Compte rendu

Commission spéciale
chargée d’examiner
le projet de loi
confortant le respect
des principes de la République

– Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice 2

– Présences en réunion.................................18

 

 

 

 

 

 


Lundi
11 janvier 2021

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 20

session ordinaire de 2020-2021

Présidence de
M. François de Rugy, président


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COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE D’EXAMINER
LE PROJET DE LOI CONFORTANT
LE RESPECT DES PRINCIPES DE LA RÉPUBLIQUE

Lundi 11 janvier 2021

La séance est ouverte à dix heures trente-deux.

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La commission spéciale procède à l’audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice.

M. le président François de Rugy. Chers collègues, nous recevons M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice, auquel je souhaite la bienvenue.

Notre commission spéciale a déjà auditionné plusieurs ministres. Nous souhaitions bien entendu connaître également votre point de vue sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République, monsieur le garde des sceaux, car vous êtes l’un des trois ministres défendant ce texte au nom du Gouvernement.

L’examen du projet de loi intervient dans un contexte particulier, notamment en ce qui concerne la lutte contre la haine en ligne – sujet sur lequel, comme vous le savez, l’Assemblée nationale s’est déjà penchée, et nous comptons bien poursuivre et amplifier le travail. Un réseau social important – Twitter – a décidé de suspendre le compte d’un président en exercice, considérant que ses propos constituaient des incitations à la violence. Cela soulève évidemment beaucoup de questions. Je crois pouvoir dire que notre conception, en France, est un peu différente : nous considérons que les lois – lesquelles s’appuient sur les principes de la République – doivent s’imposer aux sociétés commerciales. Certes, celles-ci ont leurs conditions générales d’utilisation – expression dont il n’a jamais été autant question qu’en ce moment –, mais elles doivent être conformes à la loi. En tout état de cause, ces conditions générales d’utilisation sont des décisions unilatérales, qui ne sauraient faire loi.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Qu’il me soit permis, d’abord, de vous présenter à toutes et à tous mes vœux de bonne et heureuse année.

Je suis ravi d’échanger avec vous sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République. Il s’agit, pour moi comme pour le Gouvernement et le Président de la République, d’un texte essentiel.

C’est un texte de liberté, en ce sens que, de façon presque tautologique, rappeler ce que sont les valeurs de la République, c’est rappeler ce qu’est la liberté.

C’est un texte essentiel car nous devons nous prémunir des dérives séparatistes – d’où qu’elles viennent –, qui menacent la nation et la République.

C’est un texte essentiel car il importe de réaffirmer que tous les Français, d’où qu’ils viennent et quel que soit le Dieu qu’ils prient – ou qu’ils ne prient pas –, font avant tout partie de la communauté nationale.

C’est un texte essentiel, enfin, car il a pour ambition de renforcer les principes qui fondent notre État de droit, afin de lutter efficacement contre toutes les idéologies qui menacent celui-ci.

C’est parce que les enjeux de ce texte sont si importants qu’une commission a été spécialement constituée par votre assemblée pour l’appréhender. Le débat parlementaire revêt une importance particulière du fait de l’objet même du projet de loi, qui touche à ce qui fait le pacte républicain.

Les sujets abordés sont propices au manichéisme, aux excès aussi, parfois, et aux solutions caricaturales dont les populistes raffolent et se repaissent.

Après l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, nous avons souhaité réfléchir à la façon dont nous aurions pu prévenir les comportements qui ont été à l’origine de cet attentat terrible, odieux et qui ne pouvait, évidemment, rester sans réponse.

Le projet de loi vise à réaffirmer l’importance que nous accordons à tous ceux qui servent la République et à sanctionner avec une plus grande efficacité ceux qui en bafouent les valeurs et les principes.

Notre ambition est de limiter drastiquement l’impunité dont pourraient jouir ceux qui pratiquent en permanence l’insulte et la menace. Nous souhaitons que les personnes qui sont des victimes potentielles – parce qu’elles transmettent les valeurs de la République, parce qu’elles exercent tel ou tel métier ou tout simplement parce qu’elles sont d’une origine ou d’une confession déterminées – ne tremblent plus.

C’est d’abord avec l’article 3, destiné à faire évoluer le dispositif relatif au fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions terroristes (FIJAIT), que nous entendons faire respecter les valeurs de la République. Il s’agit de permettre aux services de l’État de vérifier, au moment d’un recrutement ou d’une habilitation, si les personnes concernées ont été condamnées ou mises en examen pour des infractions en lien avec des activités terroristes. Ainsi, il est impératif que les structures accueillant du public, en particulier des jeunes, sécurisent leurs recrutements. L’article élargit le champ d’application du fichier à de nouvelles infractions, dont celle d’apologie d’actes de terrorisme, pour lesquelles il prévoit une inscription automatique.

L’article 4, ensuite, crée le délit de menace séparatiste. Il permettra de renforcer la protection des personnes qui participent à l’exécution d’une mission de service public. Ce nouveau délit sanctionne les menaces, les violences et tout autre acte d’intimidation exercé à l’encontre de ces personnes dans le but de se soustraire aux règles présidant au fonctionnement d’un service public. Cela concerne, par exemple, des parents qui feraient pression sur un professeur en contestant un enseignement qui heurte leurs croyances, ou encore un homme menaçant un médecin et dont l’épouse a exigé, pour des raisons religieuses, d’être auscultée par une personne de même sexe – on pourrait multiplier les exemples. Ce nouveau délit permettra de sanctionner des comportements très variés, dans la mesure où il vise les menaces – même en l’absence de réitération –, les violences et, de façon générale, tout acte d’intimidation.

Le projet de loi a également pour ambition de lutter contre la haine sur internet. On sait la place qu’ont prise les réseaux sociaux dans nos vies. Ils sont bien souvent les nouveaux lieux du lien social, de l’échange, de la culture et de l’information – mais aussi, parfois, de la désinformation, de la haine et du malheur : ils sont à la fois ce qu’il y a de meilleur et de pire, à l’image de la langue selon Ésope.

L’article 18 crée le délit de mise en danger de la vie d’autrui par diffusion d’informations personnelles. L’objectif est bien de réprimer un comportement indépendamment de ses conséquences. Cette disposition est essentielle à l’heure d’internet, qui rend instantanée la diffusion de tous les messages, y compris ceux qui constituent des appels directs à la haine contre une personne dont les éléments d’identification seraient jetés en pâture sur le net. De tels messages peuvent susciter, chez les esprits faibles, le désir d’une violence parfois définitive, qu’il faut à tout prix juguler. Or le droit existant n’appréhende pas de façon satisfaisante ces comportements.

L’article 18 crée une incrimination de portée générale : il protège toute personne étant la cible de tels actes, même si des sanctions renforcées sont prévues lorsque des membres des forces de l’ordre sont plus particulièrement visés.

