politique dans tous les pays du monde. Ce constat est compréhensible en regard des défis qui lui sont liés, mais il ne doit pas nous faire oublier que parallèlement, notre sécurité est influencée par de multiples menaces extérieures. La situation de sécurité a rarement été aussi dynamique et complexe qu’aujourd'hui. L’analyse de la menace réalisée dans le cadre de la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne, pour sa boussole stratégique, l’a bien confirmé. Où que se porte notre regard, à l’Est aux frontières de notre Alliance, au Sud vers la Méditerranée ou le continent africain, au Proche-Orient et au Moyen-Orient ou vers l’Indo-Pacifique, les défis pour notre sécurité européenne sont omniprésents. Ces défis ne se situent pas uniquement sur nos terrains terrestres, aériens ou marins. En effet, depuis quelques années déjà, les dimensions cyber et espace requièrent également notre attention. Les conflits et les guerres d’aujourd'hui se déroulent dans les cinq dimensions.

L’Allemagne s’engage à assumer une plus grande responsabilité dans la sécurité de l’Europe. C’est ce que nous faisions, y compris dans le domaine militaire, et l’Allemagne s’engage donc aujourd’hui à trois cent soixante degrés.

Notre action repose sur des principes fondamentaux. Un de ces principes consiste à renforcer le multilatéralisme. Par conséquent, et avec priorité, nous nous intégrons solidement dans les structures d’alliance existantes. Concrètement, cela signifie qu’avant tout, nous aspirons toujours à inscrire l’emploi de moyens militaires dans un cadre multinational, dans un système de sécurité collective.

Afin de protéger les intérêts allemands, des coopérations ad hoc ont parallèlement gagné en importance ces dernières années. Les engagements de gestion internationale des crises, auxquels nous avons participé avec l’autorisation du Bundestag, ont guidé l’action de la Bundeswehr pendant plus de vingt ans. Ils ont non seulement marqué notre réflexion et notre action, mais également nos structures et notre formation.

Depuis 2014, depuis l’annexion de la Crimée, illégale au regard du droit international, nous savons que nous ne pouvons pas nous limiter à la seule gestion internationale des crises. Le besoin en capacités de dissuasion conventionnelles crédibles et de défense nationale et collective est à nouveau prégnant. La défense collective constitue la mission la plus exigeante de la Bundeswehr. L’ensemble de nos documents fondamentaux, politiques et stratégiques, exprime cette ambition et toutes nos planifications visent à ce que la Bundeswehr soit pleinement capable d’assurer et d’assumer cette mission d’ici 2031. L’armée de terre disposera alors de trois divisions pleinement équipées, capables de mener des combats de haute intensité.

Nous poursuivons ces objectifs en étant conscients que l’Allemagne pourra être engagée dans un scénario de défense collective dans son ensemble. C’est pourquoi il devra de nouveau être possible de projeter des forces et d’engager des grandes unités, au complet et au niveau de brigades et de divisions.

2021 ne représente pas un nouveau 1989. Nous en sommes bien conscients. La physionomie de la guerre a bien changé. Les batailles de chars telles que nous aurions pu les observer dans la plaine d’Allemagne et du Nord pendant la Guerre froide sont aujourd’hui peu probables, mais cela ne signifie pas qu’un combat de haute intensité et l’engagement des unités blindées ne puissent pas se produire.

Par ailleurs, le rôle de l’Allemagne dans la défense collective a également évolué. Aujourd’hui, nous ne sommes plus un État de la ligne de front. Cependant, nous sommes une zone de déploiement initial, un théâtre d’opérations arrière et une plaque tournante des mouvements des troupes alliées. En ceci, nous représentons une cible, non seulement une cible d’armes à longue portée, mais également d’activités hybrides.

En même temps, une mission essentielle nous incombe lorsqu'il s’agit d’acheminer rapidement des troupes et du matériel à travers l’Europe jusqu’aux pays baltes. Par ailleurs, en temps de paix, notamment dans le cadre d’importants exercices de projection, nous sommes très actifs pour satisfaire à cette fonction de plaque tournante. Nous investissons dans l’infrastructure. Nous aménageons par exemple des camps de manœuvre dans l’est de l’Allemagne afin de pouvoir mettre à disposition des zones d’exercices et des hébergements pour les troupes alliées. À Ulm, dans le sud de l’Allemagne, nous avons par ailleurs piloté, au nom de l’OTAN, la mise en place du Commandement interarmées du soutien et de la facilitation (JSEC). Le commandement est responsable de l’exploitation et de la sûreté de la zone arrière dans la zone de responsabilité du SACEUR. Dans le cadre de récents exercices, il a déjà fait preuve de son efficacité.

La Bundeswehr participe également à toutes les mesures visant à la dissuasion dans l’Alliance et la réassurance de nos alliés orientaux. Nous sécurisons l’espace aérien au-dessus des pays baltes. Nous participons pour une large part à l’instrument central de dissuasion, le fer de lance de l’OTAN, la Very High Readiness Joint Task Force (VJTF). Après avoir assumé, en 2019, la responsabilité de commandement, la prise d’alerte a été levée l’année dernière. La France assurera ensuite le commandement de la VJTF en 2022 et nous le reprendrons à nouveau en 2023, avec une brigade d’infanterie mécanisée.

Les préparatifs pour atteindre cet objectif commencent dès cette année. La VJTF regroupe près de onze mille militaires alliés et elle est presque deux fois plus importante qu’une brigade type. Elle représente un défi, non seulement logistique, mais également du point de vue du commandement. À cet égard, nous sommes une nation-cadre, fiable pour nos alliés et nos partenaires.

Depuis 2017, aux côtés de la Grande-Bretagne, du Canada et des États-Unis, et en tant que nation-cadre, nous assumons la responsabilité du groupement tactique de mille hommes stationnés en Lituanie. En mer également, notre marine apporte une contribution importante. Nos bâtiments prennent activement part à tous les groupes tactiques de l’OTAN, dans la mer du Nord et dans la mer Baltique, tout comme en Méditerranée.

Bien que nous considérions la défense collective comme étant notre mission la plus exigeante, nous n’ignorons pas la simultanéité et l’égalité des dangers qui résultent de l’instabilité et du terrorisme dans notre voisinage. Nous sommes engagés dans un cadre interallié en Afghanistan depuis vingt ans. Cet engagement a marqué durablement une génération entière de militaires dans l’expérience du combat qu’elle a représentée. Notre engagement en Afghanistan nous a également permis de comprendre qu’une telle opération ne pouvait et ne devait pas avoir pour objectif de reconstruire un État. Il s’agit au contraire de soutenir d’autres États et de contribuer au renforcement de leurs capacités afin qu’ils soient un jour en mesure d’assurer eux-mêmes leur sécurité. Le chemin qui mène à cet objectif est long, en Afghanistan comme ailleurs.

Si les opérations de gestion internationale de crise sont ainsi presque systématiquement à aborder à l’échelle d’une génération, il convient de concevoir ces missions en partant de l’objectif final à atteindre. Les forces armées ne peuvent pas résoudre tous les problèmes existants à elles seules. Elles permettent néanmoins de réduire la pression du temps sur le processus politique et de créer des zones de sécurité dans lesquelles les approches économiques, diplomatiques et de politique de développement peuvent porter leurs fruits.

