Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

  « Au cœur de l’économie » : audition de MM. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et Olivier Garnier, directeur général des statistiques, des études et de l’international de la Banque de France, et Mme Laurence Boone, chef économiste de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), sur la situation économique et la conjoncture              2

 

 

 

 

 


Mercredi
16 décembre 2020

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 37

session ordinaire de 2020-2021

 

 

Présidence de

 

M. Éric Woerth,

Président

 

 

 


  1 

La commission entend MM. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et Olivier Garnier, directeur général des statistiques, des études et de l’international de la Banque de France, et Mme Laurence Boone, chef économiste de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), sur la situation économique et la conjoncture.

M. le président Éric Woerth. Nous avons le plaisir de nous retrouver pour une nouvelle rencontre « Au cœur de l’économie », dont le thème est, au fond, le même que celui de la précédente, qui s’était tenue le 9 avril dernier : les conséquences de la crise sanitaire sur la conjoncture économique.

Les institutions auxquelles vous appartenez, mesdames, messieurs, ont publié des prévisions sur la chute de l’activité en 2020 mais aussi sur l’année 2021. Certains ont également fait des prévisions sur le chômage. Si cette production riche nous livre parfois des chiffres divergents –jamais contradictoires –, notre rencontre est l’occasion de faire le point sur ce que nous savons.

M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’INSEE. Je ne pense pas que les prévisions que nos institutions viennent effectivement de publier présentent de fortes divergences quant à notre situation au lendemain du deuxième confinement. En revanche, celles pour l’année 2021 peuvent varier un peu selon les hypothèses retenues sur la situation sanitaire. Pour sa part, l’INSEE a arrêté ses prévisions aux premier et deuxième trimestres 2021. C’est la première fois que l’Institut va au delà du présent dans une note de conjoncture.

Celle que nous avons publiée hier soir est la douzième depuis la mi-mars. Notre première rencontre avait suivi la parution, dès le mois d’avril, de la deuxième. De fait, les événements sanitaires ont nécessité une actualisation régulière. Nous avons innové, comme d’autres, et exploité de nouvelles sources, notamment les données à haute fréquence. Il s’agit d’informations rapides, utiles en cas de choc important, par exemple les transactions par carte bancaire et les requêtes sur Google. Notre note s’appuie également sur une enquête ad hoc permettant de recueillir les anticipations des entreprises.

Partout, les données économiques des premier et deuxième trimestres de l’année ont été très négatives. On observe toutefois un rebond au troisième trimestre à l’issue de la première vague de l’épidémie. La comparaison de ce troisième trimestre au niveau d’avant-crise, c’est-à-dire au dernier trimestre de l’année 2019, révèle des situations très disparates. La France se trouve plutôt bien placée, trois ou quatre points en dessous du niveau de 2019, en raison d’un fort rebond au cours de l’été. Elle compte parmi les pays ayant le plus fortement rebondi après la première vague, aux côtés de l’Allemagne et des États-Unis, ce qui n’est pas le cas de l’Espagne et du Royaume-Uni. La France est le pays où la consommation a le plus rebondi, retrouvant pendant l’été un niveau assez proche de celui d’avant-crise.

L’influence de l’évolution de l’épidémie et des restrictions sanitaires demeure cependant.

L’université d’Oxford a établi un indice qui compile différentes mesures de restrictions afin d’aboutir à un indicateur synthétique. Selon cet indice, la France est l’un des pays où les restrictions se sont le plus durcies au mois de mars dernier. Seule l’Italie a adopté des mesures plus strictes plus rapidement. C’est aussi en France que les mesures ont été le plus allégées au cours de l’été en raison de la forte amélioration de la situation sanitaire. En revanche, à partir de mois d’octobre, les mesures ont été bien plus strictes qu’ailleurs. L’impact de ces mesures pourra être observé sur de nombreux indicateurs à haute fréquence.

Le premier est la fréquentation des commerces de détail – hors produits alimentaires – et des lieux récréatifs, mesurée par Google Maps Mobility. Le premier et le second confinement ont été très brutaux ; dans l’intervalle, la sortie du premier confinement a favorisé, pendant l’été, la fréquentation des commerces. Le Royaume-Uni a également pris des mesures de fermeture des commerces très rudes. En revanche, la courbe est beaucoup plus lisse pour un certain nombre de pays comme l’Allemagne jusqu’à une date récente, même si cela risque d’évoluer.

Le deuxième indicateur porte sur le trafic routier. Si l’on considère l’ensemble des véhicules, le second confinement a été moins violent que le premier et la reprise plus rapide. Les poids lourds n’ont accusé quasiment aucune baisse de circulation au mois de novembre, signe de la forte résilience du secteur industriel au cours de ce deuxième confinement.

Le troisième indicateur est le montant des transactions par carte bancaire, d’après les données du groupement d’intérêts économiques (GIE) carte bleue, pour plusieurs types de biens et services. La courbe des transactions alimentaires varie assez peu. En revanche, les autres courbes ont connu de très importantes fluctuations au moment du premier confinement, notamment un premier surajustement en matière d’équipement des foyers au mois de juin, à la sortie du premier confinement. La baisse importante de l’ensemble du commerce hors produits alimentaires a tout de même été moins marquée au cours du second confinement qu’au cours du premier, et les promotions du Black Friday ont permis une reprise. Les ventes physiques ont souffert du confinement au mois de novembre, mais le commerce a malgré tout connu une forte hausse au début de ce mois de décembre en raison des ventes, en ligne et physiques, du Black Friday.

Le dernier indicateur montre une corrélation assez étonnante entre le temps passé chez soi, calculé à partir de l’indicateur Google Mobility Residential, et la perte d’activité globale. Alors qu’il est possible d’être chez soi aussi bien parce qu’on ne travaille pas que parce qu’on est placé en télétravail, la corrélation est très frappante.

Selon ces indicateurs et les enquêtes, l’activité économique est, ces derniers mois, assez proche de son niveau d’avant-crise, avec une baisse de trois points du produit intérieur brut (PIB) et de deux points de la consommation des ménages au mois d’octobre. Au mois de novembre, l’activité économique n’a régressé que de 12 % et la consommation de 15 %. C’est sans rapport avec les baisses enregistrées au mois d’avril dernier : une diminution du PIB de l’ordre de 31 % et une chute de la consommation d’environ 30 %.

Au mois de décembre, la réouverture des commerces et le passage du confinement au couvre-feu permettraient de faire remonter l’activité économique. Le PIB baisserait malgré tout de 8 points et la consommation des ménages de 6 points. Au quatrième trimestre, la baisse de l’activité économique serait de 4 points.

Quant aux estimations de croissance trimestre par trimestre, le troisième trimestre connaît une hausse de 18,7 % par rapport au deuxième trimestre tandis qu’on enregistre une baisse de 4 % pour le quatrième trimestre par rapport au troisième. La perte d’activité en niveau par rapport au quatrième trimestre 2019 était de près de 20 points au deuxième trimestre 2020 et serait de 8 points au troisième trimestre. La moyenne annuelle de l’année 2020 enregistre une baisse de 9 points.

Nous avons essayé de prolonger l’exercice sur les deux premiers trimestres de 2021, en nous fondant sur les hypothèses suivantes : absence de troisième vague et de dégradation des conditions sanitaires, réouverture des bars et restaurants à partir du 20 janvier, levée progressive des mesures sanitaires. Même si des secteurs devraient rester durablement affectés, nous observerions une nouvelle reprise : une hausse 3 points au premier trimestre et une progression de 2 points au deuxième trimestre. À la moitié de l’année 2021, nous aurions ainsi une perte de 3 points d’activité par rapport au niveau d’avant-crise et la moyenne annuelle augmenterait de 6 points par rapport à 2020, soit 3 points en dessous de la situation normale. Ce scénario suppose l’absence de troisième vague.