J’insiste sur le fait que la diffusion d’informations personnelles sur internet ne sera punie qu’à la condition que l’on démontre l’intention manifeste de l’auteur de porter gravement atteinte à la personne visée. Enfin, on pourra appréhender avec ce délit les propos haineux tenus sur les réseaux sociaux qui, sans constituer des provocations directes ou des actes de complicité d’un crime ou d’un délit, poursuivent en réalité les mêmes objectifs.

L’article 19 concerne les sites miroirs. Il reprend certaines dispositions de la proposition de loi de Mme Laetitia Avia, dont je salue l’implication infatigable sur le sujet. L’impact du blocage de sites dédiés à la haine en ligne et à la discrimination est souvent limité par la réapparition rapide de ces sites et de leurs contenus sous d’autres noms. Le texte vise donc à permettre, une fois qu’un site a été bloqué en raison des contenus qu’il publie, de bloquer également tous les autres sites dont les contenus seraient identiques.

L’article 20, quant à lui, est le fruit d’une très large concertation : pendant plusieurs semaines, j’ai reçu au ministère de la justice les professionnels du secteur de la presse – syndicats, patrons de titres, avocats spécialisés dans le droit de la presse. Ces consultations larges ont permis d’aboutir à la rédaction actuelle, qui rend possible la poursuite en comparution immédiate des auteurs de propos incitant à la haine sur internet, en modifiant non pas la loi de 1881 – j’y insiste –, mais le code de procédure pénale.

Je crois profondément que la célérité de la réponse pénale en la matière est cruciale pour casser les spirales mortifères qui peuvent se mettre en place et, comme nous l’avons malheureusement constaté, se révéler dévastatrices. Bien évidemment, nous avons strictement encadré le recours à ces procédures rapides pour que soient préservées les garanties dont bénéficient à juste titre les journalistes grâce à la loi de 1881 : ils ne pourront pas se voir appliquer ce mode de poursuites.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Merci, monsieur le garde des sceaux, pour la gravité des termes qui ont été les vôtres en introduction de votre intervention concernant le sens général du projet de loi. Celui-ci vise à lutter à la fois contre un certain nombre de dérives et de replis communautaires, séparatistes, contre l’islamisme politique et, de façon générale, contre celles et ceux qui contestent les principes de la République. Nous souhaitons réaffirmer ces principes aussi fortement que possible, quel que soit d’ailleurs le groupe auquel nous appartenons, parce qu’ils montrent l’adhésion de la communauté nationale à ce qui constitue le fondement même de ce qui permet aux uns et aux autres de vivre ensemble dans notre pays.

Vous défendrez plus particulièrement cinq articles de ce texte au cours des semaines qui viennent, mais d’autres éléments du projet de loi ont bénéficié de l’expertise du ministère de la justice. En ce qui concerne la justice, le texte comporte trois dispositions majeures, touchant en particulier au FIJAIT et à la judiciarisation des pressions séparatistes exercées sur les agents chargés de l’exécution d’une mission de service public – vous avez évoqué les règles de fonctionnement du service public, que nous souhaitons collectivement protéger.

Je laisserai à mes collègues rapporteurs thématiques le soin de vous interroger sur le détail des dispositions dont ils sont chargés, et me contenterai d’évoquer l’article 18. Un certain nombre de confusions sont faites – en particulier dans la presse, mais pas seulement – entre l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale et l’article 18 du projet de loi confortant les principes de la République. La distinction entre ces deux articles est très nette, mais je souhaiterais que vous alliez plus avant encore dans l’explication, car notre commission spéciale a besoin de clarté sur ce point.

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. Merci, monsieur le garde des sceaux, pour vos propos liminaires et pour votre grande détermination à lutter contre la haine en ligne.

Mes questions porteront en particulier sur l’article 18. Vous l’avez présenté comme une sorte d’hommage à la mémoire de Samuel Paty, assassiné par un terroriste dans des conditions terribles. Au cours des auditions que j’ai menées, de nombreuses associations ont évoqué d’autres situations auxquelles il pourrait permettre de répondre ; je pense notamment à ce que l’on appelle le doxing dans le jargon des réseaux sociaux, pratique qui vise à rechercher et à divulguer sur les réseaux sociaux des informations sur l’identité et la vie privée d’un individu dans le dessein de lui nuire. Cela touche beaucoup de jeunes lesbiennes, gay, bisexuels et trans (LGBT), mais aussi, de manière plus générale, de nombreuses jeunes filles : des informations les concernant sont diffusées dans une intention malveillante, ce qui a pour conséquence qu’elles ont du mal, ensuite, à retourner dans leur collège ou dans leur lycée.

Ces situations entrent-elles bien dans le champ de l’article et, dans cette hypothèse, seriez-vous ouvert à une extension de la circonstance aggravante au fait de viser des mineurs ? Le texte prévoit de protéger particulièrement les personnes exerçant une mission de service public, mais les mineurs sont très vulnérables face à de tels agissements.

Par ailleurs, vous avez parlé d’éléments d’identification « jetés en pâture » sur la toile : est-ce uniquement leur diffusion publique qui est visée ? Cela n’est pas précisé.

L’article 20 permet la comparution immédiate des pourvoyeurs de haine – lesquels ne sont nullement des journalistes –, mais ne vise que l’incitation et la provocation à la haine. Seriez-vous ouvert à ce que la disposition soit élargie aux injures – racistes, antisémites, plus largement à visée discriminatoire – et au négationnisme ?

Mme Nicole Dubré-Chirat, rapporteure thématique. Le Président de la République nous invite à lutter contre les séparatismes et les dérives communautaires pour améliorer le vivre ensemble et se recentrer sur le respect des principes de la République. Ces principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité président à la rédaction du projet de loi, notamment s’agissant des articles 13, 16 et 17 du chapitre III du titre Ier, sur lesquels je voudrais vous poser quelques questions.

Les dispositions concernant la réserve héréditaire ont pour objet d’encadrer la volonté du défunt et de limiter les éventuelles discriminations que celui-ci pourrait instituer entre ses enfants en raison de leur sexe, de leur religion ou de leur ordre de naissance du fait de la loi étrangère dont relève la succession. Cette intention de préserver l’équité entre les héritiers est intéressante mais soulève un certain nombre de questions en raison de la difficulté à rechercher et retrouver les héritiers et à estimer la valeur des biens étrangers et français, sans oublier les risques de blocage des successions, d’allongement des délais et de multiplication des contentieux. Quelles garanties pouvez-vous nous donner sur ces différents aspects ? Pensez‑vous qu’une renégociation des conventions internationales soit nécessaire et envisageable ?

