Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, à huis clos, de M. le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre sur l’actualisation de la LPM 2019-2025.


Mercredi
23 juin 2021

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 68

session ordinaire de 2020-2021

 

Présidence de
Mme Françoise Dumas, présidente


 


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La séance est ouverte à neuf heures trente.

 

Mme la présidente Françoise Dumas. Mes chers collègues, avant d’aborder notre ordre du jour, j’aimerais exprimer toute la solidarité de notre commission à l’égard des six soldats français blessés lundi dernier dans le centre du Mali, dans une attaque à la voiture piégée. Nous leur souhaitons un prompt rétablissement, ainsi qu’aux quatre civils blessés. Nos pensées vont également à leurs familles et à leurs camarades.

 

Général Burkhard, nous sommes très heureux de vous retrouver pour cette audition, qui est la dernière en votre qualité de chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT). Nous aurons la joie de vous revoir dans de nouvelles fonctions à l’automne prochain, pour notre traditionnel cycle d’auditions budgétaires.

 

Au risque d’offenser votre modestie, permettez-moi de vous féliciter chaleureusement, au nom des membres de la commission, pour votre nomination à la tête de nos armées qui, si elle a pu apparaître comme une évidence, n’en constitue pas moins une décision marquante, reconnaissant un parcours exemplaire, des aptitudes hors normes dans une grande variété de domaines et une vision stratégique que chacun ici apprécie à sa juste valeur. Je salue également votre grande disponibilité, et la relation de confiance que vous avez su instaurer avec les parlementaires, de tous les bancs. Vous êtes très souvent à l’initiative lorsqu’il s’agit d’informer les députés et de dialoguer avec eux. Je me réjouis de cette attention permanente portée au Parlement. Je sais aussi combien vos hommes sont très heureux de votre nomination.

 

Toutefois, j’appelle l’attention de mes collègues sur le fait que nous entendrons aujourd’hui le CEMAT. Ils devront résister à la tentation d’interroger le futur chef d’état-major des armées (CEMA). CEMAT, vous l’êtes encore pour quelques semaines, général ; à ce titre, vous avez beaucoup à nous dire.

 

Il y a un an, le 17 juin 2020, vous nous avez présenté votre vision stratégique pour l’armée de Terre, intitulée « Supériorité opérationnelle 2030 ». Son principal objectif était de parvenir à une « armée de Terre durcie », capable d’affronter des conflits plus durs, que vous prévoyiez « plus exigeants et sûrement plus lourds de conséquences » que les précédents. Vous annonciez un renforcement de la formation des militaires de l’armée de Terre, grâce à la création d’une école technique à Bourges. Vous plaidiez aussi pour davantage d’épaisseur et de résilience, en appelant l’attention sur divers risques pesant sur les stocks de pièces et de munitions, et en alertant sur l’augmentation des coûts du maintien en condition opérationnelle (MCO) des matériels, qui vous contraint à rogner sur vos capacités d’entraînement.

 

Un an après, vous nous direz comment a évolué cette situation, quel bilan vous dressez des chantiers que vous avez lancés et quels sont les principaux défis que l’armée de Terre doit encore relever. Alors que la revue stratégique a été actualisée au début de l’année, vous serez à même de nous dire dans quelle mesure la loi de programmation militaire (LPM) 2019 – 2025 reste adaptée aux enjeux que vous avez identifiés, et, le cas échéant, quels ajustements devraient être envisagés en priorité. Vous préciserez notamment les conséquences, pour l’armée de Terre et sa programmation budgétaire, de l’accélération, annoncée par la ministre des armées, dans les champs de la détection, de la protection et de la préparation opérationnelle. Le détail des ajustements nécessaires pour en compenser les effets nous intéresse.

 

M. le général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre. Madame la présidente, merci pour les mots que vous avez eus pour nos six blessés. Deux d’entre eux, dont l’un est dans un état préoccupant, ont été rapatriés et sont pris en charge à l’hôpital Percy. J’espère qu’ils se rétabliront le mieux possible.

 

En dépit de ces circonstances, qui sont le lot d’une armée d’emploi et ne constituent donc pas une surprise, j’éprouve un réel plaisir à me trouver devant vous, mesdames et messieurs les députés. Je remercie chacun d’entre vous pour la qualité des relations que votre commission entretient avec l’armée de Terre et pour celle de vos travaux, qui identifient très bien les points sur lesquels nous devons être particulièrement vigilants. Nous avons toujours essayé d’y répondre au mieux, dans un esprit de confiance.

 

Depuis que je les ai précisées devant vous il y a un an, le contexte international a validé – j’aurais préféré me tromper – les ambitions et la vision stratégique de l’armée de Terre, confirmant la dangerosité du monde dans lequel nous vivons. Récemment, chacun a pu observer que la Russie a déployé des forces et conduit une manœuvre d’intimidation aux frontières de l’Ukraine, et qu’une guerre à distance, mais bien réelle et particulièrement violente, a opposé Israël et le Hamas, pas très loin de chez nous, pour ne prendre que deux exemples parmi d’autres.

 

La LPM 2019 – 2025 tient compte de cette situation. Nous avons peut-être été un peu surpris par l’accélération des événements, mais nous les avions bien identifiés. Nous avions tenu compte du contexte sécuritaire décrit en 2017 dans la revue stratégique, actualisée au début de l’année. La LPM 2019 – 2025 traduit la volonté du Président de la République, chef des armées, de réparer et de moderniser notre outil de défense. Grâce aux réparations réalisées, la modernisation a pu débuter. Elle est en cours, et vous pouvez mesurer les premiers effets de la LPM 2019 – 2025 « à hauteur d’homme » lorsque vous vous rendez auprès des formations. Tout n’est pas achevé, mais le chantier est de taille, et personne, me semble-t-il, n’a jamais pensé que nous pourrions atteindre nos objectifs en quelques années. Nous nous inscrivons dans la durée.

 

Ces premiers résultats se voient de façon concrète, ce qui a pour effet d’améliorer le moral de l’armée de Terre. Que celui-ci soit haut peut sembler paradoxal, après une année de crise sanitaire. En fait, cela n’est pas surprenant. D’une part, les soldats sont habitués à manœuvrer en situation de crise ; d’autre part, nous nous sommes appuyés sur les points forts que sont la cohésion, le commandement et le sens de la mission. Tout cela a été renforcé par l’arrivée dans les régiments, grâce à la LPM 2019 – 2025, de nouveaux matériels, notamment des véhicules blindés mufti-rôles (VBMR) Griffon et des treillis F3. Cela fait penser au « club des joies simples », mais pour les soldats, l’arrivée de ces outils de combat est important.

 

Je rappelle l’objectif principal que j’ai fixé, en tant que CEMAT : une armée de Terre entraînée, au moral solide, disposant d’un large spectre de capacités, pour faire face aux chocs futurs. Cet objectif stratégique est parfaitement en phase avec les ambitions de la LPM 2019 – 2025 et des trajectoires budgétaires qu’elle prévoit.

 

Avant de répondre à vos questions, j’aimerais vous présenter ma perception des rapports de force, la façon dont ils s’expriment aujourd’hui. Je dresserai ensuite le constat d’une modernisation effective de l’armée de Terre, en donnant quelques chiffres afin de cadrer les choses. Enfin, j’évoquerai les transformations à venir, qui sont les enjeux de l’armée de Terre, laquelle est soumise à la nécessité d’anticiper et de voir le monde non seulement tel qu’il est, sans masquer la vérité, mais tel qu’il pourrait évoluer.

 

Quelle armée de Terre pour quelles missions ?

 

L’armée de Terre, c’est d’abord des soldats qui se sont portés volontaires pour défendre la cité, leur pays, leurs concitoyens. Cette mission comporte deux dimensions, qu’il faut toujours garder à l’esprit. Dans son premier volet, elle consiste à protéger et à aider les Français, qui sont souvent préoccupés par la dangerosité du quotidien. Comme telle, elle s’exerce sur le territoire national. Il s’agit du recours à l’armée de Terre en cas de catastrophe naturelle, ainsi que dans le cadre des opérations Sentinelle, qui mobilise environ 3 000 soldats, et Résilience, destinée à faire face à la crise sanitaire. Il s’agit aussi de l’engagement d’unités spécialisées, telles que la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP) et les unités d’instruction et d’intervention de la sécurité civile (UISC), dont le cœur de métier est d’affronter la dangerosité du quotidien au service de nos concitoyens. Chaque unité de l’armée de Terre peut être engagée : en cas d’inondations, nous faisons intervenir le régiment le plus proche du sinistre, qu’il s’agisse d’une UISC, d’un régiment du génie ou d’un régiment du train.

 

Nos soldats s’engagent avec enthousiasme dans ces missions, visant à aider nos concitoyens. Ces engagements sur le territoire national sont importants pour eux, même si un équilibre opérationnel doit être respecté. À cet égard, je tiens à saluer l’action de la BSPP, qui s’est engagée, avec une remarquable efficacité et une certaine discrétion, dans la vaccination des Parisiens.

 

Indissociable du précédent, le second volet de la mission de l’armée de Terre consiste aussi à protéger les Français contre la dangerosité du monde. Même si le Français ne la voit pas exactement ainsi, ou la perçoit de façon un peu lointaine, telle est bien la raison d’être de l’armée de Terre, qui devra être prête le jour où il faudra intervenir, y compris dans le cadre d’un engagement majeur. Personne – ni vous, ni les Français, ni le Président de la République – ne nous pardonnera l’impréparation, le jour où les circonstances exigeront l’engagement majeur de notre armée. Sous cet aspect, notre mission exige des niveaux d’entraînement, des capacités et des stocks dans des proportions très supérieures à celles qu’impose la protection contre la dangerosité du quotidien.

 

L’armée de Terre est une armée d’emploi, et elle est employée. Les opérations extérieures (OPEX) confèrent à nos soldats une expérience opérationnelle dont j’estime qu’elle est unique en Europe.

 

Toutefois, acquise aujourd’hui pour l’essentiel au Sahel, elle est spécifique. Même si les conditions d’engagement sont très dures, nous nous situons, sur le spectre de l’intensité des conflits, dans les segments du bas. Nous ne pouvons pas nous contenter de considérer que notre armée, parce qu’elle est une armée d’emploi engagée, est prête pour un conflit majeur, dont l’échelle est tout autre. Dans la bande Sahélo-Saharienne (BSS), nous ne mobilisons pas l’ensemble de nos fonctions opérationnelles. Certes, notre ennemi, rugueux, ne nous fait aucun cadeau, mais il ne nous frappe pas dans la profondeur et ne dispose pas de tous les moyens auxquels nous pourrions être confrontés. C’est pourquoi nous devons, comme je vous l’ai dit à l’automne dernier, changer d’échelle s’agissant de notre entraînement et de nos capacités d’engagement.

