Compte rendu

Mission d’information de la Conférence des Présidents « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

 Audition commune, ouverte à la presse, de MM. Rodolphe Belmer, directeur général d’Eutelsat, et Hervé Derrey, président-directeur général de Thales Alenia Space              2

 

 


Mardi
6 avril 2021

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 53

session ordinaire de 2020-2021

Présidence de
M. Jean-Luc Warsmann,
président

 


  1 

Audition commune, ouverte à la presse, de MM. Rodolphe Belmer, directeur général d’Eutelsat, et Hervé Derrey, président-directeur général de Thales Alenia Space)

La séance est ouverte à 10 heures 05.

Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Je remercie M. Rodolphe Belmer, directeur général d’Eutelsat, qu’accompagne M. David Bertolotti, directeur des affaires publiques de cette société, et M. Hervé Derrey, président-directeur général de Thales Alenia Space, d’avoir accepté de participer à nos travaux.

L’espace extra-atmosphérique donne lieu à des confrontations croissantes. Deux phénomènes principaux s’y révèlent à l’œuvre.

Il s’agit d’abord d’une tendance à la privatisation. Dans ce qu’il est convenu d’appeler le new space, elle se traduit par l’irruption d’acteurs privés innovants, tel SpaceX. Ils remettent en cause les fondamentaux de certains marchés, comme celui du lancement de satellites, et se positionnent en matière de connectivité par satellite.

Les grandes puissances étatiques inclinent ensuite à accaparer l’espace. Face aux initiatives des États-Unis et de la Chine, l’Europe entend se doter de sa propre constellation de satellites. Le commissaire européen au marché intérieur, M. Thierry Breton, le rappelait encore récemment.

Thales Alenia Space, entreprise notamment spécialisée dans la construction de satellites, et Eutelsat, opérateur de satellites commerciaux, sont parties prenantes de l’action de l’Europe. Le satellite de télécommunications géostationnaire Eutelsat Konnect, opérationnel en orbite depuis novembre 2020, illustre cette action.

M. Philippe Latombe, rapporteur. J’évoquerai trois sujets sur lesquels nous souhaiterions vous entendre.

D’une part, nous apprécierions que vous présentiez votre secteur d’activité, en proie à de profonds bouleversements. Apparus depuis plusieurs années, ceux-ci se manifestent désormais avec prégnance. Ainsi que le rappelait M. le président, les grandes puissances investissent toujours davantage l’espace extra-atmosphérique, quand les acteurs privés y font irruption, d’une façon inédite par son ampleur. Comment la France et l’Europe peuvent-elles ici défendre leurs intérêts et leur souveraineté ? Voulez-vous nous exposer brièvement le projet de constellation européenne, que porte M. le commissaire Thierry Breton et que M. le président évoquait dans son introduction ?

D’autre part, nous aimerions approfondir les enjeux d’innovation, voire de rupture technologique, qui animent votre secteur d’activité. Comment, en particulier, jugez-vous le niveau de soutien aux entreprises spatiales en France et en Europe, tant de la part des pouvoirs publics qui en subventionnent l’effort de recherche, que du marché qui doit permettre aux entreprises innovantes de se financer ? Formulez-vous des propositions en vue de mieux appuyer le développement de ces entreprises ? Nous aimerions également savoir s’il existe d’autres segments technologiques où des ruptures majeures devraient intervenir dans les prochaines années. Le cas échéant, comment faut-il que nous nous y préparions ?

Enfin, au cœur de la réflexion de la mission d’information, nous ouvrons une séquence sur la formation. Pourriez-vous nous dire quelle est votre évaluation des formations aux métiers du spatial en France et en Europe ? Avez-vous connaissance de pratiques ou de dispositifs dont nous tirerions avantage à nous inspirer ?

M. Rodolphe Belmer, directeur général d’Eutelsat. Eutelsat est un opérateur de télécommunications par satellites. Notre métier consiste à apporter des services de télécommunications dans le monde entier, là où les opérateurs terrestres éprouvent des difficultés à offrir les leurs. Il peut s’agit de zones géographiques à très faible densité de population ‒ zones dites de déserts numériques ‒, ou de zones inaccessibles par nature aux télécommunications terrestres, tels que l’espace aérien pour les avions en vol ou la pleine mer pour les navires.

Quoique peu connue du grand public, la société Eutelsat représente, avec près d’1,3 milliard d’euros de chiffre d’affaires, le troisième opérateur mondial de son secteur. Elle compte 1 200 employés. Modeste en comparaison de son chiffre d’affaires, son effectif atteste de la forte valeur ajoutée de son activité. Plus que le nombre, celle-ci requiert une ressource extrêmement qualifiée et spécialisée. J’y reviendrai au sujet de la formation que vous avez abordée dans vos questions.

En outre, l’organisation d’Eutelsat s’avère des plus ouvertes à l’internationalisation. Plus de cinquante nationalités la composent. Son siège se situe en France, à Issy-les-Moulineaux, où il vient de s’installer. Son principal téléport, ou lieu de réception des signaux produits par sa flotte de satellites, se trouve à Rambouillet, en région parisienne.