Les pertes d’activité mensuelles ont été estimées à 31 % pour le mois d’avril, à 3 % pour le mois de juin et à 12 % pour le mois de novembre par rapport au quatrième trimestre de 2019. Elles varient sensiblement selon les secteurs. Le domaine des transports, notamment l’aéronautique, reste durablement affecté tandis que d’autres, telles la construction et l’industrie, sont plus proches de leur taux normal. En matière de services, nous estimons que les services non marchands fonctionneront à nouveau normalement et que la plupart retrouveront des valeurs assez proches des normales, à la différence des services de transport, des services aux ménages et du secteur de l’hébergement et de la restauration, qui resteront affectés durablement au cours du premier semestre 2021 – le temps que les conditions s’améliorent, qu’on atteigne une immunité collective et qu’on puisse progressivement lever les contraintes.

Les chiffres de l’emploi ont également connu les montagnes russes, avec une chute du nombre d’emplois de l’ordre de 700 000 au cours du premier semestre de l’année 2020 : 500 000 emplois entre la fin du mois de janvier et la fin du mois de mars et 200 000 emplois entre la fin du mois de mars et la fin du mois de juin. Nous avons ensuite assisté à une remontée au troisième trimestre et à une nouvelle baisse au quatrième trimestre. Sur l’année 2020, la perte d’emplois salariés est estimée à 600 000, à laquelle s’ajoute une baisse des emplois non salariés.

Toutefois, la répercussion sur le taux de chômage est assez limitée, avec une baisse du chômage en trompe-l’œil. L’INSEE retient la définition du chômage du Bureau international du travail (BIT). Ainsi, pour être considéré comme un chômeur, trois conditions doivent être satisfaites : ne pas travailler, être disponible pour prendre un emploi si un emploi se présente et qu’il convient, être à la recherche active d’un emploi. En période de confinement, il n’est pas toujours possible de remplir cette dernière condition, dans la mesure où certains domaines se prêtent mal à la recherche d’emploi sur internet. Pourtant, si le chômage au sens du BIT diminue de ce fait, le « halo » autour du chômage, formé des personnes souhaitant travailler mais qui ne remplissent pas strictement les trois critères de la définition proposée par le BIT, se renforce.

Une fois le confinement levé, le taux de chômage est remonté naturellement puisqu’il n’y avait plus de raisons de ne pas respecter les critères du chômage au sens du BIT. Néanmoins, avec le second confinement, l’INSEE s’attend à ce que le taux de chômage baisse encore une fois en trompe-l’œil pour atteindre 9 % à la fin de l’année.

Ces derniers mois, l’inflation a été nulle, atteignant un niveau de 0,2 % en novembre. En revanche, nous nous attendons à ce qu’elle remonte progressivement et atteigne 1 % au mois de juin prochain. Ces variations s’expliquent par une forte baisse des prix du pétrole au début de l’année en lien avec la crise. Or la composante énergie devrait augmenter à nouveau et ainsi faire progresser l’inflation autour de 1 %. L’inflation sous-jacente devrait quant à elle rester assez stable.

Nous confirmons ce que nous affirmons déjà depuis assez longtemps : le pouvoir d’achat des ménages devrait régresser de 0,3 % en 2020, sous l’effet très négatif de la variation des revenus d’activité, des impôts et cotisations mais également celui, très positif, des prestations sociales, activité partielle comprise.

Le taux de marge des entreprises serait en baisse de 4 points par rapport à l’année dernière, où il avait profité du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi et des baisses de cotisations sociales. Le taux de marge des entreprises serait inférieur de 2 points à ce qu’il était au cours d’une année normale comme 2018.

Si nous n’avons pas de prévision du déficit public à ce stade, les chiffres évoqués confirment malgré tout que la crise est peu payée par les revenus des ménages, qu’elle l’est un peu plus par les entreprises et qu’elle est surtout absorbée par le déficit des administrations publiques.

Le taux d’épargne des ménages fluctue également considérablement : il a atteint 21 % en 2021, alors qu’il n’était que de 15 % au cours de la dernière décennie.

À la fin de l’année 2020, la baisse de 9 points du PIB est la somme des composantes, toutes négatives, exceptés les stocks : la consommation, l’investissement des entreprises – qui, malgré tout, a moins souffert que prévu –, l’investissement des ménages et la contribution du commerce extérieur, ce qui signifie que les exportations auront plus baissé que les importations. Est-ce le signe d’une perte de parts de marché ou celui d’une mauvaise spécialisation ? Ce sont des analyses qu’il faudra faire avec du recul.

M. Olivier Garnier, directeur général des statistiques, des études et de l’international de la Banque de France. La Banque de France a publié au début de la semaine ses projections 2022 et 2023 dans le cadre de l’Eurosystème. Je vous dirai également quelques mots sur la situation financière des ménages et des entreprises.

En ce qui concerne la conjoncture à la fin de l’année 2020, nous sommes tout à fait en ligne avec les constats présentés par M. Jean-Luc Tavernier. Je peux d’ailleurs vous donner la primeur de notre enquête relative aux ventes dans le commerce de détail, qui paraît ce matin. Au cours du mois de novembre, mois de fermeture des commerces non essentiels, la baisse des ventes était de 24,5 % en glissement annuel. Au mois d’avril, elle avait été de 39 %. Voilà qui confirme un effet moindre du second confinement sur le commerce.

Sans surprise, deux secteurs ont connu de meilleurs résultats : le bricolage a connu une hausse de 5 % – les Français ont beaucoup bricolé durant le mois de novembre – et la pharmacie une progression de 1 %. En revanche, tous les autres types de commerces sont en baisse – légère en ce qui concerne l’agroalimentaire.

Les prévisions relatives aux années 2020 à 2023 ont été produites dans le cadre de l’Eurosystème – la Banque centrale européenne a d’ailleurs publié jeudi l’ensemble des prévisions pour la zone euro –, nous avons tous travaillé sur les mêmes hypothèses, y compris sanitaires. Comme l’INSEE, en 2020, nous prévoyons une baisse du PIB de 9 %. Puis nous prévoyons une croissance autour de 5 % en 2021, 5 % en 2022 et 2 % en 2023. En comparaison, l’INSEE et l’OCDE prévoient plutôt 6 % en 2021, l’OFCE 7 % et le Gouvernement, dans le projet de loi de finances rectificative, 6 %.

Pourquoi un tel écart ? Cela tient essentiellement aux hypothèses sanitaires. Dans le cadre de l’Eurosystème, nous avons arrêté pour l’ensemble des pays de la zone euro des hypothèses prudentes. Nous considérons que c’est seulement à la fin de l’année 2021 et en 2022 que les restrictions sanitaires pourront être levées, grâce à la généralisation du vaccin. Au premier trimestre, le virus devrait continuer de circuler et, par conséquent, un certain nombre de restrictions demeureraient en Europe – ce qui ne veut pas dire qu’elles seront identiques à celles que nous avons connues au cours de ce trimestre. Cela explique pourquoi nous envisageons pour 2021 une croissance de 5 %.

Cependant, plutôt que les taux de croissance, il importe de considérer les niveaux d’activité. Selon nos prévisions, le PIB retrouvera son niveau antérieur à la crise à la mi-2022. Au mois de septembre, avant la deuxième vague, nous envisagions plutôt un retour à la normale au début de l’année 2022. Nous avons donc perdu à peu près six mois avec la rechute de ce quatrième trimestre.

Qu’en est-il de nos partenaires de la zone euro ? La croissance serait en moyenne de 4 % en 2021 et 4 % en 2022, après une baisse du PIB de 7 % en 2020. Cette baisse fut plus forte pour la France, notamment du fait d’une plus grande circulation du virus et de mesures de confinement un peu plus marquées, notamment par comparaison avec l’Allemagne. Notre pays connaîtrait en revanche un taux de croissance supérieur en 2021 et 2022, par un phénomène de rattrapage, la croissance étant en 2021 de 3 % en Allemagne et de 3,5 % en Italie. De même, c’est l’Espagne, dont le PIB s’est le plus rétracté en 2020, qui connaîtrait la plus forte croissance en 2021 : près de 7 %.

