Compte rendu

Commission d’enquête sur l’évaluation
des politiques publiques
de santé environnementale

– Audition, ouverte à la presse, de M. Denis Zmirou, président, de Mme Agnès Popelin, vice-présidente, de la Commission nationale « déontologies et alertes en santé publique et environnementale » (CnDAPse), et de M. Pierre-Henri Duée, membre de la commission précitée au titre de représentant du comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé.              2


Jeudi
8 octobre 2020

Séance de 10 heures 45

Compte rendu n° 19

session ordinaire de 2020-2021

 

Présidence de
Mme Élisabeth Toutut-Picard,
présidente


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L’audition débute à dix heures quarante-cinq.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Nous auditionnons les représentants de la Commission nationale de la déontologie et des alertes en santé publique et environnement (CnDAPse) : M. le professeur Denis Zmirou-Navier, président de la CnDAPse, accompagné de Mme Agnès Popelin, vice-présidente, et de M. Pierre-Henri Duée, membre de cette commission désigné par le président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé.

M. Denis Zmirou, vous êtes professeur honoraire de médecine. Vous avez été directeur scientifique de l’agence française de sécurité sanitaire environnementale, qui est devenue aujourd’hui l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Vous avez dirigé le département de santé-environnement-travail de l’école des hautes études en santé publique de Rennes. Vous êtes président de la commission spécialisée sur les risques environnementaux du Haut conseil de la santé publique, fonction au titre de laquelle nous vous avons entendu tout récemment. Vous n’aurez donc pas à prêter serment de nouveau puisque nous considérons que vous êtes toujours sous serment pour la présente audition.

Mme Agnès Popelin, vous êtes juriste de formation et membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE) au titre du groupe « Environnement et nature ». Au CESE, vous appartenez aux sections « Affaires sociales et santé » ainsi que « Éducation, culture et communication ».

M. Pierre-Henri Duée, vous êtes directeur de recherche honoraire de l’institut national de la recherche agronomique (INRA), ingénieur agronome et docteur d’État ès sciences naturelles. Vos recherches ont porté sur la biochimie et la physiologie de la nutrition. Vous avez présidé le centre de recherche de Versailles-Grignon et avez été délégué à la déontologie de l’INRA. Vous présidez actuellement la section technique du comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour les sciences de la vie et de la santé.

(Mme Agnès Popelin et M. Pierre-Henri Duée prêtent successivement serment.)

La CnDAPse, installée en 2017, a été créée par la loi Blandin du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte. Aux termes de cette loi, la CnDAPse est chargée de veiller aux règles déontologiques s’appliquant à l’expertise scientifique et technique ainsi qu’aux procédures d’enregistrement des alertes en matière de santé publique et d’environnement.

Elle émet des recommandations générales sur les principes déontologiques propres à l’expertise scientifique et technique dans les domaines de la santé, ainsi que de l’environnement, puis procède à leur diffusion. Elle est consultée sur les codes de déontologie mis en place dans les établissements et organismes ayant une activité d’expertise ou de recherche dans le domaine de la santé ou de l’environnement.

Elle identifie les bonnes pratiques et émet des recommandations à propos des dispositifs de dialogue entre les organismes de recherche et la société civile sur les procédures d’expertise scientifique et les règles de déontologie qui s’y rapportent.

Enfin, elle établit un rapport annuel qui évalue les suites données à ses recommandations, aux alertes dont elle a été saisie, ainsi qu’à la mise en œuvre des procédures d’enregistrement des alertes dans les établissements et organismes ayant une activité d’expertise ou de recherche dans le domaine de la santé ou de l’environnement.

M. Denis Zmirou, président de la CnDAPse. La CnDAPse, que j’appellerai plus simplement la DAPse, est récente dans le paysage des organismes d’appui aux politiques publiques dans le domaine de la santé.

Notre constat est que la France dispose d’un ensemble assez solide d’organismes d’appui aux politiques publiques en matière de santé-environnement, avec des organismes dédiés, des organismes de recherche puissants. Avec le temps, la France a aussi prévu un certain nombre de règles visant à prévenir les conflits d’intérêts et à lutter contre eux. Progressivement, ces établissements publics d’expertise s’ouvrent aux différentes parties prenantes. Enfin, nous disposons de lois qui font de la France un pays avancé dans ce domaine en Europe, notamment grâce à la loi Blandin qui a créé la DAPse et la loi Sapin 2 de décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

Bien entendu, nous formulerons un certain nombre de préconisations fondées sur l’expérience de bientôt quatre années d’activité de la DAPse au titre de nos deux missions. La première est de renforcer l’autorité de l’expertise publique en matière de santé-environnement. La seconde est de faciliter la vigilance citoyenne dans les domaines de la sécurité sanitaire et de la protection de la biosphère, en accompagnant les établissements publics dans l’amélioration continue de leurs pratiques en matière de déontologie et d’ouverture à la société civile, en facilitant la remontée et le traitement des alertes issues de la société civile et en veillant à la meilleure réactivité des administrations compétentes en réponse à ces alertes.

Nous sommes un maillon supplémentaire dans le dispositif que j’évoquais tout à l’heure qui peut contribuer – c’est du moins l’objectif que nous nous fixons – à l’amélioration de la confiance des citoyens dans l’aptitude des pouvoirs publics à prévenir et à traiter les atteintes à la santé et l’environnement, lesquels pouvoirs publics s’appuient sur cette expertise.

Mme Agnès Popelin, vice-présidente de la CnDAPse. Nous agissons dans les deux domaines spécifiés par le professeur Denis Zmirou que sont la déontologie et l’alerte.

En matière de déontologie, nous exerçons notre mission suivant les trois axes énoncés par la loi Blandin. Le premier consiste à émettre des recommandations générales sur les principes déontologiques. Nous sommes également consultés sur les codes de déontologie des organismes énumérés en annexe du décret du 26 décembre 2014. Il s’agit de trente-cinq organismes qui ont trait à l’expertise et la recherche dans le domaine de la santé et de l’environnement tels que, par exemple, l’institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), le centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA), le bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), l’institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Nous intervenons donc dans des domaines très vastes. Enfin, nous sommes aussi destinataires du rapport annuel des comités de déontologie de ces organismes.

Nous regardons avec beaucoup d’attention les dispositifs instaurés pour gérer les liens d’intérêt. Il est en effet très important de renforcer la confiance et de lutter contre cette société du doute que nous rencontrons en permanence. Comment sommes-nous vigilants ? Il faut faire un focus sur les risques que peuvent générer les relations entre les agents des établissements ou les établissements eux-mêmes, dans l’exercice de leurs fonctions, avec des entités privées. Nous l’avons bien vu avec la loi sur la recherche et ce qui pourrait créer une suspicion de partialité à l’égard des établissements ou des travaux qui y sont menés.

Par ailleurs, nous sommes très attentifs à la mise en place de dispositifs de dialogue avec l’ensemble des parties prenantes pour éviter l’entre soi, entre chercheurs, entre experts et pour prévenir tout risque de « myopie » institutionnelle de la part de ces établissements.

Enfin, nous sommes attentifs à la transparence des procédures et des méthodes qui fondent leur expertise. Il s’agit d’abord de les rendre intelligibles pour tous et de permettre à la société civile, aux personnes extérieures, d’en percevoir les méthodologies et questionner ces méthodes.

Notre deuxième mission concerne le traitement des alertes. Cela commence par la saisine de la DAPse. Qui peut saisir la DAPse ? Elle peut s’autosaisir comme prévu par la loi Blandin de 2013. Cette loi prévoit par ailleurs une énumération très précise des titulaires de ce droit de saisine. Il peut s’agir d’un membre du gouvernement, des parlementaires, d’un établissement ou d’un organisme public de recherche y compris l’un des trente-cinq que nous accompagnons dans leur déontologie, ainsi que des représentants de la société civile, tels que les associations de consommateurs, les syndicats, les ordres professionnels, les associations de protection de l’environnement, les associations de malades.

