Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, ouverte à la presse, de Mme Florence Parly, ministre des Armées, sur le bilan de l’opération Apagan.


Mardi
14 septembre 2021

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 76

session extraordinaire de 2020-2021

 

Présidence de
Mme Françoise Dumas, présidente


 


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La séance est ouverte à seize heures.

 

Mme la présidente Françoise Dumas. Mes chers collègues, j’ai grand plaisir à vous retrouver pour cette nouvelle session parlementaire, qui plus est en présentiel.

Qu’il me soit permis, avant d’entrer dans le vif du sujet, de rendre hommage, au nom de la commission, au mécanicien de la sécurité civile décédé dimanche dernier dans un crash d’hélicoptère et de souhaiter un prompt rétablissement aux quatre blessés, dont deux gendarmes, qui en ont heureusement réchappé. Nous, parlementaires, sommes particulièrement bien placés pour savoir ce que la protection de nos concitoyens doit aux interventions souvent héroïques de la sécurité civile.

Cet été a, pour la plupart d’entre nous, été très studieux. J’en veux pour exemple l’audition exceptionnelle, le 25 août, des ministres Florence Parly et Jean-Yves Le Drian devant les bureaux des commissions des affaires étrangères et de la défense de l’Assemblée nationale et de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. Organisée dans l’urgence, dix jours après la décision du Président de la République de déclencher l’opération Apagan, elle a permis au Parlement de se tenir informé du déroulement des évacuations en Afghanistan.

Madame la ministre des armées, vous m’aviez alors promis de revenir devant l’ensemble de la commission une fois passé l’acmé de la crise et avant l’ouverture de la session ordinaire ; je vous remercie d’avoir tenu parole et d’avoir accepté ma demande de venir nous présenter, au cours d’une audition publique, un premier bilan de l’opération Apagan.

Cette opération – dont le nom est un bel hommage au roman Les Cavaliers de Joseph Kessel – a suscité l’admiration de la plupart des observateurs, tant elle a été difficile à exécuter dans un contexte fortement dégradé et chaque jour plus instable. Elle fait honneur à la France, qui a démontré sa capacité à mettre en sécurité non seulement nos compatriotes mais aussi les Afghans menacés du fait de leur emploi par des structures françaises, notamment par nos armées, ou de leurs engagements intellectuels.

Je tiens par conséquent à saluer l’ensemble des personnels des ministères des armées, de l’Europe et des affaires étrangères et de l’intérieur, qui ont œuvré sans relâche, nuit et jour, à Paris, notamment au sein de la cellule de crise, à Abou Dhabi et à Kaboul à la mise en œuvre de ces évacuations.

Au total, notre pont aérien aura permis d’exfiltrer, en douze jours, près de 3 000 personnes, dont 2 600 Afghans, sachant que nous avions déjà mis à l’abri 1 500 de leurs compatriotes avant le 15 août. L’opération Apagan peut apparaître comme un succès, dans un contexte désastreux puisque les talibans se sont emparés de Kaboul en quelques heures et que les Américains ont été incapables d’organiser un retrait ordonné – chacun garde à l’esprit les scènes de désespoir et de panique qui se sont déroulées à l’aéroport de Kaboul. On sait qu’un nombre plus ou moins important d’Afghans ayant aidé les Occidentaux se trouvent encore sur place ; des arrivées récentes montrent que des efforts continuent d’être déployés pour leur permettre de quitter leur pays.

Quel bilan dressez-vous de cette opération ? Quel regard portez-vous sur les implications stratégiques de la nouvelle situation en Afghanistan ? Quel sera son impact, d’une part, sur la relation transatlantique, compte tenu des interrogations relatives à la fiabilité et à la transparence de l’allié américain, d’autre part, sur les possibles évolutions de posture au sein de l’Union européenne s’agissant des questions de sécurité et de défense et des réflexions en cours sur l’autonomie stratégique européenne ? Quel est votre point de vue sur les éventuelles implications de la situation afghane sur la présence française et européenne au Sahel ? Estimez-vous que des liens peuvent être établis entre les deux interventions ?

Mme Florence Parly, ministre des Armées. J’ai également grand plaisir à vous retrouver pour vous rendre compte de l’opération Apagan, qui s’est déroulée entre Kaboul et Paris du 15 au 27 août et qui, malgré des conditions complexes, est une réussite.

J’ai tout d’abord une pensée particulière pour les 13 soldats américains et les civils qui ont trouvé la mort et pour ceux qui ont été blessés lors de l’attentat commis le 26 août aux abords de l’aéroport de Kaboul, en pleine opération d’évacuation. Je pense également, comme vous, à nos 90 militaires morts pour la France – ils sont allés jusqu’à donner leur vie pour notre combat : la lutte contre le terrorisme – et à nos 700 militaires blessés en Afghanistan lorsque nous y étions présents, entre 2001 et 2014, ainsi qu’à leurs familles.

Mes pensées se tournent également vers le peuple afghan, qui fait face à un tournant tragique de l’histoire de son pays : nous continuerons de nous tenir à ses côtés.

Il y a trois jours, nous commémorions tristement les attentats du 11 septembre 2001, qui constituent en quelque sorte le point de départ de notre engagement contre le terrorisme en Afghanistan. Par solidarité avec nos alliés, et parce que nous partageons la conviction qu’il faut lutter contre le terrorisme, nous avons été présents aux côtés des Américains et de nos partenaires dès 2001, et ce pendant treize ans, jusqu’en 2014.

Ainsi, 60 000 soldats français se sont succédé pour assurer la permanence de notre engagement, à la fois sur le plan terrestre, aérien et maritime. Des forces conventionnelles et des forces spéciales ont contribué aux opérations, qui comportaient deux volets, l’un dédié au contre-terrorisme, l’autre à l’assistance aux autorités afghanes dans le cadre de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS), placée sous le commandement de l’OTAN. Au plus fort de notre engagement au sein de cette dernière, nous avons déployé jusqu’à près de 4 000 militaires sur le territoire afghan.

Nous pouvons être fiers de l’action militaire de nos armées en Afghanistan. Elle a en effet permis de porter des coups sévères à Al-Qaïda et d’affaiblir durablement son organisation. Elle a aussi rendu possible l’élimination d’Oussama Ben Laden en 2011 et permis de créer un espace pour l’émancipation de la société civile et pour l’acquisition de libertés.

