Compte rendu

Mission d’information sur l’émergence
et l’évolution des différentes formes de racisme
et les réponses à y apporter

– Table ronde réunissant M. Bruno Modica, porte-parole de l’association Les Clionautes, Mme Marie-Anne MatardBonucci, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 8, présidente de l’Association de lutte contre l’antisémitisme et les racismes par la mobilisation de la recherche et de l’enseignement (Alarmer), directrice de la RevueAlarmer, et M. Benoit Drouot, vice-président d’Alarmer, professeur agrégé d’histoire-géographie, formateur aux valeurs de la République              2


Jeudi
19 novembre 2020

Séance de 9 heures 15

Compte rendu n° 49

session ordinaire de 2020-2021

M. Robin Reda,
Président

 


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La mission d’information organise une table ronde réunissant M. Bruno Modica, porte-parole de l’association Les Clionautes, Mme Marie-Anne Matard Bonucci, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 8, présidente de l’Association de lutte contre l’antisémitisme et les racismes par la mobilisation de la recherche et de l’enseignement (Alarmer), directrice de la RevueAlarmer, et M. Benoit Drouot, vice-président d’Alarmer, professeur agrégé.

La séance est ouverte à 9 heures 15.

M. le président Robin Reda. Avec la rapporteure, Caroline Abadie et les autres membres de la mission d’information, nous menons, depuis plusieurs mois, de nombreuses auditions avec des universitaires, sociologues, sondeurs, associations, élus, et avec les représentants des institutions républicaines. Nos réflexions sont largement orientées autour des questions relatives à la mémoire, la transmission, l’enseignement, la place de l’école républicaine et la défense des valeurs de la République, à la fois pour lutter contre le fléau du racisme et les discriminations, mais aussi contre certaines réactions virulentes fondées sur un ressentiment qui, chez certains de nos compatriotes, peut entraîner une concurrence des mémoires, un rejet de notre pays et de l’universalisme républicain.

L’école est au cœur de ces problématiques. Il nous tenait donc à cœur d’entendre des enseignants, en particulier des professeurs d’histoire-géographie. En ouverture du cycle d’auditions lié à l’éducation nationale, nous avons reçu Jean-Michel Blanquer, que nous avons remercié pour son implication personnelle et directe dans la mission d’information.

Nous avions l’intention de mener ces auditions et ces réflexions avant l’attentat envers Samuel Paty. Le drame survenu à Conflans-Sainte-Honorine place d’autant plus l’éducation au cœur de l’actualité. Je souhaite avant toutes choses rendre hommage à Samuel Paty, et à l’ensemble de la communauté enseignante. Du fait de l’assassinat odieux d’un enseignant qui a fait son devoir en défendant la liberté d’expression et les valeurs de la République, c’est toute la communauté éducative – et, en réalité, toute la nation – qui a été touchée. Jean-Michel Blanquer a souligné, au sein de cette mission d’information, le rôle de l’école de la République comme colonne vertébrale de la transmission de la mémoire et des valeurs.

Nous proposerons, dès que possible, sans doute en début d’année prochaine, un état des lieux des différentes formes de racisme dans notre pays, et des mesures qui rendraient la lutte plus effective.

J’accueille à présent nos invités : M. Bruno Modica, porte-parole de l’association Les Clionautes ; Mme Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d’histoire à l’université Paris 8, présidente de l’Association de lutte contre l’antisémitisme et les racismes par la mobilisation de la recherche et de l’enseignement (Alarmer), directrice de la RevueAlarmer ; et M. Benoît Drouot, vice-président d’Alarmer, professeur agrégé d’histoire-géographie, formateur aux valeurs de la République.

Je laisse la parole à Mme la rapporteure, puis vous pourrez présenter votre propos liminaire. Nous pourrons ensuite poser vous quelques questions.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vous remercie pour votre présence à cette audition que nous souhaitions tenir depuis longtemps. Au moment de l’assassinat de Samuel Paty je me trouvais, pour les besoins de cette mission, dans une classe d’histoire-géographie d’un collège de Martinique, pour un cours sur l’esclavage. Nous avons compris depuis longtemps, dans cette mission, l’importance du rôle des enseignants dans cette lutte contre le racisme. Nous rendons ainsi hommage à M. Samuel Paty, mais aussi à tous les professeurs qui remplissent cette mission avec dévotion.

