Compte rendu

Commission d’enquête relative
à la mainmise sur la ressource en eau
par les intérêts privés
et ses conséquences

–  Table ronde sur le thème « gestion et gouvernance de l’eau » réunissant Mme Christelle Pezon, professeure associée au Conservatoire national des arts et métiers et à l’Institut d’études politiques de Paris, Mme Claire Lévy-Vroelant, professeure émérite de sociologie à l’Université Paris VIII Vincennes – Saint-Denis, M. Sylvain Barone, Chercheur en science politique au sein de l’unité mixte de recherche Gestion de l’eau, acteurs, usages – Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) – Université de Montpellier, M. Christophe Wittner, ingénieur au sein de l’UMR Gestion territoriale de l’eau et de l’environnement – École nationale du génie de l’eau et de l’environnement de Strasbourg et INRAE et M. Bernard Barraqué, directeur de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique – Centre international de recherche sur l’environnement et le développement              2


Jeudi
18 mars 2021

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 7

session ordinaire de 2020-2021

 

Présidence de
Mme Mathilde Panot,
Présidente de la commission
 


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COMMISSION D’ENQUÊTE relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intÉRÊts privÉs et ses consÉquences

Jeudi 18 mars 2021

La séance est ouverte à dix heures.

(Présidence de Mme Mathilde Panot, présidente de la commission)

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La commission d’enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, procède à l’audition en table ronde de Mme Christelle Pezon, professeure associée au Conservatoire national des arts et métiers et à l’Institut d’études politiques de Paris, de Mme Claire Lévy-Vroelant, professeure émérite de sociologie à l’Université Paris VIII Vincennes – Saint-Denis, de M. Sylvain Barone, chercheur en science politique au sein de l’unité mixte de recherche (UMR) G-EAU Gestion de l’eau, acteurs, usages – Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) – Université de Montpellier, de M. Christophe Wittner, ingénieur au sein de l’UMR Gestion territoriale de l’eau et de l’environnement (GESTE) – École nationale du génie de l’eau et de l’environnement de Strasbourg (ENGEES) et de M. Bernard Barraqué, directeur de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique – Centre international de recherche sur l’environnement et le développement.

Mme la présidente Mathilde Panot. La commission d’enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences poursuit ses auditions par une table ronde réunissant des universitaires sur le thème « gestion et gouvernance de l’eau ». Nous accueillons :

– Mme Christelle Pezon, professeure associée au Conservatoire national des arts et métiers et à l’Institut d’études politiques de Paris ;

– Mme Claire Lévy-Vroelant, professeure émérite de sociologie à l’Université Paris VIII Vincennes – Saint-Denis ;

– M. Sylvain Barone, chercheur en science politique au sein de l’UMR G-EAU Gestion de l’eau, acteurs, usages – Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) – Université de Montpellier ;

– M. Christophe Wittner, ingénieur au sein de l’UMR GESTE Gestion territoriale de l’eau et de l’environnement – École nationale du génie de l’eau et de l’environnement de Strasbourg (ENGEES).

Mesdames, Messieurs, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Mmes Christelle Pezon et Claire Lévy-Vroelant et MM. Sylvain Barone et Christophe Wittner prêtent successivement serment.

Mme Christelle Pezon, professeure associée au Conservatoire national des arts et métiers et à l’Institut d’études politiques de Paris. J’enseigne la gouvernance des services d’eau au Conservatoire national des arts et métiers et à l’Institut d’études politiques de Paris. J’ai travaillé en France, en Europe et aux États-Unis. Depuis une quinzaine d’années, je travaille beaucoup dans les pays en développement, sur la thématique de l’accès à l’eau.

Il convient de distinguer deux sujets dont les conséquences sont différentes, à savoir l’appropriation des ressources par les intérêts privés et la délégation de service public (DSP). Ce dernier sujet relève de mon domaine de compétences.

En France, le marché de la délégation de service public est en recul, ce qui provoque une consolidation du marché, comme en témoigne la tentative de rachat de Suez par Veolia. Ce contexte est très particulier.

Les défis posés aujourd’hui aux collectivités pour assurer la continuité du service d’eau et d’assainissement me semblent dépasser largement le cadre du mode de gestion, d’autant que la délégation de service public est en perte de croissance.

Mme la présidente Mathilde Panot. M. Bernard Barraqué, directeur de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique – Centre international de recherche sur l’environnement et le développement, nous a rejoints.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

M. Bernard Barraqué prête serment.

Mme Claire Lévy-Vroelant, professeure émérite de sociologie à l’Université Paris VIII Vincennes – Saint-Denis. En tant que sociologue, j’aborde les phénomènes sociaux selon une approche relativement historique. En 2017, j’ai notamment travaillé sur les bains-douches parisiens, au sein de l’Institut national d’études démographiques. Ainsi, une enquête a été réalisée sur un échantillon représentatif d’usagers. Celle-ci a mis en évidence la diffusion d’une précarité hydrique multiforme (accès aux toilettes, à l’eau courante et à l’hygiène), qui touche aussi bien des personnes logées que non logées. Quel que soit le prestataire, l’enjeu consiste donc à faire arriver l’eau aux personnes raccordées, comme aux personnes non raccordées.

Ce phénomène est aggravé par la crise sanitaire actuelle. Il est à noter que les bains-douches sont l’un des rares services publics à être restés ouverts pendant la crise. L’enjeu de santé publique est important.

Les employés nous ont confirmé que de nouveaux usagers fréquentaient les bains-douches. Il s’agit souvent de personnes qui se sont retrouvées, du jour au lendemain, sans logement ni ressources, donc sans eau. La problématique de l’accès à l’eau est très liée celle du logement.

La précarité hydrique concerne 900 000 personnes sans installation à l’intérieur de leur domicile, mais aussi 1,4 million de résidences principales dont les installations sanitaires sont dégradées et 1,5 million de personnes qui n’ont pas du tout accès à l’eau. Il convient d’ajouter à ces populations les personnes privées d’accès à l’eau parce qu’elles n’y sont absolument pas raccordées, notamment les personnes qui vivent à la rue ou dans des bidonvilles.

Le contexte législatif et réglementaire repose sur la loi n° 2013-312 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l’eau et sur les éoliennes, dite loi Brottes, et la loi n° 2015‑991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi NOTRe, ainsi que sur la loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique. Les collectivités ont désormais la possibilité d’appliquer des tarifs sociaux. Cependant, les limites de cette loi sont évidentes. D’abord, cette possibilité dépend de la volonté de la collectivité. Elle n’est en rien obligatoire. De plus, l’article 15 de la loi du 27 décembre 2019 ne prend pas en compte les situations des personnes qui n’ont pas de compteur, c’est-à-dire qui ne sont pas rattachées au réseau – migrants, sans-abris, gens du voyage, etc. Enfin, la loi ne prévoit aucune amélioration en matière de déploiement des infrastructures publiques de l’eau et de l’assainissement tel que fontaines publiques, WC, douches.