À la suite de la demande formulée par les États-Unis de poursuivre notre soutien, le Bundestag prépare actuellement le prolongement de son mandat pour la mission en Afghanistan jusqu’en janvier 2022. Ainsi, nous continuerons à former et à conseiller les forces de sécurité afghanes. Nous accordons plus de temps et de marges de manœuvre au nécessaire processus de paix interne qui nous permettra un retrait coordonné au sein de l’Alliance. À l’avenir le conseil, la formation et l’équipement constitueront les missions les plus importantes des forces armées allemandes dans la gestion militaire des crises, en parallèle du déploiement des forces sur place et du soutien fourni à l’aide de capacités haut de gamme. Cette orientation se profile dorénavant pour l’ensemble de nos engagements.

La Méditerranée représente un espace stratégique de grande importance pour l’Allemagne. De ce constat découle l’engagement continu depuis plus de quinze ans de nos bâtiments au sein de la force d’action maritime de la force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL). Là encore, nous suivons et appliquons ce même principe fondamental : conseiller, former et équiper. Comme dans le passé, nous avons apporté notre soutien à la marine libanaise en équipant des patrouilleurs de radars côtiers et de laboratoires électroniques associés et nous assurons la formation correspondante des militaires libanais. Nous contribuons ainsi à ce que le Liban soit, à terme, en mesure de sécuriser les frontières maritimes en toute autonomie.

Nous assurons par ailleurs le commandement de la Task Force maritime depuis trois semaines. Cette prise de commandement par un amiral allemand souligne l’intérêt que nous portons à la région et l’importance que nous accordons à sa sécurité et sa stabilité. Notre participation aux forces maritimes de l’OTAN, comme dans la mer Égée, contribue à la protection du flanc sud de l’Europe. Nous nous engageons au sein de l’opération européenne Irini afin de garantir le respect de l’embargo sur les armes imposé à la Libye par le Conseil de sécurité des Nations Unies.

La stabilité de notre voisinage se répercute directement sur la stabilité de l’Europe. Dans ce contexte, la stabilité du Sahel est déterminante pour la stabilité de l’Afrique du Nord dans son ensemble, dans la mesure où la faible densité de population et l’absence de structures étatiques dans cette région favorisent l’émergence et le développement des réseaux criminels et terroristes. La stabilité du Sahel nous est ainsi d’un intérêt vital.

L’Allemagne participe par conséquent aux missions civiles et militaires de l’Union européenne et des Nations Unies au Sahel. Nous assurons par ailleurs depuis plus de trois ans la formation des forces spéciales nigériennes dans le cadre de notre mission bilatérale d’assistance militaire Gazelle. Ces activités bilatérales au Niger viennent ainsi compléter les différentes missions et opérations nationales et internationales au Sahel.

Nous constatons toutefois un potentiel d’amélioration dans l’harmonisation et la mise en réseau de nos missions. En effet, le terrorisme ne s’arrête pas aux frontières, contrairement à nous. Il convient d’intégrer davantage ce facteur. L’Allemagne le prend en compte en intégrant à l’avenir la mission Gazelle à la mission de formation de l’Union européenne au Mali comme participation nationale élargie. Cette mission est par ailleurs relocalisée Tilia, à proximité de la frontière avec le Mali.

Au Mali, l’objectif consiste à poursuivre et à étendre la formation de l'armée bénéficiant d’un soutien européen. Dans ce cadre, nous estimons qu’il serait nécessaire de créer un centre de formation bénéficiant d’un soutien européen à Sévaré. Nous présenterons prochainement au niveau européen une proposition portant sur l’avenir de la formation. Cela constituera un élément supplémentaire qui, je l’espère, contribuera à la stabilisation de la région et permettra à long terme aux États du G5 d’assurer eux-mêmes leur sécurité.

Mesdames et Messieurs les députés, avant de conclure mon propos, permettez-moi d’évoquer brièvement la zone Indo-Pacifique. La France connaît bien cette région et la marine française y est présente depuis longtemps. La région revêt également une grande importance pour l’Allemagne en raison des voies maritimes dont dépend une grande partie de notre activité commerciale et du fait de la présence dans cette région de nombreux partenaires qui partagent nos valeurs. C’est pourquoi cet intérêt se traduira donc désormais également par un engagement militaire. Dès cette année, nous allons donc envoyer une frégate dans la zone Indo-Pacifique. En renforçant notre présence maritime, nous souhaitons envoyer un signal fort à nos partenaires de l’Indo-Pacifique et contribuer à l’architecture de sécurité de la région. Ce projet représente, selon moi, un important potentiel de coopération franco-allemande pour l’avenir.

J’espère avoir réussi à vous montrer, dans cette brève présentation, l’ampleur de l’engagement militaire allemand pour la protection de l’Europe ainsi que pour la paix et la sécurité dans le monde. En 2020, chaque jour, quelque vingt mille militaires allemands étaient engagés en ce sens. Ils ont défendu notre sécurité dans le cadre des missions et des opérations que je vous ai décrites. Près de trente mille militaires supplémentaires soutiennent en parallèle les efforts dans la lutte contre le virus covid-19 sur notre territoire.

Mesdames et Messieurs les députés, aucune nation ne peut relever seule les défis sécuritaires mondiaux auxquels nous sommes confrontés. C’est pour cette raison qu’il est aussi important que nous maintenions à l’avenir nos liens étroits de coopération et de confiance afin de pouvoir y répondre ensemble. La coopération franco-allemande est et restera un élément déterminant de notre politique de sécurité et de défense.

Mme Natalia Pouzyreff. Madame la Présidente, Général, en ma qualité de membre de la commission de la Défense, mais également en tant que coordinatrice du groupe de travail « politique étrangère et de défense » de l’Assemblée parlementaire franco-allemande, avec mon homologue Henning Otte, je me félicite de votre venue à cette audition.

En effet, nous avons un réel besoin de croiser nos conceptions stratégiques mutuelles afin d’en dégager des perspectives communes. C’est également l’objectif de la boussole stratégique, initiée sous la présidence allemande de l’Union européenne et qui doit aboutir sous la présidence française au premier semestre 2022.

Dans le document « Réflexions sur la Bundeswehr de demain », que vous avez récemment présenté au Bundestag aux côtés de la ministre allemande de la Défense, Mme Annegret Kramp-Karrenbauer, vous donnez des clés de compréhension quant à votre lecture du champ international. Vous dressez le constat d’un retour à l’action militaire comme résolution des conflits, de la montée des rivalités entre puissances régionales, ainsi que des menaces grandissantes pour les modèles de gouvernance démocratique et de coopération régionale.

Dans ce contexte, vous évoquez les rôles de l’Allemagne, à savoir le rôle de nation d’appui pour ses alliés, le rôle de premier intervenant en cas de crise ou encore le rôle de plaque tournante au sein de l’Alliance Nord Atlantique et de l’Europe de la Défense. En somme, nous retrouvons dans votre analyse une lecture plus pragmatique, qui est volontariste, qui dénote une certaine convergence stratégique avec les conceptions françaises.