Pour préparer cette audition, j’ai lu la tribune de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG) intitulée « Revenir et continuer ». Plutôt que de poser les questions, je vais en lire un passage qui m’a émue aux larmes : « Notre collègue n’a pas failli dans sa mission. Les messages de haine se déchaînaient sur les réseaux sociaux, mais il n’a pas failli. Une vidéo le rendait coupable de crime, mais il n’a pas failli. Une convocation au poste de police l’a conduit à s’expliquer, mais il n’a pas failli. Chaque matin, il s’est levé pour poursuivre sa mission, éclairer ces jeunes esprits qui lui étaient confiés, enseigner. Notre collègue savait mener un combat contre le fanatisme, la haine, l’intolérance, et il a cru que les armes du savoir seraient les plus fortes. »

M. Bruno Modica, porte-parole de l’association Les Clionautes. L’association a été fondée en 1998. Nous avons commencé par rassembler des ressources en ligne pour les mettre à la disposition des professeurs ; nous publions également des séquences que nous utilisons dans notre enseignement. Certaines d’entre elles ont été mises en ligne après l’assassinat de Samuel Paty.

Tout enseignant en histoire-géographie de terrain a été confronté à la question de l’utilisation de la croix gammée comme un symbole que les élèves, en particulier les collégiens, peuvent juger anodin. Dans le cadre de la semaine d’éducation et d’action contre le racisme et l’antisémitisme, nous proposons une séquence complète pour les professeurs : elle comprend le rappel à la loi, dont l’article R645-1 du code pénal, mais également des références à la publicité, comme celle de la marque espagnole Zara qui proposait à la vente un pyjama pour enfant rayé, avec une étoile jaune.

C’est leur présence sur le terrain qui légitime la parole des professeurs sur le racisme. Les Clionautes se répartissent sur l’ensemble du territoire national. Je tiens à la disposition de la rapporteure les données précises relatives à nos effectifs. La réflexion que je vous propose s’inscrit dans la pratique d’enseignants de terrain, confrontés, pour certains depuis longtemps, à des problématiques de ce type.

Ma première rencontre avec le racisme en classe remonte à 1983, dans la petite ville de Lunel, dans le Bas-Languedoc. J’étais un jeune professeur agrégé. En abordant la montée du nazisme, qui figurait au programme, je me suis heurté au discours des élèves : « je ne suis pas raciste, mais les Arabes posent un problème dans la ville ». Les habitants de Lunel sont des employés travaillant principalement à Montpellier, et des agriculteurs dont les ouvriers agricoles sont issus de l’immigration maghrébine. Quelques mois plus tard, à l’occasion des élections municipales, Lunel devenait l’un des lieux de développement d’un jeune parti que l’on appelait alors le Front National. Quelques années plus tard, la ville a fait parler d’elle comme un foyer majeur de départs en Syrie. En 1982, la guerre d’Algérie avait fait son entrée dans les programmes scolaires. Après la diffusion de quelques extraits du film de René Vautier, Avoir vingt ans dans les Aurès, j’ai retrouvé des tables maculées de croix gammées.

Ces deux exemples démontrent que le professeur d’histoire et d’enseignement moral et civique porte une responsabilité dans la conception d’un enseignement éclairant et porteur de sens à propos du racisme. J’enseigne depuis environ 25 ans à Béziers, une ville connue pour la coloration politique de son maire. Après quarante ans de pratique, je n’ai jamais observé de racisme spécifique entre les élèves de mes classes. J’ai assisté, en revanche, à une montée des tensions entre les représentants de communautés qui s’affirment comme telles. C’est entre les Arabes et les Turcs que l’opposition est la plus forte. Je rencontre également des tensions entre ces deux communautés et la communauté tchétchène, très présente également dans la ville.