En 2012, nous avons estimé que ce combat avait pris fin ; c’est dans ce contexte que nous avons engagé le retrait de nos troupes d’Afghanistan. Cependant, la fin de notre intervention militaire n’a pas signifié la fin de notre présence sur place : depuis 2014, nous avons œuvré auprès du peuple afghan, en menant des actions civiles, mais aussi en assurant des formations militaires dans le cadre du traité d’amitié et de coopération signé en 2012.

L’opération Apagan elle-même a débuté le 15 août, lorsqu’après le départ à l’étranger du président Ashraf Ghani, les talibans se sont emparés en quelques heures de Kaboul. Les Américains ont alors demandé le repli de toutes les représentations diplomatiques à l’aéroport et confirmé, puisqu’il était annoncé, leur retrait total le 31 août. Les conditions sécuritaires étaient alors très fragiles et les capacités de l’aéroport international réduites ; c’est donc une sorte de compte à rebours qui a commencé.

Pour nous, il s’agissait de garantir la sécurité et l’évacuation de ceux de nos ressortissants que nous n’avions pas rapatriés les mois précédents – car, à la différence de nos partenaires, nous avions anticipé –, mais aussi de mettre en sécurité des Afghans menacés en raison de leurs liens avec la France ou de leurs engagements au sein de la société afghane. Il s’agissait également d’assurer l’évacuation de citoyens européens ainsi que de ressortissants d’autres pays partenaires.

C’est dans ce contexte qu’à la demande du Président de la République, nous avons déclenché l’opération d’évacuation et de sauvetage, en coordination étroite avec le Quai d’Orsay. Elle a constitué un défi opérationnel et logistique, qui a été relevé dans des délais extrêmement contraints et, surtout, dans des conditions incroyablement complexes.

Sur le plan militaire, c’est un véritable succès : en moins de quarante-huit heures, les armées françaises ont mis en place un dispositif visant à sécuriser et à accueillir des réfugiés dans des zones dédiées à l’aéroport international de Kaboul ainsi que sur la base aérienne 104 à Al Dhafra aux Émirats arabes unis. Un double pont aérien a donc été établi : le premier entre Kaboul et Abou Dhabi, grâce à des A400M et à des C130 qui ont réalisé vingt-six vols tactiques, le second entre Abou Dhabi et Paris, grâce à des Airbus A330 Multi Role Tanker Transport (MRTT) qui ont réalisé seize vols stratégiques.

Ainsi, entre le 15 et le 29 août, nous avons évacué vers Paris 2 834 personnes, dont 142 Français, près de 20 Européens et plus de 2 600 Afghans. Je rappelle qu’avant la chute de Kaboul, la France avait accueilli sur son territoire, en plusieurs vagues, 1 400 personnes, soit un peu moins de 800 personnels civils de recrutement local (PCRL) et leurs familles et un peu plus de 600 personnes ayant apporté leur soutien aux représentations diplomatiques ainsi qu’aux différents services français locaux. Au total, nous avons donc accueilli sur notre territoire 4 000 Afghans. Au 29 août, quelques dizaines de Français se trouvaient encore à Kaboul ; depuis ce week-end, quarante-sept d’entre eux ont pu être évacués par nos partenaires qatariens.

Ce succès est le résultat de l’engagement et de la réactivité de nos militaires mais aussi des diplomates, des policiers et de l’ensemble des personnels qui ont été mobilisés extrêmement rapidement à Kaboul, à Abou Dhabi et, évidemment, à Paris. Il repose également sur la disponibilité et les performances du couple A400M - A330 MRTT et de leurs équipements, qui nous ont offert la possibilité d’agir plus vite et plus loin, grâce à des capacités de navigation et de transport qui leur ont permis de tenir leur place dans le ballet incessant des appareils alliés, le tout dans un contexte sécuritaire dégradé et des conditions de vol difficile – l’aéroport de Kaboul, qui se situe à une altitude de 1 800 mètres, ne disposait pas de contrôle aérien. Les engagements que vous avez pris dans le cadre de la loi de programmation militaire 2019-2025 trouvent ici une illustration extrêmement concrète : ils ont permis de sauver des vies.

Cette réussite tient également au point d’appui dont nous disposons aux Émirats arabes unis, qui a confirmé toute sa pertinence. La cohérence de notre positionnement stratégique sur place mais aussi, plus largement, à l’international, constitue un gage de notre crédibilité opérationnelle. La base aérienne 104, appuyée par l’état-major des forces françaises des Émirats arabes unis ainsi que par le 5e régiment de cuirassiers, a été un atout considérable, tout comme, d’ailleurs, les Français insérés dans le Combined Air Operations Center du Qatar, sur la base d’Al Udeid.

Enfin, il me faut souligner le travail et l’engagement des personnels du Centre de planification et de conduite des opérations ainsi que des aviateurs du Commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes, en lien avec le centre de crise et de soutien du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, dont le rôle a été tout à fait décisif. Ces centres de commandement ont joué tous ensemble un rôle majeur dans la conduite haute de nos opérations.

Durant toute la durée de celles-ci, nous avons agi en contact permanent avec nos partenaires. La coordination aérienne et la tenue de l’aéroport par nos alliés américains nous ont permis de mener à bien nos évacuations. De même, l’appui de nos alliés britanniques, chargés de la sécurisation de l’un des accès à l’aéroport, a été crucial pour permettre aux Afghans que nous souhaitions protéger d’accéder au site. Grâce à la solidarité européenne, nous avons pu contribuer à l’exfiltration de membres de la Délégation de l’Union européenne vers le site de l’aéroport, ainsi qu’à l’évacuation de citoyens européens depuis Kaboul.

Au cours de notre engagement en Afghanistan, et comme la plupart des autres États, nous avons eu recours à des PCRL : environ un millier d’Afghans ont travaillé au profit des forces françaises entre 2001 et 2014. Ces derniers mois, face à la progression rapide des talibans, nous nous sommes de nouveau mobilisés pour venir en aide à ceux d’entre eux qui étaient demeurés en Afghanistan. Nous avons ainsi étudié toutes les demandes de personnes pour lesquelles vivre dans ce pays représentait désormais un risque pour leur vie. L’opération Apagan en tant que telle a permis à 31 ex-PCRL et à une centaine de membres de leur famille de quitter Kaboul.

Nous n’avons pas attendu les derniers événements pour nous préoccuper du sort des PCRL afghans. Entre 2013 et 2018, le ministère des armées a organisé trois campagnes successives de délivrance de visas et d’accueil en France qui ont permis d’accueillir près de 800 personnes, soit des PCRL et leurs familles. Je précise que seulement 495 des 1 000 Afghans qui ont travaillé pour les forces françaises avaient demandé à rejoindre notre pays, dont près de 50 % ont été accueillis avant l’opération Apagan. J’ajoute que de nouveaux accueils ont été réalisés en 2019 dans le cadre du droit commun.

