Compte rendu

Mission d’information de la Conférence des Présidents « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

 Audition, ouverte à la presse, de M. Stéfane Fermigier, co-président du conseil national du logiciel libre (CNLL)....... 2

 

 


Mardi
1er juin 2021

Séance de 11 heures 30

Compte rendu n° 80

session ordinaire de 2020-2021

Présidence de
M. Philippe Latombe,
rapporteur

 


–  1  –

 

Audition, ouverte à la presse, de M. Stéfane Fermigier, co-président du conseil national du logiciel libre (CNLL).

Présidence de M. Philippe Latombe, président et rapporteur

La séance est ouverte à onze heures trente

M. Philippe Latombe, président et rapporteur. En guise d’introduction, je présenterai succinctement le conseil national du logiciel libre (CNLL). Fondé en 2010, il regroupe les principales associations et grappes d’entreprises de la filière open source et représente, par leur intermédiaire, près de 300 sociétés spécialisées dans le logiciel libre et le numérique ouvert : intégrateurs, éditeurs ou encore sociétés de conseil. Le CNLL s’est donné pour mission de représenter et de défendre auprès des pouvoirs publics la filière professionnelle du logiciel libre et du numérique ouvert en France, mais aussi de promouvoir son offre de logiciels et de services, ses atouts spécifiques et ses besoins, notamment en termes d’emploi et de formation.

Je souhaiterais, à titre de préambule, vous poser trois questions.

D’abord, j’aimerais savoir ce que recouvre pour vous la notion de souveraineté numérique, objet d’une attention croissante des pouvoirs publics depuis la crise sanitaire. Lors de nos précédentes auditions, nous avons recueilli de multiples définitions de cette notion très vaste, que certains rapprochent d’une forme d’autonomie stratégique ou décisionnelle. Je voudrais comprendre, d’une part, comment vous entendez cet impératif et, d’autre part, de quelle façon le logiciel libre peut y contribuer.

Mon second point portera sur la filière du logiciel libre en tant que telle. Vous nous avez transmis un ensemble de documents très complets sur ses principales caractéristiques et tendances d’évolution. J’attends de vous que vous nous dressiez un état des lieux de cette filière en mentionnant ses forces et ses faiblesses et, surtout, vos attentes vis-à-vis des pouvoirs publics. Nous avons conscience que le logiciel libre fonctionne comme un levier de souveraineté dans une approche de « promotion des communs numériques », pour reprendre l’expression de M. Henri Verdier devant notre mission. Comment pouvons-nous, parlementaires et pouvoirs publics, participer à son développement dans nos travaux ?

Enfin, je souhaiterais, pour conclure mon propos liminaire, évoquer avec vous l’échelon européen. Je sais que vous siégez à l’association professionnelle européenne du logiciel libre (APELL). Pourriez-vous nous parler de son actualité, puis du rôle de l’Europe en matière de souveraineté numérique et de logiciel libre ? En un mot, les différentes initiatives mises en œuvre vous semblent-elles suffisamment ambitieuses ? Que peut-on en attendre au cours des mois et des années à venir ?

M. Stéfane Fermigier, co-président du conseil national du logiciel libre (CNLL). La constitution du CNLL résulte en effet de la volonté de représenter et de défendre la filière du logiciel libre, présente en France depuis 1998, voire 1996. Nous menons régulièrement des études et nous efforçons, autant que possible, d’intervenir dans le débat public, aussi bien face aux parlementaires que vis-à-vis du pouvoir exécutif.

Je m’exprimerai ici à la fois en tant que spécialiste du logiciel libre et que créateur de sociétés. J’investis aussi, depuis plus de vingt ans, dans des entreprises de la filière. Par souci de clarté, je précise que j’utilise indifféremment les termes open source et « logiciel libre ». Le cadre de notre échange ne me semble pas justifier d’entrer à ce propos dans des querelles sémantiques.

La dernière étude commandée par le CNLL a justement été publiée ce matin. Assez complète, elle se focalise sur la filière du logiciel libre, ses attentes et son positionnement par rapport, entre autres à la souveraineté numérique. D’autres de nos études portent sur la taille des marchés français et européen, ainsi que leur évolution depuis une vingtaine d’années. Nous disposons ainsi de toutes les informations que vous pourriez souhaiter sur notre filière.

Notre confédération réunit 300 sociétés. En y ajoutant celles qui ne sont pas affiliées à des grappes d’entreprises, nous dénombrons en France 500 petites et moyennes entreprises (PME) spécialisées dans le logiciel libre. Elles emploient 50 000 à 60 000 personnes. Des études que nous avons commandées estiment le marché français à 5 milliards d’euros. Plus la filière prend de l’ampleur, plus sa croissance ralentit. Malgré tout, elle connaît globalement une croissance annuelle de 8 % à 10 %. Les logiciels libres sont souvent associés à des modèles de services. Cependant, le modèle d’éditeur progresse. Actuellement, le cloud joue le rôle d’un rouleau compresseur dans l’informatique, or le logiciel libre y est également présent. Les acteurs du logiciel libre proposent en effet des offres cloud.

La position prééminente de la France en matière d’open source est reconnue depuis plus de dix ans, encore que notre pays se situe à peu près à égalité avec l’Allemagne au niveau européen, ce dont il y a tout lieu de se féliciter. Nous avons fondé, avec une association équivalente à la nôtre en Allemagne, une sorte de consortium européen.