Sur le plan opérationnel et de l’engagement des forces sur les théâtres d’opérations, on note cependant des différences, pour partie liées à la nature différente des règles institutionnelles en vigueur dans nos deux pays. Récemment, le Parlement allemand s’est prononcé contre l’armement des drones, par exemple. L’incertitude demeure également quant aux besoins de l’Allemagne s’agissant de l’hélicoptère Tigre dans sa mission d’appui tactique. Cependant, pour la France, il est clair que les armées doivent pouvoir bénéficier de tels moyens de combat et nous comptons ainsi ardemment sur une poursuite du programme Tigre.

Plus généralement, pensez-vous qu’il soit possible de concilier les approches des deux pays et le déploiement de capacités d’action communes sur les différents théâtres d’opérations ?

L’horizon post 2030 devrait justement nous permettre d’asseoir cette capacité d’action commune autour de nouveaux programmes ambitieux de systèmes de combat aérien et de combat terrestre du futur, ainsi qu’assurer notre souveraineté industrielle et technologique. C’est aujourd’hui le système de combat aérien du futur, le SCAF, qui mobilise l’attention de nos deux pays. À l’origine, la coopération a été restreinte autour de la France et de l’Allemagne et elle a été réalisée, je crois, sur un consensus en termes de besoins - vous pourriez revenir sur cet aspect. Ce système de nouvelle génération ambitionne une forme très aboutie en matière de connectivité et de combat collaboratif. Certaines divergences subsistent néanmoins quant à la répartition de la maîtrise d’œuvre. Or le SCAF est indispensable non seulement à nos armées afin de conserver leur capacité à entrer en premier sur n’importe quel théâtre d’opérations, mais également, plus largement, à l’Europe pour tenir sa place au rang de puissance. Par conséquent, nous comptons sur une résolution rapide des différends industriels de sorte à lancer sans plus tarder la phase de démonstration. Quels avis et recommandations pourriez-vous émettre à cet égard ? Et, plus généralement, croyez-vous que nos deux pays puissent, au sein de l’Europe de la défense, faire émerger une convergence concrète en matière de programmes d’armement ?

 

M. Jean-Louis Thiériot. Mon Général, j’aimerais tout d’abord vous adresser quelques mots de bienvenue en allemand. Votre présence nous montre à quel point l’amitié et le partenariat entre nos deux pays sont cruciaux.

Mon général, il convient de dire la vérité à ses amis. Nous savons à quel point les succès dans le domaine de la coopération franco-allemande sont importants et nous y sommes extrêmement attachés. Et le petit-fils d’officiers qui se sont battus dans les différentes guerres mondiales peut mesurer le prix de vous avoir ici parmi nous. C’est une réelle émotion.

Au-delà, nous avons parfois quelques doutes en matière de coopération stratégique ; doutes survenus à la suite des propos tenus par votre ministre de la défense qui estimait que l’autonomie stratégique évoquée par le Président Macron - et je crois que la plus grande partie de cette commission de la défense le partage - était une illusion ; doutes parfois, sur l’engagement en opérations extérieures puisque l’Allemagne a choisi de ne pas rejoindre la mission Takuba. Nous sommes très reconnaissants de l’engagement de l’Allemagne dans la mission de police de l’Union européenne (EUPM) et dans la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et nous savons le rôle que vous y jouez, mais coopérer sur un théâtre d’opérations aurait pu avoir un sens.

Nous sommes surtout inquiets quant à nos programmes de coopération industrielle et technologique qui sont absolument vitaux. Ils concernent le Main Ground Combat System (MGCS), le programme Tigre, le programme Eurodrone et, surtout, les négociations autour du SCAF et les problématiques soulevées quant aux droits de propriété intellectuelle.

Aux fonctions qui sont les vôtres et en connaissant la singularité institutionnelle allemande, notamment le rôle tenu par le Bundestag, quel est votre regard sur cette coopération industrielle ? À quel point la jugez-vous essentielle ?

Comment améliorer notre culture stratégique commune, indispensable pour bâtir ensemble la sécurité collective de l’Europe ?

L’ensemble des Européens est confronté à la volonté de certains magistrats de l’Union européenne d’appliquer la directive « temps de travail » à nos armées. Ce problème est extrêmement préoccupant. Comment la Bundeswehr s’y prépare-t-elle ?

 

Mme Sabine Thillaye. Je vous remercie beaucoup, Général, d’être parmi nous aujourd’hui. C’est un très bon signe pour l’Assemblée parlementaire franco-allemande et j’espère que nous pourrons poursuivre sur cette voie, car cet échange me paraît très important.

Les notions d’autonomie stratégique et de souveraineté européenne émergent dans le cadre de la défense. Dans la mesure où notre histoire et notre culture diffèrent, ces notions sont-elles perçues de façon identique dans nos deux pays ? Quelle est la vision allemande d’une autonomie stratégique et d’une souveraineté européenne ? Quelles seraient les priorités d’initiative afin de développer une culture stratégique commune ?

 

M. Thomas Gassilloud. Je vous remercie beaucoup, mon Général, d’avoir prononcé votre allocution préliminaire en français. La crise sanitaire ne doit pas nous empêcher de poursuivre l’ambition franco-allemande de défense. C’est pourquoi, mon Général, je vous remercie d’avoir accepté de vous prêter à l’exercice d’une audition devant des parlementaires d’un autre pays que le vôtre. J’espère que nous pourrons rapidement saisir l’invitation du Président Hellmich à poursuivre un échange structuré entre nos commissions, au-delà des échanges que nous entretenons avec vos homologues allemands, chacun à son niveau.

Mon Général, je souhaiterais vous interroger quant à la place des forces de réserve en Allemagne. À l’instar de l’armée française, l’armée allemande est une armée professionnelle, ce qui lui permet de maîtriser des savoir-faire de haut niveau, d'être facilement projetable, mais ce qui contraint également sa masse. Pourtant, face aux risques de conflits de haute intensité, il importe que nos armées soient en mesure d’augmenter rapidement leurs effectifs si nécessaire. Dès lors, quels sont les effectifs, l’organisation et la doctrine d’emploi de vos forces de réserve ?

Vous avez notamment annoncé l’objectif pour l’armée allemande de trois divisions d’ici 2031. Cet objectif inclut-il des réservistes ?

Enfin, quel serait votre avis quant à une éventuelle mise en place d’une unité franco-allemande de réserve sur le modèle de la brigade franco-allemande ?

 

M. Yannick Favennec-Bécot. Mon général, pourriez-vous nous préciser quelles sont les stratégies de recrutement et de fidélisation mises en œuvre par la Bunderswehr afin de pallier le vieillissement de ses soldats ? En effet, selon un rapport, l’âge moyen des militaires allemand atteindrait trente-trois ans et quatre mois et il serait nécessaire pour les forces armées allemandes d’attirer de jeunes recrues dans leurs rangs. En 2019, la Bundeswehr a rencontré des difficultés à recruter les vingt-deux mille soldats dont elle avait besoin. Face à ces difficultés, la ministre allemande de la défense a présenté un projet de recrutement de mille volontaires dans le cadre du programme « Votre année pour l’Allemagne », conçu autour du concept de défense du territoire. Ces volontaires, qui suivront six mois de formation militaire, seront affectés à des missions de service public, d’assistance aux services de l’État ou encore de soutien aux opérations humanitaires. Aussi, pourriez-vous nous dresser un état des lieux des difficultés rencontrées par la Bundeswehr en matière de recrutement et de fidélisation ?

Quels sont les domaines particulièrement touchés ?