Par ailleurs, la loi Sapin 2 prévoit deux procédures d’alerte, l’une interne et l’autre externe. Selon la procédure interne, l’alerte doit être d’abord adressée à l’établissement visé et, ensuite, en l’absence de réponse satisfaisante, elle doit passer à l’autorité supérieure, territoriale. En l’absence de réponse à nouveau, l’auteur du signalement peut nous saisir. Enfin, nous pouvons aussi, en cas d’urgence imminente pour la santé ou l’environnement, ou de menace grave, être saisis par un individu.

La DAPse doit ensuite instruire l’alerte dont elle est saisie. Elle doit qualifier si le signalement est évocateur de véritables alertes. Si la commission plénière l’estime, les alertes sont transmises aux ministres compétents et ceux-ci doivent nous répondre dans les trois mois en nous informant des suites données à l’alerte.

Il existe en fait deux systèmes d’alerte en France : le Défenseur des droits qui est chargé de la protection du lanceur d’alerte, et la DAPse chargée de vérifier, donc de protéger, le traitement de l’alerte en santé publique et environnement.

Nous devons donc recevoir dans les trois mois une réponse diligente. Ensuite, la DAPse informe l’auteur du signalement des suites données à son alerte. Nous ne sommes pas chargés de juger l’alerte sur le fond, mais de vérifier son traitement et les réponses.

Entre alerte et déontologie, tout un « carrefour » d’activités nous intéresse. Nous travaillons en particulier dans l’enregistrement des procédures des alertes, d’abord auprès des trente-cinq établissements énumérés par le décret du 26 décembre 2014. Nous les aidons et les accompagnons dans le suivi et la mise en œuvre de ces procédures d’alertes, auxquels ils sont astreints. C’est d’autant plus important que, au regard des missions confiées à ces organismes, repérer et traiter toute forme de dysfonctionnement ou tout écart aux bonnes pratiques, y compris déontologiques, permettra de ne pas alimenter la société du doute ni d’altérer la confiance.

La DAPse établit un bilan annuel qu’elle transmet au gouvernement, aux présidents des deux Assemblées ; il est publié sur son site. Comme prévu par la loi Blandin, la DAPse émet aussi, via son rapport annuel, des recommandations sur les réformes qu’il conviendrait d’engager pour améliorer la gestion des alertes.

Le fonctionnement de la commission est décrit dans la loi. Elle a été créée en 2013 et installée le 26 janvier 2017. Les vingt-deux membres qui la composent sont nommés par le ministre chargé de l’environnement. La commission comporte quatre représentants des assemblées – deux députés, deux sénateurs –, quatre représentants du CESE, deux représentants du Conseil d’État et deux représentants de la Cour de cassation en comptant leurs suppléants ainsi que des représentants du comité consultatif national d’éthique. D’autres membres sont proposés pour représenter le Défenseur des droits, les ministères en charge de l’environnement, de la santé, de l’agriculture, du travail, de la recherche, puisque ces ministères sont directement concernés par notre domaine d’activité, ainsi que les cinq agences de sécurité sanitaire que sont l’agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), l’Anses, Santé publique France, l’INSERM et le centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Les membres sont nommés pour quatre ans et leur mandat est irrévocable, ce qui donne à la DAPse le statut de commission indépendante. Les membres travaillent tous à titre bénévole. Notre secrétariat permanent est assuré par le commissariat général au développement durable du ministère de l’écologie (CGDD), avec 1,4 équivalent temps plein.

M. Pierre-Henri Duée, membre de la CnDAPse au titre de représentant du comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé. La commission a pour mission de renforcer l’expertise publique qui vient en appui aux décisions publiques et est souvent en situation d’incertitude. Elle est délivrée dans plusieurs dizaines d’établissements publics. Le fait d’entourer cette expertise de principes déontologiques me semble important. Il s’agit de mobiliser un certain nombre de principes et de valeurs pour donner de l’autorité à cette expertise publique.

Une charte de l’expertise existe en France depuis une dizaine d’années, une charte de déontologie des métiers de la recherche depuis 2015. J’ai été l’un des contributeurs de cette charte. Plus récemment, en 2016, des référents déontologues – c’est-à-dire des personnalités indépendantes – ont été nommés dans les organismes pour conseiller et faire en sorte de partager une culture de la déontologie.

Dans l’expertise, trois types de référents déontologues interviennent. Le premier ressort de la loi du 13 juillet 1983 portant droit et obligations des fonctionnaires : il a été mis en place par la loi de 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires et est prévu dans l’ensemble des établissements de recherche. Pour ce qui concerne l’expertise sanitaire, une loi et un décret ont mis en place en 2016 des référents déontologues. Enfin, plus récemment et sans support législatif, des référents à l’intégrité scientifique ont été créés dans les organismes de recherche et dans les universités.

Au-delà des textes et des chartes, des personnes-ressources peuvent donc faire évoluer la culture de l’ensemble des personnels de la recherche ou de l’enseignement. Il est important de se souvenir de ce que disait M. Jean-Marc Sauvé sur la déontologie : « Cela n’a rien d’inné, c’est surtout un partage d’expériences. »

Il faut mettre en place le dialogue, au-delà des textes et des références. C’est ce que fait la commission en établissant un dialogue avec la trentaine d’établissements entrant, selon le décret de 2014, dans notre champ législatif, pour essayer de tirer le meilleur parti des pratiques qui existent dans le domaine de l’expertise, de la prévention des conflits d’intérêts et plus largement de la déontologie.

Nous l’avons fait dès 2018 par l’intermédiaire d’un questionnaire. Depuis la fin de l’année 2019, nous établissons un dialogue privilégié avec chacun des établissements, non pour faire un audit mais plutôt pour tirer parti des meilleures pratiques et les partager.

L’important est de sensibiliser l’ensemble de la communauté scientifique, de voir quelles mesures peuvent être prises en termes de formation, d’appropriation des principes déontologiques mis en place dans ces organismes. Cette enquête n’est pas terminée mais nous faisons le constat d’une hétérogénéité des pratiques actuellement. L’objectif est de tirer par le haut l’ensemble du dispositif d’expertise en France.

Le rôle de la commission est différent de la mission principale d’un comité d’éthique par exemple. Je suis membre du comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE). Nous avons eu, dans le projet de loi relatif à la bioéthique voté le 31 juillet par l’Assemblée nationale et qui sera bientôt en deuxième lecture au Sénat, une extension du champ de compétences du CCNE au-delà de la santé et de la médecine. Tous les domaines qui pourraient avoir un effet sur la santé humaine font maintenant partie des missions du CCNE, en particulier l’environnement. La réflexion éthique autour des problèmes de santé et d’environnement sera ainsi consolidée.

Il ne s’agit pas d’arbitrer, de proposer de nouvelles recommandations, mais plutôt de s’interroger sur l’impact de l’environnement sur la santé de l’individu, sur la santé humaine, sur la santé de l’humanité. Souvent, les problèmes de crise sanitaire, de crise liée à l’environnement, touchent les plus vulnérables et c’est un point important qui mène à une réflexion éthique.

Enfin, je mentionne les états généraux de la bioéthique qui ont eu lieu en France en 2018 sous l’animation du CCNE. Nous avions inscrit dans la réflexion un volet santé-environnement. Les états généraux de la bioéthique ont porté essentiellement sur les domaines de biologie et de santé. Au-delà des questions de procréation et de fin de vie, nous avons en particulier abordé tout ce qui concerne la génétique, les données de santé.