Cependant, les taux de croissance peuvent être trompeurs. Ainsi, l’Allemagne, qui a connu une moins forte contraction du PIB, revient à son niveau d’avant la crise un peu plus tôt que les autres, au début de l’année 2022. La France, dans la moyenne de la zone euro, le retrouve à la mi-2022 alors que l’Italie et l’Espagne ne le retrouvent que dans le courant de l’année 2023. Des divergences demeurent donc au sein de la zone euro.

Économistes et non médecins, nous avons élaboré différents scénarios quant à l’évolution de l’épidémie, de favorable à sévère. Le scénario favorable, implicitement retenu par tous les instituts, se caractérise, dès le début de l’année 2021, par une levée rapide des mesures de restriction. La croissance serait alors autour de 7 % dès 2021, et se maintiendrait à un niveau de 5 % en 2022. Selon le scénario le plus défavorable, le virus circulerait encore en 2022 et c’est seulement en 2023 que seraient levées les mesures de restriction, grâce aux effets de la vaccination ; nous connaîtrions encore une récession en 2021, avec une baisse de 1 % du PIB, et une reprise plus lente en 2022 et 2023.

J’en viens à l’emploi et au chômage, les prévisions respectives des différents instituts faisant ce matin l’objet de comparaisons dans certains médias.

Première remarque, il convient de considérer plutôt l’emploi que le taux de chômage. Comme l’a expliqué Jean-Luc Tavernier, il est actuellement bien difficile de définir ce que sont la population active et une personne à la recherche d’un emploi, d’où des taux de chômage possiblement en trompe-l’œil. Après la baisse d’environ 700 000 emplois en 2020, nous connaîtrions encore une baisse de l’emploi au premier semestre 2021, avant une remontée au cours du second semestre. Cette prévision se fonde sur notre scénario de baisse assez accusée de l’activité au quatrième trimestre 2020 suivie d’une reprise encore assez lente au premier trimestre 2021. Ainsi, l’emploi progresserait de 30 000 en 2021 et de 400 000 en 2022.

En faisant l’hypothèse, en matière de population active, d’un rattrapage à la suite des décalages que nous avons connus, le taux de chômage pourrait approcher, temporairement, dans le courant de l’année 2021, les 11 %, avant de redescendre finalement à moins de 9 %. L’emploi est toujours une variable retardée par rapport au cycle, et le dispositif d’activité partielle a aussi retardé certains ajustements de l’emploi.

J’en viens à la consommation et à l’épargne des ménages. En 2020, en moyenne, le pouvoir d’achat des ménages a été à peu près préservé. C’est la conséquence de tous les dispositifs publics qui ont été mis en place, notamment l’activité partielle ; le choc a donc surtout été supporté par les entreprises et les administrations publiques. La consommation a donc beaucoup plus baissé, du fait des mesures de confinement, que le pouvoir d’achat, ce qui a entraîné une envolée du taux d’épargne. Par rapport à la tendance, le surplus de l’épargne financière – soit l’épargne après déduction de l’investissement en logement neuf des ménages – sera de 130 milliards d’euros à la fin de l’année 2021. C’est seulement en 2022 que le taux d’épargne passera sous son niveau moyen antérieur ; c’est donc seulement en 2022 que les ménages commenceront à puiser un peu dans la réserve d’épargne qu’ils auront accumulée. La réserve d’épargne continue donc encore à augmenter un peu.

Si les ménages se mettaient à puiser davantage dans leurs réserves d’épargne, la consommation serait plus forte. Cependant, la constitution d’une épargne de précaution, dans un contexte de hausse du taux de chômage en 2021, doit également être prise en compte dans notre prévision.

Qu’en sera-t-il des finances publiques ? Le ratio de la dette publique rapportée au PIB, ce n’est pas une surprise, bondirait jusqu’aux alentours de 120 % du PIB en 2021 et en resterait proche, quoique légèrement inférieur, en 2022 et 2023. La moyenne de la zone euro présente le même type de profil, mais l’écart tend quand même à se creuser. En 2019, juste avant la crise, notre dette rapportée au PIB était supérieure d’environ quinze points à la moyenne ; à l’horizon 2023, l’écart sera plutôt d’une vingtaine de points, notamment compte tenu des développements en Allemagne.

Le surplus d’épargne des ménages ne signifie pas qu’il y a un surplus d’épargne au niveau de l’économie dans son ensemble, il traduit simplement le fait que les ménages n’ont pas pu consommer et que leurs revenus ont été protégés par les administrations publiques. Il n’y a en revanche pas eu de sous-consommation par rapport au revenu, à la richesse qui a été créée au cours de cette période dans l’économie. Si nous considérons non pas seulement les ménages mais aussi les sociétés non financières – donc les entreprises – et les administrations publiques, notre balance des transactions courantes est en déficit : le reste du monde a une capacité de financement qui se renforce nettement en 2020, ce qui veut dire que le déficit de la balance des paiements, autrement dit de nos transactions courantes, tend à se creuser en 2020. Au niveau de l’économie nationale, il y a donc eu, en quelque sorte, une désépargne, notre déficit vis-à-vis du reste du monde s’étant accru. Certes, les ménages ont davantage épargné, mais les entreprises et les administrations publiques, surtout, ont désépargné. Il faut bien avoir ceci à l’esprit : l’épargne des ménages est tout simplement le résultat des transferts des administrations publiques ; elle ne vient pas d’une sous-consommation des revenus créés.

L’envolée de l’épargne financière des ménages profite aux produits de taux, puisque cette épargne est essentiellement liquide, déposée, par exemple, sur des livrets A, d’autres livrets ou des comptes de dépôt. Certes, l’épargne en produits de fonds propres, comme les actions au sens large, n’a pas diminué mais les produits de taux sont encore plus prépondérants qu’ils ne l’étaient.

Alors que les ménages ont épargné, les entreprises se sont fortement endettées ; la somme des flux de dettes des sociétés non financières représente, à la fin du mois d’octobre, 180 milliards d’euros d’endettement supplémentaire, soit une hausse de 10 % de l’endettement, dont 125 milliards d’euros de prêts garantis par l’État. Il est à noter que ce sont plutôt les petites et moyennes entreprises (PME) qui en ont bénéficié, ce qui est plutôt sain.

La hausse de la trésorerie des entreprises a été à peu près de la même ampleur – à peu près 170 milliards d’euros cumulés – sur la même période. Cela ne veut pas dire que les mêmes entreprises sont endettées et ont de la trésorerie : par exemple, dans le cadre du crédit interentreprises, si je m’endette pour payer mon fournisseur, c’est mon fournisseur qui va déposer des liquidités à sa banque. Cependant, globalement, grâce aux dispositifs mis en place, nous n’avons pas constaté les fortes tensions que nous pouvions craindre en matière de trésorerie, mais il n’en faudra pas moins surveiller cela.

Dernière remarque, si les entreprises françaises étaient déjà entrées dans cette crise avec un ratio d’endettement rapporté au PIB plus élevé que leurs partenaires de la zone euro, l’écart entre la France et les autres pays est encore en train de se creuser – même si la dette des entreprises augmente partout. Nous sommes le pays où le secteur privé non financier est le plus endetté. Alors que la dette publique de l’Italie, par exemple, est nettement plus élevée que la nôtre, le ratio de la dette privée rapportée au PIB y est plutôt de 110 %, tandis qu’il est de 150 % en France, soit une situation symétrique à celle que nous constatons en matière de dettes publiques. En revanche, l’Allemagne, qui a déjà la dette publique la plus faible, est aussi le pays qui a la dette privée la plus faible.

Mme Laurence Boone chef économiste de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les prévisions que je vais vous présenter intègrent une approche internationale et ont été publiées le 1er décembre dernier.

Nous avons retenu plusieurs hypothèses. Premièrement, l’année 2021 au moins serait nécessaire pour que la population des pays de l’OCDE soit vaccinée, et la population des pays développés serait vaccinée plus vite que celle des pays émergents. Deuxièmement, les restrictions applicables à certaines activités seraient maintenues au premier, voire au second semestre, de façon à éviter une politique de stop and go et à contrôler au mieux l’épidémie. L’horizon 2021 reste ainsi très incertain. Les politiques économiques doivent donc continuer à soutenir l’économie toute l’année 2021 au moins.