S’agissant de l’article 16, qui interdit aux professionnels de santé d’établir un certificat de virginité, l’intention qui a présidé à sa rédaction est saluée par tous, mais serait-il envisageable de prévoir une gradation des sanctions : contravention avec amende, sanction disciplinaire puis peine d’emprisonnement avec amende ? Par ailleurs, serait-il possible de sanctionner également les demandeurs, à savoir les futurs époux ou leurs familles ? Pourrait-on envisager aussi une obligation de signalement pour les médecins, que ce soit au conseil de l’ordre ou au procureur de la République ? Pour ce faire, le droit existant est-il suffisant ou doit‑il être complété ?

L’article 17 prévoit la possibilité d’organiser des entretiens individuels pour s’assurer du consentement des futurs époux, car chacun doit être libre d’exercer son choix, sans subir de pressions. Le droit permet déjà de sanctionner le fait d’exercer des pressions sur une personne dans cette situation et de prononcer l’annulation du mariage : pensez-vous que les dispositions existantes en la matière sont suffisantes, ou bien doivent-elles être complétées ?

Mme Laurence Vichnievsky, rapporteure thématique. Monsieur le garde des sceaux, vous avez indiqué que ce texte était essentiel pour vous ; il l’est aussi pour mon groupe et, au-delà, pour l’ensemble de nos collègues, quel que soit le groupe où ils siègent, comme l’a rappelé le rapporteur général.

S’agissant de l’article 3 et de l’inscription au FIJAIT de deux nouvelles séries de condamnations, notamment pour faits d’apologie des crimes terroristes et de provocation à commettre des actes de terrorisme, pensez-vous que ceux qui commettent de telles infractions sont moins dangereux que les auteurs des actes de terrorisme eux-mêmes ? Cela peut-il justifier, à votre sens, un régime dérogatoire pour l’inscription au FIJAIT ? C’est en effet ce que prévoit le texte : la durée de l’inscription est moins importante pour ces faits et les obligations qui découlent de cette inscription, par exemple celle de signaler un changement d’adresse ou un départ à l’étranger, sont différentes.

En ce qui concerne l’article 4, le Conseil d’État a évoqué un possible chevauchement entre l’incrimination déjà prévue au dernier alinéa de l’article 433-3 du code pénal et la nouvelle incrimination créée : quel est votre avis sur ce point ?

M. Guillaume Vuilletet. Nous sommes saisis d’un texte dont vous avez rappelé l’importance, monsieur le garde des sceaux, et qui présente plusieurs facettes. Nous avons déjà eu l’occasion, lors de précédentes auditions, de souligner qu’il est de portée générale, dépassant la simple question de l’intégration de l’islam en France, contrairement à ce que d’aucuns prétendent pour nous en faire le procès. Il traite aussi d’internet, qui constitue un fantastique vecteur d’informations, mais qui devrait être également un vecteur démocratique – certes, il l’a été et l’est encore en termes d’apport de connaissances, de partage de l’information et de possibilités de communication, mais il véhicule aussi, malheureusement, de fausses informations – les fake news, dont on a beaucoup parlé –, et la haine, ce qui montre bien, s’il en était besoin, que la régulation est nécessaire. Or, s’agissant de régulation, l’exemple qui vient de nous être donné outre-Atlantique est absolument sidérant : une entreprise privée s’est érigée en gardienne de la démocratie en faisant taire, en censurant un président encore en exercice, fût-ce pour quelques jours. Voilà qui témoigne de la réalité du problème.

Les dispositions que vous nous proposez de mettre en œuvre ont une certaine portée. Je note en passant que d’aucuns, qui, il n’y a pas si longtemps, à propos de l’article 24 d’un autre texte, se plaignaient de ce que l’on touchait à la loi de 1881, nous font maintenant le reproche inverse – mais je suppose que c’est ce qui fait la beauté du débat public... Par ailleurs, je me réjouis que l’Europe ait commencé à bouger : une proposition de règlement a été publiée récemment.

Pourtant, certaines questions restent pendantes. Comment éviter que les dispositions que nous allons peut-être voter ne deviennent des outils de censure permanente et ne conduisent à une autocensure trop forte ? Comment éviter que l’algorithme qui met en avant les fausses informations ne devienne demain un algorithme des algorithmes, supprimant les informations par précaution ? Comment faire en sorte, après l’adoption de ces dispositions, que les moyens humains nécessaires à leur application soient mis en place ? Certes, cela relève non pas du cadre législatif mais de l’application de celui-ci. Quelles exigences pourrions-nous avoir à l’égard des modérateurs ?

Enfin, et même s’il s’agit là d’une question prospective, tout cela sera-t-il efficace et aura-t-il une portée véritable tant qu’on ne mettra pas en cause l’anonymat sur le net, qui permet de dire à peu près tout et n’importe quoi en se réfugiant derrière des pseudonymes et des localisations multiples ?

M. Éric Diard. Monsieur le garde des sceaux, lors de la conférence de presse de présentation du texte, vous aviez déjà expliqué avoir travaillé sur ce projet en réaction à l’ignoble attentat dont a été victime Samuel Paty. C’est notamment le cas de l’article 4, qui aggrave les peines à l’encontre des auteurs de menaces, intimidations et violences à l’encontre des personnes chargées de missions de service public afin d’obtenir un traitement différencié. De fait, Samuel Paty a été décapité pour avoir montré des caricatures de Mahomet au cours d’un débat sur la liberté d’expression.

De même, l’article 18 vise à condamner la mise en danger délibérée d’une personne par la révélation d’informations personnelles, dans le but de porter atteinte à son intégrité physique ou psychique. Or c’est grâce à la révélation sur internet du lieu où enseignait Samuel Paty que le terroriste a pu perpétrer son acte.

S’agissant de la rédaction de l’article 4, les recommandations du Conseil d’État ont été largement suivies, afin de garantir son application dans les meilleures conditions. Toutefois, je m’interroge sur les difficultés que peut poser cet article en matière d’établissement de la preuve, notamment quand la personne faisant l’objet de menaces n’est pas soutenue par son administration. Lundi dernier, par exemple, un professeur lyonnais n’est pas retourné en classe : il a préféré changer de métier après avoir été insulté et menacé par des parents d’élèves mécontents du contenu de ses cours. Sa hiérarchie ne semble pas l’avoir suivi. Cette inertie de certaines administrations pourrait freiner, voire empêcher les actions que le projet de loi souhaite mettre en place. Quels dispositifs vous semble-t-il pertinent de créer pour lutter contre cette tendance, afin d’assurer à tout agent public le respect et la sécurité que sa fonction est censée lui garantir ?