J’ai occupé mon premier poste il y a quarante ans au collège Les Garrigues à La Paillade, dans la banlieue de Montpellier, face à la cité Phobos dans laquelle des Gitans sédentarisés et des membres de la communauté maghrébine avaient été regroupés. Ces problématiques m’ont accompagné toute ma carrière jusqu’à Tourcoing où j’ai eu, dans l’une de mes classes, le premier djihadiste français du gang de Roubaix, Lionel Dumont, qui purge actuellement une peine de réclusion criminelle à perpétuité.

Notre approche consiste à donner des armes aux professeurs d’histoire-géographie pour aller au-delà de la condamnation du racisme, qui est un délit dès lors qu’il est exprimé de façon publique. Je fais référence à la loi dite loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, dite loi Pleven. Une forme de parole tend à se libérer dans la société, dans les salles de classe, mais également dans les salles des professeurs. Béziers n’est pas une exception en la matière.

Voici une affiche municipale, située près de l’arrêt de bus qu’empruntent les élèves de la périphérie urbaine de Béziers pour venir en classe. J’ai été contraint de commenter cette affiche qui préoccupait mes élèves, au moment de ce que l’on a appelé la crise migratoire. Cette affiche constitue une remarquable étude de document. Nos élèves sont ainsi exposés à l’instrumentalisation du rejet de l’autre. Ce rejet se cristallise sur le linge aux fenêtres dans certains quartiers où résident des populations issues de l’immigration, la présence de kebabs, la chica aux terrasses de café.

Comment réagir ? Dans le cadre de l’enseignement moral et civique, nous devons gérer de surcroît l’éducation aux médias, y compris aux réseaux sociaux. Nous devons également faire connaître la loi, celle de 1972, la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite loi Gayssot, et les compléments qui y ont été apportés. Rappeler ce que dit la loi n’est pas suffisant : dans les limites du temps qui nous est imparti, nous essayons à la fois d’expliquer et de décrypter, en montrant les conséquences de ce qui se dit sur les réseaux sociaux. Notre mission est également de faire comprendre que l’empathie et l’attention à l’autre permettent de mieux vivre ensemble. Cela suppose la connaissance de l’autre et l’acceptation de règles communes.

On trouve parmi nos élèves une grande diversité de trajectoires sociales et d’origines géographiques. J’ai dans ma classe des élèves d’origine yézidie, arménienne, marocaine, certains ayant des difficultés à apprendre le français. Tout ce qui concourt à une assignation d’identité doit être combattu, même si ceux qui en sont victimes peuvent s’y complaire ou la revendiquer comme une affirmation identitaire. Parfois, les pratiquants de telle religion peuvent la revendiquer comme un élément d’affirmation identitaire.

Les affirmations de principe sur la laïcité ne suffisent pas à apaiser ce climat. Le principe de laïcité n’est pas négociable. La laïcité n’est pas déclinable en laïcité « positive », « apaisée », ou d’autres formules de ce genre. Dans son sens premier, la laïcité est une indifférence à la question religieuse, c’est-à-dire le refus d’apporter une attention spécifique à une religion en particulier. En ce sens, la laïcité peut être vécue comme une forme de discrimination. Les enseignants s’exposent alors à plusieurs accusations : « vous êtes raciste parce que vous avez montré des caricatures », ou encore « vous ne pouvez pas boire pendant que nous faisons le ramadan ». Je l’ai entendu à plusieurs reprises.

Nos enseignements d’histoire-géographie, d’enseignement moral et civique, sont des points d’entrée essentiels dans la lutte contre le racisme. L’histoire fournit de nombreux exemples. En même temps, la question incontournable du temps que nous pouvons y consacrer se pose. Les réformes successives ont réduit le temps d’enseignement de l’histoire-géographie et de l’enseignement moral et civique de 20 à 25 %. On ne peut affirmer que l’on veut renforcer l’enseignement moral et civique après un événement dramatique, alors que les réformes mises en œuvre aujourd’hui concourent à l’affaiblir. Nous savons que les discours se heurtent à la réalité. L’idée que l’enseignement moral et civique puisse être distillé dans tous les enseignements est une vue de l’esprit.