À ce jour, Eutelsat exploite une quarantaine de satellites dits géostationnaires. De taille importante, d’un poids de cinq à six tonnes en moyenne, ces satellites évoluent à 36 000 km d’altitude, en orbite autour de la Terre, selon une vitesse de rotation qui lui est identique. Ils demeurent donc à une position fixe par rapport à la surface du sol. Une telle fixité facilite les services de télécommunication.

Eutelsat est présente dans 150 pays.

Historiquement, notre cœur de métier consiste en la diffusion de chaînes de télévision. Premier acteur mondial à égalité de cette activité vectrice d’information, de culture et de divertissement, nous distribuons 7 000 chaînes de télévision. Grâce aux satellites, environ un quart de la population mondiale les reçoit.

Depuis quelques années, notre activité prend un nouvel essor. Au-delà de la télévision, elle s’adresse de plus en plus au marché de la connectivité. Dorénavant, la promesse devient celle de l’Internet accessible en tous lieux, y compris là où les opérateurs terrestres ne peuvent, pour des raisons physiques ou économiques, le proposer.

En conséquence, nous avons engagé avec nos partenaires une stratégie d’innovation et d’investissement. Il s’agit de financer les infrastructures de télécommunications spatiales à mêmes de fournir des services Internet de haute qualité à un prix acceptable aux populations des zones où les opérateurs terrestres ne parviennent pas à se rendre.

Je reprendrai un exemple que vous avez cité dans votre introduction. Nous avons récemment mis en orbite le satellite Konnect. Notre partenaire Thales Alenia Space en a assuré la fabrication, Arianespace s’est occupée de son lancement. Il permet de proposer à nos concitoyens un service Internet performant, distribué par la société Orange, d’une capacité de connexion de 100 mégabits par seconde (Mb/s). Son prix mensuel de 39,90 euros équivaut aux offres de télécommunications terrestres. De ce point de vue, une initiative de bout en bout française contribue à réduire la fracture numérique sur notre territoire. Rassemblée dans toute sa chaîne de valeur, l’industrie française a ici produit un service assurément innovant et utile.

Je répondrai maintenant à vos questions.

Sur les aspects de souveraineté, de perturbation de notre secteur d’activité et de stratégie d’innovation, il faut à l’évidence reconnaître une profonde évolution de notre champ concurrentiel. Ainsi que je le signalais, le marché des opérateurs de télécommunications par satellites se déplace vers les enjeux de connectivité. Les dernières générations de satellites sont en mesure de connecter à l’Internet de haut débit et à des prix compétitifs, tant dans les pays émergents que dans les pays développés, de vastes segments de population qui ne l’étaient pas. Étendu, le marché qui s’ouvre répond à un besoin indéniable et d’une importance cruciale. Il suscite bien des convoitises.

De nouveaux acteurs apparaissent. Forts d’investissements puissants, ils font montre d’une ambition marquée. Ils s’efforcent de capter la demande universelle de connexion par les satellites. La situation de concurrence exacerbée favorise sans conteste l’innovation et la qualité du service proposé. Ma remarque vaut évidemment bien au-delà des seules frontières françaises.

Au regard de la souveraineté nationale et européenne, la difficulté s’avère de deux ordres.

En premier lieu, les services de connectivité proviendront toujours plus d’un nouvel outil, les constellations en orbite basse.

Pour l’heure, comme la plupart de ses concurrents, Eutelsat utilise de volumineux satellites géostationnaires, éloignés du sol et fixes par rapport à lui. Appelée à s’y substituer, la technologie des constellations en orbite basse arrive progressivement à maturité. Elle repose sur une approche toute différente. Les satellites évoluent alors beaucoup plus près de la Terre et tournent autour d’elle. Dans ce cas, apporter un service constant suppose de couvrir l’orbite d’un nombre élevé de satellites. De flottes de quelques dizaines de gros satellites, nous passons à une logique de centaines, voire de milliers ou même de dizaines de milliers d’objets en orbite basse.

En comparaison du système géostationnaire, le léger avantage de l’orbite basse tient à la latence. Recevoir un signal d’un satellite géostationnaire nécessite 0,4 seconde ; pour un satellite en orbite basse ou très basse, la communication devient quasiment instantanée, de l’ordre de 10 ou 14 millisecondes. Elle équivaut à celle de la fibre optique.

Son inconvénient majeur réside dans le fait que les constellations en orbite basse n’excéderont pas un nombre fort restreint. Le spectre des fréquences qu’elles utilisent s’avère en effet lui-même contraint par nature. Quoiqu’elle puisse être amenée à évoluer encore, l’estimation la plus communément admise aujourd’hui prévoit un maximum de cinq ou six constellations. Au-delà, l’orbite atteindra son niveau de saturation.

L’espace des constellations en orbite basse étant limité, ou « fini », il en résulte que les positions à y prendre deviennent rares, donc onéreuses. Les acteurs nord-américains, dont SpaceX d’Elon Musk, Amazon de Jeff Bezos avec Project Kuiper et la société canadienne Telesat, les Anglais avec OneWeb, ainsi que les Chinois, se préparent à occuper des positions dans l’orbite basse. La place des Européens se réduit, voire est menacée. Nous ne pouvons en effet exclure que l’ensemble de l’espace de l’orbite basse fasse l’objet d’une captation par des puissances non européennes.