Comment la France en est-elle venue à occuper ce rang favorable à notre filière, bien que certaines de nos attentes demeurent insatisfaites au regard de la politique actuellement menée dans ce secteur ? Les pouvoirs publics ont commencé à s’intéresser au logiciel libre voici un peu plus de vingt ans. Plusieurs missions et agences gouvernementales se sont emparées du sujet, dès le début de l’administration électronique, soit en 1998. Citons la mission de soutien technique pour le développement des technologies de l'information et de la communication au sein de l'administration (MTIC), l’agence pour le développement de l’administration électronique (ADAE), auparavant connue sous le nom d’agence pour les technologies de l'information et de la communication dans l’administration (ATICA) et devenue depuis une dizaine d’années Etalab.

Je tiens à saluer le travail des parlementaires en matière de logiciel libre. De nombreux élus à la représentation nationale l’ont soutenu en interpellant l’exécutif à ce propos. Certains ont même déposé des propositions de loi, comme le sénateur Pierre Laffitte à la fin des années 1990, en vue d’accorder la priorité absolue aux logiciels libres via l’obligation pour l’administration de ne plus recourir qu’à des solutions open source à l’issue d’une période transitoire de deux ans. Bien que cette proposition prête à sourire lorsqu’on la relit aujourd’hui, et même si son application restait à préciser, ses motivations n’ont rien perdu de leur pertinence, au vu du débat actuel sur la souveraineté numérique.

Signalons aussi les interventions de l’exécutif, telle la circulaire de 2012 du Premier ministre, M. Jean-Marc Ayrault, qui a donné un coup d’accélération à la filière du logiciel libre. Sorte de guide de bonnes pratiques, elle préconisait de recourir aux logiciels libres en raison de leur moindre coût et de leur plus grande souplesse d’utilisation, ou à défaut, de s’en servir comme d’un levier de négociation avec les éditeurs de logiciels propriétaires. La loi Le Maire votée en 2016 (loi pour une République numérique du 7 octobre 2016) demandait aux administrations d’encourager l’utilisation des logiciels libres pour préserver leur indépendance. Selon moi, cette dernière notion s’apparente assez au concept de souveraineté, qui ne s’est imposé que progressivement. Mentionnons enfin la circulaire du Premier ministre, M. Jean Castex, bien que la date récente de sa publication ne permette pas encore d’en évaluer les effets.

Le logiciel libre présente un avantage économique indéniable. Des centaines de chercheurs parmi les plus prestigieux l’ont mis en évidence dans leurs travaux. Le prix Nobel d’économie, M. Jean Tirole, s’est lui-même penché sur les communs numériques. Une étude de la Commission européenne restant à publier indique que les investissements dans le logiciel libre sont d’un excellent rapport pour la société considérée dans son ensemble. Chaque euro investi dans la filière du logiciel libre engendre un retour sur investissement au moins quatre fois supérieur.

Je ne me considère pas comme un spécialiste de la souveraineté numérique, dont je n’ai d’ailleurs pas conçu de définition personnelle. Je reprendrai donc à mon compte celle du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) publiée dans la Revue stratégique de cyberdéfense de 2018. Le SGDSN assimile la souveraineté numérique à l’autonomie stratégique, notion applicable aussi bien à l’échelle d’un État ou de l’Union européenne que d’une grande entreprise ou même de l’ensemble de la société. Le SGDSN précise bien qu’il ne s’agit pas de « chercher à tout faire en interne », c’est-à-dire qu’il ne faut pas verser dans la caricature en visant une autonomie totale. De même, nous ne préconisons pas le recours exclusif à du logiciel libre, d’autant qu’il favorise les collaborations, y compris internationales. Le SGDSN ajoute qu’une telle autonomie ne peut s’acquérir et se conserver qu’à condition de disposer d’une filière performante européenne. Le développement économique contribue donc en grande part à la préservation de la souveraineté. Ni la loi ni des contrats n’y suffisent.

Le SGDSN estime qu’« une stratégie industrielle basée sur l’open source, sous réserve qu’elle s'inscrive dans une démarche commerciale réfléchie », c’est-à-dire sans recourir au logiciel libre uniquement par principe, « peut permettre aux industriels français ou européens de gagner des parts de marché et par là même de permettre à la France et à l’Union européenne de reconquérir de la souveraineté ». Nous adhérons entièrement à ces propos.

Nous pourrions citer, dans le même ordre d’idées, la publication de la Commission européenne sur le logiciel libre d’octobre 2020. Elle établit le lien entre souveraineté numérique et logiciel libre. « Le modèle du code source ouvert a une incidence sur l’autonomie numérique de l’Europe. Il donnera probablement à l’Europe une chance de créer et de maintenir sa propre approche numérique indépendante par rapport aux géants du numérique dans le cloud et lui permettra de garder le contrôle de ses processus, de ses informations et de sa technologie. »

Il en ressort clairement que le logiciel libre présente de nombreux avantages en matière de souveraineté numérique. Reprenons, pour plus de simplicité, les arguments de la Commission européenne. Le logiciel libre garantit l’indépendance ou, du moins, réduit la dépendance des utilisateurs vis-à-vis de certaines entreprises ou pays. Sa flexibilité en fait un atout pour l’innovation en facilitant la création de nouveaux produits ou usages. Le logiciel libre est omniprésent dans le cloud. Par sa transparence, il favorise la confiance des citoyens. Nous préconisons de créer des services décentralisés et fédérés, basés sur la coopération et l’interopérabilité, en opposition à la centralisation vers laquelle tend le recours à un nombre réduit de grands fournisseurs de solutions propriétaires.