Je relève par ailleurs un manque dans ce texte : les prisons, qui sont pourtant un vecteur de séparatisme. Il n’est qu’à voir, pour s’en convaincre, le nombre de détenus de droit commun qui se radicalisent en prison. Il est anormal que des personnes soient incarcérées pour trafic de drogue ou pour vol et sortent de prison radicalisées, sur le point de commettre des attentats. Quelques membres du personnel de l’administration pénitentiaire – entre quinze et dix-sept – sont même inscrits au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste. Je regrette donc qu’il n’y ait rien dans ce texte concernant les prisons – mais peut‑être est-il prévu de travailler à la question dans un autre projet de loi ?

Enfin, toujours s’agissant des prisons, ne pourrait-on pas aligner le régime des aumôniers qui y officient sur le régime des aumôniers militaires ? Ainsi, c’est le ministère de la justice qui les financerait directement. Certains de nos collègues du groupe La République en Marche, Bruno Questel notamment, évoquent eux aussi cette possibilité.

Mme Isabelle Florennes. Monsieur le ministre, au nom du groupe Mouvement Démocrate (MoDem) et Démocrates apparentés, je vous remercie pour votre implication de premier plan dans ce projet de loi, qui revêt une grande importance pour notre groupe.

Je m’attacherai aux trois articles qui concernent la haine en ligne et les ravages qu’elle produit tous les jours. L’assassinat de Samuel Paty illustre une évidence : il fallait aller plus loin. Nous y avions travaillé avec ma collègue Laetitia Avia mais, manifestement, le cadrage juridique était insuffisant.

L’article 20 a fait l’objet d’une importante concertation – c’est une bonne chose. La comparution immédiate est un bon choix et vous avez trouvé l’encadrement juridique approprié. Toutefois, lors de son audition, le procureur de Paris nous a alertés sur la possible inclusion des injures à caractère raciste, visées à l’article 33 de la loi de 1881. Quelle est votre position ?

En outre, s’agissant de l’article 18, le procureur de Paris a évoqué des contradictions avec le droit existant et une possible atteinte au principe de légalité des délits et des peines, l’article étant extrêmement large, assez flou, ses contours très imprécis et les notions, comme celle de la mise en danger de la vie d’autrui, difficilement applicables par les magistrats. Vous aviez proposé de viser « l’intention manifeste de l’auteur de porter gravement atteinte », mais ce ne sont finalement pas les termes de l’article.

Enfin, toujours selon le procureur, l’incrimination prévue à l’article 18 est très large et nécessite d’être précisée. Outre les contours de la qualification, la définition du champ d’incrimination pose problème, notamment s’agissant de l’atteinte à l’intégrité psychique. Pourriez-vous nous apporter des précisions ?

Mme Cécile Untermaier. Monsieur le garde des sceaux, je vous remercie pour vos bons vœux. À mon tour, je vous souhaite une très bonne année 2021.

Ma première question portera sur la formation des aumôniers. Je ne cesse de le rappeler : l’Observatoire de la laïcité plaide pour une réflexion sur le statut des aumôniers, en particulier en milieu carcéral. Les aumôniers musulmans y sont peu présents, très mal rémunérés et la situation perdure depuis plusieurs années. Le bureau central des cultes du ministère de l’intérieur y réfléchit mais qu’en pense le ministre de la justice ? Ne faudrait-il pas profiter du véhicule législatif que constitue le projet de loi ?

Son article 4 vise à renforcer la protection des agents du service public en amplifiant et en différenciant l’incrimination ; c’est une bonne chose. Mais comment concrétiser cela ? Comment améliorer la réactivité du service public de la justice ? Le dépôt de plainte fait courir un risque à l’agent public : ne pourrait-on s’assurer qu’il implique immédiatement l’ouverture d’une enquête et associer l’employeur, afin que la personne qui dépose plainte soit plus sereine ?

L’article 18 vise à répondre à la tragédie du meurtre de Samuel Paty. Il est intolérable de jeter nos concitoyens en pâture sur la toile. S’il est essentiel de partir des faits, puis de démontrer l’intentionnalité, c’est aussi ce qui fragilise l’efficacité du dispositif car cette dernière est difficile à démontrer. Dans ce cadre, quelles suites seront réservées au dépôt de plainte ?

M. Christophe Euzet. Je vous remercie pour votre propos liminaire. Le groupe Agir ensemble salue l’automaticité de l’inscription des actes de provocation ou d’apologie du terrorisme au FIJAIT et la création d’un délit de séparatisme.

Nous saluons également les dispositions relatives à la lutte contre la haine en ligne et rejoignons les préoccupations exprimées par Guillaume Vuilletet concernant la nécessité de lutter contre toute forme d’anonymat sur internet.

Le deuxième alinéa de l’article 18 prévoit une majoration de peine pour les personnes dépositaires de l’autorité publique : les élus locaux sont-ils concernés ? C’est le cas pour les parlementaires depuis l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation de 2018. Les délais de prescription de l’action publique pour les délits visés à l’article 24 de la loi de 1881 sont, pour certains, de trois mois et, pour d’autres, d’un an. Ne serait-il pas plus cohérent de généraliser la prescription annuelle ?

Seriez-vous favorable à l’extension du système des aumôniers militaires aux milieux pénitentiaire et hospitalier ? En outre, ne faudrait-il pas généraliser et automatiser la formation à la laïcité et aux principes républicains ?

Enfin, le projet de loi prévoit d’interdire l’établissement de certificats de virginité. Ne pourrait-on pas incriminer ceux qui en font la demande au titre du délit de séparatisme ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Je vous prie de bien vouloir m’excuser, je n’ai pas pu vous écouter car j’écoutais le Premier ministre dans le cadre d’une autre réunion.

Quelle est l’appréciation de la chancellerie, et la vôtre naturellement, sur la constitutionnalité du texte, en particulier concernant l’éducation à domicile ? Ces dispositions ne sont pas incompatibles avec le droit européen, mais nous nous interrogeons sur leur conformité au principe de la liberté de l’enseignement, consacré par la Constitution. Nous nous posons la même question concernant la liberté d’organiser son culte.

Concernant la haine en ligne, le Conseil constitutionnel a tranché : une entreprise privée ne peut se voir confier la mission de censurer, en raison des excès que cela pourrait entraîner, y compris en matière d’autocensure. Dans le cadre de l’article 20 du projet de loi, c’est donc l’État qui va devoir mettre en œuvre ce dispositif. Quels moyens humains et financiers les ministères de l’intérieur et de la justice prévoient-ils d’y affecter afin de garantir la réactivité de la réponse ? Y travaillez-vous déjà conjointement, notamment avec l’appui d’outils d’intelligence artificielle, afin de mieux repérer ces contenus ?

L’article 18 du projet de loi remplace-t-il l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale, dite « Fauvergue », ou les deux dispositions s’appliqueront-elles en parallèle ? Vous nous avez indiqué que vous ne touchiez pas à la loi sur la liberté de la presse et que vous cherchiez un équilibre. Cet équilibre implique-t-il des dispositions complémentaires concernant les policiers ?

