Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Examen, ouvert à la presse, de la proposition de loi « Prise en charge et réparation des conséquences des essais nucléaires français » (n° 3966) (rapporteur : Moetai Brotherson).


Mercredi
9 juin 2021

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 64

session ordinaire de 2020-2021

 

Présidence de
M. Jean-Marie Fiévet, vice-président


 


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La séance est ouverte à quinze heures.

 

M. Jean-Marie Fiévet, président. Mes chers collègues, j’ai l’honneur de suppléer Mme la présidente Françoise Dumas – qui est en déplacement à l’étranger dans le cadre des travaux de la mission d’information sur la stabilité du Moyen-Orient dans la perspective de l’après-Chammal – et de présider cet après-midi les travaux de notre commission.

 

Nous sommes réunis pour procéder à l’examen de la proposition de loi déposée par notre collègue Moetai Brotherson sur la prise en charge et la réparation des conséquences des essais nucléaires français, dont il est le rapporteur.

 

Je vous souhaite la bienvenue dans notre commission, Monsieur le rapporteur. Je rappelle que vous siégez habituellement sur les bancs de la commission des affaires étrangères.

 

Les conséquences des essais nucléaires conduits par la France au Sahara puis en Polynésie française sont rarement abordées par notre commission. Il est vrai qu’un certain nombre de sujets liés à cette question concernent davantage la commission des affaires sociales. C’est d’ailleurs Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé, qui a présidé la dernière réunion de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, le 23 février 2021.

 

Toutefois, c’est bien notre commission qui avait été saisie, en 2009, du projet de loi qui allait devenir la loi Morin du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français. C’est ce texte que vous proposez aujourd’hui de modifier, et c’est donc fort logiquement que notre commission a été saisie, au fond, de votre proposition de loi.

 

Sa discussion intervient dans un contexte particulier puisque, comme chacun le sait, le Président de la République a annoncé la réunion, à la fin du mois, d’une table ronde de haut niveau consacrée aux conséquences des essais nucléaires.

 

Je rappelle également que votre texte est inscrit à l’ordre du jour de la séance publique du jeudi 17 juin, dans le cadre de la journée d’initiative parlementaire réservée au groupe de la Gauche démocrate et républicaine.

 

M. Moetai Brotherson, rapporteur. Je vous remercie de m’accueillir au sein de votre commission à l’occasion de l’examen de ma proposition de loi visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français.

 

La discussion de ce texte marque l’aboutissement de longs mois de travail, au cours desquels je me suis entretenu avec de nombreuses victimes des essais nucléaires conduits en Polynésie française entre 1966 et 1996, ainsi qu’avec un grand nombre d’experts de ces essais et de diverses personnalités ayant étudié leurs conséquences sur les Polynésiens et leur environnement.

 

Durant trente ans, la Polynésie française fut le théâtre de la course à la bombe que mena la France dans sa quête de puissance. Une quête imposée aux populations polynésiennes, dont le territoire avait été choisi sans concertation à l’approche de l’indépendance de l’Algérie : la France se devait en effet de quitter les sites de Reggane et le massif du Hoggar, où 17 essais nucléaires avaient été conduits. En Polynésie française, 193 essais seront effectués, dont 46 essais atmosphériques entre 1966 et 1974, au cours des huit premières années d’activité opérationnelle du Centre d’expérimentation du Pacifique.

 

Le choix aurait pu se porter sur les îles Kerguelen, la Corse ou la Bretagne… Il faudra bien un jour nous éclairer sur les critères tant techniques que politiques qui ont conduit l’État à retenir la Polynésie. L’intérêt supérieur de l’État et de la défense nationale prit ainsi le pas sur la santé des Polynésiens et des métropolitains – militaires employés par le CEP, civils présents pendant les essais : des milliers de vies détruites pour une bombe, tel fut le prix de la puissance française.

 

Soixante ans plus tard, seule la mauvaise foi peut conduire à contester les conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires français conduits en Polynésie. Après des décennies de mépris, de mensonges, voire de violence, l’État a commencé à reconnaître, au mitan des années 2000, que les essais n’avaient pas été aussi propres qu’il l’avait dit.

 

En 2010, l’adoption de la loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi Morin, a créé un régime spécifique d’indemnisation qui, bien qu’insatisfaisant, a le mérite d’exister.

 

Six ans après, s’exprimant à la présidence du gouvernement de la Polynésie française, le 22 février 2016, le président Hollande reconnaissait que « les essais nucléaires menés entre 1966 et 1996 en Polynésie française ont eu un impact environnemental, provoqué des conséquences sanitaires et aussi, c’est un paradoxe, entraîné des bouleversements sociaux lorsque les essais eux-mêmes ont cessé ».

 

La situation est-elle aujourd’hui satisfaisante ? Évidemment non, au regard du nombre ridicule des personnes indemnisées. Ma proposition de loi entend donc remédier à deux grandes difficultés : d’une part, la prise en compte insuffisante des conséquences environnementales des essais nucléaires conduits en Polynésie ; d’autre part, les lacunes du droit actuel s’agissant de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires.

 

L’article 1er de la proposition de loi en constitue le pilier environnemental. Si la Polynésie ressemble bien au paradis qui vient souvent à l’esprit à l’évocation de son nom, elle est aussi fragile, et certains de ses atolls menacent de s’effondrer. C’est le cas de Moruroa, en raison de la présence de fissures dans le socle même de l’atoll, conséquence, notamment, des essais souterrains.

 

Selon les formes qu’il prendrait, un effondrement de l’atoll pourrait provoquer des vagues de plusieurs mètres de haut, nécessitant, en cas d’écroulement d’un bloc de falaise corallienne, une mise à l’abri immédiate des habitants sur des points hauts, dans un délai de moins de quatre-vingt-dix secondes. Dans l’hypothèse du glissement d’une loupe de calcaire en zone nord, il faudrait procéder à une évacuation préventive de l’ensemble de la population de l’atoll, en quelques semaines.

 

Plus grave encore, les zones de tir souterraines utilisées pour les expérimentations nucléaires contiennent encore aujourd’hui des produits de fission et des éléments radioactifs divers. Comme je l’ai indiqué au Président de la République, une proportion non négligeable de ces déchets est stockée dans des puits de plusieurs centaines de mètres de profondeur percés dans l’anneau corallien de Moruroa ou, pis, au fond de son lagon, notamment au lieu-dit « banc Colette », qui contient encore cinq kilogrammes de plutonium.