Comment affrontez-vous la concurrence du secteur privé, notamment pour les emplois hautement qualifiés ?

Quels impacts ces carences produisent-elles sur le travail et le moral des soldats devant compenser ces absences ?

Quelles sont les stratégies et les pistes d’amélioration envisagées ?

 

M. Bastien Lachaud. Je vous remercie, mon Général, pour votre présentation et notamment pour les précisions que vous nous avez apportées quant au contrôle parlementaire allemand sur les armées. En France, nous ne cessons d’évoquer le modèle allemand. Voilà donc un sujet sur lequel, en effet, nous pourrions prendre exemple.

Les partenariats industriels entre la France et l’Allemagne ont connu des déboires dans le passé. Récemment encore, l’Allemagne a choisi d’acheter des Poséidons de Boeing, plutôt que de continuer à travailler sur un avion commun avec la France. En 2018, elle a abandonné le missile Mast-F qui équipait le Tigre au profit du Spike de l’Israélien Raphaël. Enfin, l’Allemagne n’a pas respecté les accords de Schwerin. En outre, force est de constater que les projets SCAF et MGCS rencontrent des difficultés qui conduisent l’entreprise Dassault, notamment, à s’interroger.

Malgré la très forte amitié qui unit nos deux peuples, pourquoi et comment la France peut-elle faire confiance à l’Allemagne sur le respect de ses engagements quant aux projets SCAF et MGCS alors même que l’Allemagne n’a pas respecté ses engagements sur les précédents programmes de travail ?

Entre amis, il est nécessaire de se dire les choses et que tout soit clair de sorte que cette amitié puisse perdurer.

 

M. André Chassaigne. Mon Général, c’est un grand honneur de vous accueillir parmi nous. Vous êtes apprécié dans votre pays pour être un homme de réflexion qui a une vision stratégique et des opinions clairement formulées sur les armements. Vous avez la réputation d’avoir une parole libre et responsable qui, semble-t-il, ne converge pas toujours avec celle de votre ministre des affaires étrangères.

Partagez-vous cette opinion selon laquelle l’opposition du SPD à l’armement du drone allemand Eurodrone pourrait être levée après les élections au Bundestag en septembre et la formation d’un nouveau gouvernement ?

Plusieurs journaux allemands vous ont cité, le 3 janvier dernier, affirmant que vous avez déclaré que, pour la première fois, dans la guerre du Haut-Karabakh, des parties du front ont été enfoncées grâce à des drones. Pensez-vous qu’un tel scénario d’utilisation massive soit possible sur les théâtres opérationnels en Afghanistan ou au Mali ?

Dans la coopération structurée et permanente (CSP) se trouve, parmi quarante-sept projets, le projet ambitieux de l’eurodrone Male, drone européen de moyenne altitude et de longue endurance. Que pouvez-vous nous dire sur l’état actuel du projet et sur son développement ?

Par ailleurs, de quel projet pourriez-vous conseiller le développement dans la liste des quarante-sept projets de sorte à poursuivre notre démarche de coopération ?

S’agissant du contrat d’étude Dassault Aviation et Airbus Défense et Espace, le délai de deux ans pour développer le futur avion de combat digital arrive à son terme au mois de février 2021. L’objectif consiste à formuler des concepts fondamentaux pour les parties essentielles de l’avion de nouvelle génération. Que pouvez-vous nous dire quant à l’état des études de recherche qui ont été financées à hauteur de soixante-sept millions d’euros ? Selon vos informations, le processus de recherche se développe-t-il dans les délais prévus et quand sera-t-il présenté publiquement ?

Depuis 2013, aux côtés de la France dans l’opération Barkhane, la Bundeswehr accomplit une mission de formation et d’entraînement. Quelle évaluation l’Allemagne porte-t-elle sur la situation des troupes non européennes ? Dans quel délai réaliste estimez-vous que la mission aura atteint son objectif ? Enfin, quelles suggestions formuleriez-vous concernant l’opération Barkhane ?

 

M. Jean Lassalle. Mon Général, je vous félicite pour votre remarquable français et votre brillant exposé. Je m’associe aux propos de mes collègues quant à votre rôle très éminent dans votre pays.

Que pouvons-nous partager aujourd’hui au sein de l’ONU en présence de la Russie et la Turquie, notamment ?

L’opinion publique française a souvent le sentiment que la France est un peu seule dès lors qu’il s’agit d’intervenir sur les théâtres d’opérations et que sa sœur allemande n’est donc pas toujours présente à tous les rendez-vous.

Le départ des Britanniques ne nous fait-il pas obligation d’identifier de nouvelles formes d’organisation de défense entre nos deux grands pays, la France et l’Allemagne ?

 

Général Eberhard Zorn. En regard de la complexité de vos questions, permettez-moi de vous répondre en allemand.

Au début de l’année, dans le cadre de notre présidence allemande, nous avons abordé les questions relatives aux concepts stratégiques et à la boussole stratégique avec l’ensemble des États partenaires. La priorité a consisté à opérer une analyse commune de la menace. D’un point de vue militaire, l’Union européenne n’avait que trop attendu. L’OTAN avait déjà procédé à cette analyse de la menace et l’avait intégrée à sa stratégie militaire en 2019. Nous disposions donc déjà d’informations, mais l’Union européenne a apporté une dimension supplémentaire, à savoir que nous n’avons pas uniquement procédé à des analyses de type militaire, mais nous avons également analysé les menaces de nature stratégique en intégrant la Chine. Cette analyse de la menace commune a été très bien menée puisque chaque nation a apporté sa contribution sans que nous bataillions indéfiniment sur des textes. Nous avons inscrit les faits noir sur blanc et, sur ces bases, nous avons déterminé notre position stratégique. L’objectif n’est pas uniquement militaire puisque l’exercice s’inscrit dans une approche globale.

S’agissant du rôle de l’Allemagne et du document que nous avons récemment publié. Je tiens à souligner que c’est la première fois qu’un chef d’état-major allemand publie un tel document en coopération avec des ministres. Il importe dorénavant de poursuivre la discussion. 2021 sera une année électorale importante en Allemagne. Nous souhaitons accompagner le débat et lancer certaines initiatives, certaines impulsions. Nous publierons notamment un document au mois de mai. Nous tenons à formuler plus clairement ce que doit être le rôle de la Bundeswehr. Nous nous situons pleinement dans un contexte international, dans le cadre de l’OTAN, dans le cadre de l’Union européenne et nous envisageons la coopération à l’échelle multinationale.

Vous avez évoqué la question de l’armement et de l’autonomie stratégique. Est-ce une illusion ? Je suis un « militaro réaliste ». Avant de construire des projets d’armement, avant de disposer de capacités militaires établies, je pense qu’il va s’écouler encore au minimum dix à vingt ans. Lorsque nous évoquons le SCAF ou le MGCS, nous nous situons en 2040. L’évolution de nos capacités à l’heure actuelle est orientée sur l’année 2030. Nous nous dirigeons vers l’autonomie, nous avançons sur le bon chemin, mais elle n’est pas encore réalisée. Et du point de vue allemand, nous avons de toute façon besoin du soutien des Américains pour ce qui concerne transport aérien stratégique, et nous avons besoin également de fournisseurs. Il en va de même du domaine spatial ou de la dissuasion nucléaire. Aujourd’hui comme hier, nous avons des devoirs et des responsabilités, mais nous avons besoin du soutien des États-Unis. J’envisage donc la situation plutôt à long terme. L’horizon de temps sera du même ordre pour que le pilier européen de l’OTAN et l’armée européenne deviennent une réalité. Nous devons avancer maintenant pas à pas afin de nous rapprocher de l’objectif.

