Compte rendu

Commission
des lois constitutionnelles,
de la législation
et de l’administration
générale de la République

 

 Examen de la proposition de loi constitutionnelle, adoptée par le Sénat, visant à garantir la prééminence des lois de la République (n° 3439) (Mme Annie Genevard, rapporteure)              2

 Information relative à la Commission.................5

 

 


Mercredi
25 novembre 2020

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 27

session ordinaire de 2020-2021

Présidence de
Mme Yaël Braun-Pivet, présidente
 

 


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La réunion débute à 10 heures 30.

Présidence de Mme Yaël Braun-Pivet, présidente.

La Commission examine la proposition de loi constitutionnelle, adoptée par le Sénat, visant à garantir la prééminence des lois de la République (n° 3439) (Mme Annie Genevard, rapporteure).

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Mes chers collègues, nos travaux de ce matin sont consacrés à l’examen de la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République, inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale par le groupe Les Républicains et dont Mme Annie Genevard est la rapporteure.

Mme Annie Genevard, rapporteure. Notre République est fondée sur une conception tolérante et ouverte de la liberté d’expression, de la liberté de conscience et du libre exercice des cultes. Elle permet à chacun de défendre ses croyances et ses idées, dans le respect d’autrui et de la loi. En cela, elle garantit l’application concrète de notre devise : « liberté, égalité, fraternité ».

Cet édifice, patiemment construit depuis la Révolution de 1789, s’appuie sur des principes qui s’imposent à tous. La reconnaissance de l’égale dignité des citoyens et de la prééminence de certaines valeurs – qualifiées d’universelles tant elles semblent être le propre de l’homme – sur les croyances particulières, sur les opinions et les préférences individuelles, constitue la condition d’un destin commun auquel la majorité des Français adhère.

Or ce modèle politique et social français, si singulier parmi les grandes démocraties, fait l’objet d’attaques croissantes depuis quelques décennies. Sur fond d’essor des revendications religieuses et identitaires, c’est un véritable contre-modèle que certains souhaitent désormais imposer sur notre territoire. Dans les lieux de culte, les associations, les clubs sportifs, les entreprises, mais également dans la vie de nombre de municipalités, le communautarisme est de plus en plus visible et actif.

Le constat est sans appel : entrisme systématique dans tous les aspects de la vie quotidienne dans certains territoires, repli identitaire, recul du droit des femmes et des enfants, pressions psychologiques, sociales et parfois économiques. Ce constat s’aggrave depuis des années, malgré les alertes lancées par les acteurs de terrain. Il y a désormais urgence à agir ; nous sommes nombreux à en être convaincus, toutes sensibilités confondues. Notre expérience d’élus, les échanges que nous avons dans nos circonscriptions et les inquiétudes exprimées par nos concitoyens, quel que soit leur rapport à la religion, en attestent, dans un contexte marqué par l’accroissement des tensions, voire des violences, dans notre société.

De récents sondages illustrent cette dégradation de l’adhésion aux valeurs républicaines. À titre d’exemple, 74 % des jeunes personnes de confession musulmane déclarent faire passer leurs convictions religieuses avant les valeurs de la République ; 57 % d’entre elles considèrent que la charia est plus importante que la loi de la République. Si le communautarisme ne touche pas cette seule confession, ces chiffres n’en demeurent pas moins préoccupants. Ils sont à rapprocher de la montée d’un islam politique plus radical, en grande partie importé sur notre territoire et lié à l’évolution de la situation politique au Levant et au Moyen-Orient.

Dans les établissements scolaires, dans les services publics, dans les entreprises, nombreux sont ceux qui se sentent démunis face à des revendications contraires à nos valeurs et à la difficulté d’établir un dialogue. Je pense aux médecins qui ne peuvent examiner leurs patients dans de bonnes conditions, aux enseignants qui préfèrent désormais s’autocensurer pour éviter l’incompréhension ou les conflits avec les élèves et leurs parents – l’assassinat de Samuel Paty en est un intolérable et douloureux témoignage –, aux employeurs menacés de recours contentieux au moindre rappel des règles, aux associations qui voient leur fonctionnement entravé, leur accès interdit aux femmes ou à des membres pratiquant d’autres religions, ayant d’autres origines. Tout cela est désormais bien documenté, et la situation ne cesse de se dégrader. Un dixième des quartiers prioritaires de la politique de la ville serait sous l’emprise de l’islam radical et cette influence est diffuse dans nombre d’autres territoires.

Face à cette situation, il est plus que jamais nécessaire de rappeler la valeur de nos principes républicains et la primauté de la règle commune sur les revendications individuelles. C’est tout l’objet de la proposition de loi constitutionnelle de nos collègues sénateurs Philippe Bas, Bruno Retailleau et Hervé Marseille. Celle-ci réaffirme, en son article 1er, l’évidence : nul ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer de la règle commune. Ce faisant, elle complète les dispositions de l’article 1er de la Constitution et en éclaire le sens. La République est indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle reconnaît l’égalité entre les citoyens. Par conséquent, ceux-ci ne peuvent exciper de leurs différences pour ne pas respecter les règles en vigueur, sauf si ces dernières le prévoient expressément.

L’article 2 prévoit d’inscrire à l’article 4 de la Constitution l’obligation pour les partis politiques de respecter le principe de laïcité, au même titre que la souveraineté nationale et la démocratie. En effet, si les listes communautaires demeurent encore peu nombreuses, elles influent de plus en plus, dans certains territoires, sur le système politique local. Aux dernières élections européennes et municipales, elles ont parfois réalisé des résultats ouvrant droit à des financements publics. Or ces partis sont souvent le paravent d’un islam politique défendant des positions contraires à nos valeurs républicaines.

Au Sénat, ces deux dispositions ont été adoptées à l’unanimité des votants, malgré les réticences exprimées par le garde des sceaux. Je voudrais, à cet égard, insister sur la portée de cette proposition de loi constitutionnelle, car beaucoup d’arguments avancés en sa défaveur dans les débats me semblent peu convaincants.

Que permet-elle de faire ? En modifiant la Constitution, elle pose les jalons d’une réaction ferme de la République face à la montée du communautarisme. Loin d’être inutile au motif que la jurisprudence du Conseil constitutionnel serait suffisante, il me semble que, comme le rappelle M. Jean-Éric Schoettl, qui fut secrétaire général de cette institution, il n’est jamais indifférent d’inscrire dans le marbre constitutionnel une jurisprudence : un juge peut changer de position au cours des années, notamment en épousant un esprit des temps plus en phase avec l’idéologie des élites qu’avec le sentiment du peuple ; ce qui est inscrit dans la Constitution y reste en revanche. Comme l’a rappelé le professeur Anne Levade, l’affirmation de ce principe constitue également une sécurité juridique supplémentaire pour tous ceux qui sont confrontés à des revendications communautaristes. Elle considère ainsi qu’il s’agit d’une « révision astucieuse et clarificatrice, à droit constitutionnel constant », en réaffirmant la primauté de la règle commune sur les convictions religieuses, mais aussi identitaires, ce que n’a pas précisé expressément la jurisprudence du Conseil à ce jour.

Par ailleurs, cette proposition complète utilement le projet de loi confortant les principes républicains qui sera présenté en conseil des ministres le 9 décembre. Elle permet en effet de couvrir des champs qui ne le sont pas par ce projet, notamment les acteurs de la sphère privée, managers et employeurs, confrontés à la hausse des faits religieux ou identitaires. Les valeurs républicaines ne s’arrêtent pas au seuil d’une entreprise, d’un cabinet médical ou d’un club de sport. Elles s’imposent partout, car elles sont la garantie de l’exercice de nos droits les plus précieux.

Je rappelle également que, dans son discours des Mureaux du 2 octobre, le Président de la République lui-même appelait chacun, selon ses fonctions, à prendre ses responsabilités face aux séparatismes. Il soulignait notamment que les élus seraient au rendez‑vous. Les Républicains, qui n’ont cessé d’alerter le Gouvernement sur cette question, tant à l’Assemblée nationale et au Sénat que sur le terrain, répondent pleinement à cet appel avec la présente proposition de loi.

Je souhaiterais conclure en rappelant clairement ce que ne fait pas cette proposition de loi. Elle ne remet pas en cause les exceptions prévues par le droit en vigueur, qu’il s’agisse de la prise en compte de certaines prescriptions religieuses ou de règles issues de lois antérieures à la loi de 1905 – je pense notamment au statut concordataire de l’Alsace‑Moselle ou au régime particulier de la Guyane. Elle ne remet pas en question non plus la possibilité pour des partis de se revendiquer d’un héritage religieux ou philosophique, tant qu’ils ne militent pas contre le caractère laïque de notre République. Elle permet simplement de rappeler avec force et solennité que la seule communauté d’appartenance des Français est la communauté nationale, diverse, unie et fraternelle.