 

Il est urgent d’engager un ambitieux projet de retrait et de retraitement de l’ensemble des déchets et résidus radioactifs issus des essais nucléaires de Moruroa et, plus largement, de dépolluer les anciens sites des essais nucléaires. C’est pourquoi nous proposons, à l’article 1er, de créer une commission associant des représentants des groupes parlementaires des deux assemblées et autant de personnalités qualifiées, afin d’arrêter ensemble, dans un délai de deux ans, un programme de dépollution, de traitement, d’assainissement et de gestion des sites des essais nucléaires ainsi que des matières et déchets issus de l’activité nucléaire.

 

Par ailleurs, pour réparer les dommages infligés aux victimes des essais nucléaires, du Sahara au Pacifique, il est temps de mener une politique d’indemnisation honnête, transparente et complète. Comment comprendre que, depuis la création du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), en 2010, seules 500 personnes aient bénéficié d’une indemnisation, quand le ministère de la défense estimait lui-même, dès 2006, que près de 140 000 personnes avaient pu être affectées par les essais nucléaires ?

 

Pilier sanitaire de la proposition de loi, son article 2 vise à élargir l’indemnisation des victimes des essais nucléaires selon deux axes : d’une part, par la prise en compte des victimes indirectes, grâce à la reconnaissance de l’effet transgénérationnel de l’exposition aux radiations émises du fait des essais nucléaires ; d’autre part, par l’élargissement des modalités de l’indemnisation à travers la prise en charge des dépenses engagées ou à venir pour le traitement des conséquences des maladies causées par les essais nucléaires. Ce faisant, la proposition de loi entend combler les lacunes de la loi Morin et assurer une réparation plus juste des conséquences sanitaires des essais nucléaires.

 

Toutefois, ces évolutions ne constitueraient qu’une première étape, car c’est l’ensemble du dispositif de reconnaissance et de réparation qu’il conviendrait de réexaminer, afin de le conforter et de l’étendre.

 

Premièrement, le CIVEN fonde aujourd’hui ses décisions sur des mesures de doses de radioactivité qui paraissent largement sous-évaluées. Des erreurs de calcul ont ainsi été mises en lumière par plusieurs études indépendantes, dont celle du chercheur Sébastien Philippe et du journaliste d’investigation Tomas Statius, publiée en mars 2021 par le média d’investigation Disclose. Le fruit de leur travail, publié dans un livre intitulé Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, a conduit la délégation parlementaire aux outre-mer de notre assemblée à adopter, le 29 avril 2021, une proposition de résolution soutenant sans réserve « toute initiative politique, quelle que soit sa forme, destinée à faire apparaître la vérité quant aux conséquences sanitaires et environnementales de ces essais » et appelant « le Gouvernement à contribuer à faire toute la clarté possible sur ce douloureux sujet, notamment par la publication d’archives, documents ou témoignages qui n’auraient pas encore été rendus publics ».

 

Parallèlement, le Président de la République annonçait la réunion d’une table ronde de haut niveau consacrée aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Attendue à l’été, elle doit permettre de faire éclore la vérité, ou du moins de confronter les points de vue, alors que le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), dont j’ai auditionné des représentants, rejette les critiques formulées à l’encontre de ses méthodologies.

 

En outre, les zones concernées par les retombées ont manifestement été mal évaluées, en raison de l’insuffisance de la couverture géographique des dispositifs de surveillance radiologique alors déployés.

 

Ces erreurs et ces lacunes suscitent de réelles difficultés : des seuils minimaux d’exposition ont été réintroduits dans la loi en 2018 et le lieu de résidence au moment des essais figure parmi les critères de la loi Morin.

 

Deuxièmement, la liste des maladies pouvant donner lieu à une indemnisation pourrait être complétée. En France, la liste annexée au décret du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, modifiée en 2019, recense vingt-trois maladies, alors que, par exemple, l’administration américaine en reconnaît vingt-neuf.

 

Troisièmement, il paraît indispensable d’accorder le bénéfice de l’indemnisation à l’ensemble des victimes indirectes de l’exposition aux essais nucléaires, à l’image de ce qui est prévu dans le cadre du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA), de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), ou encore du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI). Ces dispositifs d’indemnisation ont pour caractéristique commune de faire jouer la solidarité nationale, encore trop absente s’agissant de la Polynésie et, plus largement, des essais nucléaires.

 

Pourtant, c’est bien pour maintenir la place de la France dans le concert des nations que la Polynésie a été ainsi utilisée, selon une logique d’exploitation quasi coloniale.

 

Cinquante-cinq ans après l’essai Aldebaran, premier essai atmosphérique en Polynésie, quarante-six ans après Achille, premier essai souterrain, et vingt-cinq ans après Xouthos, dernier essai nucléaire effectué par la France, il est plus que jamais temps pour l’État de réparer dignement les blessures infligées au Pacifique et à tous ceux qui ont participé volontairement ou involontairement à la réalisation de ces essais sans être avertis des dangers réels. Ce serait l’honneur du Parlement que de s’engager dans cette voie.

 

M. Guillaume Vuilletet. En 2019, j’ai eu l’honneur et le plaisir d’être rapporteur des projets de loi organique et ordinaire portant, respectivement, modification du statut d’autonomie de la Polynésie française et diverses dispositions institutionnelles en Polynésie française. J’ai travaillé de manière approfondie sur ces textes avec Moetai Brotherson, Maina Sage et Nicole Sanquer. Nous avons pu obtenir un début de vérité sur les essais nucléaires. Pour la première fois – je me souviens de ce moment important –, les mots « dette nucléaire » ont été prononcés. Dans l’hémicycle, nous nous sommes efforcés, jusqu’au terme du débat, de trouver une rédaction susceptible de recueillir un accord. La disposition relative à la dette nucléaire a été la seule à être adoptée à l’unanimité, ce qui n’est pas rien.

Nos travaux ont en effet mis en lumière beaucoup de souffrances. Il a fallu surmonter un puissant déni. Une forme de réconciliation a eu lieu, je crois, autour de l’acceptation des faits. Cela ne signifie pas que nous nous sommes mis d’accord sur tout. La prise en compte des 193 expérimentations nucléaires menées dans le Pacifique durant 30 ans est un travail exigeant. La réforme du statut de la Polynésie française a été un moment fondamental, mais il n’épuise pas le sujet.