Nous avons besoin de tous les projets d’armement que nous avons lancés afin d’atteindre ensemble cet objectif que nous nous fixons. Une armée européenne et une autonomie plus importante constituent des objectifs qui imposent des projets d’armement.

Vous avez évoqué la situation du Royaume-Uni. Si la Grande-Bretagne développe des projets de façon autonome - pour des avions de combat par exemple -, elle représentera un concurrent supplémentaire sur le marché européen. Il est donc important que les Européens se rapprochent encore davantage.

S’agissant des opérations Barkhane et du Sahel dans son ensemble, sur le plan militaire, nous sommes tout à fait en mesure de participer à ces opérations, d’être présents, et d’ailleurs nous sommes présents. J’ai bien dit à notre ministre qu’il était important d’avoir à l’esprit l’ensemble du spectre des actions auxquelles l’Allemagne pouvait participer. Nous avons donc des forces spéciales. Nous sommes présents dans le domaine de la marine, dans l’aérien et dans le terrestre. Nous sommes donc en capacité de couvrir une large palette des actions envisageables et nous tenons à être présents à l’avenir avec l’ensemble des moyens que nous pouvons fournir. Nous souhaitons être un partenaire sur lequel d’autres nations pourront s'appuyer. Autrement dit, l’offre est là, l’offre est toujours là. Notre action sur le plan opérationnel relève d’une décision politique, soutenue par notre Parlement.

Vous avez évoqué un déficit de notre force de réserve. Nous en sommes tout à fait conscients. Il y a deux ans, nous avons publié une nouvelle stratégie en matière de réserve. Afin d’atteindre notre objectif, nous avons décidé qu’il était impératif de remplacer chaque départ. Nous veillons donc scrupuleusement à ce que ces remplacements soient assurés. La nouvelle stratégie que nous avons publiée en 2019 prévoit que chaque fois qu’un soldat quitte la Bundeswehr, son remplacement est assuré. Ces modalités nous permettent de disposer d’une force de réserve conforme à nos besoins.

Par ailleurs, rien ne nous interdit de créer une unité de réserve franco-allemande sur le modèle de la brigade franco-allemande. Il serait en effet possible d’affecter certains réservistes à une telle force de réserve franco-allemande. Ce n’est pas une idée à laquelle nous avons réfléchi plus avant. À l’heure actuelle, nous n’avons pas encore mené d’actions en vue de la concrétiser, mais pourquoi pas ?

S’agissant du recrutement, la pandémie nous a empêchés d’atteindre nos objectifs. Nous avons pu recruter et tester moins de personnes depuis l’année dernière. Nous pensons qu’en 2031, nos effectifs seront constants et se maintiendront à deux cent trois mille militaires. En ce qui concerne les officiers, nous recrutons un officier sur quatre candidats. Nous parvenons en moyenne à couvrir l’ensemble des postes. En revanche, nous rencontrons davantage de difficultés à recruter dans les domaines techniques, les technologies de l’information, et surtout les technologies de l’information en mer, à bord des navires. Le nouveau modèle élaboré par notre ministre ouvre une autre possibilité à un autre groupe cible, à savoir les candidats qui, dans un premier temps, souhaitent en quelque sorte un engagement test dans la Bundeswehr. À partir du mois d’avril, nous avons enregistré un nombre plus important de candidats que nous avions de places à offrir. Cette démarche devrait nous permettre également de renforcer notre réserve. La motivation et le niveau de professionnalisme sont importants et satisfaisants. Aujourd’hui, les militaires s’engagent pour une période de dix à douze ans et ce niveau d’engagement est très satisfaisant.

S’agissant de la question des drones et de la crise dans le Haut-Karabakh, nos constats sur le terrain nous ont permis d’identifier exactement les moyens dont nous avons besoin afin d’assurer une protection rapprochée des territoires. Au cours des vingt dernières années, l’Allemagne a supprimé des troupes dont le besoin s’avère à nouveau prégnant. Nous avons élaboré une matrice de sorte à mettre en œuvre des mesures de modernisation, notamment dans le domaine de la défense anti drones. Nous possédons des drones et nous avons débattu du sujet de leur armement. Je pense que nous avons besoin de drones armés en complément de nos drones de reconnaissance. S’agissant du projet SCAF, nous réfléchissons à une stratégie utilisant des drones et des drones armés. Je suis convaincu qu’il est essentiel que les capacités allemandes ne présentent aucune lacune. En ce sens, je suis convaincu qu’une coopération étroite avec la France et les partenaires européens est importante. J’ai confiance dans le projet Eurodrone et je pense que nous parviendrons à le mener à bien. Nous avons bien sûr besoin de l’accord du Parlement, mais je pense que nous l’obtiendrons. Je suis confiant.

S’agissant de l’opération Barkhane et la présence au Mali, je compare souvent de notre engagement à ce qui se passe au Niger. Au cours de ces dernières années, nous contribuons à la formation des forces nigériennes et elles ont atteint un niveau de formation très satisfaisant. Au Mali, il faut encore progresser. Nous avons identifié des propositions que nous transmettrons aux instances européennes. Nous pensons que nous pourrons intervenir à partir de l’été et conjuguer cette nouvelle forme de présence aux autres opérations déjà en cours.

En ce qui concerne la répartition des rôles, la répartition des tâches, j’ai mentionné les capacités dont je souhaiterais disposer et j’encourage la modernisation dans de nombreux domaines. Nous avons besoin de technologies de pointe et j’apporte mon soutien sans réserve aux projets MGCS et SCAF. Les discussions entre partenaires industriels et entre les organismes étatiques impliqués ne sont pas de mon ressort. Cependant, j’espère qu’elles aboutiront rapidement. À défaut, nous risquons de rater le train, en quelque sorte, parce que le temps passe. Nous entrons dans des années électorales importantes et ce sont toujours des années spéciales. Le budget représente une question brûlante.

En ce qui concerne la surveillance de l’espace, il convient d’identifier des solutions les plus rapides possible.

S’agissant du Tigre, je ne suis pas satisfait de la disponibilité du Tigre. Nous n’avons pas progressé sur les capacités d’utilisation du Tigre depuis plusieurs années. Il est vrai que nous avons beaucoup utilisé le Tigre au Mali parce que nous avions un soutien industriel sur place et nous pouvions donc obtenir les pièces de rechange dont nous avions besoin. Je ne suis pas satisfait du niveau de disponibilité du Tigre, mais nous travaillons à l’améliorer avec les mêmes fabricants que pour le NH90. Nous avons constaté des progrès significatifs pour le NH90 au cours de ces dernières années et j’espère que nous réussirons à progresser également sur le Tigre. Nous souhaitons conserver cet hélicoptère. Nous le modifions complètement et nous le rééquipons de sorte à améliorer son taux de disponibilité.