La proposition de loi n° 2715 visant à la mise en œuvre effective du droit humain à l’eau potable et à l’assainissement, dite proposition de loi Glavany, qui a été rejetée par le Sénat en 2017 après avoir été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale en 2016, prévoyait pourtant des obligations assez fermes – point d’eau et toilettes publiques pour les communes de plus de 3 500 habitants, douches publiques pour les communes de plus de 15 000 habitants – ainsi que la création d’une aide préventive pour les personnes qui consacrent plus de 3 % de leurs revenus à l’eau.

Je tiens à insister sur la question de l’accès à l’eau. Que le système repose sur une régie publique ou sur une délégation de service public, des garde-fous puissants sont nécessaires, notamment en termes de démocratie locale. Dans les années 1970, des débats sur la mise à disposition de fontaines publiques et de bains-douches se tenaient en conseil municipal. Un cercle vertueux doit être constitué entre une municipalité qui a envie de s’engager, la loi et la participation des citoyens.

M. Sylvain Barone, chercheur en science politique au sein de l’UMR G-EAU Gestion de l’eau, acteurs, usages – Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) – Université de Montpellier. Je m’intéresse à la construction et à la mise en œuvre des politiques publiques, ainsi qu’à la gouvernance de l’eau, essentiellement en France métropolitaine. J’analyse ces sujets en tant que politiste, c’est-à-dire avec un intérêt particulier pour les questions de pouvoir et les jeux d’acteurs. Je me suis ainsi intéressé au rapport entre eau et aménagement du territoire dans différents bassins versants et à la mise en œuvre de deux réformes qui transfèrent des compétences relatives à l’eau aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre, à savoir la compétence « gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations » (GEMAPI) et les compétences « eau » et « assainissement » transférées dans le cadre de la mise en œuvre de la loi NOTRe. Je me suis également intéressé aux élus impliqués dans les instances de gestion de l’eau telles que les commissions locales de l’eau, les comités de bassin et les syndicats de gestion, ainsi qu’à la suppression de l’ingénierie publique de l’État dans le domaine de l’eau.

La manière dont sont traitées les atteintes à l’eau et au milieu aquatique par les acteurs de la chaîne police-justice est un autre de mes champs de recherche. Le durcissement apparent des discours politiques et du droit se traduit, en réalité, par la fabrication d’une forme d’impunité environnementale pour les pollueurs.

Je travaille aussi sur les politiques d’adaptation aux risques littoraux : élévation du niveau de la mer, érosion côtière, submersion marine, etc.

Je ne suis absolument pas spécialiste des territoires d’outre-mer ni du secteur de l’eau en bouteille.

En France, la gestion de l’eau est dominée par les arbitrages politiques et administratifs. Il existe un effet ciseaux entre, d’une part, les objectifs affichés et les ambitions de plus en plus fortes et, d’autre part, les moyens qui se révèlent beaucoup plus modestes.

D’un côté, les objectifs fixés aux politiques de l’eau sont de plus en plus ambitieux. Ainsi, il faut atteindre le bon état de la ressource, en lien avec la mise en œuvre de la directive-cadre européenne 2000/60/CE du 23 octobre 2000 sur l’eau, réaliser des économies d’eau, mais aussi inciter les acteurs à s’emparer de questions diverses telles que le changement climatique ou la biodiversité. Le petit cycle de l’eau (eau potable et assainissement) n’est pas en reste, puisqu’il doit faire face à une série de défis : gestion patrimoniale des infrastructures, accès des plus démunis à ces biens essentiels, sécurisation de l’approvisionnement en eau.

Parallèlement, les moyens tendent à baisser. En effet, les dotations aux collectivités territoriales connaissent une baisse tendancielle depuis une dizaine d’années. De plus, les transferts de responsabilité ne sont pas intégralement compensés par des dotations ou par la possibilité d’actionner la fiscalité locale. Les budgets des agences de l’eau subissent des coupes, alors même que leur champ d’intervention s’étend. Des moyens dérisoires sont attribués aux services de contrôle de l’Office français de la biodiversité (OFB).

Cette situation a des conséquences sur le financement de projets dans le domaine de l’eau, ainsi que sur le contrôle des usages de l’eau. À ce jour, au sein de l’OFB, chaque équivalent temps-plein (ETP) de contrôle est chargé de 1 000 kilomètres de cours d’eau. Les conséquences se ressentent également en termes de pilotage de l’action publique, qui se fait de plus en plus à distance. L’État se replie beaucoup sur le volet réglementaire. Les financements passent de plus en plus par la réponse à des appels à projets compétitifs centralisés.

Ce manque de moyens reflète une hiérarchisation des priorités, où l’eau et l’environnement pèsent moins lourd que d’autres sujets. Cela s’explique par des compromis historiques assez stables entre l’État et certains groupes d’intérêts, notamment agricoles et industriels. D’ailleurs, pendant longtemps, la composition des comités de bassin en a été une bonne illustration.

Le manque de moyens s’explique également par des cultures politiques, institutionnelles et professionnelles, y compris au sein de l’administration de l’État.

Dans le même temps, nous constatons un relatif échec du mouvement de privatisation dans le domaine de l’eau. La gestion de l’eau a beau être marquée par le ménagement de certains intérêts professionnels et privés, nous n’assistons pas à un mouvement généralisé de privatisation. Il faut dire que la question des marchés de l’eau ne concerne qu’une poignée de pays dans le monde.

Il convient de ne pas confondre la marchandisation de la ressource et celle des réseaux ou de la gestion. En France, voilà bien longtemps que la gestion des réseaux a été confiée à des acteurs privés, puisque cela a été fait dès le XIXe siècle. Il s’agit d’ailleurs d’une spécificité française.

La part du privé dans la gestion locale de l’eau a toutefois tendance à diminuer. La délégation de service public concerne 60 % de la population française, mais elle apparaît en recul. Pour autant, nous ne constatons pas de raz-de-marée de la régie, même si des villes aussi importantes que Bordeaux ou Lyon ont récemment décidé d’opter pour ce mode de gestion.

