Compte rendu

Commission d’enquête relative à l’état
des lieux, la déontologie, les pratiques
et les doctrines de maintien de l’ordre
 
 

 

 Audition de M. Frédéric Péchenard, ancien directeur général de la police nationale 2

 


Jeudi
26 novembre 2020

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 36

SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021

Présidence
de M. Jean-Michel Fauvergue, président


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La séance est ouverte à 10 heures 35.

Présidence de M. Jean-Michel Fauvergue, président.

La Commission d’enquête entend en audition M. Frédéric Péchenard, ancien directeur général de la police nationale.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous accueillons M. Frédéric Péchenard, qui a occupé les fonctions de directeur général de la police nationale (DGPN) de 2007 à 2012, après une carrière de commissaire de police. Il est actuellement conseiller de Paris et vice-président du conseil régional d’Île-de-France, chargé de la sécurité.

Dans quelques instants, je vous donnerai la parole pour une brève intervention liminaire qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses.

L’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Frédéric Péchenard prête serment.)

M. Frédéric Péchenard, ancien directeur général de la police nationale. Pendant trente ans, j’ai été commissaire de police, exerçant essentiellement en police judiciaire. Ensuite, et pendant cinq ans, j’ai été directeur général de la police nationale. Aujourd’hui, je suis préfet en détachement puisque j’ai été élu vice-président de la région Île-de-France, où je suis chargé de la sécurité et de l’aide aux victimes.

En qualité d’élu, conseiller de Paris du 17e arrondissement, j’ai été amené à suivre les manifestations nombreuses des Gilets jaunes. Les manifestations les plus visibles se sont déroulées dans le 8e arrondissement, autour de l’Arc de Triomphe et sur les Champs-Élysées, mais assez rapidement les manifestants refoulés se sont déplacés dans le 17e arrondissement. Aux côtés de Geoffroy Boulard, le maire de cet arrondissement, nous sommes allés soutenir les commerçants et voir ce qu’il se passait. Je suis donc à la fois un ancien policier et un ancien directeur général de la police, et j’ai suivi les manifestations avec un regard extérieur.

La doctrine française de maintien de l’ordre consiste à garantir le respect de deux exigences constitutionnelles d’égale importance : la liberté de manifester et la préservation de l’ordre public. Cette doctrine du maintien de l’ordre, dite à la française, est très exigeante en termes de déontologie et vise à éviter les excès de violence. D’ailleurs, quand j’étais directeur général de la police, les compagnies républicaines de sécurité (CRS) étaient souvent réclamées à l’étranger pour conduire des actions de formation. Le but absolu de la police française est de n’avoir aucun mort, quoi qu’il arrive. À ma connaissance, la dernière personne tuée au cours d’une manifestation est Malik Oussekine, en 1986 ; les policiers qui ont porté les coups ont été condamnés par la cour d’assises.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Depuis que vous avez quitté votre poste de directeur général de la police nationale, comment percevez-vous l’évolution des opérations de maintien de l’ordre ? La violence à l’égard des forces de l’ordre a-t-elle augmenté ? La violence légitime des forces de l’ordre a-t-elle dû s’adapter à celle des manifestants ?

M. Frédéric Péchenard. Incontestablement, la situation a changé. Il y a toujours eu des moments difficiles dans les opérations de maintien de l’ordre, mais personnellement je n’avais jamais observé de choses aussi difficiles, récurrentes, violentes que celles constatées au cours des manifestations parisiennes dans le contexte des Gilets jaunes.

Je suis obligé de remonter à mai 1968 pour me souvenir d’événements comparables. En mai 1968 j’avais onze ans et mon père, parce qu’il estimait que c’était son devoir d’éducateur de me montrer ce que pouvaient être des violences, m’avait emmené voir plusieurs manifestations : j’en ai donc conservé un souvenir précis. Je n’ai pas retrouvé dans ma mémoire d’événement aussi violent jusqu’aux Gilets jaunes. Il y a eu certes des moments difficiles, avec des blessés, des exactions, des agressions des forces de l’ordre et des pillages, mais cela durait peu de temps.