Jean-Luc Tavernier a déjà évoqué l’indice de restrictions élaboré par l’université d’Oxford, qui prend en compte la fermeture des écoles, les interdictions de rassemblements et le télétravail. C’est une réalité assez disparate selon les pays, mais la mobilité des individus a de nouveau ralenti lors de la deuxième phase de la crise, même si ce ralentissement a été moindre que durant la première phase.

Nos prévisions de reprise sont plus optimistes que celles de la Banque de France et de l’INSEE, car elles intègrent les données relatives à la Chine, qui sont favorables. La trajectoire du produit mondial brut est inférieure à celle que nous avions prévue l’année dernière, mais nous devrions assister à une reprise progressive, au fur et à mesure de la levée des restrictions à la mobilité. Évidemment, de nombreuses incertitudes demeurent. Notre scénario le plus optimiste se fonde sur un déploiement rapide des vaccins et sur une reprise anticipée de la confiance, tandis qu’à l’inverse une nouvelle flambée de l’épidémie, la persistance de restrictions et la perte de confiance des ménages et des entreprises conduiraient à une reprise moins rapide.

Nos projections conduisent à deux principaux constats : premièrement, la croissance devrait être négative pour tous pays de l’OCDE en 2020 ; deuxièmement, ils ne rattraperont pas en 2021 la totalité de la croissance perdue, sauf la Chine et la Corée du Sud. La reprise dans les pays situés dans la zone euro et en Amérique latine serait plus lente. Nos prévisions concernant l’Allemagne sont prudentes, en partie parce que la question de la capacité d’investissement y est un peu plus compliquée.

Pour ce qui est de la France, par rapport aux prévisions de la Banque de France qui viennent de vous être présentées, l’OCDE s’attend à un rebond plus important en 2021, mais moins fort en 2022. Les prévisions sont hétérogènes entre les pays : d’un côté, les pays de la zone euro et latino-américains, dont la croissance sera très heurtée entre 2019 et 2021, et, de l’autre, la Chine.

Quant aux risques, nous ne sommes pas non plus à l’abri de bonnes surprises. La hausse des dépôts bancaires, qui constitue une approximation du taux d’épargne liquide, est spectaculaire dans l’ensemble des pays de la zone, puisque tous ont, d’une façon ou d’une autre, mis en œuvre des politiques de soutien aux salaires et aux ménages, en une période où il était difficile de consommer. En cas de retour de la confiance, cette accumulation de liquidités pourrait permettre une forte hausse de la consommation.

À ce titre, l’écart entre la prévision de consommation privée que nous avions réalisée au troisième trimestre 2020 avec celle réalisée quelques mois plus tôt, au deuxième trimestre – ce que l’on appelle la « surprise de consommation » – est nettement positif : en sortie de confinement, les ménages ont ainsi beaucoup consommé, bien plus que ce à quoi s’attendaient les économistes.

Le taux de liquidité des ménages américains a explosé, car le gouvernement américain a très largement soutenu les ménages, parfois au-delà de ce qu’ils pouvaient dépenser ; néanmoins, comme la politique budgétaire est assez incertaine aux États-Unis, la surprise de consommation a peut-être été un peu moins forte, par exemple, qu’en France.

Le marché de l’emploi nous inspire toujours des inquiétudes. Le nombre d’heures travaillées pendant le confinement a diminué dans des proportions importantes. Cela reste vrai même lorsque l’on s’intéresse aux données les plus récentes. Au mois d’octobre, alors que les pays de l’OCDE n’étaient pas reconfinés, le nombre d’heures travaillées restait inférieur au niveau d’activité habituel.

Les données dont nous disposons, qui concernent en l’occurrence principalement des pays anglophones, soulignent de plus que le nombre d’offres d’emploi publiées a fortement chuté au mois d’avril. La situation s’est progressivement rétablie, jusqu’au mois d’octobre, sans revenir aux niveaux habituels, avant de se dégrader de nouveau, en particulier dans les secteurs de l’hôtellerie-restauration, des loisirs, et, plus généralement, dans tous les métiers qui nécessitent un rapport humain. Cela reste peu rassurant, et nous craignons que cette situation, caractérisée par des difficultés durables, ne laisse des cicatrices sur le marché de l’emploi.

En dépit du soutien apporté par les gouvernements, les analyses faites sur les entreprises dont les bilans étaient sains montrent que les plus petites et les plus jeunes, souvent innovantes, sont particulièrement touchées par la crise. Cette situation accentue la menace sur l’emploi.

Le niveau de la dette des entreprises non financières est revenu à un niveau équivalent ou supérieur à celui de 2009. Ce n’est pas particulièrement inquiétant en ce qui concerne les pays avancés, où les banques centrales jouent un rôle de soutien. C’est plus préoccupant dans les pays émergents, dont les banques centrales n’ont pas les mêmes capacités d’intervention.

J’appelle votre attention sur les risques pesant plus spécifiquement sur la situation des jeunes et des enfants, qui constituent les classes d’âge les plus durement touchées par la crise.

En 2019, le taux de chômage des jeunes n’était toujours pas revenu à son niveau de 2007, son niveau d’avant la crise financière. Il va sans dire que la crise actuelle aura un impact supplémentaire sur cette situation déjà fragile.

Par ailleurs, nous risquons de créer d’autres « générations perdues », en plus de celle qui entre actuellement sur le marché du travail, notamment celle des enfants actuellement à l’école. Si les données dont nous disposons soulignent que les enfants des ménages favorisés ont brièvement décroché au début du confinement mais sont rapidement parvenus à s’adapter et à suivre les cours grâce aux outils en ligne, les enfants des ménages les plus défavorisés ont éprouvé des difficultés bien plus grandes à suivre les enseignements. Cette situation accentue des inégalités et des disparités sociales déjà très fortes. Ces observations, fondées sur des données hebdomadaires des États-Unis, valent également pour d’autres pays de l’OCDE.

Nos recommandations portent prioritairement sur la communication des gouvernements à propos des politiques publiques de santé, et ce pour deux raisons. Premièrement, une part significative des populations des pays de l’OCDE n’a pas adhéré aux mesures de traçage des contacts et d’isolation. Deuxièmement, si la méfiance envers un vaccin diminue au fil du temps et si son acceptabilité augmente, la France est particulièrement mal classée au regard de ces deux paramètres ; il y a là un véritable enjeu.

De plus, les gouvernements doivent absolument continuer de soutenir entreprises et ménages tant que la croissance n’aura pas retrouvé un niveau suffisant. Lors de la dernière grande crise financière, l’erreur de politique économique commise ne tenait pas à une insuffisance du soutien à l’économie pendant la crise mais au resserrement du soutien dès les années 2010 et 2011.

Cette erreur ne doit pas être répétée en 2021 ou en 2022, d’autant que nous en avons les moyens, compte tenu du coût bien plus réduit de la dette. Je ne dis pas qu’il ne faut pas se préoccuper du niveau de celle-ci, dont l’encours a fortement augmenté, et il est très important de veiller à la qualité de la dépense publique afin d’élever le potentiel de croissance. Nous avons toutefois les moyens de continuer à soutenir l’activité, car le coût de la dette est bien moins élevé actuellement qu’en 2014.

Je vois ainsi deux axes principaux. Le premier est de soutenir le revenu des ménages les plus frappés par la crise, notamment l’emploi à bas salaire, qui s’est effondré avec la crise sanitaire et qui n’a pas retrouvé son niveau antérieur. Actuellement, environ 35 % de cette population doivent avoir recours à des banques alimentaires pour se nourrir. Le second concerne l’éducation, car comme j’ai eu l’occasion de le relever, nous risquons de créer de nouvelles « générations perdues ». Le problème n’est certes pas uniquement financier, mais les données disponibles montrent tout de même que les écoles situées dans les milieux défavorisés disposent de moins de personnel éducatif, et de moins de matériel qu’ailleurs. Si cela se vérifie moins en France, notre pays présente d’autres caractéristiques : notre système pédagogique est ainsi l’un de ceux dans lesquels les professeurs passent le moins de temps à discuter de pédagogie au sein de l’institution.