 

Au mois de février dernier, la 3e Division, qui fait partie de la force SCORPION et dont l’état-major est stationné à Marseille, a été engagée dans un exercice majeur, de niveau corps d’armée, qui s’est déroulé aux États-Unis. Pour cet exercice de simulation, nous n’avons déployé que les militaires de l’état-major, soit environ 1 000 Français. Le niveau de commandement haut était assuré par les Américains. L’exercice rassemblait une division américaine, une division britannique et une division française. Nous avons projeté environ 1 000 hommes – 500 pour les travaux d’état-major et 500 pour le soutien. Si nous avions projeté les forces correspondantes dans leur intégralité, nous aurions projeté 22 000 Français. Si l’on tient compte du fait qu’une brigade américaine, soit environ 5 000 hommes, était intégrée au sein de la 3e Division, on constate que l’exercice, simulant l’ensemble des divisions, aurait pu rassembler environ 100 000 hommes sur le terrain.

 

La capacité à s’engager dans un conflit de haute intensité est subordonnée à la capacité à manœuvrer à ces niveaux de commandement. Si vous le souhaitez, je pourrai revenir sur Warfighter. Cet exercice a constitué une étape importante dans notre marche vers la préparation à un conflit à haute intensité. La 3e Division s’est très bien comportée. Nous avons beaucoup appris dans cet exercice, qui a été identifié comme un moyen de faire gagner à l’armée de Terre deux à trois ans d’expérience en matière de conflit à haute intensité.

 

L’armée de Terre doit être durcie, selon un modèle complet, pour être en mesure de répondre aux trois exigences de la nouvelle conflictualité. Cette conflictualité de demain, qui est aussi un peu celle d’aujourd’hui, s’articule autour de trois états. Jusqu’à présent, la conception fondée sur un continuum paix-crise-guerre prévalait. Il me semble qu’elle ne correspond plus exactement à la réalité de la conflictualité, que l’on peut décomposer en trois états : la compétition, la contestation et l’affrontement. La différence majeure réside dans le fait que, si les états changent, les acteurs demeurent ; dans un continuum paix-crise-guerre, tel n’est pas forcément le cas.

 

La phase de compétition, nous la vivons d’ores et déjà. Face à nos grands compétiteurs, elle s’exerce dans tous les domaines – économique, social, juridique, commercial et même culturel. Le niveau d’engagement militaire reste relativement faible, conformément à la volonté commune des compétiteurs. Si un engagement militaire a lieu, il ne franchit jamais le seuil de l’engagement armé et recourt à des modes d’action qu’il est très difficile d’attribuer à leurs auteurs.

 

Le jeu, pour chaque compétiteur, consiste à envoyer des signaux pour dissuader les autres. Dans ce contexte, la stratégie de communication (STRATCOM) et l’action dans les champs immatériels, en raison de la difficulté à les attribuer à leurs auteurs et de leur faible niveau d’engagement matériel, sont prépondérantes. Elles sont déployées en appui des actions des uns et des autres. Très concrètement, il s’agit de gagner la guerre avant la guerre. La compétition est une forme de guerre avec nos compétiteurs.

 

Dans cette phase, il s’agit de démontrer nos capacités et d’empêcher l’escalade jusqu’à la phase suivante. Tel est par exemple l’effet recherché par les actions menées dans le cadre de la mission Lynx, qui consiste en un déploiement de forces destiné à offrir une réassurance de l’OTAN aux pays baltes. Il ne s’agit ni d’un engagement armé, ni d’un exercice d’entraînement, mais d’une opération consistant à déployer des forces pour envoyer un message à l’un de nos grands compétiteurs, qui n’est ni un adversaire ni un ennemi.

 

Dans la phase de contestation, nous pouvons être testés très brutalement par un adversaire, qui peut chercher à imposer un fait accompli. Dans ces conditions, il faut être capable de réagir très vite au bon niveau, pour lui signifier que des lignes rouges sont franchies et que nous sommes prêts à en tirer les conséquences, ce qui suppose d’être crédible. Il peut en résulter, si tout le monde réagit très vite, l’apparition d’un conflit gelé, tel ceux de Crimée ou de Géorgie. Il s’agit de la guerre juste avant la guerre. À ce stade, il s’agit de contrer nos adversaires qui auraient sous-estimé notre détermination et d’éviter l’escalade menant à l’affrontement.

 

Celui-ci, qui constitue la troisième phase, indique que les manœuvres de découragement n’ont pas fonctionné et que la dialectique des volontés se concrétise par l’engagement, dans la profondeur, de moyens très importants. Chaque camp se mobilise et les alliances se nouent. Au moins l’un des deux camps a estimé qu’il était capable de l’emporter. Tel a été le cas dans le conflit qui a opposé l’Azerbaïdjan et l’Arménie dans le Haut-Karabakh. Cette phase de la conflictualité, celle de la guerre, tout le monde a intérêt à l’éviter, d’autant que l’intensité des affrontements sera telle que même la victoire aura un goût amer.

 

Dans ce contexte, l’action dans les champs immatériels est à mes yeux la rupture majeure.  Elle réunit dans une manœuvre unifiée les actions de renseignement, de cyber, de guerre électronique et d’influence. Ces actions débutent sous le seuil de l’engagement et sont généralement conçues pour être difficiles à attribuer à leurs auteurs. Dans la sphère immatérielle, tous les coups sont permis pour affaiblir l’adversaire, le déstructurer, le diviser, le délégitimer et empêcher la prise rapide de décisions. Ces actions trouvent leur place dans chaque phase du cycle de conflictualité – compétition, contestation et affrontement. Bien entendu, dans la phase d’affrontement, l’engagement de moyens militaires donne l’impression que leur importance relative est moindre ; elles n’en demeurent pas moins cruciales. De nos jours, acquérir la supériorité dans ces champs est essentiel, afin d’empêcher son adversaire de mobiliser toutes ses ressources pour se défendre efficacement.

 

Quelle armée de Terre, avec quels moyens, pour faire face à cette conflictualité ? En clair et de façon un peu basique, où en sommes-nous dans l’exécution de la LPM 2019 – 2025 ?

 

L’exécution de la LPM 2019 – 2025 participe à la nécessaire modernisation de notre armée de Terre. Même si les marches les plus hautes restent à venir, celles que nous avons déjà franchies produisent des effets directs sur son niveau d’équipement et lui redonnent une capacité à conduire une préparation opérationnelle durcie. La marche vers la haute intensité, dans l’armée de Terre, ce sont des actes, des paroles, des écrits et des images, comme vous pouvez le constater lorsque vous vous rendez dans un régiment. Nous n’avons pas atteint, tant s’en faut, notre objectif, mais nous sommes sur la bonne voie.

 

Nous bénéficions de la livraison de matériels neufs. Comme je l’ai dit en préambule, nous vivons, depuis le début de la crise sanitaire, une situation un peu paradoxale. L’armée de Terre a dû consentir des efforts accrus pour poursuivre ses engagements opérationnels, notamment pour mettre des unités en condition opérationnelle et les confier au CEMA afin qu’il les engage en opération, tout en poursuivant l’entraînement sur le territoire national. Nous avons maintenu un rythme d’activité soutenu, en subissant des contraintes assez fortes. Nous avons mené des missions supplémentaires sur le territoire national, au service de nos concitoyens, notamment le renforcement significatif de l’opération Sentinelle du mois de novembre 2020 au mois d’avril 2021. Les missions réalisées dans le cadre des OPEX et les missions de courte durée ont été inchangées.

 

En dépit de ces fortes sollicitations, des contraintes qui ont pesé sur la vie des régiments et du déficit de cohésion qui en est résulté, le moral de nos soldats demeure à un niveau très élevé. Par ailleurs, la crise sanitaire n’a pas trop perturbé les livraisons de matériels neufs, ce dont je me félicite. Outre sa capacité de préparation opérationnelle et les points forts sur lesquels elle a pu s’appuyer, l’armée de Terre a bénéficié, dans le cadre de la LPM 2019 – 2025 « à hauteur d’homme », de la fourniture de nouveaux équipements du combattant, ce qui contribue au très bon moral des soldats.

 

Les chiffres qui suivent donnent une idée du volume de ces livraisons et de ce qui arrive dans chaque régiment, même s’il faut les prendre pour ce qu’ils sont. Ainsi, le chiffre de 10 000 fusils d’assaut HK-416 ne signifie pas que chaque soldat français a reçu le sien, ce qui peut suggérer que les livraisons n’avancent pas assez rapidement.

 

Cette année, nous avons reçu plus de 900 VT4. Ce véhicule de la gamme tactique est très apprécié en raison de sa modernité. Du point de vue de la capacité d’emport, du confort et des capacités opérationnelles, il n’a rien à voir avec le P4, qu’il remplace. Nous avons également reçu environ 10 000 fusils d’assaut HK-416, 5 000 pistolets Glock-17, 150 fusils de précision SCAR et un peu moins de 3 000 structures modulaires balistiques (SMB), couramment appelées gilets pare-balles, distribuées pour que chaque militaire en ait une et puisse l’équiper à sa façon.

 

Les livraisons attendues pour 2021 sont du même ordre de grandeur : plus de 900 VT4, un peu moins de 10 000 fusils d’assaut HK-416, 33 000 pistolets Glock-17 – soit une accélération permettant de réaliser une bonne moitié de la dotation prévue – et 963 fusils de précision SCAR.

 

Mentionnons également la livraison de matériels destinés à la fonction aérocombat. Quatre hélicoptères NH90 « Caïman » ont été livrés en 2020 et six sont attendus en 2021, ce qui permettra de compléter la modernisation de ce segment.

 

En ce qui concerne les drones, les premiers essais de systèmes de mini-drones de reconnaissance (SMDR) ont été menés, en vue de remplacer le drone de reconnaissance au contact (DRAC). Leurs capacités sont quatre à cinq fois supérieures, leur rayon d’action excède vingt kilomètres et leurs équipements optiques sont très performants. Nous les avons déployés sans attendre dans le cadre de l’opération Barkhane. Huit SMDR ont été livrés à la fin de l’année 2020 et nous en attendons douze cette année. Par ailleurs, soixante-dix drones Parrot doivent être livrés en 2021, et la livraison des mini-drones NX70, qui sont déployés en appui des sections et des pelotons de combat, se poursuit. Enfin, nous recevrons 500 drones « Black Hornet » – ce modèle, le plus petit, pèse une vingtaine de grammes. Tout cela donne une idée de la gamme de drones dont nous disposons. Nous assistons à une « dronisation » de l’armée de Terre, qui est appelée à se poursuivre.