Ainsi, depuis 2013, les gouvernements successifs ont agi avec humanité et avec un grand sens des responsabilités, en ayant à cœur de tenir compte des situations individuelles. La France a assumé ses responsabilités en faisant tout son possible pour permettre l’évacuation des Afghans qui nous avaient aidés et qui, menacés, souhaitaient pouvoir nous rejoindre.

Depuis le 31 août, les opérations militaires internationales sont terminées. La France a organisé, le 29 août, un dernier vol pour rapatrier ceux de nos diplomates et militaires qui étaient restés sur place afin d’assurer jusqu’au bout la bonne fin de ces opérations. Quant aux États-Unis, ils ont achevé le retrait de leurs troupes d’Afghanistan, qui avait débuté dès le 1er mai.

Aujourd’hui, les talibans contrôlent la quasi-totalité du territoire. Dans ce contexte, nous craignons que la situation ne permette le renforcement non seulement d’Al-Qaïda, par sympathie avec le régime taliban, mais aussi de Daech, par opposition à ce même régime. Le risque que l’Afghanistan redevienne un sanctuaire terroriste existe, et nous devons tout faire pour que ce pays ne se transforme pas à nouveau en trou noir. La crise afghane recèle donc un risque sécuritaire pour la France et pour l’Europe. Par conséquent, la poursuite de la lutte contre le terrorisme constitue une de nos priorités. L’enjeu principal sera de réussir à maintenir nos partenaires américains et européens dans ce combat, que ce soit en Afghanistan, au Levant ou au Sahel.

Plus largement, le retrait américain d’Afghanistan a démontré qu’il est impossible de négocier une sortie de crise honorable quand on a déjà cédé sur l’essentiel face à un adversaire qui a du temps devant lui et qui fait preuve de patience stratégique.

La crise afghane montre également qu’en cas de divisions au sein de la communauté internationale, l’Europe et les pays européens doivent être en mesure d’agir pour défendre leurs intérêts. C’est pourquoi la France insiste sur l’importance d’un renforcement de l’autonomie stratégique de l’Europe, pour défendre notre souveraineté et éviter de nous voir imposer des choix. J’ai d’ailleurs noté, lors de la dernière rencontre des ministres de la défense européens, que bon nombre de mes homologues faisaient désormais un constat similaire. C’est assez nouveau ; il faut donc profiter de cet élan, même si, comme je l’ai dit hier lors de mon discours de rentrée, il nous faut, au-delà des intentions, des actes. Ce sont les actes que nous jugerons.

Dans cette perspective, il est déterminant d’avoir une claire vision des objectifs des différentes parties prenantes et de leurs capacités afin de limiter tout risque d’incompréhension, donc de division, entre les alliés. De cette crise afghane nous retenons la nécessité de coordonner nos actions avec nos partenaires.

Enfin, nombreux sont ceux qui nourrissent des inquiétudes à l’égard de la situation sécuritaire au Sahel et qui établissent un parallèle entre l’Afghanistan et cette région d’Afrique. Si des similitudes existent, tenant par exemple aux fragilités structurelles des armées sahéliennes, les dimensions politiques, stratégiques et tactiques sont différentes. En effet, notre intervention au Mali s’est faite à la demande des autorités souveraines de ce pays et dans le cadre d’un fort engagement international, comme en témoignent les missions de l’Union européenne, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), et, désormais, Takuba. Nous ne sommes pas seuls au Sahel. Nos alliés, sahéliens comme européens, comptent sur nous.

Ensuite, la bande sahélo-saharienne (BSS) est la frontière sud de l’Europe. Elle est porteuse d’enjeux sécuritaires directs pour la population française elle-même. Si nous ne prenons pas en compte les problèmes du Sahel, ils s’imposeront à nous d’une manière que nous n’aurons pas choisie. Puisqu’il faut combattre, choisissons au moins le terrain d’engagement.

Enfin, on ne le répétera jamais assez, nous ne partons pas du Sahel : nous poursuivons la lutte contre le terrorisme et nous maintenons un dispositif militaire sur place pour continuer d’appuyer nos partenaires sahéliens tout en nous adaptant à l’évolution de la menace. La transformation qui a été ordonnée par le Président de la République n’est en aucun cas un départ du Mali : il s’agit d’une reconfiguration de nos forces visant à les rendre encore plus opérantes et efficaces. Le dispositif final des troupes françaises au Sahel continuera de compter sur un engagement permanent et important de soldats français, en lien avec nos partenaires. Cela restera pour nos armées un effort réel, important et constant. Il faut donc, encore une fois, se garder de faire des raccourcis réducteurs. S’il peut y avoir des similitudes, le Sahel n’est pas l’Afghanistan.

En conclusion, je remercie et je félicite une nouvelle fois tous ceux qui ont été engagés dans cette opération qui a sauvé des vies.

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous ne pouvons que nous associer à vos remerciements.

Mme Françoise Ballet-Blu. Madame la ministre, je vous remercie pour votre présentation très complète de la situation afghane – dont nous mesurons la difficulté non seulement pour notre armée mais aussi et surtout pour la population locale – et de l’action des forces armées françaises.

Depuis janvier 2015, l’OTAN menait une mission de conseil et d’assistance au profit des forces et institutions de sécurité afghanes. À la suite de l’accord de Doha, signé le 29 février 2020 de manière bilatérale entre les États-Unis et les talibans, il a été décidé que la réduction puis le retrait complet des effectifs américains en Afghanistan, dont ceux de l’OTAN, interviendraient à compter du 1er mai 2021. Dans l’intervalle, les choses sont allées très vite, peut-être trop vite, sans véritable consultation ou coopération, malgré l’ampleur et la difficulté de la tâche.

Ces circonstances pour le moins chaotiques ainsi que le retour au pouvoir des talibans, marqué par des mesures particulièrement rétrogrades, ne laissent pas d’inquiéter les parlementaires que nous sommes, trois jours après l’anniversaire des attentats du 11 septembre 2001.

Le 15 août dernier, 640 civils afghans ont été soustraits par l’armée américaine à la menace qui pesait sur eux. Une photographie, dont l’auteur est resté anonyme, a fait le tour du monde : elle montre des gens – à mon étonnement, aucune femme parmi eux – entassés dans un imposant avion de transport de l’armée de l’air américaine.