Les services d’ingénierie de l’État ayant été supprimés à la suite de la révision générale des politiques publiques (RGPP) de 2007, nous avons assisté à l’émergence – assez inattendue – d’agences techniques départementales. Alors que les réformes néo-managériales souhaitent concentrer l’action de l’État sur des fonctions de pilotage, de stratégie et de contrôle, la suppression des services d’ingénierie publique a eu pour effet d’affaiblir les fonctions régaliennes de l’État, à cause de la perte de connaissances et d’expertise sur la qualité technique des offres des délégataires privés.

La loi NOTRe, qui transfère la compétence « eau potable et assainissement » aux EPCI à fiscalité propre, provoque une forte accélération du mouvement d’intercommunalisation de l’eau en France. À terme, le nombre d’autorités compétentes en eau potable sera divisé par cinq ou six, tandis que, pour l’assainissement, il sera divisé par neuf ou dix. Il s’agit d’une évolution importante, même si la réforme a été assouplie par deux lois successives. Celle-ci soulève un certain nombre de questions : transfert de personnel, reprise de réseaux en fin de vie, EPCI ayant de faibles capacités techniques et financières, augmentation probable du prix de l’eau dans certains territoires, etc.

D’un côté, la loi NOTRe aura pour effet de renforcer les autorités organisatrices. En effet, dans la mesure où les EPCI à fiscalité propre auront davantage de moyens financiers et de personnel, les régies pourront devenir une solution intéressante. D’un autre côté, cette loi fait émerger des marchés plus attractifs pour les compagnies d’eau privées.

M. Christophe Wittner, ingénieur au sein de l’UMR Gestion territoriale de l’eau et de l’environnement (GESTE) – École Nationale du Génie de l’Eau et de l’Environnement de Strasbourg (ENGEES) et INRAE. Je suis ingénieur, spécialisé dans la gestion des services publics d’eau et d’assainissement. Avant de rejoindre l’UMR GESTE, j’ai été agent de l’ingénierie publique d’État pendant dix-sept ans. J’étais alors en poste dans le Calvados, un département qui avait beaucoup recours à la délégation de service public. Je conseillais les collectivités, essentiellement rurales, les accompagnais pour négocier et contractualiser les délégations de service public, puis pour les réguler. Je faisais également des prestations de conseil pour les régies, ainsi que de la maîtrise d’œuvre – conception, suivi de chantier, passation de marchés publics. J’ai rejoint l’UMR GESTE, qui est commun à l’INRAE et à l’ENGEES, en 2007.

J’ai beaucoup travaillé sur la performance des services publics, en utilisant les données de l’OFB. J’ai notamment élaboré une typologie des services, pour pouvoir en comparer les performances. J’ai également travaillé sur la définition des besoins de renouvellement des infrastructures d’eau, en particulier les réseaux, et j’ai réalisé quelques travaux exploratoires sur les stratégies de financement et les implications éventuelles que cela pourrait avoir sur le prix de l’eau. Enfin, nous avons travaillé sur les effets de la loi NOTRe. Nous avons ainsi effectué des simulations à partir des bases de données de l’Observatoire national des services d’eau et d’assainissement. En complément, nous avons étudié six départements, pour comprendre les jeux d’acteurs, les freins et les moteurs liés à cette réforme.

Les thématiques sur lesquelles je travaille correspondent aux enseignements que je prodigue à l’ENGEES, notamment dans le cadre d’un master commun à l’ENGEES et à l’École des ingénieurs de la Ville de Paris. Je traite du contrat de délégation de service public (DSP), de son contenu et de ses enjeux, mais aussi de sa régulation, de la mesure et de l’analyse des performances. J’évoque également les enjeux et principes pour réaliser une expertise du coût d’exploitation, ainsi que les mécanismes budgétaires de financement de l’investissement et quelques notions de stratégie de financement.

Je suis spécialiste du petit cycle de l’eau. Même si la situation est très hétérogène, l’un des enjeux, sur un certain nombre de territoires en France, est d’arriver à des services publics forts, performants et pérennes. Beaucoup d’efforts et de progrès ont été accomplis. Les prix excessifs ont été régulés, à tel point qu’aujourd’hui, un questionnement émerge au sujet de prix manifestement trop bas. Ainsi, l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse a pris des dispositions fixant des critères d’accès à certaines aides, pour garantir un prix minimum.

Grâce à la loi NOTRe, quelques collectivités se sont rationalisées et réfléchissent désormais au service public qu’elles souhaitent à moyen et long terme, de manière à en déduire les moyens dont elles ont besoin et à calculer le prix du service. Nous vivons un moment charnière, qui peut d’ailleurs expliquer certains freins au sujet de cette réforme. En effet, le prix de l’eau est un point extrêmement sensible. Collectivités comme usagers doivent prendre conscience que des réformes lourdes, mais salutaires, sont nécessaires, pour pouvoir faire face aux défis qui nous attendent dans les prochaines années.

M. Bernard Barraqué, directeur de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique – Centre international de recherche sur l’environnement et le développement. Je suis intervenu le 9 février à l’Université populaire de l’eau et du développement durable (UPEDD) du Val-de-Marne. Par ailleurs, je fais partie d’un groupe de travail sur la mise en œuvre des objectifs du développement durable, dont un sous-groupe se consacre aux départements d’outre-mer, au sein du Partenariat français pour l’eau. Il s’avère que nous manquons de données pour mieux asseoir la construction des indicateurs de satisfaction des objectifs du développement durable dans les départements d’outre-mer.

Je suis ingénieur civil des mines. À la sortie de mon école d’ingénieurs, j’ai eu la chance d’obtenir une bourse du gouvernement français pour aller étudier l’urbanisme aux États-Unis, où je suis arrivé en 1971, au moment du lancement du mouvement environnemental aux États-Unis. Je me suis alors spécialisé dans les problèmes d’environnement urbain. J’ai ensuite travaillé en bureau d’études d’urbanisme pendant quelques années, sans jamais perdre de vue l’envie de travailler sur l’eau.

Je me suis d’abord demandé pourquoi la France accordait une telle place à la délégation de service public, un système beaucoup moins implanté dans d’autres pays, et pourquoi la France avait créé les agences de l’eau, des objets institutionnels non identifiés dans notre paysage politique et administratif. D’ailleurs, le ministère des Finances et les gouvernements qui se succèdent ne comprennent rien aux agences de l’eau et sont incapables de leur donner une chance. La situation est aujourd’hui totalement incohérente, puisque 85 % des ressources des agences de l’eau proviennent des factures d’eau des usagers domestiques et assimilés, mais qu’il est demandé aux agences de l’eau de diminuer leurs interventions pour accompagner l’amélioration des services, afin qu’elles interviennent davantage sur d’autres plans, qui, tout aussi importants qu’ils soient, ne rendent pas directement service à ceux qui ont payé leur facture d’eau.