Pour conclure, je reprendrai un slogan publicitaire : « Laissez faire les spécialistes » : faites confiance aux professeurs d’histoire-géographie pour mettre en œuvre cet enseignement.

Vous avez eu l’occasion d’entendre notre ministre de tutelle. Les injonctions d’une institution qui fonctionne de plus en plus sur un mode pyramidal sont de moins en moins entendues. Bien souvent, il existe un fossé entre les informations descendantes et la réalité à laquelle les professeurs d’histoire-géographie en activité sont confrontés.

Mme Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 8, présidente de l’association Alarmer, directrice de la RevueAlarmer. Au nom de l’association Alarmer, je remercie la mission parlementaire pour cette occasion de présenter nos objectifs et nos propositions. À la différence des Clionautes ou de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie, nous sommes une jeune association, créée il y a deux ans par des universitaires, des chercheurs et des enseignants du secondaire autour d’inquiétudes communes : la persistance des discriminations et des préjugés dans la société française, la circulation d’une parole raciste et antisémite de plus en plus décomplexée sur les réseaux sociaux, et des phénomènes de concurrence mémorielle qui contribuent à alimenter les hostilités que nous souhaitons combattre.

En créant cette association, notre objectif était d’alerter les pouvoirs publics et l’opinion et de promouvoir une approche nouvelle. Nous nous efforcions déjà, depuis les attentats de 2015, de faire des propositions, mais nous avions le sentiment de ne pas être entendus. Nous avons obtenu le soutien de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) et d’un certain nombre de ministères, mais les pouvoirs publics ont encore beaucoup à faire pour affronter la question à la hauteur des enjeux.

L’enseignement de l’histoire est essentiel pour aborder la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations, mais cela passe aussi par les politiques sociales, les politiques de la ville, et par une vraie politique de l’égalité des chances en matière scolaire. Nous considérons que le combat à mener passe par la connaissance des mécanismes, de l’histoire du racisme et de la législation élaborée pour le combattre. En ce sens, notre projet est original. Notre postulat consiste à dire qu’il faut transmettre un savoir scientifique sur ces questions. Je ne parle pas des formes paroxystiques que sont les génocides, qui doivent évidemment être enseignés, mais ils ne peuvent être le point de départ de l’enseignement. La question du fait religieux est importante, mais le racisme ne se limite pas aux hostilités associées aux appartenances religieuses. Nous proposons de déconstruire les stéréotypes et d’enseigner l’histoire des racismes et des haines à fondement racial ou religieux. Avant d’enseigner l’affaire Dreyfus ou la Shoah, il importe d’expliquer les mécanismes qui y mènent.

L’autre originalité de notre approche est de réunir des spécialistes, des chercheurs qui abordent en général ces sujets dans des univers scientifiquement cloisonnés. Il est très rare que des spécialistes de l’esclavage, de la colonisation, de la Shoah et des migrations travaillent ensemble. Le champ universitaire se structure par discipline, par aire culturelle, ce qui ne favorise pas l’appréhension de ces sujets comme un tout ; or cette approche globale est indispensable d’un point de vue scientifique et politique pour éviter l’écueil qui consisterait à alimenter, à notre tour, la concurrence des victimes.

Ces questions liées au racisme ont une dimension universelle. L’objectif n’est pas de le banaliser ou le naturaliser, mais de refroidir les enjeux et souligner qu’il s’agit d’un combat universel, au nom de valeurs universelles.

Nous insistons également sur le fait que les politiques mémorielles, si elles sont nécessaires, ne sont pas un remède magique. On a trop misé, ces dernières décennies, sur la stratégie de la mémoire. Il importe donc de construire du savoir plutôt que de jouer sur les ressorts de l’émotion et de poursuivre la chimère d’une mémoire unitaire et apaisée. Les historiens qui travaillent sur ces sujets savent que cela n’existe pas.