Nous avons tous conscience de la grande difficulté des opérations d’évacuation et de l’immense professionnalisme de notre armée. Dans ce difficile contexte de fuite et de panique généralisée, quelles ont été les conditions de l’évacuation réalisée par la France ? Ont-elles été différentes de celles des États-Unis ? A-t-on pu faire en sorte de sauver le plus grand nombre possible de femmes ?

M. Jean-Jacques Ferrara. Même si un certain nombre de personnes doivent être encore exfiltrées d’Afghanistan, l’opération Apagan est un succès incontestable. Une nouvelle fois, nos armées ont fait preuve d’une réactivité et d’un engagement sans faille. Comme vous, je tiens à leur exprimer ma profonde reconnaissance et celle de mon groupe.

Cette opération a également confirmé combien il importe de disposer d’une flotte robuste d’avions de transports stratégiques et tactiques, que ce soit pour porter secours à ceux de nos concitoyens qui sont frappés par un ouragan aux Antilles ou pour exfiltrer nos ressortissants ou des populations amies de pays en guerre. Seule la voie des airs permet en effet d’agir dans l’urgence, rapidement et massivement.

Grâce à la remontée en puissance de notre flotte de transport, en partie permise par la loi de programmation militaire, nos A400M et nos A330 MRTT ont été au rendez-vous pour assurer la plus grande partie du double pont aérien entre Kaboul, Abou Dhabi et Paris. Je n’oublie pas le rôle essentiel des « vieux » – le terme est affectueux – avions blancs, comme les C130H. À ce propos, pouvez-vous nous dire quel est l’état d’avancement des réflexions portant sur le futur cargo de transport médian, le FCTM, destiné à remplacer, après 2030, les CASA et les Hercules ?

La base aérienne 104 d’Al Dhafra et les forces françaises aux Émirats arabes unis ont constitué un maillon essentiel de l’opération Apagan. Notre dispositif de forces prépositionnées doit-il être renforcé ? Dans le passé, nous avons eu tendance à réduire notre présence plutôt qu’à la conforter – je pense à Djibouti – en cédant du terrain à nos compétiteurs stratégiques.

Comment les puissances occidentales ont-elles coordonné les évacuations ? Des Français ou des personnels afghans ayant travaillé pour notre pays ont-ils été exfiltrés par d’autres nations ? Sur le plan européen, alors que l’Allemagne et l’Italie ont évacué environ 5 000 personnes chacune, avons-nous envisagé de mutualiser des vols ? Le commandement européen du transport aérien (EATC) a-t-il joué un rôle ?

Enfin, selon des informations relayées hier par l’agence Reuters ainsi que par plusieurs médias français, un accord serait sur le point d’être conclu entre la junte malienne et le groupe privé militaire russe Wagner prévoyant notamment l’engagement de 1 000 mercenaires russes au Mali. Reuters précise que la France s’efforcerait d’éviter ce rapprochement, qui viendrait mettre à mal l’ensemble de l’architecture de stabilisation du Sahel, donc la réorganisation de notre dispositif militaire. Pourrais-je avoir votre sentiment à ce propos ?

Mme Josy Poueyto. Les conditions d’évacuation de l’aéroport de Kaboul et, plus globalement, de l’intervention en Afghanistan des alliés de l’OTAN sous l’égide de l’ONU mettent en lumière de multiples enjeux.

Ainsi, je souhaiterais connaître votre avis sur l’évolution possible de notre capacité à entrer en premier sur un théâtre d’opérations, dont je rappelle qu’elle résulte de notre volonté d’autonomie stratégique dans un environnement semi-permissif ou contesté ? Nos armées disposent, en la matière, d’un savoir-faire opérationnel exceptionnel en Europe. Or, avant l’été, la France a proposé, dans le cadre du processus d’élaboration de la Boussole stratégique européenne, la création d’une force d’entrée en premier composée de 5 000 hommes. Cette proposition a été soumise à la discussion au début du mois de septembre, en Slovénie, lors d’un Conseil où les ministres de la défense et des affaires étrangères ont analysé les données de la situation afghane. Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur l’évolution du dialogue européen en la matière ?

Mme Isabelle Santiago. Je tiens à rendre hommage à mon tour aux services de nos ambassades ainsi qu’à nos forces armées et à remercier votre cabinet, qui, nuit et jour, week-end compris, a su répondre à des sollicitations urgentes.

Il convient de distinguer les PCRL de l’ambassade et les PCRL des armées. Est-il exact que certains, parmi les seconds, sont encore sur place ? Il semblerait que leur nombre soit important. Or, les personnes qui ont accompagné nos armées pendant des années peuvent être identifiées et subir des représailles. Il me paraît important que la zone tampon que le Président de la République a proposé de créer afin de continuer à évacuer des ressortissants afghans en danger, dont les femmes, puisse accueillir les PCRL de l’armée.

Par ailleurs, je suis frappée des erreurs géopolitiques qui ont été commises depuis l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques, à la fin des années 1970, y compris de la part des Américains. Sans doute convient-il donc de conduire une réflexion de long terme sur nos interventions. Enfin, alors que la France s’apprête à présider l’Union européenne, quelles actions concrètes pourront-elles être menées afin de construire cette fameuse défense européenne ?

M. Pierre-Yves Bournazel. Je salue votre action, celle de votre ministère et du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, de nos forces armées et de nos diplomates.

Malgré l’urgence, l’incertitude et la difficulté, la France a su réaliser un travail coordonné et efficace afin de rapatrier 3 000 personnes, s’ajoutant aux 1 500 Afghans déjà mis à l’abri avant le 15 août. C’est l’honneur de notre pays d’accueillir des femmes, des hommes qui sont en danger de mort. Comme le Président de la République l’a réaffirmé le 16 août dernier, la France fait et continuera de faire son devoir afin de protéger celles et ceux qui sont les plus menacés dans leur pays.

Cette opération a démontré l’importance de notre capacité de projection, qui nous a permis d’organiser un pont aérien, articulé entre une boucle avant, Kaboul-Al Dhafra, et une boucle arrière, Émirats arabes unis-France. Si la quasi-intégralité des personnes que nous souhaitions rapatrier a pu être exfiltrée de Kaboul en temps et en heure, je souhaiterais savoir si certaines d’entre elles se trouvent encore sur la base.

Par ailleurs, plusieurs dizaines d’Afghans ayant travaillé pour l’armée française entre 2001 et 2014 n’ont pas pu être rapatriés. Parce qu’ils ont eu le courage d’aider et de servir la France, ils sont en danger. Quelles initiatives la France a-t-elle prises ou peut-elle prendre pour les amener en lieu sûr ?