M. Bruno Questel. Nous sommes appelés par nos collègues Les Républicains à débattre d’une proposition de loi constitutionnelle, adoptée par le Sénat, qui vise à garantir la prééminence des lois de la République. Ce texte a été adopté le 19 octobre au Sénat par 221 voix – 119 sénateurs n’ont pas souhaité participer au scrutin ou se sont abstenus, ne manquant pas, pour certains, de dénoncer dans leurs interventions le caractère inadapté du débat. La séance s’est tenue trois jours après la mort de Samuel Paty, lâchement assassiné par un islamiste radical animé d’intentions multiples et variées, toutes reliées par un sentiment assumé : la haine de la France, de notre histoire, de notre culture.

À la lecture des débats, on mesure l’émotion partagée par tous nos collègues sénateurs, alors même que l’hommage national à ce professeur victime de la barbarie islamiste n’avait pas encore été rendu par le Président de la République et, à travers lui, par la nation tout entière.

À nos collègues Les Républicains, je dois avouer que j’ai eu quelques surprises, aussi bien en prenant connaissance de l’exposé des motifs de la proposition de loi qu’ils défendent qu’en lisant attentivement les débats au Sénat.

En effet, l’image qui était la mienne des institutions de la République, celle de l’étudiant en droit que j’ai été, du citoyen engagé très tôt dans l’action publique, était celle d’une République sacralisée, à laquelle on ne touchait pas par inadvertance ou par ennui. Mais tout se perd, et l’on ne peut que déplorer que même les héritiers, ou supposés tels, du gaullisme n’aient pas trouvé d’autre voie que cette proposition de loi de propagande pour densifier leur discours et, surtout, leurs propositions.

M. Raphaël Schellenberger. Vous ne pouvez pas dire cela !

M. Bruno Questel. En effet, soumettre comme vous le faites le texte constitutionnel aux aléas de l’histoire contemporaine, aussi dramatiques et réels soient-ils, revient d’une certaine manière à renoncer par avance à réformer le pays avec nous, comme nous l’entreprendrons dans quelques semaines avec le projet de loi confortant les principes républicains.

À La République en Marche, nous regrettons votre démarche. En effet, madame la présidente Genevard, j’ai lu votre interview dans Le Figaro d’aujourd’hui, où vous déclarez : « La Constitution peut être révisée sous l’effet des évolutions de la société. » Le général de Gaulle, dans son discours prononcé à Bayeux le 16 juin 1946, estimait tout au contraire : « il est nécessaire que nos institutions démocratiques nouvelles compensent, par elles-mêmes, les effets de notre perpétuelle effervescence ».

Mes chers collègues, vous l’aurez compris, le groupe La République en Marche ne votera pas cette proposition de loi constitutionnelle que, pour ma part, je qualifierai de cosmétique et qui, comme le déclarait pendant les débats au Sénat Patrick Kanner, président du groupe Socialiste, a pour but premier non pas l’efficacité, mais l’affichage. Comme lui, nous considérons que votre proposition de loi constitutionnelle, ne vous en déplaise, correspond à votre agenda interne.

Contrairement à vous, nous ne pensons pas qu’il suffise de compléter l’article 1er de la Constitution par les mots : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune » pour combattre l’islamisme radical. La notion de « règle commune » mériterait sans aucun doute d’être développée, voire précisée. Par ailleurs, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a posé clairement, dès 1991, le principe selon lequel la République « ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion » – il s’agissait alors de rejeter la notion de peuple corse. Le Conseil constitutionnel considère également qu’en vertu des dispositions de l’article 1er de la Constitution, la France est une République laïque, et a rappelé, dans sa décision du 19 novembre 2004 relative à la ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe, que cet article interdit « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ». La jurisprudence constitutionnelle répond donc parfaitement aux articles de votre proposition de loi, qui sont en quelque sorte satisfaits.

Pour toutes ces raisons, nous rejetons dans son ensemble votre proposition de loi constitutionnelle. Si nous considérions qu’elle pouvait suffire à résoudre tous les maux de la société et, au-delà, de l’humanité, cela ne ferait que souligner que nous n’avons pas conscience de l’immensité du travail à accomplir pour les résorber.

M. Raphaël Schellenberger. Pitoyable !

M. Éric Ciotti. Cette proposition de loi constitutionnelle me paraît opportune et pertinente. Défendue par nos collègues sénateurs et adoptée à l’unanimité par le Sénat de la République, elle soulève deux questions essentielles : la pérennité du combat pour la laïcité républicaine, qui a fait la France, et la lutte contre une évolution multiculturaliste de notre pays et de notre société, que certains souhaitent, y compris, visiblement, dans le groupe majoritaire.

Il est plus important que jamais d’avoir le courage d’adapter notre Constitution aux menaces nouvelles – car il ne s’agit pas ici de tenir compte de certaines évolutions de la société – qui font planer une très lourde hypothèque sur l’avenir même de notre nation. Nous sommes aux prises avec des germes de désagrégation qui portent les noms de communautarisme et d’islamisme. Ces menaces gagnent clairement du terrain, conquièrent des quartiers, des esprits et des armes sur le territoire de la République. Il faut donc réagir.

Or cette réaction me paraît ne pouvoir revêtir qu’un caractère constitutionnel, notamment au vu de certaines interprétations de notre droit par le juge constitutionnel. Nous en parlions hier encore, madame la présidente, avec le président du tribunal judiciaire de Paris, à propos d’une affaire connexe, à savoir la censure par le Conseil constitutionnel des dispositions relatives au suivi des détenus condamnés pour terrorisme islamiste ou radicalisés en prison. Il a évoqué la gravité de cette question, comme l’avait fait avant lui le procureur national antiterroriste. À un moment, force est de constater que l’interprétation du juge constitutionnel ne nous permet plus de protéger notre nation comme nous le souhaiterions. Il y a donc une question de forme, et le vecteur de la révision constitutionnelle s’impose fortement. C’est chez moi une conviction ancienne, confortée par les récentes décisions du Conseil constitutionnel, qui ont suscité un émoi légitime, pas seulement ici, pas seulement chez la présidente de la commission des Lois, mais aussi chez les magistrats spécialisés dans la lutte contre le terrorisme. Ces derniers nous invitent à mener une réflexion sur la nécessité de passer par une réforme constitutionnelle, ce que les sénateurs ont choisi de faire. Cette proposition de loi nous permettra de lutter plus efficacement contre le communautarisme, contre ce qui constitue désormais pour notre nation une menace terrifiante.

Je rappellerai, chers collègues de la majorité, les propos, hélas ! prémonitoires, d’un des vôtres, qui fut le premier ministre de l’intérieur de ce quinquennat et l’un des fondateurs du macronisme : M. Gérard Collomb. Au moment de quitter la place Beauvau, il prononça ce qui fut sans doute le meilleur discours qu’il ait tenu dans ces fonctions : « On vit côte à côte, je crains que demain on ne vive face à face ». Or le face-à-face, malheureusement, il est là, dans les quartiers, dans nos territoires, dans les écoles, dans les églises, et il est tragique – nous l’avons vu à Nice et à Conflans-Sainte-Honorine. Nous l’avons vu même au moment de l’hommage à Samuel Paty dans les écoles de la République, au cours duquel 400 incidents au moins se sont produits.

M. Erwan Balanant. Pour 7 millions d’élèves !

M. Éric Ciotti. Je suis en train de saisir le Gouvernement de l’un d’entre eux, particulièrement grave, survenu dans un des collèges de ma circonscription, à Nice : une enseignante a fait, là aussi, l’objet de menaces. J’attends qu’elle soit non seulement protégée, mais aussi soutenue par sa hiérarchie, beaucoup plus que ce n’est le cas aujourd’hui. J’ai saisi les autorités compétentes.

Ce texte est donc important. Il est utile de rappeler que nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de sa religion. Peut-être est-il déjà fait référence à la laïcité dans la Constitution, mon cher collègue Questel, mais le fait de ne pouvoir se prévaloir de son origine, en revanche, est nouveau. Or on voit bien un certain nombre de revendications qui traduisent une vision multiculturaliste de la société que nous, Les Républicains, nous récusons profondément. Il y a aussi le danger que représentent les partis communautaristes : ils progressent et peuvent troubler le jeu démocratique, alors même qu’ils n’ont rien à faire sur le territoire de la République. Cette proposition de loi permet de répondre avec efficacité à ces défis. J’osais espérer qu’elle recueillerait l’unanimité de la représentation nationale,…

M. Bruno Questel. Vous ferez l’unanimité contre vous !

M. Éric Ciotti… comme cela a été le cas au Sénat. C’est pour nous, mes chers collègues de la majorité, une énorme déception, qui jette le doute sur la sincérité de votre adhésion aux principes que, par ailleurs, vous prétendez défendre.