Je me souviens également, lorsque j’étais directeur général de la police, d’affrontements très durs avec les black blocs qui s’étaient déroulés lors du sommet de l’OTAN à Strasbourg en 2009. Un hôtel avait été brûlé et nous avions assisté à des scènes de guérilla urbaine, mais ces affrontements avaient duré deux jours avant de se calmer définitivement. La difficulté avec les manifestations actuelles, et notamment celles des Gilets jaunes, c’est la récurrence dans le temps. Tous les samedis, les scènes se sont reproduites et cela a fatigué les policiers, tant physiquement que nerveusement.

Je ne crois pas qu’il faille modifier la doctrine du maintien de l’ordre dite à la française. Une manifestation, normalement, regroupe des gens qui viennent manifester pacifiquement ; elle est déclarée et encadrée. Lorsque j’étais directeur général, il y avait des services d’ordre efficaces, celui de la CGT notamment, et cela permettait aux policiers de rester à bonne distance. Le premier pilier de la doctrine, c’est la liberté de manifester. Cela implique de protéger le cortège et de gérer tous les à-côtés, comme la circulation automobile. Les forces de l’ordre restent donc en retrait, si possible peu visibles, et il n’y a pas de contact. C’est une des raisons pour lesquelles on emploie les grenades lacrymogènes ou la technique des bonds en avant, parfois appelés des charges. Cela consiste pour les CRS ou les gendarmes mobiles à réaliser une progression rapide de 20 mètres, l’avancée d’une masse d’hommes en noir suffisant à faire reculer les manifestants.

Cependant, lorsque la manifestation revendicative se révèle être une émeute, les choses sont très différentes. Cela est notamment le cas lorsque l’on constate, dès le départ de la manifestation, que certains renversent puis brûlent des voitures et des poubelles, agressent les policiers et cherchent l’affrontement. Nous ne sommes alors plus face à des manifestants, mais à des délinquants. Il ne s’agit plus d’un maintien de l’ordre classique, mais d’un rétablissement de l’ordre et il n’y a pas d’autre possibilité que d’aller au contact et de procéder à des interpellations.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Peut-on considérer que le profil des manifestants a évolué ? Auparavant, on avait affaire à des cortèges syndicaux parfois durs, mais encadrés, comme lors des manifestations de sidérurgistes. Aujourd’hui, les manifestations ont un caractère plus individualiste. On voit apparaître des gens que l’on ne connaît pas, qui ne sont pas encadrés, qui partent dans tous les sens et suivent celui qui crie le plus fort et agit le plus violemment. Les black blocs existent, naturellement, comme auparavant existaient des mouvements anarchistes ou autonomes. Toutefois, cela n’explique pas les violences constatées dans les manifestations récentes. Quel regard portez-vous sur cette évolution des manifestants et de leurs comportements ?

M. Frédéric Péchenard. Il s’agit de distinguer les manifestants des black blocs. Qu’il s’agisse de mouvements autonomes, de casseurs ou de black blocs, il s’agit toujours de militants, généralement liés à la mouvance de l’ultra-gauche, se cachant dans une manifestation pour commettre des exactions, notamment des agressions des forces de l’ordre. Il y a également toujours eu, en marge de ces manifestations, plutôt en fin d’après-midi, des gens venus pour piller en profitant des difficultés ambiantes.

Toutefois, la plupart des manifestants ne posent pas de problème. Selon les informations relatées dans la presse, les Gilets jaunes arrêtés après avoir commis des dégradations ou des actes de délinquance étaient totalement inconnus des services de police. Souvent, ces personnes ne sont plus très jeunes, travaillent, ne font jamais parler d’elles et soudainement, dans la rue, se transforment et commettent des actes graves. La première fois que je me suis rendu sur une manifestation de Gilets jaunes, j’ai été surpris de constater que les affrontements avec les forces de l’ordre étaient survenus très rapidement. Il n’y avait ni pilleurs ni black blocs, mais seulement une foule composée de gens comme vous et moi, très remontée.

Cela est vraisemblablement dû à un manque d’encadrement ou à un encadrement qui fait volontairement monter la pression. J’ai le souvenir de manifestations où le service d’ordre de la CGT était vraiment en lien avec les forces de police déployées sur le terrain : il était possible de travailler en complémentarité et les choses se passaient parfaitement bien. Je crois donc qu’il faut se pencher sur ce point et améliorer les services d’ordre des manifestations.