Enfin, nos autres recommandations portent sur la transition énergétique et le développement des technologies digitales, que je n’ai pas le temps de vous détailler ici. J’insiste néanmoins : une question essentielle pour assurer la soutenabilité de la dette réside dans la nature et la qualité des dépenses qu’elle finance.

M. le président Éric Woerth. Je vous remercie pour vos interventions.

Le Gouvernement prévoit une récession de 11 % cette année. Quel regard portez-vous sur cette prévision, qui paraît très pessimiste au regard de celles de vos différents instituts ?

En ce qui concerne le chômage, partagez-vous le pessimisme de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) pour l’année 2021 ? Je n’en ai pas le sentiment, mais nous voyons bien que le premier semestre de l’année 2021 sera très difficile.

Plus généralement, vous semblez vous attendre à ce que nous retrouvions rapidement le niveau d’activité que nous connaissions en 2019 : en 2021 pour certains, en 2022 pour d’autres. Le Gouvernement, prudent, évoque plutôt 2022. Considérez-vous cela comme acquis ? Aurons-nous globalement effacé les conséquences de la crise dès 2021 ou 2022, malgré des séquelles qui pourront affecter certaines catégories sociales ou certains secteurs d’activité ?

Que pouvez-vous nous dire de plus sur l’endettement, qui nous préoccupe tous ? J’ai bien compris qu’actuellement la dette nous coûtait moins cher que lorsque nous étions moins endettés – ce qui est formidable –, mais les taux ne sont peut-être pas indéfiniment bas et l’abondance de liquidités n’est pas forcément éternelle. Quel regard portez-vous sur la politique monétaire actuelle et sur le niveau des taux d’intérêt ?

M. Laurent Saint-Martin, rapporteur général. Merci à tous trois pour ces présentations extrêmement complètes et intéressantes, alors que cette période charnière suscite de nombreuses interrogations.

Les analyses de l’INSEE permettent-elles de distinguer les différentes évolutions de l’investissement des ménages, de la consommation des ménages ainsi que de l’investissement des entreprises dans le contexte attendu de rebond en 2021 ? Peut-on piloter leur évolution par des outils incitatifs ? Quels sont les meilleurs dispositifs pour stimuler la reprise et la croissance ?

Au sujet de la consommation, je découvre grâce à vos graphiques la réalité des effets du Black Friday, dont on a beaucoup parlé cet automne. Vous évaluez à 9 % et le Gouvernement à 11 % la récession en 2020. Que le Gouvernement soit prudent voire pessimiste, c’est dorénavant assez classique et compréhensible, mais, pour ma part, j’aimerais comprendre comment vous abordez la question du niveau du déficit et de l’endettement en 2021. Entre la première et la seconde lecture du projet de loi de finances (PLF), la projection d’aggravation du déficit public est passée de 6,7 % à 8,5 % pour l’année prochaine. Le niveau de croissance prévisionnel est quant à lui passé de 8 % à 6 %. Nous avons ainsi inversé notre relation à la dette : 2021 ne sera pas une année de stabilisation voire de décrue de l’endettement, et nous assumons au contraire que ce sera encore une année d’aggravation de l’endettement – les dangers auxquels nous expose le service de la dette relèvent d’un autre débat. Est-ce également ainsi que vous l’envisagez ?

Par ailleurs, si la Banque de France estime que le taux de chômage atteindra jusqu’à 11 % avant de redescendre au même niveau que 2017 en 2022, la décrue sera-t-elle l’occasion de mouvements, de ce point de vue, entre les secteurs d’activité et les branches ? Et certaines politiques publiques comme la baisse des impôts de production sont-elles susceptibles de contribuer à créer des emplois et de changer le braquet notamment dans le secteur industriel ?

Je suis par ailleurs interpellé par les comparaisons de la France avec l’Italie et l’Espagne concernant la dette non financière : si la France aggrave son mur de dette privée non financière, cela sauve-t-il davantage d’entreprises et d’emplois ? Il faut que le jeu en vaille la chandelle.

La commission chargée d’analyser la trajectoire des finances publiques, dont fait d’ailleurs partie Jean-Luc Tavernier, commence ses travaux. Son président Jean Arthuis a donné une interview aux Échos et Olivier Blanchard lui a répondu en soulignant à quel point, une fois de plus, le regard français sur la dette était erroné, mais, finalement, ne disons-nous pas tous la même chose ? Grâce à un service de la dette particulièrement favorable, il faut évidemment s’endetter à court terme, mais, comme le dit Jean Arthuis – et c’est tout aussi juste –, il est nécessaire de réfléchir dès aujourd’hui à des conditions de stabilisation et de réduction de la dette. Les divergences ne tiennent-elles pas simplement au fait que les horizons temporels considérés sont différents ?

Dernière question, François Écalle a indiqué que le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) pourrait réaliser le travail de cette commission sur l’avenir des finances publiques, moyennant une modification de la loi organique du 17 décembre 2012 relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques. À votre connaissance, les institutions homologues du HCFP réalisent-elles un tel travail d’analyse de l’évolution des finances publiques et de l’endettement ?

M. le président Éric Woerth. En guise de boutade, je dirai au rapporteur général que la question de la dette en France est toujours celle de sa temporalité par rapport aux autres pays…

M. Daniel Labaronne. Merci, madame, messieurs, pour vos présentations riches, complètes et passionnantes.

Vos statistiques soulignent une capacité de rebond de l’économie française. Les projections de l’Eurosystème présentées tout à l’heure montrent que la croissance du PIB sera plus forte en France qu’en Allemagne ou en Italie en 2021 et 2022. J’aimerais vous interroger sur les facteurs de la résilience de l’économie française : selon vous, tient-elle aux mesures fortes de soutien aux ménages, au rôle d’amortisseur du secteur public, à notre moindre ouverture au commerce extérieur ou aux mesures sanitaires plus fortes que nous avons prises lors du premier confinement ?

La politique monétaire expansionniste, voire très accommodante, de la Banque centrale européenne se traduit par un accroissement de la quantité de monnaie en circulation dans la zone euro, notamment en France, à un rythme supérieur à celui de la croissance de la production de biens et services. Or, si l’inflation des biens et services ne progresse pas, le prix des actifs mobiliers, lui, augmente significativement. Ne craignez-vous pas une bulle financière ? Le cas échéant, l’éclatement de celle-ci ne perturberait-il pas la reprise de l’économie réelle ?

Par ailleurs, si la politique monétaire accommodante a permis d’éviter les problèmes de liquidité au sein du secteur bancaire, qu’en est-il de la solvabilité de nos banques ? Est-ce qu’une analyse des risques de défaillance des banques a été menée, par exemple dans le cadre du mécanisme européen de stabilité ?

Certains économistes voient dans le décalage entre le niveau d’endettement des entreprises et la chute des défaillances la preuve d’une « zombification » de l’économie, avec des entreprises que l’on maintiendrait sous perfusion. Partagez-vous cette analyse ? Ce risque de maintien en vie artificiel de ces entreprises non viables grâce aux aides existe-t-il vraiment ?

Mme Marie-Christine Dalloz. Tout d’abord, merci, madame, messieurs, pour ces différentes analyses.

L’INSEE estime à 9 points la baisse du PIB en 2020, mais disposez-vous de chiffres précis sur les pertes mensuelles des secteurs de l’hôtellerie-restauration et de la culture, dont je crains qu’elles ne soient sensiblement plus importantes que celles des autres secteurs ?

Par ailleurs, pourquoi donc le pouvoir d’achat des ménages baisserait-il de 0,3 %, alors que l’on ne cesse d’annoncer qu’il y aura moins d’impôts, que les ménages ont fait des économies ? Pourquoi le pouvoir d’achat ne décollerait-il pas plutôt ?