Enfin, j’ai une pensée pour le peuple afghan qui, face à la barbarie, souffre. Je pense en particulier aux femmes, si courageuses. Là encore, nous devons agir sur le plan international afin de les protéger durablement.

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous nous associons à vos propos.

M. Alexis Corbière. L’intérêt de ces auditions est de nous permettre de nous parler franchement. Certes, le courage de nos hommes, militaires ou diplomates, doit être souligné : dans des conditions terribles, ils ont fait tout ce qu’ils ont pu. Je les salue donc, y compris M. l’ambassadeur – je ne mégoterai pas. Il n’en reste pas moins que tout cela constitue un terrible et retentissant échec. Depuis vingt ans, 90 soldats français sont morts, 3,5 milliards ont été investis : pour quel résultat ? Pourquoi sommes-nous allés là-bas, derrière les États-Unis ? À aucun moment, la stratégie de nos partenaires américains n’a été véritablement mise en question alors que bien des éléments laissaient penser que nous nous dirigions vers un échec. Des leçons devront donc être tirées, car ce type d’événement peut se reproduire.

Vous avez dit que la situation du Mali ne pouvait pas être comparée à celle de l’Afghanistan. Au contraire ! Quel projet politique sous-tend l’intervention de nos armées ? Agissons-nous de manière véritablement indépendante, dès lors que les renseignements qui nous sont fournis par les États-Unis nous sont quasiment indispensables ? J’ai eu l’honneur de rendre visite à nos soldats au Mali. Leurs qualités, leur courage, leur intelligence n’est pas en cause, mais on nous a clairement dit que, sans projet politique, nous resterons dans ce pays pendant des décennies.

Combien de PCRL sont-ils encore sur place ? Les journalistes parlent de 200 personnes. Disposez-vous de chiffres précis ? Dans notre rapport d’information sur les personnels civils de la défense, publié en avril 2021, mon collègue Larsonneur et moi-même avons consacré un chapitre à la question des interprètes afghans. J’avais alors proposé un dispositif de protection de ces PCRL dont je souhaiterais savoir ce que vous pensez. Le 22 juin, l’un d’entre eux, M. Abdul Basir, a été assassiné alors que de nombreuses personnalités réclamaient depuis plusieurs semaines sa protection. Pourquoi ne pas avoir anticipé la situation ?

M. Jean Lassalle. Au nom de mon groupe, je tiens à saluer votre action, Madame la ministre, et celle de votre cabinet ; vous avez su faire preuve de transparence. J’ai également une pensée pour les militaires et les personnels ministériels qui ont permis le rapatriement de 2 834 personnes.

Avez-vous une idée du nombre d’Afghans ayant travaillé pour la France et l’Union européenne qui se trouvent encore sur place ? Qu’adviendra-t-il d’eux ? À quelle stratégie réfléchissez-vous aujourd’hui, alors que nous ne pouvons plus compter sur les États-Unis ? Comment faire confiance à l’OTAN, qui compte parmi ses membres la Turquie ? L’Union européenne n’arrête pas de dire qu’elle agit, mais elle ne fait rien et la situation n’est pas près de changer compte tenu du jeu des alliances européennes. Nous ne sommes plus présents au Mali. Le moment n’est-il pas venu de développer notre souveraineté ?

Mme Florence Parly, ministre des Armées. Je vous remercie pour les hommages appuyés que vous avez rendus à tous ceux qui ont contribué à l’opération Apagan. Celle-ci n’est qu’un des éléments d’une situation afghane complexe qui nécessitera, en effet, des retours d’expérience sérieux, comme disent les militaires. Au reste, la semaine dernière, lors de la réunion des ministres européens de la défense, qui s’est déroulée en présence du secrétaire général adjoint de l’OTAN – laquelle a commandé en quelque sorte les opérations militaires pendant de longues années –, celui-ci a été le premier à dire qu’un retour d’expérience non seulement militaire mais aussi politique serait nécessaire. Nous avons tous cette exigence chevillée au corps, mais le moment n’est pas encore venu ; je concentrerai donc mon propos sur l’objet de cette audition : l’opération d’évacuation.

Comme vous, Madame Ballet-Blu, j’ai été très frappée par la photographie que vous avez évoquée ; elle donnait, en effet, l’impression que seuls des hommes avaient été embarqués, mais il s’agissait d’un vol particulier. Lorsque je me suis rendu avec Jean-Yves Le Drian aux Émirats arabes unis pour rencontrer les personnes évacuées et celles qui les avaient évacuées, j’ai été rassurée, car j’y ai vu beaucoup de familles et de femmes. Nous disposons désormais des chiffres : sur les 2 600 personnes évacuées dans le cadre de cette opération, 47 % sont des femmes, ce dont nous pouvons nous féliciter.

Le Président de la République l’a dit : nous poursuivrons notre effort pour rapatrier tous ceux qui peuvent l’être. Ainsi, depuis la fin de l’opération militaire, le 27 août, près d’une cinquantaine de personnes – des ressortissants français, certes – ont pu être évacuées par un vol qui a transité par Doha le week-end dernier. C’est un premier pas ; nous sommes déterminés à poursuivre notre effort autant qu’il sera possible.

Par ailleurs, ceux qui souhaitent quitter l’Afghanistan se heurtent à des difficultés pour rallier l’aéroport de Kaboul ou d’autres points de sortie aux frontières du pays. Il a été demandé aux talibans de ne pas les en empêcher mais, à ce jour, je n’ai pas de certitude quant à la prise en compte de cette demande par le gouvernement taliban. Un certain nombre d’obstacles ne sont donc pas simples à surmonter, mais nous nous y employons. En tout cas, notre engagement est total pour les Afghans menacés suite aux combats intellectuels qu’ils ont menés pour les libertés mais aussi pour ceux qui ont soutenu notre ambassade et ses différents services ou ont assisté nos militaires pendant toutes ces années.

Je l’ai dit dans mon propos liminaire : je n’avais jamais autant entendu parler, dans une réunion de ministres européens, de culture stratégique commune ou d’autonomie stratégique, concepts qui, lorsque nous, Français, les évoquions, ne passaient pas forcément très bien. Je me réjouis donc de cette évolution mais, à présent, il faut agir.