Mme Constance Le Grip. Le nouveau schéma national de maintien de l’ordre (SNMO) introduit plusieurs changements relatifs aux techniques de désencerclement et à l’emploi de grenades explosives. Qu’en pensez-vous ?

Quel regard portez-vous sur l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) ? Que pensez-vous de son fonctionnement actuel ? Avez-vous des observations et des propositions à faire ?

M. Frédéric Péchenard. L’inspection générale a été récemment mise en cause, certains demandant même son remplacement par une autorité administrative indépendante. De nombreux autres corps de métier disposent d’une inspection interne et cela ne pose aucun problème. Ces corps de métier refuseraient d’ailleurs une inspection interne qui ne soit pas majoritairement composée de personnes représentant leur corporation, comme c’est le cas pour l’Ordre des médecins ou le Conseil supérieur de magistrature.

L’IGPN a une double casquette. La première est administrative. L’IGPN est placée sous l’autorité du directeur général de la police nationale. En dehors du côté répressif administratif, l’IGPN réalise beaucoup d’audits et d’enquêtes à la demande du directeur général de la police nationale. Cela permet d’avoir une idée de ce qu’il se passe et d’améliorer les choses. De nombreuses informations remontent par l’IGPN. Cette inspection générale doit donc impérativement rester sous les ordres du directeur général de la police nationale, car il en a besoin pour exercer son métier.

L’autre casquette est judiciaire. L’Inspection générale de la police nationale est composée de cabinets d’audit, mais aussi de cabinets d’enquête où sont affectés des officiers de police judiciaire. Ceux-ci sont, rappelons-le, directement placés sous les ordres des magistrats soit du parquet en cas d’enquête préliminaire ou de flagrance, soit de juges d’instruction en cas d’ouverture d’une information. À ce moment-là, l’inspection générale ne dépend plus du directeur général de la police ou du ministre de l’Intérieur puisqu’elle est placée sous l’autorité des magistrats. Comme partout ailleurs, quand des magistrats donnent des instructions aux officiers de police judiciaire, ceux-ci les exécutent.

L’IGPN travaille sous l’autorité de la justice, de magistrats indépendants, en tout cas pour les juges d’instruction, et je ne pense pas qu’il existe d’autorité plus indépendante que celle de la justice dans notre pays. Il faut continuer à faire confiance à l’Inspection générale de la police nationale, sous l’autorité des magistrats, pour sanctionner, si besoin, les policiers.

Les conseils de discipline de la police sanctionnent beaucoup. Il y a en France 5 millions de fonctionnaires et 150 000 policiers. Chaque année, la moitié des sanctions administratives de la fonction publique concerne les policiers. Quand j’étais directeur général, on révoquait une centaine de policiers par an. On ne peut donc pas dire que la police protège ses brebis galeuses, bien au contraire. Les policiers conduits à passer devant un conseil de discipline ne le trouvent jamais trop mou ou agréable. L’IGPN est un outil indispensable et il faut conserver les choses en l’état.

Concernant le nouveau schéma national de maintien de l’ordre, nous avons des unités spécialisées dans ce domaine, dont le travail, la réflexion et l’entraînement sont tournés vers le maintien de l’ordre. Or, ces unités ne sont pas systématiquement employées, en tout cas pas en première ligne. Cela peut paraître curieux, mais les CRS et les gendarmes mobiles ont l’habitude de subir pendant de nombreuses heures des insultes, des coups, des lancers de boulons : ils y sont entraînés. C’est un métier très difficile. Ils sont préparés à agir systématiquement en groupes, en unités constituées, et cela permet d’avancer doucement, de reprendre possession du terrain progressivement, sans donner une impression de flou dans leurs déplacements.