J’ai bien compris que le confinement au quatrième trimestre repoussait de six mois la reprise en 2021. Il est acté que 700 000 emplois marchands ont été perdus en 2020, et 390 000 emplois supplémentaires sont annoncés pour 2022. Cela signifie-t-il que l’on perd encore des emplois en 2021 ? Quand l’emploi retrouvera-t-il son niveau de 2019 ?

Par ailleurs, la perte de 30 000 emplois non salariés en 2020 et 15 000 en 2021 me semble faible par rapport à celle que connaîtront certains secteurs, notamment la restauration.

Le montant cumulé des dettes privée et publique est colossal. La Banque de France évoquait un ratio de dette publique de 120 % du PIB en 2021, mais il me semble qu’aux termes du projet de loi de finances, il devrait atteindre 124 %. Un écart de plus de vingt points avec la zone euro me semble inquiétant : quel était l’écart constaté avant la crise ?

M. Jean-Noël Barrot. Merci à tous les trois pour ces présentations passionnantes.

Une partie de la faiblesse de la consommation et de l’investissement est, nous nous en rendons bien compte, de nature conjoncturelle, liée à l’incertitude et au contexte sanitaire. Il pourrait y avoir également une réallocation structurelle des ressources : on s’attend à ce que certains secteurs pâtissent durablement de changements d’habitudes de consommation. Vos prévisions intègrent-elles ce fait ?

L’épargne supplémentaire de 130 milliards d’euros évoquée par M. Garnier est-elle uniquement composée d’une épargne de précaution ? On peut supposer qu’elle se convertira, une fois l’incertitude levée, en consommation, mais n’inclut-elle pas aussi une part d’épargne forcée dont on peut se demander si et quand elle va se convertir en consommation. Nous n’avons jamais connu un tel épisode de forte hausse de l’épargne par le passé. Comment cela est-il intégré à vos prévisions ?

Par ailleurs, si la dette des entreprises privées est compensée par une hausse de la trésorerie, il serait intéressant de connaître la situation de chaque type d’entreprises. Cette compensation est peut-être davantage marquée chez les grandes entreprises que chez les plus petites, et d’autres distinctions pourraient être envisagées. Avez-vous des données ?

Le faible niveau de défaillance des entreprises, abordé dans un récent rapport du Conseil d’analyse économique, ne s’observe pas uniquement en France mais à quoi faut-il s’attendre en 2021 ?

Mme. Valérie Rabault. Merci, madame, messieurs, pour ces présentations toujours passionnantes.

En ce qui concerne la hausse plus que significative de la dette privée, à laquelle il faut ajouter celle de la dette publique, connaissons-nous le niveau de dette consolidée publique et privée le plus élevé de tous les pays ?

La problématique des taux d’épargne est mondiale. Les indépendants ayant bénéficié de reports de cotisation et de fiscalité ont épargné. Est-il possible de distinguer l’épargne pure et simple de celle causée par le report des cotisations ?

Troisièmement, l’INSEE s’est concentrée sur la situation des jeunes dans l’édition 2020 de son passionnant France, Portrait social. Les présidents d’université nous alertent au sujet de situations de pauvreté qui s’aggravent chez les étudiants, dans des proportions angoissantes. Auriez-vous des éléments plus précis sur cette tranche de la population « sous les radars », étant donné qu’elle ne bénéficie ni du revenu de solidarité active, ni du chômage, ni de nombreux autres dispositifs. De très mauvaises surprises sont à craindre.

Dernière question, avons-nous des statistiques sur la baisse ou le maintien des notations des entreprises, notamment les PME, grâce aux prêts garantis par l’État ?

M. Charles de Courson. Merci à nos trois invités. Il est toujours intéressant de comparer la situation française à ce qu’il se passe dans le monde. Quelles mesures seraient susceptibles de relancer l’investissement et la consommation des ménages, en dégonflant ces 130 milliards d’euros d’épargne supplémentaire accumulés pendant la crise ?

Quelles mesures seraient susceptibles de relancer l’investissement des entreprises non financières, malgré la chute de leur taux d’épargne mais également l’accroissement tout à la fois des dettes et de la trésorerie des entreprises ?

Quant au creusement des inégalités entre les ménages mais aussi entre les entreprises, ne freinera-t-il pas la reprise ? Et quelles mesures seraient susceptibles de réduire les inégalités face à la crise ?

Vous n’avez pas abordé la situation des banques en Europe. Ne pensez-vous pas que les risques d’effondrement bancaire en Allemagne et en Italie pourraient avoir des conséquences sur notre propre système bancaire ?

M. Jean-Luc Tavernier. La prévision gouvernementale d’une récession de 11 % en 2020 est très prudente. L’INSEE prévoit, pour sa part, une chute à hauteur de 9 %, ce qui correspond à la prévision médiane au vu de la situation actuelle. Le chiffre de 6 % de croissance pour 2021 correspondrait à une évolution presque idéale de la situation sanitaire.

La reprise « en V » de la consommation en France, dès que l’incertitude a semblé levée, a surpris. La consommation est repartie fortement, sauf pour les secteurs du tourisme et des transports. L’incertitude quant à l’évolution de la pandémie est le critère le plus important en matière de consommation, d’épargne et d’investissement. Si l’immunité collective est atteinte dans l’année grâce à la vaccination, je pense que le taux d’épargne reviendra à son niveau traditionnel, mais un peu plus lentement que cet été. La deuxième branche du « V » sera moins pentue du fait des mesures de précaution sanitaire qui perdureront, en particulier dans les bars, les cafés, les restaurants… Il n’y a pas de substitut au rétablissement de la confiance.

L’INSEE ne fait pas de prévision du déficit et de la dette publics. Pour répondre au rapporteur général, nous pouvons toutefois calculer que si la croissance augmente de 3 points de PIB en valeur, avec une dette de 120 % du PIB, celle-ci sera stabilisée lorsque le déficit sera revenu à 3,6 % du PIB. Tant que le déficit est supérieur à ce chiffre, la dette ne sera pas stabilisée.

Il est très difficile de dire quel est le bon niveau de dette publique – c’est un débat récurrent entre économistes. Deux choses me frappent. D’une part, on compte beaucoup sur l’action des banques centrales pour assurer des taux d’intérêt bas. Elles ne peuvent cependant jouer ce rôle que tant qu’elles ne sont pas confrontées à l’inflation. Le risque majeur, à la probabilité encore faible aujourd’hui, est que les banques centrales soient confrontées à un dilemme : la lutte contre l’inflation ou le soutien à l’économie et au rétablissement des finances publiques. D’autre part, les écarts de dette publique vont être majeurs entre les pays de la zone euro, puisque le virus a plus frappé les pays du sud, déjà plus fortement endettés que les pays du nord. À terme, l’écart pourrait être de 100 points entre l’Italie et l’Allemagne. C’est une situation inconnue dans la zone euro, et un test pour la capacité de solidarité entre les pays du nord et ceux du sud.

S’agissant de la dette privée des entreprises, l’INSEE a montré ces dernières années que beaucoup d’entreprises endettées poursuivent des projets de croissance externe. Elles sont endettées mais disposent parallèlement d’un niveau de trésorerie et d’actifs important ; c’est notamment le cas des multinationales, assez nombreuses en France.

L’investissement ne va pas connaître une croissance très rapide début 2020, puisque les projets d’investissement ont été décalés ; l’investissement va repartir moins vite que la consommation, en dépit du faible niveau des taux d’intérêt et des politiques publiques menées. La reprise de l’investissement ne sera donc pas immédiate.

Je ne suis pas vraiment alarmiste en ce qui concerne le taux de chômage, même si l’INSEE n’a pas encore fait de prévision sur le taux de chômage pour le premier semestre 2021. Je ne parierais pas qu’il atteigne 11 % : des mesures ont été adoptées face à la menace de la montée du chômage, comme les mécanismes d’activité partielle et de soutien aux entreprises. De ce fait, la montée du chômage, comme la recrudescence des faillites, ne sera pas brutale.