Nous avions ouvert un volet santé-environnement qui a mobilisé peu de personnes. Ce n’est pas surprenant dans la mesure où aujourd’hui, en France, les communautés liées, par exemple, aux associations de patients, à ce qui concerne la biologie et la médecine, sont assez distinctes des associations qui concernent l’environnement.

J’encourage la commission à proposer une plus grande perméabilité entre ces communautés pour s’approprier des questions importantes de santé-environnement. Lors de ces états généraux de la bioéthique, nous avons fait deux recommandations. La première est d’augmenter les recherches pour essayer de comprendre l’impact de l’environnement sur la santé humaine, la seconde d’éviter les conflits d’intérêts dans l’expertise. Cela rejoint donc l’une des missions de la commission.

M. Denis Zmirou. Après le volet « Déontologie » de la DAPse, je passe aux alertes.

Les alertes, dès lors qu’elles sont effectuées dans des conditions sécurisées qui protègent les identités de leurs auteurs, sont un élément essentiel de l’appui à la gestion des risques par les pouvoirs publics. Elles leur permettent de prendre connaissance, au plus profond du territoire, grâce à l’ensemble des citoyens et des structures qui porteront ces signalements, de l’existence de menaces, de doutes, voire de dégâts déjà avérés et d’y remédier le plus vite possible. C’est vraiment un élément important qui était jusqu’à présent très mal couvert. Le dispositif est encore très fragile.

Je vous en donne quelques illustrations. Dans une région ultramarine, un signalement d’un riverain d’une entreprise nous informe que des eaux issues d’un process industriel sont rejetées directement en mer, ce qui provoque l’atteinte d’un massif corallien. Nous en avertissons – pour instruire et documenter – l’autorité administrative compétente qui, rapidement, vérifie les faits et met en œuvre des mesures. Le dossier est au pénal. Un deuxième exemple est en fait du même ordre. Nous sommes avertis par des riverains de l’élimination de matériaux contenant de l’amiante dans des conditions telles que, visiblement, les ouvriers en charge du travail méconnaissent totalement la présence d’amiante. Ils ne sont absolument pas protégés et sont exposés à un risque d’inhalation d’amiante. Que dire par ailleurs des conditions finales dans lesquelles ces matériaux ont été ensuite « stockés » ou éliminés ?

Le troisième exemple, plus connu car il a fait couler pas mal d’encre médiatique, est le dossier de la famille des inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI), cette famille de fongicides à propos desquels une équipe de chercheurs a porté à notre connaissance des dangers qui n’étaient jusqu’alors absolument pas pris en compte dans le processus d’autorisation de mise sur le marché. Ces chercheurs pensent que les SDHI peuvent occasionner des risques pour la biosphère et pour l’homme. Nous avons transféré cette alerte aux cinq ministères concernés. Dix mois plus tard, nous n’avons reçu aucune réponse substantielle de ces ministères. En revanche, nous avons mis en place un groupe, qui se réunit en ce moment même pour sa deuxième réunion, afin d’écrire une note permettant de qualifier en quoi l’évolution et l’accumulation des connaissances scientifiques sur les dangers et les risques des SDHI et de toute la famille des phytosanitaires peut justifier, de la part du décideur public, le recours à des dispositions de révision des conditions d’autorisation de mise sur le marché. Cette possibilité existe dans la réglementation européenne, sans attendre dix ou quinze ans les processus normaux de révision des autorisations.

Deux de ces exemples montrent que les règles actuellement existantes de protection des lanceurs d’alerte, prévues par la loi Sapin 2, ne s’appliquaient pas. C’est notre capacité d’auto-saisine qui nous a permis de prendre en charge le signalement et de poursuivre son traitement. Nous avons, pour cela, mis en place des dispositifs très sécurisés.

Mme Agnès Popelin. Notre souci est en effet de protéger l’alerte. Avant cette alerte, nous traitons un signalement pour savoir s’il est évocateur d’alerte et nous devons donc garantir à tout auteur de signalement que son identité ne sera pas divulguée, que les faits qu’il nous expose ne seront pas portés à la connaissance de tous.

Nous avons donc mis en place un groupe de travail pour installer une plateforme numérique sécurisée, mise en ligne en même temps que notre site Internet, en avril 2019. Cela a représenté un énorme travail, puisque nous sommes vingt-deux membres bénévoles qui nous réunissons toutes les six semaines à peu près, tandis qu’1,4 équivalent temps plein est réparti entre trois personnes au secrétariat général.

Cette plateforme nous permet de recueillir toute forme de signalement, aussi bien d’une association que de tous ceux qui peuvent être auteurs de signalement et émettre une alerte. Elle a été mise en place avec l’appui très efficace de l’équipe informatique du ministère de l’environnement.

Depuis avril 2019 et la mise en place de la plateforme, nous avons constaté une augmentation très importante des alertes. Nous avons reçu une cinquantaine de signalements depuis janvier 2017. Depuis avril 2019, nous avons reçu trente signalements par l’intermédiaire de ce site.

Pour que le site soit facilement accessible, nous avons conçu un accompagnement pas à pas. Vous pourrez faire l’expérience, en prenant un moteur de recherche et en faisant une recherche avec les mots-clés « alerte santé-environnement ». Vous trouverez notre site et vous pouvez faire un essai de la plateforme. Vous déclinez votre identité qui est sécurisée, vous exposez tous les faits qui peuvent contribuer à parfaire notre information et, à chaque étape, nous vous rassurons sur le processus, sur l’anonymisation des signalements.

En réunion plénière, nous ne donnons jamais les éléments qui permettent d’identifier le lanceur d’alerte ou même simplement de localiser l’alerte. Par exemple, dans le cas d’une entreprise qui dispose d’un quasi-monopole d’activité, le simple fait de préciser celle-ci permettrait de connaître l’entreprise en cause et de savoir où se situe l’alerte. Nous faisons donc preuve de beaucoup de vigilance en pré-instruction, en bureau ou en réunion plénière. Des pré-instructeurs se désignent, toujours à titre bénévole, pour instruire le signalement et parfaire les connaissances de la commission. La commission dispose certes de beaucoup d’expertises mais nous ne sommes pas tous des médecins ou des juristes avertis.

Ce site permet aux riverains de nous signaler le brûlage de déchets verts, de plastiques… Nous travaillons sur l’environnement du quotidien, à côté des gros dossiers.

Parallèlement à ce site d’alerte, puisque nous sommes chargés d’accompagner les établissements publics dans leurs procédures de recueil de signalement, nous avons mis en place un groupe de travail qui permet de mieux appréhender les difficultés auxquelles ces établissements sont confrontés lors du recueil des signalements.

Il faut d’abord rappeler que la loi Sapin 2 n’est pas forcément très connue. Au CESE, je rencontre de nombreux élus ou chefs d’entreprise qui sont surpris d’apprendre que toute personne morale, de droit public ou de droit privé, ayant au moins cinquante salariés est tenue de disposer d’un registre d’alertes de même que toutes les administrations de l’État, toutes les communes de plus de 10 000 habitants ou les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), les départements et les régions.

Je siège moi-même dans certains des conseils d’administration des trente-cinq établissements. La compréhension de la loi Blandin et de la loi Sapin 2 n’est pas forcément très claire dans ces établissements et certains ne voyaient dans la loi Sapin 2 que les alertes concernant la délinquance financière ou la corruption. Pourtant, les alertes dont nous avons la charge concernent aussi la santé publique et l’environnement, tandis que toutes les entités morales publiques ou privées que je vous ai citées sont soumises à l’obligation de disposer d’un registre d’alertes.

Nous avons donc engagé plusieurs démarches d’accompagnement. Tout d’abord, tout le monde ne sait pas forcément comment faire ce registre d’alertes. Nous avons conçu un format type de registre d’alertes qui figure sur le site et est accessible à tous.

