Compte rendu

Commission d’enquête relative
à la mainmise sur la ressource en eau
par les intérêts privés
et ses conséquences

–  Table ronde « l’eau comme bien commun » réunissant Mme Aurore Chaigneau, professeure de droit privé à l’université Paris-Nanterre, M. Florent Masson, professeur de droit privé à l’université Polytechnique Hauts-de-France, Mme Marie-Alice Chardeaux, maître de conférences à l’université Paris-Est Créteil, et M. Philippe Marc, avocat au barreau de Toulouse              2


Jeudi
1er avril 2021

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 16

session ordinaire de 2020-2021

 

Présidence de
Mme Mathilde Panot,
présidente de la commission
 


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COMMISSION D’ENQUÊTE relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intÉRÊts privÉs et ses consÉquences

Jeudi 1er avril 2021

La séance est ouverte à dix-sept heures.

(Présidence de Mme Mathilde Panot, présidente de la commission)

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La commission d’enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, procède à la table ronde « l’eau comme bien commun » réunissant Mme Aurore Chaigneau, professeure de droit privé à l’université Paris-Nanterre, M. Florent Masson, professeur de droit privé à l’université Polytechnique Hauts-de-France, Mme Marie-Alice Chardeaux, maître de conférences à l’université Paris-Est Créteil, et M. Philippe Marc, avocat au barreau de Toulouse.

 

Mme la présidente Mathilde Panot. Mes chers collègues, nous achevons notre session d’auditions par une table ronde sur l’eau comme bien commun, réunissant Mme Aurore Chaigneau, professeure de droit privé à l’université Paris-Nanterre, M. Florent Masson, professeur de droit privé à l’université Polytechnique Hauts-de-France, Mme Marie-Alice Chardeaux, maître de conférences à l’université Paris-Est Créteil, et M. Philippe Marc, docteur en droit public, avocat au barreau de Toulouse.

En prenant un peu de hauteur, nous allons ainsi examiner les raisons et les conséquences juridiques d’une qualification de l’eau comme bien commun.

Mesdames, Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation. Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire de cinq minutes qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

Mesdames Chaigneau et Chardeaux, Messieurs Masson et Marc prêtent serment.

Mme Marie-Alice Chardeaux, maître de conférences à l’université Paris-Est Créteil. Suite à une thèse sur les choses communes, j’ai commencé à travailler sur l’eau. Il me semble que cette table ronde nous invite à réfléchir sur le statut juridique de l’eau et ainsi à nous demander si l’eau constitue un bien commun. Je rechercherai donc dans un premier temps si l’eau en droit positif est un bien commun. La réponse apportée à cette question étant négative, je m’efforcerai dans un second temps de suggérer des pistes pour faire évoluer le statut juridique de l’eau.

L’eau est-elle un bien commun en droit positif ? À l’évidence, elle ne se laisse pas facilement saisir, car c’est une ressource paradoxale. D’un côté, c’est une ressource économique saisie par la propriété et par le marché et, d’un autre côté, son caractère indispensable à la vie invite à l’appréhender comme un bien commun, au sens large, comme une chose à partager. Le droit est marqué par ce paradoxe, ce qui explique sans doute que penser l’eau comme un commun n’a rien d’évident. J’ai même lieu de penser que jusqu’à une époque récente, elle n’était pas véritablement saisie ou appréhendée comme un commun. Bien au contraire, elle a longtemps été et elle demeure encore tiraillée entre une multitude de statuts juridiques, laissant une place non négligeable à la propriété. Ainsi, dans le code civil, l’eau n’a pas de statut juridique unitaire. Elle s’écoule dans une mosaïque de statuts et, classiquement, une ligne de démarcation est tracée entre le régime juridique des eaux non courantes et le régime juridique des eaux courantes. S’agissant en premier lieu des eaux non courantes, elles relèvent d’un régime de propriété privée. Ainsi les eaux de pluie, les eaux de source, les eaux souterraines appartiennent-elles au propriétaire du fond sur lequel ou sous lequel elles s’écoulent. S’agissant en second lieu des eaux courantes, elles échappent à la propriété privée et relèvent soit du domaine public, soit d’une chose commune. D’un côté, nous avons ainsi des cours d’eau domaniaux (fleuves et rivières classées dans le domaine public) et, d’un autre côté, des cours d’eau non domaniaux, des cours d’eau non classés dans le domaine public (ruisseaux et petites rivières), pour lesquels on s’accorde à considérer que l’eau qui s’y écoule est une chose commune, au sens de l’article 714 du code civil. Ici, le modèle de commun est décliné. La chose commune renvoyant à une chose inappropriable et dont l’usage est commun à tous. C’est d’ailleurs le seul modèle de commun qui est proposé par le code civil au sujet de l’eau. De manière traditionnelle, le commun est très largement refoulé en la matière.

Ce refoulement traditionnel du commun a pris fin à partir des années 1960, lorsque les phénomènes de pollution et de raréfaction de l’eau ont suscité l’émergence de questions inédites, celles de sa conservation et de son partage équitable. Désormais désignée patrimoine commun de la nation, l’eau est envisagée comme une ressource à partager, à protéger. Et depuis lors, les lois se succèdent pour organiser une gestion globale. Certes, cette intégration dans le patrimoine commun de la nation n’a pas fait disparaître les différents statuts de l’eau :bien privé, bien public, chose commune. Il n’en demeure pas moins cependant que des règles globales d’organisation de l’usage commun et de préservation de la ressource en eau ont été mises en place, et ce, quel que soit son statut juridique, à travers par exemple un système de planification ou un régime d’autorisation pour certains usages. Pour autant, ce régime global, même s’il tend à construire une sorte de commun du point de vue de la gouvernance de l’eau, demeure très insuffisant. En effet, les phénomènes d’accaparement, de surexploitation de la ressource en eau demeurent. En définitive, le droit peine à concevoir l’eau comme une ressource partagée, comme un commun. D’où la seconde question, quelles sont les pistes pour faire évoluer le statut de l’eau ?