Pour le contrôle du consentement au mariage, comme pour la lutte contre la haine en ligne, tout est question de moyens... En Seine-Saint-Denis, comme ailleurs, faute de moyens, le parquet a des difficultés à traiter le volume des signalements de potentiels mariages forcés, à poursuivre, ou à prononcer la dissolution du mariage dans les quatre ans qui suivent sa célébration si ce dernier ne correspondait pas à une intention réelle. Je profite de notre débat pour appeler votre attention sur ce point.

Je suis d’accord, le régime des aumôniers de prison doit être aligné sur celui des aumôniers militaires.

En France, j’ai été l’un des premiers à affirmer la nécessité de lutter contre l’anonymat sur les réseaux sociaux, voire de l’interdire. Nous sommes tous des personnes publiques – vous l’étiez même avant d’être garde des sceaux, monsieur le ministre. Il faut rendre l’identification par les diffuseurs simple et obligatoire, sauf pour les journalistes.

Quand vous êtes dans la rue, si quelqu’un vous insulte, vous savez de qui il s’agit ; il a un visage et un nom. Quand vous vous trouvez dans l’univers virtuel, c’est impossible. Nous sommes très nombreux à subir tout et n’importe quoi. Pourtant, il est quasi impossible de mettre en œuvre l’action publique. Il est temps que cela cesse.

M. Charles de Courson. Quelles réponses apportez-vous aux critiques formulées sur l’article 18 par les représentants du barreau auditionnés vendredi dernier ? Ceux-ci soulignent l’extrême difficulté de prouver l’intention d’exposer une personne « ou les membres de sa famille, à un risque immédiat d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique ou psychique, ou aux biens ».

Comment s’articulent l’article 18 du présent projet de loi et l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale votée en première lecture à l’Assemblée nationale ?

Que pensez-vous de la proposition des représentants du barreau visant à remplacer l’article 18 par de nouvelles dispositions qui compléteraient l’article de la loi de 1881 relatif à l’incitation et la provocation par la diffusion d’informations avec exhortation expresse à commettre des crimes et des délits ?

L’article 13 concerne la réserve héréditaire. Vous n’en avez pas parlé, pourtant, je crois que c’est dans votre champ de compétences.

M. le ministre. Nous y avons réfléchi.

M. Charles de Courson. Si nous votons le texte en l’état, ne risque-t-on pas d’assister à une multiplication des contentieux internationaux ?

M. Alexis Corbière. Monsieur le ministre, je vous souhaite une bonne année, ainsi qu’aux collaborateurs de vos services et à tous ceux qui font tourner ce ministère.

Vous avez mis en avant quelques articles pour souligner combien ce texte est essentiel. La cause et le sujet – comment être efficace et empêcher les attentats terroristes ? – sont essentiels, c’est une évidence. Mais le projet de loi renforce-t-il vraiment les moyens alloués à cette cause ?

En quoi l’article 4 du projet de loi modifie-t-il véritablement l’article 433-3 du code pénal ? La nouvelle disposition n’est-elle pas redondante et ne s’apparente-t-elle pas à du « bavardage législatif » ?

À l’article 3, pourquoi écarter la décision des juges concernant l’inscription au FIJAIT, d’autant que les alinéas 6 et 7 du même article prévoient que le juge peut décider de ne pas y inscrire la personne... Pourquoi ne pas laisser cette liberté au juge ?

Plutôt que de mettre en œuvre les dispositions de l’article 5 pour défendre nos fonctionnaires, ne serait-il pas préférable de porter à leur connaissance la protection fonctionnelle, aujourd’hui bien peu activée, même par la hiérarchie ?

Vous estimez que l’article 18 n’a rien à voir avec l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale. Vous allez un peu vite en besogne ! L’article 18 vise la diffusion d’une information qui remettrait en cause « l’intégrité physique et psychique » d’une personne. Le débat reste donc entier puisque la disposition vise notamment quiconque filme avec son téléphone. Comment définir l’atteinte à l’intégrité psychique ? Pour ne prendre qu’un exemple, un fonctionnaire de police pourra parfaitement estimer qu’on remet en cause son intégrité psychique en le filmant. Vous interdisez donc, de fait, à quiconque de le filmer, et vous savez bien que nous venons de vivre ce débat.

Vous estimez que la presse n’est pas concernée : mais dans la mesure où il s’agit de diffuser des informations, ne vise-t-on pas l’activité de journalistes ou de citoyens qui cherchent à informer ? Je ne vois pas en quoi le débat est clarifié...

Peut-être cette question relève-t-elle plus de votre collègue Schiappa mais, désormais, l’élu officier d’état civil devra saisir le procureur s’il a un doute. En l’état actuel du droit, il « pouvait » le saisir. La modification est subtile, mais un élu qui n’aurait pas saisi le procureur ne risque-t-il pas d’être poursuivi si l’on constate ensuite que le mariage était forcé ?

Enfin, plus anecdotique, puisqu’il s’agit de respecter les principes républicains et que vous n’utilisez plus beaucoup le sceau que vous gardez, seriez-vous vexé qu’on ne vous appelle plus « garde des sceaux », dénomination historiquement datée et antérieure à la République, mais simplement « ministre de la justice » ? Ne pourrait-on profiter de ce texte pour utiliser des termes républicains, et non pas ceux forgés par l’Ancien Régime, avec lequel nous avons rompu !

M. le président François de Rugy. Il va aussi falloir changer l’appellation du Palais Bourbon dans ce cas !

Mme Marie-George Buffet. Les objectifs du projet de loi sont essentiels puisqu’il s’agit de préserver les principes de notre République et le pacte républicain. Je les partage, mais encore faut-il que nous travaillions sur le projet de loi lui-même afin qu’il réponde efficacement à ces objectifs.

Comme le rapporteur général et mes collègues, j’aimerais que vous nous apportiez des précisions concernant l’article 18 de ce projet de loi et l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale : quelles sont les différences ? Quel est l’avenir de l’article 24 ?

Le président du Conseil français du culte musulman a insisté sur l’utilisation des réseaux sociaux par des groupes séparatistes. Il est important que la loi permette d’agir et que des entreprises privées ne prennent pas seules des décisions concernant la liberté d’expression.

Je partage l’analyse de certains de nos collègues sur la fragilité de la notion d’« intention de porter atteinte », mais vous allez peut-être nous rassurer. Je m’inquiète moins pour la définition de l’atteinte à l’intégrité psychique. En effet, dans la législation contre les violences faites aux femmes, les violences psychiques sont reconnues.