La Commission européenne a mis en place un open source program office (OSPO) stratégique, devenu en France la Mission logiciels libres, créée par la circulaire du Premier ministre, M. Jean Castex. Elle doit servir de fer de lance de la stratégie européenne. Si nous n’allons pas jusqu’à émettre des réserves à son égard, nous souhaiterions tout de même un plan d’action plus ambitieux.

La filière du logiciel libre en France se sent, quoi qu’il en soit, concernée par les enjeux que nous abordons aujourd’hui. L’enquête que nous avons réalisée auprès de 150 entreprises montre que 90 % au moins de leurs dirigeants estiment le sujet de la souveraineté crucial et voient dans le logiciel libre un atout pour l’atteindre. Toute la filière tient à participer à cet effort de reconquête de la souveraineté numérique en Europe.

Nombre d’inventions dans le domaine de l’informatique et en particulier du logiciel libre ont vu le jour en Europe. Le world wide web, la technologie peut-être la plus présente dans le monde actuel, a été créé en Suisse. Linux, le système d’exploitation devenu l’emblème du logiciel libre, a été mis au point en Finlande. L’architecture ARM est née au Royaume-Uni, à l’époque où ce pays appartenait encore à l’Union européenne. C’est également à une société britannique que l’on doit le platform as a service, l’une des trois formes du cloud. L’Europe dispose donc d’atouts. Peut-être n’avons-nous pas su les exploiter autant qu’il l’aurait fallu. Peut-être aussi devrions-nous revenir aux fondamentaux afin de tirer le meilleur parti possible de notre créativité en matière numérique.

L’Allemagne a créé un centre pour la souveraineté numérique de l’administration, le 26 avril 2021. Signalons que sa mission première consiste à promouvoir les logiciels libres. Un lien très fort s’est instauré au sein de cette institution allemande entre le logiciel libre et la souveraineté. Trois Länder suivent en outre des politiques d’achat public favorisant le logiciel libre. Peut-être conviendrait-il de s’inspirer de cette prise de position tout à fait remarquable. La loi française accuse un retard de ce point de vue.

La filière du logiciel libre s’intéresse bien évidemment au cloud depuis qu’il en est question, c’est-à-dire depuis près de dix ans. Compte tenu de nos valeurs et de notre attachement à la collaboration et à l’interopérabilité, nous avons conscience des risques que comporte un verrouillage excessif du cloud par certains prestataires de services. A contrario, nous avons, dès 2010, essayé de mettre en avant la notion de cloud ouvert, fondée sur la possibilité de passer facilement d’un opérateur à un autre, en imposant aux fournisseurs des normes d’interopérabilité.

Au début, nous avons eu le sentiment que nous n’étions pas écoutés, puis nos préoccupations sont revenues au cœur du débat, notamment par le biais de l’initiative GAIA-X, allemande à l’origine, puis franco-allemande et maintenant européenne. Chacun y projette toutefois sa propre vision du cloud, de sorte que nous ne comprenons pas très bien laquelle prédomine en fin de compte.

Au départ, les Allemands voulaient créer un Airbus du cloud. Airbus marque certes une réussite industrielle européenne majeure, mais faut-il transposer la même formule dans le domaine du cloud ? Nous n’estimons pas judicieux de centraliser à l’excès la fourniture de services autour du cloud. Le Club informatique des grandes entreprises françaises (Cigref), porteur du projet en France, nous a paru plutôt attaché à des notions de gouvernance, via l’imposition de règles et de certifications.

Comme je l’ai dit plus tôt, nous ne reconquerrons pas notre souveraineté à moyen ou long terme uniquement en instaurant des règles. Le Règlement général pour la protection des données (RGPD) constitue certes un outil extrêmement important, d’un point de vue démocratique, mais aussi face à certaines entreprises dont le modèle d’affaires repose sur la commercialisation de données. Ni ce RGPD ni ses variantes ne suffiront toutefois à garantir notre souveraineté numérique.

La nécessité s’impose d’une vision industrielle qui ne se concentre pas uniquement sur de gros acteurs comme Orange ou Atos, surtout s’ils s’appuient sur des technologies qu’ils ne maîtrisent pas. D’après une récente annonce, ces acteurs s’allieront aux fournisseurs de cloud américains comme Google et Microsoft. Selon nous, une telle stratégie se limite à reculer pour mieux sauter. Elle ne nous assurera jamais la souveraineté à laquelle nous aspirons.

Nous attendons des autorités qu’elles fassent appliquer la loi, en particulier la loi pour une République numérique de 2016 et son article 16, selon lequel il faut « préserver la maîtrise, la pérennité et l'indépendance [des] systèmes d’information » en encourageant les administrations à utiliser le logiciel libre. De simples encouragements ne suffisent pas. Encore faut-il donner des directives, sinon chacun continue de procéder comme il l’entend.