Ensuite, nous ne sommes pas là pour vilipender et être une autorité qui se transforme en juge. Notre rôle est d’accompagner pour que toutes les dispositions législatives existantes soient connues et mises en œuvre le mieux possible.

Nous avons donc mis en place une mission de dialogue et d’accompagnement constituée de trois personnes de la commission. Elles accompagnent ces trente-cinq établissements publics de recherche et d’expertise dans les procédures d’enregistrement d’alertes auxquelles la loi les oblige. Nous faisons une recension annuelle des pratiques mises en place par l’intermédiaire d’un questionnaire qui évolue au fil du temps en fonction des « retours » des organismes. La première année, cela a été compliqué parce que les établissements n’avaient pas encore désigné un référent pour les alertes. Actuellement, sur les trente-cinq établissements, dix-huit ont désigné un référent tandis que, dans les autres, il faut encore passer par les arcanes de la direction générale. Nous avons un taux de retour de 80 % sur ces questionnaires. Cette année, nous avons créé un groupe d’élaboration et d’amélioration du questionnaire et nous espérons un taux de retour encore plus élevé. Plus nous impliquerons les établissements, plus ils auront envie de répondre et, surtout, de nous faire leur retour d’expérience.

Nous nous inscrivons également dans une démarche d’échanges. Sur le site Internet, nous avons ouvert un groupe d’échanges numérique grâce auquel chacun des référents peut exposer ses difficultés, ses interrogations, ses questionnements. Je rappelle que beaucoup n’avaient pas compris que la loi Sapin 2 leur imposait de traiter aussi la santé publique et l’environnement. Les gens raisonnent « en silos » et le titre de la loi Sapin 2 faisait oublier que l’intérêt général recouvre aussi un principe constitutionnel qui concerne la protection de l’environnement et le bien-être des personnes.

Enfin, nous rencontrons nombre d’institutionnels, notamment les associations qui sont directement concernées par les risques, telles que l’association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI), l’association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (AMARIS). Nous travaillons aussi avec la gendarmerie et avec l’office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP) qui est chargée de toute cette délinquance, notamment en ce qui concerne les espèces animales.

Nous souhaitons particulièrement lutter contre ce mal insidieux qu’est le doute et renforcer l’expertise d’évaluation en santé environnementale. Nous avons à ce sujet des propositions d’amélioration.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Pourriez-vous préciser le cadre juridique et rappeler les différences entre la loi Blandin et la loi Sapin 2 ? Quels sont les avantages et les lacunes de chacun de ces textes ?

M. Denis Zmirou. La loi Blandin concerne la protection des lanceurs d’alerte et l’indépendance de l’expertise. Elle protège toute personne, physique ou morale, qui signale de bonne foi une atteinte ou une menace pour la santé et l’environnement. La loi Sapin 2 avait pour objectif d’harmoniser un cadre un peu éclaté de processus de signalement et de protection des lanceurs d’alerte, dans l’ensemble des domaines, y compris la corruption, la fraude fiscale, le harcèlement, les discriminations… Elle a été principalement pilotée par Bercy et elle s’est focalisée majoritairement sur les grandes questions qui se posaient en matière de fraude et de corruption.

Dans ces domaines, les sources de signalement sont principalement les entreprises. C’est en général une personne en position dans une entreprise qui voit un acte de corruption, de fraude ou d’échappement fiscal en cours et le signale.

Dans le domaine de la santé publique et de l’environnement, comme vous l’avez constaté, avec les exemples que nous avons donnés, il existe certes des signalements en provenance des entreprises mêmes, d’agents qui ont observé des activités constituant des menaces voire des actions illicites. Toutefois, les principaux acteurs sont des consommateurs de produits, des riverains, des associations constituées en raison d’atteintes à l’environnement.

Au titre de la loi Sapin 2, ces personnes n’ont pas le droit d’intervenir : cette loi a restreint les possibilités de signalement de la société civile aux personnes physiques dans un processus de signalement interne dans l’entreprise, sauf en cas d’urgence et de menace grave. De plus, l’alerte passe par toute une série d’étapes et c’est uniquement en l’absence de réponse, dans un délai pouvant aller jusqu’à six ou dix mois, que la commission peut être saisie en dernier recours.

De ce point de vue, la directive européenne d’octobre 2019 constitue un progrès et nous proposons, parmi les améliorations, de saisir l’opportunité de sa transposition, qui doit être intervenir avant 2021, pour poursuivre et amplifier cette amélioration.

Mme Agnès Popelin. Lorsque nous parlons d’associations de consommateurs, il s’agit de celles qui sont agréées. La petite association qui n’est, par exemple, pas agréée « environnement » n’est pas appelée à nous saisir. C’est bien le problème. Lorsque nous parlons d’associations, il s’agit d’associations régionales ou nationales qui ont obtenu un agrément du ministère de l’écologie, ou du ministère de la santé dans le cas des associations de malades. C’est la différence entre la loi Blandin et la loi Sapin 2. La loi Blandin visait « toute personne physique ou morale », tandis que la loi Sapin 2 restreint à une catégorie, sauf dans l’urgence.

L’urgence ne concerne pas forcément les signaux faibles de ce qui pose un problème. Une urgence est un problème assez facile : lors d’une pollution de rivière ou d’un rejet, nous comprenons tout de suite la destruction et il est trop tard. Les signaux faibles sont au contraire très intéressants et nous voyons bien, dans le cas des anciens scandales sanitaires, médicaux ou fiscaux qui ont nourri ces lois, à quelle porte ces lanceurs d’alerte pourraient maintenant frapper. La loi Sapin 2 a prévu un processus qui oblige à passer par une alerte interne, par exemple si je suis riverain apercevant un signal faible, une mauvaise pratique, sans être sûr que ce soit un danger ou si je suis à l’intérieur et que je constate une certaine négligence en matière de sécurité.

Ce sont des cas que nous avons rencontrés. Nous avons eu une alerte d’un salarié d’une entreprise qui stockait des produits inflammables et, délibérément, dépassait les normes autorisées de stockage. Cela créait un énorme danger d’explosion et nous avons pu l’arrêter à temps. Cette personne est passée par les procédures d’alerte internes et n’obtenait pas de réponse selon la procédure, c’est-à-dire de ses supérieurs hiérarchiques puis de l’autorité préfectorale.

Le non-respect de la capacité de stockage d’un produit inflammable est-il une urgence sanitaire et environnementale ? Forcément me direz-vous. Dans ce cas, il s’agissait d’un produit chimique. Il faut donc bien connaître la législation qui est très compliquée, très dense et savoir quelles sont les conséquences d’un sur-stockage. Il faut avoir des compétences très éclairées et beaucoup de patience avant de saisir la DAPse. Dans ce cas, nous avons jugé qu’il y avait mise en danger imminente et nous avons pu nous autosaisir. Pourtant, ce salarié avait essayé d’avertir depuis très longtemps.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Nous avons entre les deux lois une régression du processus d’alerte en santé publique et environnementale. Cependant, vous avez bon espoir que la transposition de la directive européenne permette une mise à niveau pour revenir à l’ouverture créée par la loi Blandin et supprimer toutes ces obligations de procédure qui rendent l’identification des signaux faibles beaucoup plus difficiles.

M. Denis Zmirou. La directive constituera une avancée importante en ce sens qu’elle prévoit que le lanceur d’alerte puisse s’adresser directement à l’extérieur, s’il pense n’avoir aucune chance que son signalement soit raisonnablement traité en interne, parce que les intérêts en jeu sont trop importants. Cela a été une bataille importante au Parlement car tout le monde n’était pas d’accord. Le lanceur d’alerte est protégé alors que, dans la loi Sapin 2, il n’est pas protégé s’il va directement à l’extérieur.