Nous tentons d’agir de trois manières. Notre première proposition consiste à faire évoluer les programmes scolaires dans l’enseignement secondaire. Mon collègue Benoît Drouot s’exprimera à ce sujet. Notre seconde proposition concerne la formation des enseignants du secondaire. Nous disposons d’une grande expérience dans ce domaine, mais nos forces restent limitées. La création des équipes « valeurs de la République » a constitué un pas positif, qu’il faut prolonger par la formation des formateurs. Il convient également d’amplifier la formation des enseignants du secondaire, dont la demande est grande, car ils ne traitent pas de ces questions dans leur formation initiale. Vous avez noté que le milieu de l’antiracisme et le milieu universitaire souffrent de clivages qui risquent de nous faire perdre la volonté commune de lutter contre toutes les formes de racisme. Notre troisième proposition consiste à lancer des ponts entre les mémoires et les savoirs.

C’est pour répondre à ces objectifs que nous avons créé l’association ainsi qu’une revue gratuite en ligne, qui constitue une vitrine de la méthode que nous promouvons. Cette revue a été pensée pour différents publics, et notamment pour les enseignants. Une rubrique dirigée par Benoît Drouot intègre des notices, des définitions et aborde les débats autour de certains thèmes. C’est notamment le cas du racisme institutionnel ou de l’intersectionnalité. Les notices reprennent la généalogie de ces notions ainsi que les enjeux qui y sont attachés. Une autre rubrique comprend des documents destinés à être utilisés par les professeurs en classe. Vous y trouverez notamment le discours visionnaire de Gaston Monnerville, député originaire de Guyane, prononcé en 1933 au Trocadéro, dans lequel il déclare, s’adressant aux juifs, « Nous, les fils de la race noire, nous ressentons profondément votre détresse ». Il évoque le premier génocide de l’histoire, le massacre des Héréros, et tend ainsi un pont entre les menaces qui pèsent sur les juifs et les horreurs de la colonisation. Ce type de document constitue un outil pour aider les enseignants à se départir de la concurrence victimaire.

On trouve également, dans la revue, des comptes rendus d’ouvrages scientifiques ou de romans qui traitent de racisme et d’antisémitisme. Enfin, la revue rassemble des articles de recherche et de réflexion. Par exemple, un article de ma collègue Pauline Peretz aborde le sujet d’une exposition de peinture afro-américaine dans une base militaire pendant la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, au temps de la ségrégation. Vous connaissez les débats autour de l’islamophobie. Je vous invite à lire cet article de M. Nedjib Sidi Moussa qui rappelle que cette notion arrive en France avec une matrice étrangère, liée au contexte algérien.

Avec ces quelques exemples, je me suis efforcée de vous montrer l’esprit avec lequel nous travaillons, et avec lequel nous pensons qu’il faudrait travailler. Je vous remercie pour votre écoute. J’espère que vous nous aiderez à relayer notre action.

M. Benoît Drouot, vice-président d’Alarmer, professeur agrégé d’histoire-géographie, formateur aux valeurs de la République. Comme l’a indiqué Marie-Anne Matard-Bonucci, il nous semble essentiel de faire évoluer significativement les programmes pour rendre l’école plus efficace dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Nous considérons que les programmes actuels présentent trois faiblesses.

La première est d’aborder la question du racisme et de l’antisémitisme presque exclusivement sous l’angle des génocides (la Shoah, le génocide des Arméniens ou des Tutsis, etc.). D’autres tragédies servent également de support à l’étude des racismes, comme l’esclavage et la traite négrière dont l’enseignement a été renforcé dans les programmes par la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, dite loi Taubira, ainsi que la colonisation. Le fait d’aborder le racisme et l’antisémitisme par ces tragédies présente l’inconvénient de les enfermer dans ces manifestations paroxystiques et donc de diminuer leur portée aux yeux de nos élèves.