 

Le travail engagé, qui a trouvé son point d’orgue avec la loi Morin de 2010, demeure insuffisant. L’actualité l’a montré. Les résultats de recherches récentes ont soulevé des interrogations, et des témoignages ont été livrés par des habitants et des vétérans, qui ont à cœur d’exposer leur vérité.

 

Cela a conduit le Président de la République à demander la convocation d’une table ronde, qui marquera une deuxième étape de la dissipation du déni des expériences nucléaires menées en Polynésie française et, auparavant, sur d’autres territoires. Cette instance aura pour rôle de remettre les choses à plat concernant les nombreux sujets que vous évoquez, Monsieur le rapporteur, et sur lesquels chacun est désireux de se pencher, en Polynésie comme dans l’hexagone. Je voudrais saluer l’action du gouvernement d’Édouard Fritch, qui travaille ardemment à ce que les choses aboutissent dans un cadre, sinon consensuel, du moins apaisé.

 

Cela ne signifie pas, cependant, que nous sommes d’accord sur le contenu du texte en discussion. Celui-ci n’aborde d’ailleurs pas un certain nombre de questions, telles que la délocalisation, mais j’ai bien compris, Monsieur le rapporteur, que vous n’aviez pas pour intention d’être exhaustif. J’espère que les forces politiques que vous représentez participeront à la table ronde – je sais qu’il y a un débat à ce sujet, mais c’est fondamental.

 

L’article 1er crée une commission « chargée de proposer un programme de dépollution, de traitement, d’assainissement et de gestion des sites des essais nucléaires ainsi que des matières et déchets issus de l’activité nucléaire ». S’agissant de la surveillance de Moruroa et de Fangataufa, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) ont publié une étude, au tournant des années 2000, sur les effets nucléaires ionisants. Ils concluaient que les concentrations des matières radioactives résiduelles attribuables aux essais nucléaires, tant dans les milieux terrestres et aquatiques que dans les sous-sols, sont très faibles et n’ont pas – pas plus qu’elles ne devraient en avoir à l’avenir – d’impact radiologique. Cela étant, la France a décidé de continuer à assurer une surveillance. Le dernier bilan fait état d’une radioactivité stable ou en décroissance. S’agissant de l’atoll de Hao, la situation est un peu différente, puisqu’une dalle de béton y enferme des déchets. De l’avis général, il serait dangereux de la retirer.

 

Pour l’ensemble de ces raisons, je ne crois vraiment pas qu’il soit nécessaire de créer un comité supplémentaire.

 

Le sujet le plus important est, sans conteste, l’indemnisation des ayants droit, qui est le cœur de votre proposition de loi. On peut entendre certaines demandes. L’analogie faite avec l’amiante mérite d’être discutée ; elle ne me paraît pas dénuée de tout fondement, même si je ne la considère pas totalement juste. On ne peut pas mettre exactement sur le même plan les conséquences d’un agissement fautif et la situation actuelle. Cela étant, il faut mener cette discussion. La table ronde nous en offre l’occasion.

Certaines dispositions de votre texte auraient des conséquences difficilement acceptables. Ainsi, vous voulez supprimer le seuil de 1 millisievert à partir duquel l’exposition à la radioactivité est jugée dangereuse. On peut estimer que tout le monde est susceptible d’être touché, et alors il n’y a pas de limite, ou on peut juger nécessaire de se fonder sur des avis scientifiques.

 

Nous pourrions certes amender le texte, mais nous nous trouvons face à des données particulièrement complexes, qui méritent une discussion approfondie. Le vrai rendez-vous est celui de la table ronde, qui se tiendra très prochainement sous l’égide du Président de la République. Cette instance de haut niveau permettra d’aller au bout des choses. Nous avons un profond respect pour les personnes ayant subi les effets des essais nucléaires et nous portons une attention particulière à leurs souffrances, mais nous ne pouvons pas soutenir cette proposition de loi.

 

M. Rémi Delatte. Certains sujets sont si complexes qu’il faut savoir reconnaître que l’on ne sait pas. La présente proposition de loi fait partie de ces textes qu’il convient d’aborder avec beaucoup d’humilité.

 

Je le fais d’autant plus volontiers que j’étais déjà parlementaire au moment du vote de la loi Morin, en 2010. Je reconnais d’ailleurs que ce texte n’a pas été suffisant dans les premières années de son application. Pourtant, il répondait à une attente forte et légitime, et il marquait la reconnaissance, au travers d’un processus d’indemnisation, des conséquences bien réelles des essais nucléaires sur la santé de nos compatriotes, particulièrement ceux de Polynésie, bien entendu, mais aussi ceux de métropole qui avaient participé aux expérimentations.

 

Devant le faible niveau des indemnisations accordées, qui témoignait de réelles difficultés d’application de la loi, un travail a été effectué. Une revalorisation est alors intervenue. Cela dit, il convient d’aller plus loin dans la réflexion relative aux critères d’indemnisation.

 

Il m’apparaît important de se donner du recul avant de procéder à de nouvelles évolutions. Je pense notamment à la question du risque négligeable, que vous abordez dans votre texte, et qui ne peut relever, selon moi, d’une simple initiative politique.

 

Malgré votre travail, dont je vous félicite, Monsieur le rapporteur, ce texte ne me paraît pas totalement abouti, ni sur le plan de la temporalité, ni sur le plan de l’expertise – une expertise extérieure était nécessaire à son élaboration.

 

Le texte pose une vraie question de justice, déjà bien identifiée. À cet égard, l’initiative est louable. Mais la justice demande aussi de la justesse. Or, pour cela, il aurait fallu conduire des travaux supplémentaires.

 

Au demeurant, le Président de la République souhaite qu’une table ronde soit organisée. Peut-être faut-il prendre le temps, pour donner tout son sens à cette initiative et en tirer des enseignements.

 

Pour toutes ces raisons, le groupe Les Républicains s’abstiendra.