En second lieu, l’attention doit porter sur le financement des opérations que je viens de décrire. À ce stade, vous pourriez vous interroger sur la raison pour laquelle Eutelsat, un des chefs de file mondiaux d’une activité rentable, ne développe pas directement sa propre constellation en orbite basse.

La réponse renvoie au coût extrêmement élevé des objets en orbite basse. La mise au point d’une constellation en orbite basse suppose un investissement d’environ 5 milliards d’euros en moyenne. En regard de notre chiffre d’affaires, que je vous ai précédemment indiqué, la disproportion est flagrante. Un investissement de cette envergure ferait peser un poids économique et un risque commercial beaucoup trop lourds sur une société de la taille d’Eutelsat. Elle ne peut, en l’état, mener seule une telle entreprise.

En comparaison, nos concurrents y parviennent grâce au soutien massif de leurs institutions nationales, en particulier celles des États-Unis d’Amérique. Outre qu’elles portent la marque de l’incontestable dynamisme entrepreneurial de l’industrie américaine, les initiatives d’Elon Musk, Starlink pour les constellations en orbite basse et SpaceX pour les lanceurs, bénéficient du soutien déterminé et coordonné des institutions de ce pays à son industrie spatiale. Ce soutien permet ici au promoteur des initiatives de prendre une position clé dans le domaine des fréquences et de l’orbite basse.

Trois agences américaines contribuent à leur financement : celle de l’armée, la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA, l’agence du département de la défense), la National Aeronautics and Space Administration (NASA, l’agence fédérale en charge du programme spatial civil) et la Federal Communications Commission (FCC, commission fédérale des communications) avec son programme de réduction de la fracture numérique aux États-Unis. Elles y contribuent à hauteur de plusieurs milliards de dollars. Leur engagement témoigne de la perception, par la puissance publique, de ce pays de l’importance des nouveaux systèmes que nous évoquons et de la nécessité d’en financer puissamment la mise en œuvre.

Pour la Chine, du fait de données publiques moins accessibles, les avancées n’apparaissent pas avec la même évidence. Cependant, tant les déclarations de ses autorités que les échanges avec nos interlocuteurs et pairs Chinois montrent une volonté non moins marquée de déployer les nouveaux systèmes.

Pour sa part, Eutelsat prend activement part au consortium dont la Commission européenne a encouragé la création. Communément, ce projet spatial reçoit souvent le nom de son principal instigateur, le commissaire Thierry Breton. Il poursuit pour objectif de développer une constellation de satellites propre à l’Union européenne ou, au moins, d’identité européenne. Par rapport à ses concurrents, il introduirait une logique novatrice de systèmes complexes mêlant orbites basse, haute et moyenne.

Sans rien augurer, les réserves à formuler tiennent ici à la célérité des décisions et à la portée des projets de l’Union européenne, qui ne s’avèrent pas toujours conformes aux exigences des marchés des techniques de pointe. Ceux-ci se caractérisent par la rapidité de l’innovation et l’ampleur des moyens engagés. Il convient de ne le pas perdre de vue.

M. Hervé Derrey, président-directeur général de Thales Alenia Space. Complémentaires, mes propos s’inscriront à la suite de ceux qui viennent d’être tenus. Je partage une vision et une analyse équivalentes de la dynamique qui anime actuellement notre marché.

Je reviendrai d’abord sur certains fondamentaux de l’industrie spatiale. Ils préexistaient à l’émergence des nouvelles constellations de satellites en orbite basse.

À l’évidence, notre marché est celui d’une très haute technologie. Par essence, il revêt un double caractère institutionnel et stratégique. Les États, en particulier les États-Unis, la Chine, mais également la Russie, le financent de manière significative. Nos concurrents y jouissent de soutiens institutionnels et législatifs majeurs. Je pense par exemple au Buy american Act (« loi achetez américain ») de 1933 ou à la législation relative au commerce international des armes (International Traffic in Arms Regulations, ITAR) qui favorisent l’industrie nationale.

À ce jour, environ 50 États possèdent des infrastructures spatiales. Un nombre croissant d’entre eux se dotent de moyens autonomes de production. Bien que la France et l’Union européenne reconnaissent l’espace extra-atmosphérique comme un domaine important, voire stratégique, les budgets qu’elles y consacrent demeurent faibles en comparaison de ceux d’autres pays. Sous l’angle de la dépense par habitant, nos budgets dédiés à l’Espace ne nous placent qu’au quatrième rang mondial. Pour donner un ordre de grandeur, celui des États-Unis s’avère cinq fois supérieur, ceux de la Russie et du Japon respectivement trois fois et deux fois plus élevés.

Nos concurrents internationaux dépendent du marché commercial et de la compétition qui s’y livre pour environ 20 % de leur chiffre d’affaires. Ils bénéficient par ailleurs du financement de programmes institutionnels à hauteur de 80 % de ce même chiffre. En Europe, les équilibres se situent plutôt de l’ordre de 50 % en provenance du marché compétitif, l’autre moitié de celle du marché institutionnel.

Dans cet environnement, l’élément nouveau consiste, comme il a été dit, en l’apparition assez massive du secteur privé. C’est le cas de SpaceX, entité présente à la fois sur le segment des lanceurs et sur celui des satellites avec Starlink, ainsi que des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et notamment d’Amazon. Ces acteurs disposent de moyens financiers considérables qui leur permettent de ne pas appliquer les modèles économiques (business models) classiques. Ils procèdent ainsi à des analyses de rentabilité sur le long terme.