La directive constitue donc une avancée très substantielle. Cependant, elle s’arrête à la porte des associations locales, des riverains, des individus. Ce n’est pas prévu et fait partie de nos propositions d’amélioration à l’occasion de la transposition de la directive.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. La commission comprend vingt-deux membres dont certains sont désignés et d’autres proposés. Parmi les membres proposés se trouvent les agences, ce qui pose une question de fond. Compte tenu du processus d’instruction des alertes, vous vous retournez forcément vers les institutionnels et vers les agences d’experts. Comment être à la fois juge et partie ?

M. Denis Zmirou. Nous avons effectivement été confrontés à des situations dans lesquelles, si nous n’avions pas été expérimentés, l’un des membres de la commission aurait été en situation de conflit d’intérêts. Nous sommes expérimentés et nous sommes parfaitement conscients du problème, puisque c’est l’objet même de notre commission.

Lorsque, dans les conditions actuelles de nomination de la commission, des personnes sont directement ou indirectement en situation de lien d’intérêt sur une question, elles doivent l’annoncer au début de chaque réunion, de façon à ce que je prenne la décision de requérir l’absence de ces personnes aux réunions. Elles ne disposent pas de toutes les pièces d’information du dossier.

J’ai d’ailleurs moi-même, à titre personnel, été très tôt dans cette situation, avec un dossier qui concernait l’institution par laquelle j’avais été nommé. Je me suis immédiatement déporté sur ce dossier et je n’ai aucunement participé à la discussion.

C’est une situation délicate mais c’est « la vraie vie ». Dans les dossiers de santé-environnement que nous traitons, l’absence des agences et des établissements qui gèrent ces questions est inimaginable. Nous avons besoin de ce retour d’informations, de cette expérience. En revanche, lorsqu’ils sont directement en jeu sur tel ou tel dossier, ils ne peuvent pas participer à l’instruction.

Nous sommes cependant en train de faire évoluer la situation dans le processus de renouvellement des membres de la commission.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Par qui ces membres sont-ils proposés ?

M. Denis Zmirou. Ils sont proposés par le directeur général ou la directrice générale de l’établissement. Ce sont des personnes qualifiées dans le champ de compétences de l’établissement, mais ce n’en sont pas nécessairement des salariés.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Est-il précisé dans la loi que telle agence doit mandater une personne ?

M. Denis Zmirou. Exactement, c’est l’alinéa 15 de l’article 2 du décret de fonctionnement. Ce n’est pas la loi elle-même qui fixe seulement un principe. Aux termes du décret de fonctionnement, les directeurs généraux de l’Anses, de l’ANSM et de Santé publique France, plus précisément des agences de sécurité sanitaires, nous proposent des personnalités qualifiées dans leurs champs de compétences respectifs. C’est ensuite à la commission de choisir parmi les noms proposés. Nous prenons des dispositions pour éviter à l’avenir que se présentent des situations de liens d’intérêts trop forts.

Mme Agnès Popelin. Vous pointez des situations, dans ce processus de désignation, qui peuvent effectivement poser problème ou même questionner l’indépendance de la commission. Nous exigeons à chaque ouverture de séance la déclaration d’absence de conflit d’intérêts mais, effectivement, cela peut toujours jeter une suspicion.

Puisque nous arrivons à la fin de notre mandature, ce que vous pointez nous questionne effectivement pour le renouvellement de notre commission ; nous l’avons très bien perçu du fait des dossiers parfois très sensibles que nous traitons et qui peuvent concerner des agences directement. Nous savons très bien de quelle alerte nous parlons : elle a été exposée dans la presse et le lanceur d’alerte n’a pas souhaité être anonyme, puisqu’il s’est lui-même chargé d’évoquer son alerte et notre saisine dans la presse.

Il est précisé dans le décret que l’autorité qui désigne doit nous proposer une liste. Nous sommes tenus à la parité et les représentants sont donc un homme et une femme ou deux hommes et deux femmes… Ensuite, nous devons ajuster la composition de la commission, en fonction du respect de la parité et des besoins de la commission, de façon à ne pas avoir deux spécialistes du même domaine et avoir la combinaison la plus complète possible sur toutes les questions de santé environnementale et même d’information du public.

Nous avons aussi un règlement intérieur sur lequel nous avons longuement réfléchi et que nous pouvons modifier. La DAPse a mis quatre ans pour entrer en fonction et nous n’avons pas agi à la légère ensuite. Avec la présidente de l’époque, Marie-Christine Blandin, et Denis Zmirou qui était alors vice-président, nous avons travaillé à la liste de notre déclaration publique d’intérêts (DPI). Nous faisons tous une DPI, lors de notre entrée à la DAPse, puis annuellement.

Il faut se prémunir des apparences, pas de l’apparence mais bien des apparences. Je le sais bien en tant que membre de la commission nationale du débat public (CNDP). Il s’agit d’éviter toute suspicion de conflit d’intérêts, même lorsqu’il n’en existe pas. C’est acté par la Cour de Justice européenne, par la Cour de cassation et le Conseil d’État. Même si une personne n’a pas de conflit d’intérêts, il faut éviter que son statut, ses anciens mandats, ses fonctions fassent émerger une suspicion de conflit d’intérêts.

Nous réfléchissons collégialement dans nos plénières à ces questions. Devons-nous instituer une absence de lien de subsidiarité pour éviter qu’un membre d’une agence fasse partie de la commission ? Il est très compliqué de faire la part des choses entre l’agence dans laquelle je travaille tous les jours et une alerte, même en ne participant pas du tout à l’étude de l’alerte, à la discussion qui s’ensuit et aux comptes rendus. Vous avez raison de pointer ces questions car nous les vivons, nous y réfléchissons pour avoir encore plus d’exigences vis-à-vis de nous-mêmes. Nous ne pouvons pas être exigeants vis-à-vis des organismes que nous accompagnons si nous sommes nous-mêmes suspectés.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. La DAPse est soumise à une exigence de vertu absolue puisque vous êtes le dernier rempart pour porter des jugements et mettre en place des procédures. Les membres de votre commission doivent être « triés sur le volet » et exempts de toute suspicion de conflit d’intérêts passé, présent et potentiellement à venir. Pourtant, ce sont aussi des êtres humains, salariés, qui ont des projets professionnels pour l’avenir.

Des représentants des ministères se trouvent-ils parmi les membres proposés ? J’ai noté en particulier que, pour le dossier délicat des SDHI, vous avez sollicité les cinq ministères concernés et que vous n’avez toujours aucune réponse au bout de dix mois.

Qu’en est-il des membres des ministères concernés présents dans la CnDAPse ? Que faites-vous face à ce constat d’absence de réactivité ou de manque de collaboration des ministères ? Que faire face à votre incapacité à obtenir une réponse des ministères qui devraient se positionner ? J’ai la même question bien entendu en ce qui concerne les préfectures ou les services des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). Que faire de plus alors que vous attendez une réponse depuis presque un an, à propos d’une substance que vous considérez comme potentiellement dangereuse ? Quels sont vos moyens officiels pour faire avancer la situation ?

M. Denis Zmirou. Votre question comporte deux dimensions. La première concerne les membres de la commission. Ces personnes ne représentent pas les ministères mais sont proposées par les ministères. Ce ne sont pas nécessairement des agents des ministères. Les personnes proposées par les ministères de l’environnement et de la santé par exemple ne relèvent absolument pas de ces ministères. C’est à eux d’apprécier l’équilibre des propositions qu’ils nous formulent.

Il s’agit du premier mandat. Nous avons pris la commission telle qu’elle était constituée lorsque nous avons pris nos fonctions. Nous arrivons au renouvellement et nous serons plus attentifs que nous ne l’étions. Toutefois, ce n’est aucunement une obligation du ministère de désigner un agent du ministère. En tout état de cause – c’est vrai également pour les agences – ces membres ne représentent ni le ministère ni l’agence. Ils sont membres de la commission à titre personnel et leurs propos n’engagent aucunement les ministères.