J’avais le sentiment que notre législation était adaptée concernant les mariages forcés. Dans mon lointain passé de maire-adjoint, il m’est d’ailleurs arrivé d’arrêter la célébration d’un mariage. En quoi le projet de loi renforce-t-il les outils à notre disposition ? Ne faudrait-il pas faire le lien avec la carte de séjour ? Beaucoup de femmes n’osent pas dénoncer leur mariage forcé, car il leur a permis d’obtenir une carte de séjour. J’avais défendu une proposition de loi visant à permettre à ces femmes d’obtenir le renouvellement de leur carte de séjour à la fin de la première année, sans avoir à prouver qu’elles sont encore mariées. C’est peut-être une piste à explorer.

La semaine dernière, j’ai eu l’occasion de visiter le centre de rétention du Mesnil-Amelot. Je tiens à souligner le travail remarquable des personnels de ce centre. Lorsque je les ai interrogés sur la présence d’aumôniers, ils m’ont répondu que ce n’était absolument pas prévu dans ce type de structures, mais que certains étaient présents par le biais du droit de visite, libre. Dans ce contexte, ils ne sont pas contrôlés. Ne faudrait-il pas également regarder de ce côté ?

M. le ministre. Concernant l’article 18 de ce projet et l’article 24 de la proposition de loi Fauvergue, je tiens à dénoncer la conjonction numérologique – et non astrale ! L’article 24 de la proposition de loi Fauvergue vit sa vie législative, si vous me permettez l’expression. Je n’ai donc rien à en dire pour le moment. C’est l’article 24 de la loi de 1881 qui nous intéresse ici, qui réprime notamment la haine en ligne.

Pour compliquer le tout, l’article 18 du projet de loi a malheureusement porté le numéro 25 au cours des différentes rédactions ! La confusion avec l’article 24 de la proposition de loi Fauvergue aurait alors été totale... Ces modifications de numérotation ont été qualifiées par certains journalistes de tours de passe-passe, qui n’ont pas échappé à leur vigilance et à leur sagacité ! Mais je vais y revenir dans le détail, ces deux articles ne sauraient être confondus.

Un autre point a créé l’émoi chez les journalistes : l’article 24 de la proposition de loi Fauvergue modifie la loi de 1881 puisqu’il insère un article 35 quinquies après les articles 35 ter et 35 quater, qui visent à restreindre les libertés des journalistes. Cela explique pourquoi les débats se sont enflammés...

De notre côté, nous avons imaginé les dispositions de l’article 18 à la suite de la bulle mortifère qui s’est formée et du crime affreux commis contre Samuel Paty. Je l’ai notamment évoqué avec Jean-François Ricard, procureur national antiterroriste : comment aurait-on pu intervenir judiciairement plus tôt ? Cet article 18 – pardon de le dire ainsi –, c’est l’article Samuel Paty. Il va bien au-delà de l’article 24 de la proposition de loi Fauvergue puisqu’il envisage de sanctionner des comportements individuels visant à nuire gravement à une personne en dévoilant des informations personnelles la concernant. Cela va bien au-delà de la caricature de l’article 24 – la diffusion d’images de policiers dans les manifestations – relayée par certains observateurs de la vie politique.

La question de la preuve est inséparable de celle de l’efficacité du projet de loi. J’ai entendu ce que le procureur de la République vous a dit, mais c’est le législateur qui fait la loi – ce qui n’interdit pas de recueillir l’avis des professionnels.

Quand le procureur national antiterroriste s’interroge sur le moment où l’on peut judiciariser, il a la réponse que nous lui apportons et c’est le travail d’un procureur de la République que de démontrer qu’une infraction a été commise. Qu’entend-on par « l’intention de nuire » ? Faudra-t-il dire expressément, sur la toile ou ailleurs, qu’on a l’intention de nuire ? Il faudrait être un curieux sot pour ne pas être elliptique dans ses messages. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces messages sont pernicieux et dangereux : ils instillent le poison parce qu’ils sont elliptiques. Le faisceau d’indices et le contexte permettront au procureur de faire son travail.

Certes, le parallèle est caricatural, mais c’est comme si vous me disiez « vous souhaitez réprimer le meurtre, mais n’y allons pas parce qu’il y aura un problème probatoire ». Quand elle est créée, une infraction nouvelle – quelle qu’elle soit – pose la question de la démonstration d’une culpabilité. C’est le travail du procureur de la République. Je pourrai y revenir plus en détail si vous le souhaitez.

L’article 24 de la proposition de loi crée un délit spécial, tandis que l’article 18 du projet de loi institue une incrimination beaucoup plus générale. Cette dernière disposition, qui modifie le code pénal et non la loi de 1881, vise à réprimer la diffusion d’éléments qui vont bien au-delà de la simple identification d’une personne. Voilà l’une des différences principales entre ces textes.

Madame Avia, je suis favorable à vos propositions. On peut réfléchir à l’extension de la circonstance aggravante de l’infraction définie à l’article 18 aux auteurs d’actes commis contre des mineurs ; la procédure doit, en tout état de cause, assurer à ces derniers une protection particulière.

On ne doit pas laisser les injures racistes de côté. Notre philosophie est d’aller chercher les haineux.

Notre législation présente des insuffisances s’agissant des haineux professionnels. Ceux-ci ont pris conscience qu’ils peuvent se lover dans la loi de 1881, protectrice de la presse, qui ne les concerne en rien mais dont ils ont compris le mécanisme. Ce sont les haineux du quotidien. Je ne crois pas à l’exemplarité quand elle concerne les professionnels de la délinquance – comme disait Robert Badinter, quand on commet une infraction, on ne le fait pas avec un code pénal à la main. En revanche, le jour où des gamins qui se permettent n’importe quoi sur les réseaux sociaux seront présentés en comparution immédiate, cela les fera sans doute réfléchir. Beaucoup d’entre eux pensent qu’ils peuvent écrire n’importe quoi, n’importe comment sur les réseaux sociaux, en toute impunité. Quand on en attrape un, aujourd’hui, il bénéficie de la protection de la loi de 1881 et est jugé un an et demi après, ce qui n’a plus aucun sens. La réponse pénale doit être rapide. Le haineux du quotidien doit se faire immédiatement interpeller.

À côté de la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS), qui dépend du ministère de l’intérieur, nous avons créé un pôle consacré à la « haine en ligne », à Paris, qui n’est pas exclusif d’autres mécanismes. La comparution immédiate sera importante symboliquement. Cela n’éradiquera pas la haine en ligne mais contribuera singulièrement à la diminuer. Voilà pourquoi je crois vraiment à cette disposition.

