Compte rendu

Commission
des lois constitutionnelles,
de la législation
et de l’administration
générale de la République

 

 Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice, sur les conséquences, pour la France, de l’accord conclu le 24 décembre 2020 entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, en matière de coopération judiciaire              2


Jeudi
11 février 2021

Séance de 11 heures 30

Compte rendu n° 57

session ordinaire de 2020-2021

Présidence de
Mme Yaël Braun-Pivet, présidente
 


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La réunion débute à 11 heures 40.

Présidence de Mme Yaël Braun-Pivet, présidente

La Commission auditionne M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice, sur les conséquences, pour la France, de l’accord conclu le 24 décembre 2020 entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, en matière de coopération judiciaire.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Le 12 janvier dernier, la conférence des présidents a décidé que les commissions, dans leurs domaines de compétences respectifs, mèneraient l’audition de ministres sur les conséquences pour la France de l’accord conclu le 24 décembre 2020 entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, afin de préparer le débat qui aura lieu à ce sujet en séance publique au cours de la première semaine du mois de mars. L’Assemblée publiera le compte rendu de ces auditions.

Dans ce cadre, nous avons le plaisir de recevoir M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice, venu faire le point avec nous. Le Brexit apparaît en effet lourd de conséquences pour la coopération judiciaire, en matière pénale – notamment pour ce qui concerne les mandats d’arrêt, l’entraide pénale, le gel et la confiscation d’avoirs –, comme en matière civile.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice. Le Brexit, désormais effectif, est un choc pour tous les pays européens, dont la France. Il résulte d’une décision du peuple britannique que nous regrettons, car le Brexit n’est sans doute bon ni pour l’Europe, ni pour les Britanniques même si nous respectons leur choix, ni pour nous. Il a des conséquences sur le plan judiciaire : sortir de l’Union européenne, c’est perdre le bénéfice des mécanismes efficaces de coopération judiciaire civile et pénale – perdre, en particulier, le principe de la reconnaissance mutuelle des décisions de justice, pierre angulaire de l’espace judiciaire européen.

En matière civile comme en matière pénale, un Brexit sans accord n’aurait pas entraîné un no man’s land juridique puisque le Royaume-Uni et la France sont liés par la convention pénale du Conseil de l’Europe et par les conventions de La Haye en matière civile. Ces textes permettaient, quelle que soit l’issue des négociations sur les relations futures, de poursuivre une coopération dans un cadre juridique connu. La négociation visait à améliorer ce cadre de base, dans le respect des équilibres généraux.

En raison de notre proximité géographique et des nombreux échanges entre nos deux pays, la coopération en matière pénale est importante, tant pour l’entraide que pour la remise des personnes. C’est pourquoi nous avons échangé des magistrats de liaison avec le Royaume-Uni, ce qui contribue à fluidifier nos relations. Le Royaume-Uni est confronté, comme nous le sommes, à de nombreux phénomènes criminels et à la menace terroriste ; comme nous, il a subi plusieurs attentats meurtriers. Un cadre de coopération efficace était nécessaire et la France a œuvré en ce sens lors des négociations.

Pour la remise des personnes, nous avons soutenu le principe d’un mécanisme inspiré du mandat d’arrêt européen, dont on connait l’efficacité. Il a fallu dix ans de procédure pour obtenir l’extradition de Rachid Ramda, condamné pour l’attentat commis dans les transports publics parisiens en juillet 1995 ; de telles longueurs doivent évidemment être évitées à tout prix dans nos relations futures avec le Royaume-Uni. Nous pourrons donc bénéficier, pour la remise des personnes, d’une procédure qui se rapproche fortement du mandat d’arrêt européen, mais en mode quelque peu dégradé.