Au cours des quatre dernières années, nous avons progressé dans la construction d’une Europe de la défense, laquelle nous sera bien utile pour faire face, dans de moins mauvaises conditions, aux défis à venir. L’enjeu est évidemment d’être capable d’agir ensemble, mais il existe un certain nombre de préalables. Nous devons disposer de capacités – j’y reviendrai – et pouvoir planifier d’éventuelles opérations. Il nous faut en effet développer une interopérabilité européenne. Celle-ci existe d’ores et déjà, dans le cadre de formats ad hoc : nous sommes présents dans le golfe arabo-persique pour assurer la sécurité du trafic maritime mais aussi au Sahel, avec la force Takuba. Mais, au-delà de l’interopérabilité, se pose la question de la volonté politique. C’est ainsi que, faisant preuve une fois encore de pragmatisme, nous avons développé des formats qui ne rassemblent que ceux qui partageaient cette volonté.

La présidence française de l’Union européenne doit permettre de franchir un cap, grâce à l’adoption, pour la première fois, d’une ambition stratégique pour l’Europe dans le domaine de la défense et de la sécurité : la Boussole stratégique. Je suis convaincue que l’élan provoqué par cette crise et l’ambition qui en résulte nous permettront de construire ce que le Président de la République avait dessiné lors de son discours de la Sorbonne : une Europe de la défense pragmatique, concrète et active. Nous continuerons d’œuvrer en ce sens lors de la présidence française, qui offre, à cet égard, une opportunité.

S’agissant de nos capacités aériennes, je tiens à préciser que les A330 MRTT qui ont été utilisés pour les rapatriements entre Abou Dhabi et Paris sont, pour certains, des avions ravitailleurs et, pour d’autres, des avions que nous avons commandés il y a un an dans le cadre du plan de relance, grâce aux décisions que nous avons prises tous ensemble. Quant aux futures capacités d’avions-cargos, elles font l’objet de discussions au sein de l’Union européenne. Le retour d’expérience afghan doit nous conduire à examiner cette question avec une autre paire de lunettes.

Notre présence aux Émirats arabes unis s’est révélée fondamentale. Le dispositif était bien dimensionné. Nous avons joué des coudes dans un espace limité, mais qui nous a permis d’accomplir tout ce que nous avions besoin de faire. Nous avons bénéficié d’un très fort soutien des autorités émiriennes, que j’ai évidemment remerciées au nom de notre pays.

S’agissant de la coordination avec les puissances occidentales, on peut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Cette coordination a eu lieu, mais elle demeure perfectible. Il est apparu un grand désir de solidarité et d’entraide entre les partenaires, mais dans une configuration assez peu organisée et planifiée. La manière dont nous travaillons ensemble peut donc être encore améliorée. Néanmoins, le résultat n’en a pas souffert : grâce à l’esprit de débrouillardise et de solidarité qui a animé chacun, nous avons pu faire tout ce qu’il était en notre pouvoir d’accomplir.

Il faut, pour analyser les conséquences du désengagement des États-Unis, prendre du recul. Comme cela a été prévu dans le cadre de l’OTAN, nous aurons un échange avec notre partenaire américain. Il faut rappeler qui nous avons combattu au cours de ces années. Aurions-nous sacrifié des vies, investi des moyens publics en pure perte, comme vous l’avez laissé entendre, Monsieur Corbière ? Je m’inscris tout à fait en faux contre ce discours. Nos militaires n’ont pas donné leur vie pour rien. Ils se sont battus avec courage contre des groupes djihadistes internationaux dont l’objectif, le projet politique est d’instaurer des sanctuaires voire, pour certains, des califats, au sein desquels les lois démocratiques ne sont pas de mise. Ces groupes ont été affaiblis mais pourraient resurgir. C’est ce sur quoi nous devons concentrer notre attention. Si nous n’étions pas capables d’empêcher la reconstitution d’un sanctuaire terroriste en Afghanistan, peut-être vos propos pourraient-ils trouver un sens, mais, aujourd’hui, ils n’en ont pas.

Je ne peux pas laisser M. Lassalle dire que nous ne sommes plus au Mali : nous y demeurons et nous y resterons dans les mois, et sans doute les années qui viennent. Si la rumeur selon laquelle les autorités maliennes vont contractualiser avec la société Wagner se révélait fondée, ce serait extrêmement préoccupant et contradictoire avec tout ce que nous avons entrepris depuis des années et avec tout ce que nous comptons faire en soutien des pays du Sahel. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus en détail lors d’une prochaine audition, mais c’est un sujet de préoccupation majeur.

M. Jean-Michel Jacques. Je me joins aux hommages qui ont été rendus aux membres des ministères des armées et de l’Europe et des affaires étrangères qui ont été mobilisés dans le cadre des opérations d’évacuation.

Madame la ministre, je vous remercie pour les propos que vous avez tenus au sujet de l’opération de contre-terrorisme qui a été menée en Afghanistan. En effet, avant que les troupes françaises soient engagées, en 2001, au côté de nos alliés, ce pays était un sanctuaire abritant des camps d’entraînement, où Al-Qaïda faisait pour ainsi dire ce qu’il voulait. Il était important que vous le rappeliez.

Si les talibans ne respectent pas leur engagement et reviennent à l’obscurantisme qui les caractérisait avant 2001, s’ils favorisent le renforcement d’Al-Qaïda et de Daech en Afghanistan, quelles seraient les options militaires que nous pourrions appliquer à l’échelle nationale ou européenne ? On voit que les positions de nos partenaires européens ont un peu évolué compte tenu du désengagement américain, qui a été quelque peu brusqué.

Mme Sereine Mauborgne. Permettez-moi, tout d’abord, de remercier également nos militaires pour le combat qu’ils ont mené contre l’immense feu qui a ravagé ma circonscription : les sapeurs et les pompiers du génie de Canjuers, de l’unité de sécurité civile ont été plus que précieux.

Madame la ministre, avez-vous déjà eu des échanges et aurez-vous des discussions dans les semaines à venir avec les membres de l’OTAN pour évoquer les suites du désengagement américain ? Je pense notamment à nos partenaires de la route de la soie – l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kazakhstan –, pour lesquels, je le sais en tant que responsable de la délégation française à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, la présence française en Asie centrale est importante. Ces pays, qui ont d’excellents rapports avec la France, sont en effet limitrophes des zones de conflit.

M. Jacques Marilossian. Je tiens à féliciter tous ceux qui ont participé au succès de l’opération Apagan. Nous sommes face à un double questionnement : faut-il reconnaître ou non le régime des talibans et dialoguer ou non avec eux ? Comment contenir leur influence et éviter une propagation terroriste ? Le retour des talibans qui, semble-t-il, n’ont pas changé depuis 2001, et sont manifestement aidés par le Pakistan et la Chine, peut-il inciter notre pays à renforcer des alliances de défense avec des partenaires stratégiques, comme l’Inde ou d’autres États de la région AFPAK (Afghanistan et Pakistan), les « stan », ou les pays africains ?