Mme Laurence Vichnievsky. Merci, madame la rapporteure, pour votre exposé très clair.

Comme l’a rappelé le garde des sceaux devant la Haute Assemblée, cette proposition de loi constitutionnelle qui nous est transmise par le Sénat s’inscrit dans un contexte politique particulier, celui de la montée de l’islamisme et de la série d’attentats meurtriers que nous connaissons depuis 2015. Elle contient, pour l’essentiel, deux dispositions.

La première pose l’interdiction pour tout groupe ou tout individu de se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune. On ne peut qu’être d’accord avec un tel principe, mais son insertion dans la Constitution pose au moins deux questions.

Premièrement, qu’est-ce que la « règle commune », si ce n’est pas la loi ? On peut imaginer qu’il s’agit de l’ensemble des règles de droit en vigueur, c’est-à-dire du droit positif, censé s’appliquer dans l’État de droit : les lois, les règlements, mais aussi la jurisprudence et la coutume, l’une et l’autre évolutives, sans doute aussi certaines conventions de droit privé comme les conventions collectives, et peut-être, enfin, ce que l’on appelle le « droit mou », ce droit d’intention non contraignant que l’on retrouve de plus en plus souvent dans nos textes. Des explications ont été données par les sénateurs dans l’exposé des motifs et chacun, dans cette commission, comprend bien leur intention générale ; mais nous avons à débattre d’un texte dont la portée n’est pas précise, dans un contexte marqué par une extrême sensibilité aux problèmes qu’il est censé traiter.

Seconde question : quelle serait l’utilité de ces dispositions si elles venaient à être adoptées ? Qu’est-ce que le séparatisme islamiste serait empêché de faire par ce texte qu’il a la liberté de faire en l’état actuel de notre Constitution ? Rien, me semble-t-il. Je ne suis pas convaincue, en particulier, par les exemples donnés dans l’exposé des motifs, qu’il s’agisse de la sécurité routière, de l’enseignement et de la vie scolaire, des hôpitaux et des personnels soignants, de la détention dans les établissements pénitentiaires ou des relations de travail au sein des entreprises. Ce n’est pas la nouvelle rédaction de la Constitution qui empêcherait un maire « pro-islamistes » d’organiser des horaires aménagés dans les piscines municipales comme on en connaît quelques malheureux exemples. À l’inverse, ce n’est pas la rédaction actuelle de la Constitution qui a empêché la Cour de cassation, en 2014, d’imposer à une salariée le respect du principe de laïcité à la crèche Baby Loup de Chanteloup-les-Vignes.

La seconde disposition ajoute le principe de laïcité à ceux de souveraineté nationale et de démocratie, que les partis politiques sont tenus de respecter. Là encore, on ne peut que souscrire à l’intention des auteurs : l’État ne doit pas se mêler des religions et les religions n’ont pas à intervenir dans la conduite de l’État, et plus largement dans la vie politique. Mais là n’est pas le problème.

Notre démocratie est fondée sur la liberté des opinions la plus large possible, sans quoi l’on n’est plus en démocratie. Les limites que pose la Constitution à cette liberté sont donc réduites à l’essentiel : la souveraineté nationale, qui empêche notre nation de sombrer dans la servitude, et la démocratie, qui est le principe même de notre société, le fondement de nos institutions. Plus on ajoutera de nouveaux critères, fussent-ils porteurs de valeurs auxquelles nous sommes tous attachés, plus on limitera la démocratie.

Soyons plus concrets : ce n’est pas avec un tel ajout à l’article 4 de notre Constitution que nous empêcherons l’apparition de listes communautaires aux élections municipales, ni peut-être l’émergence d’un candidat à l’élection présidentielle se réclamant de l’islam.

La réponse est, à mon sens, d’un autre ordre. Près de six ans après l’attentat visant Charlie Hebdo, et alors que perdure l’entreprise terroriste, le moment est venu de poser la question du séparatisme islamiste et de se donner les moyens législatifs, économiques, peut-être démographiques, en tout cas sécuritaires, d’y répondre. Et d’abord de donner un nom aux choses. Je suis convaincue que le Gouvernement y est décidé.

Pour toutes ces raisons, le groupe Modem et démocrates apparentés ne votera pas cette proposition de loi.

Mme Cécile Untermaier. Je vous remercie, madame la vice-présidente de l’Assemblée nationale, de vos propos extrêmement clairs et constructifs.

Les membres du groupe Socialistes et apparentés partagent bien sûr le même objectif, à savoir vivre dans une République laïque. La laïcité est la règle commune, et une religion, quelle qu’elle soit, ne saurait préempter nos valeurs républicaines. Nous sommes nombreux ici, me semble-t-il, à défendre ce point de vue.

Par ailleurs, j’ai bien entendu le constat que vous avez, à juste raison, dressé : la situation s’aggrave. Nous devons évidemment analyser à la fois les causes et les effets de ces phénomènes et nous prémunir des dangers qu’ils pourraient représenter.

Je voudrais revenir sur le titre du texte : « proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République ». Ce qui revient à laisser entendre que la République est en danger. Je ne partage pas ce sentiment et je veux encore moins l’alimenter. Qui plus est, l’enjeu n’est pas tant, me semble-t-il, de garantir la prééminence des lois de la République que de les faire vivre. La vigilance doit d’abord se traduire dans notre courage politique au quotidien : faire vivre les lois de la République, c’est la mission exigeante qui nous incombe d’abord à nous, parlementaires investis par le suffrage universel ; la garantie de leur pérennité, quant à elle, est déjà assurée par la Constitution.

La proposition de loi contient deux articles. Si les dispositions qu’ils prévoient ne figuraient pas déjà dans la Constitution, elles ne poseraient pas de difficulté majeure. « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune », est-il écrit à l’article 1er. Je pense que nous approuvons tous cette affirmation sur le fond, comme c’est également le cas pour l’article 2.

Toutefois, je m’interroge sur l’article 1er : ne pouvoir s’exonérer du respect de la règle commune, c’est la même chose que de se soumettre à la loi. Or ce principe est déjà inscrit dans la Constitution : la loi s’impose à tous.

En ce qui concerne l’article 2, je trouve dommageable de limiter l’exigence de neutralité aux partis politiques : elle ne doit pas s’imposer qu’à eux. L’article 2 limite donc, en réalité, la portée de l’objectif poursuivi.

Le texte contredit même un autre objectif qui me semble visé, à savoir celui de remédier aux fractures que nous constatons – et déplorons – dans la société. La proposition de loi me paraît donc, en réalité, avoir surtout pour raison d’être de préempter les dispositions législatives annoncées depuis des mois par le Président de la République sous les termes « lutte contre les séparatismes ».

Ce qui manque, à notre avis, ce ne sont pas les dispositions que vous proposez d’insérer dans la Constitution, c’est le courage politique, c’est la volonté de faire appliquer les textes qui définissent déjà ces règles. Il faut des lois claires, intelligibles, faisant fi des surenchères des uns et des autres – car les partis politiques, dont nous sommes des représentants, doivent s’interroger sur cette tendance –, des lois qui n’excluent ni le bon sens ni l’humanité, des lois à propos desquelles les responsables politiques doivent faire de la pédagogie, sans démagogie et sans alimenter les peurs. Nous sommes là pour rassurer et protéger, pas pour attiser les inquiétudes dans un monde déjà extrêmement précaire et inquiet.

En conclusion, cette proposition de loi n’ajoute rien à ce que les constituants ont déjà inscrit dans la loi fondamentale. Tout y est : l’article 1er de la Constitution et l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sont là pour nous aider à faire respecter les règles communes.

En revanche, et pour en revenir à notre discussion d’hier soir, s’il est une révision constitutionnelle que l’on devrait envisager, me semble-t-il, car elle est attendue et nécessaire, c’est celle de l’indépendance du parquet. Nous pourrions joindre nos énergies pour remporter cette bataille constitutionnelle que nous avons tant de mal à faire émerger.

M. Dimitri Houbron. Nous examinons une proposition de loi constitutionnelle visant à réaffirmer que les lois de la République prévalent sur les normes découlant de convictions religieuses ou les règles reposant sur des appartenances ethniques.

Le premier article complète l’article 1er de la Constitution pour affirmer le principe selon lequel « nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune. » Pour les auteurs du texte, le principe de règle commune, qui couvrirait la loi et les règlements, mais aussi les règlements intérieurs des entreprises et des services publics, permettrait d’offrir une réponse claire aux revendications de traitements différenciés, par exemple pour des motifs religieux, dans un cadre public ou professionnel. Une telle disposition donnerait ainsi aux autorités publiques comme aux employeurs une base indiscutable pour refuser de telles pratiques.