Pour l’entraide pénale, les fondements de notre relation avec le Royaume-Uni sont désormais la convention d’entraide du Conseil de l’Europe de 1957 et les protocoles de 1978 et de 2001. Ces instruments, bien connus, sont régulièrement utilisés, et les dispositions de l’accord relatives à l’entraide pénale visent seulement à compléter ces conventions par des mécanismes de coopération plus étroits, inspirés du droit de l’Union européenne – cela vaut, par exemple, pour les délais à respecter pour l’exécution des demandes. Au nombre des points importants de l’accord, je signale le dispositif retenu en matière de gel et de confiscation des produits de crimes, ainsi que le mécanisme d’échange d’informations sur les condamnations pénales, autrement dit les casiers judiciaires. Ces deux outils sont proches de ceux dont s’est dotée l’Union européenne. En revanche, l’ensemble des autres instruments communautaires permettant la reconnaissance mutuelle des décisions cesse de s’appliquer. Il en est de même pour la participation des Britanniques à Eurojust, même s’ils continuent de disposer d’un magistrat de liaison auprès d’Eurojust.

L’accord du 24 décembre 2020 ne comprenant aucune disposition relative à la coopération judiciaire en matière civile et commerciale, celle-ci s’établira désormais sur la base des conventions de La Haye ; des dispositions transitoires ont toutefois été prévues pour les litiges en cours, qui continueront de bénéficier du régime juridique antérieur. Je ne détaillerai pas ces conventions, bien connues des juridictions françaises, sinon pour dire un mot de la coopération en matière familiale. Les questions relatives aux enlèvements internationaux d’enfants sont toujours difficiles et douloureuses. Á ce jour, quinze affaires de déplacement d’enfant sont en cours de traitement ; dans dix d’entre elles, la France est requise. Indépendamment du Brexit, la coopération avec le Royaume-Uni en matière d’affaires familiales peut être qualifiée de positive, tant pour la qualité de la communication que pour la célérité de traitement des dossiers.

L’assistance judiciaire continuera de s’appliquer : nos ressortissants respectifs pourront toujours bénéficier de l’assistance judiciaire gratuite de part et d’autre des frontières, sous réserve qu’ils remplissent les conditions exigées.

Pour ce qui concerne l’établissement des avocats, question sensible, nous avons souhaité sécuriser l’existant tout en prenant en compte le fait que se placer hors de l’Union a aussi des conséquences sur la libre circulation des prestations de services juridiques. Aussi les avocats britanniques qui exercent avec un titre français ou qui ont demandé leur régularisation avant décembre 2020 pourront continuer d’exercer en France. En revanche, un titre britannique ne confère plus à un avocat britannique qui voudrait s’installer en France maintenant le droit à la libre prestation de services juridiques dont il aurait bénéficié auparavant. Pour les personnes morales, nous avions avant la signature de l’accord clarifié les conditions dans lesquelles les sociétés d’avocats pourraient continuer d’exercer en France. L’accord apporte quelques modifications dont nous étudions la portée.

Plus généralement, le Brexit est l’occasion de renforcer l’attractivité de la place juridique de Paris et nous sommes très vigilants à cet égard. Le Royaume-Uni souhaite conserver son rayonnement international en cette matière, mais nous disposons d’avantages qu’il faut désormais mettre en exergue. Les Britanniques ont fait part de leur intention d’adhérer à la convention de Lugano sur la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ; nous y sommes défavorables. La reconnaissance des décisions de justice confère aux pays membres de l’Union européenne un attrait supplémentaire dont nous devons profiter.

Un mot enfin sur la protection des données. Le règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD) a représenté pour l’Union européenne un progrès important. Les Britanniques ont appliqué le RGPD jusqu’au 31 décembre dernier ; pour des raisons que tout le monde comprend ici, nous ne souhaitons pas que le Royaume-Uni continue de bénéficier de transferts de données si sa législation venait à diverger substantiellement de celle de l’Union.

Tels sont les éléments essentiels du nouveau cadre juridique qui nous lie au Royaume-Uni depuis le 1er janvier 2021. Pour la parfaite information des juridictions, nous avons diffusé le 30 décembre 2020 deux dépêches, l’une en matière civile, l’autre en matière pénale. Nous n’avons encore qu’un faible recul, mais à ce jour aucune difficulté significative n’est apparue dans la mise en œuvre opérationnelle de l’accord, qui prévoit par ailleurs la création d’un comité spécialisé dans la coopération des services répressifs et judiciaires, chargé de s’assurer de l’application correcte des nouvelles dispositions. Nous veillerons, bien sûr, à y siéger.