Mme Maina Sage. La proposition de loi de notre collègue Moetai Brotherson porte sur un sujet très particulier – pour les Polynésiens, certes, mais aussi pour tous les Français. En effet, le texte nous rappelle notre histoire commune, liée à trente années d’essais nucléaires, d’abord en Algérie, de 1960 à 1966, puis en Polynésie, de 1966 à 1996.

 

Si ce passé est le témoignage d’un savoir-faire français, il est surtout la cause de bouleversements économiques, sociaux et environnementaux pour notre territoire ; il est aussi à l’origine de beaucoup de souffrance, aujourd’hui encore.

 

Il faut que vous sachiez que, jusque dans les années 2000, on n’a pas arrêté de nous bassiner avec la « propreté » des essais nucléaires : ces derniers, nous disait-on, avaient été parfaitement surveillés et encadrés, tout allait bien. Il a fallu une commission d’enquête soutenue par le mouvement indépendantiste et des associations environnementales locales, nationales et internationales pour que nous commencions à entrevoir la vérité sur ce qui s’était passé.

 

Sans retracer toute l’histoire de la loi Morin, je rappellerai que la classe politique polynésienne, unie pour l’occasion, s’était battue depuis 2008 pour faire apparaître la vérité et bâtir un dispositif d’indemnisation à la hauteur de l’enjeu. J’ai moi-même participé à ce combat aux côtés de M. Brotherson et de ses collègues.

 

La réponse apportée par l’État et le Parlement est-elle suffisante et digne de cette histoire ? Force est de constater que non. Le dispositif n’est pas encore pleinement efficace, qu’il s’agisse des conséquences sanitaires ou des incidences environnementales. À cet égard, en ce qui concerne le passif, je rejoins le constat de M. Brotherson. Toute la classe politique de Polynésie, mais aussi les associations et les citoyens partagent d’ailleurs les objectifs énoncés par notre collègue.

 

Celui-ci aurait sans doute préféré que la journée réservée à son groupe soit programmée en septembre. En effet, le hasard du calendrier fait que la table ronde doit avoir lieu début juillet. Par ailleurs, depuis le dépôt de la proposition de loi, de nouvelles révélations ont été faites par Disclose et une équipe de chercheurs de Princeton, dont Sébastien Philippe. Nous avons appris que tout ce qui nous avait été dit depuis 2006, dans le cadre de ce qui était censé être un exercice de vérité, était faux : nous avons de nouveau été trompés. Il semble, en effet, que les retombées aient été de deux à dix fois supérieures aux données communiquées. Cela remet entièrement en cause le dispositif d’indemnisation, fondé sur le seuil de 1 millisievert.

 

S’agissant de l’impact environnemental, il est vrai que l’État a mis les moyens, depuis 2006, pour dépolluer les sites et essayer de les réhabiliter, mais on n’est pas encore à la fin du processus. La première fois que je me suis rendue à Hao, en 2008, soit plus de dix ans après les derniers essais, j’ai pleuré en voyant l’amoncellement de déchets. Depuis lors, près de 100 millions d’euros ont été consacrés au nettoyage des îles et à la sécurisation de Moruroa, avec le programme Telsite 2 – car on ne sait pas ce qu’il adviendra du morceau d’atoll qui risque de s’effondrer, ce qui provoquerait une sorte de second Fukushima. Il est de notre responsabilité, en tant que parlementaires, d’envisager toutes les éventualités et d’être attentifs à la situation. D’ailleurs, ne serait-ce qu’à travers le budget et les lois de programmation, les dispositifs de surveillance et de réparation nous incombent à nous aussi.

Les révélations du mois de mars n’ont pas laissé le Gouvernement insensible. Je l’en remercie, de même d’ailleurs que le Président de la République. L’exécutif est soucieux de la situation. Les problèmes sont multisectoriels : outre les questions de santé et d’environnement, la Polynésie a connu des bouleversements économiques et sociétaux. En dix ans, le PIB a triplé et la moitié de la population active qui travaillait dans le secteur primaire est passée dans le tertiaire ; en vingt ans, la population a doublé. Du fait de la rapidité de ces évolutions, un certain nombre de personnes sont restées sur le carreau.

 

Sur le fond, je suis solidaire de mon collègue Moetai Brotherson : les enjeux qu’il aborde doivent être débattus dans notre assemblée. Cela dit, le véhicule choisi est-il le bon ? Pour un groupe parlementaire, une proposition de loi est toujours le véhicule adéquat… Quant à moi, j’aimerais que nous allions plus loin, ce qui suppose un travail collectif associant toutes les forces politiques. Cette démarche est en cours ; j’espère que vous nous rejoindrez, Monsieur Brotherson. Les révélations du mois de mars appellent un travail entièrement transpartisan, incluant les associations, les forces religieuses, et bien évidemment les cinq parlementaires de Polynésie – les trois députés et les deux sénateurs. Le rendez-vous est pris pour le début du mois de juillet. J’espère qu’il nous permettra d’aborder l’ensemble des thématiques. Il y va de notre avenir : nous ne pourrons pas avancer ensemble si toute la vérité n’est pas dite et si nous ne rendons pas justice aux victimes. Nous le devons aux Polynésiens. Seule cette démarche permettra de parvenir à une forme d’apaisement et de réconciliation.

 

M. Yannick Favennec Bécot. Deux cent dix : tel est le nombre d’essais nucléaires auxquels la France a procédé et dont l’immense majorité s’est déroulée en Polynésie. Ces essais ont marqué à tout jamais l’histoire de la Polynésie française : Maina Sage l’a très bien dit. C’est une dette éternelle dont la France doit s’acquitter envers les Polynésiennes et les et les Polynésiens.

 

Moi aussi, j’étais déjà député en 2010 quand la loi Morin a été discutée. Nous l’avions adoptée avec beaucoup d’enthousiasme. Force est toutefois de constater que son application a produit beaucoup de déception. Récemment, nous avons voté, dans le statut d’autonomie de la Polynésie française, la reconnaissance de sa mise à contribution dans la construction de la dissuasion nucléaire française. Certes, cela ne changera pas le quotidien de nos compatriotes polynésiens, mais il s’agit malgré tout d’une reconnaissance, ainsi que du fondement de mesures plus ambitieuses pour l’avenir – en tout cas, nous l’espérons.