Le deuxième point, concernant l’absence de réponse, est beaucoup plus délicat. Des administrations locales font traîner, ne répondent pas. Nous les relançons et, au bout de six mois, nous les signalons au ministère d’autorité mais, dans le cas présent, il s’agit d’un signalement adressé au ministère pour lequel nous n’avons pas obtenu de réponse.

Plus précisément, nous sommes actuellement devant trois cas de ce type. Dans l’un des cas, ce sont cinq ministères qui, depuis novembre dernier, n’ont pas répondu. Jusqu’à présent, nous n’avions pas imaginé les moyens de faire connaître ces situations. Sachez donc que, d’ici la fin du mois, nous ferons apparaître, de manière très lisible pour chacun, que tel dossier n’a pas reçu de réponse de l’administration locale sollicitée ou du ministère en cause, en désignant les autorités en cause.

La commission ne peut pas aller au-delà des missions qui lui ont été confiées par la loi. C’est à vous, mesdames et messieurs les députés, aux sénateurs, à la société civile, aux journalistes de poser des questions. Nous n’avons pas été missionnés pour dénoncer tel ou tel. Nous n’en avons ni les moyens juridiques ni les moyens physiques.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Vous adoptez donc une démarche de name and shame, de mise au pilori.

M. Denis Zmirou. Nous nous inspirerons de cette démarche name and shame en disant que, sur tel dossier, nous n’avons pas de réponse de telle DREAL ou de tel ministère.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Votre position est donc de communiquer vers la société civile, y compris les parlementaires, à eux de se mobiliser ensuite.

Mme Agnès Popelin. Vos questions pointent certaines faiblesses de la commission car la loi n’a pas prévu un droit de suite de la commission. Elle ne peut que transmettre et s’assurer du suivi. Au départ, nous avons été naïfs peut-être, d’autant plus que la France est leader en Europe pour ce type de commission et que nous avons travaillé sans aucun exemple étranger. Nous sommes encore en gestation.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Avec très peu de moyens et uniquement des bénévoles, vous portez une mission extrêmement lourde et très stratégique.

Mme Agnès Popelin. Tout à fait. Je le redis : nous disposons de 1,4 équivalent temps plein réparti entre trois fonctionnaires. La France s’est dotée d’un corpus législatif extrêmement fort mais ne dispose que de 1,4 équivalent temps plein et vingt-deux bénévoles. Denis Zmirou et moi sommes membres du Bureau et nous y consacrons une journée à une journée et demie par semaine, en travaillant même pendant le mois d’août. Cela représente deux jours par semaine, à titre totalement gratuit, sans compter les week-ends.

Nous avons eu une alerte qui signalait des plaques d’amiante déposées, transportées et jetées je ne sais où, et des ouvriers recommenceront, sur un autre chantier, à transporter ces plaques d’amiante. Nous avons prévenu les inspecteurs du travail concernés sans obtenir de réponse. Dans le cas des SDHI, nous ne savons pas si ce sera énorme ou non. Nous avons été prévenus de manquements dans l’évaluation. Dans le cas de l’amiante, nous savons qu’une équipe d’ouvriers, quasiment tous les jours, respire de l’amiante. Nous sommes donc aussi dans des questions de santé environnementale quotidienne. Nous avons le cas de brûlage de plastiques ou de déchets verts par une entreprise qui le fait depuis dix ans sans que le maire réagisse, soit parce qu’il ne sait pas, soit parce que l’entreprise embauche ou pour une autre raison que nous ne connaissons pas. Nous avons aussi le cas d’une ville dans laquelle une industrie continue d’émettre des polluants parce qu’elle est le plus gros employeur de la ville.

Dans tous ces cas, la commission tente d’intervenir avec ses moyens actuels ; elle avertit. Nous envoyons des lettres recommandées et, sur les SDHI, nous avons envoyé des lettres recommandées à cinq ministères, y compris la jeunesse et les sports parce que nous savions que le traitement des pelouses sportives posait problème. Nous n’avons eu aucune réponse, nous avons fait des relances par courrier recommandé, toujours sans réponse. Nous le publions donc sur le site pour bien mettre en lumière les cas où nous n’avons pas de réponse.

Nous envoyons notre bilan annuel à tous les ministères, au Premier ministre, aux présidents des assemblées et nous avons ajouté les membres des commissions qui sont concernées. Nous l’envoyons donc à la commission du développement durable de l’Assemblée nationale, par Internet. Le rapport se trouve aussi sur le site Internet et nous tenons une conférence de presse. Cette année, comme cela a été compliqué avec la covid, nous avons fait un envoi à la presse. Nous essayons de créer des relais d’opinion. Des journaux s’y intéressent. Une radio nous suit régulièrement. Des journalistes d’un quotidien très spécialisé nous suivent aussi sur les pages santé-environnement.

Nous comptons aussi sur vous. La représentation nationale a le pouvoir de pointer et d’interroger lors des séances publiques, de poser des questions. Je me permets de vous dire qu’il faudrait mettre en place une association de vigilance citoyenne, à tous les niveaux, d’autant plus que nous devons répondre dans les trois mois. Cependant la directive européenne « crantera », dans la loi, les obligations de réponse et de traitement.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Êtes-vous en mesure, dans la discussion qui aura lieu au Parlement à l’occasion de la transposition de la directive européenne, de proposer une solution en cas de silence des autorités responsables que vous sollicitez ? Existe-t-il une solution qui vous donnerait un peu plus de pouvoir de coercition ou de sanction ?

Par ailleurs, sur les questions d’éthique et de déontologie, vous plaidez pour un rapprochement entre les différents porteurs du cadre déontologique. Quelle différence faites-vous entre l’éthique et la déontologie ? Quel est l’arrière-plan philosophique sur lequel vous vous adossez pour définir des règles du jeu ? Les principes sont-ils philosophiques, dogmatiques, constitutionnels ? Le comité d’éthique a-t-il lui-même rédigé ces principes ? Faites-vous une différence entre éthique et déontologie ?

M. Denis Zmirou. Nous ne sommes pas une autorité qui peut « surplomber » tel ou tel ministère et encore moins le gouvernement en l’obligeant à quoi que ce soit. Aux termes de la loi et du décret, les ministères doivent faire réponse des suites qu’ils donnent aux alertes que nous leur transmettons dans les trois mois. Cette obligation est déjà écrite et sera à confirmer par la directive.

Je vous ai exposé ce que nous imaginons entreprendre au-delà : faire savoir, afin que l’ensemble des acteurs, y compris la représentation nationale et la presse, identifient les sujets pour lesquels nous n’obtenons pas de réponse.

Toutefois, nous sommes soumis à une injonction contradictoire. Dans le dossier des SDHI, le problème ne se posait guère car les personnes ayant réalisé le signalement se sont elles-mêmes dévoilées, leur statut le leur permettant sans risque, mais nous avons le devoir impérieux de protéger les lanceurs d’alertes et donc d’éviter de donner des informations détaillées permettant de les reconnaître. Nous ne pouvons donc pas dire que, sur le dossier de l’entreprise X portant sur l’atelier Y, nous n’avons pas de réponse. Ce serait menacer des personnes de représailles, de rétorsion. Nous ne sommes pas pour autant dans une impasse parce que nous sommes convaincus que, une fois que nous aurons fait savoir, les journalistes et les associations sauront comment aller plus loin tout en préservant la confidentialité des sources d’information.

Nous n’avons pas imaginé l’étape suivante d’amélioration législative. Nous sommes impuissants à sommer les ministères de nous répondre.