Madame Vichnievsky, s’agissant de l’article 3, les faits concernés par l’incrimination d’apologie d’actes de terrorisme ne présentent pas tous le même degré de gravité. Pour certains d’entre eux, l’application de mesures de sûreté pourrait être jugée excessive par le Conseil constitutionnel. C’est en particulier le cas du délit prévu à l’article 421-2-5 du code pénal, relatif à la provocation et à l’apologie d’actes de terrorisme, pour lesquels le Conseil constitutionnel opère un contrôle de nécessité et de proportionnalité particulièrement exigeant. On sait d’ailleurs quels arguments juridiques ont été développés, puisque François Sureau les a exposés dans un livre magnifique. Le Conseil distingue l’acte proprement dit de ce qui relève du registre de la pensée, même si elle est délétère et nous est insupportable.

L’article 4 vise à renforcer la protection des personnes qui participent à l’exécution d’une mission de service public, en créant une nouvelle infraction : le fait d’user à l’encontre de ces personnes de menaces, de violences ou de commettre tout autre acte d’intimidation dans le but d’obtenir l’adaptation des règles de fonctionnement du service sera sanctionné d’une peine de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Quelle est l’utilité de ce nouveau délit, introduit à l’article 433-3-1 du code pénal, par rapport à celui prévu au dernier alinéa de l’article 433-3 ? Cette dernière disposition vise les dépositaires de l’autorité publique chargés d’une mission de service public et concerne les faits commis dans le but que ces personnes accomplissent ou s’abstiennent d’accomplir un acte relevant de leurs fonctions ou de leurs missions. On cite classiquement l’exemple des menaces envers un décideur public pour l’obtention d’un permis de construire. Le nouvel article 433-3-1 vise, quant à lui, à sanctionner les menaces, violences et intimidations commises dans le but d’obtenir une application différenciée des règles de fonctionnement du service. Ces deux dispositions concernent les mêmes personnes mais ne sanctionnent pas les mêmes comportements. Le projet de loi n’est donc pas redondant : il diffère très nettement du texte que vous évoquez.

Les dispositions concernant l’héritage seront sans doute présentées au Parlement par Marlène Schiappa. Le texte prévoit que les biens situés en France sont soumis à la loi française et ne peuvent comporter aucune discrimination tenant notamment au sexe des héritiers. Cela me paraît une bonne mesure. Quant aux biens soumis à la loi étrangère, on en héritera de la même façon. Cette disposition est essentielle, au-delà du symbole ; elle constitue la traduction de l’égalité des sexes, qui est une valeur importante de la République.

Monsieur Vuilletet, monsieur le président, lorsqu’un ministre d’un pays étranger a menacé de mort notre Président de la République, Twitter n’a pas voulu retirer le contenu litigieux. Voilà une démonstration supplémentaire que c’est à la loi, et non pas à Twitter ou à je ne sais quel GAFAM, de définir des règles et d’en imposer le respect. On peut d’ailleurs se demander, s’agissant du président américain, pourquoi Twitter n’a pas pris cette mesure plus tôt – on pouvait lire, dans la presse de ce week-end, les vingt-cinq plus beaux tweets de M. Trump. Il y a peut-être là une forme d’opportunisme. Il nous appartient, en tout état de cause, de reprendre la main. À cette fin, nous vous suggérons un certain nombre de dispositions. Par ailleurs, des travaux essentiels sont conduits actuellement au niveau européen, que la France soutient, pour que nous reprenions l’initiative. La directive e-commerce, qui a été adoptée à une époque où les réseaux sociaux n’existaient pas, permet aux GAFAM d’échapper à toute responsabilité au regard des contenus publiés. Nous voulons modifier cette législation. Nous avons tous compris à quel point les réseaux sociaux ont pris une part importante dans nos échanges, dans nos vies, dans la façon dont nous concevons nos rapports sociaux.

J’apporterai un petit bémol au sujet de l’anonymat : ce n’est pas parce qu’un contenu émane d’une personne anonyme qu’il est malveillant. Je pense, par exemple, à l’œuvre d’Émile Ajar. J’ai consulté les représentants de la presse pendant trois semaines. Un des patrons de presse m’a avoué qu’il a préféré s’exprimer anonymement sur des questions dermatologiques, car il ne veut pas qu’on sache qu’il a des boutons. Au-delà de l’anecdote, il y a des choses que l’on n’a pas forcément envie de dire. On peut par exemple évoquer son homosexualité sans vouloir que le monde entier connaisse son identité : il faut aussi préserver cela, car c’est une liberté essentielle. Certaines idées ne seraient pas exprimées sans l’anonymat, même si je reconnais que 80 % des propos tenus anonymement ne sont pas très honorables. Pendant la Seconde Guerre mondiale, quelque 11 millions de lettres anonymes ont été rédigées. Cette histoire explique le regard particulier que nous portons sur ce sujet.

Monsieur Diard, nous travaillons, à l’heure où je vous parle, sur la radicalisation, notamment en milieu carcéral.

Madame Buffet, vous m’avez interpellé sur les centres de rétention. Je considère qu’à chaque fois qu’un besoin de spirituel se manifeste, il faut, d’une manière ou d’une autre, y répondre. À défaut, le risque est que la personne cherche à le satisfaire dans la cellule d’à côté, dans la cave, partout où les valeurs de la République peinent à s’exprimer. J’en ai discuté récemment avec les représentants du culte musulman. En même temps, on doit être en mesure de faire des choix et avoir un droit de regard sur les actions engagées.

Nous réfléchissons aux moyens d’améliorer la situation de certains étudiants en théologie, qui peinent à trouver des débouchés professionnels. Le centre de déradicalisation où je me suis rendu au Maroc – dans le cadre d’un déplacement consacré à la question des mineurs non accompagnés – fait appel à des théologiens de très haut niveau pour instiller le doute dans l’esprit de djihadistes, de personnes faisant l’apologie du terrorisme, qui ont un faible niveau théologique. C’est aussi comme cela qu’on peut lutter contre la radicalisation. Nous avons des pistes de réflexion. Nous avons été récemment en contact avec les magistrats antiterroristes du parquet, ainsi qu’avec les juges du siège, au sujet de l’évaluation des dispositifs. La transmission des informations est aussi un sujet majeur. Nous sommes très actifs en la matière.

Madame Florennes, on pourrait en effet mieux définir l’atteinte psychique, à l’article 18.

Madame Untermaier, vous évoquez les difficultés que rencontre parfois l’agent public à déposer plainte. On pourrait envisager que son administration le fasse à sa place.

Monsieur Euzet, vous avez pleinement raison : on doit travailler sur la prescription. L’infraction le plus fortement réprimée, à savoir la provocation – suivie d’effet – à commettre un crime ou un délit, définie à l’article 23 de la loi de 1881, est soumise à une prescription de trois mois. La haine en ligne se voit, quant à elle, appliquer une prescription d’un an. Je ne verrais aucun inconvénient à ce qu’on harmonise les règles en généralisant la prescription annuelle.