Il me semble nécessaire de revoir intégralement le système de financement de nos agences de l’eau et des établissements publics territoriaux de bassin. Avec un élève de l’École nationale des ponts et chaussées, nous venons de réaliser une enquête auprès de dix-neuf établissements publics territoriaux de bassin et nous sommes extrêmement inquiets. Les lois de finances qui ont été votées ne sont pas à la hauteur de ce que nous devons faire pour mieux gérer l’eau.

Je suis personnalité qualifiée au Cercle français de l’eau, qui est financé par les entreprises de l’eau, Électricité de France (EDF) et Les Canalisateurs, une branche de la Fédération nationale des travaux publics. Vous pourriez penser que je suis en situation de conflit d’intérêts, mais, en réalité, je ne suis que personnalité qualifiée. Je ne touche aucune rémunération de ce Cercle, auquel j’appartiens depuis sa création, parce que son président fondateur, le sénateur Jacques Oudin, avait tenu à disposer d’une étude comparée sur la politique de l’eau dans les pays de l’Union européenne. J’ai publié cette étude en 1995. Elle est la seule étude existante présentant la politique de l’eau dans les quinze pays que comptait l’Union européenne à cette date. Cette étude mériterait d’ailleurs d’être mise à jour, car de nombreuses choses ont changé. Il faudrait notamment traiter des pays ayant rejoint l’Union européenne depuis, tout en conservant les pages consacrées au pays qui en est sorti. En effet, le Royaume-Uni est un exemple intéressant de ce qu’il ne faut pas faire en matière de gestion de l’eau.

Pendant vingt-cinq ans, j’ai été chercheur au Centre national de recherche scientifique (CNRS). Je suis à la retraite depuis sept ans maintenant, mais je continue à donner des cours à l’Institut d’études politiques de Paris. J’encadre encore des doctorants, notamment étrangers.

Je tiens à votre disposition des diapositives présentant le discours de l’économie institutionnelle au sujet de l’eau comme bien public pur ou impur.

Les privatisations ou les mises sur le marché de l’eau en tant que ressource concernent très peu de pays, dont le Chili sous Augusto Pinochet (des chercheurs américains et sud-américains travaillent sur l’échec de la privatisation et des marchés de l’eau au Chili) et les États-Unis. Voilà une vingtaine d’années, j’ai écrit un article sur les marchés de l’eau en Californie, en réponse à un article rédigé par deux collègues qui disait en substance : « des marchés de l’eau en France, pourquoi pas ? ». Mon article comprenait deux parties, l’une consacrée à la crise du partage du Colorado et l’autre aux résultats en termes de gestion de l’eau en Californie. À l’époque, j’avais écrit que je ne croyais absolument pas à l’émergence de marchés de l’eau en Californie. Je continue à ne pas y croire, car je pense que l’idée selon laquelle la bourse des matières premières de Chicago ouvrirait la possibilité d’un marché de l’eau est en fait le résultat d’une incompréhension. En réalité, les Californiens se sont mis d’accord pour rendre possible le fait de s’entendre à l’avance pour la répartition de l’eau, à un prix qui ne dépendra pas d’une crise éventuelle – due à des incendies dramatiques, à des inondations ou à des sécheresses prolongées – de manière à empêcher que des marchés de l’eau se créent de façon sauvage. Il s’agit de réguler les marchés.

Il est important de distinguer la gestion des ressources en eau et la gestion des services publics d’eau et d’assainissement.

Mme la présidente Mathilde Panot. Madame Pezon, vous avez déclaré que la question de la gestion publique ou privée n’était pas l’enjeu principal. Quel est-il selon vous ? Par ailleurs, vous avez indiqué dans un entretien que « les usagers n’ont pas de poids dans le service public de l’eau ». Que préconisez-vous pour rendre la gestion de l’eau plus démocratique ?

Madame Lévy-Vroelant, pouvez-vous nous en dire davantage sur le mode de gestion, dont vous pensez qu’il peut être important ? Que préconisez-vous pour que le droit à l’eau soit effectif ?

Monsieur Barraqué, vous avez déclaré dans une tribune : « il faut relancer positivement la politique de l’eau, qui constitue le cas le plus développé d’application de la démocratie participative de notre pays. » Pouvez-vous développer cette idée ? Quelles sont vos préconisations ?

Monsieur Wittner, que préconisez-vous pour développer une participation citoyenne réelle et efficace dans la gestion et la tarification de l’eau ?

Monsieur Barone, vous avez évoqué vos travaux sur les atteintes aux écosystèmes et sur les affaires judiciaires afférentes. Vous avez ainsi parlé « d’impunité environnementale ». Comment expliquez-vous que les condamnations de ces atteintes restent faibles ? S’agit-il d’une particularité française ?

Mme Christelle Pezon. De nombreux changements législatifs sont intervenus ces dernières années. Ils concourent à une transformation des services et de leurs possibilités de gestion. Ainsi, la société publique locale est un nouvel objet dont les communes peuvent se saisir pour gérer les services d’eau.

Cependant, l’usager est le grand oublié de ces réformes récentes. Sa participation aux décisions importantes n’a pas crû, alors même que le contexte est marqué par des défis très importants en matière de renouvellement des réseaux vieillissants. Or cet enjeu pose un problème de financement majeur, notamment dans les milieux ruraux. Celui-ci ne pourra probablement être réglé que par une augmentation conséquente du prix de l’eau. Paradoxalement, les dernières modifications législatives ne laissent pas plus de place à l’usager, alors qu’il sera davantage sollicité dans les années à venir.

Il convient de travailler sur cette faille. Pour faire participer les usagers, je propose de leur réserver une présence institutionnelle au sein des services d’eau. Leur contrat d’abonnement leur donnerait une voix au conseil du service d’eau. Où qu’il habite en France, chaque usager serait donc actionnaire de son service d’eau. L’action serait évidemment incessible. Elle permettrait à chacun de participer aux décisions stratégiques prises par le service d’eau et de contribuer aux débats importants qui se posent en matière de financement et de pérennisation du service.

Renouveler les services en l’état semble relativement compliqué. Nous pourrions donc nous acheminer vers des services multimodaux. Concrètement, dans les milieux ruraux extrêmement fragmentés, le réseau n’est sans doute pas la meilleure option. Dès lors, pourquoi ne pas s’orienter vers un approvisionnement autonome plutôt que de renouveler les réseaux ?