Le recours au logiciel libre passera aussi par l’instauration d’une culture qui lui soit favorable, au travers de formations et d’un travail d’animation de réseaux au sein de l’administration. Chaque ministère nourrit ses propres besoins et donc abordera ce sujet à sa manière singulière. La question se pose aussi à l’échelon européen et à celui des collectivités territoriales.

Nous nous réjouissons de l’annonce, par le Premier ministre, voici quelques semaines, de la création d’une Mission logiciels libres. Nous la réclamions depuis la promulgation en 2016 de la loi Le Maire, dont nous n’avons pas constaté l’effet concret. Telle qu’elle se préfigure, la Mission logiciels libres, à laquelle n’œuvreront que trois personnes, ne suffira cependant pas à animer toute l’administration française. Les chantiers sur lesquels il faut intervenir, ne serait-ce qu’au sein même des services publics, s’annoncent immenses.

Nous estimons en outre indispensable une politique industrielle de développement économique. Une mission logiciels libres uniquement rattachée à la ministre de la transformation et de la fonction publique, Mme Amélie de Montchalin, ne sera pas en mesure d’agir sur le versant industriel de la filière. Il faut, à mon sens, que le ministère de l’économie et la direction générale des entreprises (DGE) s’emparent de la question. Les ministères de l’éducation, et de l’enseignement supérieur et de la recherche sont eux aussi concernés par l’innovation et la formation en lien avec le logiciel libre.

Nous appelons de nos vœux l’extension rapide du périmètre de la Mission logiciels libres, par exemple par la mise en place d’actions similaires dans les autres ministères concernés, et par l’implication de la DGE. La dépense publique doit elle aussi jouer son rôle.

En 2014, Mme Isabelle Attard, alors députée, avait interrogé les principaux ministères sur leur niveau de déploiement du logiciel libre au sein de leur administration. Les réponses des quelques ministres qui se sont exprimés à ce sujet n’apportaient que des éléments qualitatifs, mentionnant tel ou tel logiciel. Il manque une étude poussée impliquant, par exemple, l’inspection générale des finances, afin d’établir la part du logiciel libre dans les dépenses informatiques de chaque ministère. Cette part demeure pour l’heure marginale. En Allemagne, pourtant, une analyse de marché stratégique a été réalisée en 2009, afin de réduire la dépendance des services publics du pays vis-à-vis des fournisseurs de logiciels propriétaires.

Notre étude a mis en lumière le rôle déterminant de la commande publique en tant que levier de croissance de notre filière. À l’évidence, l’État est le mieux placé pour aider une filière mettant au point des produits et des services qui correspondent à ses besoins, à savoir des outils utiles à sa transformation numérique.

Mme Amélie de Montchalin nous a récemment adressé un courrier. Je la cite : « en accompagnant les administrations pour qu’elles utilisent l’open source au mieux, je souhaite que la Mission logiciels libres soutienne les acteurs économiques français et européens de cet écosystème, notamment via une meilleure prise en compte dans la commande publique du critère de transparence des codes sources. » Il s’agit là d’un élément relativement nouveau. Cette Mission logiciels libres ne s’inscrirait donc pas simplement dans une démarche de partage des codes sources ou de diffusion des bonnes pratiques. Prenant en compte la nécessité d’un soutien aux entreprises du logiciel libre, elle supposerait une attitude proactive vis-à-vis des acteurs de notre filière pour qu’ils participent efficacement aux marchés publics.

Une question récurrente se pose à propos des marchés publics : comment contractualiser ? Les marchés de support passés ces dernières années suffiront-ils à pérenniser des PME ou des très petites entreprises (TPE), éditrices de logiciels libres, ou participant activement à la création de logiciels libres ? En général, les marchés de support sont passés avec des intégrateurs, à la taille proportionnelle à celle du marché concerné. Nous estimons impératif qu’une partie de la valeur générée par ces marchés de support revienne directement aux spécialistes, c’est-à-dire à ceux qui produisent et maintiennent les logiciels et apparaissent comme les mieux à même de répondre aux questions, et de résoudre les éventuels problèmes, des administrations qui les utilisent.

Le rapport présenté par M. Éric Bothorel relevait les difficultés posées par le code des marchés publics, compte tenu des spécificités du logiciel libre. Je ne dresserai pas aujourd’hui la liste de tous les problèmes de la filière. Il me paraît toutefois important que les PME, les TPE et les intégrateurs concernés se réunissent pour en discuter avec les directions des achats des différents ministères, de manière à obtenir un panorama complet des problèmes juridiques liés, soit au code des marchés publics, soit à son application actuelle. Il conviendra dès lors de mettre en place des solutions passant par la révision de ce code ou son contournement.

La question subsiste des moyens par lesquels inciter l’administration à privilégier les logiciels libres, de manière à garantir le développement de la filière. Les débats sur ce point durent depuis vingt ans. La proposition de loi du sénateur Pierre Laffitte, que j’évoquais tout à l’heure, en atteste. Une directive du ministère de la défense a, dès 2006, formalisé la notion de préférence. « On doit s’efforcer, avant toute acquisition, ou tout développement, d’identifier les solutions alternatives en logiciels libres disponibles, de fonctionnalité équivalente ou voisine. À coût global et risque et efficacité opérationnelle comparables, le logiciel libre est privilégié. » L’idée que, toutes choses étant égales par ailleurs, il vaut mieux opter pour du logiciel libre constitue à nos yeux une première étape, qui devrait pouvoir se généraliser, peut-être pas sous forme de loi mais au moins de directive. Si une telle mesure ne donnait pas les résultats escomptés, nous pourrions bien sûr recourir à des moyens plus contraignants.