La seconde faiblesse des programmes, à nos yeux, est que l’enseignement du racisme et de l’antisémitisme y est très segmenté, et très ponctuel. Beaucoup de tragédies ne sont que mentionnées dans les programmes de terminale relatifs aux questions internationales, ce qui ne nous laisse pas le temps de les étudier. La segmentation dans les programmes limite par ailleurs la possibilité d’établir des analogies entre ces différents épisodes, pour mieux faire ressortir les singularités de chacun. La traite négrière est elle-même fragmentée en trois temps dans les programmes du lycée, dans deux chapitres différents en classe de seconde, et à nouveau en classe de première lors de l’enseignement de l’abolition de l’esclavage en 1948. Cette fragmentation a l’inconvénient de ne pas créer de cohésion dans l’esprit des élèves, et de ne pas faire de sens dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme.

Enfin, la troisième faiblesse est que ces questions sont trop déconnectées du présent des élèves. Par exemple, l’antisémitisme n’est abordé dans les programmes que sous la dimension politique et racialiste, entre la fin du XIXe siècle avec l’affaire Dreyfus (qui apparaît sans que les élèves ne sachent réellement ce qu’est l’antisémitisme) et 1945. On ne revient quasiment plus sur cette notion dans les programmes. Les élèves n’ont donc pas les clés pour lire les différentes formes d’antisémitisme d’aujourd’hui, et qui puisent dans d’autres sources que l’extrême droite, même si l’antisémitisme d’extrême droite persiste.

Un autre exemple est le racisme anti-Noirs, qui n’est abordé que sous l’angle de l’esclavage ou de la colonisation. Ni la ségrégation aux États-Unis, ni le racisme contemporain en France ne font partie des programmes, et l’apartheid est seulement évoqué.

Nous suggérons trois axes de renouvellement des programmes. Nous proposons que la fabrication des préjugés et les processus de racialisation soient davantage étudiés, sur un temps long, ce qui implique de donner davantage de place à l’histoire culturelle, à l’histoire des mentalités et des représentations, afin que nos élèves étudient comment sont fabriquées les altérités négatives au cours du temps, comment elles circulent entre les sphères sociales et les territoires, et comment elles se perpétuent et continuent à se manifester dans leur quotidien.

Le second axe de renouvellement consisterait à adopter une démarche plus globale, plus comparatiste du programme, pour montrer les ressorts communs entre les racismes et les antisémitismes, tout en insistant sur les singularités propres à chacune. Cette démarche concourrait à contourner les effets délétères des concurrences mémorielles. Le fait d’aborder ces mouvements de manière distincte tend à entretenir ces concurrences qui virent à des guerres identitaires. Nous proposons, par exemple, d’étudier dans un même temps la fabrication de l’altérité racialisante des juifs en Espagne, et la figure du Noir associée à l’esclave, qui naissent simultanément au XVe et XVIe siècle.

Le troisième axe de renouvellement du programme consisterait en une approche plus thématique sur la durée, pour pallier les inconvénients de cette fragmentation. Des pistes ont déjà été ouvertes en ce sens dans les anciens programmes d’histoire, supprimés par la réforme récente. Les programmes actuels de spécialité (histoire-géographie, sciences politiques et géopolitique) proposent des approches thématiques et dans la durée, comme l’étude de la démocratie de l’Antiquité à nos jours ou l’étude de la notion de puissance de l’Antiquité à nos jours. Je suggère d’intégrer au programme du lycée un thème qui s’intitulerait « De la fabrication d’altérités négatives au racisme contemporain, du Moyen-Âge à nos jours ». Il offrirait aux élèves une vision large, traitant toutes les formes de racisme et d’hostilité identitaire en même temps.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie. Je ne reviendrai pas sur les propositions que vous avez faites, je souhaiterais entrer dans les aspects pratiques de l’enseignement de l’histoire-géographie et de l’éducation civique, et notamment sur la capacité d’enseigner au quotidien. Nous avons le sentiment que nous sommes entrés dans une époque d’exacerbation des sentiments, qui rejaillissent dans les comportements et les propos des élèves. Nous observons une perte globale de jugement critique de la part d’un certain nombre d’entre eux.