La tarification volumétrique sera probablement discutée et remise à cause dans les années à venir, compte tenu de l’augmentation en charge de l’énergie renouvelable, qui entraînera une baisse des coûts d’exploitation, donc la limitation à très peu d’éléments de la partie variable des tarifs. En outre, dans les milieux urbains, l’usager a peu de prise pour limiter sa consommation d’eau. Par conséquent, augmenter les tarifs en fonction des mètres cubes consommés est contestable, dans un contexte où la consommation tend à baisser, ce qui, au final, déséquilibre l’économie des services.

Les décisions relatives à la nature du service, au prix et à la base tarifée ne peuvent pas être prises sans les usagers. De plus, si les usagers étaient présents dans les lieux de décisions, la question de la régulation des services serait dédramatisée. En effet, quand la régulation de la délégation de service public se passe mal et que l’opérateur gagne trop d’argent, les actionnaires sont supposés toucher des dividendes. Voilà qui limiterait les conséquences pour les usagers.

Mme Claire Lévy-Vroelant. Je trouve très important de discuter de la question de la participation de la société civile et de la démocratisation de la gestion locale. J’estime, moi aussi, que l’usager est le grand oublié des récentes réformes.

L’histoire a montré que les grands progrès en matière de santé publique sont le produit vertueux d’alliances entre un État ayant décidé de légiférer de manière contraignante et une société civile qui émerge, grâce à des personnalités, souvent élues (Charles Cazalet, à Bordeaux, par exemple). Celles-ci se révèlent fréquemment être des promoteurs du premier logement social. Ce n’est pas un hasard si, au début du XXe siècle, les centres de protection maternelle et infantile (PMI), les bains-douches et l’accès à l’eau sont l’objet des mêmes lois (la loi du 12 avril 1906 modifiant et complétant la loi du 30 novembre 1894 sur les habitations à bon marché, dite loi Strauss, par exemple), qui promeuvent l’action financière, à travers les caisses d’épargne. Ces dernières permettent de réunir les financements nécessaires aux innovations en matière de santé publique : douches, fontaines, etc.

La suppression des fontaines est directement liée à l’introduction du contrat d’eau à domicile. L’eau est aujourd’hui rentrée dans 98 % des domiciles en France, mais la situation est très différente en outre-mer. Je travaille avec Marie Tsanga-Tabi sur un ouvrage dont le titre sera Précarité en eau, perspectives européennes. Même si 98 % des logements sont raccordés à l’eau, faut-il supprimer les équipements publics pour autant ? La COVID-19 a révélé combien l’accès à l’eau dans l’espace public était important.

Outre l’État législateur et la société civile, la configuration vertueuse dont je parlais implique également les organisations non gouvernementales (ONG) et les associations, qui prennent une part importante dans la réflexion et dans la délivrance de préconisations, mais aussi les systèmes de financement et les usagers. J’ignore s’il faut faire des usagers des actionnaires. À Paris, le financement des bains-douches a été plébiscité dans le cadre du budget participatif. Plusieurs millions d’euros ont ainsi été dégagés pour participer à leur rénovation. Nous assistons à une prise de conscience des citoyens.

J’ai étudié les débats parlementaires qui ont entraîné le rejet de la proposition de loi Glavany. L’argumentaire des élus de droite ayant contribué à faire échouer le projet consistait à dire qu’il ne fallait pas obliger les communes à construire des bains-douches ou des fontaines. Pourtant, il aurait fallu le faire. La proposition de loi Glavany proposait des seuils intéressants et octroyait des délais pour laisser le temps aux communes de se conformer à la loi. De plus, cette loi mettait en place un financement écoresponsable qui me semble intéressant : 0,5 centime par bouteille d’eau, eu égard aux conséquences des emballages plastiques sur l’environnement.

Il existe des éléments forts sur lesquels s’appuyer pour continuer à réfléchir sur la manière de favoriser une dynamique vertueuse au niveau local. Des garde-fous sont néanmoins indispensables.

M. Sylvain Barone. L’impunité environnementale s’explique par une succession d’étapes, qui rendent à chaque fois la sanction de moins en moins probable. D’abord, les polices de l’environnement manquent de moyens. L’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (ONEMA), ancêtre de l’Agence française pour la biodiversité (AFB) et de l’OFB, a été doté de peu de moyens à sa création : 110 millions d’euros, 900 agents. Un seul agent en équivalent temps plein (ETP) est aujourd’hui chargé de contrôler 1 000 kilomètres de cours d’eau. Chaque département compte 2,5 ETP. En termes de contrôle, la pression est donc extrêmement faible.

Deuxièmement, il existe un certain nombre de ménagements sectoriels. Autrement dit, certains groupes sociaux font l’objet d’une certaine mansuétude. Nous l’avons observé dans les départements du sud-ouest, notamment, où les contrôles se soldent parfois par des agressions envers les inspecteurs de l’environnement. En définitive, dans certains départements, la pression de contrôle est inférieure de moitié à la moyenne nationale, car les inspecteurs de l’environnement n’effectuent plus de contrôles, par peur des représailles. Les contingences locales sont extrêmement fortes.

Troisièmement, la doctrine du ministère de la Justice privilégie les procédures transactionnelles. Dans les cas où l’infraction n’est pas grave et/ou irréversible, la transaction pénale prime. Il s’agit alors de renoncer à la sanction pénale, en échange du paiement d’une amende transactionnelle. Symboliquement, la finalité rédemptrice est préférée à la répression pénale, ce qui s’avère relativement neutre en termes de réprobation sociale. Il peut même se révéler économiquement intéressant de ne pas respecter la loi. Par exemple, si un exploitant ne respecte pas un arrêté sécheresse et irrigue sa parcelle de maïs en plein été, il s’expose à une amende de 300 euros, ce qui est peu par rapport aux revenus tirés de l’irrigation de la parcelle.

Quatrièmement, les poursuites sont extrêmement rares. Lorsqu’une infraction est constatée, le taux de poursuite n’est que de 21 %. Dans 80 % des cas, les affaires donnent lieu à une transaction pénale, à un classement sans suite ou à un rappel à la loi. En vérité, les magistrats sont relativement déconnectés des questions environnementales. Ils y sont peu formés et ne s’y intéressent guère, dans la plupart des cas. Les atteintes environnementales représentent 1 à 2 % du contentieux général.

Enfin, la coordination des acteurs, pour porter ces politiques pénales, est plus ou moins forte selon les juridictions. Dans certains cas, les associations de protection de la nature, qui jouent un rôle extrêmement important dans le contentieux environnemental, sont associées par les parquets, tandis que tel n’est pas du tout le cas dans d’autres territoires.

En résumé, la détection des faits est peu probable. La probabilité des poursuites est faible. Quand un jugement est rendu, il est souvent en demi-teinte et les sanctions se révèlent minimes.