A contrario, certaines équipes comme les brigades anti-criminalité (BAC) peuvent être engagées sur des opérations de maintien de l’ordre. Ce n’est pas une hérésie : ces personnes sont des volontaires formées et elles disposent d’une habilitation. Toutefois, leur métier de base n’est pas le maintien de l’ordre, mais l’interpellation en flagrant délit. Les gens des BAC ont l’habitude de travailler en groupe de trois ou quatre personnes, dans un voire deux véhicules, et ils procèdent à des interpellations. Ce n’est pas le même métier. Sur certaines manifestations, les BAC ont été employées systématiquement en première ligne et c’est une erreur tactique. Leur rôle pendant les manifestations devrait être de suivre puis d’interpeller les personnes situées à l’intérieur du cortège et qui commettent des exactions ou des vols.

Je recommande donc un emploi plus important en première ligne des unités de maintien de l’ordre. Elles ne sont pas aussi statiques qu’on le dit. Il existe ainsi, dans chaque compagnie républicaine de sécurité, une section spécialisée dans l’intervention. Certains CRS peuvent bloquer un passage ou protéger un immeuble public en tenant la position quoi qu’il arrive, tandis que d’autres CRS sont chargés d’interpeller, avec des techniques efficaces, au besoin en se déplaçant.

En ce qui concerne les armes, les policiers doivent en détenir pour se défendre. Ils exercent un métier très difficile et doivent rétablir l’ordre. Ils ont donc besoin d’être protégés et de pouvoir se défendre. Il est normal que les policiers disposent d’armes dites intermédiaires. Rappelons que les policiers, comme les gendarmes, sont tous porteurs, y compris en maintien de l’ordre, d’une arme à feu. C’est une arme létale qu’on emploie fort heureusement rarement. Il faut toutefois s’assurer que les policiers bénéficient  de protections et d’armes intermédiaires.

Il ne faut toutefois pas hésiter à se poser des questions sur ce sujet. Les armes de défense intermédiaires doivent être certes efficaces, mais elles ne doivent pas causer de dommages irréversibles ou gravissimes. Ce point est important, notamment pour faciliter l’acceptabilité de l’intervention de la police par le plus grand nombre. Si l’on peut comprendre qu’une personne soit arrêtée, placée en garde à vue et condamnée parce qu’elle a été surprise en train de casser, de mettre le feu ou de jeter des boulons, personne ne peut en revanche admettre qu’un œil soit crevé au cours d’une manifestation. Les responsables politiques et les policiers doivent se pencher sur l’existence de ces armes intermédiaires et faire une balance précise entre l’efficacité nécessaire de ces armes et leur dangerosité. Certaines choses ne sont pas acceptables et il faut donc savoir faire évoluer l’équipement des policiers.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Quel est votre positionnement sur le lanceur de balles de défense (LBD) ? Les blessures graves que vous évoquiez sont intolérables et sont essentiellement liées à l’utilisation de cette arme intermédiaire. Faut-il supprimer les LBD, ou les maintenir, ou les mettre uniquement à disposition des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre telles les CRS, les gendarmes mobiles et les compagnies d’intervention ?

M. Frédéric Péchenard. Le flash-ball est une arme nécessaire. Jusqu’à une date récente, il était peu employé en maintien de l’ordre. Cette arme équipait plutôt les brigades anti-criminalité. En effet, lorsque vous êtes trois, dans un quartier sensible, la nuit, à interpeller et que vous êtes pris à partie par une quarantaine de personnes, vous n’avez pas beaucoup d’autres moyens de maintenir les gens à distance que le flash-ball, qui était une version un peu courte du lanceur de balles de défense et avait comme inconvénient principal d’être très imprécis.

Le lanceur de balles de défense est une arme du même type. Il est certes plus précis, mais ce n’est pas un fusil de tireur d’élite ! Cette arme me semble indispensable dans les émeutes urbaines ou pour les brigades anti-criminalité. Toutefois, elle est moins intéressante en maintien de l’ordre. Sur toute la période des Gilets jaunes, la quasi-totalité des tirs de LBD n’a été le fait ni des gendarmes mobiles ni des CRS. Cette arme intermédiaire est en effet peu utile dans un contexte de maintien de l’ordre classique où les gens doivent être gardés à distance. Normalement, les grenades de désencerclement ou les gaz lacrymogènes suffisent.