Dans cette conjoncture de forte compétition, Thales Alenia Space s’efforce de rester l’un des chefs de file français et européens du satellite, et de consolider sa position. Elle est une co-entreprise, ou entreprise en participation (joint-venture), entre les groupes Thales, pour 67 % de son capital, et Leonardo, à hauteur de 33 %. Implantée dans 17 sites, elle compte environ 7 700 salariés, dont 4 000 en France et 2 000 en Italie. Les autres se répartissent entre plusieurs États européens, en Espagne, en Allemagne, en Belgique, et plus récemment au Royaume-Uni, en Pologne, ainsi qu’en Suisse.

En 2020, en dépit d’une mobilisation et du soutien insignes des agences nationales ‒ l’agence spatiale italienne (agenzia spaziale italiana, ASI), le centre national d’études spatiales (CNES) et la direction générale de l’armement (DGA) en France ‒ de même que de l’agence spatiale européenne (European Space Agency, ESA), la crise sanitaire, les mesures qu’elle a provoquées, ont pesé lourdement sur nos programmes. Le marché de l’exportation s’est également montré quelque peu atone, notamment avec nos clients moyens-orientaux. Les conséquences en apparaissent assez significatives sur notre chiffre d’affaires et sur notre rentabilité. Ainsi, le premier tombe à 1,85 milliard d’euros en 2020, quand il s’établissait à 2,17 milliards d’euros un an plus tôt.

Dans le domaine de la connectivité, Thales Alenia Space se distingue de ses concurrents français, européens et mondiaux. Son implantation nationale se révèle marquée, particulièrement dans le champ des télécommunications et des charges utiles de télécommunication. Les trois-quarts des satellites de télécommunication qu’elle met en orbite géostationnaire sont de fabrication française. Leur production alimente ainsi un vaste tissu de petites et moyennes entreprises (PME) nationales.

Notre prééminence concerne aussi le domaine des constellations spatiales de télécommunications. Depuis la fin des années 2000, nous sommes les maîtres d’œuvre de l’ensemble des constellations commerciales actuellement opérationnelles en orbite basse : Globalstar 2, O3b, Iridium Next. Elles représentent un montant cumulé d’activité de près de 3 milliards d’euros.

Au début de 2020, Telesat, le quatrième opérateur mondial, nous a choisis pour construire sa constellation de télécommunications en orbite basse, nommée Lightspeed. Elle comprendra 300 satellites interconnectés et délivrera partout dans le monde plusieurs térabits par seconde (Tb/s) à des coûts particulièrement compétitifs, pour des services professionnels sécurisés à forte valeur ajoutée. Elle vise principalement un marché d’entreprises, tel que la mobilité à bord de navires ou d’aéronefs, la connexion des stations de base au reste du réseau en matière de communications de quatrième et cinquième génération (4G et 5G), ainsi que les communications sécurisées gouvernementales et d’entreprises.

Comme le signalait M. Rodolphe Belmer, ce marché sera un marché contraint. Du fait de la ressource rare des fréquences, cinq ou six constellations, au maximum, y prendront leur place. Dans ces conditions, les enjeux de souveraineté apparaissent déterminants. Vous ne les ignorez pas. Il importe que nous puissions offrir à nos concitoyens des communications sécurisées et intègres.

La puissance publique en a bien compris et reconnu la nécessité. À l’occasion du comité de concertation entre l’État et l’industrie spatiale (COSPACE) du 24 octobre 2017, M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie, des finances et de la relance, s’est exprimé en ce sens. Il soulignait l’importance de privilégier les solutions françaises pour l’accès à l’Internet dans les territoires métropolitains et d’outre-mer, plutôt que de recourir à des systèmes américains, à l’époque Viasat, aujourd’hui Starlink et SpaceX, ou OneWeb, que contrôlent l’État britannique et l’opérateur indien Bharti Global. En 2018, le choix de Thales Alenia Space par Eutelsat, pour réaliser le prochain satellite Konnect VHTS, est intervenu en ce sens.

Si la dimension de souveraineté nationale apparaît essentielle au titre de la protection des communications de nos concitoyens, elle revêt également un enjeu de première importance en matière militaire. Dans ce domaine, proposer des communications parfaitement sécurisées, exemptes de tout brouillage, confine à l’autonomie stratégique. Il s’agit d’acheminer les flux de données depuis ou vers les théâtres d’opération.

À mon tour, j’insiste sur le net soutien de la puissance publique américaine à l’égard des principaux acteurs privés de son industrie spatiale. Ce soutien s’étend aux secteurs des lanceurs et des satellites. Starlink, en particulier, bénéficie de son appui afin de couvrir les zones blanches de 35 États fédérés américains. Dans ce cas précis, l’aide est évaluée à 900 millions de dollars. Outre le dessein de réduire la fracture numérique, ces subventions interviennent également en faveur de l’innovation.

J’ajouterai que SpaceX et Microsoft viennent de signer un accord. Il lie Microsoft Azure, la solution de cloud computing, ou informatique en nuage, de Microsoft, et le réseau de communication Starlink, en vue de permettre l’accès depuis n’importe quel point de la planète à l’ensemble des services de la première : la conservation des données, leur analyse instantanée, l’Internet des objets, etc.