Le Brexit a forcément un impact, car il y a une différence entre être membre de l’Union européenne et ne pas l’être. Mais je veux rassurer quant à la sécurité de nos concitoyens : qu’il s’agisse de la remise des personnes, de l’entraide judiciaire, des équipes communes d’enquête – qui demeurent possibles –, du gel des avoirs, des échanges de casiers judiciaires, nous avons encore les moyens de travailler avec les Britanniques pour faire fonctionner la justice.

Mme Nicole Dubré-Chirat. Le Brexit aura pour conséquences l’allongement et la complication des procédures juridiques. Le nombre de dossiers déposés auprès d’Eurojust a doublé entre 2017 et 2019. Il s’agit principalement d’escroqueries, de fraudes, de trafics de stupéfiants et de trafics de migrants. Ces dossiers demandent une coopération internationale qui a fait ses preuves et qui reste nécessaire. Quelles dispositions envisagez-vous de prendre pour maintenir ce partenariat ? Comme s’appliqueront les conventions de La Haye, dont l’usage risque d’allonger les procédures et de limiter l’efficacité de la justice ? Un procureur ou un juge d’instruction qui a besoin d’entendre un suspect pourra le faire parce qu’il est prévu de nommer un procureur de liaison, mais pour combien de temps ? Quel processus sera substitué au principe d’entraide européenne ?

M. Raphaël Schellenberger. Quels moyens votre ministère entend-il mettre en œuvre pour coopérer avec le Royaume-Uni dans la lutte contre le terrorisme ? Combien de Britanniques sont sous écrou en France et combien de citoyens français emprisonnés au Royaume-Uni ?

Mme Marietta Karamanli. Quelles conséquences précises aura pour l’espace judiciaire européen et français le fait que le Royaume-Uni soit devenu un pays tiers ? A priori, la coopération judiciaire européenne ne s’appliquant plus avec les Britanniques, un État membre de l’Union ne pourra plus leur demander la remise d’un individu, et inversement. Qu’en sera-t-il vraiment du mécanisme visant à remplacer celui de l’entraide judiciaire qui vise à faciliter les échanges de preuves et d’informations ? Y aura-t-il des mesures transitoires ou un accord bilatéral particulier à ce sujet ?

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. L’application des poursuites suppose désormais le respect du principe de la double incrimination : un délit doit être défini comme tel en France et au Royaume-Uni pour pouvoir être poursuivi dans l’autre pays. Or, de nombreux couples franco-britanniques ont des enfants, et le délit d’abandon de famille, qui existe en France pour poursuivre les parents ne remplissant pas leurs obligations alimentaires à l’égard de leurs enfants n’existe pas en droit britannique. Que pourrons-nous faire en de tels cas ?

M. le garde des Sceaux. Il n’y avait pas de mandat d’arrêt possible pour cette raison ; le Brexit ne change donc rien. Pour ce qui est de la remise, entre la France et le Royaume-Uni, des personnes recherchées, le mandat d’arrêt européen ne s’applique plus mais, je l’ai dit, l’accord du 24 décembre 2020 en reprend les grands principes, avec certaines particularités. D’abord, nous ne remettrons plus nos ressortissants au Royaume-Uni puisque le mandat d’arrêt européen est une exception à la règle selon laquelle la France ne livre pas ses nationaux. D’autre part, le contrôle de la double incrimination est naturellement rétabli. Le mandat d’arrêt européen permettait une plus grande fluidité et donc une plus grande efficacité ; nous avons sauvegardé l’essentiel, mais nous avons évidemment perdu quelques plumes… En effet, la diffusion d’une notice d’Interpol, puisque c’est par ce biais que nous travaillerons désormais avec les Britanniques, ne vaut pas demande d’arrestation provisoire, contrairement au mandat d’arrêt européen, mais une coopération demeure. Le magistrat de liaison auprès d’Eurojust peut rester aussi longtemps que souhaité.