En revanche, l’utilisation du LBD pour maintenir les gens à distance n’est pas judicieuse. En effet, lorsque l’on quitte le maintien de l’ordre pour entrer dans le rétablissement de l’ordre, la doctrine est d’aller au contact. À ce moment-là, il faut interpeller les gens. C’est un moment difficile, un acte de violence légitime, et il peut y avoir des blessés sous l’œil souvent malveillant de caméras. Le lanceur de balles de défense ne paraît pas être une arme intermédiaire absolument indispensable.

C’est un sujet irrationnel. Nous avons en France une police et une gendarmerie formidables, exceptionnelles, avec un très haut niveau de recrutement, de formation et de déontologie. Certains ont fait des comparaisons avec des polices étrangères, notamment avec les polices américaines. Je me suis tout de suite inscrit en faux. Les Américains ont 15 000 forces de police distinctes, certaines très bonnes, d’autres très faibles. Nos systèmes ne sont pas comparables. Nous avons, en France, deux forces de sécurité intérieure, très hiérarchisées, centralisées, contrôlées, entraînées et il y a tout lieu d’en être satisfait.

Je suis incapable de vous dire combien de personnes ont été blessées dans les manifestations. Si notre seule source de renseignements est un blog tenu par un militant de l’ultra-gauche, j’ai un doute sur l’exactitude des informations ! Sur un sujet aussi délicat, nous ne pouvons pas nous laisser déborder par l’émotion. Il faut avoir des données précises et fiables. Il y aurait intérêt à faire quelque chose d’exhaustif pour savoir qui a été blessé, dans quelles conditions, connaître la gravité des blessures et réfléchir calmement à des solutions pour améliorer les choses. C’est le but de votre commission d’enquête. Si cette arme se révèle être trop dangereuse, il faut la changer ou la remplacer. Il faut peut-être qu’elle soit plus précise, moins puissante et envisager d’autres armes intermédiaires dont il faudrait durcir l’utilisation.

Nous sommes tous très frappés par les images diffusées à la télévision et sur les réseaux sociaux. Selon la provenance de ces images, on voit des malheureux au sol en train de se faire frapper par des policiers et sur d’autres, au contraire, des policiers systématiquement obligés de reculer, avec un nombre important de blessés. Je pense qu’il faut donner à la police les moyens de montrer les enregistrements. Dans Paris, les enregistrements sont systématiques par des caméras de vidéoprotection, les policiers ont des caméras individuelles et les forces mobiles disposent d’un caméscope par unité.

Pour des raisons essentiellement juridiques, la police ne se sert pas d’images vidéo. Or, cela permet de savoir ce qu’il s’est passé et de restituer les faits dans leur contexte. Souvenez-vous de cette femme de 50 ou 60 ans, en blouse blanche, lors d’une manifestation d’infirmières. Elle s’était soudainement retrouvée entourée par plusieurs policiers avant d’être interpellée. Lors de la diffusion de ces images, de nombreuses personnes s’étaient demandé s’il était utile d’avoir cinq policiers pour interpeller de manière violente cette pauvre infirmière. Or, quand on regarde les images, on voit bien que la présence des cinq policiers permet d’éviter une interpellation violente. Seul le surnombre permet de faire des interpellations sans violence. Peu de temps après, les images filmées avant l’interpellation ont été diffusées : on y voyait cette femme insulter les policiers, leur cracher dessus, leur faire des doigts d’honneur et leur envoyer des projectiles. En visualisant toute la séquence, on comprenait que son interpellation était parfaitement légitime.

Il faut donc toujours se méfier des petits bouts de vidéos de quelques secondes. Ils ne permettent pas de savoir ce qu’il s’est passé avant et après, et conduisent à se laisser déborder par l’émotion ou manipuler par les ennemis de notre police ou de notre système. L’information tronquée et parcellaire est sans doute l’élément le plus grave : soudain une image est montée en épingle et conduit à l’hypothèse des violences policières. Or ce n’est pas vrai : la police et la gendarmerie françaises ne sont pas des forces de sécurité violentes.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Du temps, pas si lointain, où vous étiez commissaire puis directeur de la police, certaines manifestations étaient violentes et l’ordre était maintenu ou rétabli sans utilisation de LBD. Puisque l’on a pu se passer de cette arme pendant si longtemps, est-elle vraiment nécessaire ?