Dans le même ordre d’idée, celui d’une logique de bout en bout, Amazon entend associer sa solution de cloud à celles que lui ouvriront ses nouvelles possibilités de connectivité ainsi que son lanceur.

À travers l’intrication des solutions de connectivité et de cloud, nous percevons que l’enjeu touche à l’ensemble des services numériques proposés aux citoyens français et européens.

Nous avons déjà évoqué l’exemple du satellite Konnect VHTS, projet que Thales Alenia Space conduit en partenariat avec Eutelsat. Il illustre ce que peuvent être de bonnes pratiques en Europe.

En septembre 2017, le Gouvernement a fixé des orientations quant à la stratégie d’aménagement numérique des territoires. À cette occasion, il soulignait la nécessité de mobiliser l’ensemble des technologies adaptées, en particulier les nouvelles solutions satellitaires.

L’intérêt du satellite réside dans la possibilité de déployer un accès à haut et très haut débit dans des zones à faible densité de population ou d’accès difficile, à un coût très compétitif et dans un délai extrêmement bref. Une fois le satellite en orbite, l’accès à l’Internet devient en effet immédiatement possible en tous points du territoire national. Il apparaît ainsi comme une solution universelle de désenclavement. Au-delà, le coût de raccordement de l’utilisateur devient indépendant de la localisation de celui-ci quand, s’agissant des réseaux terrestres, il augmente de façon exponentielle à mesure que la densité de population décroît.

Thales fournit Eutelsat depuis plus de 30 ans. La première fabrication et le premier lancement d’un satellite issu de leur partenariat intervinrent en 1990. Vingt-huit autres ont suivi.

Sous l’angle des technologies disponibles, nous pouvons affirmer que les satellites géostationnaires et les constellations de satellites se révèlent complémentaires. Les premiers offrent des solutions de très haut débit pour des points spécifiques de la planète à un prix compétitif. En cours de développement, le satellite de dernière génération Konnect VHTS que nous lanceront en 2022 sera le plus puissant satellite de télécommunications jamais mis en orbite. Il pourrait contribuer à réduire fortement la fracture numérique dans quelque quarante pays que nous avons identifiés, en Afrique, en Asie, ainsi qu’en Europe de l’Ouest. Nous le voyons, les enjeux internationaux et d’exportation ne manquent pas d’importance.

Un tel projet, sa technologie de charges utiles à très haut débit, en particulier un processeur embarqué de cinquième génération développé avec STMicroelectronics, son infrastructure au sol de bout en bout des plus robustes et sécurisées, ne sont disponibles que parce qu’elles ont bénéficié d’un fort soutien à l’innovation de la part du CNES, du programme français d’investissements d’avenir (PIA) et de l’ESA. Il faut continuer d’en appliquer le modèle.

En définitive, la réponse à la problématique de concurrence mondiale exacerbée que nous soulevons se partage en deux volets principaux. D’un côté, le soutien à l’innovation permet le recours aux technologies indispensables à l’élaboration des nouvelles solutions, qu’elles soient celles des satellites géostationnaires ou des constellations en orbite basse. De l’autre, nous trouvons les grands programmes, à l’instar en Europe de Galileo en matière de navigation et de Copernicus dans le domaine de l’observation de la Terre.

S’agissant de l’initiative du commissaire européen M. Thierry Breton, je rejoins l’analyse de M. Rodolphe Belmer. Une initiative de cette nature, qui tend à fédérer les forces, se révèle incontournable en ce que nos acteurs privés en France et en Europe ne possèdent pas, seuls, la capacité de financement que l’ampleur des programmes, de l’ordre de cinq voire six milliards d’euros, commande.

L’enjeu tient désormais à la vitesse d’exécution. Nos concurrents américains font montre d’une célérité redoutable. Le service Starlink connaît actuellement sa phase dite de bêta-test. Sa commercialisation complète est annoncée dès la fin de l’année 2021. Il faut que l’ensemble des acteurs européens progressent aussi rapidement que possible, tant du point de vue des financements des projets que sur un plan industriel.

Quant à la Chine, nous savons qu’une volonté forte s’y manifeste de participer à la compétition relative aux constellations. Toutefois, nous ne disposons assurément que de peu d’informations au sujet de ses programmes et de leur calendrier de mise en œuvre.

Je conclurai provisoirement en répétant combien l’innovation constitue le moteur de la compétitivité de l’industrie spatiale. Sur ce constat, il nous faut persévérer dans la direction que le CNES, la DGA, le PIA et le plan de relance ont prise. S’ajoutent la contribution de la France à l’ESA et les financements de la Commission européenne, tels ceux issus du programme-cadre Horizon Europe et du fonds européen de défense.

L’étendue du soutien financier que la France apportera à l’occasion de la conférence ministérielle de l’ESA prévue en 2022 sera décisive. Le Gouvernement et la représentation nationale doivent y assigner un objectif prioritaire, au service de programmes européens majeurs, dont celui d’une constellation européenne. Qu’il s’agisse de l’emploi, de la balance commerciale, de ses capacités industrielles stratégiques, de sa souveraineté numérique tant en matière civile que militaire, l’investissement produira indubitablement un bénéfice direct pour la France.