M. Benoît Thieulin, dans un rapport du Conseil économique social environnemental de 2009, évoquait la possibilité d’imposer des quotas relatifs, soit aux logiciels libres, soit aux PME innovantes européennes ou, mieux encore, aux uns et aux autres. De tels quotas permettraient de contrecarrer l’influence des grands acteurs à tendance monopolistique, le plus souvent étrangers. Il a régulièrement été question d’un small business act européen. Véritable serpent de mer, le sujet revient sur le devant de la scène depuis des années.

Le développement de la filière du logiciel libre passera aussi par un changement de mentalité. Notre filière est souvent dénigrée, voire laissée de côté, dans les opérations de promotion des acteurs du numérique français. Le logiciel libre est quasiment absent de la communication autour de la French Tech, alors qu’il figure parmi les principales réussites de l’industrie informatique française. La filière française du logiciel libre, rapportée à la taille du marché français, reste sans doute celle qui s’en sort le mieux au monde. Nous pouvons en être fiers.

Certaines idées reçues assimilent le logiciel libre à un logiciel au rabais. Au contraire, il se situe au cœur de toutes les innovations du numérique. À la différence de ce que beaucoup pensent, 57 % des entreprises utilisent au moins un modèle éditeur et pas uniquement de service. Elles associent d’ailleurs souvent les deux. Sans doute un travail d’éducation reste-t-il par ailleurs à fournir, autant dans l’enseignement primaire ou secondaire que supérieur, de manière à inclure les concepts du logiciel libre dans les savoirs fondamentaux.

Deux opportunités se présentent selon moi à notre filière. La première viendra de la présidence française de l’Union européenne l’an prochain. Il est souvent question de collaboration européenne. La Commission européenne, l’Allemagne et d’autres pays encore ont lancé des initiatives fort intéressantes relatives au logiciel libre. Il me paraît essentiel de les coordonner et de les porter à un niveau supérieur en prenant en compte les aspects industriels trop peu présents dans les communications de la Commission. Une seconde opportunité surgirait si le Parlement s’emparait de la question en consacrant par exemple une mission à la souveraineté et au logiciel libre.

M. Philippe Latombe, président et rapporteur. Quel bilan dressez-vous de l’utilisation du logiciel libre au sein de l’administration ? Identifiez-vous des ministères ou des pans de l’administration où la culture du logiciel libre ne serait pas du tout implantée, et d’autres où elle serait au contraire bien enracinée ? Une idée répandue prête à l’administration un fonctionnement « en silos ». Estimez-vous nécessaires des transferts de bonnes pratiques d’une administration à l’autre ? Qu’en est-il dans les collectivités territoriales ?

M. Stéfane Fermigier Je ne dispose pas d’informations précises. Malgré tout, nous avons constaté des niveaux de maturité variables selon les administrations. Tout dépend des circonstances. Il suffit parfois d’un directeur des services informatiques (DSI) enthousiaste pour qu’une attitude proactive s’impose. Je soulignais tout à l’heure que seule une partie des questions aux ministres de Mme la députée Isabelle Attard, en 2014, avait reçu des réponses. Je ne m’en rappelle plus suffisamment pour en donner un compte rendu synthétique. Par ailleurs, beaucoup d’eau a depuis coulé sous les ponts.

Aujourd’hui, le constat s’impose que des ministères jusque-là fortement impliqués dans l’utilisation du logiciel libre semblent s’orienter vers d’autres solutions. Malgré la volonté de mettre en avant la notion de souveraineté, peut-être de manière trop abstraite, de plus en plus d’acteurs se tournent vers des fournisseurs de cloud américains. Les contraintes qui en découlent risquent de contrecarrer à terme l’expansion des éditeurs de logiciels libres, mais aussi de l’industrie européenne du cloud. Les annonces récentes du gouvernement tendront plutôt à renforcer l’offre américaine, puisqu’elles supposent l’utilisation d’une technologie américaine, certes conjointement exploitée par des sociétés françaises.

Imposer des certifications à ces fournisseurs, comme le label SecNumCloud, risque, si les critères de sélection retenus s’avèrent trop exigeants, de menacer la survie des PME et TPE dépendantes de la commande publique. Notre étude révèle que 80 % de nos sociétés comptent parmi leurs clients des émanations du secteur public, même si ce pourcentage ne correspond pas à la part de leur chiffre d’affaires due à la commande publique. La plupart des sociétés de notre filière souhaitent acquérir de plus en plus de clients relevant de l’administration. Il ne faudrait donc pas imposer à ces entreprises des barrières, par méconnaissance de notre écosystème ou de notre offre, ou en raison d’une croyance en la supériorité des technologies américaines.

La mission d’animation et le transfert de bonnes pratiques qui incombent désormais à la Mission logiciels libres se réalisaient auparavant de manière plus informelle. Il faut que les acteurs les plus engagés dans l’utilisation du logiciel libre, autrement dit les premiers de cordée, par le partage de leur expérience, convainquent les responsables informatiques encore réticents de suivre leur exemple.