Le second article précise, à l’article 4 de la Constitution, que les partis et groupements politiques doivent respecter non seulement les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie, mais également la laïcité, afin de faire obstacle aux partis communautaristes. Concrètement, selon les auteurs du texte, ces dispositions feraient obstacle à ce qu’une formation politique remette en cause le principe constitutionnel de séparation des Églises et de l’État.

S’agissant du premier article, le groupe Agir ensemble estime que la rédaction actuelle des articles 1er et 4 de notre Constitution est satisfaisante, dans la mesure où elle est largement protectrice de nos valeurs républicaines. En effet, l’article 1er dispose : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Ainsi, la formule qu’il est proposé d’ajouter n’apporte aucune protection complémentaire aux valeurs de la République. Il ne s’agit pas de faire l’exégèse du texte constitutionnel à l’intérieur de celui-ci. Rappelons également que le Conseil constitutionnel, dans une décision du 19 novembre 2004, a déjà affirmé que les dispositions de l’article 1er « interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

S’agissant de l’article 2 de la proposition de loi, notre groupe soutient qu’il est préférable de débattre et d’enrichir le projet de loi confortant les principes républicains. En effet, c’est un véhicule législatif bien plus adapté pour aborder ces questions liées au communautarisme et renforcer le respect du principe de laïcité, avec des débats plus longs, une étude d’impact et un avis du Conseil d’État.

Toutefois, notre groupe tient à souligner qu’il n’est pas fermé à l’idée de modifier la Constitution si cela est indispensable pour obtenir des résultats et donner davantage de moyens à celles et ceux qui se battent pour le respect de la loi et de nos valeurs.

Fort de ces constats, le groupe Agir ensemble ne votera pas la présente proposition de loi.

M. Pierre Morel-À-L’Huissier. J’ai bien entendu les explications de Mme Annie Genevard sur ce texte qui nous vient du Sénat, où il a été voté dans des circonstances très particulières, à l’unanimité, manifestant une forte volonté de la Haute Assemblée de faire avancer les choses.

Les sénateurs ont choisi de modifier la Constitution, ce qui est une chose difficile, mais la rapporteure a rappelé l’augmentation des tensions et des violences : la situation s’aggrave. Le décès de M. Paty devait, selon moi, constituer un électrochoc. C’est principalement pour cette raison que je considère – peut-être à titre personnel, mais je pense que le groupe UDI et indépendants me suivra – qu’il est nécessaire d’ouvrir le débat : cette révision constitutionnelle pourrait apporter une sécurité juridique supplémentaire et permettre au Conseil constitutionnel d’approfondir sa jurisprudence sur toutes les questions qui sont posées à travers le texte. Notre bien vivre ensemble, notre République sont en difficulté. Il me semble donc que notre loi fondamentale mérite une révision : le débat ouvert aujourd’hui me paraît donc utile.

M. Ugo Bernalicis. Pour mettre d’emblée les choses au clair, je trouve plutôt cocasse que nos collègues du groupe Les Républicains parlent d’un vote à l’unanimité au Sénat alors que plusieurs groupes politiques ont refusé de participer au débat, précisément en raison d’un calendrier pour le moins politicien, puisqu’il s’agissait de réagir à un événement qui a traumatisé beaucoup de Françaises et de Français, pour ne pas dire la totalité d’entre eux, à savoir l’assassinat d’un de nos enseignants. Cela étant, vous n’êtes pas les premiers et ne serez probablement pas les derniers à réagir à l’actualité par un texte – la liste des précédents est trop longue pour que je la dresse, et je ne voudrais pas me faire trop d’adversaires ce matin…

Vous proposez d’inscrire dans la Constitution que le respect de la règle commune l’emporte sur les règles que les uns et les autres pourraient se fixer en fonction de leur religion. Mais après tout, c’est le propre d’une religion que de fixer des règles, celles-ci n’ayant parfois rien à voir avec celles de la République. La question est de savoir si, lorsqu’elles entrent en contradiction, chacun joue bien le jeu démocratique et républicain, et donne la primauté à la loi sur ses convictions religieuses. Il ne s’agit nullement de contraindre la liberté de conscience des uns ou des autres.

J’ai apprécié, madame la rapporteure, que vous preniez soin, dans la première partie de votre présentation, de parler des religions en général – même si, au bout d’un moment, il a bien fallu dire les choses, à savoir que le véritable sujet, c’est l’islamisme, et que c’est lui qui pose le principal problème de communautarisme dans notre pays.

Si je crois qu’il y a en effet un problème de communautarisme dans notre pays, il ne faut pas le réduire à cela ; mais il est vrai qu’il aurait pu paraître bizarre que vous preniez comme exemple de non-respect de la règle commune pour des raisons religieuses le fait, par exemple, que des gens se regroupent devant un établissement religieux pour célébrer une messe, alors qu’en raison du contexte sanitaire, la règle commune ne le permet pas… Je comprends d’ailleurs que vous n’ayez pas retenu cet exemple : nous estimons nous aussi que la liberté de conscience et la liberté de culte sont des droits extrêmement importants et que la République doit faire en sorte qu’ils soient effectifs.

En définitive, quel est le meilleur moyen de lutter contre les communautarismes – et non contre les communautés, car il ne sert à rien de lutter contre elles, d’autant qu’on parle même de communauté nationale –, si ce n’est d’assurer l’effectivité des droits ? Il ne suffit pas de dire que certains mettent leur religion au-dessus des services publics ; dans certains endroits, il n’y a plus de services publics, et c’est peut-être cela, le principal problème ! Le fait d’appartenir d’abord à la communauté nationale et de respecter les lois doit se matérialiser par des droits concrets et des services rendus au public. Je pense que c’est là la principale tâche qui nous attend, et non celle de modifier la Constitution : dans le meilleur des cas, cela ne change rien – vous avez parlé, madame la rapporteure, d’une modification habile de la Constitution à droit constant : la formule est jolie, et je la retiendrai – pour dire que cela ne changera rien ; au pire, l’introduction de notions comme celle de règle commune risque d’entraîner une confusion avec celle de loi, davantage identifiée.

En définitive, vous présentez un texte qui cible les musulmans et s’inscrit dans une longue série de textes et discours publics qui participent de l’accroissement des tensions que vous dites vouloir combattre. L’exigence de considérer de la même manière toutes les religions, commençons par l’appliquer à nous-mêmes ! D’ailleurs, la loi de 1905 dit que la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte, et non qu’elle les reconnait tous.

Nous aurons probablement à débattre beaucoup de ces questions dans les semaines à venir, et je pense que la majorité d’entre nous se prononcera contre ce texte opportuniste, politicien et qui fait, au passage, quelques amalgames. Il y a tant de beaux sujets dont nous pourrions aussi discuter – par exemple, l’abrogation du régime concordataire d’Alsace-Moselle !

M. Raphaël Schellenberger. Assassin ! (sourires)

Mme Annie Genevard, rapporteure. Je dois dire, monsieur Questel, que, venant d’un membre d’une majorité qui a proposé deux révisions de la Constitution, notamment de son article 1er, vos propos m’étonnent. Et, quitte à citer le général de Gaulle, peut-être faudrait-il rappeler ce qu’il pensait de la voix à donner au peuple : « La Cour suprême, c’est le peuple ». Une révision constitutionnelle émanant d’une proposition de loi implique, comme vous le savez, l’organisation d’un référendum, démarche avec laquelle le général de Gaulle était parfaitement en phase et qui n’a rien de choquant ou d’étonnant. Ce qui serait étonnant, en revanche, c’est de priver les Français de la possibilité de se prononcer sur un tel sujet. Or votre réponse correspond à un refus du débat. Il est dommage de balayer d’un revers de la main un texte adopté par le Sénat à la majorité des suffrages exprimés…

M. Ugo Bernalicis. C’est mieux de présenter ainsi ce vote !

Mme Annie Genevard, rapporteure… et qui intéresse fortement nos concitoyens. Ce sujet mériterait à mon sens un véritable échange.

M. Bruno Questel. Il y aura la séance pour cela, madame la rapporteure !

Mme Annie Genevard, rapporteure. Certes, mais le débat en commission n’est pas inutile, monsieur Questel !

Monsieur Ciotti, vous avez souligné l’opportunité et la pertinence d’un texte qui a le courage d’adapter la Constitution aux menaces. Vous avez rappelé les dispositions adoptées par notre assemblée qui ont été censurées par le Conseil constitutionnel alors même qu’elles auraient permis de renforcer la sécurité de notre pays et de notre nation : la rétention de sûreté, le délit de consultation habituelle de sites djihadistes. C’est pourquoi l’inscription d’un « état de nécessité antiterroriste » constituera peut-être, dans les mois qui viennent, un autre motif possible de révision de la Constitution.