Les procédures d’entraide internationale, en matière de lutte contre le terrorisme par exemple, sont connues et utilisées. Ainsi, les règles qui régissent nos relations avec les États-Unis ne sont pas celles qui s’appliquent au sein de l’Union européenne, mais une coopération judiciaire existe bel et bien, sur le fondement d’un traité bilatéral. La France a des relations judiciaires avec la plupart des pays du monde ; les mécanismes fonctionnent certes moins bien qu’au sein de l’Union – c’est l’un des avantages de l’Union. D’autre part, la possibilité d’enquêtes communes demeure, tout comme les mécanismes classiques : un juge d’instruction français peut obtenir certains actes, notamment des auditions à Londres, par le biais d’une commission rogatoire internationale. En pratique, le juge ou, par délégation, des officiers de police judiciaire se rendent dans le pays concerné ; ils sont alors assistés par des officiers de police judiciaire locaux et les auditions ont lieu. Sur ce plan, on ne perd rien. De même, le transfert de détenus restera possible, sur le fondement de la convention du Conseil de l’Europe. Enfin, je vous ferai transmettre au plus vite le nombre de Britanniques emprisonnés en France et de Français écroués au Royaume-Uni.

M. Raphaël Schellenberger. Comment entendez-vous accentuer l’attrait de la place judiciaire de Paris ?

Mme Marietta Karamanli. Le Brexit rendra donc la coopération judiciaire avec le Royaume-Uni et le suivi des dossiers plus difficiles. Des réflexions sont-elles engagées en vue de mesures transitoires puis d’un accord bilatéral visant à fluidifier ce qui peut l’être ?

M. le garde des Sceaux. Par l’accord obtenu le 24 décembre 2020, on s’est efforcé de résoudre certaines difficultés. Bien sûr, la Chancellerie reste vigilante parce que nous souhaitons que la coopération entre les Britanniques et les Français fonctionne. Si nous étions amenés à proposer de nouvelles mesures, nous le ferions évidemment. Mais nos relations judiciaires avec le Royaume-Uni sont désormais sur le même plan que celles que nous entretenons avec d’autres pays qui ne sont pas membres de l’Union. Cela étant, je vous l’ai dit, nous avons sauvegardé l’essentiel ; je vous en donnerai pour autre exemple le fait que nous continuerons d’échanger les casiers judiciaires. Que le Royaume-Uni soit sorti de l’Union européenne fait que nous ne pourrons plus considérer une condamnation prononcée par une juridiction britannique comme le premier terme d’une récidive lors d’une nouvelle procédure pénale ; pour autant, le juge français qui saura qu’un individu a déjà été condamné à Londres pourra en tenir compte pour fixer le quantum de la peine. Le Brexit aura aussi des conséquences sur la confusion des peines, dont le régime ne sera plus le même. Les Britanniques ont souhaité sortir d’un système fluide qui fonctionnait bien ; cela emporte quelques conséquences mais, comme le montre l’exemple des casiers judiciaires, elles sont d’une certaine manière rattrapables – les juridictions vont évidemment s’adapter.

La place judiciaire de Paris est un lieu d’excellence juridique en raison du nombre et de la qualité de ses professionnels. Londres est également une grande place judiciaire, chacun le sait. Mais l’Union européenne a pour considérable avantage que les décisions rendues dans un de ses pays membres sont exécutoires sur tout le territoire européen. Ce n’est plus le cas pour les décisions rendues par les tribunaux britanniques, et si la France s’oppose à l’adhésion du Royaume-Uni à la convention de Lugano c’est parce que, lorsqu’on sort de l’Union, on doit en tirer les conséquences. Nous en sommes membre, et nous souhaitons en avoir les bénéfices.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Monsieur le garde des Sceaux, je vous remercie.

La réunion se termine à 12 heures 05.

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Membres présents ou excusés

 

En raison de la crise sanitaire, les relevés de présence sont suspendus.