M.  Philippe Latombe, rapporteur. Vous l’avez évoqué tous deux, les GAFAM s’impliquent désormais dans le secteur spatial. Quelles conséquences en prévoyez-vous ?

Je pense par exemple à l’initiative d’Amazon d’ouvrir une manière de concours aux jeunes entreprises innovantes, les start-up, de ce secteur. Celles-ci peuvent poser leur candidature jusqu’au 21 avril 2021, en vue d’être incubées, autrement dit de bénéficier d’un appui à leurs projets et développement. L’une des conditions en tient à leur utilisation du cloud d’Amazon Web Services (AWS). Ne s’agit-il pas pour le géant américain d’un moyen de capter certains de nos talents du domaine spatial ? Dans l’environnement, ou « écosystème », que vous connaissez, pensez-vous que de nombreuses sociétés répondront à l’appel d’Amazon ? Des méthodes de ce type induisent-elles pour nous un risque véritable de perte de compétences et de technologies d’avenir ? Au contraire, nos chercheurs sont-ils suffisamment intégrés pour ne pas céder à cet appel ?

M. Hervé Derrey. Du moins ces méthodes ne surprennent-elles nullement. Les principaux acteurs du cloud visent à attirer le plus d’applications possible sur celui qu’ils hébergent, d’une manière plus ou moins partenariale et ouverte. Amazon appartient plutôt à la catégorie des acteurs au système relativement fermé. L’exemple que vous décrivez s’inscrit dans la cohérence de sa stratégie et de son approche.

Certainement le risque existe-t-il qu’Amazon ou d’autres acteurs américains du cloud attirent de jeunes entreprises innovantes européennes. Il revient à la puissance publique d’organiser un environnement qui leur soit favorable et susceptible d’obvier à ce risque.

M. Rodolphe Belmer. Ici, le risque ne diffère pas sensiblement de celui qui prévaut dans tous les domaines d’innovation technologique. Aujourd’hui, l’idée de financer la recherche et l’innovation par les petites entreprises, les start-up, joue en faveur des marchés qui détiennent les capitaux les plus abondants. Elle entraîne une migration des talents, notamment de l’Europe vers les États-Unis. La situation ne concerne pas uniquement le domaine spatial. Nous la retrouvons dans bien d’autres secteurs de l’industrie.

Historiquement, la recherche spatiale en Europe bénéficiait de l’appui de grands groupes, à l’instar de Thales ou Airbus. Progressivement, la recherche se répand dans le monde des start-up. Moins coûteuse, reposant davantage que par le passé sur des logiciels informatiques (softwares), elle prend une forme nouvelle. Désormais, le poids des capitaux prime celui des groupes industriels en place. Il semblerait que l’Europe n’en ait pas pleinement pris la mesure.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Avec le programme Ariane, l’Europe dispose d’un lanceur d’une indéniable qualité. Pour autant, nous avons manqué le marché du lanceur réutilisable. Les raisons en sont multiples. Peut-être n’y avons-nous pas suffisamment cru.

Resterons-nous maintenant en marge d’innovations majeures ? Vous-même nous l’avez indiqué : la bataille qui se joue est une bataille de place, au sens d’espace physique. L’espace autour de la Terre ouvert aux constellations de satellites s’avère limité. Y prendre une place requiert de ne pas atermoyer, car l’occasion ne se représentera plus. Or, nous constatons qu’un programme suit déjà sa phase de bêta-test. Amazon prévoit de lancer le sien. D’autres acteurs montrent une volonté identique. Ne sommes-nous pas en train de prendre un retard rédhibitoire ? Le type d’initiative qu’Amazon promeut en matière d’innovation n’aggrave-t-elle pas la situation ?

M. Rodolphe Belmer. Votre intervention appelle plusieurs niveaux de réponse.

S’agissant des constellations en orbite basse, leur nombre sera en effet nécessairement circonscrit. Nous l’avons signalé. De fait, lorsque les places seront prises, et à moins que les Européens ne parviennent à occuper l’une d’elles avant cette échéance, ils n’auront ensuite plus le moyen de rattraper leur retard.

C’est pourquoi j’estime que les constellations en orbite basse représentent une infrastructure de télécommunication critique et de souveraineté. Du moins faut-il qu’elles le deviennent en France et sur notre continent. Par suite, il appartient aux Européens d’agir de telle sorte que l’une de leurs entreprises ou institutions s’impose en la matière. La difficulté ne revêt ici nulle dimension technologique : nos industriels, comme Thales Alenia Space, savent d’ores et déjà concevoir des constellations en orbite basse ; nous savons également procéder au lancement des satellites, puis les exploiter. La difficulté ressortit d’abord à une question d’ordre financier.

Or, le secteur commercial n’est à ce jour pas structuré pour financer intégralement un investissement aussi étendu et risqué. Afin de pondérer le risque d’une infrastructure technologique de la dimension des constellations de satellites, et à l’imitation de ce qui prévaut sur d’autres continents, nous avons besoin du soutien de la puissance publique.

La décision revêt un caractère politique. Compte tenu de l’échelle de l’investissement, son niveau est vraisemblablement celui de l’Union européenne.