Le souci de notre commission est d’améliorer les choses en formulant des propositions. Comment les Français peuvent-ils être solidaires des policiers lors d’un attentat, et adopter un comportement totalement différent au lendemain d’une série de manifestations ? C’est la question que nous nous posons et la raison pour laquelle cette commission a été constituée. Tous les Français n’ont pas formulé de critiques à l’encontre des forces de l’ordre, mais l’image de la police s’est dégradée. Cela tient souvent à des comportements individuels, sanctionnés par l’IGPN ou les tribunaux. Toutefois, ce n’est pas la sanction qui est importante, c’est l’acte. Les violences policières sont marginales, mais nous devons tout mettre en œuvre pour éviter de surajouter du trouble et permettre aux Français d’apprécier la police et la gendarmerie, qui sont nécessaires à l’ordre public et donc à la liberté.

Étant préfet de formation, élu et citoyen, quel est votre sentiment sur ce qu’il se passe dans notre société aujourd’hui, sur la défiance à l’égard des forces de l’ordre ? Doit-on craindre un bouleversement compte tenu de l’évolution de notre société vers plus d’individualisme et moins de respect de l’ordre social ? J’aimerais connaître votre sentiment sur la relation entre les forces de l’ordre et la société.

M. Frédéric Péchenard. Depuis mon entrée dans la police, en 1981, j’ai suivi les sondages annuels destinés à évaluer la confiance des Français dans leur police. Le dernier a été réalisé il y a quelques semaines seulement. Depuis toutes ces années, le pourcentage de satisfaction, de reconnaissance, de confiance à l’égard de la police et de la gendarmerie oscille entre 75 % et 88 %. Seule l’armée bénéficie d’un pourcentage supérieur. Les Français ont donc plus confiance dans la police que dans n’importe quel autre corps de métier, à l’exception des militaires. Seul un petit nombre de personnes déteste la police et la majorité des Français soutient la police et la gendarmerie.

J’ai été très frappé par plusieurs slogans aussi désagréables qu’absurdes. Je pense à « tout le monde déteste la police » mais aussi à celui entendu en mai 1968 : « CRS SS ». Lors du mouvement des Gilets jaunes, j’en ai entendu un autre, plus ignoble encore : « Suicidez-vous ! ». La police est un des métiers où l’on observe le plus de suicides, et l’année dernière a été une année noire, marquée par un taux record de suicides. Lorsque j’étais DGPN, j’avais fait réaliser par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) un travail remarquable sur ce sujet. La police n’est pas l’exact reflet d’une société – il y a plus d’hommes que de femmes, moins de jeunes, moins de personnes âgées, etc. – mais il avait été constaté que l’on se suicidait davantage dans la police que dans le reste de la population. Cela veut bien dire qu’être policier est un métier difficile. Entendre des manifestants crier « suicidez-vous ! » m’a donc profondément blessé.

Je vous rappelle que l’emploi de la force par la police est légitime. Quand vous interpellez quelqu’un qui ne se laisse pas faire, vous procédez alors à une interpellation de vive force. Si on vous porte des coups, vous pouvez alors répondre en portant des coups, puis mettre la personne au sol avant de la menotter. Lorsque j’étais jeune commissaire dans des services d’intervention, j’ai passé beaucoup de temps dans la rue et procédé à de nombreuses interpellations. Parfois, ces interpellations se passent très bien, parfois mal, voire très mal. Ce n’est pas de la faute de la police, mais de la personne interpellée. Si celle-ci se laisse faire – ce qui est le minimum que l’on puisse attendre d’un citoyen –, il n’y a pas de violence. En revanche, si la personne se débat et porte des coups aux policiers alors, bien évidemment, il y aura une réaction car force doit rester à la loi.

Dans le 17e arrondissement où j’habite et suis élu, j’ai observé des scènes de guérilla. Je n’avais jamais vu ça : des voitures en flammes rue de Prony, la rue de Courcelles intégralement dévastée. Je regrette que la police n’ait pas été plus vigoureuse pour empêcher cela. Il y a donc le ressenti des manifestants, mais aussi celui de l’immense majorité des gens qui, de leurs fenêtres, voient leurs voitures brûler ou les carreaux être cassés. Malheureusement, selon la vieille expression du dictionnaire des idées reçues, la police a toujours tort.