Mme Muriel Roques-Etienne. Madame la ministre, je tiens avant tout à vous remercier de vous soumettre à l’exercice des auditions devant la représentation nationale dès qu’une opération extérieure est lancée. Étant députée de Castres, j’ai une pensée émue pour les familles et les proches des huit hommes du 8e régiment de parachutistes d'infanterie de marine tombés à Uzbeen en août 2008, ainsi que pour l’ensemble du régiment. Nous n’oublierons jamais ces soldats qui se sont battus sur le territoire afghan. Il est de notre honneur de sauver les personnes en danger de mort pour avoir combattu, avec ou sans les armes, à nos côtés, pendant des années.

Je suis convaincue que l’audition permettra de lever les doutes que certains nourrissent sur le bien-fondé de l’opération Apagan. Sans avoir une vision exclusivement comptable, il est important de montrer l’implication financière de la France et de votre ministère aux côtés du peuple afghan. J’ai à l’esprit le coût du pont aérien entre Kaboul et notre pays, mais aussi celui de l’accueil des personnes exfiltrées d’Afghanistan, notamment lié au fonctionnement du centre de regroupement et d’évacuation des ressortissants. Je tiens d’ailleurs à saluer l’engagement sans faille de ce centre au service de nos valeurs et insister sur l’application extrêmement concrète qu’il a faite des mesures d’accueil. Avez-vous des éléments de comparaison avec le coût des opérations d’évacuation des personnels diplomatiques et des civils menées par nos alliés depuis l’Afghanistan ? Avons-nous déjà une vision globale du coût de l’opération Apagan ?

Mme Natalia Pouzyreff. La France poursuit une action volontariste, appelant les talibans à permettre aux civils qui le souhaitent de quitter le pays en toute sécurité. On ne peut qu’en féliciter la défense et la diplomatie françaises. Nous œuvrons actuellement au côté du Qatar afin que l’aéroport de Kaboul continue de servir de corridor humanitaire pour l’évacuation des civils qui le souhaitent. Outre le pont aérien que nous avons établi entre Kaboul et Doha, nous agissons pour que les autorités qatariennes assurent la gestion de l’aéroport. Pensez-vous que le partenariat entre la France et le Qatar pourra contribuer à maintenir le dialogue avec les talibans, notamment au sujet de l’évacuation des civils vulnérables ? L’Assemblée nationale examinera prochainement un nouvel accord de coopération entre la France et le Qatar, relatif au statut de leurs forces. Cette coopération est-elle de nature à faire barrière au terrorisme, que ce soit en Afghanistan, au Moyen-Orient ou ailleurs dans le monde ?

Mme Carole Bureau-Bonnard. Madame la ministre, je tiens à remercier votre ministère et l’ensemble des armées d’avoir mené à bien l’opération Apagan. J’exprime également ma reconnaissance à votre cabinet, qui a répondu rapidement aux demandes qui lui ont été adressées et qui a pris en compte les nombreuses demandes qui m’ont été transmises concernant des départs d’Afghanistan.

Que pourrions-nous faire, par votre intermédiaire et celui du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, ainsi que par nos contacts, pour aider les femmes afghanes qui voudraient sortir du pays ?

Mme Alexandra Valetta Ardisson. Je vous remercie, Madame la ministre, ainsi que toutes les personnes, civils et militaires, qui ont été mobilisées pour mettre à l’abri nos ressortissants. Mes pensées vont également vers tous ceux qui nous ont aidés depuis des mois ou des années.

Vous avez dit craindre que la situation permette le renforcement de Daech et d’Al-Qaïda. Vous avez également affirmé qu’on avait anticipé ce qui allait se passer, ce qui explique notre réactivité. Je salue cette anticipation qui nous a permis d’être opérationnels en un temps record et d’évacuer efficacement le plus de personnes possible. A-t-on envisagé d’arrêter la progression des talibans avant qu’ils ne prennent Kaboul et, partant, l’Afghanistan ? Beaucoup de personnes, dans mon entourage, se demandent pourquoi nous ne sommes pas intervenus. S’est-on posé la question ?

Mme Monica Michel. Madame la ministre, je vous remercie pour les informations que vous avez partagées avec nous. Je m’associe aux hommages aux disparus, aux blessés et à leurs familles. Je voudrais aussi féliciter nos militaires et nos diplomates pour le courage dont ils ont fait montre lors de la gestion de la crise et qui a permis de sauver de nombreuses vies. Vous l’avez souligné, l’opération Apagan, qui s’est traduite par des évacuations massives, assurées dans l’urgence, depuis Kaboul, a été un succès. Nous avons tous en tête les images de panique et de chaos à l’aéroport de Kaboul. Nous savons à quel point la situation sécuritaire sur place était tendue et avons pu constater qu’un A400M a dû faire usage de ses leurres antimissiles lors du décollage. Pouvez-vous nous en dire plus sur les conditions qui ont conduit cet avion à faire usage de ses moyens de défense contre les missiles sol-air ?

Mme Florence Parly, ministre des Armées. Monsieur Jacques, je ne pourrai répondre que très partiellement à votre question, qui est extrêmement délicate, puisqu’elle concerne les options militaires dont nous disposons pour faire face à la situation et au risque de résurgence du terrorisme en Afghanistan. Il est difficile d’évoquer des options militaires à ce stade et dans le cadre de la présente audition – on ne saurait débattre de tels sujets en public, d’autant plus que lesdites options n’ont pas la consistance que vous imaginez. Il n’est pas question, aujourd’hui, d’intervenir militairement, ce qui exclut toute option militaire. Nous avons un certain nombre d’atouts qui permettraient de construire des réponses si une telle décision était prise. En particulier, le fait que nous ayons des forces prépositionnées dans la région est un élément majeur, qui permettrait d’envisager différents scénarios – je ne dis pas que ces derniers existent mais que cela permet de les envisager.