Un deuxième sujet porte sur l’innovation et la compétitivité de l’industrie nationale et européenne. Vous évoquiez, M. le rapporteur, l’exemple d’Ariane. Vous releviez que ce programme avait manqué l’étape du lanceur réutilisable. Sans doute sous-entendiez-vous par là que l’exemple était la marque d’un déclin, d’un déclassement, de l’industrie spatiale européenne.

Je souhaiterais nuancer l’affirmation. Je m’y emploierai en qualité de représentant d’une société cliente de l’industrie spatiale européenne et du lanceur Ariane.

Cette industrie demeure sans conteste performante. En dépit de son manque de soutien public, elle ne cède en rien à la concurrence internationale, tant du point de vue technique que sous l’angle du rapport qualité-prix. Eutelsat acquiert ainsi 90 % de ses satellites auprès des deux acteurs européens Thales Alenia Space et Airbus Defense and Space. Elle sous-traite la moitié de ses lancements à Ariane.

Toute autre considération mise à part, Eutelsat agit d’abord comme une entreprise commerciale privée. Des exigences de rentabilité la meuvent. Ses choix se fondent donc sur des critères strictement rationnels. Le satellite Konnect VHTS en cours de fabrication par Thales Alenia Space représentera une innovation de niveau mondial. Le premier de cette classe, il permettra d’offrir d’excellents débits de connexion à prix réduit à la population européenne située dans des zones rurales.

Cependant, le risque d’un déclassement existe-t-il à terme ? Nous ne pouvons l’exclure. Assurément, le secteur spatial change de paradigme. Jusqu’à présent, l’industrie repose sur une logique d’expertise et d’innovation. Chaque objet de sa production s’avère différent. Pièce unique, chaque satellite remplit des missions en propre. Elle évolue désormais vers un marché de volumes. Les constellations en orbite basse supposent la fabrication de milliers de satellites. Une logique de réplicabilité et d’industrialisation est appelée à prendre le pas.

Si notre industrie se révélait incapable d’entrer dans cette nouvelle logique, faute de commandes suffisantes en volumes, elle courrait un risque d’un déclassement. En effet, elle perdrait en productivité, ce qui jouerait défavorablement sur ses prix et sa compétitivité sur le marché.

Sans doute la co-entreprise ArianeGroup se confronte-t-elle à l’amorce d’un phénomène de ce type. Si ses ingénieurs n’ont pas opté pour la solution des lanceurs réutilisables, la raison en tient à un volume insuffisant de commandes.

Dans sa configuration actuelle, Ariane répond au besoin d’un certain nombre de lancements par an. Les institutions européennes et le marché commercial ‒ principalement Eutelsat ‒ les lui commandent. La faible fréquence de ces lancements ne permet pas d’envisager un bénéfice effectif à l’emploi de lanceurs réutilisables.

Au contraire, avec son projet Starlink, SpaceX s’apprête à lancer des milliers, voire des dizaines de milliers de satellites. Ils nécessiteront plusieurs centaines de lancements. Soutenue, comme nous l’avons rappelé, par le financement de la puissance publique américaine, la logique devient ici celle des gains de productivité et des volumes.

De toute évidence, une telle politique industrielle influe sur la performance économique d’acteurs comme Ariane et sur leurs choix stratégiques. Nous ne saurions néanmoins reprocher au lanceur européen ceux qu’il a adoptés en l’absence d’augmentation du volume de ses commandes. Ariane reste un excellent lanceur en considération de la mission qui lui incombe.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Ne pouvons-nous tout de même identifier un manque d’anticipation ? Le choix de ne pas s’engager dans l’utilisation de lanceurs réutilisables en l’absence de marché au moment de la décision ne décèle-t-il pas un défaut de vision quant à l’avenir des usages et de ce marché ? Les Américains, à l’inverse, paraissent s’être projetés plus avant, avoir perçu les futures pratiques bien en amont de leur matérialisation.

M. Rodolphe Belmer. Dans ce débat, je me dois de tenir la place qui me revient. Toutefois, s’il me faut formuler un avis en tant que citoyen, je reconnaîtrai que les acteurs européens pâtissent vraisemblablement d’un problème de vision stratégique. Vous l’avez sûrement constaté dans le cours des travaux que vous menez à l’Assemblée nationale au sujet de l’Internet par satellite : jusqu’à une époque récente, la puissance publique ne croyait pas en la pertinence de ce mode de connexion.  Elle en rejetait l’idée. Toute l’attention se reportait sur la fibre optique.

Or, la nécessité du recours aux nouvelles constellations de satellites, de leur lancement, naît du constat que les opérateurs terrestres ne sauront satisfaire l’ensemble des besoins de connexion des populations. En la matière, les États-Unis ont apporté la preuve de leur pragmatisme. À partir de leur constat du caractère indispensable des satellites pour couvrir les zones rurales, ils mettent en branle l’ensemble de la chaîne de valeur, de la fabrication de ces satellites à leurs lanceurs. Par leurs institutions, par le programme Rural Digital Opportunity Fund (RDOF), ils y apportent les financements adéquats.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Nous manque-t-il l’équivalent de la DARPA américaine ?

M. Hervé Derrey. Je reconnais également que, dans le domaine spatial, l’industrie européenne se révèle très performante. Elle remporte des marchés partout dans le monde. Plus tôt au cours de nos échanges, je citais l’exemple de la constellation de TeleSat. Cet opérateur a choisi les services de Thales Alenia Space.