M. Christophe Wittner. Le mouvement de remunicipalisation n’est pas un mouvement de fond. Il est marqué par un certain nombre de dossiers emblématiques : Paris, Nice, Bordeaux, Lyon. De grandes collectivités changent ainsi de mode de gestion et rompent avec la privatisation datant des années 1980.

Ce mouvement est révélateur de la réversibilité des modes de gestion et participe, à ce titre, à une certaine forme de régulation.

Le critère du prix n’est pas toujours le facteur proéminent, non seulement parce que les contrats de délégation étaient déjà bien régulés, mais surtout parce que les collectivités se sont remémoré des valeurs publiques. En effet, les services d’eau et d’assainissement sont des services publics à caractère industriel et commercial. Si le caractère industriel et commercial s’est imposé pendant longtemps, la dimension de service public a été redécouverte.

De plus, le temps long a été pris en considération, notamment quand il s’agit de développement durable et de protection de la ressource en eau. La durée des contrats de délégation s’est notablement raccourcie, passant de 15 à 17 ans, en moyenne, à 11 ans, du fait de l’impact de la directive européenne 2014/23/UE du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession. La durée de ces contrats n’est plus en adéquation avec les besoins des collectivités. Je pense que le politique a voulu trouver une manière de se rapprocher des usagers-citoyens, en leur rendant un service essentiel, tout en fixant des objectifs de transparence, en permettant l’accès à l’eau à tous et en gérant le patrimoine commun de l’eau.

Le conseil d’administration de la régie Eau de Paris comprend des représentants des usagers, par l’intermédiaire d’associations.

M. Bernard Barraqué. Le Cercle français de l’eau a organisé une journée de colloque à l’Assemblée nationale sur le thème de l’accès à l’eau pour tous. Les actes de cette journée sont disponibles en ligne. Le directeur de la Maison de l’eau à Grenoble, était intervenu. La Maison de l’eau a vocation à offrir un ensemble de services liés à l’hygiène aux personnes qui vivent à la rue, y compris dans le but de leur redonner un sentiment de citoyenneté.

La question de la démocratie participative m’intéresse beaucoup. S’agissant des villes de plus de 30 000 habitants, la loi prévoit la création de commissions consultatives de service public. Cette loi est mal mise en œuvre, mais certaines villes l’ont fait. À Paris, les réunions de cette commission sont préparées par des réunions plus informelles d’un observatoire de l’eau, où l’expression des citoyens est plus facile. En effet, le formalisme tend à étouffer la parole des citoyens.

La démocratie participative est particulièrement intéressante en ce qui concerne la gestion de la ressource en eau. La gestion de la ressource en eau en tant que bien commun existe depuis l’aube de l’humanité. Dans de nombreux endroits, des utilisateurs de l’eau se réunissent pour la gérer en commun et réaliser les investissements nécessaires, comme en témoignent le Tribunal des eaux de Valence ou les wateringues, communautés de drainage aux Pays-Bas, qui gèrent un budget cumulé de 2,8 milliards d’euros. Les wateringues hollandaises sont dirigées par des comités composés d’usagers, tandis que, malheureusement, les collectivités locales n’y disposent d’aucun siège.

Quand il a créé les agences de l’eau en France, en 1964, Yvan Scherrer voulait suivre le modèle qui existait depuis déjà cinquante ans dans la Ruhr, en Allemagne, à savoir un modèle fondé sur la démocratie participative. En vertu de ce modèle, la gestion de l’eau est confiée à une institution qui a la maîtrise d’ouvrage, une partie de la police de l’eau et un pouvoir de taxation, mais celle-ci est dirigée non pas uniquement par des élus, mais par des usagers. Des sièges sont donc réservés aux industriels, aux représentants des agriculteurs et aux associations de consommateurs.

Lorsque ce modèle a été importé en France, nous ne l’avons pas strictement reproduit, car les élus de l’époque se sont montrés hostiles à cette forme de démocratie participative. De plus, la haute fonction publique, en particulier les inspecteurs des finances, a refusé que la maîtrise d’ouvrage soit confiée aux agences de l’eau, en invoquant l’article 34 de la Constitution selon lequel l’argent public doit être perçu et dépensé sous le strict contrôle des élus des collectivités territoriales.

Soit il faut modifier la Constitution – mais je pense que ce ne sera jamais fait pour l’eau –, soit il faut mettre en œuvre au niveau des établissements publics territoriaux de bassin (EPTB) ce qui n’a pas pu l’être au niveau des agences de l’eau. À ce jour, les EPTB sont strictement dirigés par des élus, puisque les membres de leur conseil sont des représentants des EPCI à fiscalité propre. Ceux-ci transfèrent parfois leur compétence « gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations » (GEMAPI) aux EPTB, pour une gestion plus cohérente, par bassin, de la ressource en eau.

M. Olivier Serva, rapporteur. Dans le cadre d’un projet de loi sur la gouvernance de l’eau en Guadeloupe, nous avons été confrontés au fait que le syndicat mixte ouvert proposé ne permettait pas une représentation délibérative des usagers, mais seulement une représentation consultative. Madame Pezon, serait-il pertinent de créer, grâce à une évolution législative, une structure juridique nouvelle, qui offrirait une voix délibérative aux usagers ?

Mme Christelle Pezon. Selon moi, il s’agit surtout d’aménager les structures existantes – EPCI à fiscalité propre et syndicats mixtes – plus que d’en créer une nouvelle. Ainsi, quelle que soit l’enveloppe juridique du service, la représentation directe des usagers sera effective.

M. Olivier Serva, rapporteur. Les élus locaux ne représentent-ils pas, de fait, les usagers ?

Mme Christelle Pezon. J’ai bien conscience qu’une représentation directe court-circuite la démocratie représentative. Cependant, il est nécessaire de dépasser cette représentation des usagers, étant donné qu’ils seront de plus en plus sollicités pour financer ces services. Plutôt que de considérer leur intervention plus directe comme une menace, il faut au contraire y voir une opportunité et accompagner les mouvements de société qui prennent corps en matière de gestion de l’eau. Les élus auraient tout intérêt à considérer les usagers comme des alliés plutôt que comme des ennemis.

M. Olivier Serva, rapporteur. Madame Lévy-Vroelant, pourquoi est-il important de réintroduire les bains-douches et les fontaines publiques ?

Mme Claire Lévy-Vroelant. Il est important de réintroduire les bains-douches et les fontaines publiques vis-à-vis des populations qui ne sont pas reliées au réseau. Nous avons pris conscience de l’importance de pouvoir se laver les mains et d’accéder à des toilettes dans l’espace public quand les cafés et les restaurants sont fermés. Une réflexion sur l’eau dans l’espace public mérite donc d’être menée.