Vous avez également évoqué le principal apport de la proposition de loi constitutionnelle, puisqu’il y est question non seulement de la religion, mais aussi de l’origine : c’est un point très important, qui n’est pas couvert par la jurisprudence constitutionnelle et qui est clairement une façon de s’opposer à un multiculturalisme qui compromet le caractère indivisible du peuple français.

Madame Vichnievsky, vous avez, comme d’ailleurs la plupart des orateurs, indiqué votre accord avec le principe affirmé par le texte, ce qui est en soi positif. Il existe plusieurs niveaux de réponse face aux attaques contre la République – la loi certes, mais aussi la Constitution. Contrairement à ce qui a pu être dit par M. Questel notamment, notre démarche ne s’inscrit pas en faux contre le projet de loi à venir du Gouvernement, qui pourra avoir son utilité ; elle est complémentaire. La Constitution réaffirme nos règles communes et le socle qui fonde notre société. Ses articles 1er et 4 sur lesquels reposent les principes qui fondent la République ; il est normal que nous proposions de conforter ces derniers. La portée de ce texte est loin d’être nulle, puisqu’il permettra d’en clarifier le sens. C’est en tout cas la position exprimée par Mme Anne Levade et par M. Jean-Éric Schoettl, et je crois qu’une telle clarification s’impose compte tenu des dangers qui menacent aujourd’hui notre pays.

Vous condamnez le caractère trop général de la notion de « règle commune », mais on pourrait en dire autant de l’intérêt général, de la proportionnalité des moyens ou d’autres notions utilisées régulièrement par le juge ou le législateur sans que cela ne soulève la même critique.

Quelle est l’utilité de cette loi ? Aujourd’hui, le juge peut hésiter sur les mesures à prendre. Vous avez cité l’exemple de la crèche Baby Loup : il a fallu cinq décisions de justice pour résoudre cette affaire compliquée alors qu’il s’agissait de trancher une question pourtant relativement simple sur la limitation proportionnée de la liberté religieuse. Nous devons aiguiller davantage le juge : c’est le rôle du législateur et du constituant.

Madame Untermaier, vous estimez que la République n’est pas en danger ; selon vous, la proposition de loi constitutionnelle serait même de nature à alimenter ce danger. Je suis en désaccord avec cette opinion. Je vous rappelle que, selon la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), 150 quartiers sont aujourd’hui sous le contrôle de l’islam radicalisé. Dans certains territoires, la République est bien menacée, et il importe de le reconnaître – d’abord pour ceux qui y vivent. C’est donc un message d’union nationale que nous portons. M. Questel a eu l’amabilité de faire allusion à l’entretien que j’ai accordé à un quotidien du jour : ce à quoi nous appelons, c’est à coordonner nos efforts pour affronter un danger qui nous menace et que nous avons peine à enrayer et à contrôler.

Je voudrais lever une incompréhension : nous souhaitons, non pas que les partis soient neutres, mais qu’ils respectent le principe de laïcité, c’est-à-dire l’ensemble des croyances dans un cadre républicain.

Monsieur Houbron, vous considérez que cette proposition de loi constitutionnelle donnerait une base indiscutable pour refuser certaines pratiques. C’est en effet l’objet du texte. Vous estimez qu’il vaudrait mieux enrichir le projet de loi à venir du Gouvernement. Il faut savoir qu’aujourd’hui, 70 % des employeurs sont confrontés à des questions liées à la place de la religion dans l’entreprise ; dans 20 % des cas, cela donne lieu à des situations conflictuelles. La loi « El Khomri » n’a ainsi pas permis de répondre aux difficultés constatées. En raison de l’insécurité juridique dans laquelle les chefs d’entreprise se trouvaient en cas de contentieux, nombre d’entre eux baissent les bras et renoncent à faire prévaloir un cadre laïque au sein de leur entreprise. Lorsque le ministre de l’intérieur a consulté les partis politiques sur le projet de loi – dans le cadre d’une réunion à laquelle j’ai participé au nom de mon groupe –, j’ai évoqué cette question : il m’a répondu que ce n’était pas l’objet du texte. Si cette proposition de loi constitutionnelle était adoptée, elle couvrirait, précisément parce que son champ est très large et qu’elle pose un cadre général, non seulement l’ensemble du secteur public, mais aussi l’ensemble du secteur privé : c’est là tout son intérêt.

Monsieur Bernalicis, vous avez affirmé qu’il y avait de la part des Républicains une démarche politicienne, rejoignant d’ailleurs en cela M. Questel ; vous y voyez même une opportunité au lendemain de la mort de Samuel Paty. Je trouve cette analyse absolument indigne ; qui plus est, elle est démentie par le calendrier, puisque la proposition de loi constitutionnelle a été déposée en février. Il est clair que l’actualité a percuté dramatiquement la démarche législative de nos collègues sénateurs.

Je vous rejoins sur un point : tous les citoyens doivent avoir les mêmes droits, notamment dans l’accès aux services publics – mais je ne vois pas bien le rapport avec notre proposition de loi. L’accès aux services publics, notre groupe l’a suffisamment défendu : je n’y reviendrai pas. Nous sommes en revanche en total désaccord sur le fait que l’inégalité face à ces droits justifierait de déroger à la règle commune.

En outre, les personnes qui soutiennent le communautarisme ne le font pas parce qu’ils n’ont pas accès aux services publics ou à d’autres droits, mais pour promouvoir un autre modèle de société, et c’est bien là le problème : ils défendent en réalité un programme politique, qui n’a qu’un objectif, affaiblir la République. Comment pourrions-nous l’accepter ?

Monsieur Morel-À-L’Huissier, vous avez raison de dire que la mort de Samuel Paty devrait susciter un électrochoc. Je vous remercie de signaler que ce texte offre une sécurité juridique supplémentaire – c’est aussi l’avis d’éminents constitutionnalistes. Je constate toutefois qu’entre le vote du Sénat et les prises de position d’aujourd’hui, l’électrochoc suscité par cet assassinat s’est un peu émoussé et que la politique revient au galop. Je le regrette profondément, car cette proposition de loi constitutionnelle nous invitait précisément à apporter une réponse qui soit à la mesure de l’enjeu.

M. Raphaël Schellenberger. Il est absolument scandaleux que la majorité – entre autres – instrumentalise à des fins politiciennes la question du calendrier. Cela révèle en outre une méconnaissance invraisemblable du fonctionnement de nos institutions : on ne programme pas du jour au lendemain à l’ordre du jour du Sénat l’examen d’un texte constitutionnel. Soyons sérieux !

Cette proposition de loi constitutionnelle a été présentée par d’éminents parlementaires, notamment M. Philippe Bas, dont la connaissance de la Constitution n’est pas à démontrer et qui est une personne posée, qu’on ne peut pas accuser de politique politicienne ; son objectif est de faire évoluer notre droit pour nous armer et lutter contre ce qui est aujourd’hui une menace contre la République. Et voilà que la majorité nous envoie un Bruno Questel en grande forme, qui nous glisse des peaux de banane politiciennes et tient un discours comme on n’en avait plus entendu ici depuis longtemps. Quel dommage ! L’examen de ce texte aurait dû mobiliser l’ensemble de notre commission à travers un travail calme et approfondi.

Finalement, le seul qui fut à peu près honnête dans son intervention, c’est Ugo Bernalicis, qui n’a de toute évidence aucun souci à afficher l’idéologie qui justifie son opposition à ce texte : une idéologie gauchiste…

M. Ugo Bernalicis. Tiens ? Elle n’est pas islamo-gauchiste ?

M. Raphaël Schellenberger… qui va jusqu’à remettre en cause le droit local d’Alsace-Moselle.

Voilà donc ce qui conduirait à rejeter cette proposition de loi constitutionnelle qui a fait pourtant l’objet d’un travail de fond de la part du groupe Les Républicains !

M. Guillaume Larrivé. Première remarque : je trouve plutôt sain d’avoir un dialogue avec le Conseil constitutionnel, qui est une autorité constituée à laquelle nous, pouvoir constituant, avons délégué la tâche d’interpréter la Constitution – mais le Conseil ne dispose que d’une autorité relative à l’égard du pouvoir constituant. Il est bon que, de temps en temps, nous reprenions la main pour interpréter le texte constitutionnel, le compléter et, le cas échéant, l’améliorer. Je trouve que c’est une démarche raisonnable dès lors qu’elle se fait de manière posée – et c’est le cas en l’espèce.