J’en viens aux livraisons effectuées dans le cadre du programme SCORPION. Quatre-vingt-douze Griffon ont été livrés en 2019. Si les industriels ont respecté la commande, c’est en raison de la pression que nous avons conjointement exercée sur eux. En 2020, nous en avons reçu 128. Les industriels se sont eux-mêmes mis sous pression pour réussir à tenir leurs engagements. En dépit des conditions sanitaires, ils ont mobilisé leurs sous-traitants pour se mettre en ordre de bataille. Nexter et ses partenaires ont travaillé l’été dernier pour parvenir à honorer les livraisons prévues, ce qui est très louable. Ces 128 Griffon permettent d’équiper dix compagnies de combat. En 2021, nous en attendons 119, qui permettront d’équiper neuf compagnies supplémentaires. Nous recevrons également les vingt premiers engins blindés de reconnaissance et de combat (EBCR) Jaguar et les premiers postes de radio du programme CONTACT. La modernisation des segments médian et léger est bel et bien en marche.

 

La modernisation, initiée par le programme SCORPION, n’est pas une fin en soi. Elle vise à atteindre des standards et des capacités opérationnelles. L’objectif est de disposer d’un modèle d’armée cohérent et complet, permettant d’agir à chaque phase de la conflictualité, quelle que soit l’intensité de l’engagement.

 

Par ailleurs, elle consiste – nous en sommes tous responsables – à rechercher le juste besoin technologique. Il faut veiller, pour nous, à ne pas décrire des standards trop élevés et, pour l’industriel, à ne pas chercher à nous vendre des matériels certes performants, mais parfois difficilement soutenables en situation opérationnelle, donc in fine à l’efficacité moindre. Les matériels doivent être d’emploi soutenable, avec des couts de possession maîtrisés, en entraînement comme dans nos engagements.

 

Je considère que la modernisation de l’armée de Terre est sur de bons rails. Le respect des délais prévus pour les livraisons effectuées dans le cadre du programme SCORPION permettra de projeter dès l’automne, sur un théâtre d’opérations, un groupement tactique interarmes (GTIA), soit l’équivalent d’un régiment composé de trois compagnies équipées de Griffon. Cette évolution est appelée à se poursuivre dans le cadre de la vision stratégique « Supériorité opérationnelle 2030 », afin de disposer de deux ou trois GTIA.

 

Il s’agit d’une croissance en volume, mais aussi en capacités. La brigade interarmes (BIA) inclura des moyens d’artillerie et de génie, ainsi que des moyens de cavalerie fournis par les EBRC Jaguar. Ces unités doivent être capables, à l’horizon 2023, de manœuvrer ensemble dans le cadre du programme SCORPION et du système d’information de combat (SICS). En 2023, l’armée de Terre disposera d’une BIA modernisée projetable. Enfin, en 2025, pour projeter durablement une BIA modernisée, 3 brigades seront nécessaires, chacune avec son environnement. Nous y travaillons.

 

J’en viens à la modernisation du MCO, indispensable à notre activité. Mme la ministre des Armées en a fait une priorité, car elle l’a identifiée comme un prérequis indispensable à une remontée pérenne du niveau de notre préparation opérationnelle. La modernisation effective des marchés, s’agissant des parcs et des flottes de véhicules, progresse grâce à la verticalisation des marchés des hélicoptères Tigre, Cougar, Caracal et Fennec, dans le domaine de l’aérocombat, et grâce à l’ouverture d’un nouveau marché décennal de soutien du char Leclerc.

 

J’estime que nous avons trouvé un équilibre entre les marchés de maintenance, les actions confiées à l’industrie, privée ou étatique, d’une part, et, d’autre part, le MCO intégré verticalement, qui est indispensable. Pour projeter des forces en opération, je dois pouvoir compter sur des soldats qui savent, dans des situations dégradées ou particulières, entretenir leurs matériels. Il faut trouver un équilibre – nous nous en approchons – pour préserver notre autonomie opérationnelle et garantir la réactivité ainsi que la résilience du modèle.

 

L’effort de modernisation consenti à l’horizon 2025 conditionnera la supériorité opérationnelle de l’armée de Terre à l’horizon 2040. La phase de réparation doit se poursuivre. Nous n’en devons pas moins identifier nos besoins futurs et envisager les transformations afférentes. Il s’agit de changer d’échelle et de regarder plus loin.

 

Ainsi, le projet Vulcain a vocation à guider les programmes actuels et futurs, en intégrant les évolutions technologiques prévisibles qui émergent ou que nous souhaitons voir émerger, en vue de créer une rupture tactique utilisant au mieux la robotique, qui est probablement l’une des données majeures du champ de bataille de demain. En 2040, l’armée de Terre sera robotisée. Cela signifie, non pas qu’elle ne comportera plus d’hommes, mais qu’elle intégrera des robots. Souvenons-nous qu’à l’issue de la Première guerre mondiale, si tout le monde avait bien compris que le char – les tanks, comme on disait alors – présentait un potentiel certain, tout le monde n’a pas été capable d’en faire le même emploi. En France, notamment, nous n’avons pas compris d’emblée comment l’exploiter au mieux.

 

Plutôt que de créer une force, le but de Vulcain est d’entamer une réflexion afin d’anticiper les possibilités d’emploi d’unités robotisées : une rupture technologique historique se profile en matière d’emploi, et nous ne devons pas rater ce virage. La réflexion ne pouvant pas porter uniquement sur le matériel, Vulcain consiste, non pas à estimer un volume de robots, mais bien à anticiper les conséquences d’une évolution technologique sur la conduite des opérations, sachant que la conflictualité sera en partie robotisée. Cette réflexion, qui doit être menée sur le temps long, doit nous conduire à nous projeter et à faire preuve d’imagination : il faut éviter de travailler par duplication ou transformation de ce qui existe actuellement. Elle doit prendre en compte trois éléments interdépendants : l’emploi d’unités robotisées, les caractéristiques du champ de bataille à l’horizon 2035-2040 et la technologie actuellement disponible en s’efforçant d’imaginer celle qui le sera demain.

 

Pour mener cette réflexion, l’armée de Terre s’est alliée à l’Agence de l’innovation de défense (AID), qui a une véritable capacité à se projeter, à la Direction générale de l’armement (DGA) et bien entendu, aux industriels, parmi lesquels se trouvent aussi bien de grandes entreprises que des start-up, d’identifier des innovations de rupture. Les différents acteurs ont été mis en synergie lors de la journée robotique, le 10 juin. Nous nous sommes imposés de réaliser des points d’étape tous les cinq ans. En tout état de cause, il ne faut pas brider la réflexion, quitte à se tromper et à tirer les enseignements de nos erreurs.

 

Vulcain, vous l’avez compris, doit nous apporter un éclairage sur le champ de bataille futur ainsi que sur nos futurs besoins technologiques.

 

À cet égard, il sera utile au projet Titan, déjà inclus dans la vision stratégique, qui s’inscrit dans la logique de réparation et de modernisation. La réparation est en cours ; elle porte sur la rénovation et la pérennisation du char Leclerc, qui constitue, avec les véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI) et nos moyens d’artillerie, ce que l’on appelle le segment lourd. Nous lui redonnons ainsi quinze à vingt ans de vie, mais le programme Titan doit nous aider à identifier le système qu’il nous faut développer pour le renouveler, le transformer. L’enjeu de TITAN est double : procéder à ce renouvellement de manière cohérente, car il recouvre des éléments aussi différents que les chars de bataille, l’artillerie de moyenne et de longue portée, la défense sol-air d’accompagnement, que viendra renforcée la robotique que nous pensons actuellement dans le cadre de VULCAIN ; faire évoluer la connectivité des forces pour porter le combat collaboratif aux niveaux interarmées et interalliés.  Il serait toutefois illusoire de croire que la technologie permettra de remplacer nos soldats. Il s’agit, non pas d’embrasser le choix du tout technologique, mais bien de prendre en compte les évolutions permises. Nous aurons plus que jamais besoin de soldats, lesquels demeureront au cœur de notre action dans le milieu terrestre, au contact des populations. En effet, pour combattre dans les conditions les plus dégradées, lorsque la technologie aura atteint ses limites, des soldats déterminés, agiles et résistants resteront au cœur de la bataille pour emporter la décision. La défense de la France reposera toujours sur des hommes et des femmes, et il est sain qu’il en soit ainsi.

 

En 2020, 14 000 militaires ont été recrutés ; l’objectif, pour 2021, est proche de 16 000. La fidélisation est néanmoins centrale : au-delà des effectifs dont nous avons besoin, elle nous permet de compter sur des soldats plus anciens, plus expérimentés, donc plus efficaces opérationnellement. Elle concerne toutes les catégories : officiers, sous-officiers et soldats. La réussite dans ce domaine – et, avant la fidélisation, le fait que de jeunes Français veuillent s’engager pour défendre leur pays – conditionnent notre modèle d’armée, donc notre capacité de défense et notre esprit de défense.

 

Dans l’hypothèse d’un engagement majeur, l’enjeu pour l’armée de Terre est bien de consolider ce que j’appelle la force de la communauté terre, qui s’appuie sur trois piliers : le commandement, la condition du soldat et la condition des familles, sur lesquels l’armée de Terre s’est appuyée pour surmonter la crise liée au covid-19. Si nous voulons continuer de disposer de soldats capables de combattre dans les champs les plus durs de la conflictualité, il est évident que nous devons maintenir un haut niveau d’exigence. Si je vous disais qu’il faut, au contraire, leur rendre la vie facile, mes successeurs, dans dix ou quinze ans, ne pourraient que déplorer que leur armée ne soit plus entraînée pour faire son travail. Si nous voulons qu’elle accomplisse sa tâche, il n’y a pas d’autre solution que celle qui consiste à imposer un niveau de sujétion militaire élevé à nos soldats – sujétion qui s’impose également à leurs familles, et c’est probablement le point le plus sensible. Je dirai, au risque de choquer, que du fait des devoirs qui lui incombent, le soldat ne peut pas être considéré un citoyen comme les autres ; il faut en être conscient.

 

Néanmoins, en ce qui concerne la qualité de leur vie personnelle, leurs aspirations et celles de leur famille, elles sont similaires à celles de leurs concitoyens. Nous devons donc être capables de prendre compte leur environnement car cela contribue à la consolidation de leur force morale et à leur sérénité en opération. Cet environnement comprend l’accès au logement, l’accès à l’éducation pour leurs enfants, la conciliation du métier militaire avec la situation professionnelle du conjoint, l’accès aux soins médicaux et les absences pour raisons opérationnelles. Il faut donc que l’armée de Terre envisage une meilleure prise en compte de ce que vivent les familles : la disponibilité du militaire et la forte mobilité géographique, qui n’est pas sans effet sur les éléments de son environnement. Une des clés de la réussite pour disposer de soldats prêts à un engagement majeur résidera non seulement dans leur formation et leur entraînement maintenus à un haut niveau, mais aussi dans une plus grande attention accordée à leur famille et à leurs proches, dans une prise en charge plus importante de la qualité de leur environnement et de leur sécurité dans leur garnison. Tel est le projet, celui de la force de la communauté terre, auquel l’armée de Terre a commencé à travailler et que nous allons développer.