Les associations ont un rôle à jouer dans la démocratie locale. Des associations telles que le collectif national droits de l’Homme Romeurope ont été à l’origine de jurisprudences très intéressantes sur l’eau dans l’espace public. Cette jurisprudence gagnerait à être mieux connue des citoyens. En effet, le levier juridique doit être activé, pour améliorer la démocratie locale.

En ce qui concerne les bains-douches, je vous invite à prendre connaissance du rapport de l’Institut national d’études démographiques de 2019 que je vous ai remis. L’eau dans l’espace public est un enjeu extrêmement important, indépendamment de la desserte à domicile.

M. Olivier Serva, rapporteur. Monsieur Barone, vous jugez le système judiciaire inadapté. Que faudrait-il faire, selon vous ?

M. Sylvain Barone. Nous nous acheminons vers une spécialisation des juridictions. Certaines d’entre elles seront donc spécialisées sur les questions d’environnement.

La question des moyens est une autre piste à explorer. Les polices de l’eau et de l’environnement manquent cruellement de moyens, ne serait-ce que pour respecter nos engagements internationaux et européens. Il faut donc accroître leurs moyens et leurs capacités de contrôle.

Enfin, il faut faire en sorte que les messages portant sur la protection de la ressource infusent dans les territoires. Là, les représentants politiques ont un rôle à jouer.

M. Olivier Serva, rapporteur. Voulez-vous dire que le Gouvernement, par l’intermédiaire du garde des Sceaux, pourrait donner des instructions plus claires, pour éviter les transactions et engager des poursuites ?

M. Sylvain Barone. Chaque ministère a son rôle à jouer. Le ministère de la Justice pourrait effectivement donner des instructions, comme vous le suggérez. Quant au ministère de l’Agriculture, il pourrait envoyer des messages un peu moins ambivalents aux professionnels sur les questions de contrôle et d’usage de l’eau. Le ministère de l’Environnement pourrait être un peu plus entendu, parfois. Localement, les représentants de l’État ont également un rôle à jouer. Jusqu’à présent, ceux-ci ne privilégient pas toujours la protection de l’environnement par rapport au développement économique et à la paix sociale.

M. Olivier Serva, rapporteur. Monsieur Wittner, pouvez-vous nous expliquer comment le prix de l’eau peut parfois être trop bas ?

M. Christophe Wittner. Parfois, le prix de l’eau est bas, mais une partie du coût est financée par le budget général des petites collectivités.

Les prix sont jugés bas dès lors que des collectivités sont incapables de financer des investissements. Certaines n’ont tout simplement pas les moyens de financer des équipements aussi simples qu’un chloromètre. Financer des infrastructures extrêmement lourdes est donc exclu. Le prix de l’eau a parfois servi de baromètre pour évaluer la qualité de gestion du service, mais certains services se retrouvent enfermés dans ce modèle. L’agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse impose un prix minimum de 1,1 ou 1,20 euro le mètre cube pour pouvoir accéder à certaines aides. L’agence de l’eau veut bien se montrer solidaire, mais refuse de verser dans l’assistanat.

M. Olivier Serva, rapporteur. Il convient donc de déterminer un prix de l’eau optimum, qui permet de financer des investissements à court, moyen et long terme.

M. Christophe Wittner. Il faut parvenir à un juste prix de l’eau. Dans certaines collectivités, les prix de l’eau ne sont pas tenables si nous nous projetons à un horizon de vingt ou trente ans.

M. Olivier Serva, rapporteur. Le moins-disant n’est donc pas nécessairement la meilleure solution. Il est préférable de privilégier le mieux-disant.

M. Christophe Wittner. Il faut prendre en compte toutes les dimensions, y compris les dimensions temporelles. Certaines grandes collectivités l’ont fait. En Vendée, le prix de l’eau permet d’autofinancer le renouvellement des réseaux.

En milieu rural, pour renouveler tous les réseaux d’eau et d’assainissement, il faudrait dépenser 3 600 euros par habitant. En zone urbaine, ce coût est divisé par deux.

M. Olivier Serva, rapporteur. Pensez-vous que la gestion de l’eau en réseau n’est pas nécessairement la plus pertinente en milieu rural ?

M. Christophe Wittner. Remettre en question le fonctionnement en réseau soulève des questions sanitaires. Par qui les installations individuelles seraient-elles contrôlées ?

M. Olivier Serva, rapporteur. Monsieur Barraqué, vous semblez dire que les agences de l’eau sont peu utiles.

M. Bernard Barraqué. Vous m’avez mal compris. Je pense que les agences de l’eau sont des institutions extrêmement importantes, mais elles sont mises à mal, gouvernement après gouvernement. Elles se voient empêchées de faire ce qu’elle devrait faire, tout en les en rendant responsables. C’est proprement scandaleux.

Les agences de l’eau sont en crise, car elles sont soumises à un plafonnement de leur budget, alors même que leurs tâches augmentent. Par conséquent, il faut jouer la carte des établissements publics territoriaux de bassin (EPTB). Je préconise que les EPTB puissent prélever des redevances pour service rendu mutualisé, sur la base du milieu aquatique constituant une infrastructure verte. Les EPTB pourraient ainsi avoir la maîtrise d’ouvrage, puisqu’ils sont dirigés exclusivement par des élus. De plus, la notion d’infrastructure verte pourrait faire évoluer la doctrine du Conseil d’État, qui considère aujourd’hui qu’une redevance pour service rendu ne peut être prélevée que sur ceux qui bénéficieront directement des investissements réalisés. Ainsi le fait d’investir dans l’amélioration du milieu aquatique, c’est-à-dire dans une infrastructure verte, pourrait être financé par une redevance payée par les usagers. L’EPTB pourrait alors utiliser l’argent lui-même ou être le porteur de systèmes de transferts financiers entre les usagers, dans le cadre de paiements pour services environnementaux.

M. Olivier Serva, rapporteur. Vous préconisez donc d’introduire une nouvelle taxe prélevée sur les usagers ?

M. Bernard Barraqué. Absolument. Parallèlement, des taxes inutiles pourraient être diminuées. Selon moi, la politique de l’eau est sous-financée. Non seulement le prix de l’eau est insuffisant dans de nombreux territoires, mais en plus, il sert à financer des choses qui devraient trouver ailleurs leur financement.