Notre étude portait en partie sur les collectivités territoriales. Nous avons tenté de mettre en évidence des disparités régionales. La place prépondérante de l’Île-de-France, liée au nombre de sociétés de notre filière qui y sont implantées, reflète somme toute la prépondérance économique de cette région dans la quasi-totalité des secteurs.

Toutes les régions ne semblent pas également sensibilisées à la question. Toutes ne soutiennent pas notre filière au même degré. À vrai dire, une seule région, la Nouvelle Aquitaine, très en avance, mène depuis vingt ans une politique active en faveur du logiciel libre, par le soutien de certaines initiatives. Depuis quelques mois, elle suit un plan de développement de la filière numérique prenant pleinement en compte le numérique ouvert ainsi que les aspects éthiques du numérique, dont nous-mêmes nous préoccupons beaucoup.

Dans notre rapport figure le témoignage de M. Nicolas Vivant, directeur de la stratégie et de la culture numérique de la ville d’Échirolles, ancien directeur des systèmes d’information (DSI) de la commune de Fontaine. Il compte à son actif un certain nombre de réussites. Ainsi, la municipalité dont il s’occupait a économisé 100 000 euros par an sur les licences propriétaires par le passage à Linux de 60 % des postes de travail. « Plus rapide, plus stable, plus esthétique et plus sécurisé, ce système d’exploitation revient moins cher que l’équivalent propriétaire », a déclaré M. Nicolas Vivant. Des professionnels qui s’engagent à faire profiter de leurs services des agents du service public, voire de simples citoyens, aboutissent à des résultats spectaculaires.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Dans quels délais attendez-vous des résultats concrets de la Mission logiciels libres annoncée par la circulaire du Premier ministre, M. Jean Castex ? À partir de quand conclurez-vous à son échec en l’absence de mesures visibles ? À quels indices jugerez-vous de son efficacité ?

M. Stéfane Fermigier S’il est possible d’évaluer cette mission dans le périmètre qui lui a été imparti, il n’est par ailleurs pas interdit de s’interroger sur la pertinence de ce périmètre particulièrement restreint. La question de sa réussite se pose par rapport aux moyens, malheureusement réduits, dont elle dispose.

Je la vois engagée vers un objectif à long terme, celui de transformer de l’intérieur les mentalités, de généraliser les bonnes pratiques, de réaliser des catalogues de code sources promus par l’État, et de participer à la création de catalogues de solutions open source susceptibles d’être utilisés par l’administration, en lien avec la Mission LABEL, qui a récemment publié un catalogue de solutions numériques.

Je ne sais laquelle de ces tâches prime sur telle ou telle autre, mais à l’évidence, ce qui relève de l’animation interne par le partage ou la republication de codes sources n’exercera aucun impact immédiat sur notre filière. À moyen terme, il me semble important de promouvoir, en interne, la culture du logiciel libre et de la collaboration. J’ignore quels indicateurs de réussite ont été définis pour cette mission. La réalisation de catalogues ou d’annuaires, ou la participation, aux discussions animées par cette mission, d’un nombre conséquent de personnes pourront sans doute permettre d’en évaluer le succès. En l’absence d’outils adéquats, il semblerait hasardeux d’établir une corrélation directe entre l’activité de cette mission et, par exemple, le pourcentage de marchés publics impliquant du logiciel libre.

Je préconise, pour cette raison, la création d’un outil de comptabilisation des sommes versées, dans la commande publique, aux géants du numérique plutôt qu’aux acteurs européens du logiciel libre.

M. Philippe Latombe, rapporteur. La semaine dernière, les responsables de Microsoft, auditionnés par notre mission, ont présenté leur entreprise comme l’une des plus engagées au monde en faveur du logiciel libre. Qu’est-ce que de tels propos vous inspirent ?

M. Stéfane Fermigier. Même s’ils prêtent à sourire, vous soulevez là une question tout à fait sérieuse. Ceux qui se rappellent les grands débats avec les représentants de Microsoft à la fin des années 1990 et au début des années 2000 peuvent se réjouir d’un tel revirement.

Microsoft a changé de position en devenant indubitablement un contributeur notable à l’open source et un grand utilisateur de logiciels libres. Microsoft a intégré à sa stratégie de nombreux aspects du développement collaboratif propre au logiciel libre. La société finance même des manifestations de promotion du logiciel libre.

Google aussi se compte parmi les grands producteurs de logiciels libres. Un certain nombre de technologies utilisées dans le cloud dérivent d’innovations ayant vu le jour au sein de Google.

Néanmoins, nous ne saurions considérer Microsoft comme une société méritant une place de choix dans une politique de cloud souverain. Google ou Microsoft, quoique les plus engagés en faveur du logiciel libre parmi les géants américains du numérique, ont trouvé le moyen de déplacer le contrôle hors du code source. Dans le cloud, il est tout à fait possible de rendre les utilisateurs prisonniers d’un écosystème, tant au niveau des infrastructures que des plateformes, tout en diffusant par ailleurs du code source.

Notre filière ne s’oppose plus de manière frontale à Microsoft. Nous sommes nombreux à accepter les contributions de cette société au logiciel libre. Toutefois, les clouds de Google, de Microsoft ou d’Amazon nous semblent poser de nombreux problèmes, autant à notre propre écosystème que du point de vue de la souveraineté numérique européenne.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Si l’on considère les smartphones comme des sortes d’ordinateurs, où en est aujourd’hui la création d’un système d’exploitation libre ? Nous avons constaté les difficultés de sociétés chinoises telles que Huawei par rapport à Android. Nous connaissons les critiques adressées à iOS, le système d’exploitation d’Apple, empêchant par exemple l’utilisation d’antennes MFC (magnetic flux channel). Des projets de systèmes d’exploitation libres sont-ils en passe d’aboutir ?