Selon moi, une piste de réflexion pourrait consister à unifier les différents statuts juridiques de l’eau en la consacrant comme chose commune au sens de l’article 714 du code civil. Cette requalification semble intéressante, car elle permettrait de préparer les esprits à un changement de paradigme, de régime juridique. Elle nécessiterait de réécrire tout un arsenal juridique afin de rendre cette qualification effective. Ce nouveau régime de l’eau comme chose commune pourrait s’articuler autour de deux axes. Tout d’abord, il emporterait reconnaissance du caractère inappropriable de l’eau et de son nécessaire usage commun. Par conséquent, il entraînerait la suppression de la propriété privée de l’eau, qui semble aujourd’hui totalement anachronique dans un contexte de crise écologique. Ensuite, cette requalification fournirait un fondement juridique pour garantir à tous l’accès et l’usage de l’eau. Dans ce cadre, il faudrait sans doute travailler à ce que cette qualification emporte des restrictions d’usage, afin d’éviter l’accaparement de cette ressource par quelques-uns. Second axe, cette requalification pourrait entraîner une obligation de conservation de la substance de la ressource en eau qui pèserait sur tout un chacun. La reconnaissance d’une telle obligation permettrait par exemple d’ouvrir la voie à des actions en justice autorisant tout un chacun à saisir le juge dès lors que la ressource en eau est menacée ou altérée dans son intégrité. En définitive, cette requalification de l’eau comme chose commune permettrait d’assumer pleinement son caractère commun.

M. Florent Masson, professeur de droit privé à l'université Polytechnique Hauts-de-France. Professeur de droit privé à l’université Polytechnique Hauts-de-France à Valenciennes, je m’intéresse aux formes de propriété qui s’écartent du modèle classique de la propriété privée. C’est dans ce cadre que je me suis intéressé au droit de l’eau, par le prisme de la réflexion sur les biens communs. Je précise que ces recherches sont menées dans le cadre d’un groupe de travail sur le bien commun qui est financé par le groupement d’intérêt public de la mission de recherche Droit et Justice et auquel ont participé également mes collègues Marie-Alice Chardeaux et Aurore Chaigneau.

Je voudrais mettre l’accent sur deux points : tout d’abord, tenter de préciser le vocabulaire autour de cette notion de bien commun ; ensuite, présenter deux propositions de réformes en matière d’eau que l’on pourrait tirer de cette approche.

Le vocabulaire est un peu flottant, car c’est un domaine théorique relativement jeune, et même si les définitions se ressemblent, des petites différences subsistent. Dans son sens le plus général, est appelé bien commun tout bien ou toute ressource qui est porteur d’un intérêt collectif particulier par rapport au bien ordinaire. Cet intérêt collectif doit être juridiquement protégé. L’eau en fait évidemment partie. Cependant, plusieurs conséquences peuvent être tirées de cette nécessité de protéger cet intérêt collectif particulier. Dans une première approche, on peut insister sur une exigence de gouvernance en commun, par les acteurs eux-mêmes, par les usagers eux-mêmes. C’est plutôt l’approche développée dans le sillage des travaux de l’économiste Elinor Ostrom. Dans une seconde approche, on peut insister sur une exigence d’accès, d’usage le plus ouvert possible. C’est une approche qui peut s’articuler avec la notion de chose commune. La troisième approche possible insiste à l’inverse sur un impératif de préservation de la ressource pour les générations futures. En général, ces approches s’appuient sur la notion de patrimoine commun. Enfin, la dernière approche consiste à relier le bien commun et les droits fondamentaux de la personne pour le cas de l’eau et notamment l’accès à l’eau potable. Cette approche a été développée entre autres par la commission Rodotà en Italie.

Ces quatre approches ne sont pas incompatibles entre elles et elles se complètent. Il est toutefois intéressant de les différencier, car les conséquences juridiques ne sont pas exactement les mêmes selon l’angle à privilégier. Pour ma part, j’ai essentiellement travaillé en suivant l’approche en termes de patrimoine commun, centrée sur la préservation de la ressource. C’est dans cette optique que je vous présenterai deux propositions de réformes que le groupe a suggérées.

La première proposition consisterait à inscrire à un niveau constitutionnel un ensemble de droits visant à protéger le patrimoine commun. Parmi ces droits, nous proposons de reconnaître un droit à la conservation des éléments de ce patrimoine. Pourquoi reconnaître un tel droit fondamental à la conservation ? Le but est d’aller au-delà de l’objectif constitutionnel de préservation de l’environnement pour permettre à chacun d’invoquer ce droit, y compris dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), lorsque la ressource subit une atteinte grave, qu’elle soit quantitative ou qualitative.

La seconde proposition est de rang législatif. Nous proposons d’ajouter deux alinéas à l’article L. 210-1 du code de l’environnement qui reconnaît l’eau comme patrimoine commun afin de rattacher à cette idée de patrimoine un principe d’usage raisonnable. Ce principe est inspiré des droits américains et italiens en matière d’eau. Il permettrait d’habiliter le juge à sanctionner tout usage déraisonné des eaux privées ou publiques, en particulier le gaspillage. Dans notre droit positif, nous sommes déjà dotés d’un certain nombre de dispositifs qui visent à lutter contre ces phénomènes, mais la reconnaissance d’un principe général clarifierait la spécificité de l’eau en mettant l’accent sur cet impératif de préservation et en accordant un droit d’agir étendu.

Mme Aurore Chaigneau, professeure de droit privé à l’université Paris-Nanterre. Mes collègues vous ont exposé l’intérêt que présenterait une requalification de l’eau dans notre législation dans le but sa préservation. Je voudrais maintenant vous exposer en quoi il est nécessaire de repenser simultanément la gouvernance et les modalités de cette gouvernance. La qualification de bien commun doit s’accompagner de la construction d’un régime juridique particulier, puis de la nécessité de réfléchir à la fois à la question de l’appropriation, de la gestion et du partage.