 

Le texte que vous nous proposez, Monsieur le rapporteur, s’inscrit dans un contexte particulier avec, d’un côté, la publication de l’ouvrage Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, qui a mis en lumière les insuffisances de l’État, et, de l’autre, l’annonce par le Président de la République d’une table ronde consacrée à la question.

 

L’article 1er de la proposition de loi semble indispensable pour fixer une méthode de dépollution efficace ainsi qu’un procédé de traitement des déchets radioactifs des îles. Nous avons besoin de cette expertise, l’État s’étant d’ores et déjà engagé à dépolluer les sols contaminés.

 

Le second volet du texte prévoit un élargissement des conditions d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, en particulier par la reconnaissance de la transmission intergénérationnelle des maladies radio-induites, ce qui est effectivement très important.

En revanche, Monsieur le rapporteur, nous regrettons la tonalité de l’exposé des motifs. Nous pensons que rien de bon ne peut sortir d’une opposition entre l’État et le « pays ». C’est grâce à un dialogue apaisé que nous parviendrons à construire quelque chose de solide, ensemble, dans ce domaine.

 

Enfin, je salue le travail de ma collègue Nicole Sanquer, qui s’est beaucoup investie dans la reconnaissance et la réparation des essais nucléaires, notamment en sa qualité de membre de la commission créée par l’article 113 de la loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer (EROM). Nicole Sanquer fera d’ailleurs un certain nombre de propositions pour enrichir le texte en séance publique la semaine prochaine.

 

M. Bastien Lachaud. La proposition de loi vise à combattre les injustices persistantes que subissent des dizaines de milliers de victimes des conséquences des essais nucléaires réalisés en Polynésie et en Algérie, en traitant des effets de ces essais sur les personnes et sur l’environnement.

 

Sur les 150 000 personnes, civils et militaires, ayant participé de près ou de loin aux 210 essais français conduits dans le Sahara algérien et en Polynésie entre 1960 et 1996, seule une poignée a obtenu une indemnisation. Certes, des progrès ont été réalisés avec la loi Morin de 2010, qui a créé le CIVEN, un comité chargé de l’indemnisation des victimes civiles et militaires des conséquences des essais nucléaires, mais, comme l’a révélé l’enquête de Disclose en mars dernier, cet organisme n’est pas à la hauteur des enjeux – c’est un euphémisme.

 

Ainsi, en 2019, le nombre de civils polynésiens – c’est-à-dire hors militaires et prestataires d’entreprises – s’étant vu proposer une offre d’indemnisation depuis la création du dispositif était de soixante-trois personnes. Les améliorations apportées par la loi EROM en 2017 ne concernent que les requêtes des vétérans de l’armée et du Commissariat à l’énergie atomique.

 

Les conséquences environnementales des essais nucléaires en Polynésie sont quant à elles ignorées par les dispositifs actuels. On sait pourtant que des failles, causées par les essais, sont apparues dans les zones où sont stockés les déchets radioactifs. Il est urgent de lancer Un grand plan de dépollution et de traitement des déchets nucléaires en Polynésie.

 

Une opacité plus grande encore règne sur les dix-sept essais menés en Algérie entre 1960 et 1967. Dans le contexte de la fin de la guerre, les deux parties n’ont pas négocié de clause qui aurait contraint la France à décontaminer les sites pollués. Ces derniers, dont la localisation est souvent secrète, ne font l’objet d’aucun contrôle radiologique ni d’actions de sensibilisation auprès des populations quant aux risques sanitaires.

 

La présente proposition de loi ne peut aller, sur ce point, au-delà de l’exposé des motifs, puisque, contrairement à l’Algérie, la France n’est pas signataire du traité sur l’interdiction des armes nucléaires, entré en vigueur en janvier 2021 et qui mentionne clairement les obligations des pays auteurs d’essais nucléaires. Notre pays n’en a pas moins la responsabilité morale de fournir, comme le demande l’Algérie, une assistance aux victimes algériennes des essais et de contribuer à la remise en état de l’environnement. Il y va de l’amitié entre les peuples français et algérien, unis par l’histoire.

Quel que soit le point de vue de chacun sur la dissuasion nucléaire, les injustices subies depuis des décennies par les victimes des essais nucléaires sont inacceptables. Nous ne pouvons que soutenir cette proposition de loi qui, si elle est adoptée, améliorera l’accès aux droits pour des dizaines de milliers de personnes.

 

M. André Chassaigne. La proposition de loi de Moetai Brotherson est inscrite à l’ordre du jour réservé au groupe que j’ai l’honneur de présider.

 

Je laisse au rapporteur le soin de répondre sur le fond aux interventions ; je ne doute pas qu’il apportera des arguments d’un autre niveau que certains prétextes qui ont été avancés. Ce ne sont que des artifices, et ceux qui les emploient poursuivent d’autres objectifs. Quant aux propos renvoyant à la fameuse table ronde, ils ne m’ont absolument pas convaincu. À entendre leurs auteurs, tout serait dans les tuyaux. Derrière tout cela, il y a vraisemblablement des considérations géopolitiques n’ayant rien à voir avec le texte lui-même.

 

Selon moi, il faut voter cette proposition de loi, de façon consensuelle et apaisée – pour reprendre certains termes utilisés précédemment.

 

Oui ou non, la loi Morin présente-t-elle des manques, s’agissant aussi bien des conséquences environnementales que des conséquences humaines des essais nucléaires ? Une table ronde – j’aimerais d’ailleurs que l’on m’explique ce que recouvre exactement le terme – sera-t-elle en mesure de mener un travail aussi durable et approfondi que la commission que M. Brotherson propose de créer ? Celle-ci serait chargée d’établir un programme de dépollution, de traitement, d’assainissement et de gestion des sites des essais nucléaires, ainsi que des matières et déchets issus de l’activité nucléaire. Certes, il faut mener des travaux supplémentaires, mais ces derniers doivent être approfondis. On ne saurait se contenter de faire de la communication et de sauter comme des cabris en disant : « Table ronde ! Table ronde ! Table ronde ! »

 

D’ailleurs, l’urgence est là. En effet, oui ou non, l’atoll de Moruroa représente-t-il une menace extrêmement grave ? Oui ou non, risque-t-il de s’effondrer, alors même qu’il contient des déchets d’essais nucléaires ? Il faut prendre en compte ce risque dès aujourd’hui, en menant un travail approfondi.