Nous sommes manifestement en capacité de répondre aux attentes, à condition que se maintienne ou se renforce le financement de l’innovation. Politique, la décision d’appuyer les grands programmes permettra d’offrir des solutions autres que celles des entreprises et de l’industrie américaines.

Le programme de constellation européenne nécessite le soutien massif des États membres de l’Union européenne. Son financement, ainsi que son déploiement rapide, en dépendent. Pour l’heure, nous accusons certainement quelque retard par rapport aux initiatives américaines. Paradoxalement, il nous laisse la possibilité de nous montrer plus innovants encore et d’apporter une vraie valeur ajoutée. Ce résultat suppose une volonté politique forte. Sa concrétisation laisse désormais peu de champ à d’autres retards.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Mais pensez-vous que nous ayons besoin d’un organisme stratégique de vision à long terme ? Dans l’affirmative, doit-il se placer à l’échelle française ou européenne ? Subsidiairement, le personnel politique, les décideurs, vous paraissent-ils suffisamment au fait des technologies à l’œuvre de nos jours ? Ne percevez-vous pas un déficit d’acculturation de leur part dans le domaine des techniques de pointe ?

M. Hervé Derrey. Pour ce qui a trait aux organes, je ne crois pas qu’il nous en faille de supplémentaires. Je n’en perçois pas véritablement l’intérêt. Nous disposons déjà des agences spatiales nationales et de l’agence européenne, l’ESA. En France, le CNES se révèle éminemment compétent.

Quant à la conscience politique, nous constatons qu’elle émerge. À mon sens, M. le commissaire Thierry Breton et ses équipes énoncent une vision parfaitement claire dans le domaine dont nous traitons. Ils en comprennent les sujets et enjeux. Il faut désormais qu’ils trouvent un relais dans le soutien indéfectible des États membres de l’Union.

M. Rodolphe Belmer. Pour ma part, j’estime que le long terme prime dans les domaines d’innovation technologique. Il incombe à l’État de remplir son double rôle de stratège et de stimulateur d’investissements qui s’inscrivent dans la durée. La logique en échappe parfois au marché commercial qui, par définition, s’attache prioritairement à des considérations de rentabilité de moyen terme.

Concernant la culture de l’innovation, du progrès, celle de la technologie, je procède au même constat que M. Hervé Derrey. J’en tire cependant une conclusion différente.

Certes, avec l’arrivée de M. Thierry Breton, l’Union européenne prend en charge la nouvelle problématique des constellations en orbite basse et des télécommunications par satellites, essentielle à notre souveraineté numérique. Elle y donne une impulsion forte. Devons-nous uniquement nous en féliciter ? Rien n’est moins sûr.

Nous pouvons en effet nous interroger sur ce qu’il serait advenu si une autre personnalité politique avait pris la responsabilité du portefeuille du marché intérieur. Doté de qualités de meneur hors du commun, l’actuel commissaire européen vient lui-même du secteur industriel, il y a acquis une compétence considérable. Sa présence, son action, constituent une chance précieuse et décisive. Nous ne saurions cependant laisser les institutions européennes reposer sur le talent d’un seul homme.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Souhaitez-vous aborder d’autres aspects du sujet qui nous réunit ou insister sur certains de ceux dont nous avons traité ?

M. Rodolphe Belmer. Vous nous avez demandé s’il existe dans notre domaine des segments d’innovation qui méritent notre attention parce qu’ils représentent des services d’avenir. Je répondrai par l’affirmative.

Nous nous distinguons avantageusement en France dans ce que nous appelons le segment spatial. Par le moyen des lanceurs, il consiste à amener des satellites dans l’espace extra-atmosphérique. Bientôt, les systèmes de télécommunication spatiaux reposeront sur des systèmes espace et sol. Autrement dit, les systèmes sols prendront davantage d’importance dans la création de valeur ajoutée. Or, nous ne disposons que de fort peu de segments sols de qualité en Europe. Nous n’innovons pas suffisamment en la matière. Il nous semble que la puissance publique devrait y réfléchir et l’industrie s’organiser pour développer les technologies qui s’imposent.

M. Hervé Derrey. Je souhaite pareillement intervenir sur la question des nouveaux segments. Outre le segment sol, pour lequel je souscris aux propos de M. Rodolphe Belmer, je mettrai en avant le sujet de la maîtrise de l’espace. Il induit en particulier l’enjeu de la supervision des objets spatiaux. Lui-même a trait au problème des collisions et recouvre par ailleurs une dimension de défense. J’évoquerai ensuite les services en orbite. Ils sont appelés à se développer significativement. Enfin, l’attention demeure de rigueur en matière d’observation spatiale vers la Terre ou l’espace, qu’elle soit optique, radar ou hyperspectrale. Elle progresse également selon une cadence soutenue et apparaît comme un domaine stratégique d’avenir.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Je prends bonne note de vos dernières remarques.

La séance est levée à 11 heures 10.

————

 

Membres présents ou excusés

 

Mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Réunion du mardi 6 avril à dix heures cinq

Présents. – MM. Philippe Latombe, Jean-Luc Warsmann

Excusée. – Mme Frédérique Dumas