Quant aux comités budgétaires indépendants, monsieur le rapporteur général, ils ont, en général, plus de prérogatives que notre Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Au HCFP, il y a quelques semaines, nous avons dû nous prononcer sur des prévisions de croissance révisées sans que la saisine mentionne les assiettes et agrégats, même pas la masse salariale, ce qui est frustrant. Cela étant, puisque le HCFP est présidé par le Premier président de la Cour des comptes et composé, pour moitié, de magistrats de la Cour, je ne sais pas si la Cour peut intervenir à toutes les étapes, en ayant à la fois la charge de l’évaluation des politiques publiques et le conseil du Gouvernement, et même un pouvoir juridictionnel. Cela pose question.

Les mesures de soutien ont été ciblées et généreuses, notamment les mesures de soutien aux indépendants qui leur procurent beaucoup de trésorerie pendant ce second confinement. Certaines lacunes apparaissent toutefois, en particulier s’agissant des jeunes, qu’ils soient étudiants, ou non. Ceux qui souffrent le plus sont cependant les travailleurs non déclarés, qui ne peuvent que bénéficier du RSA, quand ils y sont éligibles.

Je suis content que Valérie Rabault ait salué la qualité de France, Portrait social, publié il y a quelques semaines par l’INSEE, qui propose un commentaire de toutes les études sur l’évolution des inégalités pendant la crise. Celle-ci a été un révélateur d’inégalités à tous points de vue. Les plus criantes se situent dans notre système de formation initiale, c’est-à-dire dans l’éducation nationale. Non seulement le niveau baisse, comme l’a prouvé la dernière étude Trends in Mathematics and Science Study sur les mathématiques, mais, surtout, la France est le pays où le déterminisme social est le plus fort dans les résultats à l’école. À mes yeux, c’est le plus alarmant.

Quant à la « zombification », certains secteurs connaissent moins de défaillances d’entreprises qu’en temps normal. Classiquement, le turn-over est important dans le secteur de la restauration, et il le sera encore plus en 2021 et 2022. Les spécialistes des données d’entreprises ne sont pas alarmistes quant à une « zombification » généralisée à tous les secteurs de l’économie.

Pour vous répondre concrètement, madame Dalloz, la chute de 9 % du PIB cache une baisse de 32 % de l’activité dans le secteur hôtelier et de la restauration, et de 25 % pour les services.

À ce stade, nous n’avons pas pu localiser l’épargne des indépendants. Nous essayons de travailler avec les banques – c’est une nouveauté –, mais aujourd’hui, notre appareil statistique ne nous permet pas de connaître les revenus en temps réel, puisque l’INSEE travaille à partir de données administratives, essentiellement fiscales.

Mme Dalloz a été surprise que le revenu disponible brut des ménages ne progresse pas malgré les mesures de soutien et la réduction de la consommation. Si le revenu national a fortement baissé en 2020, cette baisse a en effet été absorbée par l’accroissement du déficit public, et par la diminution des marges des entreprises. Ce n’est pas visible sur le revenu des ménages, qui a chuté de seulement 0,3 % ; c’est différent dans beaucoup d’autres pays, où il baissera plus significativement. Toutefois, la masse salariale distribuée par les entreprises est en forte baisse. Vous ne devez pas être surprise que le revenu des ménages ne soit pas en hausse. La consommation a baissé, ce qui fait que l’épargne a augmenté de 130 milliards d’euros environ, mais l’épargne se situe en aval du revenu.

M. Olivier Garnier. Selon notre nouvelle projection, l’économie revient au niveau de l’année 2019 à la mi-2022, alors que notre projection précédente plaçait ce retour au début de l’année 2022, et nous ne parlons pas du niveau auquel l’économie se situerait s’il n’y avait pas eu la crise. L’économie n’a pas rattrapé la croissance perdue pendant les deux années de crise, et cette perte de croissance peut entamer le PIB potentiel, c’est-à-dire le potentiel productif, ce qui aurait comme effet que la croissance soit plus faible lors du retour à la normale. Nous projetons donc un retour au PIB de 2019 à la mi-2022 – au début de l’année 2022 dans l’hypothèse où un scénario favorable se réaliserait.

Quant au retour au niveau d’emploi antérieur à la crise, selon nos prévisions, madame Dalloz, il y aurait de 700 000 à 750 000 pertes d’emploi en 2020, puis la création de 45 000 emplois en 2021, un peu moins de 400 000 en 2022 et un peu moins de 100 000 en 2023. Cela signifierait que nous n’aurions alors pas encore retrouvé les emplois perdus en 2020.

M. Labaronne nous a interrogés sur les prévisions de croissance par rapport à nos partenaires de la zone euro. Si notre taux prévisionnel pour 2021 est supérieur à la moyenne de la zone euro, il serait trompeur de ne prendre en considération que ce chiffre. Dans la mesure où nous avons plus baissé en 2020, nous ne faisons au total ni mieux ni moins bien que cette moyenne.

Notre consommation est supérieure, et c’est ce qui explique notre résilience. En matière d’exportations, en revanche, nous sommes en 2020 moins performants que nos partenaires. C’est particulièrement clair par rapport à l’Allemagne, qui est un très gros exportateur. Les services, dont le tourisme, pèsent pour 30 % dans nos exportations de biens et services, alors que l’Allemagne est davantage un exportateur industriel, mais, même en Italie et en Espagne, où le tourisme et le voyage représentent 50 % des exportations de services, il semble que les exportations repartent plus vite. Nous avons en tout cas perdu des parts de marché et nous n’en regagnons pas pour le moment.

Dans les projections que nous effectuons en matière de finances publiques, le ratio d’endettement public augmente encore un peu entre 2020 et 2021. On resterait fin 2020 en deçà des 120 %, qui ne seraient atteints qu’en 2021. Compte tenu de nos hypothèses de croissance, différentes de celles du Gouvernement, le déficit public représenterait encore environ 7 % du PIB en 2021. À l’horizon 2023 et à politique inchangée – sachant que nos prévisions intègrent le plan de relance –, il s’établirait à 4 %.

M. Jean-Noël Barrot nous a interrogés sur la nature de la dette privée au regard de la trésorerie des entreprises. Comme l’a dit M. Tavernier, le fait que le ratio de dette des entreprises soit plus élevé en France que chez nos partenaires tient sans doute à ce que nous avons beaucoup de multinationales, lesquelles émettent en France, mais souvent pour financer des activités à l’étranger. Le PIB étant par nature domestique, le ratio n’est pas forcément représentatif.

Cela dit, dans la période récente, ce sont plutôt les PME qui se sont endettées. Cet endettement comprend sans doute un endettement de précaution, car, de même qu’il y a une épargne de précaution, il existe un endettement de précaution : nous avons observé que les entreprises ont tiré sur les lignes de crédit qu’elles avaient auprès des banques et nos enquêtes sur les PGE ont montré que les entreprises recourent souvent à ces prêts par précaution. Cela trouve sa traduction dans la trésorerie. Comme je l’expliquais au sujet du crédit interentreprises, la distribution du cash et de la dette dans cette augmentation n’est pas complètement définie.

Même en distinguant les secteurs, l’augmentation de la dette est assez homogène. Les secteurs les plus touchés par la crise, comme l’hôtellerie-restauration, ne sont pas ceux qui se sont le plus endettés. Du reste, d’autres mécanismes d’aide, de type fonds de solidarité, leur sont destinés. On est plus dans une logique de subvention que de PGE.

Madame Rabault, lorsque l’on additionne dette publique et dette privée à partir de nos statistiques trimestrielles pour l’ensemble des pays de la zone euros, les chiffres de juin montrent que la France est effectivement passée – de peu – en tête, avec 264 % du PIB. L’Italie est à 261 %, l’Espagne à 240 % et l’Allemagne à 167 %. La moyenne de la zone euro se situe à environ 120 %. La France et l’Italie sont donc en tête, mais avec une répartition différente entre dette publique et dette privée.