Il faut se rendre compte que les Assises de l’eau de 2018 et 2019 ont eu lieu, parce que le projet de loi de finances de 2018 prévoyait la suppression des ressources des agences de l’eau. Les élus de tout bord ont protesté, arguant qu’ils avaient besoin de l’argent. Dans ce cas, il leur revient de défendre les agences de l’eau et de faire en sorte qu’il n’existe plus de « plafond mordant » – ponction par l’État des recettes des agences de l’eau au-delà du montant maximum de prélèvement des redevances. Dans la perspective du prochain projet de loi de finances, les élus devraient veiller à ce que les redevances perçues par les EPTB ne soient plus prises en compte dans le « plafond mordant » de leur agence.

M. Olivier Serva, rapporteur. Quelles taxes pourrions-nous supprimer, pour augmenter les redevances ?

M. Bernard Barraqué. Je ne peux pas répondre à cette question. Une chose est sûre, la politique de l’eau est de plus en plus sous-financée en France.

M. Olivier Serva, rapporteur. Constatez-vous une différence significative sur la qualité et le prix des services entre les communes qui gèrent directement leur service de l’eau et celles qui le délèguent ? S’agissant des autres facteurs influant sur la qualité et le prix de l’eau (proximité de la ressource, commune de plaine ou de montagne), le mode de gestion est-il important ?

M. Christophe Wittner. En ce qui concerne l’eau potable, une première approche laisse penser que la DSP est un peu plus performante que la régie. Globalement, les différences sont néanmoins minimes, hormis pour l’indicateur de connaissance et de gestion patrimoniale.

Cependant, certains indicateurs ne dépendent absolument pas du mode de gestion. Il est parfois impossible de distinguer ce qui relève de l’action de la collectivité de ce qui relève de l’action du délégataire ou de l’opérateur public et de ce qui relève des caractéristiques du territoire.

Le plus important est que les services publics soient globalement performants.

M. Bernard Barraqué. Les réseaux d’eau où les taux de contamination bactérienne sont les plus importants sont ceux de petites communes de montagne, dans les Alpes. L’enjeu est plus d’améliorer ces services que de les fusionner, sans que cela améliore notablement la performance.

Lorsque l’instruction budgétaire et comptable M49 a été adoptée en 1991, les régies ont été contraintes de faire des provisions de renouvellement, comme les délégations. Depuis, les prix de l’eau en régie augmentent, ce qui est une bonne chose. En effet, il est bon que le prix de l’eau augmente, si cela permet au service public d’accroître son autonomie en matière de renouvellement des installations.

Mme Claire Lévy-Vroelant. Il est très acrobatique de comparer les performances des délégations de service public et des régies publiques, car de trop nombreux facteurs intermédiaires entrent en jeu.

M. Olivier Serva, rapporteur. Quelle est la gestion la plus adaptée, selon vous ?

M. Christophe Wittner. Il n’existe pas de mode de gestion idéal. Le mode de gestion doit être choisi de façon éclairée. Dans tous les cas, une forme de régulation doit être mise en place. Certains élus n’envisagent pas qu’une entreprise puisse tirer des bénéfices d’un service essentiel et optent alors pour la régie, tandis que d’autres ne se sentent pas prêts à traiter les problèmes de compteurs et de factures et choisissent la délégation, qui peut très bien fonctionner quand le contrat est régulé de façon continue. Les deux choix sont respectables.

M. Olivier Serva, rapporteur. Je comprends que ce n’est pas tant le mode de gestion qui importe que le mode de régulation.

M. Christophe Wittner. Oui. Il faut avant tout s’interroger sur le service public souhaité, lequel implique un certain nombre de moyens et permet de calculer un prix en conséquence.

Mme Christelle Pezon. Il faut non seulement s’interroger sur le service public souhaité, mais aussi se demander qui en décide. En cela, le rôle des usagers est important. Le service de l’eau doit être réinventé. La participation de tous à cette réinvention est primordiale, pour que ce service public renouvelé soit accepté et puisse se déployer de manière performante.

M. Olivier Serva, rapporteur. Quel bilan tirez-vous des expérimentations de tarification sociale de l’eau mises en place depuis 2013 : « chèque eau », tarification progressive, plafonnement de la facture en fonction des revenus ? Quels sont les dispositifs les plus efficaces et les plus praticables, selon vous ?

M. Bernard Barraqué. Il est possible de baisser la facture d’eau des personnes qui le mérite, mais il faut alors trouver l’argent ailleurs, ce qui revient à augmenter la facture des autres usagers ou à introduire des aides.

Je considère que les systèmes de tarification incitative, qui ont été au cœur de la loi Brottes, ne peuvent pas fonctionner. Ils contribuent à rendre le tarif de l’eau extrêmement complexe, sans que les objectifs fixés initialement puissent être satisfaits.

En ce qui me concerne, je suis favorable au « chèque eau », qui revient à aider les plus démunis à couvrir leurs charges d’eau, indépendamment de la facture.

Dans tous les cas de figure, le principal problème est d’identifier les personnes qui doivent bénéficier de ces dispositifs. Depuis l’adoption de la loi Brottes, les impayés sont en augmentation. Cependant, une bonne partie de ces impayés ne sont pas dus aux populations les plus pauvres, mais à de mauvais payeurs. Étant donné que les services publics sont tenus d’équilibrer leurs dépenses et leurs recettes, une augmentation des prix est alors inévitable.

À Paris, alors que le prix de l’eau avait diminué lorsque le service a été remunicipalisé, il a fallu le réaugmenter ensuite, pour réaliser des investissements.

À partir de 1991, la directive européenne 91/271/CEE du 21 mai 1991 relative au traitement des eaux urbaines résiduaires a conduit à une forte augmentation du prix de l’eau. En effet, la part dévolue à l’assainissement/épuration des eaux usées dans la facture d’eau moyenne des Français est passée de 40 à 60 %. Bien souvent, la gestion des services d’assainissement est assurée de manière plus directe.

Mme Claire Lévy-Vroelant. La question de la tarification sociale de l’eau est complètement liée à celle du logement. D’ailleurs, au niveau départemental, le fonds de solidarité pour le logement (FSL) octroie les « chèques eau ».

M. Bernard Barraqué. Dans le cadre de l’examen en cours du projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, Mme Sandrine Le Feur propose un amendement visant à créer une redevance sur la consommation d’engrais azoté, qui s’ajouterait à la redevance pour pollution diffuse, au profit des agences de l’eau. Je vous encourage à le voter.

Mme la présidente Mathilde Panot. Je vous remercie d’avoir participé à cette table ronde. Je vous propose de continuer à répondre à nos questions par écrit, de façon à compléter vos interventions.

L’audition s’achève à onze heures quarante.