 

En conclusion, je tiens à souligner une fois encore l’effort budgétaire inédit qui a été consenti : il a permis à l’armée de Terre d’entrer véritablement dans sa phase de modernisation. Celle-ci doit se poursuivre afin de nous permettre de disposer d’un outil moderne qui pourra se préparer aux transformations des décennies à venir et ainsi construire la capacité de supériorité opérationnelle de l’armée de Terre à l’horizon 2040, une armée de Terre prête à protéger les Français contre la dangerosité du quotidien et la dangerosité du monde.

 

Mme Sereine Mauborgne. Général, je vous remercie pour la clarté de votre propos. Je peux dire, au nom de mon groupe, la grande confiance que vous témoignez aux membres de notre commission et votre volonté de les acculturer à la vision stratégique que vous défendez. Notre engagement se poursuivra lorsque vous occuperez vos nouvelles fonctions.

 

Je souhaiterais évoquer la haute intensité, puisqu’un conflit de cette nature s’est déroulé récemment sur le continent européen ; je pense à celui qui a opposé l’Azerbaïdjan à l’Arménie à propos du Haut-Karabakh ? Les combats ont été asymétriques, l’Arménie disposant d’une armée de conscrits très peu équipée et mal préparée alors que celle de l’Azerbaïdjan, très bien équipée au contraire, avait la volonté de faire la démonstration de sa force. Ainsi, on a décrit des nuées de drones de douze mètres d’envergure et le sentiment d’avoir la mort au-dessus de la tête. Que vous inspire ce conflit en tant que chef ? Quel retour d’expérience pouvez-vous établir ? Quels moyens ont été engagés ? Est-il envisageable que ce scénario se reproduise plus près de nous encore ?

 

Par ailleurs, comment appréhendez-vous les contraintes juridiques – je pense notamment à la directive européenne relative au temps de travail – qui limitent votre capacité à imposer le haut niveau de sujétion que vous évoquiez tout à l’heure ?

 

M. Jean-Louis Thiériot. Mon général, je suis heureux de voir un grand soldat succéder à un autre grand soldat.

 

Vous avez eu des mots très forts sur ce que signifie une armée d’emploi. De fait, notre commission réfléchit, prend des décisions mais, au bout du compte, ce sont vos camarades qui risquent leur vie – et nos pensées vont à nos six blessés.

 

En ce qui concerne la haute intensité, Patricia Mirallès et moi-même sommes chargés d’une mission consacrée à cette question. Un conflit de haute intensité provoque l’attrition du matériel et des pertes humaines, qui peuvent être très importantes, d’après les conclusions de l’exercice Warfighter. S’agissant des équipements, pensez-vous que nos armées ont suffisamment intégré le remplacement de la notion de flux par celle de stock ? Disposerons-nous, à terme, dans le cadre de Supériorité stratégique 2030, d’une masse suffisante ? Face aux pertes, hélas prévisibles, faut-il donner un grand coup de collier concernant les réserves ?

 

Parmi les menaces figurent la guerre informationnelle mais aussi les contraintes juridiques, notamment la directive européenne relative au temps de travail et la jurisprudence Matzak. Comment vous préparez-vous à faire face à l’application, absurde et contraire aux traités européens, de ces normes à nos armées ? Les Allemands n’ont pas la même conception du soldat que nous : pour eux, il est un citoyen en uniforme ; pour nous, dès lors que la mort est une hypothèse de travail, le métier de soldat n’est pas un métier comme les autres. Comment travailler avec les Allemands en intégrant ces différences culturelles ?

 

M. Philippe Michel-Kleisbauer. En 2030, le monde comptera 41 mégapoles, soit des villes de plus de 10 millions d’habitants, et, en 2050, 73 % de la population mondiale vivront en milieu urbain. Les retours d’expérience dont nous disposons concernant Donetsk, Alep ou Mossoul – et je salue la force Wagram, notamment le 11e régiment d’artillerie de marine, qui s’est illustrée dans ces combats – nous montrent que le combat urbain est d’une nature particulière, non seulement pour l’artillerie – en raison de la difficulté de l’emploi, liée à un réceptacle de tir très élargi, en l’absence d’obus téléguidés ou à guidage laser –, mais aussi pour les hommes : les sections doivent être déployées en petits groupes pour atteindre un objectif et tenir compte des problèmes liés à la technologie en milieu urbain – caméras de surveillance, utilisation de drones… – ou de populations manipulées pour s’intercaler entre les belligérants. Lorsqu’il y a quelques mois, j’ai interrogé à ce sujet le chef d’état-major des armées, il m’a répondu qu’il ne relevait pas de sa compétence mais qu’une cellule, placée auprès du chef d’état-major de l’armée de Terre, y réfléchissait. Pouvez-vous nous indiquer où en est la réflexion en la matière et dans quelle mesure le milieu urbain peut être envisagé comme un futur théâtre d’opérations ?

 

M. Thomas Gassilloud. Mon général, je tiens à vous féliciter pour votre nomination et à saluer votre action de chef d’état-major de l’armée de Terre qui, tout en s’inscrivant dans la continuité de celle du général Bosser, dont le mandat a duré cinq ans, vous a permis d’imprimer votre marque en développant une vision stratégique, celle de la haute intensité, qu’illustrera notamment, en 2023, l’exercice Orion, lequel mobilisera un grand nombre d’unités, regroupant plus de 10 000 personnels, et pourrait être un exercice de « sincérisation » quant à la réalité de nos capacités. Cet exercice impulsé par l’armée de Terre est désormais interarmées ; il est donc logique que le CEMAT, devenu CEMA, le pilote. Plutôt que comme un exercice, il faut le concevoir comme une opération. Dès lors que nos adversaires nous observent, il doit être une forme de dissuasion.

 

Nous sommes fiers de notre armée de Terre et confiants, grâce à l’impulsion que vous lui avez donnée, dans sa capacité à produire de grands chefs. Nous soutenons votre nomination en tant que CEMA car vous saurez préparer nos armées à faire face aux engagements les plus durs.

 

Vous avez commencé votre propos en évoquant la sécurité du quotidien, traduisant ainsi la vision d’un nouveau cycle stratégique, à propos du risque terroriste, du risque sanitaire et des aléas climatiques. Mais, dans un monde très interconnecté et interdépendant, il importe de se préoccuper également de la résilience de la nation. On peut s’interroger à ce sujet : une panne de quelques heures des services du 15 et du 18 aurait-elle provoqué autant de perturbations en 1914 ? L’Assemblée nationale a décidé de créer une mission consacrée à la résilience nationale. Aussi souhaiterais-je savoir comment l’armée de Terre peut contribuer à la résilience de la nation.

 

M. Yannick Favennec-Bécot. À mon tour, mon général, de vous féliciter au nom de mon groupe pour votre nomination en tant que chef d’état-major des armées.

 

Je souhaite, pour ma part, vous interroger sur la protection de nos blindés. Que ce soit dans le Donbass, en Syrie ou dans le Haut-Karabakh, on a pu constater que les chars de combat constituaient toujours un outil indispensable à l’action militaire terrestre. Toutefois, ils restent, comme l’ensemble des blindés, vulnérables aux systèmes antichar ; je pense aux missiles guidés, aux munitions vagabondes ou aux roquettes propulsées.

 

Certes, nos engins blindés de reconnaissance et de combat (EBRC) Jaguar, nos véhicules blindés multi-rôles (VBMR) Griffon et Serval et nos Leclerc mid-life update (MLU) disposeront de protections permettant de détecter la menace et, le cas échéant, de la contrer – je pense au brouillage électromagnétique, aux leurres thermiques ou encore aux écrans de fumée –, mais ce type de défenses pourrait se révéler insuffisant en cas de combat rapproché comme dans un environnement urbain. Ainsi les Israéliens, les Chinois et les Russes ont-ils développé des systèmes de protection active hard kill, afin d’intercepter le projectile avant qu’il ne percute le blindé. Alors que l’engagement dans des conflits de haute intensité semble, hélas ! probable et qu’on voit apparaître de plus en plus, sur les théâtres moins intenses, des RPG (lance-grenades antichar) et certains missiles antichar, comme le Kornet, je souhaiterais que vous nous livriez votre vision de la protection de nos blindés et que vous nous indiquiez s’il vous paraît opportun de recourir à une telle protection active.

 

M. André Chassaigne. Je veux tout d’abord, Madame la présidente, m’excuser pour mon absence lors du débat, hier après-midi, sur la loi de programmation militaire ; j’ai été retenu dans mon village, où se déroulaient les obsèques du chef de corps des sapeurs-pompiers, qui fut par ailleurs l’un de mes élèves et mon adjoint lorsque j’étais maire de cette commune.

 

Je souhaite vous interroger, mon général, sur les transformations en cours, celles du maintien en condition opérationnelle. Je laisserai de côté les marchés verticaux, dont le bilan sera connu dans les années à venir, pour me concentrer sur la maintenance telle qu’elle est pratiquée actuellement. S’agissant du MCO, l’objectif est de porter la part du privé, qui était de 27 % en 2019, à 40 % en 2024. Or, comment cela se passe-t-il ? Les entreprises privées, qui s’installent dans les ateliers de l’État, emploient très souvent des intérimaires, du personnel qui n’est pas toujours formé, et utilisent des pièces de rechange qui ne sont pas forcément de grande qualité, si j’en crois ce qui m’a été rapporté. Il semble ainsi – mais vous pourrez discuter ce constat – que les résultats soient moins fiables et la durabilité moindre qu’auparavant. La sécurité n’est-elle pas en jeu si des véhicules blindés, par exemple, tombent en panne en cours d’opération ? Fort heureusement, les ouvriers d’État, les fonctionnaires du ministère, exercent un contrôle a posteriori et, souvent, réparent ce qui a été mal fait. Je m’interroge donc sur l’aspect positif d’une telle évolution de la maintenance. Pouvez-vous déjà en dresser le bilan ?

 

Par ailleurs, il est question de restructurer – et c’est la conséquence de l’évolution que je viens de décrire – la 13e base de soutien du matériel (BSMAT) de Clermont-Ferrand, dont le personnel est très inquiet puisqu’on a annoncé que les fonctionnaires, les ouvriers d’État, seraient progressivement remplacés par des agents d’entreprises privées. En revanche, et c’est très positif, a été annoncée, ce qui peut paraître contradictoire, la modernisation des locaux de la base de stockage du matériel de Moulins – la ministre a même évoqué un investissement de 100 millions d’euros, ce dont je me réjouis –, qui traduit la volonté d’être à la hauteur en ce qui concerne le maintien en condition opérationnelle de l’État.