L’exemple italien montre que cette notion de bien commun connaît un succès dans des moments cruciaux où se redéfinissent les frontières et la place des intérêts de cet objet particulier. Sous l’effet du droit européen, le droit français s’est enrichi ces dernières décennies de très nombreuses instances, nouvelles ou renouvelées, propres à la gestion de l’eau. Ces structures s’inscrivent dans une logique de commun par la promotion d’une forme de concertation, par l’encouragement à une forme de transparence des activités autour de l’eau. L’expérience de ces dernières années montre aussi à quel point il est difficile de traduire en termes institutionnels les bonnes pratiques à la mesure des enjeux actuels. Les exemples de remunicipalisation de la redistribution de l’eau montrent des effets très pertinents en termes d’accès par le contrôle des prix et des économies d’échelle. Néanmoins, la remunicipalisation, comme l’illustre l’exemple napolitain, ne suffit pas toujours. Il n’existe pas de corrélation stricte entre une forme institutionnelle et un résultat économique et social. Le cadre institutionnel ne constitue donc pas une garantie absolue, même s’il reste un levier important pour faire évoluer les pratiques.

Comment arriver à une bonne gouvernance dans la gestion de l’eau ? Premièrement, une première recommandation serait la simplification des organigrammes. Une meilleure gouvernance nécessite un ensemble d’instances dont l’assiette et la compétence territoriale correspondent au bien concerné. Se pose alors un problème de superposition et parfois d’inadéquation entre la compétence des instances administratives et la localisation géographique du bien concerné. L’organigramme est extrêmement complexe et il est difficile d’identifier où se situent les compétences principales par rapport à la gestion de l’eau. Il s’agit d’une organisation diffuse de la compétence et de la gestion. Par exemple, à Paris, il y a une quinzaine d’années, la remunicipalisation de l’eau a visé à passer de quatre ou cinq acteurs à un unique acteur public, grâce à la mise en place d’une gouvernance renouvelée. Elle a permis de clarifier les rôles et de renforcer le poids des décisions prises. Deuxième point important : la pondération des intérêts en présence à l’intérieur des différentes organisations. La multiplicité des acteurs et des assemblées dans lesquels le poids des intérêts ne correspond pas aux objectifs de bonne gestion de l’eau. Ce phénomène s’explique par l’histoire de notre organisation administrative. Des formes prévues pour d’autres activités ont en effet été importées pour traiter cette problématique spécifique. Or, pour raisonner en termes de commun, il faut revoir la composition des collèges, la façon dont un certain nombre d’acteurs sont invités à la table des négociations et des délibérations. Avec des instances délibératives formées de trois collèges d’usagers, de collectivités et de représentants de l’administration, le panel ne représente pas la gestion du commun. Il faut des personnes qui incarnent la protection de la ressource, comme les associations, les experts, mais pas les usagers. Il faut également des personnes qui représentent le prélèvement de la ressource – des industriels, des agriculteurs, des pêcheurs, etc. – et qui incarnent la détérioration de la ressource par la pollution, l’épuration, l’épandage, et enfin le collège de ceux qui ont la gestion de la ressource. Il faut représenter encore les autres instances pour assurer une coordination, une synchronisation des activités des différentes administrations. À la commission locale de l’eau ou à l’agence de l’eau, les collèges ne sont pas à l’échelle des problématiques qui leur sont soumises et ne sont pas configurés à cet effet.

Le deuxième point sur lequel je voudrais insister est le format des décisions. Parler de commun, c’est parler de décisions prises collectivement et non pas par un acteur sur la base des avis, des propositions faites par les autres. Or, dans l’organigramme, nous rencontrons un problème de pondération entre le rôle des préfets (préfets de bassin, de région, de département) et une assemblée dans laquelle tous les acteurs énumérés précédemment sont présents et prennent la décision de façon plus concertée. Nous nous heurtons ainsi à un millefeuille administratif, de la délibération à la prise des décisions.

Le troisième point sur lequel je m’attarderai est l’opposabilité de ces décisions. Dès lors qu’elles sont collectives, celles-ci doivent être opposables à tous. Il s’ensuit une véritable difficulté du fait de la dichotomie française entre droit public et droit privé. Deux catégories d’acteurs s’opposent. Une amélioration s’impose, d’autant que même la jurisprudence administrative a opéré cette distinction entre les orientations générales et les lignes directrices de l’administration pour limiter l’opposabilité.

La gestion de l’eau s’accompagne d’une contractualisation. Elle implique plus largement la gestion d’un territoire. Il est difficile de dissocier la gestion du territoire de la gestion de la ressource en eau stricto sensu. L’amélioration de la qualité de l’eau et les décisions relatives à l’utilisation de l’eau, impactent l’écosystème dans son entier, et donc l’agriculture qui est en surface et l’accès à l’eau potable pour les usagers. Ces dernières années, la contractualisation promue induit un certain nombre de problèmes, aussi bien avec des régies publiques que des entreprises multinationales comme Nestlé Waters. Au prétexte de développer l’agriculture biologique apparaissent un accaparement des terres, un rachat massif du foncier, une augmentation des prix et des problèmes agricoles : en pompant massivement les sous-sols, certaines plantes ne poussent plus et l’écosystème en surface évolue. L’apport de la contractualisation de la gestion de l’eau a un certain nombre de revers qu’il faut mettre sur la table des délibérations. Quand ces externalités positives et négatives sont laissées à la main de filiales qui sont hors du schéma administratif, il est difficile de délibérer sur des problèmes engendrés par cette gestion.

M. Philippe Marc, docteur en droit public, avocat au barreau de Toulouse. Je centrerai mon propos sur l’émergence de la notion de patrimoine commun de la nation et ce qu’elle a pu introduire comme évolutions dans le droit positif.

Lorsque le 3 janvier 1992, le législateur a consacré la notion de patrimoine commun de la nation attaché à l’eau avec la loi n° 92-3 sur l’eau, ce dernier a voulu rendre compte des tensions existantes entre usagers autour de la disponibilité de la ressource en eau à la suite des cinq années de sécheresse qui ont affligé la France entre 1988 et 1992. Cet épisode de sécheresse était sans précédent du fait de sa sévérité et de ses conséquences. Il n’était pas encore question d’adaptation au changement climatique. Une évidence s’est rapidement imposée : la France n’était pas préparée sur le plan législatif et organisationnel pour affronter un tel épisode. D’ailleurs, Michel Rocard, Premier ministre à l’époque, dans son discours du 20 mars 1991, a clairement fait apparaître la nécessité d’adapter la loi, quoi qu’il en coûte. À cette époque, il a obligé Electricité de France (EDF)a signé des conventions de soutien pour réalimenter les cours d’eau, ce qui était inattendu et à l’inverse des titres de concessions. Cette décision a valu des tensions entre EDF, entreprise publique à l’époque, et le gouvernement. C’est dans des circonstances exceptionnelles que la notion de patrimoine commun de la nation a émergé dans le champ législatif.