Nous avons revu la directive européenne, mais nous n’en sommes pas totalement satisfaits. Elle est applicable dans les institutions, les administrations, etc., mais en ce qui concerne l’armée, elle représente davantage une charge. Au cours de la prochaine législature, nous envisageons d’adopter des textes législatifs qui allègeront un peu le processus. Nous souhaitons que les troupes puissent agir avec plus de liberté.

 

M. Charles de la Verpillière. Je vous remercie, mon Général, pour le soin et le temps que vous avez consacré à nous répondre.

Pourriez-vous développer vos propos relatifs au déploiement de la marine allemande dans la zone Indo-Pacifique ? Quelles sont les perspectives d’équipement de cette marine et ses ambitions ?

Je souhaiterais également que vous nous donniez votre avis quant à l’application de la directive « temps de travail » aux militaires qui fait suite à une récente décision de la Cour de justice de l’Union européenne.

 

M. Jean-Pierre Cubertafon. Mon Général, l’Allemagne est aujourd’hui largement présente au sein de deux missions internationales au Sahel, l’une européenne et l’autre onusienne. Pour autant, à l’occasion du sommet du G5 Sahel du 16 février dernier et ce, malgré les sollicitations émises par la France vers l’Allemagne, appelant cette dernière a un engagement militaire au sein des opérations armées destinées à combattre les islamistes, notamment par l’intermédiaire de la force spéciale Takuba, le ministre des affaires étrangères allemand a réitéré le refus du gouvernement de procéder à un tel déploiement.

Pouvez-vous, s’il vous plaît, mon général, nous faire partager votre position sur ce refus ? Selon vous, ce refus est-il susceptible d’évoluer, à terme, en faveur d’un engagement futur aux côtés de la France ?

 

M. Christophe Arend, Président du groupe d’amitié France-Allemagne. Je vous remercie, Madame la Présidente, de m’avoir invité à participer à votre audition de ce matin. C’est un honneur et un plaisir de pouvoir intervenir dans votre commission.

Nous avons un point commun, mon Général, nous sommes tous les deux sarro-mosellans, et en tant que tels, nous savons que les petits ruisseaux font les grandes rivières puisque telle est la devise de la Sarre.

S’agissant de la coopération industrielle, les militaires allemands affichent une volonté sincère de progresser. Je le sais parce que j’ai eu de nombreux échanges avec des officiers. Néanmoins, il est également vrai qu’en Allemagne, c’est le Bundestag qui décide. Au sein de l’Assemblée parlementaire franco-allemande, nous travaillons à une meilleure entente afin d’élaborer une forme de culture de défense commune.

Je perçois un décalage entre l’évolution de l’opinion publique allemande qui aujourd’hui, me semble prête à progresser dans la coopération de défense et dans l’engagement des troupes allemandes aux côtés des troupes françaises, et l’appréciation qu’ont les politiques de cette opinion publique. Partagez-vous ma perception de ce décalage ? Quel est votre sentiment aujourd’hui sur l’opinion publique allemande en ce qui concerne la coopération franco-allemande d’un point de vue militaire ?

 

M. Fabien Gouttefarde. Mon Général, l’Europe de l’armement représente un horizon que nous sommes nombreux, dans cette commission, à souhaiter. Cependant, l’horizon consiste également en une forme de fuite. En effet plus on avance et plus ses piliers reculent et quelquefois, l’horizon finit par se dérober. Actuellement, on peut avoir l’impression que notre capacité franco-allemande à s’entendre sur des grands programmes d’armement, intimement liés à l’autonomie stratégique de l’Europe, se dérobe à son tour. Ainsi en est-il de la modernisation de l’hélicoptère Tigre, du missile MAST-F, du programme de surveillance maritime et, bien sûr, du SCAF.

Selon vous, mon Général, le SCAF doit-il emporter la bombe B61, mise en œuvre par l’Allemagne au titre de l’OTAN ? Je rappelle qu’il s’agit d’une arme nucléaire qui fonctionne par gravitation, ce qui signifie que l’aéronef doit survoler sa cible. Dans le monde d’aujourd’hui, il est indispensable aux appareils de frappe stratégique de faire feu à grande distance de leur cible et hors de portée des systèmes de déni d’accès. Dès lors, on peut s’interroger quant à la pertinence de ce type d’armes.

La mise en œuvre d’une arme nucléaire américaine n’est-elle pas en elle-même un frein à l’autonomie stratégique européenne ? En effet, elle nécessitera la certification d’un futur système de combat aérien et, donc, l’acceptation par nos États de plusieurs exigences américaines pour cette certification.

 

M. Jean-Marie Fiévet. Mon général, c’est un réel honneur pour nous, parlementaires français, de nous entretenir avec une personnalité qualifiée de votre envergure et, qui plus est, œuvrant dans une nation amie.

En ma qualité de rapporteur d’une mission d’information, je travaille actuellement sur la stratégie du ministère français des Armées en matière de transition énergétique. Il m’apparaît donc nécessaire d’interroger le chef d’état-major de la Bundeswehr quant à la stratégie allemande en la matière. Je me réjouis que l’armée allemande ait pris l’engagement, dès les années 2010, de laisser une place beaucoup plus importante aux énergies renouvelables, rendant pertinente la notion d’une « armée verte ».

À ce titre, mon Général, pouvez-vous revenir sur les différents programmes mis en place par l’armée allemande en matière de politique énergétique et sur leurs objectifs ?

Par ailleurs, en quoi l’intégration du développement durable au sein de la Bundeswehr constitue-t-elle un vecteur d’influence sur les États voisins ?

 

M. Jean-Jacques Ferrara. Mon Général, s’agissant de l’engagement des forces allemandes au Sahel, vous avez évoqué la mission Gazelle et la formation des forces spéciales nigériennes. Existe-t-il d’autres initiatives ? Lorsque je me suis rendu sur le théâtre, à l’automne dernier, j’ai cru comprendre que des progrès pourraient être réalisés dans le partage des renseignements collectés par les Allemands déployés dans le cadre de la MINUSMA. Ces informations, ces renseignements, sont-ils partagés avec la force Barkhane, la force conjointe ou Takuba ?

 

M. Jacques Marilossian. Mon Général, plus nous sommes forts, plus la guerre devient improbable. Je précise que je suis membre du groupe d’amitié franco-allemand, membre de l’Assemblée parlementaire franco-allemande et du groupe de travail « Affaires étrangères et Défense ». Je suis également membre du Conseil d’administration de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN), au sein duquel nous avons eu le plaisir d’accueillir des officiers allemands et de partager avec eux sur des questions stratégiques.

Je nourrissais des inquiétudes quant à notre coopération industrielle et aux grands programmes d’armement, SCAF, MGCS et PESCO, mais mes collègues les ont déjà exprimées.

S’agissant du concept d’autonomie stratégique européenne, quelles priorités partagez-vous avec le chef d’état-major français, le général Lecointre ?

Comment intégrez-vous, si vous l’intégrez, le concept de la dissuasion française dans votre approche stratégique ?

Enfin, et surtout, comment conciliez-vous l’autonomie stratégique européenne non seulement avec votre implication dans l’OTAN, mais également avec la nécessité pour l’Europe de ne pas toujours acheter du matériel américain ?

 

Mme Françoise Ballet-Blu. Général, je tiens à vous remercier de nous faire l’honneur de votre présence au sein de la commission de la défense et des forces armées. Elle dessine une image forte de la coopération militaire de nos deux pays, tout en favorisant la pratique d’une politique de défense commune au sein de l’Union européenne.