M. le général Thierry Burkhard. Madame Mauborgne, votre question porte sur le conflit dissymétrique entre l’armée arménienne et l’armée azerbaïdjanaise. Dissymétrique et non asymétrique, car il opposait tout de même deux armées conventionnelles, même si elles étaient équipées de matériels de générations différentes et si la doctrine d’emploi a provoqué le déséquilibre observé. Tout d’abord, le conflit du Haut-Karabakh est l’échec des deux belligérants à gérer la crise dans la phase de compétition et de contestation. De fait, l’un n’est pas parvenu à envoyer des signaux suffisamment forts qu’il était prêt à se défendre, si bien que l’autre a compris qu’il avait une opportunité. C’est une illustration du cycle que j’ai décrit : compétition, contestation et, en définitive, affrontement. Force est de constater que l’Arménie perd le conflit dès les phases de compétition et de contestation avant de subir la phase d’affrontement car son adversaire s’est préparé en se procurant un armement dont il a appris à se servir. En la matière, la supériorité technologique ne suffit probablement pas ; c’est la supériorité dans l’emploi qui est déterminante.

 

Vous noterez aussi que la guerre informationnelle, même si elle n’est pas directement perceptible, occupe une place très importante. L’Azerbaïdjan, aidé de ses alliés, a manœuvré pour empêcher l’Arménie de tirer la sonnette d’alarme : des exercices ont été menés pour faire monter en puissance des unités et procéder à des renforcements sans que l’opinion ni la communauté internationale ne s’inquiètent. Peut-être certains ont-ils évoqué la question – on le constate toujours après coup – mais cela n’a pas été suffisant pour stopper l’escalade. Les images des nuées de drones sont de la propagande. La partie azerbaïdjanaise avait tout intérêt à les diffuser, afin que les Arméniens croient qu’ils n’avaient plus aucun endroit où être en sécurité. Ce conflit est très intéressant car il montre comment toutes ces dimensions s’articulent.

 

Quel retour d’expérience (RETEX) tirer de cet épisode ? Dès la phase de compétition, dans le dialogue stratégique qui s’est établi entre les deux parties, l’une d’elles a pris l’ascendant. La guerre informationnelle s’est déroulée sur un champ assez large. Si les nations avaient pris conscience qu’un conflit se préparait, elles auraient pu tenter de le désamorcer. Les pays, l’opinion publique et les organisations internationales ne se sont intéressés à ce conflit que lorsqu’il a débuté, lorsque celui qui estimait avoir un avantage a avancé jusqu’à obtenir ce qu’il voulait, avec l’aide de ses alliés pour bloquer la situation. Cela veut dire que, premièrement, dans la phase de compétition, il faut être lucide et avoir la volonté de s’engager ; deuxièmement, il faut avoir un modèle d’armée crédible ; troisièmement, il ne faut pas se laisser tromper et bien lire le jeu de l’adversaire, les Arméniens ont eu une confiance excessive dans leur dispositif défensif habituel, historique. Enfin, quand il y a une rupture technologique, cela coûte cher. Pour autant, les images véhiculées par un drone armé constituent un bon outil de propagande : les images sont toujours très propres car vous ne montrez que les succès – le drone voit un char, il tire, le char est détruit ; or la totalité des chars n’a pas été détruite. Voilà comment je perçois le poids de la guerre informationnelle.

 

La directive européenne concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail est un péril mortel pour notre armée. Il ne s’agit pas de savoir combien il faudrait d’équivalents temps plein (ETP) en plus : c’est surtout une question d’état d’esprit. L’un des marqueurs les plus forts de la singularité militaire, à savoir le rapport au temps, disparaîtrait. Ce marqueur signifie qu’on s’arrête quand on a accompli la mission, ou quand le chef dit de s’arrêter : c’est fondamental. Ceux qui ont rendu visite à des armées étrangères sur des théâtres d’opérations ont pu constater qu’il y avait des cultures opérationnelles différentes. Certains soldats défendront leur pays le jour où il sera attaqué, mais ils n’ont pas la même disponibilité et la notion de l’engagement est très différente. La directive sur le temps de travail peut sinon détruire, du moins changer profondément les ressorts d’une armée et sa capacité opérationnelle, en très peu de temps. Je suis donc inquiet et assez surpris que l’on se retrouve au pied du mur aujourd’hui : nous aurions dû stopper cela beaucoup plus tôt. Nous sommes désormais à la merci d’une décision qui risque de nous faire basculer du mauvais côté. C’est très grave.

 

Le soldat doit comprendre que la disponibilité en tout temps et en tout lieu est une vraie contrainte. Il faut la lui inculquer dès la formation initiale. Les chefs doivent aussi comprendre qu’ils doivent gérer le rapport au temps : cela ne signifie pas qu’on travaille 24 heures sur 24 – cela ne marche pas – mais que le chef doit être capable de dire « tel jour on aura quartier libre », non pas par compensation – en France, la compensation devient un droit – mais parce qu’il est responsable de la manière dont il prépare ses hommes au combat et les amène en opération. Il est garant de leur bonne santé, au sens large du terme. Il n’est pas si facile de donner une journée de quartier libre, car à la lecture de la réglementation, la possibilité n’apparaît pas si évidente, en première approche, et il est possible de se demander pourquoi des soldats ne travailleraient pas ce jour-là, alors que c’est tout à fait envisageable. Un soldat ne peut pas être considéré comme un citoyen comme les autres : c’est vrai aussi dans ce domaine. Je suis conscient que c’est très difficile, mais beaucoup de choses reposent sur ce principe.

 

L’exercice Warfighter a simulé l’engagement de 22 000 Français et 5 000 Américains. Après dix jours et dix nuits d’opération, l’arbitrage a été établi à 1 700 morts et 11 000 blessés : cela donne une idée de la haute intensité. Celle-ci implique un changement d’échelle. L’armée de Terre n’a pas besoin d’en prendre conscience : c’est une armée d’emploi, elle sait qu’être militaire signifie s’engager et accepter le risque de subir des pertes. En 2020, nous avons enregistré 18 tués et 150 blessés graves en opération et en entraînement : cela n’atteint pas les proportions d’un conflit de haute intensité – lors de la guerre de 1914-1918, on a dénombré 37 morts français par heure pendant quatre ans –, mais cela souligne l’intérêt de gagner dès les phases de compétition et de contestation.

 

La préparation des forces morales est extrêmement importante. Ce n’est pas un acquis : elles doivent être en permanence développées, renforcées et consolidées. Cela repose sur la confiance entre les chefs et les hommes, un entraînement durci, la capacité à intégrer le rapport au temps et à s’entraîner sur de longues durées. C’est aussi la capacité de la nation à accepter cela. À ce titre, en Europe, nous sommes un des derniers pays à remplir les différents critères : un modèle d’armée complet, un pouvoir politique qui assume le fait de s’engager en opération et le risque d’avoir des morts – c’est à ce prix qu’on impose sa volonté –, une nation qui accepte ses pertes, même si c’est dur, et un processus décisionnel permettant de décider de s’engager.

 

Concernant le combat en zone urbaine, il n’a pas échappé à l’armée de Terre que le monde était construit autour de telles zones. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau : nombre de batailles des cents dernières années portent le nom de localités, généralement des grandes villes. L’armée de Terre s’entraîne donc aux spécificités du combat en localité, tout d’abord d’un point de vue tactique. Cela ne signifie pas que des soldats lui sont dédiés, mais qu’ils doivent y être entraînés. Nous disposons pour cela d’un outil remarquable : le centre d’entraînement aux actions en zone urbaine (CENZUB). Nous avons reconstitué, dans le camp de Sissonne, un village dans ses trois dimensions : le niveau zéro, les hauteurs et le sous-sol – nous sommes encore en train de développer ce troisième point compliqué à gérer. Nous faisons ensuite un important suivi RETEX des combats qui se sont déroulés en zone urbaine, à Mossoul, à Beyrouth, à Grozny ou à Falloujah. Ce type d’engagement est très consommateur en munitions et générateur de pertes, car ce sont des combats à courte distance. Le développement de la technologie ne répondra pas à tout. Néanmoins, la capacité à projeter des robots – ils sont l’œil que l’on jette dans une pièce avant d’y pénétrer – permettra de mieux combattre en zone urbaine ; il faut donc apprendre à le faire. La section Vulcain qui travaillera sur la robotique sera installée à Sissonne, parce que c’est en zone urbaine que l’on trouve les premiers éléments.

 

D’un point de vue éthique ou philosophique, s’engager dans une ville de plusieurs millions d’habitants est une décision très lourde à prendre. Il faut en avoir les capacités et savoir ce que l’on va faire ensuite. Ces questions ont toujours existé : ainsi, en 1944, les Américains avaient prévu de contourner Paris. L’objectif était symbolique pour les Français, un peu moins pour les Américains, qui craignaient de se trouver empêtrés, de devoir engager beaucoup de forces et même, de manière plus prosaïque, de devoir nourrir la population parisienne. Sur un plan opérationnel, il n’est jamais anodin de savoir comment on aborde des villes. Pour autant, le soldat ne pourra pas dire « je ne suis pas prêt, donc on n’y va pas » : il faut être prêt. Le CENZUB a été très bien conçu d’un point de vue pédagogique, avec des instructeurs spécialisés dans ce domaine, qui apportent une grande plus-value. De plus, des caméras et des passerelles permettent d’observer les manœuvres : les soldats non seulement travaillent mais peuvent observer ce qu’ils ont fait et donc progresser.

 

Vous m’avez interrogé sur la façon dont l’armée de Terre contribue à la résilience de la nation. L’exercice Orion est un point de passage très important pour l’armée de Terre dans sa marche vers la haute intensité à horizon 2030, mais il trouve aussi toute sa place dans la phase de compétition. Dans cet exercice, en effet, l’armée de Terre s’entraîne avec des armées alliées : cela permet de délivrer un vrai message à nos compétiteurs.

 

La résilience est indispensable et totalement liée à la haute intensité. L’armée de Terre peut y contribuer en développant l’esprit de défense, au sens large, c’est-à-dire le sentiment d’appartenir à une nation, non seulement chez les gens qu’elle engage mais aussi au travers d’actions à destination de la jeunesse. Il s’agit d’un dispositif assez large, que nous continuons de développer, et dont les soldats tirent beaucoup de satisfactions. Nous devons toutefois trouver un équilibre : si l’armée de Terre se transforme uniquement en éducateur de la jeunesse, elle risque un jour de ne pas être au rendez-vous de la dangerosité du monde.

 

S’agissant de leur contribution physique à la résilience, les armées ne représentent qu’une petite goutte d’eau dans la nation. Tous les gens qui savent faire des piqûres dans l’armée de Terre ne suffiraient pas à vacciner la France ; ce n’est pas en ouvrant les lits de ses hôpitaux que le service de santé des armées prendra la place de la santé publique – et heureusement, d’ailleurs ! Je ne suis d’ailleurs pas convaincu qu’il faille recourir aux armées pour faire cela : ce serait un peu contre-nature. Chacun se réserve pour ce qu’il est seul à savoir faire et, dans ce domaine, les armées ne sont pas seules à posséder ce savoir-faire. Nous avons pour nous la réactivité : en cas d’inondations, le régiment le plus proche est en mesure d’engager une compagnie d’une centaine d’hommes, avec des camions et des tronçonneuses. C’est un message fort à destination de nos concitoyens, avec un impact psychologique presque aussi important que le reste. Mais nous n’avons pas vocation à nous engager au-delà des premières actions, car notre pays peut compter sur les moyens de sa sécurité civile. Chacun doit jouer son rôle : puisque nous sommes les plus capables de réagir très vite, nous devons le faire, mais la bonne organisation consiste à prévoir au plus vite la relève. Le dialogue civilo-militaire dans ce domaine fonctionne assez bien quand on ne perd pas de vue les grands principes. C’est ainsi que l’armée de Terre peut contribuer à la résilience : nous intervenons beaucoup, tant sur le plan moral – nous devons continuer à développer certains aspects, en particulier avec l’éducation nationale, qui est un acteur majeur – que sur le plan physique, avec la nécessité d’être les « premiers arrivés, premiers partis ».