Deuxième remarque, concernant l’article 1er de la proposition de loi : j’ai lu, tout comme la rapporteure et – j’imagine – chacun d’entre vous, la décision du Conseil constitutionnel du 19 novembre 2004, qui, au paragraphe 18, juge que l’article 1er de la Constitution interdit « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les collectivités publiques et les particuliers » ; j’en tire deux conclusions pour écarter les arguments que le garde des sceaux a avancés au Sénat. D’abord, on ne peut pas prétendre, à moins de soutenir que le Conseil constitutionnel ne sait pas ce qu’il dit, qu’on ne sait pas ce qu’est la règle commune. Ensuite, il n’est pas vrai que la jurisprudence de 2004 suffise à expliciter la portée du principe de laïcité tel qu’il figure à l’article 1er de la Constitution, dès lors que le Conseil ne l’a retenu qu’en tant qu’il s’applique aux relations entre les personnes publiques et les particuliers. Ce que nous voulons, à travers cette proposition de loi constitutionnelle, c’est étendre son application aux relations entre les personnes privées et les particuliers. Cet article 1er a donc bien une portée positive.

Troisième et dernière remarque, concernant l’article 2 : la Constitution dispose bien que les partis politiques « doivent respecter les principes de la souveraineté et de la démocratie » ; en ajoutant à ces deux principes celui de la laïcité, nous ne voulons pas interdire, contrairement à ce qu’a affirmé le garde des sceaux devant le Sénat, à un parti politique de puiser ses références dans telle ou telle tradition philosophique ou religieuse. En revanche, nous voulons nous donner les moyens d’interdire un parti dont l’objet serait de s’opposer à la laïcité – pour, en l’espèce, défendre un projet de soumission à l’islam politique. Il s’agit donc là aussi d’un article d’une grande portée.

Pour conclure, il me semblerait nécessaire qu’en ces matières, l’unité nationale prévale.

M. Olivier Marleix. J’abonderai dans le sens de M. Guillaume Larrivé. On ne peut pas laisser la majorité répéter à l’envi que ce texte n’apportera ou ne changera rien : c’est totalement faux. Peut-être le garde des sceaux l’a-t-il affirmé dans un moment d’égarement ou par méconnaissance de ce qu’est le rôle du pouvoir constituant, mais on ne peut reprendre cet argument, si ce n’est au prix d’une certaine malhonnêteté intellectuelle.

L’enjeu est la définition de la règle commune. M. Guillaume Larrivé vient de le rappeler : le Conseil constitutionnel considère que le principe de laïcité tel qu’il est défini dans notre Constitution ne peut s’appliquer qu’aux relations entre les collectivités publiques et les particuliers. Pour le reste, les choses sont peu claires, au point que – j’en profite pour répondre à notre éminente collègue Laurence Vichnievsky, que j’écoute toujours avec la plus grande attention et le plus grand respect –, dans l’affaire Baby Loup, il a fallu six ans et de multiples décisions de justice avant d’aboutir. La Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) avait commencé par condamner, en mars 2010, l’employeur parce qu’il avait licencié la jeune femme qui ne respectait pas le règlement intérieur de la crèche ; la chambre sociale de la Cour de cassation a elle-même considéré que le licenciement était discriminatoire ; il a fallu que la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, se livre à des chinoiseries invraisemblables, en évitant d’aborder le fond, pour débouter la plaignante. C’est grâce à l’énergie de Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, que l’ouvrage a été remis sur le métier jusqu’à ce qu’en 2016, la précédente majorité fasse preuve de courage – et je regrette d’autant plus d’entendre une inflexion du discours du groupe Socialiste sur le sujet – et modifie le code du travail pour que le règlement intérieur d’une entreprise puisse inclure le respect du principe de la laïcité. Mais bien des champs échappent toujours à son champ d’application, notamment celui du secteur associatif, où – notre collègue Éric Diard peut en témoigner – l’enjeu est particulièrement important.

Nous sommes le pouvoir constituant : en prévoyant que les règles communes s’appliquent aussi aux relations entre les associations et les particuliers, nous donnons à cette précision une valeur juridique, vous ne pouvez soutenir le contraire. « Le communautarisme, c’est la mort de la République », disait Robert Badinter : la majorité ne devrait pas faire preuve de duplicité en niant l’apport de ce texte.

M. Arnaud Viala. Je regrette que la discussion de cette proposition de loi constitutionnelle se déroule dans un tel climat. Il me semble que le sujet mériterait un peu plus de sérénité ; surtout, les Français attendent de nous que nous traitions leurs préoccupations avec davantage de calme.

Au cœur de ce texte, il y a la volonté d’améliorer les rapports entre les individus au sein de notre société. Il me semble essentiel que nous menions – y compris en amont de l’examen du projet de loi à venir du Gouvernement contre le séparatisme, lequel risque de susciter beaucoup de réactions, a fortiori s’il est débattu dans les mêmes conditions que ce texte-ci – une réflexion sur le contrat social qui fait de nous une nation et qui exige que chacune des parties soit consciente de ses droits et de ses devoirs à l’égard des autres parties. Et s’il y a des corrections à apporter sur ce point à la Constitution, il faut le faire : il y va de la solidité de notre contrat social, sans lequel nous ne pourrons rien affronter.

M. Pacôme Rupin. Je salue la volonté des sénateurs de réagir face à la remise en cause, minoritaire mais réelle, du principe de laïcité, avec des effets de plus en plus graves, même si nous divergeons en revanche sur la méthode et sur ce qu’il convient de faire concrètement.

Je salue aussi, d’une certaine manière, la volonté des sénateurs et des députés du groupe Les républicains d’accepter de faire évoluer la Constitution. Quand la majorité avait souhaité procéder à une révision constitutionnelle en 2018, tout avait été fait pour la faire échouer. Et pourtant, celle-ci introduisait des changements autrement plus importants et avait des effets autrement plus concrets que ce qui est proposé aujourd’hui. Vous l’avez souligné : si cette proposition de loi est adoptée, il faudra organiser un référendum. Même si je suis, sur le principe, très favorable au référendum, il s’agit d’une procédure extrêmement lourde à mettre en œuvre, surtout dans le contexte actuel. S’agissant d’une révision qui apporterait peu de changements, cela ne présenterait guère d’intérêt. Il faudrait que vous nous expliquiez, madame la rapporteure, en quoi, concrètement, l’article 1er de la proposition de loi modifiera notre droit positif.

L’article 2 pourrait présenter un certain intérêt. Cela étant, sa rédaction signifie‑t‑elle que les partis politiques ne pourront pas défendre une vision différente de la laïcité de celle qui est inscrite dans notre droit ? S’il était important d’inscrire dans la Constitution l’obligation pour eux de respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie afin d’éviter que certains ne remettent en cause l’existence même de la nation ou promeuvent des systèmes politiques qui s’affranchiraient de la démocratie, on peut se demander ce que signifierait l’obligation de respecter le principe de laïcité alors même que celui-ci fait aujourd’hui encore débat entre nous. Quoi qu’il en soit, il faudrait qu’une telle disposition s’inscrive dans le cadre d’une révision constitutionnelle plus large – et, par conséquent, que nos collègues du groupe Les républicains y consentent.

Mme Caroline Abadie. Je joins ma voix à celles de mes collègues du groupe LaREM pour dire que nous partageons les mêmes objectifs que ceux présentés par la rapporteure. D’ailleurs, depuis trois ans, nous soutenons un gouvernement qui a été très actif en la matière, et nous soutiendrons bien entendu le projet de loi destiné à lutter contre les séparatismes, qui sera présenté prochainement.

La présente proposition de loi changerait-elle quelque chose au droit en vigueur ? Oui, c’est possible, et c’est bien ce qui m’inquiète. Prenons l’article 1er : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune » : est-ce à dire que l’on peut s’exonérer de la règle commune pour d’autres motifs, par exemple en se prévalant de son régime alimentaire, de sa situation géographique ou d’un autre critère discriminant ? Je trouve cet article dangereux.

Je me suis par ailleurs livrée à un petit exercice. On pourrait ajouter le mot « laïcité » dans nombre d’articles de la Constitution, par exemple à l’article 5 – « Le Président de la République veille au respect de la Constitution et de la laïcité » –, à l’article 15, etc. Cet ajout me semble parfaitement superfétatoire.

Je voterai contre la proposition de loi constitutionnelle.

M. Philippe Gosselin. Je m’étonne que certains de nos collègues jugent aujourd’hui inutile de réviser la Constitution alors qu’ils ont précisément essayé de le faire par le passé. Et si cette tentative s’est soldée par un échec cuisant et une interruption de la discussion, ce n’est pas de notre fait ; c’est parce qu’une certaine personne avait été embauchée par l’Élysée pour protéger le Président de la République ! (Exclamations parmi les commissaires LAREM.) Quitte à rappeler les choses, faisons-le jusqu’au bout !