Il convient d’insister sur les conséquences positives de cette notion. Elle a en effet introduit de nouvelles idées qui ont irrigué le droit de l’eau et qui visaient à faire comprendre que nous étions désormais entrés dans une logique de raréfaction et de la pénurie. De nouveaux mécanismes ont fait leur apparition dans le droit positif, visant à planifier, voire à prévoir l’avenir. En 1992, la grande loi sur l’eau du 3 janvier est venue sortir l’eau du mythe de l’abondance, principalement contenu dans l’article 714 du code civil, pour entrer dans une nouvelle ère qui est celle de la rareté. L’eau ne peut plus être considérée comme une chose inépuisable. Cette évolution matricielle du droit de l’eau ne pouvait intervenir que sous l’égide de l’État. D’ailleurs, lorsque vous parlez de mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés, cette mainmise par les intérêts privés est sans doute possible parce que justement il y a moins d’État. Le problème de l’État est crucial et majeur. Il est sorti de son rôle d’État planificateur et protecteur pour se retrancher derrière un rôle de police afin de laisser jouer des mécanismes de régulation. La régulation représente un mécanisme nécessaire, mais il n’est pas suffisant. L’État en tant qu’autorité régalienne est devenu très clairement plus interventionniste avec la loi n° 92-3 du 3 janvier 1992 sur l'eau, comme le montrent différents mécanismes mis en place. Le premier est la création d’un régime de police unifié, créé par l’article 10 de la loi du 3 janvier 1992 dont le décret d’application n° 93‑743 date du 29 mars 1993. Pour la première fois, quelle que soit la structure juridique des cours d’eau, la police de l’eau contrôlera à partir de caractéristiques ou d’incidents sur la ressource et exigera une déclaration ou une autorisation pour les prélèvements.

Une nouvelle idée apparaît avec la loi du 3 janvier 1992 : c’est la hiérarchisation. Désormais, les usages sont priorisés, alors que jusque-là l’eau était accessible à tous. Il appartenait donc à chacun de l’utiliser comme bon lui semblait. Pour la première fois, des enseignements sont tirés de la pénurie d’eau et des cinq années de sécheresse traversées. Désormais, des priorités sont instituées et elles visent l’exigence de la santé, la salubrité publique, la sécurité civile et l’alimentation en eau potable. L’État devient plus interventionniste. Le préfet a la possibilité de prendre des mesures de limitation et de suspension provisoire des usages. Un nouveau classement apparaît, en zone de répartition des eaux, qui constitue un signal fort de reconnaissance du déséquilibre durablement installé entre la ressource et les prélèvements en eau existants.

L’État s’est investi et a posé un certain nombre d’outils, mais aujourd’hui, compte tenu de notre expérience et notre expertise, nous serions enclins à considérer que la mainmise des intérêts privés serait le résultat d’un État moins présent.

Pour conclure, il nous apparaît qu’à travers la question du statut de l’eau, c’est également la question du cadre légal de la politique de l’eau qui est réinterrogée. Le rôle des acteurs territoriaux, la décentralisation est imparfaite et elle ne concerne que le petit cycle de l’eau. Une amorce de décentralisation du grand cycle de l’eau est en cours avec la création de la compétence « Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations » (GEMAPI). Malheureusement, un certain nombre d’incertitudes continuent à peser sur le périmètre de cette compétence. La portée réelle des schémas directeur d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) et des schémas d’aménagement et de gestion de l’eau (SAGE) se heurte à la difficulté d’être uniquement dans un rapport de compatibilité entre planification urbaine et planification de l’eau, et au financement du grand cycle de l’eau par le petit cycle de l’eau, via le système de redevance des agences de l’eau et les subventions des agences de l’eau. Aujourd’hui, le grand cycle de l’eau n’est absolument pas financé. Seuls l’eau potable et l’assainissement font l’objet de financement par les usagers. La question du grand cycle de l’eau se pose donc. Pour la compétence GEMAPI, la taxe ad hoc créée, qui est facultative, pose le problème du financement de ce grand cycle de l’eau.

En réalité, les notions de petit et de grand cycle de l’eau ne sont absolument pas définies légalement. Techniquement et scientifiquement, il existe un seul cycle de l’eau, mais sur le plan administratif et juridique, il a fallu les caractériser par cette distinction : petit et grand cycle, qui vient d’ailleurs du rapport public L’eau et son droit du Conseil d’État de 2010 qui définissait le petit cycle de l’eau et le grand cycle de l’eau.

Il nous semble que, comme en 1964 et en 1992, une grande loi sur l’eau et les hydrosystèmes devrait permettre de répondre aux grands défis qui attendent la France comme celui de l’adaptation au changement climatique. Et il me semble que le statut, mais également le cadre légal n’est pas adapté pour pouvoir répondre à ces enjeux.

M. Olivier Serva, rapporteur. Merci pour la précision de vos propos. Docteur Chardeaux, vous avez indiqué que l’eau n’est pas un bien commun en droit positif et que, pour se faire, il faudrait réécrire tout un arsenal juridique. Pourriez-vous nous indiquer les principaux éléments de cet arsenal ?

Mme Marie-Alice Chardeaux. L’arsenal que je propose découlerait de la qualification de chose commune de l’eau. La qualification de chose commune est attachée à un régime juridique. Il faudrait construire ce régime juridique, étant entendu que l’article 714 du code civil ne construit pas ce régime juridique. Ce régime doit couvrir deux axes : reconnaître le caractère inappropriable de l’eau et l’usage commun et conserver la substance de l’eau, l’obligation de conservation devant permettre d’assurer la permanence de l’usage commun. Mais il est possible d’aller plus loin, comme c’est le cas au Québec. Une loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection du 19 juin 2009 a qualifié l’eau de chose commune au sens de l’article 913 du code civil, qui est l’équivalent de notre article 714, et de la qualification de chose commune au Québec. Cette loi a posé un certain nombre de principes de réparation, de préservation, de participation, de transparence. Elle a également créé une action en justice qui permet de réparer les atteintes qui sont portées à la substance de l’eau. Ce régime reste à écrire, mais il repose sur ces deux grands axes qui se dégagent sur l’idée inappropriabilité d’usage commun et cette idée de conservation de la substance pour assurer la permanence de l’usage commun.