Mme Agnès Popelin. En vue de la transposition de la directive européenne, nous avons travaillé sur le devoir de redevabilité des destinataires de nos courriers. Nous avons dans la commission deux expertes, Béatrice Parance, juriste spécialiste de l’environnement, et Marie-Françoise Guilhelmsans, membre du Conseil d’État. Nous avons donc travaillé, rencontré le Défenseur des droits, le vice-président de l’Assemblée nationale, M. Sylvain Waserman, à l’occasion de travaux sur la future transposition de la directive européenne.

Notre statut est analogue à celui de l’autorité environnementale qui n’est pas une autorité administrative indépendante (AAI) dont les recommandations auraient une portée juridictionnelle. Nous sommes une simple commission indépendante. L’autorité environnementale a ce même statut et elle s’appuie sur une obligation pour les porteurs de projet de faire des évaluations environnementales. Cette obligation est prévue par une directive européenne. La directive européenne nous permettra donc d’améliorer le corpus législatif français.

Pourquoi ne pas obliger le destinataire d’une lettre à nous faire une réponse, non pas dilatoire mais en répondant point par point ? Il s’agirait donc d’un devoir de redevabilité avec ce qui s’appelle une réponse expresse. Le risque est sinon de décourager l’alerte.

La France a voulu mettre en place un système, grâce auquel elle est considérée en Europe comme un moteur. Elle a encore porté la directive européenne pour éviter qu’elle soit cantonnée aux domaines de Bercy, à tout ce qui est financier et fiscal. Nous sommes très heureux d’être auditionnés pour demander que la France soit encore le bon exemple et qu’un devoir de redevabilité soit prévu lorsque nous adressons un signalement en demandant ce qui est mis en place. Nous n’avons pas à juger du fond de l’alerte. Nous demandons ce qui est mis en place pour répondre au fond de l’alerte, tout en ayant comme le Défenseur des droits une énorme complication liée au fait que nous ne devons pas révéler d’éléments qui permettraient d’identifier le lanceur d’alerte, pour le protéger. Le Défenseur des droits interviendrait sinon immédiatement au nom de la défense de celui-ci.

Si nous recevons une alerte dans laquelle la personne nous dit avoir subi des pressions de sa hiérarchie ou des menaces de licenciement, nous ne pouvons pas transmettre cette alerte au Défenseur des droits. L’auteur du signalement doit lui-même s’adresser au Défenseur des droits. Réciproquement, le Défenseur des droits ne s’estime pas compétent pour traiter l’alerte, mais uniquement pour traiter la protection du lanceur d’alerte et invite à transmettre l’alerte, soit à notre commission, soit à une autorité chargée de la corruption… Il faut donc distinguer la protection de l’alerte de la protection du lanceur d’alerte. Les deux doivent bien s’articuler, tout en veillant à ce que l’un n’empiète pas sur l’autre.

Nous avons également un problème parce que nous sommes une commission nationale. Lorsque nous recevons les éléments d’un signalement, il nous faut pouvoir vérifier donc pouvoir enquêter, toujours en préservant l’anonymat du signalement et de l’alerte. Nous n'avons pas d’enquêteurs. Nous devons donc avoir des relais. Nous avons mis en place, avec les agences régionales de santé (ARS), des référents avec lesquels nous pouvons discuter des éléments de l’alerte. Il nous faut un référent, quelqu’un qui fasse une DPI, qui puisse entrer dans cette procédure très sécurisée et anonymisée. Nous n’avons pas encore de relais auprès des préfectures, de la DREAL pour disposer d’un référent avec lequel nous pourrions discuter des éléments qui fondent le signalement. Il nous faut vraiment un référent, auquel nous puissions donner des codes qui changent à chaque alerte pour garantir la confidentialité de l’alerte.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Vous avez une stratégie d’étayage du maillage. Vous improvisez des compléments à l’organisation définie par la loi Sapin 2 pour disposer de relais à l’intérieur même des organismes censés répondre et faire avancer l’instruction des dossiers. Autrement, c’est l’enlisement comme dans les cas que vous nous avez présentés. L’efficacité de votre mission dépend de la nomination de personnes relais qui seront personnellement désignées comme responsables. Elles sont bien identifiées et ne pourront pas ne pas répondre.

Lorsque l’alerte est envoyée à un ministère, elle se noie dans la masse tandis qu’en l’envoyant à une personne référente bien identifiée, officielle, nous pouvons cibler la pression.

Mme Agnès Popelin. Le principe est le même que celui des établissements qui ont des référents « déontologie ».

M. Pierre-Henri Duée. Pour essayer d’apporter une clarification sur la différence entre déontologie et éthique, la déontologie est le cadre dans lequel il convient de travailler. Il existe ainsi une charte de déontologie des différents métiers, pour la recherche, pour l’expertise. La déontologie consiste à faire en sorte que l’expertise soit transparente, dépourvue de conflits d’intérêts. Nous avons déjà évoqué la façon d’arbitrer collectivement en évitant ces conflits d’intérêts.

L’éthique est plutôt un questionnement. Elle éclaire les objectifs et les finalités d’une action. Il s’agit de regarder les conséquences des progrès sur la santé humaine, avec aujourd’hui un champ très élargi pour un comité d’éthique comme le CCNE. Par exemple, il s’agit de se demander si nous pouvons utiliser les outils de manipulation du génome comme Crispr/Cas9 dans toute situation et la réflexion du comité d’éthique a abouti à un avis en début d’année.

Un comité d’éthique est toujours pluridisciplinaire, en situation d’écoute, en évitant les liens d’intérêts. Il est aussi une forme de lanceur d’alertes. La réflexion éthique aboutit à émettre des recommandations qui peuvent aussi être des alertes. L’alerte éthique nous paraît être un mode de régulation de la science et, au-delà de la science, de la vie sociale, de la culture.

Le fait de consolider l’alerte dans le paysage français, dans toutes ses dimensions, que ce soit au niveau de la recherche ou de la société, permet de consolider la démocratie et d’avoir une vigie de la démocratie. L’une des missions de la commission est d’accompagner cette évolution de la société.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Vous disiez qu’il restait un effort à faire pour accompagner la perméabilité de toutes ces communautés : Défenseur des droits, comité d’éthique, DAPse. Comment le verriez-vous ? S’agit-il d’un rapprochement avec des échanges intellectuels ou s’agit-il de la définition d’un corpus commun ?

Dans la déontologie, la charte par activité est en quelque sorte du « sur mesure ». C’est une déclinaison par profession de grands principes éthiques confrontés à la réalité de la pratique. Comment verriez-vous une possibilité de faire converger la théorie et la pratique pour éviter un phénomène de démarche « en silos » ?

M. Denis Zmirou. Je prendrai l’exemple d’une réflexion que nous avons engagée et qui porte sur un sujet potentiellement d’une très grande ampleur.

Le pays est engagé dans la préparation d’un programme pluriannuel de financement de la recherche. Dans ce cadre seront encouragés des partenariats entre public et privé, c’est très bien. Cette recherche sert non seulement à éclairer les pouvoirs publics, mais aussi à l’innovation, au développement économique. Ces partenariats dans différents secteurs sont une source de renforcement de la capacité du pays à innover, à être présent au sein de l’Europe.

Toutefois, une question éthique se pose. Un partenariat est-il vraiment toujours gagnant-gagnant ? N’est-il pas parfois gagnant-perdant ? Ne faut-il donc pas mettre en place un certain nombre de garde-fous pour que ces partenariats, utiles et nécessaires, n’aboutissent pas à ce que les organismes publics d’expertise et de recherche y perdent des capacités d’analyse critique sur les effets et les conséquences ? Nous pourrions même nous rendre compte que nous nous faisons manipuler parce que les crédits que telle société ou fédération professionnelle nous accorde ne nous le sont que si nous partons dans telle direction de recherche et non où nous aimerions bien aller.

Dans cette réflexion que nous initions, nous nous adresserons évidemment aux établissements concernés, aux grands organismes de recherche, à l’université, aux organismes d’expertise. Nous leur proposerons de réfléchir ensemble à un cadre de vigilance, non pas pour s’interdire de franchir le pas mais pour s’interdire de commettre la faute.