 

Concernant l’indemnisation des victimes directes ou de leurs proches, oui ou non, les critères appliqués actuellement sont-ils trop restreints ? Oui ou non, les dossiers sont-ils trop complexes à monter pour les victimes ? Ne faut-il pas élargir la loi Morin pour indemniser les victimes de maladies transgénérationnelles dues aux essais nucléaires ? Ne faut-il pas appliquer le principe de précaution en permettant la présomption de causalité entre une maladie radio-induite et les essais nucléaires militaires ? Ne faut-il pas faire reconnaître un droit à l’indemnisation en faveur de ceux qui assistent et accompagnent les personnes souffrant de maladies radio-induites ?

 

Oui ou non, l’État doit-il prendre en charge les victimes de maladies radio-induites ? Est-il normal que ce soit la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie qui prenne en charge les victimes et que ce soient les cotisations des Polynésiens qui paient pour les dégâts causés par la France ? C’est extrêmement injuste, vous en conviendrez.

 

Telles sont les dimensions de la question. Il faut les prendre en considération au moment de se prononcer sur le texte.

 

Moetai Brotherson a parlé de l’honneur du Parlement. Je m’appuierai pour ma part sur trois éléments.

 

Tout d’abord, je considère que le vote que nous allons émettre relève de l’éthique. Il doit donc être abordé de façon individuelle. « L’éthique, c’est l’esthétique du dedans », disait un poète. Faisons preuve d’éthique ; ne soyons pas des soldats obéissant à quelque consigne donnée pour des raisons plus ou moins occultes.

 

Ensuite, attachons-nous à la transparence et à la clarté, qui sont les manifestations de l’honnêteté républicaine.

 

Enfin, c’est une question de justice, valeur fondamentale à nos yeux.

 

Soyons donc attentifs, au moment d’émettre notre vote, à ne pas nous enfermer dans quelque contexte que ce soit – car on sent bien ce qu’il y a derrière les considérations qui nous ont été exposées. Pensons aux victimes, pensons aux devoirs qu’a la France. Alors, nous pourrons sortir de ce débat la tête haute.

 

M. Jean Lassalle. Entre deux auditions de la mission d’information relative à la guerre des drones, j’ai tenu à participer à notre réunion, avec beaucoup d’humilité car je ne connais pas très bien ce dossier. J’ai été touché par le plaidoyer émouvant de Mme Sage, notre collègue de Polynésie, et je remercie le groupe GDR d’avoir inscrit ce sujet important dans sa niche. Je me suis déjà rendu en Polynésie mais je n’avais pas mesuré, à l’époque, ce que nous y avions laissé. Je vous remercie de m’avoir éclairé sur ces évènements et leurs conséquences. J’informerai rapidement mon groupe de ce témoignage, auquel on ne peut rester insensible, et vous ferai connaître notre position. Pourriez-vous m’indiquer si d’autres puissances poursuivent ce type d’essais nucléaires ?

 

M. Didier Le Gac. Ma circonscription est au cœur des activités de défense de la marine nationale : la base navale de Brest est, avec celle de Toulon, l’un des plus grands ports militaires de France et le siège de la Force océanique stratégique (FOST), l’île Longue et ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) représentant la composante navale de notre force nucléaire stratégique. Pour parvenir à un tel niveau de dissuasion, des générations de marins ont participé à l’élaboration de cette force nucléaire. Certains d’entre eux ont été mobilisés en Polynésie pour les essais atmosphériques entre 1966 et 1974, puis pour les essais souterrains jusqu’en 1996.

 

Alors que nous examinons une proposition de loi dédiée à la réparation des conséquences des essais nucléaires, je rends hommage aux populations civiles de Polynésie, exposées aux effets de ces expérimentations, mais également aux militaires présents sur zone à cette époque, qui n’ont bénéficié d’aucune protection particulière et à qui on a dit qu’il n’y avait pas de danger. Je rencontre fréquemment d’anciens marins et leurs familles au sein d’associations comme la Fédération nationale des officiers mariniers (FNOM) et je vous remercie, Monsieur le rapporteur, de les avoir auditionnés. L’Association des victimes des essais nucléaires (AVEN) célèbre aujourd’hui, 9 juin, ses vingt ans. Elle a été créée le 9 juin 2001 par un militaire, vétéran des essais nucléaires au Sahara.

J’ai pu mesurer avec eux les progrès réalisés grâce à la loi Morin de 2010, ainsi que le travail du CIVEN – même s’il n’est pas parfait –, qui ont permis une reconnaissance progressive des maladies radio-induites. Néanmoins, les témoignages très fréquents recueillis dans ma circonscription soulignent les limites du dispositif actuel, notamment pour les victimes de maladies transgénérationnelles, certains enfants, voire petits-enfants, étant affectés, ce qui accroît encore l’anxiété dans laquelle vivent leurs proches.

 

Sans présumer de l’issue des débats du 17 juin, ni juger de la faisabilité, des conditions d’exposition, du coût, des modalités de prise en charge proposées, je considère que la plupart des dispositions de cette proposition de loi constituent un progrès pour les populations civiles, les militaires et leurs familles. C’est pourquoi, à titre personnel, je voterai pour.

 

La commission de la défense est très attachée à la condition militaire, ce qui est bien normal compte tenu du sacrifice que les militaires consentent. Je salue tous les bénévoles, engagés depuis longtemps pour faire reconnaître les conséquences des essais. J’ai sollicité le Président de la République pour qu’il associe à la table ronde à venir non seulement les Polynésiens, mais également les membres de l’AVEN ou d’anciens militaires.

 

M. Fabien Gouttefarde. Je vais être très franc, je suis mal à l’aise avec cette initiative car, pour faire court, plus le temps passe, plus on fait de la politique et plus on s’éloigne de la science.

 

Avant d’être élu, entre 2011 et 2013, alors que M. Morin était ministre, j’ai instruit pendant deux ans les dossiers transmis au CIVEN. C’était avant que cet organisme ne devienne une autorité administrative indépendante (AAI). Travaillant à la direction juridique, j’ai d’ailleurs participé à sa transformation. Il s’agissait à l’époque d’indemniser le plus largement possible, sur la base de critères scientifiques. Après avoir quitté son poste, le ministre avait d’ailleurs fait part de sa surprise quant au peu de victimes indemnisées.