M. Stéfane Fermigier. Le logiciel libre est omniprésent dans les smartphones. L’iOS est basé en grande partie sur de l’open source. Le cas d’Android apparaît plus ambigu. Une partie d’Android, l’Android open source project (AOSP), est libre. Toutefois, différents mécanismes de certification des matériels, mais aussi la nécessité de pilotes informatiques propriétaires et l’existence d’une version d’Android estampillée Google créent des dynamiques qui s’inscrivent dans le prolongement de la question que vous posiez à propos de Microsoft.

Une société de la taille de Google peut très bien produire de l’open source tout en vendant des systèmes propriétaires en complément. Il en résulte une mainmise sur les services qui complètent le logiciel libre de départ.

Plusieurs initiatives, ces dernières années, ont visé la création d’un Android allégé des applications propriétaires de Google, ce qui suppose de modifier le code source d’Android dans l’optique d’éviter toute dépendance vis-à-vis de services proposés par Google, tels que l’authentification, la messagerie électronique Gmail, et tout ce qui relève de l’agenda et des photos. L’utilisateur d’un smartphone s’attend à ce que ces services en fassent partie, alors que son appareil n’est en réalité qu’un terminal grâce auquel il se connecte à des services hébergés dans le cloud.

YesYes, une société française de notre écosystème, vend, depuis deux ou trois ans, un système d’exploitation indépendant de Google tout en intervenant sur le marché du reconditionnement des smartphones usagés. Son modèle économique se base en partie sur la revente de smartphones d’occasion utilisant son système d’exploitation libéré des applications Google. Nous espérons qu’elle pérennisera ses activités et que son approche générera un chiffre d’affaires suffisant.

Une proportion de la population actuelle, de plus en plus réticente à voir ses données personnelles aspirées par l’un ou l’autre des géants du numérique, en revient aux téléphones mobiles à l’ancienne ou feature phones pour échapper aux difficultés liées à la protection de leurs données. Une telle démarche reste néanmoins assez rare, tant la plupart des utilisateurs peinent à se passer des services auxquels ils se sont habitués.

D’autres personnes se tournent vers des solutions alternatives. Pour que celles-ci s’imposent, il faut toutefois qu’un plus grand nombre de citoyens les utilisent. Même si leur notoriété peut s’imposer par le bouche-à-oreille, ces solutions gagneraient à devenir plus connues.

Aujourd’hui, par défaut, les utilisateurs optent pour les géants du numérique, comme ils le faisaient déjà, vingt ans plus tôt, au moment de choisir un navigateur Internet. Microsoft a été condamnée à des amendes significatives par la Commission européenne à cause d’Explorer. À présent, c’est Chrome, le navigateur de Google, qui s’est imposé presque partout. Le contrôle très strict exercé par Apple sur sa plateforme propriétaire d’achat d’applications ne permet pas à ses concurrents d’y proposer les leurs. Il en résulte un nouveau verrouillage du marché qui risque d’exclure, si tel n’est pas déjà le cas, les acteurs indépendants.

Nous espérons que des approches comme celle de YesYes rééquilibreront le marché en proposant une offre alternative au duopole iOS et Android.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Quelle place occupera le logiciel libre dans les nouvelles technologies en plein essor comme l’Intelligence artificielle ou l’informatique quantique ? Ces innovations comportent-elles un risque du recul de l’open source ?

M. Stéfane Fermigier. Je ne le pense pas, bien au contraire. La plus grande part de l’Intelligence artificielle relève actuellement de l’apprentissage automatisé, où le logiciel libre est très présent. Je connais moins le domaine de l’informatique quantique, où les investissements portent de toute façon principalement sur de la recherche quasi fondamentale et moins sur les logiciels. L’open source n’y joue donc pas un grand rôle. Il existe certes des simulateurs de machine quantique open source, mais les enjeux du quantique touchent surtout au matériel.

Scikit-learn, l’une des vidéothèques les plus utilisées au monde en apprentissage automatisé, résulte d’un beau projet de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria). Ce projet comporte une dimension industrielle également, car l’Inria a eu l’intelligence de créer au sein de sa fondation un consortium de grandes entreprises et de start-up utilisant sa vidéothèque à des fins d’apprentissage automatisé.

Google dispose de son propre outil d’apprentissage automatisé et Facebook également. Le logiciel libre n’en reste pas moins omniprésent dans l’Intelligence artificielle, où la plupart des logiciels propriétaires restent basés sur de l’open source.

La question se pose ensuite des modèles. L’apprentissage automatisé s’opère à deux niveaux. Le premier, celui du moteur d’exécution, repose sur du code machine traditionnel, qui requiert des connaissances poussées en mathématiques, en statistiques et en modélisation. Le code informatique correspondant peut être libre ou non.