M. Rémy Rebeyrotte. Quel est le lien avec le sujet ?

M. Philippe Gosselin. Je me doutais bien que cela ferait réagir, mais vous l’avez un peu cherché…

Cela ayant été dit, nous sommes parfaitement dans notre rôle de parlementaires en proposant une modification de la Constitution. Certains semblent l’oublier, mais il y a dans notre pays deux façons de réviser la Constitution. Le communautarisme et le respect de la laïcité – du moins, la conception française de celle-ci, notre approche n’étant pas nécessairement partagée par d’autres États – sont devenus des questions sérieuses, qui taraudent la société. Les constituants de 1958 n’en avaient évidemment pas la même perception. Notre société est en train de se fracturer, une partie certes encore minime mais croissante de celle-ci refusant les règles communes. Eh bien, je crois qu’il importe que la démocratie, que la République se protègent et que soit réaffirmée, dans cette charte des droits fondamentaux des citoyens et du fonctionnement des pouvoirs publics qu’est la Constitution, la nécessité de respecter ces principes. Et il importe que cela se fasse, dans une première étape, à travers la procédure parlementaire, en vertu du pouvoir constituant que nous détenons, puis, dans une seconde étape, plus importante encore, par l’approbation populaire, car il est évident que le peuple devra à un moment ou à un autre être consulté sur l’avenir de la République.

Derrière cette proposition de loi constitutionnelle, il y a un enjeu fort, qui ne tient pas seulement au bon fonctionnement de la démocratie, qui ne relève pas de ce qui pourrait apparaître à certains comme la stigmatisation de telle ou telle catégorie, mais qui touche à la survie même de la République. Cela passe non seulement par des révisions constitutionnelles, mais aussi par l’adaptation du droit commun et l’adoption de lois ordinaires. Il est urgent de nous prémunir contre les périls qui nous guettent.

Mme Emmanuelle Ménard. Je ne reviendrai pas sur les accusations de politique politicienne ou d’opportunisme lancées par certains : le sujet est trop important pour prêter attention à ce de genre de propos mesquins.

J’avoue, en toute honnêteté, m’être interrogée sur l’intérêt de cette proposition de loi constitutionnelle – précisément parce que je ne suis pas une spécialiste du droit constitutionnel. Finalement, j’y ai vu un avantage majeur : l’organisation d’un référendum, donc d’un débat national. Or je suis convaincue que la question du séparatisme – pour reprendre le mot de la majorité –, du communautarisme ou, plus explicitement encore, de l’islamisme doit faire l’objet d’un débat entre tous les Français, y compris, bien entendu, les Français musulmans – j’utilise à dessein cette dénomination plutôt que celle de musulmans de France –, qui doivent se saisir de cette question. On ne peut pas laisser, sans rien dire ni rien faire, persister une situation dans laquelle 74 % des Français musulmans de moins de vingt-cinq ans placent leur religion au-dessus de la loi française.

Comment peut-on accepter qu’en France, certains soient menacés de mort et aient besoin d’une protection policière permanente ? L’État français doit agir pour neutraliser cette menace plutôt que de se retrouver dans l’obligation de protéger ceux qui en font l’objet. La France doit résister à l’obscurantisme religieux et aux dangers de l’islamisme. Dénoncer l’islamisme en France, c’est évidemment défendre la laïcité. Telle est la principale qualité que je reconnais à ce texte ; j’espère de tout cœur que nous pourrons en débattre en séance publique.

Mme Naïma Moutchou. Il n’est jamais inutile de réviser la Constitution, mais là n’est pas la question : le problème est que le texte de la proposition de loi est proclamatoire et qu’il n’est que cela. Toutes les personnes entendues lors des auditions organisées par Mme la rapporteure – et auxquelles j’ai assisté –, notamment les professeurs de droit public, le disent, même si, c’est vrai, tous ne lui reconnaissent pas la même portée.

Ce texte est proclamatoire car il ne dit rien de plus que ce qui existe déjà dans la Constitution ; ou plutôt, il dit la même chose, mais de manière moins rigoureuse. De fait, nous sommes tous tenus de respecter la loi ; c’est à ce point évident qu’aucune Constitution ne le précise. Par ailleurs, la République étant laïque, elle ne peut être soumise à aucun précepte religieux.

Les auteurs de la proposition de loi veulent innover en introduisant la notion de « règle commune », dont les contours sont particulièrement flous et suscitent des débats davantage sociologiques que juridiques. En réalité, elle nous conduirait à surinterpréter la laïcité et à l’imposer, comme l’a souligné M. Guillaume Larrivé, dans le secteur public comme dans le secteur privé. Mais, ce faisant, nous nierions le principe de la liberté de conscience qui a également une valeur constitutionnelle.

Certes, des situations problématiques doivent être réglées, notamment dans les entreprises et les associations. Mais nous ne pouvons pas nous contenter d’y apporter une solution symbolique en révisant la Constitution, alors que nous avons à mener des combats particulièrement graves pour la cohésion nationale. L’article 1er de la proposition de loi ne permettrait pas de trancher la question soulevée par l’affaire Baby Loup, par exemple. En revanche, des dispositions législatives précises pourraient être adoptées : c’est l’objet du projet de loi comportant les principes républicains.

Mme Laurence Vichnievsky. Qu’il n’y ait aucune ambiguïté : bien entendu, nous partageons pratiquement tous les constats et les objectifs de nos collègues sénateurs. Je suis d’accord avec Mme Emmanuelle Ménard : le sujet est trop lourd pour que nos échanges soient émaillés de remarques déplacées et inopportunes sur de prétendues préoccupations politiciennes ou de calendrier.

Si je fais de la politique, j’essaie aussi de faire du droit et nous avons entendu deux éminents publicistes. Guillaume Larrivé, je me souviens au début de la législature vous avoir entendu rappeler que le constituant, c’était nous – et cela nous avait rapprochés, à l’époque. Toutefois, Naïma Moutchou vient de le rappeler, l’article 1er n’apporte pas, me semble-t-il, de réponse valable ; il n’aurait pas permis de résoudre le cas Baby Loup. En l’espèce, la Cour de cassation s’est prononcée, certes au bout de six ans et après de multiples décisions ; reste qu’elle a rempli son office. Autrement dit, l’article 1er n’est pas utile.

Quant à l’article 2, je crains même qu’il ne soit carrément contre-productif : plus on multiplie les critères, plus on restreint la portée de notre démocratie.

L’intention est louable, car nous partageons les valeurs que vous avez si bien décrites, madame la rapporteure. Mais, en droit, il me semble – peut-être me trompé-je, je le dis avec un peu d’humilité – que nous avons les outils nécessaires. En tout cas, il ne s’agit pas d’une posture politicienne.

M. Alain Tourret. Le sujet qui nous occupe aujourd’hui est essentiel : il y va des fondements mêmes de notre société.

J’ai en mémoire certaines déclarations de principe de membres éminents de ce que l’on appelait alors l’UMP ou le RPR, notamment notre ami Christian Jacob : « Pour nous, la Constitution, c’est les tables de la Loi ». Or les tables de la loi, cela ne se modifie pas : elles sont là pour être appliquées. Et depuis 1958, cette position fut toujours celle des hommes et des femmes qui se réclament de ce que j’appellerai la filiation de Michel Debré.

En 1997, le président de la commission des Lois d’alors, Pierre Mazeau, s’il avait pour nous la plus grande considération, rappelaient que s’opposaient une démocratie apaisée et un parlementarisme autoritaire – celui-ci correspondant, assez curieusement, à l’analyse qu’il faisait du régime de la Ve République. Or un parlementarisme autoritaire ne peut être modifié que de manière autoritaire ; mieux vaut donc s’abstenir de le modifier. Depuis, les choses ont un peu évolué, mais il est bon de rappeler ce schéma intéressant.

Nous sommes les orphelins d’une révolution constitutionnelle qui ne s’est pas produite. Elle aurait dû intervenir sitôt que nous avons été élus au début de ce quinquennat ; cela ne s’est pas fait. Je suis le premier à le regretter : il convenait, me semble-t-il, de lutter contre la tendance actuelle qui consiste à éliminer systématiquement le pouvoir législatif au profit de l’administration, plus encore qu’au profit du pouvoir exécutif.

De fait, l’administration domine comme elle n’a jamais dominé. Le fait de donner tous les pouvoirs aux préfets est, je le dis à mes collègues de la majorité, une erreur colossale. Ces préfets ne doivent pas être les substituts de ceux de Napoléon et venir imposer aux élus les ordres transmis depuis Paris. Le Premier ministre, qui entend représenter les élus et les territoires, devrait se le rappeler !

Mme Cécile Untermaier. Le sujet est sérieux et doit être abordé sans tabou ; cette proposition de loi a le mérite de nous offrir l’occasion d’en discuter. La pédagogie de la complexité est toujours préférable à la démagogie de la simplification.

M. Philippe Gosselin. Jolie formule !

Mme Cécile Untermaier. Elle est de Mireille Delmas-Marty, que je cite souvent car j’ai beaucoup d’admiration pour cette juriste.