La ministre allemande de la défense, Mme Annegret Kramp-Karrenbauer, et vous-même avez présenté un rapport au Bundestag, le 10 février dernier, qui vise à moderniser votre armée face aux enjeux contemporains. Parmi ces mesures, vous envisagez un vaste éventail de réformes, notamment sur les questions de financement. Mon collègue M. Jean-Louis Thiériot et moi-même avons été désignés pour réaliser une mission flash sur le financement de la base industrielle et technologique de défense et nous avons alors relevé des difficultés rencontrées par les entreprises de défense de nos deux pays pour accéder à des financements.

Aussi nous semble-t-il judicieux d’initier une réflexion sur la coordination européenne dans ce domaine. En effet, depuis 2017, la Banque européenne d’investissement (BEI), s’est ouverte au secteur de la défense et de la sécurité, renforçant ainsi le soutien aux activités liées aux technologies de la cybersécurité et aux infrastructures de sécurité civile. Malgré ces progrès, la défense stricto sensu des États est toujours exclue de ces fonds.

Pensez-vous alors qu’une évolution de la politique de la BEI qui permettrait le financement de l’équipement de défense en requérant l’approbation des États membres constituerait une solution ?

Enfin, que préconisez-vous en matière de coopération entre nos deux pays quant au financement d’une base industrielle et technologique de défense commune ? Cela permettrait-il de renforcer le poids de l’Union européenne dans les rapports internationaux ?

Mme Monica Michel. Général, je m’associe aux propos de bienvenue de mes collègues. La Bundeswehr est une véritable armée parlementaire depuis sa création et le Bundestag tient un rôle très important dans le contrôle dans l’engagement des armées en Allemagne. En matière d’acquisition d’armement, la commission de la défense et la commission du budget doivent donner leur accord pour tout marché supérieur à vingt-cinq millions d’euros. Aussi, à la différence de la France où le Parlement est consulté uniquement si la durée d’intervention est supérieure à quatre mois, le Bundestag peut approuver ou refuser toute intervention des forces allemandes à l’étranger depuis l’arrêt du 12 juillet 1994 qui a imposé cette condition. Des propositions d’assouplissement des mécanismes d’autorisation parlementaire ont été avancées en vue d’améliorer la participation des forces allemandes aux dispositions militaires intégrées alliées ou européennes, mais il semble que ces initiatives n’aient fait l’objet d’aucune suite.

Pourriez-vous nous nous préciser les raisons de ces freins ?

De quelle manière travaillez-vous avec le ministère de la défense allemand de sorte à y apporter des réponses ?

 

M. Philippe Meyer. Je vous remercie, mon Général, pour votre présentation et pour la clarté de vos propos.

Comme député alsacien, je mesure l’importance de l’amitié entre nos deux pays. Il y a tout juste un an, vos hôpitaux ont accueilli plusieurs de nos malades au cours du premier confinement. Il y a des actions que l’on n’oublie pas. Comme de nombreux habitants de ma région et de toutes les régions frontalières de notre pays, je vis douloureusement les restrictions de passage sur le Rhin qui me privent des rencontres avec nos amis allemands, dans le Bade-Wurtemberg.

Au cours de ces dernières années, nos deux pays ont été victimes de violences liées au terrorisme islamique. Je pense notamment – et j’étais à Berlin à ce moment-là - à l’attentat perpétré sur le marché de Noël en 2016.

Comme général en chef de la Bundeswehr, contrôlez-vous les services de renseignement de votre pays ?

Existe-t-il des coopérations fortes en matière de renseignement entre l’Allemagne et la France ? Selon vous, cette coopération est-elle importante et nécessaire ?

Les moyens que consacrent nos deux pays, et l’Allemagne en particulier, à cette politique de renseignement sont-ils suffisants pour faire face à la menace terroriste ?

 

Mme Carole Bureau-Bonnard. Général, je vous remercie pour votre présence. Comme membre du groupe d’amitié franco-allemande, mais aussi depuis que je suis députée, j’ai eu l’occasion d’avoir de nombreuses relations avec nos collègues députés allemands et de travailler sur notre coopération. Je souhaite vous exprimer tout l’intérêt que j’attache à cette collaboration et je vous en remercie.

S’agissant de la cybersécurité, quel regard portez-vous sur les attaques que subissent non seulement les milieux industriel et politique, mais également des lieux stratégiques tels que des centrales nucléaires ? Quelle est votre politique en la matière ? Quelles coopérations la France et l’Allemagne pourraient-elles initier dans la lutte contre ces attaques de notre nouveau monde et contre des technologies dont le progrès impacte nos politiques ?

 

Mme Séverine Gipson. Depuis 2017, l’axe franco-allemand et la coopération militaire franco-allemande constituent une réalité à la base aérienne 105 d’Évreux-Fauville. En effet, elle accueillera dès cet été l’escadron binational franco-allemand de transport tactique, le premier escadron mixte de l’histoire de l’Europe. Cette base aérienne, située dans ma circonscription, se métamorphose chaque jour pour accueillir les dix avions C-130J Super Hercules et les cent trente familles allemandes. Certains militaires allemands arriveront d’ailleurs dès le mois d’avril afin de préparer l’installation de leurs compatriotes.

Général, pouvez-vous nous indiquer comment ces hommes et ces femmes préparent leur arrivée à la base aérienne d’Évreux et si la pandémie complexifie leur venue ?

Général Eberhard Zorn. S’agissant de la zone Indo-Pacifique, depuis plus de quinze ou vingt ans, les navires allemands n’étaient plus présents dans cette région. Nous avons décidé d’y retourner. En effet, notre gouvernement a publié des directives concernant notre présence dans la zone Indo-Pacifique. Je me suis moi-même rendu dans les différents États de la région, à savoir en Inde, au Pakistan et en Australie, et j’ai constaté que ces pays souhaitaient vivement un retour de l’Allemagne et sa participation à différents exercices.

Dans ce contexte, nous avons décidé d’être présents sur la durée, à savoir à partir du mois d’août 2021 et jusqu’au mois de février 2022. Ce navire s’arrêtera dans tous les pays de la zone Indo-Pacifique (Chine, Japon, Australie, etc.). Ce retour dans cette zone après autant d’années d’absence représente un défi important pour nous, mais les pays de la région ont formulé de grandes attentes.

Il convient que nous modernisions l’équipement de la marine. Malheureusement, nous avons pris du retard dans la livraison de nos grands projets, notamment les frégates, mais nous abordons progressivement la phase de réalisation des projets, dans le respect des quantités initialement commandées. Nos chantiers navals ont également mené des opérations de réparation. Afin de respecter les directives européennes, nous avons été obligés de renvoyer certains navires dans les chantiers et il est important pour nous de disposer de partenaires pour certains types de navires de sorte à planifier et à réaliser ces travaux de façon rapide. La marine est actuellement sur une bonne voie. Plusieurs de nos navires sont engagés dans des coopérations internationales. Dans l’ensemble des domaines dans lesquels nous sommes engagés, notre marine est tout à fait à la hauteur.