On peut envisager d’appréhender celui qui demande le certificat de virginité. Il n’est pas nécessairement le futur mari ; il peut être le receleur du certificat. En effet, si ce document devient illicite, on peut envisager l’existence d’un recel. Je n’y suis en rien opposé.

Monsieur Lagarde, l’enseignement à domicile ne relève pas tout à fait de mon champ de compétences, même si la constitutionnalité de la mesure proposée me préoccupe. Vous savez ce que le Conseil d’État a écrit à ce sujet.

Monsieur de Courson, le barreau estime que, pour être sanctionnées, les menaces ne devraient plus être suggérées mais formulées expressément. Si tel était le cas, on aurait peu de coupables, car il faudrait que les personnes menaçantes et haineuses soient en plus totalement idiotes. Il faut appréhender les choses largement et laisser au procureur le soin de faire le tri.

Monsieur Corbière, vous ne souhaitez plus que je sois garde des sceaux. Faut-il en déduire que vous avez renoncé à l’instauration, par une modification constitutionnelle, de la VIe République ? En effet, comme vous le savez, les sceaux servent à sceller la Constitution. À moins qu’on se contente désormais d’un coup de tampon... ?

Madame Buffet, je suis tout à fait d’accord avec vous, il faut avancer sur la question des aumôneries dans les centres de rétention. C’est une réflexion de bon sens.

M. François Pupponi. Nous avons auditionné les représentants d’établissements scolaires hors contrat, qui nous ont indiqué que le contrôle des enseignants n’avait lieu au mieux qu’une fois l’an. Seriez-vous favorable à ce qu’on change les conditions de recrutement des enseignants, ainsi que celles des personnes travaillant dans les associations s’occupant de mineurs, afin que le contrôle s’exerce a priori ? Vous semblerait-il souhaitable que l’interdiction de mener des activités auprès des mineurs soit étendue aux fichés « S » ?

M. Julien Ravier. L’article 43 instaure des peines complémentaires d’interdiction de diriger une association cultuelle pendant dix ans pour les personnes condamnées pour faits de terrorisme ou d’apologie du terrorisme. Pourquoi ne pas étendre cette mesure à tous les types d’associations, notamment sportives et culturelles, dont on sait qu’elles sont souvent le foyer de phénomènes de radicalisation, voire de recrutement de terroristes ?

N’est-il pas antithétique ou contradictoire de réaffirmer les principes républicains en limitant plusieurs de nos libertés ? La bonne formule – qui est appliquée çà et là, de manière insuffisante, dans le texte – ne serait-elle pas d’instaurer une obligation de formation aux principes républicains et de sanctionner leur non-application ?

M. Sacha Houlié, rapporteur thématique. L’article 39 du projet de loi, qui modifie l’article 35 de la loi de 1905, renforce les peines réprimant la provocation à la haine dans les lieux de culte ou à leurs abords. À l’heure actuelle, le régime juridique applicable en la matière est moins sévère que celui prévu par la loi de 1881. Il deviendrait à l’avenir plus répressif. Le Conseil d’État a préconisé la suppression pure et simple de l’article 35 de la loi de 1905 pour aligner le régime juridique applicable sur le droit commun de la loi de 1881. J’aurais aimé connaître votre sentiment à ce sujet.

M. Boris Vallaud. Le taux de judiciarisation à la suite des transmissions faites par PHAROS est très faible, compte tenu, notamment, de la pratique des opérateurs américains. Le projet de loi vous paraît-il répondre aux enjeux posés par la nécessaire augmentation de la judiciarisation des faits signalés par PHAROS ?

M. le ministre. On m’a posé plusieurs questions qui ne relèvent pas de mon ministère. Jean-Michel Blanquer vous exposera son travail et ses projets concernant le contrôle des enseignants. La question relative à l’article 43 ne correspond pas davantage à mes attributions. L’article 39 est, quant à lui, du ressort du ministre de l’intérieur, ministre des cultes.

Monsieur Pupponi, je suis d’accord pour qu’on réfléchisse à votre proposition concernant les fichés « S » ; nous n’avons pas envisagé cette mesure, mais pourquoi pas ? Les travaux parlementaires ne font que commencer. Je ne suis fermé à rien. Toutefois, la difficulté – de taille – tient au fait que l’établissement d’une fiche « S » est secret et qu’on ne peut refuser une habilitation sur ce fondement.

S’agissant de la judiciarisation, monsieur Vallaud, parallèlement au mécanisme PHAROS, nous avons créé un pôle consacré à la « haine en ligne », qui n’est pas exclusif d’autres canaux. On perçoit une prise de conscience. L’affaire Paty exige de nous un devoir de vigilance renforcé. Nous nous sommes demandé, en réfléchissant à ce drame, comment nous aurions pu judiciariser plus tôt. Le pôle dédié à la « haine en ligne » assurera une spécialisation et une meilleure articulation avec PHAROS. Nous souhaitons comme vous une judiciarisation accrue. La modification du code de procédure pénale permettra de déférer, dans le cadre de la comparution immédiate, des personnes haineuses. On ne peut dire que celles-ci s’expriment en toute impunité, mais elles se lovent dans une loi – celle du 29 juillet 1881 – qui n’est pas faite pour eux.

M. le président François de Rugy. Merci infiniment, monsieur le garde des sceaux, pour les réponses que vous nous avez apportées.

 

La séance est levée à onze heures cinquante-deux.

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Membres présents ou excusés

Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la République

Réunion du lundi 11 janvier 2021 à 10 heures

Présents.  Mme Caroline Abadie, M. Saïd Ahamada, Mme Laetitia Avia, Mme Géraldine Bannier, M. Belkhir Belhaddad, M. Yves Blein, Mme Anne-Laure Blin, M. Florent Boudié, M. Xavier Breton, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Anne Brugnera, Mme Marie-George Buffet, Mme Émilie Chalas, M. Francis Chouat, Mme Fabienne Colboc, M. Alexis Corbière, M. François Cormier-Bouligeon, M. Charles de Courson, M. Éric Diard, Mme Coralie Dubost, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Jean-François Eliaou, M. Christophe Euzet, M. Olivier Falorni, Mme Isabelle Florennes, Mme Laurence Gayte, Mme Perrine Goulet, Mme Florence Granjus, Mme Marie Guévenoux, M. Sacha Houlié, M. Jean-Christophe Lagarde, Mme Anne-Christine Lang, M. Jean-Paul Mattei, M. Jean-Baptiste Moreau, Mme Valérie Oppelt, M. Patrice Perrot, M. Frédéric Petit, M. Stéphane Peu, M. Éric Poulliat, M. François Pupponi, M. Bruno Questel, M. Julien Ravier, M. Robin Reda, M. François de Rugy, Mme Cécile Untermaier, M. Boris Vallaud, Mme Laurence Vichnievsky, M. Guillaume Vuilletet

Assistait également à la réunion. – Mme Blandine Brocard