Les lois sont là pour régler les problèmes que vous soulevez. C’est ce que Manuel Valls a fait en 2016 dans l’affaire Baby Loup : il n’a pas eu besoin de modifier la Constitution pour cela. La loi doit permettre d’empêcher que l’on s’affranchisse des valeurs communes et qu’on affirme la suprématie d’une religion, ou d’autres doctrines, sur les valeurs inscrites dans notre Constitution.

Enfin, comme le dit M. Alain Tourret, soyons attentifs à l’évolution du Parlement : nous vivons un moment d’affaiblissement considérable, au point que nous n’avons plus la main sur les textes. C’est un des périls les plus graves qui se profilent devant nous.

Mme Annie Genevard, rapporteure. Je veux tout d’abord remercier l’ensemble des orateurs pour la qualité de leurs interventions, qui augure de ce que pourrait être le débat qui se déroulera en séance publique la semaine prochaine. Vous l’avez tous dit : le sujet est d’importance et l’enjeu considérable – gardons-le à l’esprit.

M. Guillaume Larrivé, vous avez rappelé qu’il était sain, dans une démocratie, que le constituant dialogue avec le Conseil constitutionnel. De fait, comme l’a indiqué M. Philippe Gosselin, nous sommes bien dans notre rôle de constituant, et l’approbation populaire en est évidemment le corollaire.

Je souhaite revenir sur un point évoqué par plusieurs d’entre vous : la règle commune, dont cette proposition de loi, M. Guillaume Larrivé l’a rappelé, vise à étendre la portée. M. Olivier Marleix a insisté sur l’utilité d’une telle extension au champ associatif et au domaine de l’entreprise. Certains ont considéré que la formulation était trop vague, mais c’est précisément dans son caractère englobant que réside son intérêt. Sinon, quelle serait l’alternative ? Si l’on voulait être plus précis, il faudrait parler, par exemple, de la norme commune édictée par les lois et règlements ou par les règlements intérieurs des entreprises et des associations… Outre les effets qui en résulteraient sur la qualité de l’expression du texte constitutionnel, par essence de portée générale, on sent bien qu’il ne serait ni nécessaire, ni utile, ni même habile de substituer une telle formulation à celle retenue par nos collègues sénateurs.

M. Arnaud Viala, vous avez posé une bonne question, également évoquée par MM. Olivier Marleix et Guillaume Larrivé : qu’est-ce qui fait de nous une nation ? C’est à cette question fondamentale que la proposition de loi constitutionnelle ambitionne en partie de répondre.

M. Pacôme Rupin, vous avez commencé votre propos en usant d’une figure de rhétorique classique, la captatio benevolentiae : vous avez d’abord salué la volonté d’agir des sénateurs, avant d’exprimer aussitôt votre désaccord sur la méthode.

M. Erwan Balanant. On peut aussi appeler cela une « Gosselin » ! (Sourires.)

Mme Annie Genevard, rapporteure. Que changerait, avez-vous demandé, cette révision constitutionnelle ?

M. Pacôme Rupin. Dans le droit positif !

Mme Annie Genevard, rapporteure. Certains ont affirmé, dans le même esprit, qu’il ne s’agirait que d’une déclaration symbolique. Mais la portée de la Constitution et de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen elles-mêmes n’est-elle pas d’abord une portée déclamatoire et symbolique ?

En réalité, la portée de ce texte est politique : il s’agit de dire ce que nous sommes. Certains pays, notamment anglo-saxons, ont arbitré en faveur du multiculturalisme. Ce n’est pas notre tradition ; en adoptant cette proposition de loi constitutionnelle, nous réitérerions l’affirmation de notre priorité commune par rapport à ce sujet fondamental.

Par ailleurs, armer notre droit serait d’une utilité incontestable. On voit bien que l’appréciation du juge est soumise à des interprétations diverses et variées qui peuvent parfois contrarier le principe constitutionnel que nous vous invitons à adopter.

C’est enfin un geste de concorde et d’union nationale. On ne peut pas ne pas souscrire aux propos du Président de la République – je ne saurais vous soupçonner d’un tel méfait – lorsqu’il appelle à l’unité nationale sur les sujets d’importance. Nous vous proposons de donner corps à cet appel.

Quant à l’article 2 de la proposition de loi constitutionnelle, qui tend à appliquer la notion de laïcité aux partis politiques, il me semble qu’empêcher les partis communautaristes d’accéder au financement public n’est pas d’une moindre utilité : en l’état actuel du droit, ils en ont la possibilité.

Madame Abadie, vous avez évoqué les règles alimentaires. Permettez-moi d’apporter à ce propos une précision. L’enjeu n’est pas le contenu de la règle commune, mais d’empêcher que l’on y déroge au motif qu’elle est contraire à ses convictions religieuses ou à une appartenance quelconque. Admettons, pour reprendre votre exemple, que nous permettions la prise en compte de certaines prescriptions des règles alimentaires : le problème ne résiderait pas dans l’adoption de ces exceptions, mais dans le fait que certains veulent déroger aux règles applicables en arguant de leur religion ou de leurs origines.

Mme Naïma Moutchou, je salue votre participation, comme celle de M. Bruno Questel, à une partie des auditions – M. Bruno Questel les a soigneusement choisies…

M. Bruno Questel. Vous m’en excuserez !

Mme Annie Genevard, rapporteure. Je veux dire par là que je regrette que vous n’ayez pas pu entendre certaines personnalités qui plaidaient en faveur de l’adoption de cette proposition de loi constitutionnelle. Peut-être eussiez-vous changé d’opinion…

M. Bruno Questel. Peut-être pas…

Mme Annie Genevard, rapporteure. Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’avoir participé à une partie des auditions.

Ce texte, avez-vous dit, Mme Moutchou, est proclamatoire. Je crois avoir répondu sur ce point : affirmer ce que nous sommes de manière solennelle, comme le permet la Constitution, ne me paraît pas inutile.

Madame Vichnievsky, vous avez rappelé à juste raison que chacun était dans son rôle et que le juge faisait son office dans le temps qui est le sien et au regard du cas d’espèce dont il est saisi. Mais le constituant est également en droit de rappeler les grands principes qui fondent notre nation et le vivre ensemble dans notre société. Je vous remercie pour votre esprit de dialogue qui s’exprimera, je n’en doute pas, lors de l’examen du texte en séance publique.

Monsieur Tourret, vous avez insisté sur l’importance d’assurer la stabilité des tables de la loi. Permettez-moi de vous rappeler que la Constitution a été révisée à vingt‑quatre reprises depuis 1958, soit, en moyenne, une fois tous les deux ans et demi. On peut distinguer trois types de révision : celles – ce sont les plus nombreuses – qui visent à tirer les conséquences d’un traité, celles qui portent sur l’équilibre institutionnel – instauration de la session parlementaire unique, responsabilité pénale des ministres, etc. – et celles qui tirent les conséquences d’une évolution sociétale ou qui la confirment – promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes, la protection de l’environnement ou l’interdiction de la peine de mort.

C’est bien dans cette dernière catégorie que s’inscrit notre proposition de révision de la Constitution. Compte tenu de la gravité de la situation actuelle, du risque de dislocation et de déchirement qui menace l’unité nationale, notamment dans certains de nos territoires, perdus pour la République, cette proposition de révision constitutionnelle n’est pas d’une moindre importance que celles qui auront permis d’y intégrer la Charte de l’environnement dans la Constitution ou d’y introduire le principe de l’égalité des hommes et des femmes.

La révision de la Constitution est un acte symbolique et salutaire. Symbolique, car il s’agit de la norme suprême, de la règle qui fonde notre pacte républicain et dont découlent toutes les autres normes de droit. Salutaire, parce que la Constitution doit pouvoir être adaptée, non pour répondre à l’esprit du temps, encore moins à une démarche politicienne, mais bien pour préserver ce pacte.

La Commission en vient à l’examen des articles de la proposition de loi constitutionnelle.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Les articles de la proposition de loi constitutionnelle ne faisant l’objet d’aucun amendement, je vais les mettre directement aux voix.

Article 1er (art. 1er de la Constitution) : Réaffirmer la prééminence des lois de la République

La Commission rejette l’article 1er.

Article 2 (art. 4 de la Constitution) : Agir contre les partis communautaristes

La Commission rejette l’article 2.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Aucun article n’ayant été adopté, la proposition de loi constitutionnelle est rejetée.

La réunion se termine à 12 heures 15.

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Information relative à la Commission

 

La Commission a désigné Mme Catherine Kamowski rapporteure sur le projet de loi organique relatif aux délais d’organisation des élections législatives et sénatoriales partielles (n° 3583) et sur le projet de loi relatif aux délais d’organisation des élections municipales partielles et des élections des membres des commissions syndicales (n° 3584).

 


Membres présents ou excusés

 

En raison de la crise sanitaire, les relevés de présence sont suspendus.