 

La protection active de nos véhicules est une question relativement technique ; c’est le combat éternel entre l’épée et le bouclier. Les protections peuvent être actives ou passives : soit on augmente le blindage, ce qui implique d’augmenter la masse, soit on a recours à des moyens de brouillage actif. Il s’agit en l’occurrence de la capacité à détecter un obus ou un missile et à le détruire, formant ainsi une sorte de carapace invisible, qui détruit l’objet avant qu’il ne touche sa cible. Certains pays, disposant de technologies assez fortes, croient davantage à la capacité de détruire qu’à la capacité du blindage ; ce n’est pas notre philosophie. Chaque solution a ses avantages et ses inconvénients, en particulier les solutions de défense active. La capacité de déstruction soulève la question de la saturation : elle n’est pas infinie. De plus, c’est dangereux pour l’environnement immédiat de la cible, notamment le personnel qui s’y trouve. Nous avons donc opté pour le blindage par couches : les véhicules sont blindés nativement, avec une bonne capacité de réaction, parce que nous cherchons à connaître l’armement adverse et sa capacité de pénétration. Il existe en outre des kits supplémentaires, par exemple sur les VBCI ou les Griffon, qui sont équipés de cage. Ce blindage mécanique vise à ne pas augmenter la masse, tout en donnant un peu de profondeur. En effet, l’efficacité des charges creuses est liée à leur distance de déclenchement : en éloignant l’activation de la charge creuse, nous faisons perdre de sa puissance à cette dernière. Quoi qu’il en soit, la guerre est dangereuse, et on ne trouvera jamais la solution pour garantir à un soldat qu’il sera protégé où qu’il se trouve. Ce n’est pas un refus de notre part, c’est juste que nous avons une vision un peu différente sur ce sujet.

 

La question du maintien en condition opérationnelle (MCO) est difficile. Nous distinguons la maintenance industrielle de la maintenance opérationnelle. Cette dernière est assez simple : assurée par les militaires, elle a pour objectif principal de pouvoir être réalisée en opération. La maintenance industrielle, quant à elle, peut être répartie entre le privé et l’État : il faut donc trouver un équilibre. Il y a une vraie volonté d’aller vers un peu plus de privé : ce n’est pas totalement absurde de s’appuyer sur des capacités industrielles existantes dans notre pays. C’est une question de bonne utilisation des deniers publics : un soldat doit être employé au maximum des compétences exigées en tant que militaire. Certes, il y a aussi des ouvriers d’État, dont je salue ici l’investissement. Je me suis rendu à la 13e BSMAT : je ne vois pas comment on pourrait se passer de ces personnels extrêmement impliqués dans leur travail. Dans la recherche d’un équilibre entre maintenance étatique et maintenance privée, il faut que les transformations se fassent en douceur, en tenant compte du fait que l’on gère des hommes et des femmes. Il faut également être très précis sur nos attentes dans nos contrats avec le privé, lequel doit comprendre qu’il s’engage à rendre un véritable service. Enfin, concernant la qualité du travail, un ouvrier d’État dira toujours qu’il fait mieux le métier que quelqu’un qui vient d’arriver : ce n’est pas aussi vrai que cela. Il est certain qu’il fait très bien le travail, mais si une société s’investit réellement, elle est également capable de bien faire.

 

M. André Chassaigne. Je suis dubitatif ! Il y a la connaissance du matériel et le savoir-faire d’un personnel qui y consacre toute sa carrière : ce n’est pas la même chose qu’un intérimaire qui part au bout de trois mois.

 

M. le général Thierry Burkhard. Je suis d’accord, sauf qu’on n’est pas obligé de recourir à du personnel qui ne travaille que trois mois sur une chaîne. Les entreprises doivent s’organiser, et c’est ce qu’elles essayent de faire. De plus, quand on abandonne un matériel, il faut bien former quelqu’un sur le nouveau matériel. Il y a forcément un équilibre à trouver entre les deux, et nous en sommes capables.

 

M. André Chassaigne. À condition que les ouvriers réparent ensuite ce qui a été mal fait !

 

M. le général Thierry Burkhard. Je lis en effet dans les comptes rendus que les entreprises avaient oublié ceci ou cela : les ouvriers montrent leur expertise !

 

Mme Sereine Mauborgne. Il ne faut pas oublier le plan de recrutement de 300 ouvriers d’État.

 

M. le général Thierry Burkhard. Oui, pour le renforcement de nos capacités de maintenance. Concernant le site de Moulins, il est nécessaire de rénover ce hangar un peu dépassé. Un projet est en cours, qui a été pris en compte dans l’actualisation. Tous les choix n’ont pas encore été faits, parce qu’il faut bien réfléchir à ce que l’on va faire, mais cela est indispensable.

 

Mme Patricia Mirallès. Général, permettez-moi de vous adresser à mon tour mes vives félicitations pour votre récente nomination à la tête de nos armées. Sachez que les anciens combattants de Montpellier se joignent à moi ! Nous avons été ici même les témoins privilégiés de vos qualités et de votre hauteur de vue : je ne doute pas que vous disposiez de l’expérience et des compétences nécessaires pour succéder au grand chef qu’a été le général Lecointre.

 

Dans la vision que vous avez développée ces dernières années pour l’armée de Terre, vous assumez pleinement la nécessité d’accroître les effectifs pour permettre un plein engagement de nos forces dans les conflits de haute intensité. Cependant, compte tenu du haut degré de technicité qu’exige aujourd’hui le métier des armes, notre modèle de gestion des ressources humaines mérite réflexion. Les politiques de recrutement sont-elles, à elles seules, la clef pour un accroissement numérique de nos forces ? Dans quelle mesure les efforts entrepris ces dernières années en matière d’amélioration des conditions de vie et de fidélisation peuvent-ils permettre d’atteindre cet objectif ?

 

Par ailleurs, évoquant la question de la présence de l’institution aux côtés de nos soldats, je ne peux écarter celle du suivi et de l’accompagnement de nos blessés. Je sais que nous partageons ce combat et nous savons combien l’attachement du soldat à son institution passe aussi par la présence fraternelle de celle-ci, bien au-delà des champs de bataille.

 

Enfin, personne ici n’ignore les prises de position politiques émises par des éléments se revendiquant de nos armées. En tant que chef de l’armée de Terre, quel est votre ressenti face à ces appels à peine déguisés à se soulever contre notre République ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. Je voulais évoquer le conflit du Haut-Karabakh, où je me trouvais il y a quelques semaines, mais ma collègue Sereine Mauborgne a déjà abordé la question des drones ; je m’abstiendrai donc.

 

Général, vous êtes un chef d’état-major de l’armée de Terre heureux, et nous nous en réjouissons ! J’en profite pour vous adresser, par anticipation, toutes mes félicitations et je vous souhaite bonne chance dans vos nouvelles fonctions.

 

M. Jean-Michel Jacques. Je souhaite me pencher sur le renseignement, capacité essentielle tant pour les opérations que pour l’influence. Vous avez décrit les multiples menaces auxquelles nous faisons face – informationnelles, immatérielles, cyber. Vous avez parlé du « loupé » après 1914-1918 concernant les tanks ; de mon point de vue, nous avons aussi loupé le rendez-vous des drones, il y a quelques années. Je ne voudrais surtout pas que nous loupions également le tournant de la robotique, du numérique et de l’intelligence artificielle, qui est très important pour nos résultats opérationnels.

 

Bien entendu, cela demande une volonté politique, qu’il nous revient d’exprimer, ainsi qu’une bonne articulation avec notre base industrielle et technologique de défense (BITD) et la recherche et développement. Mais il convient dans tous les cas de s’appuyer sur votre expertise et sur votre analyse, qui sont essentielles.

 

Vous avez évoqué à cet égard le projet Vulcain, outil qui me semble très intéressant et important, y compris pour les responsables politiques que nous sommes. Compte tenu des travaux menés dans ce cadre, quel est votre point de vue sur les perspectives en la matière ? Comment le commandement du renseignement de l’armée de Terre – pour lequel travaillent pas moins de 4 300 hommes – compte-t-il articuler son action avec ces travaux ?

 

M. Christophe Lejeune. Mon général, le Franc-Comtois que je suis tient à vous faire part de sa fierté : vous faites honneur à notre région, et je vous adresse toutes mes félicitations.

 

Des recompositions se profilent au Proche et au Moyen-Orient, dans un contexte dominé par l’influence de la Russie, de l’Iran et de la Turquie, tandis que les sociétés européennes sont confrontées, depuis 2015, à une menace terroriste djihadiste d’ampleur inédite. Le droit de la guerre existe, mais nous assistons à des pratiques clairement désinhibées et au déploiement de stratégies hybrides combinant moyens militaires et non militaires, légaux ou illégaux, comme l’utilisation de groupes armés, du cyber, du spatial, la manipulation de l’information, mais aussi la manipulation de groupes de réfugiés.

 

Plusieurs centaines de milliers de réfugiés se trouvent en Turquie, laquelle a signé, on le sait, des accords avec l’Union européenne. Il y a quelques semaines, les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla ont connu, en quelques jours, un afflux massif de réfugiés marocains. Nous avons appris ensuite que le numéro deux du Front Polisario avait été accueilli par le gouvernement espagnol pour être soigné. On peut légitimement penser que cette réaction épidermique du Maroc vis-à-vis du gouvernement espagnol n’était pas un fait de guerre, puisqu’il s’est agi d’utiliser des réfugiés pour marquer l’opinion publique.

 

Vous avez répondu aux questions de mes collègues concernant la gestion d’un conflit dans une grande ville, mais, en cas de conflit majeur, comment l’armée pourrait-elle s’interposer face à une arrivée massive de réfugiés ? Le président Biden ayant annoncé le retrait des troupes américaines d’Afghanistan, on peut notamment s’attendre à un flux de réfugiés afghans vers le Proche et le Moyen-Orient.

 

Mme Muriel Roques-Etienne. Général, je tiens à vous féliciter à mon tour pour votre nomination et vous remercie de vous prêter une nouvelle fois à l’exercice de l’audition parlementaire.