Par ailleurs, le dialogue que nous entretenons avec des partenaires européens mais aussi d’autres pays, comme le Qatar, est fondamental. Nous l’avons vu, ce pays est devenu une sorte de plateforme à partir de laquelle des échanges ont eu lieu entre les talibans et plusieurs pays – je parle bien d’échanges et non pas de négociations – pour faciliter le retour ou l’évacuation d’un certain nombre de personnes. La France a un partenariat historique avec le Qatar, qui est crucial pour faire face à la situation. De même, nous entretenons des partenariats stratégiques qui apparaissent aujourd’hui particulièrement pertinents ; je pense, par exemple, à celui qui nous lie à l’Inde, pays directement concerné par l’évolution de l’Afghanistan. On peut aussi mentionner les Émirats arabes unis. Si une option militaire devait être envisagée, elle serait soumise à des conditions. Or, nous avons patiemment travaillé pour remplir ces conditions, et nous continuons à le faire par des partenariats qui continuent à grandir – en particulier avec l’Inde. Par ailleurs, nous avons atteint avec les Émirats arabes unis un niveau de confiance qui a été parfaitement illustré au cours des dernières semaines.

Madame Roques-Etienne, nous n’avons pas une vision consolidée de l’ensemble des coûts d’Apagan, car le ministère des armées n’en assume qu’une partie ; ce qui relève de l’accueil en France des personnes évacuées, par exemple, dépend du ministère de l’intérieur. Pour ce qui concerne le ministère des armées, le coût de l’opération est principalement lié au transport aérien, qui représente 23 des 24 millions d’euros que nous avons engagés pour financer Apagan. Nous avons également assumé des frais de personnel et nous avons déployé des moyens de fonctionnement pour accueillir les personnes évacuées à Abou Dhabi : c’est ce qui explique le million complémentaire.

Madame Valetta Ardisson, on ne peut pas dire, comme vous l’avez laissé entendre, qu’on savait ce qui allait se passer, à moins de préciser ce que vous entendez par là. Nous connaissions les échéances fixées au terme de la négociation menée entre les États-Unis et les talibans à Doha. Nous savions que le désengagement américain interviendrait le 31 août. Mais personne n’avait anticipé la vitesse avec laquelle les talibans allaient reprendre le contrôle de la totalité du pays. Lorsqu’ils ont pris connaissance du calendrier, tous les acteurs présents en Afghanistan imaginaient qu’ils auraient du temps pour conduire les opérations d’évacuation.

Nous avons fait preuve d’anticipation dans la mesure où, dès le printemps 2021, nous avons exhorté tous les Français se trouvant dans le pays à rentrer. Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a affrété un vol à la mi-juillet, qui a conclu le cycle préliminaire d’incitation au retour de tous ceux qui pouvaient le faire. Tous, cependant, ne l’ont pas souhaité. Vous avez été témoins de cette situation, par les nombreux messages que vous avez reçus pendant cette période. Vous avez été destinataires d’appels au secours de personnes qui ne se sont manifestées qu’à quelques heures du dernier vol en partance de Kaboul.

Il y a des choses qui pouvaient être anticipées, et qui l’ont été. Ce qui ne pouvait pas l’être, c’est la vitesse avec laquelle les talibans se sont rendus maîtres de Kaboul, la chose ayant été effective dès le 15 août. Souvenez-vous de l’enchaînement des événements : à treize heures, on nous a annoncé que le président afghan avait fui le pays et, à quinze heures, que les talibans avaient pris le contrôle de Kaboul. L’enchaînement a été vertigineux : personne ne pouvait prévoir que l’État afghan allait s’effondrer. Les Américains ne pouvaient imaginer que des forces qu’ils avaient formées pendant des années refuseraient le combat et seraient dans l’incapacité d’empêcher l’arrivée des talibans. Mais quand survient l’imprévisible, il importe d’être préparé à y faire face. Nous avons ainsi déployé avec beaucoup de rapidité et d’agilité une opération qui constitue une prouesse sur les plans technique et logistique. Des militaires sont partis dès que le Président de la République a décidé le lancement de l’opération, le 15 août ; ils sont arrivés sur place le lendemain ; le pont aérien commençait le 17. Voilà ce que nous avons réussi dans un contexte chaotique. Affirmer que l’on savait ce qui allait se passer revient à dénaturer et à déconsidérer tout ce qui a été accompli dans des conditions extraordinairement difficiles.

On ne peut que soutenir et relayer l’appel à agir en faveur des femmes afghanes. Dans la société civile, beaucoup d’associations se structurent, les initiatives individuelles se multiplient pour venir en aide à ces femmes, tant celles qui sont restées que celles qui se sont enfuies. Notre solidarité peut s’exprimer de façon plus immédiate et plus concrète envers les secondes. Nous nous efforçons de venir en aide aux autres, et de leur permettre de partir, si elles le souhaitent, comme les hommes, mais il y a encore quelques obstacles à franchir.

Mme la présidente Françoise Dumas. Je voudrais remercier une dernière fois les membres de vos services et de votre cabinet, Madame la ministre, et saluer l’excellente coopération que vous entretenez avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Nous avons vu fonctionner cette coordination nuit et jour. Je remercie également nos forces françaises aux Émirats arabes unis : les membres de la base aérienne 104, à Al Dhafra, de la base navale, à Mina Zayed, et du 5e régiment de cuirassiers, à la military city de Zayed. Grâce à leur capacité d’anticipation des crises, ils ont pu agir de manière extrêmement efficace, en faisant preuve, de surcroît, d’une grande humanité.

Le moment venu, il faudra faire un retour d’expérience politique et militaire et se pencher sur la participation de l’ensemble des pays partenaires à cette opération. Il nous faudra également réfléchir à la façon dont nous devrons nous réadapter à la nouvelle donne internationale.

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La séance est levée à dix-sept heures trente-cinq.

 

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Membres présents ou excusés

 

 Présents. - Mme Françoise Ballet-Blu, M. Christophe Blanchet, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Alexis Corbière, Mme Françoise Dumas, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Jean-Michel Jacques, Mme Anissa Khedher, M. Jean Lassalle, M. Gilles Le Gendre, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, Mme Monica Michel-Brassart, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Muriel Roques-Etienne, M. Gwendal Rouillard, Mme Isabelle Santiago, Mme Nathalie Serre, Mme Sabine Thillaye, Mme Alexandra Valetta Ardisson

 Excusés. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Florian Bachelier, M. Xavier Batut, M. Olivier Becht, M. Bernard Bouley, M. Christophe Castaner, M. André Chassaigne, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Marianne Dubois, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Richard Ferrand, M. Stanislas Guerini, M. David Habib, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Didier Le Gac, M. Gérard Menuel, M. Joachim Son-Forget, M. Charles de la Verpillière

 Assistaient également à la réunion. - Mme Aude Bono-Vandorme, M. Pierre-Yves Bournazel, M. Dino Cinieri