M. Olivier Serva, rapporteur. Professeur Masson, vous avez évoqué deux propositions d’évolution, l’une constitutionnelle et l’autre législative, notamment concernant le droit à la conservation du patrimoine et sur l’usage raisonnable de l’eau. Pourriez-vous nous en dire plus sur ces deux propositions ?

M. Florent Masson. Sur la première proposition qui concerne la protection du patrimoine commun au plan constitutionnel, je reprécise que l’objet était de protéger le patrimoine commun et pas uniquement l’eau. Nous avons essayé d’identifier quels seraient les éléments pour lesquels nous aurions un impératif de transmission pour les générations futures et de préservation en vue des générations futures et quels seraient les quelques principes juridiques généraux que nous pourrions reconnaître. Les quatre principes que nous avons dégagés sont : le droit à la conservation, un droit à la participation, un droit à l’information – qui existe déjà via la Charte de l’environnement – et un principe de non-régression, en écho à d’autres réformes. Ce dernier principe a plusieurs variantes, mais l’idée est qu’à partir du moment où un standard de protection a été atteint, il n’est pas possible pour le législateur de revenir en arrière.

Dans ce patrimoine commun, la liste est très longue et tout n’est pas adapté à une reconnaissance à un niveau constitutionnel. Nous avions pensé au domaine de l’environnement, à l’eau, à la biodiversité, à la qualité de l’air et au patrimoine culturel. La catégorie aurait vocation à accueillir finalement tous les objets où nous estimons qu’un impératif particulier de préservation mérite d’être reconnu au niveau constitutionnel.

La seconde réforme est spécifique à l’eau. L’article L. 210-1 du code de l’environnement repose sur l’idée donner corps à la notion d’eau comme patrimoine commun. Comme Maître Marc l’a indiqué, pour le moment, aucune conséquence juridique directe n’est tirée de la qualification de patrimoine commun. L’une des pistes serait d’accrocher des règles directes sur ce patrimoine commun. La piste de l’usage raisonnable s’inspire de standards qui sont déjà reconnus en common law, même si la structure du droit de l’eau est différente de la nôtre : un usage raisonnable qui permettrait donner un droit à agir, en particulier sur l’usage des nappes phréatiques. Les conflits entre riverains, de cours d’eau non navigables ou de pompage de nappes phréatiques de particuliers nuisent aux terrains voisins. C’est dans ce cadre que nous avions réfléchi à cette proposition.

M. Olivier Serva, rapporteur. Professeur Chaigneau, vous avez indiqué que la contractualisation pose problème, qu’elle soit en régie ou en délégation de service public (DSP). Vous avez pris le cas de Vittel. Pourriez-vous nous indiquer selon vous quel est le mode de contractualisation le plus souhaitable ? La régie ou la DSP ?

Mme Aurore Chaigneau. La contractualisation est de plusieurs types. Je prenais l’exemple de la contractualisation des organismes responsables de la gestion de l’eau avec les agriculteurs. Elle suppose différentes modalités : le rachat du foncier, une mise à disposition temporaire par des prêts à usage, des baux ruraux, toutes sortes d’outils qui sont assez en vogue en ce moment et qui peuvent être utilisés de façon vertueuse ou pas. Le problème est que nous sommes confrontés à une ressource qui a de multiples implications sur l’environnement, sur les activités humaines, mais aussi sur la nature, la faune et la flore. Or cette contractualisation porte toujours sur certains usages. Ce faisant, elle n’englobe jamais la totalité des conséquences liées à l’utilisation de la ressource. Que la distribution de l’eau soit une régie publique ou DSP, cela n’impacte pas en bout de chaîne le lieu où la ressource est prélevée, la façon dont cette ressource est prélevée et utilisée. C’est bien le problème de la gestion de l’eau : elle implique de multiples étapes sur des territoires très larges – à titre d’exemple, l’eau distribuée à Paris vient de plusieurs centaines de kilomètres. La régie a son domaine de compétence, mais l’eau est prélevée beaucoup plus loin par des structures complètement différentes. À Vittel, cette contractualisation a été développée par une filiale de l’embouteilleur d’eau minérale. Elle a une logique économique et financière qui lui est propre, mais surtout elle a réussi à prendre un contrôle très fort sur le territoire, avec l’appui de la société mère. Aucune structure administrative ne peut aujourd’hui contrer l’implantation locale de cette filiale. La qualification de l’eau n’y changera rien. Elle a réussi à développer ses activités de façon transverse dans le domaine agricole, dans le domaine de l’eau. Elle s’est implantée dans les conseils municipaux, dans les associations « loi de 1901 », dans les instances comme la commission locale de l’eau, etc. Elle est partout implantée en tant que filiale dans toutes les structures institutionnelles et développe son activité économique sans plus que l’on puisse prendre le contrôle. Cela me semble intéressant et cela atteste du recul de l’État. Je ne suis pas certaine que l’État puisse assurer le contrôle de ce type d’activités. En revanche, le commun est une barrière. Si les agriculteurs qui ont contractualisé avec cette filiale ou ailleurs avec des instances publiques étaient invités à délibérer en toute transparence sur le développement de la ressource en eau, il serait possible de décloisonner une parole et des problématiques qui sont cantonnées dans certaines structures économiques.

M. Olivier Serva, rapporteur. Maître Marc, vous avez indiqué que moins d’État présenterait un risque de mainmise. Pourriez-vous détailler ce point ? Comment pourrait-on faire « mieux d’État » ou « plus d’État » pour éviter ce type de mainmise ?