 

Au-delà de l’emblématique programme Scorpion, l’état-major de l’armée de Terre pilote le plan d’équipement permettant la préparation opérationnelle de nos militaires. Le budget pour 2021 doit permettre à l’armée de Terre de changer d’échelle en amplifiant sa politique d’achat d’équipements. À ce propos, quel regard portez-vous sur la participation de la France à la constitution et au renforcement de la BITD européenne, entre concurrence et coopération avec nos partenaires européens ?

 

Dans une interview récente, vous avez déclaré : « La résilience, c’est aussi détenir des stocks. » Vous justifiiez ainsi à raison la politique de reconstitution de stocks de pièces de rechange nécessaires à la poursuite de la hausse de l’activité de l’armée de Terre. À cet égard, considérez-vous que la directive européenne de 2009 relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés dans les domaines de la défense et de la sécurité, qui garantit notamment la publicité et l’ouverture des marchés à l’échelle européenne, est adaptée à votre politique d’achat ? Parvenez-vous le plus souvent à vous fournir en Europe dans de bonnes conditions de partenariat avec nos voisins, voire dans le cadre d’appels d’offres lancés en commun par plusieurs États membres pour un même équipement ?

 

J’ai écouté attentivement votre propos introductif. Lorsque vous avez évoqué les conflits à venir, vous avez employé des verbes au futur. Est-ce à dire que, de votre point de vue, ces conflits sont non pas une hypothèse, mais une certitude, et qu’il convient de s’y préparer ?

 

M. Jacques Marilossian. Mon général, je vous remercie pour votre exposé liminaire et vos premières réponses. Je vous félicite à mon tour et vous souhaite bon courage dans vos prochaines fonctions.

 

Dans le cadre du fameux Global Britain, le Royaume-Uni à établi un plan de modernisation de ses armées, découlant de l’Integrated Review of Security, Defence and Foreign Policy. Les Britanniques comptent notamment développer des unités robotiques pour soutenir les troupes, dans le cadre du programme Spiral. Le secrétaire d’État à la défense, M. Ben Wallace, a confirmé en mars dernier que l’objectif était d’équiper l’armée de 30 000 robots d’ici à 2030, pour un effectif de près de 90 000 soldats. Il a appelé à remédier à la vulnérabilité des armures et des soldats face aux nouvelles technologies dont l’utilisation a été observée récemment dans plusieurs conflits, notamment au Haut-Karabakh, en Libye et en Syrie. Nous ignorons si les Britanniques entendent concevoir des robots-soldats.

 

Vous l’avez dit, l’armée de Terre française développe des robots dans le cadre du projet Vulcain. Il s’agit à ce stade, me semble-t-il, d’équipements non létaux et n’impliquant pas de techno-dépendance. L’horizon fixé est 2040. Dans le cadre de l’activation de la LPM, quelle part de l’investissement réservez-vous aux programmes de robotisation des régiments ? Parmi ces programmes, quels sont ceux qui pourraient être accélérés ? C’est bien sûr au spécialiste du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) que je m’adresse.

 

M. Pierre Venteau. De nombreux collègues ont posé des questions sur la robotique, et je ne ferai pas exception. Mon général, vous l’avez évoqué dans votre propos liminaire, le projet Vulcain répond à la nécessité de s’adapter aux nouvelles confrontations, qui s’aventurent désormais dans des domaines où les besoins technologiques sont croissants. Il s’agit de conceptualiser des unités robotisées entières, ce travail étant réalisé dans le cadre d’une collaboration entre la DGA, l’AID et plusieurs entreprises privées.

 

Ces nouvelles pratiques ouvrent un vaste champ de possibilités. Il semble nécessaire, dès lors, de définir un cadre légal et éthique. D’après vous, quelle trajectoire éthique sera établie pour encadrer l’emploi, par nos armées, de forces robotisées ? Pensez-vous nécessaire de rédiger un livre blanc, à l’image de celui qu’a publié la Commission européenne sur l’intelligence artificielle ?

 

Mme Françoise Ballet-Blu. Général, étant suisse et haut-savoyarde, donc voisine de la Franche-Comté, je m’associe au sentiment de fierté régionale exprimé par Christophe Lejeune et vous adresse moi aussi toutes mes félicitations.

 

Je vous remercie pour votre présentation liminaire, qui nous a permis d’approfondir ensemble les enjeux essentiels de la LPM. Celle-ci permettra effectivement d’accentuer l’effort de défense de notre pays, dans le cadre de l’Ambition 2030 formulée par le Président de la République, afin de faire face aux menaces dans un monde qui s’est considérablement dégradé et complexifié. C’est dans ce contexte que vous allez bientôt succéder au général François Lecointre à la tête de l’état-major des armées.

 

Pour être à la hauteur des enjeux qui nous attendent, il semble nécessaire de renouer le lien entre l’institution militaire et les citoyens. Or les récentes tribunes politiques signées par des généraux et évoquant l’éventualité d’une guerre civile ont remis en cause la nature de ce lien, protégé par la séparation des pouvoirs et le devoir de réserve des militaires. La neutralité politique des armées, principe presque sacré qui fait la force de notre démocratie, est ainsi remise en question par la politisation de certains militaires. Cette polémique a engagé l’image des armées, plusieurs généraux ayant même été convoqués récemment par le ministère.

 

Ma question rejoint en partie celle de Patricia Mirallès. Comment faut-il agir, selon vous, pour que le devoir de réserve soir respecté ? Que préconisez-vous pour éviter qu’une telle situation ne se reproduise ?

 

Mme Natalia Pouzyreff. Général, c’est un plaisir de vous revoir après la présentation très réussie de matériels et d’équipements du combattant que vous avez conduite à la section technique de l’armée de Terre (STAT), en présence de deux membres du Gouvernement. Je vous félicite à mon tour pour votre nomination à la tête de l’état-major des armées.

 

Vous avez esquissé le futur champ de bataille, qui sera très robotisé. Quelle capacité opérationnelle le système MGCS – système principal de combat terrestre – devra-t-il avoir ? Nous projetons-nous de la même façon que nos partenaires allemands ? Avons-nous la même conception des ambitions de ce système ?

M. le général Thierry Burkhard. Madame Mirallès, j’ai partiellement répondu à votre question en indiquant que la force d’une communauté tenait notamment au recrutement et à la fidélisation. Je ne crois pas avoir dit qu’il fallait augmenter les effectifs. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que ce soit possible, ni soutenable. En revanche, j’estime que la réserve constitue un complément important, qu’elle apporte de l’épaisseur.

 

Le combat en haute intensité est difficile à envisager si on n’opère pas en coalition, même si la France estime qu’elle doit toujours être capable d’agir seule si la situation l’exige – c’est d’ailleurs une vraie spécificité de notre pays. En tout cas, on a toujours raison de défendre les options sur lesquelles on travaille en coalition. Si on agit seul, on le fait nécessairement de manière très différente.

 

Le format actuel est raisonnable et cohérent. Je ne suis pas partisan de dire qu’il faut augmenter les effectifs pour augmenter les effectifs, mais je suis favorable à ce que l’on travaille sur la réserve, afin d’améliorer l’employabilité des réservistes et de disposer ainsi d’effectifs supplémentaires. Je remercie d’ailleurs les deux députés qui ont travaillé sur la question. Leur rapport précise bien les points sur lesquels nous devons travailler.

 

En la matière, votre contribution est indispensable : il conviendrait de modifier le cadre législatif, pour faire évoluer la relation entre le réserviste et l’employeur. Il serait en outre judicieux – le rapport le précise également – de créer une obligation plus nette pour le réserviste à l’égard des armées. Rejoindre la réserve est un acte volontaire, qui se matérialise par la demande d’un contrat d’engagement à servir dans la réserve (CESR). Une fois que le CESR est accepté et que les armées engagent des moyens pour former, entraîner et équiper le réserviste, il devrait exister une forme d’obligation de service, dans des conditions et des délais donnés. Il faudrait que l’on parvienne à établir une telle obligation, à plus forte raison si l’on assure mieux la protection du réserviste vis-à-vis de son employeur. À défaut, nous bâtirions sur le sable. En toute logique, si nous voulons disposer d’un outil plus performant, nous devons avoir la certitude de pouvoir l’employer. Je pense que les réservistes le comprennent parfaitement.

 

En haute intensité, je l’ai dit, il importe de travailler en coalition. Cela implique d’être capable de définir, en phase de compétition, une communication stratégique (STRATCOM) commune, afin d’adresser un même message à l’adversaire, notamment s’il s’agit de s’opposer à des adversaires assez désinhibés, qui se permettent tout. Plusieurs STRATCOM nationales, cela ne peut pas fonctionner, car l’ennemi profiterait de ces différences qui constitueraient une faiblesse. Il faut vraiment que nous progressions en la matière dans nos échanges politico-militaires.

 

Quant aux conditions de vie, il est indispensable de les améliorer. On doit absolument se pencher, en particulier, sur les conditions d’hébergement. Le régiment, c’est la maison de nos soldats, le lieu où ils vivent. J’estime qu’un certain nombre de situations ne sont pas raisonnables. Des progrès ont été réalisés, mais, objectivement, nous sommes encore loin de ce que nous devrions faire et de ce que nous devons à nos soldats.

 

J’en viens aux tribunes évoquées par Mme Mirallès et Mme Ballet-Blu. Il ne m’appartient pas de porter un jugement sur le fond de ce qu'on y a écrit, faute de quoi je sortirais moi-même du devoir de réserve. Le problème est donc la forme que cela a pris et le non-respect, précisément, du devoir de réserve. La notion de devoir de réserve est sujette à interprétation – j’y reviendrai –, mais la neutralité politique est indispensable, à plus forte raison lorsqu’il est question de sujets sensibles, notamment sociétaux, qui fracturent la société.

 

Pourquoi la neutralité politique est-elle indispensable ? D’une part, l’armée ne peut jouer son rôle que si elle est consciente d’être l’armée de tous les Français. Elle ne peut pas être partisane, défendre tel ou tel point de vue. Aucun Français ne doit douter qu’il s’agit bien de l’armée de tous les Français, donc aussi de son armée à lui. Telle doit être la place de l’armée dans la nation, et c’est important pour les soldats eux-mêmes.

 

D’autre part, d’un point de vue plus pratique, la cohésion est indispensable si l’armée veut pouvoir s’engager en opération. Les chefs militaires, à tous les niveaux, passent leur temps à maintenir, développer, consolider la cohésion. Au fond de soi, chacun sait très bien que parler de politique est souvent  facteur de désunion. La très grande majorité des militaires en sont conscients – c’est ce que j’ai constaté au cours de mes trente années de carrière.

 

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas observer la vie politique. J’encourage d’ailleurs les officiers qui exercent des responsabilités à le faire. Sinon, nous ne comprendrions plus le pays dans lequel nous vivons ! Nous devons être des observateurs attentifs de la vie politique, mais en aucun cas des commentateurs publics ou des acteurs de celle-ci. La majeure partie des militaires, je le répète, le comprennent très bien.