 

Bastien Lachaud a évoqué l’injustice faite aux victimes des essais nucléaires ; le président Chassaigne a dit qu’il fallait faire preuve d’éthique ; je souhaiterais pour ma part que nous fassions preuve de raison et que nous nous attachions à la science. Je ne voudrais pas caricaturer nos débats, mais que faites-vous des données scientifiques qui ne vous plaisent pas ? Vous les changez ! C’est le cas pour le critère du 1 millisievert.

 

Personne ici ne se demande pourquoi, entre 2011 et 2013, le CIVEN a rejeté 99 % des dossiers qui lui étaient soumis, pas uniquement par des Polynésiens, mais aussi par des soldats du contingent, présents sur les bateaux. Devant le CIVEN, les demandeurs doivent démontrer leur présence sur place – ce n’est pas difficile ; ils doivent également démontrer leur exposition, ce qu’ils peuvent aussi faire puisque les marins étaient équipés de dosimètres individuels. Mais, de 1975 à 1991, les essais deviennent sous-marins et souterrains et il est donc extrêmement difficile de démontrer une exposition importante en mer, les dosimètres individuels enregistrant alors une dose extrêmement faible.

 

Nous sommes face à un problème de preuve. En 2017, quand le CIVEN devient une AAI et que l’on s’émeut de la faiblesse des indemnisations, qui compose l’organisme ? Ce sont les plus grands radiologues de France, des cancérologues, des épidémiologistes, etc. Ce sont donc des scientifiques. Vous avez confiance en eux quand vous les consultez, individuellement, pour un cancer ou une autre maladie. Feraient-ils moins sérieusement leur travail dès lors qu’ils intègrent une AAI ? Comme nous tous, bien évidemment, ils souhaitent réparer les préjudices, mais font face à un problème de preuve. La radioactivité étant moins forte, l’impact sur les organismes était également moindre. C’est d’ailleurs ce que souligne le rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), un an avant l’enquête de Disclose. J’aurais tendance à faire davantage confiance au premier qu’au second. Or ses conclusions sont totalement opposées.

 

À une époque où la science est souvent balayée d’un revers de main et où le relativisme prolifère, soyons rationnels. S’il est important de faire preuve d’éthique, on peut aussi faire preuve de raison et croire à la science.

 

M. Moetai Brotherson, rapporteur. Je ne comprends pas que l’on disqualifie l’action de notre assemblée au motif que l’exécutif a décidé d’organiser une table ronde. L’un n’exclut pas l’autre. Pourquoi sommes-nous là aujourd’hui ? Qui nous a élus ? Quelle est notre fonction ? Nous sommes députés de la République. Nous ne sommes pas des larbins de l’exécutif, si vous me permettez l’expression.

 

C’est en député que je m’adresse à mes pairs. Je n’attends pas les décisions de Jupiter. Le sujet dont nous débattons m’est particulièrement cher et j’ai essayé de n’oublier personne : de ne jamais oublier les Algériens, avec toutes les difficultés qu’il y a à obtenir des informations car il n’existe pas d’associations de victimes algériennes, même si certaines de ces victimes se manifestent auprès de l’AVEN ; de ne pas oublier tous ces jeunes métropolitains appelés, partis pleins d’entrain pour participer à « la grande œuvre de la France », et qui en sont morts. Ils sont tous chers à mon cœur. Je suis député de Polynésie, mais je suis aussi député de la République et je n’ai jamais oublié les témoignages des marins que vous citez. Certains ont témoigné, ou participé à des documentaires, parfois au péril de leur carrière.

 

La question nucléaire n’est pas un problème polynésien, c’est le problème de la République française. Vous me dites, Monsieur Gouttefarde, qu’il faut faire preuve de rationalité et qu’il ne faut pas oublier la science. Mais je suis ingénieur en informatique et télécoms. Je suis donc plutôt quelqu’un de rationnel.

 

Vous opposez l’étude de l’INSERM à l’enquête de Disclose. Mais des représentants de l’INSERM, auditionnés il y a deux jours, nous disent arriver aux mêmes conclusions que Disclose. Où est la contradiction que vous pointez du doigt ? Si la délégation du CEA, que nous avons auditionnée, exprime des désaccords sur certains points de l’enquête de Disclose, il ne remet, lui non plus, en cause ni la méthodologie, ni les simulations qui ont abouti aux résultats de l’enquête. C’est pourquoi je suis un peu surpris que vous considériez que je conteste les données scientifiques.

 

J’ai toujours été contre le critère du millisievert, et l’enquête de Disclose a montré que l’intégralité de la population polynésienne a été exposée au moins à cette dose lors l’essai Centaure de 1974. Dès lors, où est l’intérêt de ce critère ? Qui plus est, il n’est pas réellement scientifique, mais administratif – et c’est le CIVEN qui le dit, pas moi.

 

J’ai effectué un travail de fond avec mes collaborateurs et tous ceux que nous avons rencontrés depuis deux ans. Ce n’est pas une démarche opportuniste, en vue de je ne sais quelle échéance. Mais c’est aussi un modeste travail : comme l’un d’entre nous l’a souligné, il y a bien d’autres choses à améliorer. Ce texte n’a pas vocation à tout réparer. Nous nous sommes focalisés sur certains points qui paraissaient à la fois très importants, pertinents et raisonnables. C’est la volonté d’améliorer la situation, en premier lieu pour les victimes, qui nous a animés, et non un esprit revanchard ou opportuniste.

 

Il est vrai que les choses se sont améliorées depuis la suppression de la disposition concernant le « risque négligeable ». La charge de la preuve incombe au CIVEN. Le critère du millisievert représente plus de 50 % des causes de rejet. Certains disent qu’on ne peut pas supprimer ce critère parce que le respect des trois autres conditions conduirait alors à une présomption irréfragable. Or mettez-vous une seconde à la place des victimes. Une dame que j’ai reçue il y a deux mois dans mon bureau était atteinte de trois pathologies figurant sur la liste – un cancer du sein, un autre de l’estomac et un troisième de la thyroïde – mais son dossier a été refusé sur la base du critère du millisievert. De quels moyens croyez-vous qu’elle dispose à partir du moment où le CIVEN a pris sa décision ? Elle n’en a aucun. Le caractère irréfragable de la présomption est de nouveau du mauvais côté du manche, du moins pour la victime.