L’année dernière, j’ai écrit un livre, Lettre à un jeune flic. À cette occasion, j’ai rencontré des jeunes policiers, des jeunes gardiens de la paix, des jeunes officiers, des jeunes commissaires. Je les ai trouvés très bien, tant au niveau intellectuel qu’en matière de respect de la société, de déontologie et d’enthousiasme républicain. Ils sont encore mieux que nous l’étions au même âge.

Je constate une montée de la violence et des tensions. Je crois que nous sommes entrés en France, et ailleurs dans le monde, dans un cycle de violence. Dans une société, il y a des cycles de tranquillité et des cycles de violence. Ma génération a eu la chance, en France, de ne connaître aucune guerre. Mon grand-père a fait la guerre de 1914 puis a été rappelé en 1939. Mon père avait l’âge pour partir à la guerre d’Algérie. Mais aujourd’hui, combien d’élus, de personnes au pouvoir dans les entreprises ont connu une guerre et ces moments extrêmement durs ? Très peu.

J’avais coutume de dire que la France était un pays de moins en moins violent, citant en exemple le nombre des homicides. C’est un item intéressant, car ce sont les faits de violence les plus graves, et il n’y a pas de chiffres noirs à ce sujet. En France, entre 1990 et 2012, soit moins d’un quart de siècle, le nombre d’homicides a diminué de moitié.

Malheureusement, depuis 2014, les choses ont changé. C’est à partir de cette date que les homicides en France ont commencé à réaugmenter d’année en année. Certains l’expliquent par le terrorisme. Moi, je pense que le terrorisme est une manifestation de la violence. De plus, même en ôtant le nombre de morts liés au terrorisme, on constate une augmentation des homicides en France. Il semblerait que ce phénomène touche également d’autres pays, notamment l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Objectivement, depuis 2014, nous sommes entrés dans un cycle où les violences sont plus importantes.

Je vous invite à prendre connaissance du travail remarquable réalisé la Fondation pour l’innovation politique (FONDAPOL). Il retrace quarante ans de terrorisme islamiste de 1979 à 2019. FONDAPOL a étudié tous les attentats terroristes islamistes survenus dans le monde depuis le début de la guerre entre l’Afghanistan et l’URSS, considérée comme la matrice du djihad moderne. Pendant ces quarante années, il y a eu 33 000 attentats. Ils ont causé dans le monde entier 167 000 morts, mais c’est pendant ces six dernières années que les deux tiers des attentats et les trois quarts des morts sont survenus. Soudain, depuis 2014, le terrorisme dans le monde, et particulièrement en France, a augmenté de manière significative. Les actes de terrorisme, dont l’objectif est de nous impressionner, nous ont particulièrement affectés. Lorsque j’étais directeur général de la police, pendant cinq ans, hormis l’affaire Mohammed Merah en 2012, le terrorisme islamiste nous a frappés exclusivement à l’extérieur de nos frontières, notamment en Afrique. Depuis 2014, chaque mois, nous avons été frappés sur notre sol, de manière récurrente et violente.

À ces difficultés se greffent les crises. La crise sanitaire actuelle débouchera probablement sur une crise économique très dure et donc sur une crise sociale vraisemblablement plus forte que celle qui fut à l’origine du mouvement des Gilets jaunes. Les mois à venir ne seront pas faciles. Il y aura également certainement une crise sécuritaire. Bien qu’il faille les prendre avec précaution et avec recul, les chiffres de la police sont mauvais. La libération massive de détenus – 14 000 détenus ont été libérés, soit 20 % des détenus – n’a pas amélioré la situation.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie, monsieur le préfet. Le contenu de votre intervention était intéressant, tant dans l’analyse que dans l’ode à la police, à la gendarmerie et aux forces de sécurité intérieure présentes pour défendre nos valeurs démocratiques.

La séance est levée à 11 heures 30.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Michel Fauvergue, M. Jérôme Lambert, Mme Constance Le Grip, M. Philippe Michel-Kleisbauer