 

Une fois que l’on a dit cela, comment gérer ce sujet ? Il faut bien distinguer la liberté de pensée, la liberté d’opinion et la liberté d’expression.

 

Les militaires doivent avoir conscience qu’ils ont une totale liberté de penser. D’ailleurs, pour bien exercer leur métier au quotidien, ils doivent nécessairement penser.

 

Il en va de même pour la liberté d’opinion : comme tous les autres citoyens, le militaire vote le dimanche, et il vote pour qui il veut. Contrairement à ce que pensent certains, il n’y a pas d’antinomie entre cette liberté d’opinion et le loyalisme, la neutralité politique, l’obéissance aux ordres, la fidélité au pouvoir politique et aux Français. C’est une spécificité des militaires – et, selon moi, une force – que de dissocier ainsi leur éventuelle adhésion individuelle à telle ou telle thèse politique et leur adhésion collective à l’institution à laquelle ils appartiennent.

 

En ce qui concerne la liberté d’expression, dont il est question en l’espèce, le militaire n’est pas un citoyen comme les autres. En la matière, il faut avoir une intelligence de situation. Bien évidemment, cela dépend des sujets. Sur les sujets sociétaux, il faut être extrêmement vigilant. En revanche, il serait dommage qu’un militaire ne puisse pas s’exprimer sur la stratégie militaire ou sur les opérations qui sont conduites.

 

Bien sûr, il doit tenir compte du moment, certains sujets pouvant être plus sensibles à une période donnée. Par ailleurs, en opération – c’est propre à l’institution militaire –, la liberté d’expression n’a pas lieu d’être. En effet, la communication opérationnelle appuie l’opération, en fait partie intégrante. En opération, le militaire doit s’en tenir aux éléments de langage. En revanche, une fois de retour, deux mois plus tard, il pourra commenter, voire critiquer la manière dont l’opération a été conduite. Cela peut même être une bonne chose, pour peu qu’il respecte certaines formes, comme dans toute autre profession.

La notion de devoir de réserve est, je l’ai dit, sujette à interprétation. Certains estiment qu’il faudrait légiférer en la matière. Toutefois, si on en vient à légiférer, je crains qu’il n’y ait que deux positions possibles : soit le militaire a le droit de tout dire, et cela ne pourra pas fonctionner ; soit le militaire n’a le droit de rien dire, et cela ne me semble pas sain non plus. Il faut plutôt avoir une intelligence de situation, ce qui n’a peut-être pas été suffisamment le cas non seulement dans les armées, mais également au-delà. On a estimé qu’il n’était pas normal que des militaires politisent leurs positions, mais il faut aussi que les partis politiques se gardent de politiser et d’instrumentaliser les militaires. Au demeurant, les militaires en cause sont très minoritaires, et l’affaire n’a guère créé d’émoi dans l’armée de Terre ; au-delà du périphérique, elle a eu une faible résonance.

 

Vous m’avez interrogé, Monsieur Jacques, sur l’articulation de notre action en matière de renseignement avec le projet Vulcain. Le renseignement est le carburant des opérations ; sans renseignement, on ne peut pas agir. Il ne suffira pas de recourir à des robots, car ceux-ci ne voient pas tout ou peuvent être trompés. Comme dans les autres domaines, il convient de combiner des moyens complémentaires. Aujourd’hui, c’est moins l’acquisition du renseignement que le tri et l’exploitation des informations qui constituent notre principal défi. L’intelligence artificielle doit nous permettre non pas d’aboutir directement au résultat, mais d’éliminer les informations les moins importantes. Il reviendra toujours à l’homme, à savoir l’analyste, d’exploiter les informations et d’apporter une véritable plus-value.

 

Le développement des robots pourrait aussi nous permettre de déployer des capteurs sans faire appel à un homme, ce qui reste généralement le cas aujourd’hui. Enfin, il convient d'améliorer la mise en commun des informations qui, bien souvent, existent, mais à des endroits différents. Il faut surmonter quelques blocages ou habitudes de fonctionner en silos étanches.

 

Monsieur Lejeune, les réfugiés sont effectivement devenus une arme : certains les poussent en avant ou les manipulent. Le problème se posera différemment en combat de haute intensité, même si ce n’est pas exclu. Les militaires pourraient être les premiers au contact et auraient alors l’aspect pratique des évènements à gérer. Cela pourrait être assez compliqué, mais je ne suis pas trop inquiet. Comme il s’agit d’une arme ou d’un levier politique, la réponse devrait être avant tout politique : il faudrait des prises de position claires, de manière commune si on est en coalition, et, le cas échéant, de gros moyens d’accueil.

 

Madame Roques-Etienne, c’est en coalition que l’on se prépare aux combats de haute intensité. L’Europe de la défense vise précisément à favoriser le travail en commun. Il y a bien évidemment le principe de souveraineté, mais doit-on être totalement indépendant dans tous les domaines ? Il est bon aussi de pouvoir compter sur des alliés. Ces questions relèvent du niveau politique et ont une dimension industrielle.

 

Le programme MGCS, Madame Pouzyreff, n’en est qu’à ses débuts, à savoir une phase de structuration industrielle pilotée à haut niveau par le ministère des armées et le ministère allemand de la défense, ainsi que par la DGA et son homologue allemand. L’armée de Terre a détaché deux officiers auprès de ce dernier à Coblence, aux côtés d’ingénieurs de la DGA. Nous travaillons avec les Allemands à la définition du besoin futur – quel type de char, quel engagement opérationnel, quelle doctrine d’emploi, quels moyens – en tenant compte du projet Vulcain. Nous avançons, et il est bon d’échanger avec nos partenaires allemands.

Le modèle britannique est intéressant, Monsieur Marilossian. Nous travaillons très bien avec les Britanniques. Parmi les pays d’Europe avec lesquels nous partageons une approche commune, c’est celui qui se rapproche le plus de nous. J’entretiens d’excellents rapports avec mon homologue. Nous sommes capables de mener des exercices en commun, et nous devons continuer à développer les suites des accords de Lancaster House.

 

Les Britanniques ont présenté les choses de manière très habile. Ils expliquent que leurs forces doivent être mieux connectées. Globalement, ils décrivent un système comparable à notre programme SCORPION : nous sommes donc d’accord sur ce point.

 

Ils souhaitent des forces plus réactives : c’est pourquoi ils abandonnent le Warrior, véhicule chenillé lourd d’une trentaine de tonnes, et lui préfèrent le Boxer, qui ressemble au VBCI. Nous partageons donc le constat de la nécessité de disposer d’une force expéditionnaire capable de réagir vite.

 

Ils ont décidé de la création d’un bataillon de Rangers. Leurs forces spéciales sont organisées différemment, en unités de plus petite taille : le 22e régiment du Special Air Service (SAS) se situe entre le service action de la DGSE et un COS de taille réduite. Ils envisagent donc de créer une forme de brigade des forces spéciales terre (BFST). Sur ce point encore, nous sommes d’accord.

 

Je leur reconnais une réelle avance dans le domaine cyber et de l’influence. Ils ont toujours eu un vrai savoir-faire en stratégie indirecte, et nous travaillons avec eux dans ce domaine.

 

En revanche, nous divergeons à propos du segment lourd. Alors qu’ils ont décidé de limiter leur masse de manœuvre dans ce segment, nous pérennisons le Leclerc et nous travaillons à la suite : le programme Titan, éclairé par Vulcain. S’agissant de la robotisation, il me semble qu’ils abordent plutôt la question sous l’angle de la masse, tandis que nous l’abordons sous celui de la doctrine. Mais nous travaillons ensemble à ces sujets, et nous partagerons nos réflexions.

 

Pour quelle raison ont-ils décidé de réduire de moitié leur segment lourd ? Est-ce un choix délibéré, car ils estiment ne plus en avoir besoin, où est-ce une décision imposée par un manque de moyens ? Pourtant, sans employer les termes de compétition, contestation et affrontement, ils affirment vouloir gagner la guerre « juste avant la guerre », ce qui soulève une question de crédibilité.

 

De plus, il y a également l’aptitude à mener une coalition, qui requiert des capacités de commandement et des enablers. On ne peut pas prétendre commander une coalition et laisser aux petits pays le soin de déployer les moyens lourds qui vont emporter la décision. Ce choix des Britanniques doit être interprété à la lumière de deux éléments qui nous distinguent.

 

Le premier est la relation avec les États-Unis : en France, nous n’imaginons pas être incapables d’agir sans l’appui d’un allié. Les Britanniques n’ont pas cette prévention et considèrent qu’agir avec les États-Unis est beaucoup plus normal. Ils sont équipés pour, complètement intégrés et beaucoup plus facilement insérables. Nous ne disons pas qu’il n’est pas possible de compter sur les Américains, mais nous voulons pouvoir faire sans compter sur eux.

En second lieu, l’armée de Terre n’a pas la même place dans un pays insulaire que dans un pays continental.

 

M. Jacques Marilossian. En revanche, ils consacrent leurs efforts à la marine.

 

M. le général Thierry Burkhard. Leur nation est naturellement plus maritime que la nôtre – même si nous sommes aussi une grande nation maritime, et que notre Marine nationale fait très bien les choses !

 

S’agissant du futur du champ de bataille, je pense avoir déjà partiellement répondu. Nous travaillons avec les Allemands, la phase initiale est dépassée pour le SCAF (système de combat aérien du futur), et nous y entrons pour le projet MGCS. Nous n’échangeons pas de la même manière qu’avec les Britanniques, et par sur les mêmes sujets, mais nous allons y arriver.

 

Mme la présidente Françoise Dumas. Merci pour ces propos éclairants. Je retiens votre idée selon laquelle le continuum paix-crise-guerre est dépassé, et qu’il faudra le remplacer par le triptyque : compétition, contestation et affrontement.

 

Je me réjouis de constater votre satisfaction s’agissant de l’exécution de la loi programmation militaire, tout en entendant vos attentes fortes et vos inquiétudes sur l’exécution des annuités 2023-2025.

 

Je note votre souhait d’anticiper l’avenir à l’horizon 2040, en particulier le projet Vulcain de robotisation de l’armée de Terre, qui doit éclairer le programme Titan de modernisation du segment lourd de l’armée de Terre.

 

Nous suivrons l’évolution de ces trois enjeux et nous nous appliquerons à préserver la singularité militaire, dont devrait venir nous parler le général Lecointre avant son adieu aux armes. Le débat d’orientation avec le Premier ministre était nécessaire ; il a pris une tournure quelque peu polémique parce qu’il se situait entre les deux tours des élections départementales et régionales, mais il était important de rappeler pourquoi vous êtes en première ligne, pourquoi vous devez continuer à vous former, pourquoi nous devons vous témoigner notre confiance. Il nous faut former et informer la représentation nationale et partager ces connaissances dans nos circonscriptions.

 

 

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La séance est levée à onze heures quarante-cinq.

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