 

S’agissant des considérations environnementales, l’idéal serait de faire tous ensemble – les 577 députés que nous sommes – une visite à Moruroa. J’y suis allé, et je tiens à votre disposition les photos des failles dans l’atoll. La question n’est pas de savoir s’il va s’effondrer, mais quand. En tant que citoyens et surtout comme élus de la République, peut-on décemment, vis-à-vis de nos enfants et de nos petits-enfants, se dire qu’on n’a qu’à attendre que l’atoll s’effondre pour y réfléchir ? Je pense que non, et c’est le sens de la commission que je propose d’instaurer.

 

Le Département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires compte quatre personnes. C’est essentiellement un service d’archives : il emploie une secrétaire à plein temps, une archiviste et deux autres personnels. Pensez-vous réellement que c’est ce micro-département qui va changer quoi que ce soit à la gestion environnementale des conséquences des essais nucléaires ? Je ne le pense pas.

 

Je n’avais pas du tout anticipé la sortie de l’enquête de Disclose. Quand M. Lecornu a annoncé une table ronde, j’ai été un peu perturbé car je me suis dit que cela allait, à tous les coups, bouleverser le calendrier. Comme Mme Sage l’a dit, j’aurais nettement préféré que la niche du groupe GDR ait lieu en septembre, mais l’agenda est ce qu’il est. Nous aurons à prendre position, les uns et les autres, à titre individuel même si nous faisons tous partie de groupes politiques qui donnent des consignes. Chacun d’entre nous aura, en tant que citoyen, à se regarder dans le miroir le lendemain du vote et à se demander s’il a fait le bon choix.

 

 

Article 1er : Création d’une commission chargée de l’élaboration d’un plan de dépollution des sites des essais nucléaires et des déchets produits par leur activité

 

La commission rejette l’article 1er.

 

Article 2 (art. 1er, 2 et 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français) : Élargissement des critères d’indemnisation des victimes des essais nucléaires

 

La commission rejette l’amendement de clarification DN1 du rapporteur.

 

Amendement DN2 du rapporteur.

 

M. Moetai Brotherson, rapporteur. Cet amendement précise que les frais médicaux sont pris en charge dès lors qu’une personne est reconnue victime.

 

Mme Sereine Mauborgne. Compte tenu du régime des affections de longue durée, je ne vois pas quel est l’intérêt de préciser que les frais médicaux passés et à venir sont pris en charge. Normalement, ils le sont en cas d’irradiation. Cet amendement n’est-il pas satisfait par les dispositions actuelles du code de la sécurité sociale ?

 

M. Moetai Brotherson, rapporteur. Il faut se placer dans le cadre de la loi Morin : elle n’inclut pas cette prise en charge. Seule une indemnisation est prévue.

 

Mme Sereine Mauborgne. Merci, Monsieur le rapporteur. Néanmoins, la prise en charge de ces frais médicaux est normalement de 100 % en application du code de la sécurité sociale.

 

M. Moetai Brotherson, rapporteur. Sauf que la sécurité sociale n’opère pas en Polynésie française… Il existe une Caisse de prévoyance sociale.

 

La situation est ubuesque : 59 victimes ont été indemnisées, à hauteur de 70 000 euros en moyenne, depuis l’adoption de la loi Morin, ce qui représente à peu près 4,2 millions d’euros ; chaque année, 5 milliards de francs pacifiques, soit environ 42 millions d’euros – dix fois plus –, sont dépensés par la Caisse de prévoyance sociale pour la prise en charge médicale de l’ensemble des Polynésiens victimes d’une ou de plusieurs des 23 pathologies inscrites sur la liste et répondant aux trois critères appliqués par le CIVEN. C’est une sorte de double peine : les victimes polynésiennes financent elles-mêmes la prise en charge de leurs maladies.

 

La commission rejette l’amendement.

 

Puis, la commission rejette l’article 2.

 

Article 3 : Recevabilité financière

 

La commission rejette l’article 3.

 

La commission ayant rejeté tous les articles de la proposition de loi, l’ensemble de celle-ci est rejeté.

 

M. Moetai Brotherson, rapporteur. J’espère sincèrement que les quelques jours qui séparent cette réunion de la séance publique permettront aux uns et aux autres de réfléchir. Chacun aura à se prononcer en conscience le 17 juin.

 

Je reviens sur la table ronde : vous savez qu’elle est vraiment très loin de faire l’unanimité en Polynésie. La plupart des associations de victimes ont déjà indiqué qu’elles n’y participeront pas. Les confessions religieuses s’interrogent, et il est très probable qu’elles ne participeront pas non plus. Le principal parti politique qui s’opposait aux essais nucléaires à l’époque de la théorie des « essais propres » a annoncé qu’il ne participerait pas. Si la réunion a lieu en l’état actuel des positions, ce sera plus une coquille vide qu’une table ronde, quel que soit le haut niveau qu’on veut lui donner.

 

J’ai discuté avec Moruroa e Tatou, l’Association 193 et toutes les composantes de la société polynésienne qui, aujourd’hui, ne veulent pas participer à la table ronde. Un élément revient constamment, et je suis tenté de le partager malgré ma qualité de député : l’essentiel de ce que ces acteurs veulent exprimer se trouve dans la proposition de loi ; si celle-ci est rejetée le 17 juin, quel sera l’intérêt de participer à une mascarade ?

 

Moi-même, je m’interroge sur ma présence à la table ronde : si, par extraordinaire, ce texte était adopté, il serait tout à fait logique que j’y participe, car il y a bien d’autres choses à discuter. Si la proposition de loi était rejetée, comme le vote d’aujourd’hui semble l’indiquer, je ne sais pas quelle serait ma décision : en tant que député de la République, je voudrais y participer mais en tant que Polynésien, je me sentirais tellement peu respecté que je n’en aurais pas du tout envie.

 

M. Jean-Marie Fiévet, président. Je vous remercie, Monsieur le rapporteur, d’avoir permis ce débat fort intéressant, qui a été marqué par beaucoup d’échanges et qui pourra utilement alimenter les travaux de la table ronde de haut niveau voulue par le Président de la République sur ce sujet très important. Le dossier n’est pas clos.

 

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La séance est levée à seize heures vingt-cinq.

 

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