Au second niveau de l’apprentissage automatisé, le moteur d’exécution utilise des modèles, à savoir des données à partir desquelles se définiront des réponses à des questions. Il en existe bien peu de libres, ce qui se conçoit sans peine. Une entreprise utilisera un moteur pour traiter ses propres données, mais, a priori, ne partagera pas celles-ci, à moins qu’elle n’en décide ainsi. Des dynamiques collaboratives voient le jour dans des industries entières, à partir du moment où plusieurs sociétés décident de partager leurs données pour créer un modèle utile à tous les acteurs du secteur. Bien sûr, rien n’empêche non plus de commercialiser des modèles. Je décris là des phénomènes déjà constatables.

M. Philippe Latombe, rapporteur. J’aimerais évoquer l’article paru hier dans Les Échos, sous le titre « Souveraineté numérique : le cri d’alarme du logiciel libre français ». Que manque-t-il, selon vous, pour que ce cri d’alarme soit entendu et qu’une prise de conscience en résulte ?

M. Stéfane Fermigier. Le titre de cet article, dont je reconnais qu’il est bien trouvé, a été choisi par l’auteur de l’article ou sa rédaction, qui en portent la responsabilité.

Le CNLL n’intervient pas dans le débat public uniquement pour dire que tout va mal. Notre situation comporte de bons côtés. Nous occupons une position dominante en termes de taille de marché, et de capacité technologique et humaine à mettre en œuvre nos innovations, en France, en Allemagne et, progressivement, en Europe. Malgré nos atouts, nous avons parfois l'impression d’être ignorés par la plupart des décideurs politiques. Je reconnais que le ministère de la transformation et de la fonction publique nous a écoutés plutôt attentivement ces derniers mois, notamment dans la mission de M. Éric Bothorel et ses suites, dont la circulaire du Premier ministre, M. Jean Castex.

Néanmoins, des déclarations d’intention ne suffisent pas. Notre filière est manifestement oubliée. Nous notons un tropisme vers les solutions les plus alléchantes, et pas seulement de la part de l’exécutif actuel, alors que tout ce qui brille n’est pas en or. Les présidents de la République et les Premiers ministres aiment se laisser prendre en photo auprès des grands du numérique comme Bill Gates, même si d’autres chefs d’entreprises l’ont éclipsé, depuis, dans les médias.

Dans le même temps, nous laissons Google venir en aide aux entreprises françaises. Des sociétés, tirant leur puissance de leurs moyens financiers conséquents, se livrent à un lobbying intensif. Il suffit de consulter les registres du lobbying à Bruxelles pour s’en rendre compte. La filière de l’open source est habituée à se débrouiller avec des moyens réduits et néanmoins beaucoup d’enthousiasme, dans le respect de valeurs et dans un esprit de collaboration. Nous peinons à faire entendre notre voix.

Il ne m’est pas agréable d’en parler, pourtant il le faudra bien : certains serviteurs de l’État quittent leur poste dans la fonction publique pour un autre dans des entreprises dominant le marché du numérique. Nous sommes en droit de nous interroger sur d’éventuelles distorsions de leur perception du secteur, voire sur l’indépendance de leurs décisions.

Sans aller jusqu’à dénoncer une corruption pure et simple, notre avocat M. Jean-Baptiste Soufron parle à ce propos de corruption des esprits. L’idée semble s’imposer d’une supériorité si manifeste des technologies du cloud en provenance des États-Unis sur celles inventées en Europe, que cela ne vaudrait pas la peine d’évoquer la filière européenne. L’exemple de la French Tech que j’ai évoqué tout à l’heure illustre bien ce travers.

Les contraintes et les difficultés que nous rencontrons, notamment d’ordre administratif en lien avec la passation de marchés publics, ne sont pas forcément perçues comme un véritable problème, alors que les contraintes liées au RGPD et à l’arrêt Schrems II ont incité les pouvoirs publics à concevoir une solution pour que l’administration française utilise la technologie du cloud américaine, en l’occurrence sur des serveurs hébergés en France. Nous observons un traitement selon deux poids, deux mesures. Nous souhaiterions être plus entendus. La Mission logiciels libres et la circulaire du Premier ministre, M. Jean Castex, montrent que nous l’avons été. Seulement, son périmètre nous paraît trop restreint au vu de nos attentes et de nos difficultés.

M. Philippe Latombe, rapporteur. En effet, votre discours n’est pas uniquement négatif et il ne faudrait pas le percevoir ainsi.

M. Stéfane Fermigier. Nous demandons à être valorisés. Peut-être souffrons-nous d’un manque d’amour des décideurs et des pouvoirs publics.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Souhaiteriez-vous aborder un sujet que nous aurions laissé de côté ou revenir sur un point qui vous tient à cœur ?

M. Stéfane Fermigier. Il ne me semble rien avoir omis d’important.

Je voudrais juste rappeler que l’open source se fonde sur des valeurs démocratiques de coopération, de transparence et d’ouverture. La Commission européenne les présente comme compatibles et même en synergie avec celles de l’Union européenne, de sécurité, et de respect des données personnelles. Je pense qu’en travaillant sur ces valeurs à des niveaux politiques mais aussi plus opérationnels, touchant à l’animation de l’administration, aux marchés publics et à la formation, notamment, nous arriverons à jouer de nos atouts dans la reconquête de notre souveraineté numérique.

La séance est levée à treize heures quinze.

 

————

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Réunion du mardi 1er juin à onze heures trente

Présent. – M. Philippe Latombe