M. Philippe Marc. L’exemple du professeur Chaigneau est très intéressant. Des nappes souterraines stratégiques sont aujourd’hui l’objet d’un certain nombre d’usages et il n’existe aucun encadrement en dehors de l’autorisation de pouvoir prélever cette eau. Il me semble que l’État devrait peut-être aborder la chose comme il l’a fait avec la loi du 16 octobre 1919 relative à l’utilisation de l’énergie hydraulique. Si nous comparons les réserves d’eau souterraine à des réservoirs naturels ou artificiels souterrains, on pourrait imaginer que, sur le même schéma, l’État interviendrait pour poser le principe d’une autorisation, une sorte de règlement d’eau général qui serait attaché à chaque nappe d’eau reconnue comme étant d’intérêt stratégique et qui viendrait identifier un gestionnaire. Aujourd’hui, il n’existe pas de gestionnaire des masses d’eau souterraine. Nous avons des exploitants qui prélèvent, mais pas de gestionnaire qui rende compte des modalités de remplissage de la nappe ou de vidange. En parallèle à la loi du 16 octobre 1919, il serait possible d’imaginer, par unité hydrogéologique cohérente, un règlement d’eau avec un suivi piézométrique et la nécessité d’avoir une obligation de vidange qui s’arrêterait à un certain niveau, comme c’est le cas sur les cours d’eau en matière d’étiage avec des débits objectifs d’étiage. Des piézométries objectives empêcheraient d’aller au-delà et constitueraient un frein ou un levier pour empêcher le pillage de la ressource souterraine. Malheureusement, aucun outil n’existe aujourd’hui. Donc, plus d’État, cela serait une législation spécifique, et pas simplement leur cartographie. Un amendement a été porté dans le cadre du projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, qui constitue une véritable avancée, mais le fait que ce soit écrit dans le SDAGE ne sera pas suffisant. Il faut derrière une organisation, une gouvernance des acteurs qui permette d’avoir un règlement d’eau, un chef de file et des obligations qui seraient définies dans un cahier des charges. À cet égard, l’État pourrait servir de modérateur, de régulateur. Il me semble que le précédent de l’énergie hydraulique avec la loi du 16 octobre 1919 peut être intéressant.

De la même façon, une autre idée consisterait à dire que l’eau est fragmentée à travers plusieurs législations, qu’elle est prise en compte de façon différente. Une idée pourrait attirer l’attention : pourquoi pas une loi sur les fleuves et rivières et les hydrosystèmes, au même titre qu’une loi sur la montagne et le littoral ? Ce dont souffrent les cours d’eau, c’est d’une parcellisation, d’une fragmentation des approches, et ce qui nous manque véritablement, c’est une loi qui représenterait un cadre et qui viendrait consacrer sur le plan géographique, juridique, administratif l’existence de ces grandes entités. Comme dans le cas de la montagne et du littoral, l’État pourrait intervenir pour définir et préserver ces grandes entités. De la même façon, le Conseil d’État parle de grand cycle de l’eau sans prendre le soin de le définir. Le législateur a créé la compétence « Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations » (GEMAPI), mais pour construire cette disposition législative, il est allé chercher un article du code de l’environnement relatif à la déclaration d’intérêt général de protection de la ressource en eau, l’article L. 211-7, et il a choisi quatre items (les 1°, 2°, 5° et 8°) pour qualifier et caractériser le grand cycle de l’eau, en considérant que les 8 autres items pouvaient être représentatifs des missions hors GEMAPI. En réalité, le mode opératoire est complètement glissant. Il aurait mieux valu que le législateur qualifie la compétence GEMAPI en choisissant les quatre items pertinents, mais en les inscrivant dans le code général des collectivités territoriales. Ainsi, nous aurions eu une compétence avec quatre missions. Aujourd’hui, la compétence est définie avec les quatre missions du 1°, 2°, 5° et 8° de l’article L. 211-7 du code de l’environnement. Ce mode opératoire conduit aujourd’hui à considérer que seules les structures compétentes en matière de GEMAPI sont habilitées à porter des travaux en rivière, en méconnaissance même de la portée de la compétence GEMAPI. Il me semble que l’État devrait clarifier le périmètre de cette compétence, ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui. J’en veux pour preuve une foire aux questions qui a été produite par deux ministères, qui fait plus de 200 pages et qui n’apporte absolument pas de réponse. Et il nous semble nécessaire, dès lors que le Conseil d’État a parlé du grand cycle de l’eau, de définir ce dernier non pas pour des questions d’opportunité. La compétence GEMAPI est apparue dans le droit positif parce que le législateur s’est rendu compte qu’il n’y avait pas d’obligation de résultat, de maîtrise d’ouvrage, de travaux en lien avec la réalisation et l’exécution des SDAGE. L’État français était déjà en retard par rapport au cycle de réalisation des SDAGE. La raison tenait au fait de l’absence de collectivité responsable pour porter un certain nombre d’opérations. De façon opportune, l’État a considéré que ce n’était pas à lui de porter ces actions et il a voulu confier ces missions aux établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre. Pour autant, il n’a pas défini les autres missions du grand cycle de l’eau. Différentes directives communautaires nous imposent des obligations de résultat, que ce soit la directive n° 2007/60/CE du 23 octobre 2007 relative à l'évaluation et à la gestion des risques d'inondation, la directive-cadre n° 2000/60/CE du 23 octobre 2000 sur l’eau ou la directive-cadre n° 2008/56/CE du 17 juin 2008 stratégie pour le milieu marin. Aujourd’hui, des textes pèsent sur nos têtes et imposent des obligations de résultat et d’atteinte dans une échéance déterminée. Malheureusement, le droit positif ne permet absolument pas de pouvoir y répondre. Faut-il attendre une condamnation de la France ? J’entendais dans la table ronde précédente le professeur Drobenko parler d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne condamnant la non-atteinte des objectifs de la directive-cadre du 23 octobre 2000 sur l’eau : faut-il se rendre compte que le cadre conceptuel et matriciel du droit de l’eau n’est pas adapté pour répondre à cette évolution du droit français qui est devenu très largement un droit européen ?

M. Olivier Serva, rapporteur. Comment la notion de bien commun peut-elle aider à penser la gestion et la gouvernance de l’eau ?

Mme Marie-Alice Chardeaux. La question que vous posez se heurte au fait qu’il n’existe pas en droit français de catégorie juridique de bien commun, comme c’est le cas en droit italien. En droit français, l’expression bien commun renvoie à différentes catégories juridiques. Et chacune de ces catégories suppose un régime juridique distinct. Il est donc difficile de répondre à cette question. La question que je vous pose est : quelle est la catégorie juridique que vous voulez mobiliser ici pour créer un régime juridique de l’eau ? Est-ce un régime de chose commune ? De patrimoine commun ?