Les professeurs d’histoire-géographie et d’enseignement civique et moral ont un rôle à jouer dans la libération de la parole. Comment voyez-vous la place de l’enseignement civique au sens large, dans la manière dont les choses sont enseignées, et dans celle de faire participer les élèves, de déconstruire leurs préjugés de manière participative ? Le débat permet de libérer la parole et, par la confrontation, d’estomper les préjugés ? Peut-être est-il nécessaire d’étoffer cette discipline ?

Par ailleurs, nous avons évoqué la mémoire, la manière de transmettre notre histoire. Un écrivain de renom que nous avons reçu, Amin Maalouf, légitimait la notion de roman national, non pas dans une logique nationaliste, mais en s’interrogeant sur le fait qu’il n’existait plus d’idéal. Il considère que ce manque de projet commun pour la nation concourt à l’accélération du délitement de la République, et que nous n’avons plus de socle pour y déposer une cohésion sociale et un avenir commun.

La représentation de la France est souvent négative, avec son passé esclavagiste et colonial, et les zones de lumières oubliées. Je me fais l’écho de certains propos dans le débat public qui estiment que l’histoire de France s’est estompée des programmes scolaires, que l’on n’enseigne plus, ou plus suffisamment, certaines périodes, avec parfois un sentiment de honte d’aborder certains personnages quand ils sont relus à la lumière de l’actualité. Je pense notamment à Napoléon Bonaparte, ou à beaucoup de personnages de l’histoire contemporaine. Rendez-vous responsable la disparition de cette page de l’histoire des maux qui nous touchent aujourd’hui ?

Mme la rapporteure Caroline Abadie. Il faut parfois du temps entre une réforme et l’arrivée du manuel. Cela crée des vides pédagogiques dont on voit l’effet en quelques années, avec notamment le déboulonnage de la statue de Victor Schœlcher.

J’entends que les contenus doivent être plus vivants, qu’ils intègrent du débat, des visions plurielles pour vous permettre d’aborder ces sujets plus librement. Comment faire pour armer davantage vos collègues ? Je pense à un professeur de sciences qui serait confronté par exemple à la remise en question de la théorie de l’évolution. Comment aider la communauté pédagogique dans son ensemble et faire en sorte qu’elle soit alignée sur cet objectif commun ?

M. Bruno Modica. Malheureusement, certaines règles ne sont pas appliquées pour éviter les problèmes et la confrontation. En éducation physique et sportive (EPS), par exemple, on accepte les certificats médicaux de complaisance. Or le professeur ne fait pas toujours respecter la règle, ou avec un soutien insuffisant de l’institution.

Sur la question des programmes, je serais plus nuancé. Je considère que l’on ne doit pas tout attendre d’un système pyramidal qui ferait descendre les consignes vers la base. La question des programmes doit être liée à la capacité du professeur à produire des contenus adaptés aux classes auxquelles il est confronté. Les programmes sont perfectibles, mais au cours de ma carrière j’ai connu dix programmes ; à peine avons-nous le temps de nous les approprier qu’ils changent déjà. La priorité consiste plutôt à armer les professeurs, comme nous le faisons à notre niveau pour leur permettre de mieux s’approprier le sujet.

J’étais dans le cabinet du ministre pour proposer un système de formation entre pairs, à l’échelle des territoires et des bassins. La valeur ajoutée des Clionautes est de les regrouper, au niveau des bassins d’établissements publics locaux d’enseignement, comme on les appelle dans l’éducation nationale, pour leur apporter une plus-value scientifique et pratique, celle du retour d’expérience. C’est ainsi que nous pourrons armer les professeurs d’histoire-géographie, mais également les autres professeurs qui, sur la base du volontariat, s’intéressent à ce sujet.

Lorsque le drame que vous connaissez est survenu, nous avons mis en ligne une dizaine de séquences, en accès ouvert. Nous avons été sollicités par des professeurs d’autres disciplines, de sciences physiques, d’EPS, de sciences de la vie et de la terre, quelques professeurs de lettres, qui se sont approprié ces contenus sur le cadre légal, la laïcité et les problématiques contemporaines (islamophobie, intersectionnalité, etc.).