La commission ne surplombe pas, elle se pose ces questions. Elle est consciente des bénéfices mais aussi des menaces et invite donc les partenaires à élaborer un texte le plus consensuel possible. Chacun en assumera ensuite la responsabilité et la mise en œuvre.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. La société civile demande de la transparence. La critique du fonctionnement de notre démocratie est forte, notamment sur les clivages socio-économiques mais aussi sur les clivages culturels, les clivages entre la technocratie et la réalité du quotidien des êtres humains que nous sommes. Il m’apparaît nécessaire d’avoir un grand arbitre qui puisse décider. Même si le risque que cette instance devienne autoritaire et autoritariste existe, si nous ne nous mettons pas d’accord sur quelques comportements moraux, éthiques, cette méfiance, de plus en plus violente, augmentera, même à l’égard de l’État et de toutes les administrations censées être au service du citoyen et qui font parfois preuve de manque de transparence et de collaboration. Cette méfiance, cette agressivité, même liée à la frustration et à l’ignorance, ne feront qu’augmenter. Pour que notre démocratie « tienne le coup », il faut que quelqu’un rappelle à l’ordre sur l’éthique, avec une déclinaison opérationnelle en matière de déontologie.

Mme Agnès Popelin. Nous avons étudié avec attention votre lettre de mission. Nous avons effectivement un rôle à jouer dans la remontée de l’information et la meilleure coopération entre tous les acteurs concernés. Il faut savoir que la commission comporte vingt-deux membres mais que, lorsque nous instituons un groupe de travail, il ne se réduit pas à des membres de la commission. Nous l’ouvrons à des personnalités et des experts extérieurs qui peuvent être de la société civile ou des scientifiques, des savants. Nous avons donc une souplesse d’organisation qui nous permet, par ces groupes de travail, de nous enrichir, d’avoir des expertises extérieures et des expertises multilatérales.

Nous avons essayé de travailler pour répondre à l’objet de votre commission d’enquête mais, de par mon prisme environnemental, si par exemple j’évalue la qualité de l’air, c’est 48 000 morts par an. Un rapport du Sénat a évalué le coût de la qualité de l’air. Vous imaginez ce que prévient l’alerte simplement en termes de coût social.

Pour l’amiante, en plus du coût sanitaire, le coût social est monstrueux, pris en charge par la sécurité sociale, par nos impôts et par des obligations qui alourdissent le cahier des charges des entreprises.

Face à l’alerte, il ne faut surtout pas se dire « ils vont encore dénoncer… ». L’alerte est un objet de vigilance citoyenne qui permet à chacun d’éviter des catastrophes sanitaires et démocratiques. Cela évite aussi, d’une certaine façon, une prise en charge budgétaire. Sur combien d’années s’étalera-t-elle pour l’amiante, pour les prothèses mammaires ou pour le Mediator par exemple ? Il faut le voir comme un agent de prévention.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Souhaitez-vous aborder un autre sujet ?

M. Denis Zmirou. Nous sommes une entité très jeune qui est mentalement très indépendante même si nous n’avons pas encore les moyens de cette indépendance. Nous avons commémoré voici quelques jours un évènement dramatique, l’accident de Lubrizol, qui a eu de lourdes conséquences pour la population de Rouen et les ouvriers des entreprises concernées.

Je souhaite vous dire que, trois mois avant Lubrizol, nous avons reçu un signalement qui a été évoqué précédemment par Mme Agnès Popelin. Un agent dans une entreprise, dans la même région, nous a fait savoir qu’un stockage de produits inflammables dépassait de manière substantielle les autorisations faites par le préfet. Forts de cette information, dans le cadre de l’instruction, nous avons prévenu la DREAL qui a réagi très vite, fait une inspection sur place et confirmé les faits. Le dossier a été réglé immédiatement.

Au printemps précédent, chez Lubrizol ou chez Normandie Logistique, quelqu’un n’a-t-il pas réalisé l’existence d’une situation menaçante, à risques ? Ne connaissait-il pas la commission ? Nous n’avions pas encore mis en place les outils d’information. Redoutait-il les conséquences d’une telle démarche ? Nous n’aurons probablement jamais de réponse à ces questions mais elles nous hantent depuis un an.

Aurions-nous la capacité, avec les ressources dont nous disposons aujourd’hui, de réagir de manière rapide à une telle situation urgente ? Notre rapport d’activité de fin 2019, que nous actualiserons, nous invite malheureusement à un certain pessimisme. Avec les ressources très limitées de la commission, malgré le temps considérable que nous y passons, il faut vraiment changer d’échelle. La révision de la directive est l’occasion de revenir au sein des assemblées pour discuter de ces enjeux et des moyens d’exercer nos missions.

Mme Agnès Popelin. Le cas Lubrizol est un cas qui nous hante. Si nous avions été saisis et que nous n’avions pas pu avoir les réponses à temps, vous imaginez la charge morale. C’est un poids très lourd à porter. Notre mission est très belle mais elle n’est pas évidente. Nous sommes des êtres humains.

J’aimerais diffuser la culture de l’alerte. J’ai rencontré des syndicats ; nous avons d’ailleurs dans la commission des syndicalistes qui en sont membres de par le CESE. J’ai discuté avec les syndicats qui nous ont dit que, plus les personnes se trouvent dans un site classé dangereux, plus cette culture du risque qui rend solidaire de l’entreprise est forte. Il ne faut surtout pas qu’un salarié ou un collaborateur, même celui qui vient livrer des produits et voit qu’ils ne sont pas stockés correctement, puisse se dire qu’il trahit son entreprise. Il faut qu’il comprenne que participer à ce devoir de vigilance fait partie de la culture du risque et que la culture du risque consiste aussi à prévenir, au sens de faire de la prévention et au sens de prévenir en cas de dysfonctionnement.

Non seulement il faudrait nous donner des moyens, mais il faudrait que, dès le plus jeune âge, chacun comprenne que la culture du risque, l’alerte font partie de ce devoir de vigilance que nous devons tous avoir. Ce n’est pas une trahison. Certains sites d’entreprises disent explicitement que l’alerte leur fait du bien, qu’elle leur permet d’améliorer leurs protocoles de production, de sécurité et de traiter le problème en interne, donc de ne pas avoir une mauvaise publicité. Tout le monde est gagnant.

Mme la présidente Élisabeth Toutut-Picard. Finalement, vous nous renvoyez à nos responsabilités, à la responsabilité individuelle mais aussi à la responsabilité collective.

J’entends la souffrance que vous exprimez en vous sentant particulièrement responsables parce que, peut-être que si les outils avaient été plus vite mis en ligne, un agent de Lubrizol aurait pu s’exprimer et attirer l’attention des pouvoirs publics. Je pense que nous devons partager avec vous ce sentiment de culpabilité : si vous aviez eu davantage de moyens, peut-être la mise en place des procédures aurait-elle été plus rapide et évité cette catastrophe. Je vous rassure donc, nous sommes tous co-responsables de ce qu’il s’est passé mais aussi de ce qu’il adviendra. Comptez sur moi, en tant que députée, pour porter vos remarques lors de la transposition de la directive européenne. Cela fait partie des références éthiques que se doit d’avoir tout parlementaire.

Je vous remercie d’avoir expliqué toute la complexité des situations, les injonctions paradoxales auxquelles vous êtes soumis. Vous avez une belle mission de protection ; il ne s’agit pas seulement de donner la parole à quelqu’un qui exagérerait un phénomène ponctuel mais aussi de faire de la prévention. Cette prévention a des conséquences financières, sociales et j’ajoute même politiques, démocratiques.

 

L’audition s’achève à douze heures vingt-cinq.