M. Olivier Serva, rapporteur. Quelles conséquences juridiques et pratiques auraient une déclaration légale ou constitutionnelle de l’eau comme bien commun ? Pour la distribution d’eau ? Pour la vente d’eau en bouteille ?

M. Florent Masson. Nous allons retomber sur la même difficulté qu’avait évoquée Marie-Alice. Dire que l’eau est un bien commun, même au niveau constitutionnel, aurait des effets assez limités. Cela pourrait être invoqué comme objectif à valeur constitutionnelle pour la préservation, cela pourrait limiter la propriété et la liberté d’entreprendre. Pour avoir un effet direct sur la distribution de l’eau ou la vente d’eau en bouteille, il faut passer par l’échelon législatif. À l’échelon constitutionnel, il est possible d’affirmer que la nation accorde un intérêt particulier à l’eau, soit en termes de gouvernance soit en termes de préservation ou d’accès, et après un renvoi au législateur qui doit exercer sa compétence pour donner des règles qui le mettent en œuvre. Il est possible d’imaginer, si le choix constitutionnel est de reconnaître l’eau comme bien commun dans le sens d’une préservation des services publics d’eau potable ou d’un accès à l’eau potable, que quand le législateur devra exercer sa compétence pour mettre en œuvre ce droit, il pourrait y avoir des impacts sur la distribution et la vente d’eau en bouteille, des impacts que le législateur estimera cohérents avec l’objectif affiché dans la Constitution.

M. Olivier Serva, rapporteur. À ce titre, avez-vous déjà imaginé comment régler les droits d’accès et la protection de l’eau ? Quels mécanismes juridiques doit-on utiliser pour en protéger et en partager l’accès ?

M. Florent Masson. Deux réponses d’ampleur différentes. La première implique une révolution intellectuelle et paradigmatique suggérée par Marie-Alice Chardeaux et que je partage également. Dans ce cas, il faut réécrire le statut de l’eau et reconstruire des droits d’accès et d’usage comportant une hiérarchie des usages, peut-être plus affirmée qu’elle ne l’est actuellement. Par exemple, l’Espagne a domanialisé toute son eau et a prévu par l’article 60 de sa loi n° 29 du 2 août 1985 sur l’eau une hiérarchie des usages, avec huit rang de priorité, dont en tête l’approvisionnement en eau potable, puis l’irrigation, puis l’hydroélectricité, puis les autres usages industriels, puis les quatre autres usages possibles. Ce n’est pas transposable directement, le cadre normatif n’étant pas le même. Mais cette loi est très claire.

Dans la seconde option, si le pluralisme des modes d’appropriation n’est pas remis en cause, les eaux comme domaine public, les eaux comme propriété privée, les choses communes. Il s’agit de s’appuyer sur la police de l’eau et de renforcer le contenu normatif des SAGE et des SDAGE, en faisant en sorte que les programmes de mesures adossés au SDAGE soient beaucoup plus forts normativement. Les SAGE ont la possibilité de fixer des prélèvements d’eau par type d’usage s’ils le souhaitent. Je ne sais pas si les SAGE utilisent cette possibilité qui leur est offerte par le code de l’environnement. Le contrôle de l’accès et l’usage ne sera possible que par la planification de la police de l’eau.

M. Olivier Serva, rapporteur. Concernant la participation citoyenne, dans la commission locale de l’eau du secteur de Vittel, les associations environnementales et de consommateurs représentent 20 % du total des membres de la commission, tandis que les intérêts économiques ont 9 % des membres. Est-ce déséquilibré selon vous ?

Mme Aurore Chaigneau. Dans les représentations des intérêts, la difficulté vient des intérêts non déclarés. C’est une constante dans la composition des commissions. C’est le cas de Vittel, où un certain nombre de procédures sont en cours pour prise illégale d’intérêts. Avec la gestion locale, les personnes ont des fonctions, mais aussi des affinités. La seconde difficulté vient du manque de clarification sur les compétences des personnes participant à cette commission. Une association de protection de l’environnement n’est pas un usager ; c’est plutôt une expertise ou la représentation d’intérêt de certains usagers. De ce point de vue, leur rôle n’est pas suffisamment marqué. Aujourd’hui, nous constatons un déficit d’expertise au moment des délibérations par manque d’informations. Les personnes qui ont les informations n’ont pas voix prépondérante. Évidemment, l’administration a une capacité d’expertise, mais il faudrait revoir cette balance d’intérêt pour appuyer la présence de ceux qui sont véritablement capables de se placer sur un temps long et de penser le renouvellement de la ressource.

M. Olivier Serva, rapporteur. Qui pourrait mieux se placer sur le temps long et envisager le renouvellement ?

Mme Aurore Chaigneau. Un certain nombre d’informations ne sont pas partagées au moment où les parties délibèrent. Il est notable qu’une privation d’information très importante empêche ceux qui ont cette fonction d’expertise d’exercer pleinement leur mission. L’exemple de Vittel est assez criant. Les prélèvements sur les nappes sont effectués à partir de capteurs qui sont la propriété de l’entreprise qui exploite ces nappes, obligeant de se fier aux informations données. Là réside une difficulté. Les instruments permettant de partager des informations sur les captages et les volumes font défaut.

Mme la présidente Mathilde Panot. Mon oreille a été attirée lorsque vous avez évoqué le rôle planificateur de l’État. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ? Vous disiez que l’État est réduit à un rôle de police, mais selon les dires d’Aurore Chaigneau à l’instant, nous devons faire confiance aux données de Vittel. Les dernières auditions laissent apparaître une baisse des agents de police de l’État. Quel serait le rôle planificateur d’un État sur la question de l’eau ?

Sur la question de la révolution intellectuelle à mener, vous citiez la loi espagnole sur l’eau, qui hiérarchise les usages. La loi n° 2006-1772 du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques priorise elle aussi les usages. Et pourtant, dans les cas de Vittel et de Volvic, elle n’est pas vraiment respectée. Qu’est-ce qui garantirait que ces lois ou ces normes soient vraiment respectées ?