La tendance, qui était déjà observable avant la crise, est au gonflement des bilans dans le secteur non financier : aussi bien les ménages que les entreprises font davantage de dépôts et, dans le même temps, la dette privée et publique augmente. C’est un phénomène assez caractéristique que l’on retrouve au niveau mondial, avec, à la fois, beaucoup de dette et beaucoup de cash, et qui explique le fort appétit pour les titres de dette publique même lorsque les pays émettent à des taux négatifs.

Cet excès de cash dans l’économie mondiale nous renvoie aux politiques monétaires. Selon M. Labaronne, si cette politique monétaire ne fait pas repartir l’inflation, en tout cas pour les biens et services, elle a peut-être des conséquences sur les prix des actifs, notamment mobiliers. Pour ma part, je ne crois pas qu’il soit exact de dire qu’elle n’a pas d’influence sur l’inflation. Pour étayer une telle affirmation, il faut faire ce que les économistes appellent un « contrefactuel » afin d’établir ce qui se serait passé en termes d’inflation si l’on n’avait pas mené cette politique-là. Au niveau de l’Eurosystème, nous avons procédé à de telles analyses à partir de modèles. Il en ressort, pour la période 2014-2019, que l’effet sur les prix de la politique monétaire que l’on a menée est d’environ 150 points de base, soit 1,5 %. En d’autres termes, les pressions déflationnistes auraient été beaucoup plus fortes si l’on n’avait pas conduit cette politique.

Bref, on ne peut dire que cette politique ne marche pas, mais nous sommes dans un contexte d’excès de cash dans le monde qui fait que le taux d’intérêt d’équilibre dans l’économie mondiale est beaucoup plus bas, si bien que les politiques monétaires ont sans doute moins de « traction » qu’à d’autres époques. Certains diront qu’il est d’autant plus nécessaire d’en faire plus, d’autres qu’il faut utiliser d’autres instruments.

S’agissant du prix des actifs, nous disposons d’autres instruments, notamment la politique macroprudentielle, pour prendre en compte les effets éventuels sur la stabilité financière. En France, le Haut Conseil de stabilité financière a déjà pris des mesures.

MM. Labaronne et de Courson ont également évoqué le système bancaire.

À la différence de la précédente crise, les banques n’ont pas été la cause de la crise, mais ont apporté au contraire une solution, un soutien. Cela montre que les mesures prises postérieurement à 2008-2009, aussi bien en matière de supervision que dans le domaine prudentiel, ont été efficaces : les banques sont arrivées dans cette nouvelle crise mieux capitalisées et ont pu contribuer en matière de crédit. Comme je l’avais dit lors d’une précédente séance, c’est en France que la croissance du crédit aux entreprises est la plus forte, avec des taux à deux chiffres, et c’est aussi en France que le taux du crédit aux entreprises est le plus bas.

Les banques risquent-elles de rencontrer un problème de solvabilité ? À ce stade, on n’en voit aucun signe. Le mécanisme de supervision permet un suivi étroit. Il peut y avoir ici ou là, dans certaines banques, des difficultés, mais, aujourd’hui, le sujet, pour les banques en Europe, est plus celui de la profitabilité que celui de la solvabilité. Pour de nombreuses raisons, qui ne sont pas seulement liées aux taux d’intérêt bas – il existe aussi des facteurs structurels  , la profitabilité des banques est plus basse en Europe que dans d’autres zones du monde.

En tout état de cause, les banques sont en situation d’apporter leur concours à l’économie.

S’agissant de la question de Mme Rabault sur les notations, nous communiquerons notre réponse par écrit.

Mme Laurence Boone. Dans nos prévisions également, ce n’est qu’à la mi-2022 que l’on retrouve le niveau de 2019. La perte est plus grande si l’on prend l’ensemble des pays de l’OCDE. Dans le scénario central, elle est de 7 trillions d’euros. C’est comme si l’on avait effacé d’un coup le PIB de la France et de l’Allemagne !

Comme l’indiquait M. Tavernier dans son propos introductif, on n’a jamais vu une crise aussi inégalitaire. Non seulement le covid affecte davantage les personnes qui vivent dans de mauvaises conditions, qui exercent des métiers difficiles, qui doivent prendre les transports en commun, etc., mais les secteurs les plus touchés sont ceux qui concentrent le plus de jeunes, de moins qualifiés et de contrats précaires.

Quand on se retrouvera, au milieu de 2022, dans la situation de 2019, ce sera en fait une situation pire pour la société puisqu’on aura creusé des inégalités. Je vous rappelle – n’y voyez aucune impertinence de ma part – qu’avant 2019 non seulement la croissance était inférieure à 2 %, mais il y avait des Gilets jaunes dans la rue.

Je crois donc que cette inquiétude doit être le compas de notre politique budgétaire. Non seulement on aura creusé les inégalités par le bas, mais les travaux du Conseil d’analyse économique montrent que les 10 ou 20 % les plus aisés se seront enrichis du fait de l’inflation des actifs financiers – il faut garder à l’esprit cet effet secondaire de la politique monétaire. Du fait du creusement des inégalités, la situation sera pire que celle de 2019.

Ce n’est pas tant une question de redistribution que d’accès aux possibilités. Selon la dernière enquête PISA – programme international pour le suivi des acquis des élèves – de l’OCDE, les élèves français de quatrième ont les plus mauvaises performances en mathématiques de tous les pays de l’OCDE. Le niveau n’a cessé de baisser et l’écart entre les enfants de milieux favorisés et les autres ne cesse de s’accroître.

Non seulement nous vivons une situation terrible, mais les écarts se creusent, ce qui rendra cette situation encore plus terrible demain.

Je vous invite à lire la publication récente de l’OCDE intitulée Health at a Glance : Europe 2020, qui montre les écarts dans l’accès aux soins des différentes couches de la population. La France, là aussi, se classe parmi les pires.

Ce n’est pas tant, je le répète, une question de redistribution – celle-ci est colossale chez nous – que d’accès aux soins ou à l’éducation.

En France, les professeurs sont très mal payés par rapport à leurs homologues de l’OCDE, sauf en fin de carrière ; les personnels de santé, dont les infirmières, font également partie des plus mal payés et il n’existe pas chez nous, contrairement à d’autres pays, de gradation entre infirmière et infirmière qualifiée.

Je pense que la soutenabilité de la dette de demain reposera à la fois sur la croissance et sur des institutions solides, dans lesquelles la population a confiance. Dès lors que de l’argent semble entièrement disponible, il faut utiliser cet argent pour répondre aux problèmes structurels de l’économie, à savoir l’éducation, la santé et l’accès au marché du travail pour les populations les moins qualifiées. En la matière, nos voisins européens – notamment l’Allemagne – font mieux.

J’ajoute que la BCE n’a jamais réussi à normaliser sa politique monétaire depuis la crise financière. Nous devons nous projeter dans un monde où les taux d’intérêt ne remonteront pas rapidement – à moins que ne survienne une crise inflationniste, ce qui est difficile à concevoir compte tenu de l’atonie de la demande. Cela pose la question de l’appétit au risque et, ainsi que l’a dit M. de Courson, de la façon dont on peut orienter l’épargne accumulée. La réglementation et les incitations fiscales peuvent en effet diriger l’épargne vers des actifs plus risqués, sous couvert des politiques macroprudentielles évoquées par M. Garnier.

Je rappelle enfin que, dans de nombreux pays, les conseils de stabilité des finances publiques ont plus de pouvoirs que notre Haut Conseil des finances publiques. Certains délivrent une appréciation sur la politique du gouvernement au regard d’une trajectoire de finances publiques. Je pense notamment à l’instance suédoise, qui me semble à la fois la plus libre, la plus indépendante et la plus avancée pour ce qui est des outils utilisés, et qui rend compte, bien entendu, de son activité au Parlement.

M. le président Éric Woerth. Je vous remercie pour la qualité de vos exposés et de vos réponses. Il était important de terminer l’année avec cette vision plus lointaine et plus internationale de la situation.

M. Laurent Saint-Martin, rapporteur général. Je remercie également nos trois invités. Les informations et les données qu’ils nous ont fournies sont précieuses et nous donnent de quoi méditer pour les prochaines semaines.