S’agissant des opérations Barkhane et Takuba, Barkhane est totalement française et Takuba est une mission internationale, menée par la France, à laquelle notre constitution ne nous autorise pas à participer. Si nous parvenions – et je souligne le conditionnel - à trouver une astuce juridique pour pouvoir participer à Takuba, nous collaborerions à cette mission. Néanmoins, actuellement, le contexte juridique ne le permet pas. « Être présents à titre complémentaire », telle est la recommandation formulée. C’est la raison pour laquelle nous avons donc décidé de poursuivre avec la mission Gazelle. Nous avons ainsi la possibilité de nous intégrer au cadre européen. Par ce biais, nous apporterons notre soutien aux forces situées dans le triangle constitué par le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Nous souhaitons soutenir les opérations menées par la France avec les moyens dont nous disposons à l’heure actuelle, puisque nous ne pouvons pas participer à Takuba.

Notre Parlement est très vigilant quant aux opérations de la MINUSMA et à notre soutien aux opérations de surveillance. En effet, nous apportons notre soutien à la MINUSMA sous un contrôle parlementaire très scrupuleux. Les forces qui se trouvent sur place (Barkhane, Takuba, MINUSMA, G5 Sahel, etc.) échangent entre elles et il convient qu’elles ne se gênent pas sur le terrain. Il est donc important de veiller à protéger les troupes de façon mutuelle.

S’agissant des sujets nucléaires et de la dissuasion nucléaire, j’ignore quels sont les projets concernant le SCAF et son équipement éventuel en armement nucléaire. Je suppose que cela aurait du sens pour la France à plus long terme. À ce jour, l’Allemagne ne l’a pas envisagé. En attendant le Tornado, nous avons décidé de prendre le F-18 parce que nous avons pu procéder à la certification. Nous participons au parapluie nucléaire dans le cadre de l’OTAN.

En ce qui concerne la transition énergétique et les énergies vertes au sein de la Bundeswehr, il convient de distinguer nos actions quotidiennes, chez nous, en Allemagne, et la façon dont nous procédons en opérations, lorsque nos forces sont projetées sur le terrain. Nous nous efforçons de favoriser les énergies renouvelables dans nos exercices, dans les casernes, dans l’utilisation de nos véhicules, y compris les véhicules civils. Nous avons équipé de nombreux bâtiments de panneaux solaires. Nous utilisons également la géothermie. Nous veillons aussi à utiliser des véhicules « verts » en opérations, mais si l’on envoie ce genre de véhicules au Mali, par exemple, il importe de s’assurer que des sources d’alimentation existent. Les matériels que nous utilisons en Allemagne diffèrent parfois de ceux que nous nous utilisions en opérations à l’étranger. Nous travaillons à l’évolution de véhicules autonomes.

S’agissant de l’indépendance ou de la dépendance, la Bundeswehr doit être en capacité d’assurer des opérations majeures d’évacuation en totale autonomie. Ailleurs, nous sommes toujours impliqués dans des opérations que nous menons avec des partenaires et nous avons besoin de ces partenaires. Nous travaillons donc en coopération.

Vous m’interrogez à propos du matériel que nous achetons aux États-Unis. Selon moi, le point important consiste à disposer de capacités. Lorsque nous avons besoin de matériel, nous étudions ce qui existe sur le marché et ce que nous pouvons acheter chez nos voisins. Lorsque nous ne le trouvons pas, nous lançons éventuellement un projet de développement. Il convient d’être conscient que nous avons besoin d’acheter du matériel déjà existant, quasiment sur étagère, et nous le mettons immédiatement en service. Parfois, nous nous le trouvons aux États-Unis et quelques petits perfectionnements permettent que ce matériel soit véritablement sur mesure pour nous. À titre d’exemple, l’hélicoptère de transport lourd CH-53 donne des signes de faiblesse et j’ai besoin de le remplacer. Les États-Unis proposent deux modèles susceptibles de m’intéresser parce que je n’ai pas le temps d’attendre que nous développions chez nous un hélicoptère de ce type.

S’agissant du cyber, nous avons mis en place un cybercommando qui sera prêt à travailler dès l’automne. Ce cybercommando permettra, en période de crise, d’améliorer la coopération entre les ministères et les différents services des ministères. L’objectif consiste à traiter de façon transversale l’ensemble des aspects liés au cyber et à la cyberdéfense. Nous sommes bien sûr très intéressés par tout ce qui se passe à l’étranger dans ce domaine et nous avons des échanges à ce sujet. Nous avons également mis en place une agence chargée des questions relatives à la cyberdéfense.

La coopération franco-allemande fonctionne très bien dans la lutte contre le terrorisme. Nous procédons à des échanges d’informations, notamment entre chefs d’état-major des armées. Nous travaillons également dans le contexte international. Nous participons à un groupe de travail qui réunit treize chefs d’état-major et qui traite des questions de terrorisme à l’échelon international. C’est un lieu d’échange d’informations privilégié. Nous utilisons ces informations dans le domaine militaire ou nous les transmettons aux autorités des différents pays qui peuvent en faire bon usage. Nous sommes très satisfaits d’être engagés dans cette coopération qui nous aide beaucoup.

Je tiens à vous exprimer tous mes remerciements pour le soutien que nous avons reçu à Évreux, pour l’accueil que vous avez réservé aux familles allemandes qui sont arrivées à Évreux. Nos militaires et leurs familles sont très contents. Ce projet est innovant et je crois qu’il apportera toute satisfaction. Je ne doute pas qu’il fasse progresser la coopération entre forces spéciales. Je suis très satisfait du projet mené à Évreux et je vous exprime mes sincères remerciements.

 

Mme la présidente Françoise Dumas. Général, je vous remercie au nom de l’ensemble de mes collègues. Votre venue devant la commission est historique pour nous, pour vous, pour nos deux pays et je crois, encore plus largement, pour l’Europe. Nous formulons le vœu que cette audition représente le point de départ de futurs travaux. Soyez assurés que nous nous attacherons à imaginer tous les moyens qui nous permettraient d’approfondir encore notre dialogue au service de la défense, de nos intérêts communs et de l’émergence de cette nécessaire et indispensable autonomie stratégique européenne.

Je souligne donc l’importance de la complémentarité de nos engagements opérationnels, de nos réflexions stratégiques partagées, de nos ambitions de coopération capacitaire. La France et l’Allemagne se préparent à franchir des jalons essentiels, pour le SCAF, le Tigre standard-3, le MGCS, l’Eurodrone, et nous devons, nous sommes obligés de réussir. La rationalité stratégique doit nous y conduire en garantissant évidemment les responsabilités des maîtres d’œuvre et la responsabilisation de chacun dans chacune de ces opérations et de ces grands programmes.

Général, ce fut un grand plaisir pour nous de vous avoir rencontré et d’avoir fait votre connaissance. L’ensemble de nos parlementaires vous a montré combien nous sommes unis et volontaristes dans la construction de cette relation franco-allemande, si importante non seulement pour nous mais également pour la construction et l’avenir de l’Europe.

 

Général Eberhard Zorn. Madame la Présidente, je vous remercie beaucoup pour cet accueil très chaleureux et pour cette discussion très dense et très riche. Cette rencontre était importante pour moi, non seulement à titre personnel, mais également pour notre coopération. Il me tenait à cœur de vous rencontrer et j’en suis très satisfait. Merci beaucoup.

 

*

*      *

 

La séance est levée à onze heures vingt.

 

*

*      *