M. Philippe Marc. Il me semble que l’exemple de Vittel fait apparaître un enjeu d’étatisation de la ressource en eau souterraine stratégique. Il n’est pas possible de s’en remettre uniquement à la planification, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, car les outils ne sont pas adaptés et la force juridique est très nuancée. Souvent, dans la pratique, j’ai l’impression d’avoir de bons documents très bien élaborés et qui comportent beaucoup d’éléments d’informations, mais que les SDAGE ou les SAGE sont des outils qui ne sont pas forcément très opérationnels. M. Florent Masson a rappelé l’existence des programmes de mesures, qui même s’ils n’ont pas de portée juridique, ont vocation à définir les actions opérationnelles obligatoires que l’État s’engage à réaliser sur les territoires, avec une déclinaison départementale qui sont les plans d’action opérationnels territorialisés (PAOT). Par rapport aux nappes souterraines stratégiques, je ne sais pas si la notion de bien commun permettrait d’apporter une réponse, mais en tout cas une étatisation sur le modèle de l’énergie hydraulique me paraît adaptée et j’adopterais plutôt une approche par la réglementation. En effet, il appartient à l’État d’apporter une connaissance très précise compte tenu de l’intérêt stratégique que présente la ressource en eau et d’élaborer des cahiers de charge d’utilisation de cette ressource stratégique. Nous disposerions alors d’une réglementation dotée du poids de l’État sur la définition de ce cahier des charges et d’un outil de régulation qui pourraient renvoyer aux commissions locales de l’eau le soin d’assurer la concertation et le débat à partir d’éléments réglementaires structurants. Au contraire, le droit de l’eau depuis que je le pratique est du droit mou, avec des hiérarchisations, des principes de compatibilité. Chaque fois que nous nous saisissons d’une notion – par exemple les zones soumises à contraintes environnementales pour protéger les bassins d’alimentation de captage – ces dispositions réglementaires ne sont pas mises en œuvre, au motif qu’il ne faut pas trop encadrer les pratiques agricoles. Nous renonçons alors à l’utilisation d’outils qui sont coercitifs. Je comprends les préfets qui redoutent la menace des agriculteurs, mais il existe un véritable problème avec l’eau dans la hiérarchie des politiques publiques. Il nous semble, vu de notre expertise, que le droit de l’eau est un peu la voiture-balai des politiques publiques. Il faut aller davantage dans la prescription, davantage dans l’étatisation. Nous sommes dans un État centralisé. Il faut aussi penser à la place des régions et des départements. La décentralisation me paraît importante. La loi nᵒ 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe », prévoit la suppression de la clause de compétence générale et a imposé aux départements de se retirer de la question de la ressource en eau. Or, sur un certain nombre de territoires, les départements sont propriétaires de barrages et sont sans fondement légal pour pouvoir se maintenir dans la gestion de ces ressources. Sans compétence affectée, ce sont des barrages qui pourraient tomber dans le privé. De ce point de vue, c’est plutôt gênant. Le législateur devrait se poser cette question de la définition d’une compétence en lien avec la ressource en eau, qui permettrait d’aborder ces deux questions évoquées : les nappes souterraines stratégiques et les barrages et les ressources en eau qui font difficulté, car aujourd’hui aucun acteur responsable ne domine. De fait, les intérêts industriels et les intérêts citoyens sont mis dos à dos. Il nous semble qu’il nous faut un acteur régulateur qui serait d’un côté des collectivités territoriales avec de vraies compétences, et de l’autre l’État avec ce rôle de fixation d’un règlement et une étatisation de la ressource stratégique.

Mme Aurore Chaigneau. S’il s’agit de redonner des compétences aux préfets, le risque d’étatisation existe aussi. Donner un pouvoir unilatéral à un acteur, c’est risquer de perdre par rapport aux espoirs du commun, du développement d’une vraie logique de commun, où précisément, il est admis que la puissance publique a toute sa place et qu’elle est structurante, à condition qu’elle travaille en concertation avec toutes les parties prenantes et pas seulement les industriels. La logique du commun comprend aussi une logique de subsidiarité. Dès lors que la société civile arrive à travers différentes instances à prendre en charge le bien, aucune décision étatique ne s’impose. C’est une compétence qui devient partagée. En l’état, on en est très loin. Au fil des propos, nous avons entendu la faiblesse de l’organisation administrative, son éclatement et ainsi que celui des normes qui ne sont pas suffisamment contraignantes.

M. Florent Masson. Pour répondre sur l’effectivité de la hiérarchisation, en France, la pluralité des régimes juridiques rend difficile la mise en œuvre concrète de la hiérarchisation, puisqu’elle repose sur la police de l’eau, qui dispose de moyens limités. L’une des pistes consisterait à ne pas asseoir ce respect de la hiérarchisation uniquement sur la police de l’eau, mais à ouvrir l’action. À partir du moment où l’eau est un bien commun, un patrimoine commun, c’est l’affaire de tous. Juridiquement, la conséquence à en tirer serait que chacun a un intérêt à agir pour assurer sa préservation, quand bien même il n’y aurait pas une atteinte ou un préjudice direct. Cela remettrait en cause certains principes processuels du droit français qui sont très implantés, notamment la répartition entre le rôle de l’État et celui des particuliers. Plus la possibilité sera ouverte d’agir en défense de l’eau, plus les chances que cette hiérarchisation soit mieux respectée seront augmentées.

Mme Marie-Alice Chardeaux. Sur la question de l’ouverture des parties prenantes, l’action en justice est une manière de permettre à chacun d’intervenir pour défendre la ressource en eau. Aujourd’hui l’action en défense de la ressource en eau est réservée aux personnes qui subissent un dommage personnel et direct, ce qui restreint le champ des personnes qui peuvent agir. L’un des intérêts de la qualification de chose commune serait l’action populaire pour permettre aux gens qui ont des intérêts diffus de pouvoir agir. Cela permettrait a posteriori de contrôler les actes administratifs qui réglementent l’eau, comme l’autorisation de puisage.

Mme la présidente Mathilde Panot. Merci à vous d’avoir pris le temps de répondre à notre commission. Merci pour ce travail coordonné entre vous qui nous a offert un panorama très clair de la question. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours pour préparer cette audition.

L’audition s’achève à dix-huit heures trente.