On parle de l’école de la confiance, mais le fonctionnement pyramidal va à l’encontre de ce que l’on souhaite obtenir. Faisons confiance aux spécialistes, aux praticiens de terrain, pas à ceux qui sont cantonnés dans des colloques universitaires, pour faire passer ce message.

Mme Marie-Anne Matard-Bonucci. Notre association réunit des spécialistes qui enseignent concrètement. S’il y a une idée à retenir de nos propos, c’est que l’on n’enseigne pas frontalement la question des hostilités identitaires et des racismes. On en passe par l’étude des génocides, par l’histoire du fait religieux, éventuellement par la question de la laïcité, mais on ne l’aborde pas directement.

Sur la question du roman national, on peut déplorer, et je fais partie de ceux qui le déplorent, que nous ne soyons plus à l’époque de la IIIe République. La ligne bleue des Vosges qui permettait de cimenter la nation n’existe plus. Il nous reste les valeurs de la République. Un enfant issu de l’immigration subsaharienne ne se retrouvera pas forcément dans le récit d’un enfant de Charente-Maritime dont les parents sont là depuis des générations. Il faut, bien entendu, raconter cette histoire commune, mais elle est complexe quand il s’agit des sujets que nous évoquons. Par exemple, l’esclavage est aboli en 1794, et rétabli sous Napoléon. Plutôt que d’avoir l’illusion que nous pourrons inventer une histoire qui réconcilie tout le monde, je préconise de montrer l’histoire telle qu’elle est, avec sa complexité, tout en insistant sur les valeurs universelles que sont la liberté, l’égalité, la fraternité et la laïcité.

M. Benoît Drouot. Je partage la nécessité de délivrer une histoire qui soit vraie. Notre crédibilité réside dans le fait de ne pas essayer de cacher des pans de l’histoire tout en valorisant ce que l’on estimerait positif. Nous avons face à nous des élèves méfiants : s’ils ont le sentiment qu’on leur cache des choses, avec la complicité des professeurs d’histoire, nous ne parviendrons pas à faire passer notre message.

Nous devons ouvrir nos élèves à ce qu’il se passe ailleurs, dans le monde, pour leur faire prendre conscience de l’intérêt de notre modèle français et de ses valeurs.

Je souhaite insister sur la question des réseaux sociaux, qui m’inquiète beaucoup. Je me suis rendu compte qu’il s’agissait du seul moyen d’information de mes élèves. Ils ne lisent pas les journaux, n’écoutent pas de radios d’information, et ne regardent plus la télévision. Leur unique source d’information se trouve dans des réseaux comme Snapchat ou Tik Tok. Ils prennent pour des vérités des faits erronés qui y sont partagés.

S’il faut renforcer une discipline, c’est davantage l’histoire que l’enseignement moral et civique. Nous avons perdu beaucoup d’heures lors des réformes successives. Avant la « réforme Blanquer », les terminales L et ES suivaient quatre heures hebdomadaires d’enseignement ; désormais, toutes les terminales n’en ont plus que trois. Les épreuves du baccalauréat ayant été élargies à la classe de première, nous sommes encore plus pressés par le temps pour exercer notre liberté pédagogique.

Je rejoins M. Modica sur la nécessité pour les professeurs d’histoire d’avoir le sentiment d’être soutenus par leur hiérarchie, par exemple dans le choix de documents pour aborder la question des libertés et du racisme. En 2018, une enquête de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) avait révélé qu’un professeur sur trois pratiquait l’autocensure pour aborder les sujets sensibles, comme le racisme, et même un professeur sur deux dans les quartiers dits sensibles. Lors d’une réunion du groupe Valeurs de la République de l’académie de Reims, l’une de mes collègues s’est alarmée que certains enseignants, à la suite de l’affaire Samuel Paty, lui avaient confié leur intention de s’autocensurer davantage.

Enfin, je suis partisan du fait que les professeurs d’autres disciplines traitent de ces sujets, et je préconise de leur faire bénéficier d’une formation pour leur permettre de les aborder, lorsque c’est nécessaire.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie pour la clarté de vos propos.

La séance est levée à 10 heures 30.

 

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